The Project Gutenberg EBook of Pecheur d'Islande, by Pierre Loti #8 in our series by Pierre Loti Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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Le gite, trop bas pour leurs tailles, s'effilait par un bout, comme l'interieur d'une grande mouette videe; il oscillait faiblement, en rendant une plainte monotone, avec une lenteur de sommeil. Dehors, ce devait etre la mer et la nuit, mais on n'en savait trop rien: une seule ouverture coupee dans le plafond etait fermee par un couvercle en bois, et c'etait une vieille lampe suspendue qui les eclairait en vacillant. Il y avait du feu dans un fourneau; leurs vetements mouilles sechaient, en repandant de la vapeur qui se melait aux fumees de leurs pipes de terre. Leur table massive occupait toute leur demeure; elle en prenait tres exactement la forme, et il restait juste de quoi se couler autour pour s'asseoir sur des caissons etroits scelles au murailles de chene. De grosses poutres passaient au-dessus d'eux, presque a toucher leurs tetes; et, derriere leurs dos, des couchettes qui semblaient creusees dans l'epaisseur de la charpente s'ouvraient comme les niches d'un caveau pour mettre les morts. Toutes ces boiseries etaient grossieres et frustes, impregnees d'humidite et de sel; usees, polies par les frottements de leurs mains. Ils avaient bu, dans leurs ecuelles, du vin et du cidre, qui etaient franches et braves. Maintenant ils restaient attables et devisaient, en breton, sur des questions de femmes et de mariages. Contre un panneau du fond, une sainte Vierge en faience etait fixee sur une planchette, a une place d'honneur. Elle etait un peu ancienne, la patronne de ces marins, et peinte avec un art encore naif. Mais les personnages en faience se conservent beaucoup plus longtemps que les vrais hommes; aussi sa robe rouge et bleue faisait encore l'effet d'une petite chose tres fraiche au milieu de tous les gris sombres de cette pauvre maison de bois. Elle avait du ecouter plus d'une ardente priere, a des heures d'angoisses; on avait cloue a ses pieds deux bouquets de fleurs artificielles et un chapelet. Ces cinq hommes etaient vetus pareillement, un epais tricot de laine bleue serrant le torse et s'enfoncant dans la ceinture du pantalon; sur la tete, l'espece de casque en toile goudronnee qu'on appelle suroit (du nom de ce vent de sud-ouest qui dans notre hemisphere amene les pluies). Ils etaient d'ages divers. Le capitaine pouvait avoir quarante ans; trois autres, de vingt-cinq a trente. Le dernier, qu'ils appelaient Sylvestre ou Lurlu, n'en avait que dix-sept. Il etait deja un homme, pour la taille et la force; une barbe noire, tres fine et tres frisee, couvrait ses joues; seulement il avait garde ses yeux d'enfant, d'un gris bleu, qui etaient extremement doux et tout naifs. Tres pres les uns des autres, faute d'espace, ils paraissaient eprouver un vrai bien-etre, ainsi tapis dans leur gite obscur. ... Dehors, ce devait etre la mer et la nuit, l'infinie desolation des eaux noires et profondes. Une montre de cuivre, accrochee au mur, marquait onze heures, onze heures du soir sans doute; et, contre le plafond de bois, on entendait le bruit de la pluie. Ils traitaient tres gaiment entre eux ces questions de mariage, - mais sans rien dire qui fut deshonnete. Non, c"etaient des projets pour ceux qui etaient encore garcons, ou bien des histoires droles arrivees dans le pays, pendant des fetes de noces. Quelquefois ils lancaient bien, avec un bon rire, une allusion un peu trop franche au plaisir d'aimer. Mais l'amour, comme l'entendent les hommes ainsi trempes, est toujours une chose saine, et dans sa crudite meme il demeure presque chaste. Cependant Sylvestre s'ennuyait, a cause d'un autre appele Jean (un nom que les Bretons prononcent Yann), qui ne venait pas. En effet, ou etait- il donc ce Yann; toujours a l'ouvrage la-haut? Pourquoi ne descendait-il pas prendre un peu de sa part de la fete? --Tantot minuit, pourtant, dit le capitaine. Et, en se redressant debout, il souleva avec sa tete le couvercle de bois, afin d'appeler par la ce Yann. Alors une lueur tres etrange tomba d'en haut: --Yann! Yann !... Eh! l'homme! L'homme repondit rudement du dehors. Et, par ce couvercle un instant entr'ouvert, cette lueur si pale qui etait entree ressemblait bien a celle du jour. - "Bientot minuit..." Cependant c'etait bien comme une lueur de soleil, comme une lueur crepusculaire renvoyee de tres loin par des miroirs mysterieux. Le trou referme, la nuit revint, la petite lampe se remit a briller jaune, et on entendit l'homme descendre avec de gros sabots par une echelle de bois. Il entra, oblige de se courber en deux comme un gros ours, car il etait presque un geant. Et d'abord il fit une grimace en se pincant le bout du nez a cause de l'odeur acre de la saumure. Il depassait un peu trop les proportions ordinaires des hommes, surtout par sa carrure qui etait droite comme une barre; quand il se presentait de face, les muscles de ses epaules, dessines sous son tricot bleu, formaient comme deux boules en haut de ses bras. Il avait de grands yeux bruns tres mobiles, a l'expression sauvage et superbe. Sylvestre, passant ses bras autour de ce Yann, l'attira contre lui par tendresse, a la facon des enfants; il etait fiance a sa soeur et le traitait comme un grand frere. L'autre se laissait caresser avec un air de lion calin, en repondant par un bon sourire a dents blanches. Ses dents, qui avaient eu chez lui plus de place pour s'arranger que chez les autres hommes, etaient un peu espacees et semblaient toutes petites. Ses moustaches blondes etaient assez courtes, bien que jamais coupees; elles etaient frisees tres serre en deux petits rouleaux symetriques au-dessus de ses levres qui avaient des contours fins et exquis; et puis elles s'ebouriffaient aux deux bouts, de chaque cote des coins profonds de sa bouche. Le reste de sa barbe etait tondu ras, et ses joues colorees avaient garde un veloute frais, comme celui des fruits que personne n'a touches. On remplit de nouveau les verres, quand Yann fut assis, et on appela le mousse pour rembourrer les pipes et les allumer. Cet allumage etait une maniere pour lui de fumer un peu. C'etait un petit garcon robuste, a la figure ronde, un peu le cousin de tous ces marins qui etaient plus ou moins parents entre eux; en dehors de son travail assez dur, il etait l'enfant gate du bord. Yann le fit boire dans son verre, et puis on l'envoya se coucher. Apres, on reprit la grande conversation des mariages: --Et toi, Yann, demanda Sylvestre, quand est-ce ferons-nous tes noces? --Tu n'as pas honte, dit le capitaine, un homme si grand comme tu es, a vingt-sept ans, pas marie encore! Les filles, qu'est-ce qu'elles doivent penser quand elles le voient? Lui repondit, en secouant d'un geste tres dedaigneux pour les femmes ses epaules effrayantes: --Mes noces a moi, je les fais a la nuit; d'autre fois, je les fais a l'heure; c'est suivant. Il venait de finir ses cinq annees de service a l'Etat, ce Yann. Et c'est la, comme matelot canonnier de la flotte, qu'il avait appris a parler le francais et a tenir des propos sceptiques. - Alors il commenca de raconter ses noces dernieres qui, parait-il, avaient dure quinze jours. C'etait a Nantes, avec une chanteuse. Un soir, revenant de la mer, il etait entre un peu gris dans un Alcazar. Il y avait a la porte une femme qui vendait des bouquets enormes aux prix d'un louis de vingt francs. Il en avait achete un, sans trop savoir qu'en faire, et puis tout de suite en arrivant, il l'avait lance a tour de bras, en plein par la figure, a celle qui chantait sur la scene? - moitie declaration brusque, moitie ironie pour cette poupee peinte qu'il trouvait par trop rose. La femme etait tombee du coup; apres, elle l'avait adore pendant pres de trois semaines. --Meme, dit-il, quand je suis parti, elle m'a fait cadeau de cette montre en or. Et, pour la leur faire voir, il la jetait sur la table comme un meprisable joujou. C'etait conte avec des mots rudes et des images a lui. Cependant cette banalite de la vie civilisee, detonnait beaucoup au milieu des ces hommes primitifs, avec ces grands silences de la mer qu'on devinait autour d'eux; avec cette lueur de minuit, entrevue par en haut, qui avait apporte la notion des etes mourants du pole. Et puis ces manieres de Yann faisaient de la peine a Sylvestre et le surprenaient. Lui etait un enfant vierge, eleve dans le respect des sacrements par une vieille grand'mere, veuve d'un pecheur du village de Ploubazlanec. Tout petit, il allait chaque jour avec elle reciter un chapelet, a genoux sur la tombe de sa mere. De ce cimetiere, situe sur la falaise, on voyait au loin les eaux grises de la Manche ou son pere avait disparu autrefois dans un naufrage. --Comme ils etaient pauvres, sa grand'mere et lui, il avait du de tres bonne heure naviguer a la peche, et son enfance s'etait passee au large. Chaque soir il disait encore ses prieres et ses yeux avaient garde une candeur religieuse. Il etait beau, lui aussi, et, apres Yann, le mieux plante du bord. Sa voix tres douce et ses intonations de petit enfant contrastaient un peu avec sa haute taille et sa barbe noire; comme sa croissance s'etait faite tres vite, il se sentait presque embarrasse d'etre devenu tout d'un coup si large et si grand. Il comptait se marier bientot avec la soeur de Yann, mais jamais il n'avait repondu aux avances d'aucune fille. A bord, ils ne possedaient en tout que trois couchettes, - une pour deux - et ils y dormaient a tour de role, en se partageant la nuit. Quand ils eurent fini leur fete, --celebree en l'honneur de l'Assomption de la Vierge leur patronne, - il etait un peu plus de minuit. Trois d'entre eux se coulerent pour dormir dans les petites niches noires qui ressemblaient a des sepulcres, et les trois autres remonterent sur le pont reprendre le grand travail interrompu de la peche; c'etait Yann, Sylvestre, et un de leur pays appele Guillaume. Dehors il faisait jour, eternellement jour. Mais c'etait une lumiere pale, pale, qui ne ressemblait a rien; elle trainait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d'eux, tout de suite commencait un vide immense qui n'etait d'aucune couleur, et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable, chimerique. L'oeil saisissait a peine ce qui devait etre la mer: d'abord cela prenait l'aspect d'une sorte de miroir tremblant qui n'aurait aucune image a refleter; en se prolongeant, cela paraissait devenir une plaine de vapeur, - et puis, plus rien; cela n'avait ni horizon ni contours. La fraicheur humide de l'air etait plus intense, plus penetrante que du vrai froid, et, en respirant, on sentait tres fort le gout de sel. Tout etait calme et il ne pleuvait plus; en haut, des nuages informes et incolores semblaient contenir cette lumiere latente qui ne s'expliquait pas; on voyait clair, en ayant cependant conscience de la nuit, et toutes ces paleurs des choses n'etaient d'aucune nuance pouvant etre nommee. Ces trois hommes qui se tenaient la vivaient depuis leur enfance sur ces mers froides, au milieu de leurs fantasmagories qui sont vagues et troubles comme des visions. Tout cet infini changeant, ils avaient coutume de le voir jouer autour de leur etroite maison de planches, et leurs yeux y etaient habitues autant que ceux des grands oiseaux du large. Le navire ce balancait lentement sur place; en rendant toujours sa meme plainte, monotone comme une chanson de Bretagne repetee en reve par un homme endormi. Yann et Sylvestre avaient prepare tres vite leurs hamecons et leurs lignes, tandis que l'autre ouvrait un baril de sel et, aiguisant son grand couteau, s'asseyait derriere eux pour attendre. Ce ne fut pas long. A peine avaient-ils jete leurs lignes dans cette eau tranquille et froide, ils le releverent avec des poissons lourds, d'un gris luisant d'acier. Et toujours, et toujours, les morues vives se faisaient prendre; c'etait rapide et incessant, cette peche silencieuse. L'autre eventrait, avec son grand couteau, aplatissait, salait, comptait; et la saumure qui devait faire leur fortune au retour s'empilait derriere eux, toute ruisselante et fraiche. Les heures passaient monotones, et, dans les grandes regions vides du dehors, lentement la lumiere changeait; elle semblait maintenant plus reelle. Ce qui avait ete un crepuscule bleme, une espece de soir d'ete hyperboree, devenait a present, sans intermede de nuit, quelque chose comme une aurore, que tous les miroirs de la mer refletaient en vagues trainees roses... --C'est sur que tu devrais te marier, Yann, dit tout a coup Sylvestre, avec beaucoup de serieux cette fois, en regardant dans l'eau. (Il avait l'air de bien en connaitre quelqu'une en Bretagne qui s'etait laisse prendre aux yeux bruns de son grand frere, mais il se sentait timide en touchant a ce sujet grave.) --Moi!... Un de ces jours, oui, je ferai mes noces - et il souriait, ce Yann, toujours dedaigneux, roulant ses yeux vifs - mais avec aucune des filles du pays; non, moi, ce sera avec la mer, et je vous invite tous, ici tant que vous etes, au bal que je donnerai... Ils continuerent de pecher, car il ne fallait pas perdre son temps en causeries: on etait au milieu d'une immense peuplade de poissons, d'un banc voyageur, qui, depuis deux jours, ne finissait pas de passer. Ils avaient tous veille la nuit d'avant et attrape, en trente heures, plus de mille morues tres grosses; aussi leurs bras forts etaient las, et ils s'endormaient. Leur corps veillait seul, et continuait de lui-meme sa manoeuvre de peche, tandis que, par instants, leur esprit flottait en plein sommeil. Mais cet air du large qu'ils respiraient etait vierge comme aux premiers jours du monde, et si vivifiant que, malgre leur fatigue, ils se sentaient la poitrine dilatee et les joues fraiches. La lumiere matinale, la lumiere vraie, avait fini par venir; comme au temps de la Genese elle s'etait separee d'avec les tenebres qui semblaient s'etre tassees sur l'horizon, et restaient la en masses tres lourdes; en y voyant si clair, on s'apercevait bien a present qu'on sortait de la nuit, - que cette lueur d'avant avait ete vague et etrange comme celle des reves. Dans ce ciel tres couvert, tres epais, il y avait ca et la des dechirures, comme des percees dans un dome, par ou arrivaient de grands rayons couleur d'argent rose. Les nuages inferieurs etaient disposes en une bande d'ombre intense, faisant tout le tour des eaux, emplissant les lointains d'indecision et d'obscurite. Ils donnaient l'illusion d'un espace ferme, d'une limite; ils etaient comme des rideaux tires sur l'infini, comme des voiles tendus pour cacher de trop gigantesques mysteres qui eussent trouble l'imagination des hommes. Ce matin-la, autour du petit assemblage de planches qui portait Yann et Sylvestre, le monde changeant du dehors avait pris un aspect de recueillement immense; il s'etait arrange en sanctuaire, et les gerbes de rayons, qui entraient par les trainees de cette voute de temple, s'allongeaient en reflets sur l'eau immobile comme sur un parvis de marbre. Et puis, peu a peu, on vit s'eclairer tres loin une autre chimere: une sorte de decoupure rosee tres haute, qui etait un promontoire de la sombre Islande... Les noces de Yann avec la mer!... Sylvestre y repensait, tout en continuant de pecher sans plus oser rien dire. Il s'etait senti triste en entendant le sacrement du mariage ainsi tourne en moquerie par son grand frere; et puis surtout, cela lui avait fait peur, car il etait superstitieux. Depuis si longtemps il y songeait, a ces noces de Yann! Il avait reve qu'elles se feraient avec Gaud Mevel, - une blonde de Paimpol, - et que, lui, aurait la joie de voir cette fete avant de partir pour le service, avant cet exil de cinq annees, au retour incertain, dont l'approche inevitable commencait a lui serrer le coeur... Quatre heures du matin. Les autres, qui etaient restes couches en bas, arriverent tous trois pour les relever. Encore un peu endormis, humant a pleine poitrine le grand air froid, ils montaient en achevant de mettre leurs longues bottes, et ils fermaient les yeux, eblouis d'abord par tous ces reflets de lumiere pale. Alors Yann et Sylvestre firent rapidement leur premier dejeuner du matin avec des biscuits; apres les avoir casses a coups de maillet, ils se mirent a les croquer d'une maniere tres bruyante, en riant de les trouver si durs. Ils etaient redevenus tout a fait gais a l'idee de descendre dormir, d'avoir bien chaud dans leurs couchettes, et, se tenant l'un l'autre par la taille, ils s'en allerent jusqu'a l'ecoutille, en se dandinant sur un air de vieille chanson. Avant de disparaitre par ce trou, ils s'arreterent a jouer avec un certain Turc, le chien du bord, un terre-neuvien tout jeune, qui avait d'enormes pattes encore gauches et enfantines. Ils l'agacaient de la main; l'autre les mordillait comme un loup, et finit par leur faire du mal. Alors Yann, avec un froncement de colere dans ses yeux changeants, le repoussa d'un coup trop fort qui le fit s'aplatir et hurler. Il avait le coeur bon, ce Yann, mais sa nature etait restee un peu sauvage, et quand son etre physique etait seul en jeu, une caresse douce etait souvent chez lui tres pres d'une violence brutale. Chapitre II Leur navire s'appelait la Marie, capitaine Guermeur. Il allait chaque annee faire la grande peche dangereuse dans ces regions froides ou les etes n'ont plus de nuits. Il etait tres ancien, comme la Vierge de faience sa patronne. Ses flancs epais, a vertebres de chene, etaient erailles, rugueux, impregnes d'humidite et de saumure; mais sains encore et robustes, exhalant les senteurs vivifiantes du goudron. Au repos il avait un air lourd, avec sa membrure massive, mais quand les grandes brises d'ouest soufflaient, il retrouvait sa vigueur legere, comme les mouettes que le vent reveille. Alors il avait sa facon a lui de s'elever a la lame et de rebondir, plus lestement que bien des jeunes, tailles avec les finesses modernes. Quant a eux, les six hommes et le mousse, ils etaient des Islandais (une race vaillante de marins qui est repandue surtout au pays de Paimpol et de Treguier, et qui s'est vouee de pere en fils a cette peche-la). Ils n'avaient presque jamais vu l'ete de France. A la fin de chaque hiver, ils recevaient avec les autres pecheurs, dans le port de Paimpol, la benediction des departs. Pour ce jour de fete, un reposoir, toujours le meme, etait construit sur le quai; il imitait une grotte en rochers et, au milieu, parmi des trophees d'ancres, d'avirons et de filets, tronait, douce et impassible, la Vierge, patronne des marins, sortie pour eux de son eglise, regardant toujours, de generation en generation, avec ses memes yeux sans vie, les heureux pour qui la saison allait etre bonne, - et les autres, ceux qui ne devaient pas revenir. Le saint-sacrement, suivi d'une procession lente de femmes et de meres, de fiancees et de soeurs, faisait le tour du port, ou tous les navires islandais, qui s'etaient pavoises, saluaient du pavillon au passage. Le pretre, s'arretant devant chacun d'eux, disait les paroles et faisait les gestes qui benissent. Ensuite ils partaient tous, comme une flotte, laissant le pays presque vide d'epoux, d'amants et de fils. En s'eloignant, les equipages chantaient ensemble, a pleines voix vibrantes, les cantiques de Marie Etoile-de-la-Mer. Et chaque annee, c'etait le meme ceremonial de depart, les memes adieux. Apres, recommencait la vie du large, l'isolement a trois ou quatre compagnons rudes, sur des planches mouvantes, au milieu des eaux froides de la mer hyperboree. Jusqu'ici, ont etait revenu; - la Vierge Etoile-de-la-Mer avait protege ce navire qui portait son nom. La fin d'aout etait l'epoque de ces retours. Mais la Marie suivait l'usage de beaucoup d'Islandais, qui est de toucher seulement a Paimpol, et puis de descendre dans le golfe de Gascogne ou l'on vend bien sa peche, et dans les iles de sable a marais salants ou l'on achete le sel pour la campagne prochaine. Dans ces ports du Midi, que le soleil chauffe encore, se repandent pour quelques jours les equipages robustes, avides de plaisir, grises par ce lambeau d'ete, par cet air plus tiede; - par la terre et par les femmes. Et puis, avec les premieres brumes de l'automne, on rentre au foyer, a Paimpol ou dans les chaumieres eparses du pays de Goelo, s'occuper pour un temps de famille et d'amour, de mariages et de naissances. Presque toujours on trouve la des petits nouveau-nes, concus l'hiver d'avant, et qui attendent des parrains pour recevoir le sacrement du bapteme: - il faut beaucoup d'enfants a ces races de pecheurs que l'Islande devore. Chapitre III A Paimpol, un beau soir de cette annee-la, un dimanche de juin, il y avait deux femmes tres occupees a ecrire une lettre. Cela se passait devant une large fenetre qui etait ouverte et dont l'appui, en granit ancien et massif, portait une rangee de pots de fleurs. Penchees sur leur table, toutes deux semblaient jeunes; l'une avait une coiffe extremement grande, a la mode d'autrefois; l'autre, une coiffe toute petite, de la forme nouvelle qu'ont adoptee les Paimpolaises: - deux amoureuses, eut-on dit, redigeant ensemble un message tendre pour quelque bel Islandais. Celle qui dictait - la grande coiffe - releva la tete, cherchant ses idees. Tiens! Elle etait vieille, tres vieille, malgre sa tournure jeunette, ainsi vue de dos sous son petit chale brun. Mais tout a fait vieille: une bonne grand'mere d'au moins soixante-dix ans. Encore jolie par exemple, et encore fraiche, avec les pommettes bien roses, comme certains vieillards ont le don de les conserver. Sa coiffe, tres basse sur le front et sur le sommet de la tete, etait composee de deux ou trois larges cornets en mousseline qui semblaient s'echapper les uns des autres et retombaient sur la nuque. Sa figure venerable s'encadrait bien dans toute cette blancheur et dans ces plis qui avaient un air religieux. Ses yeux, tres doux, etaient pleins d'une bonne honnetete. Elle n'avait plus trace de dents, plus rien, et, quand elle riait, on voyait a la place ses gencives rondes qui avaient un petit air de jeunesse. Malgre son menton, qui etait devenu "en pointe de sabot" (comme elle avait coutume de dire), son profil n'etait pas trop gate par les annees; on devinait encore qu'il avait du etre regulier et pur comme celui des saintes d'eglise. Elle regardait par la fenetre, cherchant ce qu'elle pourrait bien raconter de plus pour amuser son petit-fils. Vraiment il n'existait pas ailleurs, dans tout le pays Paimpol, une autre bonne vieille comme elle, pour trouver des choses aussi droles a dire sur les uns ou les autres, ou meme sur rien du tout. Dans cette lettre, il y avait deja trois ou quatre histoires impayables, - mais sans la moindre malice, car elle n'avait rien de mauvais dans l'ame. L'autre, voyant que les idees ne venaient plus, s'etait mise a ecrire soigneusement l'adresse: A monsieur Moan, Sylvestre, a bord de la MARIE, capitaine Guermeur, - dans la mer d'Islande par Reykjavik. Apres, elle aussi releva la tete pour demander: --C'est-il fini, grand'mere Moan? Elle etait bien jeune, celle-ci, adorablement jeune, une figure de vingt ans. Tres blonde, - couleur rare en ce coin de Bretagne ou la race est brune; tres blonde, avec des yeux d'un gris de lin a cils presque noirs. Ses sourcils, blonde autant que ses cheveux, etaient comme repeints au milieu d'une ligne plus rousse, plus foncee, qui donnait une expression de vigueur et de volonte. Son profil, un peu court, etait tres noble, le nez prolongeant la ligne du front avec une rectitude absolue, comme dans les visages grecs. Une fossette profonde, creusee sous la levre inferieure, en accentuait delicieusement le rebord; - et de temps en temps, quand une pensee la preoccupait beaucoup, elle la mordait, cette levre, avec ses dents blanches d'en haut, ce qui faisait courir sous la peau fine des petites trainees plus rouges. Dans toute sa personne svelte, il y avait quelque chose de fier, de grave aussi un peu, qui lui venait des hardis marins d'Islande ses ancetres. Elle avait une expression d'yeux a la fois obstinee et douce. Sa coiffe, etait en forme de coquille, descendait bas sur le front, s'y appliquant presque comme un bandeau, puis se relevant beaucoup des deux cotes, laissant voir d'epaisses nattes de cheveux roulees en colimacon au-dessus des oreilles - coiffure conservee des temps tres anciens et qui donne encore un air d'autrefois aux femmes paimpolaises. On sentait qu'elle avait ete elevee autrement que cette pauvre vieille a qui elle pretait le nom de grand'mere, mais qui, de fait, n'etait qu'une grand'tante eloignee, ayant eu des malheurs. Elle etait la fille de M. Mevel, un ancien Islandais, un peu forban, enrichi par des entreprises audacieuses sur mer. Cette belle chambre ou la lettre venait de s'ecrire etait la sienne: un lit tout neuf a la mode des villes avec des rideaux en mousseline, une dentelle au bord; et, sur les epaisses murailles, un papier de couleur claire attenuant les irregularites du granit. Au plafond, une couche de chaux blanche recouvrait des solives enormes qui revelaient l'anciennete du logis; - c'etait une vraie maison de bourgeois aises, et les fenetres donnaient sur cette vieille place grise de Paimpol ou se tiennent les marches et les pardons. --C'est fini, grand'mere Yvonne? Vous n'avez plus rien a lui dire? --Non, ma fille, ajoute seulement, je te prie, le bonjour de ma part au fils Gaos. Le fils Gaos!... autrement dit Yann... Elle etait devenue tres rouge, la belle jeune fille fiere, en ecrivant ce nom-la. Des que ce fut ajoute au bas de la page d'une ecriture courue, elle se leva en detournant la tete, comme pour regarder dehors quelque chose de tres interessant sur la place. Debout elle etait un peu grande; sa taille etait moulee comme celle d'une elegante dans un corsage ajuste ne faisant pas de plis. Malgre sa coiffe, elle avait un air de demoiselle. Meme ses mains, sans avoir cette excessive petitesse etiolee qui est devenue une beaute par convention, etaient fines et blanches, n'ayant jamais travaille a de grossiers ouvrages. Il est vrai, elle avait bien commence par etre une petite Gaud courant pieds nus dans l'eau, n'ayant plus de mere, allant presque a l'abandon pendant ces saisons de peche que son pere passait en Islande; jolie, rose, depeignee, volontaire, tetue, poussant vigoureuse au grand souffle apre de la Manche. En ce temps-la, elle etait recueillie par cette pauvre grand'mere Moan, qui lui donnait Sylvestre a garder pendant ses dures journees de travail chez les gens de Paimpol. Et elle avait une adoration de petite mere pour cet autre tout petit qui lui etait confie, dont elle etait l'ainee d'a peine dix-huit mois; aussi brun qu'elle etait blonde, aussi soumis et calin qu'elle etait vive et capricieuse. Elle se rappelait ce commencement de sa vie, en fille que la richesse ni les villes n'avaient grisee: il lui revenait a l'esprit comme un reve lointain de liberte sauvage, comme un ressouvenir d'une epoque vague et mysterieuse ou les greves avaient plus d'espace, ou certainement les falaises etaient plus gigantesques... Vers cinq ou six ans, encore de tres bonne heure pour elle, l'argent etait venu a son pere qui s'etait mis a acheter et a revendre des cargaisons de navire, elle avait ete emmenee par lui a Saint-Brieuc, et plus tard a Paris. - Alors, de petite Gaud, elle etait devenue une mademoiselle Marguerite, grande, serieuse, au regard grave. Toujours un peu livree a elle-meme dans un autre genre d'abandon que celui de la greve bretonne, elle avait conserve sa nature obstinee d'enfant. Ce qu'elle savait des choses de la vie avait ete revele bien au hasard, sans discernement aucun; mais une dignite innee, excessive, lui avait servi de sauvegarde. De temps en temps elle prenait des allures de hardiesse, disant aux gens, bien en face, des choses trop franches qui surprenaient, et son beau regard clair ne s'abaissait pas toujours devant celui des jeunes hommes; mais il etait si honnete et si indifferent que ceux-ci ne pouvaient guere s'y meprendre, ils voyaient bien tout de suite qu'ils avaient affaire a une fille sage, fraiche de coeur autant que de figure. Dans ces grandes villes, son costume s'etait modifie beaucoup plus qu'elle-meme. Bien qu'elle eut garde sa coiffe, que les Bretonnes quittent difficilement, elle avait vite appris a s'habiller d'une autre facon. Et sa taille autrefois libre de petite pecheuse, en se formant, en prenant la plenitude de ses beaux contours germes au vent de la mer, s'etait amincie par le bas dans de longs corsets de demoiselle. Tous les ans, avec son pere, elle revenait en Bretagne, - l'ete seulement comme les baigneuses, - retrouvant pour quelques jours ses souvenirs d'autrefois et son nom de Gaud (qui en breton veut dire Marguerite); un peu curieuse peut-etre de voir ces Islandais dont on parlait tant, qui n'etaient jamais la, et dont chaque annee quelques-uns de plus manquaient a l'appel; entendant partout causer de cette Islande qui lui apparaissait comme un gouffre lointain - et ou etait a present celui qu'elle aimait... Et puis un beau jour elle avait ete ramenee pour tout a fait au pays de ces pecheurs, par un caprice de son pere, qui avait voulu finir la son existence et habiter comme un bourgeois sur cette place de Paimpol. La bonne vieille grand'mere, pauvre et proprette, s'en alla en remerciant, des que la lettre fut relue et l'enveloppe fermee. Elle demeurait assez loin, a l'entree du pays de Ploubazlanec, dans un hameau de la cote, encore dans cette meme chaumiere ou elle etait nee, ou elle avait eu ses fils et ses petits-fils. En traversant la ville, elle repondait a beaucoup de monde qui lui disait bonsoir: elle etait une des anciennes du pays, debris d'une famille vaillante et estimee. Par des miracles d'ordre et de soins, elle arrivait a paraitre a peu pres bien mise, avec de pauvres robes raccommodees, qui ne tenaient plus. Toujours ce petit chale brun de Paimpolaise, qui etait sa tenue d'habille et sur lequel retombaient depuis une soixantaine d'annees les cornets de mousseline de ses grandes coiffes: son propre chale de mariage, jadis bleu, reteint pour les noces de son fils Pierre, et depuis ce temps la menage pour les dimanches, encore bien presentable. Elle avait continue de se tenir droite dans sa marche, pas du tout comme les vieilles; et vraiment malgre ce menton un peu trop remonte, avec ces yeux si bons et ce profil si fin, on ne pouvait s'empecher de la trouver bien jolie. Elle etait tres respectee, et cela ce voyait, rien que dans les bonsoirs que les gens lui donnaient. En route elle passa devant chez son galant, un vieux soupirant d'autrefois, menuisier de son etat; octogenaire, qui maintenant se tenait toujours assis devant sa porte tandis que les jeunes, ses fils, rabotaient aux etablis. - Jamais il ne s'etait console, disait-on, de ce qu'elle n'avait voulu de lui ni en premieres ni en secondes noces; mais avec l'age, cela avait tourne en une espece de rancune comique, moitie maligne, et il l'interpellait toujours: --Eh bien! la belle, quand ca donc qu'il faudra aller vous prendre mesure?... Elle remercia, disant que non, qu'elle n'etait pas encore decidee a se faire faire ce costume-la. Le fait est que ce vieux, dans sa plaisanterie un peu lourde, parlait de certain costume en planches de sapin par lequel finissent tous les habillements terrestres... --Allons, quand vous voudrez, alors; mais ne vous genez pas, la belle, vous savez... Il lui avait deja fait cette meme facetie plusieurs fois. Et aujourd'hui elle avait peine a en rire: c'est qu'elle se sentait plus fatiguee, plus cassee par sa vie de labeur incessant, - et elle songeait a son cher petit-fils, son dernier, qui, a son retour d'Islande, allait partir pour le service. - Cinq annees!... S'en aller en Chine peut-etre, a la guerre!... Serait-elle bien la, quand il reviendrait? - Une angoisse la prenait a cette pensee... Non, decidement, elle n'etait pas si gaie qu'elle en avait l'air, cette pauvre vieille, et voici que sa figure se contractait horriblement comme pour pleurer. C'etait donc possible cela, c'etait donc vrai, qu'on allait bientot le lui enlever, ce dernier petit-fils... Helas! Mourir peut-etre toute seule, sans l'avoir revu... On avait bien fait quelques demarches (des messieurs de la ville qu'elle connaissait) pour l'empecher de partir, comme soutien d'une grand'mere presque indigente qui ne pourrait bientot plus travailler. Cela n'avait pas reussi, - a cause de l'autre, Jean Moan le deserteur, un frere aine de Sylvestre dont on ne parlait plus dans la famille, mais qui existait tout de meme quelque part en Amerique, enlevant a son cadet le benefice de l'exemption militaire. Et puis on avait objecte sa petite pension de veuve de marin; on ne l'avait pas trouvee assez pauvre. Quand elle fut rentree, elle dit longuement ses prieres, pour tous ses defunts, fils et petits-fils: ensuite elle pria aussi, avec une confiance ardente pour son petit Sylvestre, et essaya de s'endormir, songeant au costume en planches, le coeur affreusement serre de se sentir si vieille au moment de ce depart... L'autre, la jeune fille, etait restee assise pres de sa fenetre, regardant sur le granit des murs les reflets jaunes du couchant, et, dans le ciel, les hirondelles noires qui tournoyaient. Paimpol etait toujours tres mort, meme le dimanche, par ces longues soirees de mai; des jeunes filles, qui n'avaient seulement personne pour leur faire un peu la cour, se promenaient deux par deux, trois par trois, revant aux galants d'Islande... "... Le bonjour de ma part au fils Gaos..." Cela l'avait beaucoup troublee d'ecrire cette phrase, et ce nom qui, a present, ne voulait plus la quitter. Elle passait souvent ses soirees a cette fenetre, comme un demoiselle. Son pere n'aimait pas beaucoup qu'elle se promenat avec les autres filles de son age et qui, autrefois, avaient ete de sa condition. Et puis, en sortant du cafe, quand il faisait les cent pas en fumant sa pipe avec d'autres anciens marins comme lui, il etait content d'apercevoir la-haut, a sa fenetre encadree de granit, entre les pots de fleurs, sa fille installee dans cette maison de riches. Le fils Gaos!... Elle regardait malgre elle du cote de la mer, qu'on ne voyait pas, mais qu'on sentait la tout pres, au bout de ces petites ruelles par ou remontaient des bateliers. Et sa pensee s'en allait dans les infinis de cette chose toujours attirante, qui fascine et qui devore; sa pensee s'en allait la-bas, tres loin dans les mers polaires, ou naviguait la Marie, capitaine Guermeur. Quel etrange garcon que ce fils Gaos!... fuyant, insaisissable maintenant, apres s'etre avance d'une maniere a la fois si osee et si douce. ***** Ensuite, dans sa longue reverie, elle repassait les souvenirs de son retour en Bretagne, qui etait de l'annee derniere. Un matin de decembre, apres une nuit de voyage, le train venant de Paris les avait deposes, son pere et elle, a Guingamp, au petit jour brumeux et blanchatre, tres froid, frisant encore l'obscurite. Alors elle avait ete saisie par une impression inconnue: cette vieille petite ville, qu'elle n'avait jamais traversee qu'en ete, elle ne la reconnaissait plus; elle y eprouvait comme le sensation de plonger tout a coup dans ce qu'on appelle, a la campagne: les temps, les temps lointains du passe. Ce silence, apres Paris! Ce train de vie tranquille de gens d'un autre monde, allant dans la brume a leurs toutes petites affaires! Ces vieilles maisons en granit sombre, noires d'humidite et d'un reste de nuit; toutes ces choses bretonnes - qui lui charmaient a present qu'elle aimait Yann - lui avaient paru ce matin-la d'une tristesse bien desolee. Des menageres matineuses ouvraient deja leurs portes, et, en passant, elle regardait dans ces interieurs anciens, a grande cheminee, ou se tenaient assises, avec des poses de quietude, des aieules en coiffe qui venaient de se lever. Des qu'il avait fait un peu plus jour, elle etait entree dans l'eglise pour dire ses prieres. Et comme elle lui avait semble immense et tenebreuse, cette nef magnifique, - et differente des eglises parisiennes, avec ses piliers rudes uses a la base par les siecles, sa senteur de caveau, de vetuste, de salpetre! Dans un recul profond, derriere les colonnes, un cierge brulait, et une femme se tenait agenouillee devant, sans doute pour faire un voeu; la lueur de cette flammeche grele se perdait dans le vide incertain des voutes... Elle avait retrouve la tout a coup, en elle-meme, la trace d'un sentiment bien oublie: cette sorte de tristesse et d'effroi qu'elle eprouvait jadis, etant toute petite, quand on la menait a la premiere messe des matins d'hiver, dans l'eglise de Paimpol. Ce Paris, elle ne le regrettait pourtant pas, bien sur, quoiqu'il y eut la beaucoup de choses belles et amusantes. D'abord, elle s'y trouvait presque a l'etroit, ayant dans les veines ce sang des coureurs de mer. Et puis, elle s'y sentait une etrangere, une deplacee: les Parisiennes, c'etaient ces femmes dont la taille mince avait aux reins une cambrure artificielle, qui connaissaient une maniere a part de marcher, de se tremousser dans des gaines baleinees: et elle etait trop intelligente pour avoir jamais essaye de copier de plus pres ces choses. Avec ses coiffes, commandees chaque annee a la faiseuse de Paimpol, elle se trouvait mal a l'aise dans les rues de Paris, ne se rendant pas compte que, si on se retournait tant pour la voir, c'est qu'elle etait tres charmante a regarder. Il y en avait, de ces Parisiennes, dont les allures avaient une distinction qui l'attirait, mais elle les savait inaccessibles, celles- la. Et les autres, celles de plus bas, qui auraient consenti a lier connaissance, elle les tenait dedaigneusement a l'ecart, ne les jugeant pas dignes. Elle avait donc vecu sans amies, presque sans autre societe que celle de son pere, souvent affaire, absent. Elle ne regrettait pas cette vie de depaysement et de solitude. Mais c'est egal, ce jour d'arrivee, elle avait ete surprise d'une facon penible par l'aprete de cette Bretagne, revue en plein hiver. Et la pensee qu'il faudrait faire encore quatre ou cinq heures de voiture, s'enfouir beaucoup plus avant dans ce pays morne pour arriver a Paimpol, l'avait inquietee comme une oppression. Tout l'apres-midi de ce meme jour gris, ils avaient en effet voyage, son pere et elle, dans une vieille petite diligence crevassee, ouverte a tous les vents; passant a la nuit tombante dans des villages tristes, sous des fantomes d'arbres suant la brume en gouttelettes fines. Bientot il avait fallu allumer les lanternes, alors on n'avait plus rien vu - que deux trainees d'une nuance bien verte de feu de Bengale qui semblaient courir de chaque cote en avant des chevaux, et qui etaient les lueurs de ces deux lanternes jetees sur les interminables haies du chemin. - Comment tout a coup cette verdure si verte, en decembre?... D'abord etonnee, elle se pencha pour mieux voir, puis il lui sembla reconnaitre et se rappeler: les ajoncs, les eternels ajoncs marins des sentiers et des falaises, qui ne jaunissent jamais dans le pays de Paimpol. En meme temps commencait a souffler une brise plus tiede, qu'elle croyait reconnaitre aussi, et qui sentait la mer. Vers la fin de la route, elle avait ete tout a fait reveillee et amusee par cette reflexion qui lui etait venue: --Tiens, puisque nous sommes en hiver, je vais les voir, cette fois, les beaux pecheurs d'Islande. En decembre, ils devaient etre la, revenus tous, les freres, les fiances, les amants, les cousins, dont ses amies, grandes et petites, l'entretenaient tant, a chacun de ses voyages d'ete, pendant les promenades du soir. Et cette idee l'avait tenue occupee, pendant que ses pieds se glacaient dans l'immobilite de la carriole... En effet, elle les avait vus... et maintenant son coeur lui avait ete pris par l'un d'eux... Chapitre IV La premiere fois qu'elle l'avait apercu, lui, ce Yann, c'etait le lendemain de son arrivee, au pardon des Islandais, qui est le 8 decembre, jour de la Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, patronne des pecheurs, - un peu apres la procession, les rues sombres encore tendues de draps blancs sur lesquels etaient piques du lierre et du houx, des feuillages et des fleurs d'hiver. A ce pardon, la joie etait lourde et un peu sauvage, sous un ciel triste. Joie sans gaite, qui etait faite surtout d'insouciance et de defi; de vigueur physique et d'alcool; sur laquelle pesait, moins deguisee qu'ailleurs, l'universelle menace de mourir. Grand bruit dans Paimpol; sons de cloches et chants de pretres. Chansons rudes et monotones dans les cabarets; vieux airs a bercer les matelots; vieilles complaintes venues de la mer, venues je ne sais d'ou, de la profonde nuit des temps. Groupes de marins se donnant le bras, zigzaguant dans les rues, par habitude de rouler et par commencement d'ivresse, jetant aux femmes des regards plus vifs apres les longues continences du large. Groupes de filles en coiffes blanches de nonnain, aux belles poitrines serrees et fremissantes, aux beaux yeux remplis des desirs de tout un ete. Vieilles maisons de granit enfermant ce grouillement de monde; vieux toits racontant leurs luttes de plusieurs siecles contre les vents d'ouest, contre les embruns, les pluies, contre tout ce que lance la mer; racontant aussi les histoires chaudes qu'ils ont abritees, des aventures anciennes d'audace et d'amour. Et un sentiment religieux, une impression de passe, planant sur tout cela, avec un respect du culte antique, des symboles qui protegent, de la Vierge blanche et immaculee. A cote des cabarets, l'eglise au perron seme de feuillages, tout ouverte en grande baie sombre, avec son odeur d'encens, avec ses cierges dans son obscurite, et ses ex-voto de marins partout accroches a la sainte voute. A cote des filles amoureuses, les fiancees de matelots disparus, les veuves de naufrages, sortant des chapelles des morts, avec leurs longs chales de deuil et leurs petites coiffes lisses; les yeux a terre, silencieuses, passant au milieu de ce bruit de vie, comme un avertissement noir. Et la tout pres, la mer toujours, la grande nourrice et la grande devorante de ces generations vigoureuses, s'agitant elle aussi, faisant son bruit, prenant sa part de la fete... De toutes ces choses ensemble, Gaud recevait l'impression confuse. Excitee et rieuse, avec le coeur serre dans le fond, elle sentait une espece d'angoisse la prendre, a l'idee que ce pays maintenant etait redevenu le sien pour toujours. Sur la place, ou il y avait des jeux et des saltimbanques, elle se promenait avec ses amies qui lui nommaient, de droite et de gauche, les jeunes hommes de Paimpol ou de Ploubazlanec. Devant des chanteurs de complaintes, un groupe de ces "Islandais" etait arrete, tournant le dos. Et d'abord, frappee par l'un d'eux qui avait une taille de geant et des epaules presque trop larges, elle avait simplement dit, meme avec une nuance de moquerie: --En voila un qui est grand! Il y avait a peu pres ceci de sous-entendu dans sa phrase: --Pour celle qui l'epousera quel encombrement dans son menage, un mari de cette carrure! Lui c'etait retourne comme s'il eut entendue et, de la tete aux pieds, il l'avait enveloppee d'un regard rapide qui semblait dire: --Quelle est celle-ci qui porte la coiffe de Paimpol, et qui est si elegante et que je n'ai jamais vue? Et puis, ses yeux s'etaient abaisses vite, par politesse, et il avait de nouveau paru tres occupe des chanteurs, ne laissant plus voir de sa tete que les cheveux noirs, qui etaient assez longs et tres boucles derriere, sur le cou. Ayant demande sans gene le nom d'une quantite d'autres, elle n'avait pas ose pour celui-la. Ce beau profil a peine apercu; ce regard superbe et un peu farouche; ces prunelles brunes legerement fauves, courant tres vite sur l'opale bleuatre de ses yeux, tout cela l'avait impressionnee et intimidee aussi. Justement c'etait ce "fils Gaos" dont elle avait entendu parler chez les Moan comme d'un grand ami de Sylvestre; le soir de ce meme pardon, Sylvestre et lui, marchant bras dessus bras dessous, les avaient croises, son pere et elle, et s'etaient arretes pour dire bonjour... ... Ce petit Sylvestre, il etait tout de suite redevenu pour elle une espece de frere. Comme des cousins qu'ils etaient, ils avaient continue de se tutoyer; - il est vrai, elle avait hesite d'abord, devant ce grand garcon de dix-sept ans ayant deja une barbe noire; mais, comme ses bons yeux d'enfant si doux n'avaient guere change, elle l'avait bientot assez reconnu pour s'imaginer ne l'avoir jamais perdu de vue. Quand il venait a Paimpol, elle le retenait a diner le soir; c'etait sans consequence, et il mangeait de tres bon appetit, etant un peu prive chez lui... ... A vrai dire, ce Yann n'avait pas ete tres galant pour elle, pendant cette premiere presentation, - au detour d'une petite rue grise toute jonchee de rameaux verts. Il s'etait borne a lui oter son chapeau, d'un geste presque timide bien que tres noble; puis l'ayant parcourue de son meme regard rapide, il avait detourne les yeux d'un autre cote, paraissant etre mecontent de cette rencontre et avoir hate de passer son chemin. Une grande brise d'ouest qui s'etait levee pendant la procession, avait seme par terre des rameaux de buis et jete sur le ciel des tentures gris noir... Gaud, dans sa reverie de souvenir, revoyait tres bien tout cela: cette tombee triste de la nuit sur cette fin de pardon; ces draps blancs piques de fleurs qui se tordaient au vent le long des murailles; ces groupes tapageurs d'"Islandais", gens de vent et de tempete, qui entraient en chantant dans les auberges, se garant contre la pluie prochaine; surtout ce grand garcon, plante debout devant elle, detournant la tete, avec un air ennuye et trouble de l'avoir rencontree... Quel changement profond s'etait fait en elle depuis cette epoque!... Et quelle difference entre le bruit de cette fin de fete et la tranquillite d'a present! Comme se meme Paimpol etait silencieux et vide ce soir, pendant le long crepuscule tiede de mai qui la retenait a sa fenetre, seule, songeuse et enamouree!... Chapitre V La seconde fois qu'ils s'etaient vus, c'etait a des noces. Ce fils Gaos avait ete designe pour lui donner le bras. D'abord elle s'etait imagine en etre contrariee: defiler dans la rue avec ce garcon, que tout le monde regardait a cause de sa haute taille, et qui, du reste, ne saurait probablement rien lui dire en route!... Et puis, il l'intimidait, celui- la, decidement, avec son grand air sauvage. A l'heure dite, tout le monde etant deja reuni pour le cortege, ce Yann n'avait point paru. Le temps passait, il ne venait pas, et deja on parlait de ne point l'attendre. Alors elle c'etait apercue que, pour lui seul, elle avait fait toilette; avec n'importe quel autre de ces jeunes hommes, la fete, le bal, seraient pour elle manques et sans plaisir... A la fin il etait arrive, en belle tenue lui aussi, s'excusant sans embarras aupres des parents de la mariee. Voila: de grands bancs de poissons, qu'on n'attendait pas du tout, avaient ete signales d'Angleterre comme devant passer le soir, un peu au large d'Aurigny; alors tout ce qu'il y avait de bateaux dans Ploubazlanec avait appareille en hate. Un emoi dans les villages, les femmes cherchant leurs maris dans les cabarets, les poussant pour les faire courir; se demenant elles-memes pour hisser les voiles, aider a la manoeuvre, enfin un vrai branle-bas dans le pays... Au milieu de tout ce monde qui l'entourait, il racontait avec une extreme aisance; avec des gestes a lui, des roulements d'yeux, et un beau sourire qui decouvrait ses dents brillantes. Pour exprimer mieux la precipitation des appareillages, il jetait de temps en temps au milieu des phrases un certain petit hou! prolonge, tres drole, - qui est un cri de matelot donnant une idee de vitesse et ressemblant au son flute du vent. Lui qui parlait avait ete oblige de se chercher un remplacant bien vite et de le faire accepter par le patron de la barque auquel il s'etait loue pour la saison d'hiver. De la venait son retard, et, pour n'avoir pas voulu manquer les noces, il allait perdre toute sa part de peche. Ces motifs avaient ete parfaitement compris par les pecheurs qui l'ecoutaient et personne n'avait songe a lui en vouloir; - on sait bien, n'est-ce pas, que, dans la vie, tout est plus ou moins dependant des choses imprevues de la mer, plus ou moins soumis aux changements du temps et aux migrations mysterieuses des poissons. Les autres Islandais qui etaient la regrettaient seulement de n'avoir pas ete avertis assez tot pour profiter, comme ceux de Ploubazlanec, de cette fortune qui allait passer au large. Trop tard a present, tant pis, il n'y avait plus qu'a offrir son bras aux filles. Les violons commencaient dehors leur musique, et gaiment on s'etait mis en route. D'abord il ne lui avait dit que ces galanteries sans portees, comme on en conte pendant les fetes de mariage aux jeunes filles que l'on connait peu. Parmi ces couples de la noce, eux seuls etaient des etrangers l'un pour l'autre; ailleurs dans le cortege, ce n'etait que cousins et cousines, fiances et fiancees. Des amants, il y en avait bien quelques paires aussi; car, dans ce pays de Paimpol, on va tres loin en amour, a l'epoque de la rentree d'Islande. (Seulement on a le coeur honnete, et l'on s'epouse apres.) Mais le soir, pendant qu'on dansait, la causerie etant revenu entre eux deux sur ce grand passage de poissons, il lui avait dit brusquement, la regardant dans les yeux en plein, cette chose inattendue: Il n'y a que vous dans Paimpol, - et meme dans le monde, - pour m'avoir fait manquer cet appareillage; non, sur que pour aucune autre, je ne me serais derange de ma peche, mademoiselle Gaud... Etonnee d'abord que ce pecheur osat lui parler ainsi, a elle qui etait venue a ce bal un peu comme une reine, et puis charmee delicieusement, elle avait fini par repondre: --Je vous remercie, monsieur Yann; et moi-meme je prefere etre avec vous qu'avec aucun autre. C'avait ete tout. Mais, a partir de ce moment jusqu'a la fin des danses, ils s'etaient mis a se parler d'une facon differente, a voix plus basse et plus douce... On dansait a la vielle, au violon, les memes couples presque toujours ensemble. Quand lui venait la reprendre, apres avoir par convenance danse avec quelque autre, ils echangeaient un sourire d'amis qui se retrouvent et continuaient leur conversation d'avant qui etait tres intime. Naivement, Yann racontait sa vie de pecheur, ses fatigues, ses salaires, les difficultes d'autrefois chez ses parents, quand il avait fallu elever les quatorze petits Gaos dont il etait le frere aine. --A present ils etaient tires de la peine, surtout a cause d'une epave que leur pere avait rencontree en Manche, et dont la vente leur avait rapporte dix mille francs, part faite a l'Etat; cela avait permis de construire un premier etage au-dessus de leur maison, - laquelle etait a la pointe du pays de Ploubazlanec, tout au bout des terres, au hameau de Pors-Even, dominant la Manche, avec une vue tres belle. --C'etait dur, disait-il, ce metier d'Islande: partir comme ca des le mois de fevrier, pour un tel pays, ou il fait si froid et si sombre, avec une mer si mauvaise... ... Toute leur conversation du bal, Gaud, qui se la rappelait comme chose d'hier, la repassait lentement dans sa memoire, en regardant la nuit de mai tomber sur Paimpol. S'il n'avait pas eu des idees de mariage, pourquoi lui aurait-il appris tous ces details d'existence, qu'elle avait ecoutes un peu comme fiancee; il n'avait pourtant pas l'air d'un garcon banal aimant a communiquer ses affaires a tout le monde... -... Le metier est assez bon tout de meme, avait-il dit, et pour moi je n'en changerais toujours pas. Des annees, c'est huit cents francs; d'autres fois douze cents, que l'on me donne au retour et que je porte a notre mere. --Que vous portez a votre mere, monsieur Yann? --Mais oui, toujours tout. Chez nous, les Islandais, c'est l'habitude comme ca, mademoiselle Gaud. (Il disait cela comme une chose bien due et toute naturelle.) Ainsi, moi, vous ne croiriez pas, je n'ai presque jamais d'argent. Le dimanche c'est notre mere qui m'en donne un peu quand je viens a Paimpol. Pour tout c'est la meme chose. Ainsi cette annee notre pere m'a fait faire ces habits neufs que je porte, sans quoi je n'aurais jamais voulu venir aux noces; oh! non sur, je ne serais pas venu vous donner le bras avec mes habits de l'an dernier... Pour elle, accoutumee a voir des Parisiens, ils n'etaient peut-etre pas tres elegants, ces habits neufs d'Yann, cette veste tres courte, ouverte sur un gilet d'une forme un peu ancienne; mais le torse qui se moulait dessous etait irreprochablement beau, et alors le danseur avait grand air tout de meme. En souriant, il la regardait bien dans les yeux, chaque fois qu'il avait dit quelque chose, pour voir ce qu'elle en pensait. Et comme son regard restait bon et honnete, tandis qu'il racontait tout cela pour qu'elle fut bien prevenue qu'il n'etait pas riche! Elle aussi lui souriait, en le regardant toujours bien en face; repondant tres peu de chose, mais ecoutant avec toute son ame, toujours plus etonnee et attiree vers lui. Quel melange il etait, de rudesse sauvage et d'enfantillage calin! Sa voix grave, qui avec d'autres etait brusque et decidee, devenait, quand il lui parlait, de plus en plus fraiche et caressante; pour elle seule, il savait la faire vibrer avec une extreme douceur, comme une musique voilee d'instruments a cordes. Et quelle chose singuliere et inattendue, ce grand garcon avec ses allures desinvoltes, sons aspect terrible, toujours traite chez lui en petit enfant et trouvant cela naturel; ayant couru le monde, toutes les aventures, tous les dangers, et conservant pour ses parents cette soumission respectueuse, absolue. Elle comparait avec d'autres, avec trois ou quatre freluquets de Paris, commis, ecrivassiers ou je ne sais quoi, qui l'avaient poursuivie de leurs adorations, pour son argent. Et celui-ci lui semblait etre ce qu'elle avait connu de meilleur, en meme temps qu'il etait le plus beau. Pour se mettre davantage a sa portee, elle avait raconte que, chez elle aussi, on ne s'etait pas toujours trouve a l'aise comme a present; que son pere avait commence par etre pecheur d'Islande, et gardait beaucoup d'estime pour les Islandais; qu'elle-meme se rappelait avoir couru pieds nus, etant toute petite, - sur la greve, - apres la mort de sa pauvre mere... ...Oh! cette nuit de bal, la nuit delicieuse, decisive et unique dans sa vie, - elle etait deja presque lointaine, puisqu'elle datait de decembre et qu'on etait en mai. Tous les beaux danseurs d'alors pechaient a present la-bas, epars sur la mer d'Islande - y voyant clair, au pale soleil, dans leur solitude immense, tandis que l'obscurite se faisait tranquillement sur la terre bretonne. Gaud restait a sa fenetre. La place de Paimpol, presque fermee de tous cotes par des maisons antiques, devenait de plus en plus triste avec la nuit; on n'entendait guere de bruit nulle part. Au-dessus des maisons, le vide encore lumineux du ciel semblait se creuser, s'elever, se separer davantage des choses terrestres, - qui maintenant, a cette heure crepusculaire, se tenaient toutes en une seule decoupure noire de pignons et de vieux toits. De temps en temps une porte se fermait, ou une fenetre; quelque ancien marin, a la demarche roulante, sortait d'un cabaret, s'en allait par les petites rues sombres, ou bien quelques filles attardees rentraient de la promenade avec des bouquets de fleurs de mai. Une, qui connaissait Gaud, en lui disant bonsoir, leva bien haut vers elle au bout de son bras une gerbe d'aubepine comme pour la lui faire sentir; on voyait encore un peu dans l'obscurite transparente ces legeres touffes de fleurettes blanches. Il y avait du reste une autre odeur douce qui etait montee des jardins et des cours, celle des chevrefeuilles fleuris sur le granit des murs, - et aussi une vague senteur de goemon, venue du port. Les dernieres chauves-souris glissaient dans l'air, d'un vol silencieux, comme les betes des reves. Gaud avait passe bien de soirees a cette fenetre, regardant cette place melancolique, songeant aux Islandais qui etaient partis, et toujours a ce meme bal... ... Il faisait tres chaud sur la fin de ces noces, et beaucoup de tetes de valseurs commencaient a tourner. Elle se rappelait, lui, dansant avec d'autres, des filles ou des femmes dont il avait du etre plus ou moins l'amant; elle se rappelait sa condescendance dedaigneuse pour repondre a leurs appels... Comme il etait different avec celles-la!... Il etait un charmant danseur, droit comme un chene de futaie, et tournant avec une grace a la fois legere et noble, la tete rejetee en arriere. Ses cheveux bruns, qui etaient en boucles, retombaient un peu sur son front et remuaient au vent des danses; Gaud, qui etait assez grande, en sentait le frolement sur sa coiffe, quand il se penchait vers elle pour mieux la tenir pendant les valses rapides. De temps en temps, il lui montrait d'un signe sa petite soeur Marie et Sylvestre, les deux fiances, qui dansaient ensemble. Il riait, d'un air tres bon, en les voyant tous deux si jeunes, si reserves l'un pres de l'autre, se faisant des reverences, prenant des figures timides pour se dire bien bas des choses sans doute tres aimables. Il n'aurait pas permis qu'il en fut autrement, bien sur; mais c'est egal, il s'amusait, lui, coureur et entreprenant qu'il etait devenu, de les trouver si naifs; il echangeait alors avec Gaud des sourires d'intelligence intime qui disaient: "Comme ils sont gentils et droles a regarder, nos deux petits freres!..." On s'embrassait beaucoup a la fin de la nuit: baisers de cousins, baisers de fiances, baisers d'amants, qui conservaient malgre tout un bon air franc et honnete, la, a pleine bouche, et devant tout le monde. Lui ne l'avait pas embrassee, bien entendu; on ne se permettait pas cela avec la fille de M. Mevel; peut-etre seulement la serrait-il un peu plus contre sa poitrine, pendant ces valses de la fin, et elle, confiante, ne resistait pas, s'appuyait au contraire, s'etant donnee de toute son ame. Dans ce vertige subit, profond, delicieux, qui l'entrainait tout entiere vers lui, ses sens de vingt ans etaient bien pour quelque chose, mais c'etait son coeur qui avait commence le mouvement. --Avez-vous vu cette effrontee, comme elle le regarde? Disaient deux ou trois belles filles, aux yeux chastement baisses sous des cils blonds ou noirs, et qui avaient parmi les danseurs un amant pour le moins ou bien deux. En effet elle le regardait beaucoup, mais elle avait cette excuse, c'est qu'il etait le premier, l'unique des jeunes hommes a qui elle eut jamais fait attention dans sa vie. En se quittant le matin, quand tout le monde etait parti a la debandade, au petit jour glace, ils s'etaient dit adieu d'une facon a part, comme deux promis qui vont se retrouver le lendemain. Et alors, pour rentrer, elle avait traverse cette meme place avec son pere, nullement fatiguee, se sentant alerte et joyeuse, ravie de respirer, aimant cette brume gelee du dehors et cette aube triste, trouvant tout exquis et tout suave. ... La nuit de mai etait tombee depuis longtemps; les fenetres s'etaient toutes peu a peu fermees, avec de petits grincements de leurs ferrures. Gaud restait toujours la, laissant la sienne ouverte. Les rares derniers passants, qui distinguaient dans le noir la forme blanche de sa coiffe, devaient dire: "Voila une fille, qui, pour sur, reve a son galant." Et c'etait vrai, qu'elle y revait, - avec une envie de pleurer par exemple; ses petites dents blanches mordaient ses levres, defaisaient constamment ce pli qui soulignait en bas le contour de sa bouche fraiche. Et ses yeux restaient fixes dans l'obscurite, ne regardant rien des choses reelles... ... Mais, apres ce bal, pourquoi n'etait-il pas revenu? Quel changement en lui? Rencontre par hasard, il avait l'air de la fuir, en detournant ses yeux dont les mouvements etaient toujours si rapides. Souvent elle en avait cause avec Sylvestre, qui ne comprenait pas non plus: --C'est pourtant bien avec celui-la que tu devrais te marier, Gaud, disait-il, si ton pere le permettait, car tu n'en trouverais pas dans le pays un autre qui le vaille. D'abord je te dirai qu'il est tres sage, sans en avoir l'air; c'est fort rare quand il se grise. Il fait bien un peu son tetu quelquefois, mais dans le fond il est tout a fait doux. Non, tu ne peux pas savoir comme il est bon. Et un marin! A chaque saison de peche les capitaines se disputent pour l'avoir... La permission de son pere, elle etait bien sure de l'obtenir, car jamais elle n'avait ete contrariee dans ses volontes. Cela lui etait donc bien egal qu'il ne fut pas riche. D'abord, un marin comme ca, il suffirait d'un peu d'argent d'avance pour lui faire suivre six mois les cours de cabotage, et il deviendrait un capitaine a qui tous les armateurs voudraient confier des navires. Cela lui etait egal aussi qu'il fut un peu un geant; etre trop fort, ca peut devenir un defaut chez une femme, mais pour un homme cela ne nuit pas du tout a la beaute. Par ailleurs elle s'etait informee, sans en avoir l'air, aupres des filles du pays qui savaient toutes les histoires d'amour: on ne lui connaissait point d'engagements; sans paraitre tenir a l'une plus qu'a l'autre, il allait de droite et de gauche, a Lezardrieux aussi bien qu'a Paimpol, aupres des belles qui avaient envie de lui. Un soir de dimanche, tres tard, elle l'avait vu passer sous ses fenetres, reconduisant et serrant de pres une certaine Jeannie Caroff, qui etait jolie assurement, mais dont la reputation etait fort mauvaise. Cela, par exemple, lui avait fait un mal cruel. On lui avait assure aussi qu'il etait tres emporte; qu'etant gris, un soir, dans un certain cafe de Paimpol ou les Islandais font leurs fetes, il avait lance une grosse table en marbre au travers d'une porte qu'on ne voulait pas lui ouvrir... Tout cela, elle le lui pardonnait: on sait bien comment sont les marins, quelquefois, quand ca les prend... Mais, s'il avait le coeur bon, pourquoi etait-il venu la chercher, elle qui ne songeait a rien, pour la quitter apres; quel besoin avait-il eu de la regarder toute une nuit, avec ce beau sourire qui semblait si franc, et de prendre cette voix douce pour lui faire des confidences comme a une fiancee ? A present elle etait incapable de s'attacher a un autre et de changer. Dans ce meme pays, autrefois, quand elle etait tout a fait une enfant, on avait coutume de lui dire pour la gronder qu'elle etait une mauvaise petite, entetee dans ses idees comme aucune autre; cela lui etait reste. Belle demoiselle a present, un peu serieuse et hautaine d'allures, que personne n'avait faconnee, elle demeurait dans le fond toute pareille. Apres ce bal, l'hiver dernier s'etait passe dans cette attente de le revoir, et il n'etait meme pas venu lui dire adieu avant le depart d'Islande. Maintenant qu'il n'etait plus la, rien n'existait pour elle; le temps ralenti semblait se trainer - jusqu'a ce retour d'automne pour lequel elle avait forme ses projets d'en avoir le coeur net et d'en finir... ... Onze heures a l'horloge de la mairie, - avec cette sonorite particuliere que les cloches prennent pendant les nuits tranquilles des printemps. A Paimpol, onze heures, c'est tres tard; alors Gaud ferma sa fenetre et alluma sa lampe pour se coucher... Chez ce Yann, peut-etre bien etait-ce seulement de la sauvagerie; ou, comme lui aussi etait fier, etait-ce la peur d'etre refuse, la croyant trop riche?... Elle avait deja voulu le lui demander elle-meme tout simplement; mais c'etait Sylvestre qui avait trouve que ca ne pouvait pas se faire, que ce ne serait pas tres bien pour une jeune fille de paraitre si hardie. Dans Paimpol, on critiquait deja son air et sa toilette... ... Elle enlevait ses vetements avec la lenteur distraite d'une fille qui reve: d'abord sa coiffe de mousseline, puis sa robe elegante, ajustee a la mode des villes, qu'elle jeta au hasard sur une chaise. Ensuite son long corset de demoiselle, qui faisait causer les gens, par sa tournure parisienne. Alors sa taille, une fois libre, devint plus parfaite; n'etant plus comprimee, ni trop amincie par le bas, elle reprit ses lignes naturelles, qui etaient pleines et douce comme celle des statues en marbre; ses mouvements en changeaient les aspects, et chacune de ses poses etait exquise a regarder. La petite lampe, qui brulait seule a cette heure avancee, eclairait avec un peu de mystere ses epaules et sa poitrine, sa forme admirable qu'aucun oeil n'avait jamais regardee et qui allait sans doute etre perdue pour tous, se dessecher sans etre jamais vue, puisque ce Yann ne la voulait pas pour lui... Elle se savait jolie de figure, mais elle etait bien inconsciente de la beaute de son corps. Du reste, dans cette region de la Bretagne, chez les filles des pecheurs islandais, c'est presque de race, cette beaute- la; on ne la remarque plus guere, et meme les moins sages d'entre elles, au lieu d'en faire parade, auraient une pudeur a la laisser voir. Non, ce sont les raffines des villes qui attachent tant d'importance a ces choses pour les mouler ou les peindre... Elle se mit a defaire les especes de colimacons en cheveux qui etaient enroules au-dessus de ses oreilles et les deux nattes tomberent sur son dos comme deux serpents tres lourds. Elle les retroussa en couronne sur le haut de sa tete, - ce qui etait commode pour dormir; - alors, avec son profil droit, elle ressemblait a une vierge romaine. Cependant ses bras restaient releves, et, en mordant toujours sa levre, elle continuait de remuer dans ses doigts les tresses blondes, - comme un enfant qui tourmente un jouet quelconque en pensant a autre chose; apres, les laissant encore retomber, elle se mit tres vite a les defaire pour s'amuser, pour les etendre; bientot elle en fut couverte jusqu'aux reins, ayant l'air de quelque druidesse de foret. Et puis, le sommeil etant venu tout de meme, malgre l'amour et malgre l'envie de pleurer, elle se jeta brusquement dans son lit, en se cachant la figure dans cette masse soyeuse de ses cheveux, qui etait deployee a present comme un voile... Dans sa chaumiere de Ploubazlanec, la grand'mere Moan, qui etait, elle, sur l'autre versant plus noir de la vie, avait fini aussi par s'endormir, du sommeil glace des vieillards, en songeant a son petit- fils et a la mort. Et, a cette meme heure, a bord de la Marie, - sur la mer Boreale qui etait ce soir-la tres remuante - Yann et Sylvestre, les deux desires, se chantaient des chansons, tout en faisant gaiment leur peche a la lumiere sans fin du jour... Chapitre VI Environ un mois plus tard. - En juin. Autour de l'Islande, il fait cette sorte de temps rare que les matelots appellent le calme blanc; c'est-a-dire que rien ne bougeait dans l'air, comme si toutes les brises etaient epuisees, finies. Le ciel s'etait couvert d'un grand voile blanchatre, qui s'assombrissait par le bas, vers l'horizon, passait aux gris plombes, aux nuances ternes de l'etain. Et la-dessous, les eaux inertes jetaient un eclat pale, qui fatiguait les yeux et qui donnait froid. Cette fois-la, c'etaient des moires, rien que des moires changeantes qui jouaient sur la mer; des cernes tres legers, comme on en ferait en soufflant contre un miroir. Toute l'etendue luisante semblait couverte d'un reseau de dessins vagues qui s'enlacaient et se deformaient, tres vite effaces, tres fugitifs. Eternel soir ou eternel matin, il etait impossible de dire: un soleil qui n'indiquait plus aucune heure, restait la toujours, pour presider a ce resplendissement de choses mortes, il n'etait lui-meme qu'un autre cerne, presque sans contours, agrandi jusqu'a l'immense par un halo trouble. Yann et Sylvestre, en pechant a cote l'un de l'autre, chantaient: Jean- Francois de Nantes, la chanson qui ne finit plus, - s'amusant de sa monotonie meme et se regardant du coin de l'oeil pour rire de l'espece de drolerie enfantine avec laquelle ils reprenaient perpetuellement les couplets, en tachant d'y mettre un entrain nouveau a chaque fois. Leurs joues etaient roses sous la grande fraicheur salee; cet air qu'ils respiraient etait vivifiant et vierge; ils en prenaient plein leur poitrine, a la source meme de toute vigueur et de toute existence. Et pourtant, autour d'eux, c'etaient des aspects de non vie, de monde fini ou pas encore cree; la lumiere n'avait aucune chaleur; les choses se tenaient immobiles et comme refroidies a jamais, sous le regard de cette espece de grand oeil spectral qui etait le soleil. La Marie projetait sur l'etendue une ombre qui etait tres longue comme le soir, et qui paraissait verte, au milieu de ces surfaces polies refletant les blancheurs du ciel; alors, dans toute cette partie ombree qui ne miroitait pas, on pouvait distinguer par transparence ce qui se passait sous l'eau: des poissons innombrables, des myriades et de myriades, tous pareils, glissant doucement dans la meme direction, comme ayant un but dans leur perpetuel voyage. C'etaient des morues qui executaient leurs evolutions d'ensemble, toutes en long dans le meme sens, bien paralleles, faisant un effet de hachures grises, et sans cesse agitees d'un tremblement rapide, qui donnait un air de fluidite a cet amas de vies silencieuses. Quelquefois, avec un coup de queue brusque, toutes se retournaient en meme temps, montrant le brillant de leur ventre argente; et puis le meme coup de queue, le meme retournement, se propageait dans le banc tout entier par ondulations lentes, comme si des milliers de lames de metal eussent jete, entre deux eaux, chacune un petit eclair. Le soleil, deja tres bas, s'abaissait encore; donc s'etait le soir decidement. A mesure qu'il descendait dans les zones couleur de plomb qui avoisinaient la mer, il devenait jaune, et son cercle se dessinait plus net, plus reel. On pouvait le fixer avec les yeux, comme on fait pour la lune. Il eclairait pourtant; mais on eut dit qu'il n'etait pas du tout loin dans l'espace; il semblait qu'en allant, avec un navire, seulement jusqu'au bout de l'horizon, on eut rencontre la ce gros ballon triste, flottant dans l'air a quelques metres au-dessus des eaux. La peche allait assez vite; en regardant dans l'eau reposee, on voyait tres bien la chose se faire: les morues venir mordre, d'un mouvement glouton; ensuite se secouer un peu, se sentant piquees, comme pour mieux se faire accrocher le museau. Et, de minute en minute, vite, a deux mains, les pecheurs rentraient leur ligne, - rejetant la bete a qui devait l'eventer et l'aplatir. La flottille des Paimpolais etait eparse sur ce miroir tranquille, animant ce desert. Ca et la, paraissaient les petites voiles lointaines, deployees pour la forme puisque rien ne soufflait, et tres blanches, se decoupant en clair sur les grisailles des horizons. Ce jour-la, c'avait l'air d'un metier si calme, si facile, celui de pecheur d'Islande; - un metier de demoiselle... ***** Jean-Francois de Nantes; Jean-Francois. Jean-Francois! Ils chantaient, les deux grands enfants. Et Yann s'occupait bien peu d'etre si beau et d'avoir la mine si noble. D'ailleurs, enfant seulement avec Sylvestre, ne chantant et ne jouant jamais qu'avec celui-la; renferme au contraire avec les autres, et plutot fier et sombre; - tres doux pourtant quand on avait besoin de lui; toujours bon et serviable quand on ne l'irritait pas. Eux chantaient cette chanson-la; les deux autres, a quelques pas plus loin, chantaient autre chose, une autre melopee faite aussi de somnolence, de sante et de vague melancolie. On ne s'ennuyait pas et le temps passait. En bas, dans la cabine, il y avait toujours du feu, couvant au fond du fourneau de fer, et le couvercle de l'ecoutille etait maintenu ferme pour procurer des illusions de nuit a ceux qui avaient besoin de sommeil. Il leur fallait tres peu d'air pour dormir, et les gens moins robustes, eleves dans les villes, en eussent desire davantage. Mais, quand la poitrine profonde s'est gonflee tout le jour a meme l'atmosphere infinie, elle s'endort elle aussi, apres, et ne remue presque plus; alors on peut se tapir dans n'importe quel petit trou comme font les betes. On se couchait apres le quart, par fantaisie, a des moments quelconques, les heures n'important plus dans cette clarte continuelle. Et c'etaient toujours de bons sommes, sans agitations, sans reves, qui reposaient de tout. Quand par hasard l'idee etait aux femmes, cela par exemple agitait les dormeurs: en se disant que dans six semaines la peche allait finir, et qu'ils en possederaient bientot des nouvelles, ou des anciennes deja aimees, ils rouvraient tout grands leurs yeux. Mais cela venait rarement; ou bien alors on y songeait plutot a la maniere honnete: on se rappelait les epouses, les fiancees, les soeurs, les parentes... Avec l'habitude de la continence, les sens aussi s'endorment - pendant des periodes bien longues... ***** Jean-Francois de Nantes; Jean-Francois. Jean-Francois! ... Ils regardaient a present, au fond de leur horizon gris, quelque chose d'imperceptible. Une petite fumee, montant des eaux comme une queue microscopique, d'un autre gris, un tout petit peu plus fonce que celui du ciel. Avec leurs yeux exerces a sonder les profondeurs, ils l'avaient vite apercue: --Un vapeur, la-bas! --J'ai idee, dit le capitaine en regardant bien, j'ai idee que c'est un vapeur de l'Etat, - le croiseur qui vient faire sa ronde... Cette vague fumee apportait aux pecheurs des nouvelles de France, et, entre autres, certaine lettre de vieille grand'mere, ecrite par une main de belle jeune fille. Il se rapprocha lentement; bientot on vit sa coque noire, - c'etait bien le croiseur, qui venait faire un tour dans ces fiords de l'ouest. En meme temps, une legere brise qui s'etait levee, piquante a respirer, commencait a marbrer par endroits la surface des eaux mortes; elle tracait sur le luisant miroir des dessins d'un bleu vert, qui s'allongeaient en trainees, s'etendaient comme des eventails, ou se ramifiaient en forme de madrepores; cela se faisait tres vite avec un bruissement, c'etait comme un signe de reveil presageant la fin de cette torpeur immense. Et le ciel, debarrasse de son voile, devenait clair; les vapeurs, retombees sur l'horizon, s'y tassaient en amoncellements d'ouates grises, formant comme des murailles molles autour de la mer. Les deux glaces sans fin entre lesquelles les pecheurs etaient -celle d'en haut et celle d'en bas - reprenaient leur transparence profonde, comme si on eut essuye les buees qui les avaient ternies. Le temps changeait, mais d'une facon rapide qui n'etait pas bonne. Et, de differents points de la mer, de differents cotes de l'etendue, arrivaient des navires pecheurs: tous ceux de France qui rodaient dans ces parages, des Bretons, des Normands, des Boulonnais ou des Dunkerquois. Comme des oiseaux qui rallient a un rappel, ils se rassemblaient a la suite de se croiseur; il en sortait meme des coins vides de l'horizon, et leurs petites ailes grisatres apparaissaient partout. Ils peuplaient tout a fait le pale desert. Plus de lente derive, ils avaient tendu leurs voiles a la fraiche brise nouvelle et se donnaient de la vitesse pour s'approcher. L'Islande, assez lointaine, etait apparue aussi, avec un air de vouloir s'approcher comme eux; elle montrait de plus en plus nettement ses grandes montagnes de pierres nues, - qui n'ont jamais ete eclairee que par cote, par en dessous et comme a regret. Elle se continuait meme par une autre Islande de couleur semblable qui s'accentuait peu a peu; - mais qui etait chimerique, celle-ci, et dont les montagnes plus gigantesques n'etaient qu'une condensation de vapeurs. Et le soleil, toujours bas et trainant, incapable de monter au-dessus des choses, se voyait a travers cette illusion d'ile, tellement, qu'il paraissait pose devant et que c'etait pour les yeux un aspect incomprehensible. Il n'avait plus de halo, et son disque rond ayant repris des contours tres accuses, il semblait plutot quelque pauvre planete jaune, mourante, qui se serait arretee la, indecise, au milieu d'un chaos... Le croiseur, qui avait stoppe, etait entoure maintenant de la pleiade des Islandais. De tous ces navires se detachaient des barques, en coquille de noix, lui amenant a bord des hommes rudes aux longues barbes, dans des accoutrements assez sauvage. Ils avaient tous quelque chose a demander, un peu comme les enfants, des remedes pour des petites blessures, des reparations, des vivres, des lettres. D'autres venaient de la part de leurs capitaines se faire mettre aux fers, pour quelque mutinerie a expier; ayant tous ete au service de l'Etat, ils trouvaient la chose bien naturelle. Et quand le faux-pont etroit du croiseur fut encombre par quatre ou cinq de ces grands garcons etendus la boucle au pied, le vieux maitre qui les avait cadenasses leur dit: "Couche-toi de travers, donc, mes fils, qu'on puisse passer," ce qu'ils firent docilement, avec un sourire. Il y avait beaucoup de lettres cette fois, pour ces Islandais. Entre autres, deux pour la Marie, capitaine Guermeur, l'une a monsieur Gaos, Yann, la seconde a monsieur Moan, Sylvestre (celle-ci arrivee par le Danemark a Reykjavik, ou le croiseur l'avait prise). Le vaguemestre, puisant dans son sac en toile a voile, leur faisait la distribution, ayant quelque peine souvent a lire les adresses qui n'etaient pas toutes mises par de mains tres habiles. Et le commandant disait: --Depechez-vous, depechez-vous, le barometre baisse. Il s'ennuyait un peu de voir toutes ces petites coquilles de noix amenees a la mer, et tant de pecheurs assembles dans cette region peu sure. Yann et Sylvestre avaient l'habitude de lire leurs lettres ensemble. Cette fois, ce fut au soleil de minuit, qui les eclairait du haut de l'horizon toujours avec son meme aspect d'astre mort. Assis tous deux a l'ecart, dans un coin du pont, les bras enlaces et se tenant par les epaules, ils lisaient tres lentement, comme pour se mieux penetrer des choses du pays qui leur etaient dites. Dans la lettre d'Yann, Sylvestre trouva des nouvelles de Marie Gaos, sa petite fiancee; dans celle de Sylvestre, Yann lut les histoires droles de la vieille grand'mere Yvonne, qui n'avait pas sa pareille pour amuser les absents; et puis le dernier alinea qui le concernait: "Le bonjour de ma part au fils Gaos". Et, les lettres finies de lire, Sylvestre timidement montrait la sienne a son grand ami, pour essayer de lui faire apprecier la main qui l'avait tracee: --Regarde, c'est une tres belle ecriture, n'est-ce pas, Yann? Mais Yann qui savait tres bien quelle etait cette main de jeune fille, detourna la tete en secouant ses epaules, comme pour dire qu'on l'ennuyait a la fin avec cette Gaud. Alors Sylvestre replia soigneusement le pauvre petit papier dedaigne, le remit dans son enveloppe et le serra dans son tricot contre sa poitrine, se disant tout triste: --Bien sur, ils ne se marieront jamais... Mais qu'est-ce qu'il peut avoir comme ca contre elle?... ... Minuit sonne a la cloche du croiseur. Et ils restaient toujours la, assis, songeant au pays, aux absents, a mille choses, dans un reve... A ce moment, l'eternel soleil, qui avait un peu trempe son bord dans les eaux, recommenca a monter lentement. Et ce fut le matin... Deuxieme partie Chapitre I ... Il avait aussi change d'aspect et de couleur, le soleil d'Islande, et il ouvrait cette nouvelle journee par un matin sinistre. Tout a fait degage de son voile, il avait pris de grands rayons, qui traversaient le ciel comme des jets, annoncant le mauvais temps prochain. Il faisait trop beau depuis quelques jours, cela devait finir. La brise soufflait sur ce conciliabule de bateaux, comme eprouvant le besoin de l'eparpiller, d'en debarrasser la mer; et ils commencaient a se disperser, a fuir comme une armee en deroute, - rien que devant cette menace ecrite en l'air, a laquelle on ne pouvait plus se tromper. Cela soufflait toujours plus fort, faisant frissonner les hommes et les navires. Les lames, encore petites, se mettaient a courir les unes apres les autres, a se grouper; elles s'etaient marbrees d'abord d'une ecume blanche qui s'etalait dessus en bavures; ensuite, avec un gresillement, il en sortait des fumees; on eut dit que ca cuisait, que ca brulait; - et le bruit aigre de tout cela augmentait de minute en minute. On ne pensait plus a la peche, mais a la manoeuvre seulement. Les lignes etaient depuis longtemps rentrees. Ils se hataient tous de s'en aller, - les uns, pour chercher un abri dans les fiords, tenter d'arriver a temps; d'autres, preferant depasser la pointe sud d'Islande, trouvant plus sur de prendre le large et d'avoir devant eux de l'espace libre pour filer vent arriere. Ils se voyaient encore un peu les uns les autres; ca et la, dans les creux de lames, des voiles surgissaient, pauvres petites choses mouillees, fatiguees, fuyantes, - mais tenant debout tout de meme, comme ces jouets d'enfants en moelle de sureau que l'on couche en soufflant dessus, et qui toujours se redressent. La grande panne des nuages, qui s'etait condensee a l'horizon de l'ouest avec un aspect d'ile, se defaisait maintenant par le haut, et les lambeaux couraient dans le ciel. Elle semblait inepuisable, cette panne: le vent l'etendait, l'allongeait, l'etirait, en faisait sortir indefiniment des rideaux obscurs, qu'il deployait dans le clair ciel jaune, devenu d'une lividite froide et profonde. Toujours plus fort, ce grand souffle qui agitait toute chose. Le croiseur etait parti vers les abris d'Islande; les pecheurs restaient seuls sur cette mer remuee qui prenait un air mauvais et une teinte affreuse. Ils se pressaient, pour leurs dispositions de gros temps. Entre eux les distances augmentaient; ils allaient se perdre de vue. Les lames, frisees en volutes, continuaient de se courir apres, de se reunir, de s'agripper les unes les autres pour devenir toujours plus hautes, et, entre elles, les vides se creusaient. En quelques heures, tout etait laboure, bouleverse dans cette region la veille si calme, et, au lieu du silence d'avant on etait assourdi de bruit. Changement a vue que toute cette agitation d'a present, inconsciente, inutile, qui s'etait faite si vite. Dans quel but tout cela?... Quel mystere de destruction aveugle!... Les nuages achevaient de se deplier en l'air, venant toujours de l'ouest, se superposant, empresses, rapides, obscurcissant tout. Quelques dechirures jaunes restaient seules, par lesquels le soleil envoyait d'en bas ses derniers rayons en gerbes. Et l'eau, verdatre maintenant, etait de plus en plus zebree de baves blanches. A midi, la Marie avait tout a fait pris son allure de mauvais temps; ses ecoutilles fermees et ses voiles reduites, elle bondissait souple et legere; - au milieu du desarroi qui commencait, elle avait un air de jouer comme font les gros marsouins que les tempetes amusent. N'ayant plus que la misaine elle fuyait devant le temps, suivant l'expression de marine qui designe cette allure-la. En haut, c'etait devenu entierement sombre, une voute fermee, ecrasante, - avec quelques charbonnages plus noirs etendus dessus en taches informes, cela semblait presque un dome immobile, et il fallait regarder bien pour comprendre que c'etait au contraire en plein vertige de mouvement: grandes nappes grises, se depechant de passer, et sans cesse remplacees par d'autres qui venaient du fond de l'horizon, tentures de tenebres, se devidant comme d'un rouleau sans fin... Elle fuyait devant le temps, la Marie, fuyait, toujours plus vite; et le temps fuyait, aussi - devant je ne sais quoi de mysterieux et de terrible. La brise, la mer, la Marie, les nuages, tout etait pris d'un meme affolement de fuite et de vitesse dans le meme sens. Ce qui detalait le plus vite, c'etait le vent; puis les grosses levees de houle, plus lourdes, plus lentes, courant apres lui; puis la Marie entrainee dans ce mouvement de tout. Les lames la poursuivaient, avec leurs cretes blemes qui se roulaient dans une perpetuelle chute, et elle, - toujours rattrapee, toujours depassee, - leur echappait tout de meme, au moyen d'un sillage habile qu'elle se faisait derriere, d'un remous ou leur fureur se brisait. Et dans cette allure de fuite, ce qu'on eprouvait surtout, c'etait une illusion de legerete; sans aucune peine ni effort, on se sentait bondir. Quand la Marie montait sur ces lames, c'etait sans secousse comme si le vent l'eut enlevee; et sa redescente apres etait comme une glissade, faisant eprouver ce tressaillement du ventre qu'on a dans les chutes simulees des "chars russes" ou dans celles imaginaires des reves. Elle glissait comme a reculons, la montagne fuyante se derobant sous elle pour continuer de courir, et alors elle etait replongee dans un de ces grands creux qui couraient aussi; sans se meurtrir, elle en touchait le fond horrible, dans un eclaboussement d'eau qui ne la mouillait meme pas, mais qui fuyait comme tout le reste; qui fuyait et s'evanouissait en avant comme de la fumee, comme rien... Au fond de ces creux, il faisait plus noir, et apres chaque lame passee, on regardait derriere soi arriver l'autre; l'autre encore plus grande, qui se dressait toute verte par transparence; qui se depechait d'approcher, avec les contournements furieux, des volutes pretes a se refermer, un air de dire: "Attends que je t'attrape, et je t'engouffre..." ... Mais non: elle vous soulevait seulement, comme d'un haussement d'epaule on enleverait une plume; et, presque doucement, on la sentait passer sous soi, avec son ecume bruissante, son fracas de cascade. Et ainsi de suite, continuellement. Mais cela grossissait toujours. Ces lames se succedaient, plus enormes, en longues chaines de montagnes dont les vallees commencaient a faire peur. Et toute cette folie de mouvement s'accelerait, sous un ciel de plus en plus sombre, au milieu d'un bruit plus immense. C'etait bien du tres gros temps, et il fallait veiller. Mais, tant qu'on a devant soi de l'espace libre, de l'espace pour courir! Et puis, justement la Marie, cette annee-la, avait passe sa saison dans la partie la plus occidentale des pecheries d'Islande; alors toute cette fuite dans l'Est etait autant de bonne route faite pour le retour. Yann et Sylvestre etaient a la barre, attaches par la ceinture. Ils chantaient encore la chanson de Jean-Francois de Nantes; grises de mouvement et de vitesse ils chantaient a pleine voix, riant de ne plus s'entendre au milieu de tout ce dechainement de bruits, s'amusant a tourner la tete pour chanter contre le vent et perdre haleine. --Eh ben! Les enfants, ca sent-il le renferme, la-haut? leur demandait Guermeur, passant sa figure barbue par l'ecoutille entrebaillee, comme un diable pret a sortir de sa boite. Oh! non, ca ne sentait pas le renferme, pour sur. Ils n'avaient pas peur, ayant la notion exacte de ce qui est maniable, ayant confiance dans la solidite de leur bateau, dans la force de leurs bras. Et aussi dans la protection de cette Vierge de faience qui, depuis quarante annees de voyages en Islande, avait danse tant de fois cette mauvaise danse-la toujours souriante entre ses bouquets de fausses fleurs... Jean-Francois de Nantes; Jean-Francois. Jean-Francois! En general, on ne voyait pas loin autour de soi; a quelques centaines de metres, tout paraissait finir en especes d'epouvantes vagues, en cretes blemes qui se herissaient, fermant la vue. On se croyait toujours au milieu d'une scene restreinte, bien que perpetuellement changeante; et, d'ailleurs, les choses etaient noyees dans cette sorte de fumee d'eau, qui fuyait en nuage, avec une extreme vitesse, sur toute la surface de la mer. Mais, de temps a autre, une eclaircie se faisait vers le nord-ouest d'ou une saute de vent pouvait venir: alors une lueur frisante arrivait de l'horizon; un reflet trainant, faisant paraitre plus sombre le dome de ce ciel, se repandait sur les cretes blanches agitees. Et cette eclaircie etait triste a regarder; ces lointains entrevus, ces echappees serraient le coeur davantage en donnant trop bien a comprendre que c'etait le meme chaos partout, la meme fureur - jusque derriere ces grands horizons vides et infiniment au dela: l'epouvante n'avait pas de limites, et on etait seul au milieu! Une clameur geante sortait des choses comme un prelude d'apocalypse jetant l'effroi des fins de monde. Et on y distinguait des milliers de voix: d'en haut, il en venait de sifflantes ou de profondes, qui semblaient presque lointaines a force d'etre immenses: cela c'etait le vent, la grande ame de ce desordre, la puissance invisible menant tout. Il faisait peur, mais il y avait d'autres bruits, plus rapproches, plus materiels, plus menacants de detruire, que rendait l'eau tourmentee, gresillant comme sur des braises... Toujours cela grossissait. Et, malgre leur allure de fuite, la mer commencait a les couvrir, a les manger comme ils disaient: d'abord des embruns fouettant de l'arriere, puis de l'eau a paquets, lancee avec une force a tout briser. Les lames se faisaient toujours plus hautes, plus follement hautes, et pourtant elles etaient dechiquetees a mesure, on en voyait de grands lambeaux verdatres, qui etaient de l'eau retombante que le vent jetait partout. Il en tombait de lourdes masses sur le pont, avec un bruit claquant, et alors la Marie vibrait tout entiere comme de douleur. Maintenant on ne distinguait plus rien, a cause de toute cette bave blanche, eparpillee; quand les rafales gemissaient plus fort, on la voyait courir en tourbillons plus epais - comme, en ete, la poussiere des routes. Une grosse pluie, qui etait venue, passait aussi tout en biais, horizontale, et ces choses ensemble sifflaient, cinglaient, blessaient comme des lanieres. Ils restaient tous les deux a la barre, attaches et se tenant ferme, vetus de leurs cirages, qui etaient durs et luisants comme des peaux de requins; ils les avaient bien serres au cou, par des ficelles goudronnees, bien serres aux poignets et aux chevilles pour ne pas laisser d'eau passer, et tout ruisselait sur eux, qui enflaient le dos quand cela tombait plus dru, en s'arc-boutant bien pour ne pas etre renverses. La peau des joues leur cuisait et ils avaient la respiration a toute minute coupee. Apres chaque grande masse d'eau tombee, ils se regardaient - en souriant, a cause de tout ce sel amasse dans leur barbe. A la longue, pourtant, cela devenait une extreme fatigue, cette fureur, qui ne s'apaisait pas, qui restait toujours a son meme paroxysme exaspere. Les rages des hommes, celles des betes s'epuisent et tombent vite; - il faut subir longtemps, longtemps celles des choses inertes qui sont sans cause et sans but, mysterieuses comme la vie et comme la mort. Jean-Francois de Nantes; Jean-Francois. Jean-Francois! A travers leurs levres devenues blanches, le refrain de la vieille chanson passait encore, mais comme une chose aphone, reprise de temps a autre inconsciemment. L'exces de mouvement et de bruit les avait rendus ivres, ils avaient beau etre jeunes, leurs sourires grimacaient sur leurs dents entrechoquees par un tremblement de froid; leurs yeux, a demi fermes sous les paupieres brulees qui battaient, restaient fixes dans une atonie farouche. Rives a leur barre comme deux arcs-boutants de marbre, ils faisaient, avec leurs mains crispees et bleuis, les efforts qu'il fallait, presque sans penser, par simple habitude des muscles. Les cheveux ruisselants, la bouche contractee, ils etaient devenus etranges, et en eux repassait tout un fond de sauvagerie primitive. Ils ne se voyaient plus! ils avaient conscience seulement d'etre encore la, a cote l'un de l'autre. Aux instants plus dangereux, chaque fois que se dressait, derriere, la montagne d'eau nouvelle, surplombante, bruissante, horrible, heurtant leur bateau avec un grand fracas sourd, une de leurs mains s'agitait pour un signe de croix involontaire. Ils ne songeaient plus a rien, ni a Gaud, ni a aucune femme, ni a aucun mariage. Cela durait depuis trop longtemps, ils n'avaient plus de pensees; leur ivresse de bruit, de fatigue et de froid, obscurcissait tout dans leur tete. Ils n'etaient plus que deux piliers de chair raidie qui maintenaient cette barre; que deux betes vigoureuses cramponnees la par instinct pour ne pas mourir. Chapitre II ...C'etait en Bretagne, apres la mi-septembre, par une journee deja fraiche. Gaud cheminait toute seule sur la lande de Ploubazlanec, dans la direction de Pors-Even. Depuis pres d'un mois, les navires islandais etaient rentres, - moins deux qui avaient disparu dans ce coup de vent de juin. Mais la Marie ayant tenu bon, Yan et tous ceux du bord etaient au pays tranquillement. Gaud se sentait tres troublees, a l'idee qu'elle se rendait chez ce Yann. Une seule fois elle l'avait vu depuis le retour d'Islande; c'etait quand on etait alle, tous ensemble, conduire le pauvre petit Sylvestre, a son depart pour le service. (On l'avait accompagne jusqu'a la diligence, lui, pleurant un peu, sa vieille grand'mere pleurant beaucoup, et il etait parti pour rejoindre le quartier de Brest.) Yann, qui etait venu aussi pour embrasser son petit ami, avait fait mine de detourner les yeux quand elle l'avait regarde, et comme il avait beaucoup de monde autour de cette voiture, - d'autres inscrits qui s'en allaient, des parents assembles pour leur dire adieu - il n'y avait pas eu moyen de se parler. Alors elle avait pris a la fin une grande resolution, et, un peu craintive, s'en allait chez les Gaos. Son pere avait eu jadis des interets communs avec celui d'Yann (de ces affaires compliquees qui, entre pecheurs comme entre paysans, n'en finissent plus) et lui redevait une centaine de francs pour la vente d'une barque qui venait de se faire a la part. --Vous devriez, avait-elle dit, me laisser lui porter cet argent, mon pere; d'abord je serais contente de voir Marie Gaos; puis je ne suis jamais allee si loin en Ploubazlanec, et cela m'amuserait de faire cette grande course. Au fond elle avait une curiosite anxieuse de cette famille d'Yann, ou elle entrerait peut-etre un jour, de cette maison, de ce village. Dans une derniere causerie, Sylvestre, avant de partir, lui avait explique a sa maniere la sauvagerie de son ami: --Vois-tu, Gaud, c'est parce qu'il est comme cela; il ne veut se marier avec personne, par idee a lui; il n'aime bien que la mer, et meme un jour, par plaisanterie, il nous a dit lui avoir promis le mariage. Elle lui pardonnerait donc ses manieres d'etre, et, retrouvant toujours dans sa memoire son beau sourire franc de la nuit du bal, elle se reprenait a esperer. Si elle le rencontrait la, au logis, elle ne lui dirait rien, bien sur; son intention n'etait point de se montrer si osee. Mais lui, la revoyant de pres, parlerait peut-etre... Chapitre III Elle marchait depuis une heure, alerte, agitee, respirant la brise saine du large. Il y avait de grands calvaires plantes aux carrefours des chemins. De loin en loin, elle traversait de ces petits hameaux de marins qui sont toute l'annee battus par le vent, et dont la couleur est celle des rochers. Dans l'un, ou le sentier se retrecissait tout a coup entre des murs sombres, entre de hauts toits en chaume pointus comme des huttes celtiques, une enseigne de cabaret la fit sourire: "Au cidre chinois", et on avait peint deux magots en robe verte et rose, avec des queues, buvant du cidre. Sans doute une fantaisie de quelque ancien matelot revenu de la-bas... En passant, elle regardait tout; les gens qui sont tres preoccupes par le but de leur voyage s'amusent toujours plus que les autres aux mille details de la route. Le petit village etait loin derriere elle maintenant, et, a mesure qu'elle s'avancait sur ce dernier promontoire de la terre bretonne, les arbres se faisaient plus rares autour d'elle, la campagne plus triste. Le terrain etait ondule, rocheux, et, de toutes les hauteurs, on voyait la grande mer. Plus d'arbres du tout a present; rien que la lande rase, aux ajoncs verts, et, ca et la, les divins crucifies decoupant sur le ciel leurs grands bras en croix, donnant a tout ce pays l'air d'un immense lieu de justice. A un carrefour, garde par un de ces christs enormes, elle hesita entre deux chemins qui fuyaient entres des talus d'epines. Une petite fille qui arrivait se trouva a point pour la tirer d'embarras: --Bonjour, mademoiselle Gaud! C'etait une petite Gaos, une petite soeur d'Yann. Apres l'avoir embrassee, elle lui demanda si ses parents etaient a la maison. --Papa et maman, oui. Il n'y a que mon frere Yann, dit la petite sans aucune malice, qui est alle a Loguivy; mais je pense qu'il ne sera pas tard dehors. Il n'etait pas la, lui! Encore se mauvais sort qui l'eloignait d'elle partout et toujours. Remettre sa visite a une autre fois, elle y pensa bien. Mais cette petite qui l'avait vue en route, qui pourrait parler... Que penserait-on de cela a Pors-Even? Alors elle decida poursuivre, en musant le plus possible, afin de lui donner le temps de rentrer. A mesure qu'elle approchait de ce village d'Yann, de cette pointe perdue, les choses devenaient toujours plus rudes et plus desolees. Ce grand air de mer qui faisait les hommes plus forts, faisait aussi les plantes plus basses, courtes, trapues, aplaties sur le sol dur. Dans le sentier, il y avait des goemons qui trainaient par terre, feuillages d'ailleurs, indiquant qu'un autre monde etait voisin. Ils se repandaient dans l'air leur odeur saline. Gaud rencontrait quelquefois des passants, gens de mer, qu'on voyait a longue distance dans ce pays nu, se dessinant, comme agrandis, sur la ligne haute et lointaine des eaux. Pilotes ou pecheurs, ils avaient toujours l'air de guetter au loin, de veiller sur le large; en la croisant, ils lui disaient bonjour. Des figures brunies, tres males et decidees, sous un bonnet de marin. L'heure ne passait pas, et vraiment elle ne savait que faire pour allonger sa route; ces gens s'etonnaient de la voir marcher si lentement. Ce Yann, que faisait-il a Loguivy? Il courtisait les filles peut-etre... Ah! Si elle avait su comme il s'en souciait peu, des belles. De temps en temps, si l'envie lui en prenait de quelqu'une, il n'avait en general qu'a se presenter. Les fillettes de Paimpol, comme dit la vieille chanson islandaise, sont un peu folles de leur corps, et ne resistant guere a un garcon aussi beau. Non, tout simplement, il etait alle faire une commande a certain vannier de ce village, qui avait seul dans le pays la bonne maniere pour tresser les casiers a prendre les homards. Sa tete etait tres libre d'amour en ce moment. Elle arriva a une chapelle, qu'on apercevait de loin sur une hauteur. C'etait une chapelle toute grise, tres petite et tres vieille; au milieu de l'aridite d'alentour, un bouquet d'arbres, gris aussi et deja sans feuilles, lui faisait des cheveux, des cheveux jetes tous du meme cote, comme par une main qu'on y aurait passee. Et cette main etait celle aussi qui fait sombrer les barques des pecheurs, main eternelle des vents d'ouest qui couche, dans le sens des lames et de la houle, les branches tordues des rivages. Ils avaient pousse de travers et echeveles, les vieux arbres, courbant le dos sous l'effort seculaire de cette main-la. Gaud se trouvait presque au bout de sa course, puisque c'etait la chapelle de Pors-Even; alors elle s'y arreta, pour gagner encore du temps. Un petit mur croulant dessinait autour un enclos enfermant des croix. Et tout etait de la meme couleur, la chapelle, les arbres et les tombes; le lieu tout entier semblait uniformement hale, ronge par le vent de la mer; un meme lichen grisatre, avec ses taches d'un jaune pale de soufre, couvrait les pierres, les branches noueuses, et les saints en granit qui se tenaient dans les niches du mur. Sur une de ces croix de bois, un nom etait ecris en grosses lettres: Gaos. - Gaos, Joel, quatre-vingts ans. Ah! Oui, le grand-pere; elle savait cela. La mer n'en avait pas voulu, de ce vieux marin. Du reste, plusieurs des parents d'Yann devaient dormir dans cet enclos, c'etait naturel, et elle aurait du s'y attendre; pourtant ce nom lu sur cette tombe lui faisait une impression penible. Afin de perdre un moment de plus, elle entra dire une priere sous ce porche antique, tout petit, use, badigeonne de chaux blanche. Mais la elle s'arreta, avec un plus fort serrement de coeur. Gaos! encore ce nom, grave sur une des plaques funeraires comme on en met pour garder le souvenir de ceux qui meurent au large. Elle se mit a lire cette inscription: En memoire de GAOS, Jean-Louis age de 24 ans, matelot a bord de la Marguerite, disparu en Islande, le 3 aout 1877. Qu'il repose en paix! L'Islande, - toujours l'Islande! - Par tout, a cette entree de chapelle, etaient clouees d'autres plaques de bois, avec des noms de marins morts. C'etait le coin des naufrages de Pors-Even, et elle regretta d'y etre venue, prise d'un pressentiment noir. A Paimpol, dans l'eglise, elle avait vu des inscriptions pareilles; mais ici, dans ce village, il etait plus petit, plus fruste, plus sauvage, le tombeau vide des pecheurs islandais. Il y avait de chaque cote un banc de granit, pour les veuves, pour les meres: et ce lieu bas, irregulier comme une grotte, etait garde par une bonne vierge tres ancienne, repeinte en rose, avec de gros yeux mechants, qui ressemblait a Cybele, deesse primitive de la terre. Gaos! Encore! En memoire de GAOS, Francois epoux de Anne-Marie LE GOASTER, capitaine a bord du Paimpolais, perdu en Islande du 1er au 3 avril 1877, avec vingt- trois hommes composant son equipage. Qu'ils reposent en paix! Et, en bas, deux os de mort en croix sous un crane noir avec des yeux verts, peinture naive et macabre, sentant encore la barbarie d'un autre age. Gaos! partout ce nom! Un autre Gaos s'appelait Yves, enleve du bord de son navire et disparu aux environs de Norden-Fjord, en Islande, a l'age de vingt-deux ans. La plaque semblait etre la depuis de longues annees; il devait etre bien oublie, celui-la... En lisant, il lui venait pour ce Yann des elans de tendresse douce, et un peu desesperee aussi. Jamais, non, jamais il ne serait a elle! Comment le disputer a la mer, quand tant d'autres Gaos y avaient sombre, des ancetres, des freres, qui devaient avoir avec lui des ressemblances profondes. Elle entra dans la chapelle, deja obscure, a peine eclairee par ses fenetres basses aux parois epaisses. Et la, le coeur plein de larmes qui voulaient tomber, elle s'agenouilla pour prier devant des saints et des saintes enormes, entoures de fleurs grossieres, et qui touchaient la voute avec leur tete. Dehors, le vent qui se levait commencait a gemir, comme rapportant au pays breton la plainte des jeunes hommes morts. Le soir approchait; il fallait pourtant bien se decider a faire sa visite et s'acquitter de sa commission. Elle reprit sa route et, apres s'etre informee dans le village, elle trouva la maison des Gaos, qui etait adossee a une haute falaise; on y montait par une douzaine de marches en granit. Tremblant un peu a l'idee que Yann pouvait etre revenu, elle traversa le jardinet ou poussaient des chrysanthemes et des veroniques. En entrant, elle dit qu'elle apportait l'argent de cette barque vendue, et on la fit asseoir tres poliment pour attendre le retour du pere, qui lui signerait son recu. Parmi tout ce monde qui etait la, ses yeux chercherent Yann, mais elle ne le vit point. On etait fort occupe dans la maison. Sur une grande table bien blanche, on taillait deja a la piece, dans du coton neuf, des costumes appeles cirages, pour la prochaine saison d'Islande. --C'est que, voyez-vous, mademoiselle Gaud, il leur en faut a chacun deux rechanges complets pour la-bas. On lui expliqua comment on s'y prenait apres pour les peindre et les cirer, ces tenues de misere. Et, pendant qu'on lui detaillait la chose, ses yeux parcouraient attentivement ce logis des Gaos. Il etait amenage a la maniere traditionnelle des chaumieres bretonnes; une immense cheminee occupait le fond, et des lits en armoire s'etageaient sur les cotes. Mais cela n'avait pas l'obscurite ni la melancolie de ces gites des laboureurs, qui sont toujours a demi enfouis au bord des chemins; c'etait clair et propre, comme en general chez les gens de mer. Plusieurs petits Gaos etaient la, garcons ou filles, tous freres d'Yann, - sans compter deux grands qui naviguaient. Et, en plus, une bien petite blonde, triste et proprette, qui ne ressemblait pas aux autres. --Une que nous avons adoptee l'an dernier, expliqua la mere; nous en avions deja beaucoup pourtant; mais, que voulez-vous, mademoiselle Gaud! son pere etait de la Marie-Dieu-l'aime, qui s'est perdue en Islande a la saison derniere, comme vous savez, - alors, entre voisins, on s'est partage les cinq enfants qui restaient et celle-ci nous est echue. Entendant qu'on parlait d'elle, la petite adoptee baissait la tete et souriait en se cachant contre le petit Laumec Gaos qui etait son prefere. Il y avait un air d'aisance partout dans la maison, et la fraiche sante se voyait epanouie sur toutes ces joues roses d'enfants. On mettait beaucoup d'empressement a recevoir Gaud - comme une belle demoiselle dont la visite etait un honneur pour la famille. Par un escalier de bois blanc tout neuf, on la fit montrer dans la chambre d'en haut qui etait la gloire du logis. Elle se rappelait bien l'histoire de la construction de cet etage; c'etait a la suite d'une trouvaille de bateau abandonne faite en Manche par le pere Gaos et son cousin le pilote; la nuit du bal, Yann lui avait raconte cela. Cette chambre de l'epave etait jolie et gaie dans sa blancheur toute neuve; il y avait deux lits a la mode des villes, avec des rideaux en perse rose; une grande table au milieu. Par la fenetre, on voyait tout Paimpol, toute la rade, avec les Islandais la-bas, au mouillage, - et la passe par ou ils s'en vont. Elle n'osait pas questionner, mais elle aurait bien voulu savoir ou dormait Yann; evidemment, tout enfant, il avait du habiter en bas, dans quelqu'un de ces antiques lits en armoire. Mais a present, c'etait peut- etre ici, entre ces beaux rideaux roses. Elle aurait aime etre au courant des details de sa vie, savoir surtout a quoi se passaient ses longues soirees d'hiver... ... Un pas un peu lourd dans l'escalier la fit tressaillir. Non, ce n'etait pas Yann, mais un homme qui lui ressemblait malgre ses cheveux deja blancs, qui avait presque sa haute stature et qui etait droit comme lui: le pere Gaos rentrant de la peche. Apres l'avoir saluee et s'etre enquis des motifs de sa visite, il lui signa son recu, ce qui fut un peu long, car sa main n'etait plus, disait-il, tres assuree. Cependant il n'acceptait pas ces cent francs comme un payement definitif, le desinteressant de cette vente de barque; non, mais comme un acompte seulement; il en recauserait avec M. Mevel. Et Gaud, a qui l'argent importait peu, fit un petit sourire imperceptible: allons, bon, cette histoire n'etait pas encore finie, elle s'en etait bien doutee; d'ailleurs, cela l'arrangeait d'avoir encore des affaires melees avec les Gaos. On s'excusait presque, dans la maison de l'absence d'Yann, comme si on eut trouve plus honnete que toute la famille fut la assemblee pour la recevoir. Le pere avait peut-etre meme devine, avec sa finesse de vieux matelot, que son fils n'etait pas indifferent a cette belle heritiere; car il mettait un peu d'insistance a toujours reparler de lui: --C'est bien etonnant, disait-il, il n'est jamais si tard dehors. Il est alle a Loguivy, mademoiselle Gaud, acheter des casiers pour prendre les homards; comme vous savez, c'est notre grande peche de l'hiver. Elle, distraite, prolongeait sa visite, ayant cependant conscience que c'etait trop, et sentant un serrement de coeur lui venir a l'idee qu'elle ne le verrait pas. --Un homme sage comme lui, qu'est-ce qu'il peut bien faire? Au cabaret, il n'y est pas, bien sur; nous n'avons pas cela a craindre avec notre fils. -Je ne dis pas, une fois de temps en temps, le dimanche, avec des camarades... Vous savez mademoiselle Gaud, les marins... Eh! mon Dieu, quand on est jeune homme, n'est-ce pas, pourquoi s'en priver tout a fait?... Mais la chose est bien rare avec lui, c'est un homme sage, nous pouvons le dire. Cependant la nuit venait; on avait replie les cirages commences, suspendu le travail. Les petits Gaos et la petite adoptee, assis sur des bancs, se serraient les un aux autres, attriste par l'heure grise du soir, et regardaient Gaud, ayant l'air de se demander: "A present, pourquoi ne s'en va-t-elle pas?" Et, dans la cheminee, la flamme commencait a eclairer rouge, au milieu du crepuscule qui tombait. --Vous devriez rester manger la soupe avec nous, mademoiselle Gaud. Oh! non, elle ne le pouvait pas; le sang lui monta tout a coup au visage a la pensee d'etre restee si tard. Elle se leva et prit conge. Le pere d'Yann s'etait leve lui aussi pour l'accompagner un bout de chemin, jusqu'au dela de certain bas-fond isole ou de vieux arbres font un passage noir. Pendant qu'ils marchaient pres l'un de l'autre, elle se sentait prise pour lui de respect et de tendresse; elle avait envie de lui parler comme a un pere, dans des elans qui lui venaient; puis les mots s'arretaient dans sa gorge, et elle ne disait rien. Ils s'en allaient, au vent froid du soir qui avait l'odeur de la mer, rencontrant ca et la, sur la rase lande, des chaumieres deja fermees, bien sombres, sous leur toiture bossue, pauvres nids ou des pecheurs etaient blottis; rencontrant les croix, les ajoncs et les pierres. Comme c'etait loin, ce Pors-Even, et comme elle s'y etait attardee! Quelquefois ils croisaient des gens qui revenaient de Paimpol ou de Loguivy; en regardant approcher ces silhouettes d'hommes, elle pensait chaque fois a lui, a Yann; mais c'etait aise de le reconnaitre a distance et vite elle etait decue. Ses pieds s'embarrassaient dans de longues plantes brunes, emmelees comme des chevelures, qui etaient les goemons trainant a terre. A la croix de Plouezoc'h, elle salue le vieillard, le priant de retourner. Les lumieres de Paimpol se voyaient deja, et il n'y avait plus aucune raison d'avoir peur. Allons, c'etait fini pour cette fois... Et qui sait a present quand elle verrait Yann... Pour retourner a Pors-Even, les pretextes ne lui auraient pas manque, mais elle aurait eu trop mauvais air en recommencant cette visite. Il fallait etre plus courageuse et plus fiere. Si seulement Sylvestre, son petit confident, eut ete la encore, elle l'aurait charge peut-etre d'aller trouver Yann de sa part, afin de le faire s'expliquer. Mais il etait parti et pour combien d'annees?... Chapitre IV - Me marier? Disait Yann a ses parents le soir, - me marier? Eh! donc, mon Dieu, pour quoi faire? - Est-ce que je serai jamais si heureux qu'ici avec vous; pas de soucis, pas de contestations avec personne, et la bonne soupe toute chaude chaque soir, quand je rentre de la mer... Oh! je comprends bien, allez, qu'il s'agit de celle qui est venue a la maison aujourd'hui. D'abord, une fille si riche, en vouloir a de pauvres gens comme nous, ca n'est pas assez clair a mon gre. Et puis ni celle-la ni une autre, on, c'est tout reflechi, je ne me marie pas, ca n'est pas mon idee. Ils se regarderent en silence, les deux vieux Gaos, desappointes profondement; car, apres en avoir cause ensemble, ils croyaient etre bien surs que cette jeune fille ne refuserait pas leur beau Yann. Mais ils ne tenterent point d'insister, sachant combien ce serait inutile. Sa mere surtout baissa la tete et ne dit plus mot; elle respectait les volontes de ce fils, de cet aine qui avait presque rang de chef de famille: bien qu'il fut toujours tres doux et tres tendre avec elle, soumis plus qu'un enfant pour les petites choses de la vie, il etait depuis longtemps son maitre absolu pour les grandes, echappant a toute pression avec une independance tranquillement farouche. Il ne veillait jamais tard, ayant l'habitude, comme les autres pecheurs, de se lever avant le jour. Et apres souper, des huit heures, ayant jete un dernier coup d'oeil de satisfaction a ses casiers de Loguivy, a ses filets neufs, il commenca de se deshabiller, l'esprit en apparence fort calme; puis il monta se coucher, dans le lit a rideaux de perse rose qu'il partageait avec Laumec son petit frere. Chapitre V ...Depuis quinze jours, Sylvestre, le petit confident de Gaud, etait au cartier de Brest; - tres depayse, mais tres sage; portant cranement son col bleu ouvert et son bonnet a pompon rouge; superbe en matelot, avec son allure roulante et sa haute taille; dans le fond, regrettant toujours sa bonne vieille grand'mere et reste l'enfant innocent d'autrefois. Un seul soir il s'etait grise, avec des pays, parce que c'est l'usage: ils etaient rentres au quartier, toute une bande se donnant le bras, en chantant a tue-tete. Un dimanche aussi, il etait alle au theatre dans les galeries hautes. On jouait un de ces grands drames ou les matelots, s'exasperant contre le traitre, l'accueillent avec un hou! qu'ils poussent tous ensemble et qui fait un bruit profond comme le vent d'ouest. Il avait surtout trouve qu'il y faisait tres chaud, qu'on y manquait d'air et de place; une tentative pour enlever son paletot lui avait valu une reprimande de l'officier de service. Et il s'etait endormi sur la fin. En rentrant a la caserne, passe minuit, il avait rencontre des dames d'un age assez mur, coiffees en cheveux, qui faisaient les cent pas sur leur trottoir. --Ecoute ici, joli garcon, disaient-elles avec des grosses voix rauques. Il avait bien compris tout de suite ce qu'elles voulaient, n'etant point si naif qu'on aurait pu le croire. Mais le souvenir, evoque tout a coup, de sa vieille grand'mere et de Marie Gaos, l'avait fait passer devant elles tres dedaigneux, les toisant du haut de sa beaute et de sa jeunesse avec un sourire de moquerie enfantine. Elles avaient meme ete fort etonnees, les belles, de la reserve de ce matelot: --As-tu vu celui-la!... Prends garde, sauve-toi, mon fils; sauve-toi, l'on va te manger. Et le bruit de choses fort vilaines qu'elles lui criaient s'etait perdu dans la rumeur vague qui emplissait les rues, par cette nuit de dimanche. Il se conduisait a Brest comme en Islande; comme au large, il restait vierge. - Mais les autres ne se moquaient pas de lui, parce qu'il etait tres fort, ce qui inspire le respect aux marins. Chapitre VI Un jour on l'appela au bureau de sa compagnie; on avait a lui annoncer qu'il etait designe pour la Chine, pour l'escadre de Formose!... Il se doutait depuis longtemps que ca arriverait, ayant entendu dire a ceux qui lisaient les journaux que, par la-bas, la guerre n'en finissait plus. A cause de l'urgence du depart, on le prevenait en meme temps qu'on ne pourrait pas lui donner la permission accordee d'ordinaire, pour les adieux, a ceux qui vont en campagne: dans cinq jours, il faudrait faire son sac et s'en aller. Il lui vint un trouble extreme: c'etait le charme des grands voyages, de l'inconnu, de la guerre: aussi l'angoisse de tout quitter, avec l'inquietude vague de ne plus revenir. Mille choses tourbillonnaient dans sa tete. Un grand bruit se faisait autour de lui, dans les salles du quartier, ou quantite d'autres venaient d'etre designes aussi pour cette escadre de Chine. Et vite il ecrivit a sa pauvre vieille grand'mere, vite au crayon, assis par terre, isole dans une reverie agitee, au milieu du va-et-vient et de la clameur de tous ces jeunes hommes qui, comme lui, allaient partir. Chapitre VII Elle est un peu ancienne, son amoureuse! Disaient les autres, deux jours apres, en riant derriere lui; c'est egal, ils ont l'air de bien s'entendre tout de meme. Ils s'amusaient de le voir, pour la premiere fois, se promener dans les rues de Recouvrance avec une femme au bras, comme tout le monde, se penchant vers elle d'un air tendre, lui disant des choses qui avaient l'air tout a fait douces. Une petite personne a la tournure assez alerte, vue de dos; - des jupes un peu courtes, par exemple, pour la mode du jour; un petit chale brun, et une grande coiffe de Paimpolaise. Elle aussi, suspendue a son bras, se retournait vers lui pour le regarder avec tendresse. --Elle est un peu ancienne, l'amoureuse! Ils disaient cela, les autres, sans grande malice, voyant bien que c'etait une bonne vieille grand'mere, venue de la campagne. ...Venue en hate, prise d'une epouvante affreuse, a la nouvelle du depart de son petit-fils: - car cette guerre de Chine avait deja coute beaucoup de marins au pays de Paimpol. Ayant reuni toutes ses pauvres petites economies, arrange dans un carton sa belle robe des dimanches et une coiffe de rechange, elle etait partie pour l'embrasser au moins encore une fois. Tout droit elle avait ete le demander a la caserne et d'abord l'adjudant de sa compagnie avait refuse de le laisser sortir. --Si vous voulez reclamer, allez, ma bonne dame, allez vous adresser au capitaine, le voila qui passe. Et carrement, elle y etait allee. Celui-ci s'etait laisse toucher. --Envoyez Moan se changer, avait-il dit. Et Moan, quatre a quatre, etait monte se mettre en toilette de ville, - tandis que la bonne vieille, pour l'amuser, comme toujours, faisait par derriere a cet adjudant une fine grimace impayable, avec une reverence. Ensuite, quand il reparut, le petit-fils bien decollete dans sa tenue de sortie, elle avait ete emerveillee de le trouver si beau: sa barbe noire, qu'un coiffeur lui avait taillee, etait en pointe a la mode des marins cette annee-la, les liettes de sa chemise ouverte etaient frisee menu, et son bonnet avait de longs rubans qui flottaient termines par des encres d'or. Un instant elle s'etait imagine voir son fils Pierre qui, vingt ans auparavant, avait ete lui aussi gabier de la flotte, et le souvenir de ce long passe deja enfui derriere elle, de tous ces morts, avait jete furtivement sur l'heure presente une ombre triste. Tristesse vite effacee. Ils etaient sortis bras dessus bras dessous, dans la joie d'etre ensemble; - et c'est alors que, la prenant pour son amoureuse, on l'avait jugee "un peu ancienne". Elle l'avait emmene diner, en partie fine, dans une auberge tenue par des Paimpolais, qu'on lui avait recommandee comme n'etant pas trop chere. Ensuite, se donnant le bras toujours, ils etaient alles dans Brest, regarder les etalages des boutiques. Et rien n'etait si amusant que tout ce qu'elle trouvait a dire pour faire rire son petit-fils, - en breton de Paimpol que les passants ne pouvaient pas comprendre. Chapitre VIII Elle etait restee trois jours avec lui, trois jours de fete sur lesquels pesait un apres bien sombre, autant dire trois jours de grace. Et enfin il avait bien fallu repartir, s'en retourner a Ploubazlanec. C'est que d'abord elle etait au bout de son pauvre argent. Et puis Sylvestre embarquait le surlendemain, et les matelots sont toujours consignes inexorablement dans les quartiers, la veille des grands departs (un usage qui semble a premiere vue un peu barbare, mais qui est une precaution necessaire contre les bordees qu'ils ont tendance a courir au moment de se mettre en campagne). Oh! ce dernier jour!... Elle avait eu beau faire, beau chercher dans sa tete pour dire encore des choses droles a son petit-fils, elle n'avait rien trouve, non, mais c'etaient des larmes qui avaient envie de venir, les sanglots qui, a chaque instant, lui montaient a la gorge. Suspendue a son bras, elle lui faisait mille recommandations qui, a lui aussi, donnaient l'envie de pleurer. Et ils avaient fini par entrer dans une eglise pour dire ensemble leurs prieres. C'est par le train du soir qu'elle s'en etait allee. Pour economiser, ils s'etaient rendus a pied a la gare; lui, portant son carton de voyage et la soutenant de son bras fort sur lequel elle s'appuyait de tout son poids. Elle etait fatiguee, fatiguee, la pauvre vieille; elle n'en pouvait plus, de s'etre tant surmenee pendant trois ou quatre jours. Le dos tout courbe sous son chale brun, ne trouvant plus la force de se redresser, elle n'avait plus rien de jeunet dans la tournure et sentait bien toute l'accablante lourdeur de ses soixante-seize ans. A l'idee que c'etait fini, que dans quelques minutes il faudrait le quitter, son coeur se dechirait d'une maniere affreuse. Et c'etait en Chine qu'il s'en allait, la-bas, a la tuerie! Elle l'avait encore la, avec elle: elle le tenait encore de ses deux pauvres mains... et cependant il partirait; ni toute sa volonte, ni toutes ses larmes ni tout son desespoir de grand'mere ne pourraient rien pour le garder!... Embarrassee de son billet, de son panier de provisions, de ses mitaines, agitee, tremblante, elle lui faisait ses recommandations dernieres auxquelles il repondait tout bas par de petits oui bien soumis, la tete penchee tendrement vers elle, la regardant avec ses bons yeux doux, son air de petit enfant. --Allons, la vieille, il faut vous decider si vous voulez partir! La machine sifflait. Prise de la frayeur de manquer le train, elle lui enleva des mains son carton; - puis laissa tomber la chose a terre, pour se pendre a son cou dans un embrassement supreme. On les regardait beaucoup dans cette gare, mais ils ne donnaient plus envie de sourire a personne. Poussee par les employes, epuisee, perdue, elle se jeta dans le premier compartiment venu, dont on lui referma brusquement la portiere sur les talons, tandis que, lui, prenait sa course legere de matelot, decrivait une courbe d'oiseau qui s'envole, afin de faire le tour et d'arriver a la barriere, dehors, a temps pour la voir passer. Un grand coup de sifflet, l'ebranlement bruyant des roues, - la grand'mere passa. - Lui, contre cette barriere, agitait avec une grace juvenile son bonnet a rubans flottants, et elle, penchee a la fenetre de son wagon de troisieme, faisant signe avec son mouchoir pour etre mieux reconnue. Si longtemps qu'elle pu, si longtemps qu'elle distingua cette forme bleu-noir qui etait encore son petit-fils, elle le suivait des yeux, lui jetant de toute son ame cet "au revoir" toujours incertain que l'on dit aux marins quand ils s'en vont. Regarde-le bien, pauvre vieille femme, ce petit Sylvestre; jusqu'a la derniere minute, suis bien sa silhouette fuyante, qui s'efface la-bas pour jamais... Lui, s'en retournant lentement, tete baissee, avec de grosses larmes descendant sur ses joues. La nuit d'automne etait venue, le gaz allume partout, la fete des matelots commencee. Sans prendre garde a rien, il traversa Brest, puis le pont de Recouvrance, se rendant au quartier. --"Ecoute ici, joli garcon," disaient deja des vois enrouees de ces dames qui avaient commence leurs cent pas sur les trottoirs. Il rentra se coucher dans son hamac, et pleura tout seul, dormant a peine jusqu'au matin. Chapitre IX ...Il avait pris le large, emporte tres vite sur des mers inconnues, beaucoup plus bleues que celle de l'Islande. Le navire qui le conduisait en extreme Asie avait ordre de se hater, de bruler les relaches. Deja il avait conscience d'etre bien loin, a cause de cette vitesse qui etait incessante, egale, qui allait toujours, presque sans souci du vent ni de la mer. Etant gabier, il vivait dans sa mature, perche comme un oiseau, evitant ces soldats entasses sur le pont, cette cohue d'en bas. On s'etait arrete deux fois sur la cote de Tunis, pour prendre encore des zouaves et des mulets; de tres loin il avait apercu des villes blanches sur des sables ou des montagnes. Il etait meme descendu du sa hune pour regarder curieusement des hommes tres bruns, drapes de voiles blancs, qui etaient venus dans des barques pour vendre des fruits: les autres lui avaient dit que c'etaient ca, les Bedouins. Cette chaleur et ce soleil, qui persistaient toujours, malgre la saison d'automne, lui donnaient l'impression d'un depaysement extreme. Un jour, on etait arrive a une ville appelee Port-Said. Tous les pavillons d'Europe flottaient dessus au bout de longues hampes, lui donnant un air de Babel en fete, et des sables miroitants l'entouraient comme une mer. On avait mouille la a toucher les quais, presque au milieu des longues rues a maisons de bois. Jamais, depuis le depart, il n'avait vu si clair et de si pres le monde du dehors, et cela l'avait distrait, cette agitation, cette profusion de bateaux. Avec un bruit continuel de sifflets et de sirenes a vapeur, tous ces navires s'engouffraient dans une sorte de long canal, etroit comme un fosse, qui fuyait en ligne argentee dans l'infini de ces sables. Du haut de sa hune, il les voyait s'en aller comme en procession pour se perdre dans les plaines. Sur ces quais circulaient toute espece de costumes; des hommes en robe de toutes les couleurs, affaires, criant, dans le grand coup de feu du transit. Et le soir, aux sifflets diaboliques des machines, etaient venus se meler les tapages confus de plusieurs orchestres, jouant des choses bruyantes, comme pour endormir les regrets dechirants de tous les exiles qui passaient. Le lendemain, des le soleil leve, ils etaient entres eux aussi dans l'etroit ruban d'eau entre les sables, suivis d'une queue de bateaux de tous les pays. Cela avait dure deux jours, cette promenade a la file dans le desert; puis une autre mer s'etait ouverte devant eux, et ils avaient repris le large. On marchait a toute vitesse toujours; cette mer plus chaude avait a sa surface des marbrures rouges et quelquefois l'ecume battue du sillage avait la couleur du sang. Il vivait presque tout le temps dans sa hune, se chantant tout bas a lui-meme Jean Francois de Nantes, pour se rappeler son frere Yann, l'Islande, le bon temps passe. Quelquefois, dans le fond des lointains pleins de mirages, il voyait apparaitre quelque montagne de nuance extraordinaire. Ceux qui menaient le navire connaissaient sans doute, malgre l'eloignement et le vague, ces caps avances des continents qui sont comme des points de repere eternels sur les grands chemins du monde. Mais, quand on est gabier, on navigue emporte comme une chose, sans rien savoir, ignorant les distances et les mesures sur l'etendue qui ne finit pas. Lui, n'avait que la notion d'un eloignement effroyable qui augmentait toujours; mais il en avait la notion tres nette, en regardant de haut ce sillage, bruissant, rapide, qui fuyait derriere; en comptant depuis combien durait cette vitesse qui ne se ralentissait ni jour ni nuit. En bas, sur le pont, la foule, les hommes entasses a l'ombre des tentes, haletaient avec accablement. L'eau, l'air, la lumiere avaient pris une splendeur morne, ecrasante; et la fete eternelle de ces choses etait comme une ironie pour les etres, pour les existences organisees qui sont ephemeres: ... Une fois, dans sa hune, il fut tres amuse par des nuees de petits oiseaux, d'espece inconnue, qui vinrent se jeter sur le navire comme des tourbillons de poussiere noire. Ils se laissaient prendre et caresser, n'en pouvant plus. Tous les gabiers en avaient sur leurs epaules. Mais bientot, les plus fatigues commencerent a mourir. ... Ils mouraient par milliers, sur les vergues, sur les sabords, ces tout petits, au soleil terrible de la mer Rouge. Ils etaient venus de par dela les grands deserts, pousses par un vent de tempete. Par peur de tomber dans cet infini bleu qui etait partout, ils s'etaient abattus, d'un dernier vol epuise, sur ce bateau qui passait. La-bas, au fond de quelque region lointaine de la Libye, leur race avait pullule dans des amours exuberantes. Leur race avait pullule sans mesure, et il y en avait eu trop; alors la mere aveugle, et sans ame, la mere nature, avait chasse d'un souffle cet exces de petits oiseaux avec la meme impassibilite que s'il se fut agi d'une generation d'hommes. Et ils mouraient tous sur ces ferrures chaudes du navire; le pont etait jonche de leurs petits corps qui hier palpitaient de vie, de chants et d'amour... Petites loques noires, aux plumes mouillees, Sylvestre et les gabiers les ramassaient, etendant dans leurs mains, d'un air de commiseration, ces fines ailes bleuatres, - et puis les poussaient au grand neant de la mer, a coups de balai... Ensuite passerent des sauterelles, filles de celles de Moise, et le navire en fut couvert. Puis on navigua encore plusieurs jours dans du bleu inalterable ou on ne voyait plus rien de vivant, - si ce n'est des poissons quelquefois, qui volaient au ras de l'eau... Chapitre X ... De la pluie a torrents, sous un ciel lourd et tout noir; - c'etait l'Inde. Sylvestre venait de mettre le pied sur cette terre-la, le hasard l'ayant fait choisir a bord pour completer l'armement d'une baleiniere. A travers l'epaisseur des feuillages, il recevait l'ondee tiede, et regardait autour de lui les choses etranges. Tout etait magnifiquement vert; les feuilles des arbres etaient faites comme des plumes gigantesques, et les gens qui se promenaient avaient de grands yeux veloutes qui semblaient se fermer sous le poids de leurs cils. Le vent qui poussait cette pluie sentait le musc et les fleurs. Des femmes lui faisaient signe de venir: quelque chose comme le Ecoute ici, joli garcon, entendu maintes fois dans Brest. Mais, au milieu de ce pays enchante, leur appel etait troublant et faisait passer des frissons dans la chair. Leurs poitrines superbes se bombaient sous les mousselines transparentes qui les drapaient; elles etaient fauves et polies comme du bronze. Hesitant encore, et pourtant fascine par elles, il s'avancait deja, peu a peu, pour les suivre. ...Mais voici qu'un petit coup de sifflet de marine, module en trilles d'oiseau, le rappela brusquement dans sa baleiniere, qui allait repartir. Il prit sa course, - et adieu les belles de l'Inde. Quand on se retrouva au large le soir, il etait encore vierge comme un enfant. Apres une nouvelle semaine de mer bleue, on s'arreta dans un autre pays de pluie et de verdure. Une nuee de bonshommes jaunes, qui poussaient des cris, envahit tout de suite le bord, apportant du charbon dans des paniers. --Alors nous sommes donc deja en Chine? demanda Sylvestre, voyant qu'ils avaient tous des figures de magot et des queues. On lui dit que non; encore un peu de patience: ce n'etait que Singapour. Il remonta dans sa hune, pour eviter la poussiere noiratre que le vent promenait, tandis que le charbon des milliers de petits paniers s'entassait fievreusement dans les soutes. Enfin on arriva un jour dans un pays appele Tourane, ou se trouvait au mouillage une certaine Circe tenant un blocus. C'etait le bateau auquel il se savait depuis longtemps destines, et on l'y deposa avec son sac. Il y retrouva des pays meme deux Islandais qui pour le moment etaient canonniers. Le soir, par ces temps toujours chauds et tranquilles ou il l'y avait rien a faire, ils se reunissaient sur le pont, isoles des autres, pour former ensemble une petite Bretagne de souvenir. Il du passer cinq mois d'inaction et d'exil dans cette baie triste, avant le moment desire d'aller se battre. Chapitre XI Paimpol, - le dernier jour de fevrier, - veille du depart des pecheurs pour l'Islande. Gaud se tenait debout contre la porte de sa chambre, immobile et devenue tres pale. C'est que Yann etait en bas, a causer avec son pere. Elle l'avait vu venir, et elle entendait vaguement resonner sa voix. Ils ne s'etaient pas rencontres de tout l'hiver, comme si une fatalite les eut toujours eloignes l'un de l'autre. Apres sa course a Pors-Even, elle avait fonde quelque esperance sur le pardon des Islandais, ou l'on a beaucoup d'occasions de se voir et de causer, sur la place, le soir, dans les groupes. Mais, des le matin de cette fete, les rues etant deja tendues de blanc, ornees de guirlandes vertes, une mauvaise pluie s'etait mise a tomber a torrents, chassee de l'ouest par une brise gemissante; sur Paimpol, on n'avait jamais vu le ciel si noir. "Allons, ceux de Ploubazlanec ne viendront pas," avaient dit tristement les filles qui avaient leurs amoureux de ce cote-la. Et, en effet, ils n'etaient pas venus, ou bien s'etaient vite enfermes a boire. Pas de procession, pas de promenade, et elle, le coeur plus serre que de coutume, etait restee derriere ses vitres toute la soiree, ecoutant ruisseler l'eau des toits et monter du fond des cabarets les chants bruyants des pecheurs. Depuis quelques jours, elle avait prevu cette visite d'Yann, se doutant bien que, pour cette affaire de vente de barque non encore reglee, le pere Gaos, qui n'aimait pas venir a Paimpol, enverrait son fils. Alors elle s'etait promis qu'elle irait a lui, ce que les filles ne font pas d'ordinaire, qu'elle lui parlerait pour en avoir le coeur net. Elle lui reprocherait de l'avoir troublee, puis abandonnee, a la maniere de garcons qui n'ont pas d'honneur. Entetement, sauvagerie, attachement au metier de la mer, ou crainte d'un refus... si tous ces obstacles indiques par Sylvestre etaient les seuls, ils pourraient bien tomber, qui sait! Apres un entretien franc comme serait le leur. Et alors, peut- etre, reparaitrait son beau sourire qui arrangerait tout, - ce meme sourire qui l'avait tant surprise et charmee l'hiver d'avant, pendant une certaine nuit de bal passee tout entiere a valser entres ses bras. Et cet espoir lui rendait du courage, l'emplissait d'une impatience presque douce. De loin, tout parait toujours si facile, si simple a dire et a faire. Et, precisement, cette visite d'Yann tombait a une heure choisie: elle etait sure que son pere, en ce moment assis a fumer, ne se derangerait pas pour le reconduire; donc, dans le corridor ou il n'y aurait personne, elle pourrait avoir enfin son explication avec lui. Mais voici qu'a present, le moment venu, cette hardiesse lui semblait extreme. L'idee seulement de le rencontrer, de le voir face a face au pied de ces marches la faisait trembler. Son coeur battait a se rompre... Et dire que, d'un moment a l'autre, cette porte en bas allait s'ouvrir, - avec le petit bruit grincant qu'elle connaissait bien, - pour lui donner passage! Non, decidement, elle n'oserait jamais; plutot se consumer d'attente et mourir de chagrin, que tenter une chose pareille. Et deja elle avait fait quelques pas pour retourner au fond de sa chambre, s'asseoir et travailler. Mais elle s'arreta encore, hesitante, effaree, se rappellent que c'etait demain le depart pour l'Islande, et que cette occasion de le voir etait unique. Il faudrait donc, si elle la manquait, recommencer des mois de solitude et d'attente, languir apres son retour, perdre encore tout un ete de sa vie... En bas, la porte s'ouvrit: Yann sortait! Brusquement resolue, elle descendit en courant l'escalier, et arriva tremblante se planter devant lui. --Monsieur Yann, je voudrais vous parler, s'il vous plait. --A moi!... mademoiselle Gaud?... dit-il en baissant la voix, portant la main a son chapeau. Il la regardait d'un air sauvage, avec ses yeux vifs, la tete rejetee en arriere, l'expression dure, ayant meme l'air de se demander si seulement il s'arreterait. Un pied en avant, pret a fuir, il plaquait ses larges epaules a la muraille, comme pour etre moins pres d'elle dans ce couloir etroit ou il se voyait pris. Glacee, alors, elle ne trouvait plus rien de ce qu'elle avait prepare pour lui dire: elle n'avait pas prevu qu'il pourrait lui faire cet affront-la, de passer sans l'avoir ecoutee... --Est-ce que notre maison vous fait peur, monsieur Yann? demanda-t-elle d'un ton sec et bizarre, qui n'etait pas celui qu'elle voulait avoir. Lui, detournait les yeux, regardant dehors. Ses joues etaient devenues tres rouges, une montee de sang lui brulait le visage, et ses narines mobiles se dilataient a chaque respiration suivant les mouvements de sa poitrine, comme celles des taureaux. Elle essaya de continuer: --Le soir du bal ou nous etions ensemble, vous m'aviez dit au revoir comme on ne le dit pas a une indifferente... Monsieur Yann, vous etes sans memoire donc... Que vous ai-je fait?... ... Le mauvais vent d'ouest qui s'engouffrait la, venant de la rue, agitait les cheveux de Yann, les ailes de la coiffe de Gaud, et, derriere eux, fit furieusement battre une porte. On etait mal dans ce corridor pour parler de choses graves. Apres ses premieres phrases, etranglees dans sa gorge, Gaud restait muette, sentant tourner sa tete, n'ayant plus d'idees. Ils s'etaient avances vers la porte de la rue, lui, fuyant toujours. Dehors, il venait avec un grand bruit et le ciel etait noir. Par cette porte ouverte, un eclairage livide et triste tombait en plein sur leurs figures. Et une voisine d'en face les regardait: qu'est-ce qu'ils pouvaient se dire, ces deux-la, dans le corridor, avec des airs si troubles? qu'est-ce qui se passait donc chez les Mevel? --Non, mademoiselle Gaud, repondit-il a la fin en se degageant avec une aisance de fauve. - Deja j'en ai entendu dans le pays, qui parlaient sur nous... Non, mademoiselle Gaud... Vous etes riche, nous ne sommes pas gens de la meme classe. Je ne suis pas un garcon a venir chez vous, moi... Et il s'en alla... Ainsi tout etait fini, fini a jamais. Et, elle n'avait meme rien dit de ce qu'elle voulait dire, dans cette entrevue qui n'avait reussi qu'a la faire passer a ses yeux pour une effrontee... Quel garcon etait-il donc, ce Yann, avec son dedain des filles, son dedain de l'argent, son dedain de tout!... Elle restait d'abord clouee sur place, voyant les choses remuer autour d'elle, avec du vertige... Et puis une idee, plus intolerable que toutes, lui vint comme un eclair: des camarades d'Yann, des Islandais, faisaient les cent pas sur la place, l'attendant! S'il allait leur raconter cela, s'amuser d'elle, comme se serait un affront encore plus odieux! Elle remonta vite dans sa chambre, pour les observer a travers ses rideaux... Devant la maison, elle vit en effet le groupe de ces hommes. Mais ils regardaient tout simplement le temps, qui devenait de plus en plus sombre, et faisaient des conjectures sur la grande pluie menacante, disant: --Ce n'est qu'un grain; entrons boire, tandis que sa passera. Et puis ils plaisanterent a haute voix sur Jeannie Caroff, sur differentes belles; mais aucun ne se retourna vers sa fenetre. Ils etaient gais tous, excepte lui qui ne repondait pas, ne souriait pas, mais demeurait grave et triste. Il n'entra point boire avec les autres et, sans plus prendre garde a eux ni a la pluie commencee, marchant lentement sous l'averse comme quelqu'un absorbe dans une reverie, il traversa la place, dans la direction de Ploubazlanec... Alors elle lui pardonna tout, et un sentiment de tendresse sans espoir prit la place de l'amer depit qui lui etait d'abord monte au coeur. Elle s'assit, la tete dans ses mains. Que faire a present? Oh! s'il avait pu l'ecouter rien qu'un moment; plutot, s'il pouvait venir la, seul avec elle dans cette chambre ou on se parlerait en paix, tout s'expliquerait peut-etre encore. Elle l'aimait assez pour oser le lui avouer en face. Elle lui dirait: "Vous m'avez cherchee quand je ne vous demandais rien; a present je suis a vous de toute mon ame si vous me voulez; voyez, je ne redoute pas de devenir la femme d'un pecheur, et cependant, parmi les garcons de Paimpol, je n'aurais qu'a choisir si j'en desirais un pour mari; mais je vous aime vous, parce que, malgre tout, je vous crois meilleur que les autres jeunes hommes; je suis un peu riche, je sais que je suis jolie; bien que j'aie habite dans les villes, je vous jure que je suis une fille sage, n'ayant jamais rien fait de mal; alors, puisque je vous aime tant, pourquoi ne me prendriez-vous pas? ... Mais tout cela ne serait jamais exprime, jamais dit qu'en reve; il etait trop tard, Yann ne l'entendrait point. Tenter de lui parler une seconde fois... oh! non! pour quelle espece de creature la prendrait-il, alors!... Elle aimerait mieux mourir. Et demain ils partaient tous pour l'Islande! Seule dans sa belle chambre, ou entrait le jour blanchatre de fevrier, ayant froid, assise au hasard sur une des chaises rangees le long du mur, il lui semblait voir crouler le monde, avec les choses presentes et les choses a venir, au fond d'un vide morne, effroyable, qui venait de se creuser partout autour d'elle. Elle souhaitait etre debarrassee de la vie, etre deja couchee bien tranquille sous une pierre, pour ne plus souffrir... Mais, vraiment, elle lui pardonnait, et aucune haine n'etait melee a son amour desespere pour lui... Chapitre XII La mer, la mer grise. Sur la grand'route non tracee qui mene, chaque ete, les pecheurs en Islande, Yann filait doucement depuis un jour. La veille, quand on etait parti au chant des vieux cantiques, il soufflait une brise du sud, et tous les navires, couverts de voiles, s'etaient disperses comme des mouettes. Puis cette brise etait devenue plus molle, et les marches s'etaient ralenties; des bancs de brume voyageaient au ras des eaux. Yann etait peut-etre plus silencieux que d'habitude. Il se plaignait du temps trop calme et paraissait avoir besoin de s'agiter, pour chasser de son esprit quelque obsession. Il n'y avait pourtant rien a faire, qu'a glisser tranquillement au milieu de choses tranquilles; rien qu'a respirer et a se laisser vivre. En regardant, on ne voyait que des grisailles profondes; en ecoutant, on n'entendait que du silence... ... Tout a coup, un bruit sourd, a peine perceptible, mais inusite et venu d'en dessous avec une sensation de raclement, comme en voiture lorsque l'on serre les freins des roues! Et la Marie, cessant sa marche, demeura immobilisee... Echoues!!! ou et sur quoi? Quelque banc de la cote anglaise, probablement. Aussi, on ne voyait rien depuis la veille au soir, avec ces brumes en rideaux. Les hommes s'agitaient, couraient, et leur excitation de mouvement contrastait avec cette tranquillite brusque, figee, de leur navire. Voila, elle s'etait arretee a cette place, la Marie, et n'en bougeait plus. Au milieu de cette immensite de choses fluides, qui, par ces temps mous, semblaient n'avoir meme pas de consistance, elle avait ete saisie par je ne sais quoi de resistant et d'immuable qui etait dissimule sous ces eaux; elle y etait bien prise, et risquait peut-etre d'y mourir. Qui n'a vu un pauvre oiseau, une pauvre mouche, s'attraper par les pattes a de la glu? D'abord on ne s'en apercoit guere; cela ne change pas leur aspect; il faut savoir qu'ils son pris par en dessous et en danger de ne s'en tirer jamais. C'est quand ils se debattent ensuite, que la chose collante vient souiller leurs ailes, leur tete, et que, peu a peu, ils prennent cet air pitoyable d'une bete en detresse qui va mourir. Pour la Marie, c'etait ainsi; au commencement cela ne paraissait pas beaucoup; elle se tenait bien un peu inclinee, il est vrai, mais c'etait en plein matin, par un beau temps calme; il fallait savoir pour s'inquieter et comprendre que c'etait grave. Le capitaine faisait un peu pitie, lui qui avait commis la faute en ne s'occupant pas assez du point ou l'on etait; il secouait ses mains en l'air, en disant: --Ma Doue! ma Doue! sur un ton de desespoir. Tout pres d'eux, dans une eclaircie, se dessina un cap qu'ils ne reconnaissaient pas bien. Il s'embruma presque aussitot; on ne le distingua plus. D'ailleurs, aucune voile en vue, aucune fumee. - Et pour le moment, ils aimaient presque mieux cela: ils avaient grande crainte de ces sauveteurs anglais qui viennent de force vous tirer de peine a leur maniere, et dont il faut se defendre comme de pirates. Ils se demenaient tous, changeant, chavirant l'arrimage. Turc, leur chien, qui ne craignait pourtant pas les mouvements de la mer, etait tres emotionne lui aussi par cet incident: ces bruits d'en dessous, ces secousses dures quand la houle passait, et puis ces immobilites, il comprenait tres bien que tout cela n'etait pas naturel, et se cachait dans les coins, la queue basse. Apres, ils amenerent des embarcations pour mouiller des ancres, essayer de se dehaler, en reunissant toutes leurs forces sur des amarres - une rude manoeuvre qui dura dix heures d'affilee; - et, le soir venu, le pauvre bateau, arrive le matin si propre et pimpant, prenait deja mauvaise figure, inonde, souille, en plein desarroi. Il s'etait debattu, secoue de toutes les manieres, et restait toujours la, cloue comme un bateau mort. ***** La nuit allait les prendre, le vent se levait et la houle etait plus haute; cela tournait mal quand, tout a coup, vers six heures, les voila degages, partis, cassant les amarres qu'ils avaient laissees pour se tenir... Alors on vit les hommes courir comme des fous de l'avant a l'arriere en criant: --Nous flottons! Ils flottaient en effet; mais comment dire cette joie-la, de flotter; de se tenir s'en aller, redevenir une chose legere, vivante, au lieu d'un commencement d'epave qu'on etait tout a l'heure!... Et, du meme coup, la tristesse d'Yann s'etait envolee aussi. Allege comme son bateau, gueri par la saine fatigue de ses bras, il avait retrouve son air insouciant, secoue ses souvenirs. Le lendemain matin, quand on eut fini de relever les ancres, il continua sa route vers sa froide Islande, le coeur en apparence aussi libre que dans ses premieres annees. Chapitre XIII On distribuait un courrier de France, la bas, a bord de la Circe, en rade d'Ha-Long, a l'autre bout de la terre. Au milieu d'un groupe serre de matelots, le vaguemestre appelait a haute voix les noms des heureux, qui avaient des lettres. Cela se passait le soir, dans la batterie, en se bousculant autour d'un fanal. --"Moan, Sylvestre!" - Il y en avait une pour lui, une qui etait bien timbree de Paimpol, - mais ce n'etait pas l'ecriture de Gaud. - Qu'est- ce que cela voulait dire? Et de qui venait-elle? L'ayant tournee et retournee, il l'ouvrit craintivement. Ploubazlanec, ce 5 mars 1884. "Mon cher petit-fils," ***** C'etait bien de sa bonne vieille grand'mere; alors il respira mieux. Elle avait meme appose au bas sa grosse signature apprise par coeur, toute tremblee et ecoliere: "Veuve Moan". Veuve Moan. Il porta le papier a ses levres, d'un mouvement irreflechi, et embrassa ce pauvre nom comme une sainte amulette. C'est que cette lettre arrivait a un heure supreme de sa vie: demain matin, des le jour, il partait pour aller au feu. On etait au milieu d'avril; Bac-Ninh et Hong-Hoa venaient d'etre pris. Aucune grande operation n'etait prochaine dans ce Tonkin, - pourtant les renforts qui arrivaient ne suffisaient pas, - alors on prenait a bord des navires tout ce qu'ils pouvaient encore donner pour completer les compagnies de marins deja debarquees. Et Sylvestre, qui avait langui longtemps dans les croisieres et les blocus, venait d'etre designe avec quelques autres pour combler des vides dans ces compagnies-la. En ce moment, il est vrai, on parlait de paix; mais quelque chose leur disait tout de meme qu'ils debarqueraient encore a temps pour se battre un peu. Ayant arrange leurs sacs, termine leurs preparatifs, et fait leurs adieux, ils s'etaient promenes toute la soiree au milieu des autres qui restaient, se sentant grandis et fiers aupres de ceux-la; chacun a sa maniere manifestait ses impressions de depart, les uns graves, un peu recueillis; les autres se repandant en exuberantes paroles. Sylvestre, lui, etait assez silencieux et concentrait en lui-meme son impatience d'attente; seulement quand on le regardait, son petit sourire contenu disait bien: "Oui, j'en suis en effet, et c'est pour demain matin". La guerre, le feu, il ne s'en faisait encore qu'une idee incomplete; mais cela le fascinait pourtant, parce qu'il etait de vaillante race. ... Inquiet de Gaud, a cause de cette ecriture etrangere, il cherchait a s'approcher d'un fanal pour pouvoir bien lire. Et c'etait difficile au milieu de ces groupes d'hommes demi-nus, qui se pressaient la, pour lire aussi, dans la chaleur irrespirable de cette batterie... Des le debut de sa lettre, comme il l'avait prevu, la grand'mere Yvonne expliquait pourquoi elle avait ete obligee de recourir a la main peu experte d'une vieille voisine: "Mon cher enfant, je ne te fais pas ecrire cette fois par ta cousine, parce qu'elle est bien dans la peine. Son pere a ete pris de mort subite, il y a deux jours. Et il parait que toute sa fortune a ete mangee, a de mauvais jeux d'argent qu'il avait faits cet hiver dans Paris. On va donc vendre sa maison et ses meubles. C'est une chose a laquelle personne ne s'attendait dans le pays. Je pense, mon cher enfant, que cela va te faire comme a moi beaucoup de peine. "Le fis Gaos te dit bien le bonjour; il a renouvele engagement avec le capitaine Guermeur, toujours sur la Marie, et le depart pour l'Islande a eu lieu d'assez bonne heure cette annee. Ils on appareille le 1er du courant, l'avant-veille du grand malheur arrive a notre pauvre Gaud, et ils n'en ont pas eu connaissance encore. "Mais tu dois bien penser, mon cher fils, qu'a present c'est fini, nous ne les marierons pas; car ainsi elle va etre obligee de travailler pour gagner son pain..." ... Il resta atterre; ces mauvaises nouvelles lui avaient gate toute sa joie d'aller se battre... Troisieme partie Chapitre I ... Dans l'air, une balle qui siffle! ... Sylvestre s'arrete court, dressant l'oreille... C'est sur une plaine infinie, d'un vert tendre et veloute de printemps. Le ciel est gris, pesant aux epaules. Ils sont la six matelots armes, en reconnaissance au milieu des fraiches rizieres, dans un sentier de boue... ... Encore!!... ce meme bruit dans le silence de l'air! - Bruit aigre et ronflant, espece de dzinn prolonge, donnant bien l'impression de la petite chose mechante et dure qui passe la tout droit, tres vite, et dont la rencontre peut etre mortelle. Pour la premiere fois de sa vie, Sylvestre ecoute cette musique-la. Ces balles qui vous arrivent sonnent autrement que celles que l'on tire soi- meme: le coup de feu, parti de loin, est attenue, on ne l'entend plus; alors on distingue mieux ce petit bourdonnement de metal, qui file en trainee rapide, frolant vos oreilles... ... Et dzin encore, et dzin! Il en pleut maintenant, des balles. Tout pres des marins, arretes net, elles s'enfoncent dans le sol inonde de la riziere, chacune avec un petit flac de grele, sec et rapide, et un leger eclaboussement d'eau. Eux se regardent, en souriant comme d'une farce drolement jouee, et ils disent: --Les Chinois! (Annamites, Tonkinois, Pavillons-Noirs, pour les matelots, tout cela c'est de la meme famille chinoise.) Deux ou trois balles sifflent encore, plus rasantes, celles-ci; on les voit ricocher, comme des sauterelles dans l'herbe. Cela n'a pas dure une minute, ce petit arrosage de plomb, et deja cela cesse. Sur la grande plaine verte, le silence absolu revient, et nulle part on apercoit rien qui bouge. Ils sont tous les six encore debout, l'oeil au guet, prenant le vent, ils cherchent d'ou cela a pu venir. De la-bas, surement, de ce bouquet de bambous, qui fait dans la plaine comme un ilot de plumes, et derriere lesquels apparaissent, a demi cachees, des toitures cornues. Alors ils y courent; dans la terre detrempee de la riziere, leurs pieds s'enfoncent ou glissent; Sylvestre, avec ses jambes plus longues et plus agiles, est celui qui court devant. Rien ne siffle plus; on dirait qu'ils ont reve... Et comme, dans tous les pays du monde, certaines choses sont toujours et eternellement les memes, - le gris des ciels couverts, la teinte fraiche des prairies au printemps, - on croirait voir les champs de France, avec des jeunes hommes courant la gaiment, pour tout autre jeu que celui de la mort. Mais, a mesure qu'ils s'approchent, ces bambous montrent mieux la finesse exotique de leur feuillee, ces toits de village accentuent l'etrangete de leur courbure, et des hommes jaunes, embusques derriere, avancent, pour regarder, leurs figures plates contractees par la malice et la peur... Puis brusquement, ils sortent en jetant un cri, et se deploient en une longue ligne tremblante, mais decidee et dangereuse. --Les Chinois! disent encore les matelots, avec leur meme brave sourire. Mais c'est egal, ils trouvent cette fois qu'il y en a beaucoup, qu'il y en a trop. Et l'un d'eux, en se retournant, en apercoit d'autres, qui arrivent par derriere, emergeant d'entre les herbages... ***** ... Il fut tres beau, dans cet instant, dans cette journee, le petit Sylvestre; sa vieille grand'mere eut ete fiere de le voir si guerrier! Deja transfigure depuis quelques jours, bronze, la voix changee, il etait la comme dans un element a lui. A une minute d'indecision supreme, les matelots, erafles par les balles, avaient presque commence ce mouvement de recul qui eut ete leur mort a tous; mais Sylvestre avait continue d'avancer; ayant pris son fusil par le canon, il tenait tete a tout un groupe, fauchant de droite et de gauche, a grands coups de crosse qui assommaient. Et, grace a lui, la partie avait change de tournure: cette panique, cet affolement, ce je ne sais quoi, qui decide aveuglement de tout, dans ces petites batailles non dirigees etait passe du cote des Chinois; c'etaient eux qui avaient commence a reculer. ... C'etait fini maintenant, ils fuyaient. Et les six matelots, ayant recharge leurs armes a tir rapide, les abattaient a leur aise; il y avait des flaques rouges dans l'herbe, des corps effondres, des cranes versant leur cervelle dans l'eau de la riziere. Ils fuyaient tout courbes, rasant le sol, s'aplatissant comme des leopards. Et Sylvestre courait apres, deja blesse deux fois, un coup de lance a la cuisse, une entaille profonde dans le bras; mais ne sentant rien que l'ivresse de se battre, cette ivresse non raisonnee qui vient du sang vigoureux, celle qui donne aux simples le courage superbe, celle qui faisait les heros antiques. Un, qu'il poursuivait, se retourna pour le mettre en joue, dans une inspiration de terreur desesperee. Sylvestre s'arreta, souriant, meprisant, sublime, pour le laisser decharger son arme, puis se jeta un peu sur la gauche, voyant la direction du coup qui allait partir. Mais, dans le mouvement de detente, le canon de ce fusil devia par hasard dans le meme sens. Alors, lui, sentit une commotion a la poitrine, et, comprenant bien ce que c'etait, par un eclair de pensee, meme avant toute douleur, il detourna la tete vers les autres marins qui suivaient, pour essayer de leur dire, comme un vieux soldat, la phrase consacree: "Je crois que j'ai mon compte!" Dans la grande aspiration qu'il fit, venant de courir, pour prendre, avec sa bouche, de l'air plein ses poumons, il en sentit entrer aussi, par un trou a son sein droit, avec un petit bruit horrible, comme dans un soufflet creve. En meme temps, sa bouche s'emplit de sang, tandis qu'il lui venait au cote une douleur aigue, qui s'exasperait vite, vite, jusqu'a etre quelque chose d'atroce et d'indicible. Il tourna sur lui-meme deux ou trois fois, la tete perdue de vertige et cherchant a reprendre son souffle au milieu de tout ce liquide rouge dont la montee l'etouffait, - et puis, lourdement, dans la boue, il s'abattit. Chapitre II Environ quinze jours apres, comme le ciel se faisait deja plus sombre a l'approche des pluies, et la chaleur plus lourde sur ce Tonkin jaune, Sylvestre, qu'on avait rapporte a Hanoi, fut envoye en rade d'Ha-Long et mis a bord d'un navire-hopital qui rentrait en France. Il avait ete longtemps promene sur divers brancards, avec des temps d'arret dans des ambulances. On avait fait ce qu'on avait pu; mais, dans ces conditions mauvaises, sa poitrine s'etait remplie d'eau, du cote perce, et l'air entrait toujours, en gargouillant, par ce trou qui ne se fermait pas. On lui avait donne la medaille militaire et il en avait eu un moment de joie. Mais il n'etait plus le guerrier d'avant, a l'allure decidee, a la voix vibrante et breve. Non, tout cela etait tombe devant la longue souffrance et la fievre amollissante. Il etait redevenu enfant, avec le mal du pays; il ne parlait presque plus, repondant a peine d'une petite voix douce, presque eteinte. Se sentir si malade, et etre si loin, si loin; penser qu'il faudrait tant de jours et de jours avant d'arriver au pays, - vivrait-il seulement jusque-la, avec ses forces qui diminuaient?... Cette notion d'effroyable eloignement etait une chose qui l'obsedait sans cesse; qui l'oppressait a ses reveils, - quand, apres les heures d'assoupissement, il retrouvait la sensation affreuse de ses plaies, la chaleur de sa fievre et le petit bruit soufflant de sa poitrine crevee. Aussi il avait supplie qu'on l'embarquat, au risque de tout. Il etait tres lourd a porter dans son cadre; alors, sans le vouloir, on lui donnait des secousses cruelles en le charroyant. A bord de ce transport qui allait partir, on le coucha dans l'un des petits lits de fer alignes a l'hopital et il recommenca en sens inverse sa longue promenade a travers les mers. Seulement, cette fois, au lieu de vivre comme un oiseau dans le plein vent de hunes, c'etait dans les lourdeurs d'en bas, au milieu des exhalaisons de remedes, de blessures et de miseres. Les premiers jours, la joie d'etre en route avait amene en lui un peu de mieux. Il pouvait se tenir souleve sur son lit avec des oreillers, et de temps en temps il demandait sa boite. Sa boite de matelot etait le coffret de bois blanc, achete a Paimpol, pour mettre ses choses precieuses; on y trouvait les lettres de la grand'mere Yvonne, celles d'Yann et de Gaud, un cahier ou il avait copie des chansons du bord, et un livre de Confucius en chinois, pris au hasard d'un pillage sur lequel, au revers blanc des feuillets, il avait inscrit le journal naif de sa campagne. Le mal pourtant ne s'ameliorait pas et, des la premiere semaine, les medecins penserent que la mort ne pouvait plus etre evitee. ... Pres de l'Equateur maintenant, dans l'excessive chaleur des orages. Le transport s'en allait, secouant ses lits, ses blesses et ses malades; s'en allait toujours vite sur une mer remuee, tourmentee encore comme au renversement des moussons. Depuis le depart d'Ha-Long, il en etait mort plus d'un, qu'il avait fallu jeter dans l'eau profonde, sur ce grand chemin de France; beaucoup de ces petits lits s'etaient debarrasse deja de leur pauvre contenu. Et ce jour-la, dans l'hopital mouvant, il faisait tres sombre: on avait ete oblige, a cause de la houle, de fermer les mantelets en fer des sabords, et cela rendait plus horrible cet etouffoir de malades. Il allait plus mal, lui; c'etait la fin. Couche toujours sur son cote perce, il le comprimait des deux mains, avec tout ce qui lui restait de force, pour immobiliser cette eau, cette decomposition liquide dans ce poumon droit, et tacher de respirer seulement avec l'autre. Mais cet autre aussi, peu a peu, s'etait pris par voisinage, et l'angoisse supreme etait commencee. Toute sorte de vision du pays hantaient son cerveau mourant; dans l'obscurite chaude, des figures aimees ou affreuses venaient se pencher sur lui; il etait dans un perpetuel reve d'hallucine, ou passaient la Bretagne et l'Islande. Le matin, il avait fait appeler le pretre, et celui-ci, qui etait un vieillard habitue a voir mourir des matelots, avait ete surpris de trouver, sous cette enveloppe si virile, la purete d'un petit enfant. Il demandait de l'air, de l'air; mais il n'y en avait nulle part; les manches a vent n'en donnaient plus; l'infirmier, qui l'eventait tout le temps avec un eventail a fleurs chinoises, ne faisait que remuer sur lui des buees malsaines, des fadeurs deja cent fois respirees, dont les poitrines ne voulaient plus. Quelquefois, il lui prenait des rages desesperees pour sortir de ce lit, ou il sentait si bien la mort venir; d'aller au plein vent la-haut, essayer de revivre... Oh! les autres, qui couraient dans les haubans, qui habitaient dans les hunes!... Mais tout son grand effort pour s'en aller n'aboutissait qu'a un soulevement de sa tete et de son cou affaibli, - quelque chose comme ces mouvements incomplets que l'on fait pendant le sommeil. - Eh! non, il ne pouvait plus; il retombait dans les memes creux de son lit defait, deja englue la par la mort; et chaque fois apres la fatigue d'une telle secousse, il perdait pour un instant conscience de tout. Pour lui faire plaisir, on finit par ouvrir un sabord, bien que se fut encore dangereux, la mer n'etant pas assez calmee. C'etait le soir, vers six heures. Quand cet auvent de fer fut souleve, il entra de la lumiere seulement, de l'eblouissante lumiere rouge. Le soleil couchant apparaissait a l'horizon avec une extreme splendeur, dans la dechirure d'un ciel sombre; sa lueur aveuglante se promenait au roulis, et il eclairait cet hopital en vacillant, comme une torche que l'on balance. De l'air, non, il n'en vint point; le peu qu'il y en avait dehors etait impuissant a entrer ici, a chasser les senteurs de la fievre. Partout, a l'infini, sur cette mer equatoriale, ce n'etait qu'humidite chaude, que lourdeur irrespirable. Pas d'air nulle part, pas meme pour les mourants qui haletaient. ... Une derniere vision l'agita beaucoup: sa vieille grand'mere, passant sur un chemin, tres vite, avec une expression d'anxiete dechirante; la pluie tombait sur elle, de nuages bas et funebres; elle se rendait a Paimpol, mandee au bureau de la marine pour y etre informee qu'il etait mort. Il se debattait maintenant; il ralait. On epongeait aux coins de sa bouche de l'eau et du sang, qui etaient remontes de sa poitrine, a flots, pendant ses contorsions d'agonie. Et le soleil magnifique l'eclairait toujours; au couchant, on eut dit l'incendie de tout un monde, avec du sang plein les nuages; par le trou de ce sabord ouvert entrait une large bande de feu rouge, qui venait finir sur le lit de Sylvestre, faire un nimbe autour de lui. ... A ce moment, ce soleil se voyait aussi, la-bas, en Bretagne, ou midi allait sonner. Il etait bien le meme soleil, et au meme instant precis de sa duree sans fin; la, pourtant, il avait une couleur tres differente; se tenant plus haut dans un ciel bleuatre; il eclairait d'une douce lumiere blanche la grand'-mere Yvonne, qui travaillait a coudre, assise sur sa porte. En Islande, ou c'etait le matin, il paraissait aussi, a cette meme minute de mort. Pali davantage, on eut dit qu'il ne parvenait a etre vu la que par une sorte de tour de force d'obliquite. Il rayonnait tristement, dans un fiord ou derivait la Marie, et son ciel etait cette fois d'une de ces puretes hyperboreennes qui eveillent des idees de planetes refroidies n'ayant plus d'atmosphere. Avec une nettete glacee, il accentuait les details de ce chaos de pierres qui est l'Islande: tout ce pays, vu de la Marie, semblait plaque sur un meme plan et se tenir debout. Yann, qui etait la, eclaire un peu etrangement lui aussi, pechait comme d'habitude, au milieu de ces aspects lunaires. ... Au moment ou cette trainee de feu rouge, qui entrait par ce sabord de navire, s'eteignit, ou le soleil equatorial disparut tout a fait dans les eaux dorees, on vit les yeux du petit fils mourant se chavirer, se retourner vers le front comme pour disparaitre dans la tete. Alors on abaissa dessus les paupieres avec leurs longs cils - et Sylvestre redevint tres beau et calme, comme un marbre couche... Chapitre III ... Aussi bien, je ne puis m'empecher de conter cet enterrement de Sylvestre que je conduisis moi-meme la-bas, dans l'ile de Singapour. On en avait assez jete d'autres dans la mer de Chine pendant les premiers jours de la traversee; comme cette terre malaise etait la tout pres, on s'etait decide a le garder quelques heures de plus pour l'y mettre. C'etait le matin, de tres bonne heure, a cause du terrible soleil. Dans le canot qui l'emporta, son corps etait recouvert du pavillon de France. La grande ville etrange dormait encore quand nous accostames la terre. Un petit fourgon, envoye par le consul, attendait sur le quai; nous y mimes Sylvestre et la croix de bois qu'on lui avait faite a bord; la peinture en etait encore fraiche, car il avait fallu se hater, et les lettres blanches de son nom coulaient sur le fond noir. Nous traversames cette Babel au soleil levant. Et puis se fut une emotion, de retrouver la, a deux pas de l'immonde grouillement chinois, le calme d'une eglise francaise. Sous cette haute nef blanche, ou j'etais seul avec mes matelots, le Dies irae chante par un pretre missionnaire resonnait comme une douce incantation magique. Par les portes ouvertes on voyait des choses qui ressemblaient a des jardins enchantes, des verdures admirables, des palmes immenses; le vent secouait les grands arbres en fleurs, et c'etait une pluie de petales d'un rouge de carmin qui tombaient jusque dans l'eglise. Apres, nous sommes alles au cimetiere tres loin. Notre petit cortege de matelots etait bien modeste, le cercueil toujours recouvert du pavillon de France. Ils nous fallut traverser des quartiers chinois, un fourmillement de monde jaune; puis des faubourgs malais, indiens, ou toute sorte de figures d'Asie nous regardaient passer avec des yeux etonnes. Ensuite, la campagne, deja chaude; des chemins ombreux ou volaient d'admirables papillons aux ailes de velours bleu. Un grand luxe de fleurs, de palmiers; toutes les splendeurs de la seve equatoriale. Enfin, le cimetiere: des tombes mandarines, avec des inscriptions multicolores, des dragons et des monstres; d'etonnants feuillages, des plantes inconnues. L'endroit ou nous l'avons mis ressemble a un coin des jardins d'Indra. Sur sa terre, nous avons plante cette petite croix de bois qu'on lui avait faite a la hate pendant la nuit: SYLVESTRE MOAN Dix-neuf ans Et nous l'avons laisse la, presses de repartir a cause de ce soleil qui montait toujours, nous retournant pour le voir, sous ses arbres merveilleux, sous ses grandes fleurs. Chapitre IV Le transport continuait sa route a travers l'ocean Indien. En bas, dans l'hopital flottant, il y avait encore des miseres enfermees. Sur le pont, on ne voyait qu'insouciance, sante et jeunesse. Alentour, sur la mer, une vraie fete d'air pur et de soleil. Par ces beaux temps d'alizes, les matelots, etendus a l'ombre des voiles, s'amusaient avec leurs perruches, a les faire courir. (Dans ce Singapour d'ou ils venaient, on vend aux marins qui passent toute sorte de betes apprivoisees.) Ils avaient tous choisi des bebes de perruches, ayant de petits airs enfantins sur leurs figures d'oiseau; pas encore de queue, mais deja vertes, oh! d'un vert admirable. Les papas et les mamans avaient ete verts; alors elles, toutes petites, avaient herite inconsciemment de cette couleur-la, posees sur ces planches si propres du navire, elles ressemblaient a des feuilles tres fraiches tombees d'un arbre des tropiques. Quelquefois on les reunissait toutes; alors elles s'observaient entre elles drolement; elles se mettaient a tourner le cou en tous sens, comme pour s'examiner sous differents aspects. Elles marchaient comme des boiteuses, avec des petits tremoussements comiques, partant tout d'un coup tres vite, empressees, on ne sait pour quelle patrie; et il y en avait qui tombaient. Et puis les guenons apprenaient a faire des tours, et c'etait un autre amusement. Il y en avait de tendrement aimees, qui etaient embrassees avec transport, et qui se pelotonnaient tout contre la poitrine dure de leurs maitres en les regardant avec des yeux de femme, moitie grotesque, moitie touchantes. Au coup de trois heures, les fourriers apporterent sur le pont deux sacs de toile, scelles de gros cachets en cire rouge, et marques au nom de Sylvestre; c'etait pour vendre a la criee, - comme le reglement l'exige pour les morts, - tous ses vetements, tout ce qui lui avait appartenu au monde. Et les matelots, avec entrain, vinrent se grouper autour; a bord d'un navire-hopital, on en voit assez souvent, de ces ventes de sac, pour que cela n'emotionne plus. Et puis, sur ce bateau, on avait si peu connu Sylvestre. Ses vareuses, ses chemises, ses maillots a raies bleues, furent palpes, retournes et puis enleves a des prix quelconques, les acheteurs surfaisant pour s'amuser. Vint le tour de la petite boite sacree, qu'on adjugea cinquante sous. On en avait retire, pour remettre a la famille, les lettres et la medaille militaire; mais il y restait le cahier de chansons, le livre de Confucius, et le fil, les boutons, les aiguilles, toutes les petites choses disposees la par la prevoyance de grand'mere Yvonne pour reparer et recoudre. Ensuite le fourrier, qui exhibait les objets a vendre, presenta deux petits bouddha, pris dans une pagode pour etre donnes a Gaud, et si droles de tournure qu'il y eut un fou rire quand on les vit apparaitre comme dernier lot. S'ils riaient, les marins, ce n'etait pas par manque de coeur, mais par irreflexion seulement. Pour finir, on vendit les sacs, et l'acheteur entreprit aussitot de rayer le nom inscrit dessus pour mettre le sien a la place. Un soigneux coup de balai fut donne apres, afin de bien debarrasser ce pont si propre des poussieres ou des debris de fil tombes de ce deballage. Et les matelots retournerent gaiment s'amuser avec leurs perruches et leurs singes. Chapitre V Un jour de la premiere quinzaine de juin, comme la vieille Yvonne rentrait chez elle, des voisines lui dirent qu'on etait venu la demander de la part du commissaire de l'inscription maritime. C'etait quelque chose concernant son petit-fils, bien sur; mais cela ne lui fit pas du tout peur. Dans les familles des gens de mer on a souvent affaire a l'Inscription; elle donc, qui etait fille, femme, mere et grand'mere de marin, connaissait ce bureau depuis tantot soixante ans. C'etait au sujet de sa delegation, sans doute; ou peut-etre un petit decompte de la Circe a toucher au moyen de sa procure. Sachant ce qu'on doit a M. le commissaire, elle fit sa toilette, prit sa belle robe et une coiffe blanche, puis se mit en route sur les deux heures. Trottinant assez vite et menu dans ces sentiers de falaise, elle s'acheminait vers Paimpol, un peu anxieuse tout de meme, a la reflexion, a cause de ces deux mois sans lettre. Elle rencontra son vieux galant, assis a une porte, tres tombe depuis les froids de l'hiver. --Eh bien?... Quand vous voudrez, vous savez; faut pas vous gener, la belle!... (Encore ce costume en planches, qu'il avait dans l'idee.) Le gai temps de juin souriait partout autour d'elle. Sur les hauteurs pierreuses, il n'y avait toujours que les ajoncs ras aux fleurs jaune d'or; mais des qu'on passait dans les bas-fonds abrites contre le vent de la mer, on trouvait tout de suite la belle verdure neuve, les haies d'aubepine fleurie, l'herbe haute et sentant bon. Elle ne voyait guere tout cela, elle, si vieille, sur qui s'etaient accumulees les saisons fugitives, courtes a present comme des jours... Autour des hameaux croulant aux murs sombres il y avait des rosiers, des oeillets, des giroflees et, jusque sur les hautes toitures de chaume et de mousse, mille petites fleurs qui attiraient les premiers papillons blancs. Ce printemps etait presque sans amour, dans ce pays d'Islandais, et les belles filles de race fiere que l'on apercevait, reveuses, sur les portes, semblaient darder tres loin au dela des objets visibles leurs yeux bruns ou bleus. Les jeunes hommes, a qui allaient leurs melancolies et leurs desirs, etaient a faire la grande peche, la-bas, sur la mer hyperboree... Mais c'etait un printemps tout de meme, tiede, suave, troublant, avec de legers bourdonnements de mouches, des senteurs de plantes nouvelles. Et tout cela, qui est sans ame, continuait de sourire a cette vieille grand'mere qui marchait de son meilleur pas pour aller apprendre la mort de son dernier petit-fils. Elle touchait a l'heure terrible ou cette chose, qui s'etait passee si loin sur la mer chinoise, allait lui etre dite; elle faisait cette course sinistre que Sylvestre au moment de mourir avait devinee et qui lui avait arrache ses dernieres larmes d'angoisses - sa bonne vieille grand'mere, mandee a l'Inscription de Paimpol pour apprendre qu'il etait mort! - Il l'avait vu tres nettement passer, sur cette route, s'en allant bien vite, droite, avec son petit chale brun, son parapluie et sa grande coiffe. Et cette apparition l'avait fait se soulever et se tordre avec un dechirement affreux, tandis que l'enorme soleil rouge de l'Equateur, qui se couchait magnifiquement, entrait par le sabord de l'hopital pour le regarder mourir. Seulement, de la-bas, lui, dans sa vision derniere, s'etait figure sous un ciel de pluie cette promenade de pauvre vieille, qui, au contraire, se faisait au gai printemps moqueur... En approchant de Paimpol, elle se sentait devenir plus inquiete, et pressait encore sa marche. La voila dans la ville grise, dans les petites rues de granit ou tombait ce soleil, donnant le bonjour a d'autres vieilles, ses contemporaines, assises a leur fenetre. Intriguees de la voir, elles disaient: --Ou va-t-elle comme ca si vite, en robe du dimanche, un jour sur semaine? M. le commissaire de l'inscription ne se trouvait pas chez lui. Un petit etre tres laid, d'une quinzaine d'annees, qui etait son commis, se tenait assis a son bureau. Etant trop mal venu pour faire un pecheur, il avait recu de l'instruction et passait ses jours sur cette meme chaise, en fausses manches noires, grattant son papier. Avec un air d'importance, quand elle lui eut dit son nom, il se leva pour prendre, dans un casier, des pieces timbrees. Il y en avait beaucoup... qu'est-ce que cela voulait dire? Des certificats, des papiers portant des cachets, un livret de marin jauni par la mer, tout cela ayant comme un odeur de mort... Il les etalait devant la pauvre vieille, qui commencait a trembler et a voir trouble. C'est qu'elle avait reconnu deux de ces lettres que Gaud ecrivait pour elle a son petit-fils, et qui etaient revenues la, non decachetees... Et ca c'etait passe ainsi vingt ans auparavant, pour la mort de son fils Pierre: les lettres etaient revenues de la Chine chez M. le commissaire, qui les lui avait remises... Il lisait maintenant d'une voix doctorale: "Moan, Jean-Marie-Sylvestre, inscrit a Paimpol, folio 213, numero matricule 2091, decede a bord du Bien-Hoa le 14..." --Quoi?... Qu'est-ce qui lui est arrive, mon bon Monsieur?... --Decede!... Il est decede, reprit-il. Mon Dieu, il n'etait sans doute pas mechant, ce commis; s'il disait cela de cette maniere brutale, c'etait plutot manque de jugement, inintelligence de petit etre incomplet. Et, voyant qu'elle ne comprenait pas ce beau mot, il s'exprima en breton: --Marw eo!... --Marw eo!... (Il est mort...) Elle repeta apres lui, avec son chevrotement de vieillesse, comme un pauvre echo fele redirait une phrase indifferente. C'etait bien ce qu'elle avait a moitie devine, mais cela la faisait trembler seulement; a present que c'etait certain, ca n'avait pas l'air de la toucher. D'abord sa faculte de souffrir s'etait vraiment un peu emoussee, a force d'age, surtout depuis ce dernier hiver. La douleur ne venait plus tout de suite. Et puis quelque chose se chavirait pour le moment dans sa tete, et voila qu'elle confondait cette mort avec d'autres: elle en avait tant perdu, de fils!... Il lui fallut un instant pour bien entendre que celui-ci etait son dernier, si cheri, celui a qui se rapportaient toutes ses prieres, toute sa vie, toute son attente, toutes ses pensees, deja obscurcies par l'approche sombre de l'enfance... Elle eprouvait une honte aussi a laisser paraitre son desespoir devant se petit monsieur qui lui faisait horreur: est-ce que c'etait comme ca qu'on annoncait a une grand'mere la mort de son petit-fils?... Elle restait debout, devant ce bureau, raidie, torturant les franges de son chale brun avec ses pauvres vieilles mains gercees de laveuse. Et comme elle se sentait loin de chez elle!... Mon Dieu, tout ce trajet qu'il faudrait faire, et faire decemment, avant d'atteindre le gite de chaume ou elle avait hate de s'enfermer - comme les betes blessees qui se cachent au terrier pour mourir. C'est pour cela aussi qu'elle s'efforcait de ne pas trop penser, de ne pas encore bien comprendre, epouvantee surtout d'une route si longue. On lui remit un mandat pour aller toucher, comme heritiere, les trente francs qui lui revenaient de la vente du sac de Sylvestre; puis les lettres, les certificats et la boite contenant la medaille militaire. Gauchement elle prit tout cela avec ses doigts qui restaient ouverts, le promena d'une main dans l'autre, ne trouvant plus ses poches pour le mettre. Dans Paimpol, elle passa tout d'une piece et ne regardant personne, le corps un peu penche comme qui va tomber, entendant un bourdonnement de sang a ses oreilles; - et se hatant, se surmenant, comme une pauvre machine deja tres ancienne qu'on aurait remontee a toute vitesse pour la derniere fois, sans s'inquieter d'en briser les ressorts. Au troisieme kilometre, elle allait toute courbee en avant, epuisee; de temps a autre, son sabot heurtait quelque pierre qui lui donnait dans la tete un grand choc douloureux. Et elle se depechait de se terrer chez elle, de peur de tomber et d'etre rapportee... Chapitre VI La vieille Yvonne qui est soule! Elle etait tombee, et les gamins lui couraient apres. C'etait justement en entrant dans la commune de Ploubazlanec, ou il y a beaucoup de maisons le long de la route. Tout de meme elle avait eu la force de se relever et, clopin-clopant, se sauvait avec son baton. --La vieille Yvonne qui est soule! Et des petits effrontes venaient la regarder sous le nez en riant. Sa coiffe etait toute de travers. Il y en avait, de ces petits, qui n'etaient pas bien mechant dans le fond, - et quand ils l'avaient vue de plus pres devant cette grimace de desespoir senile, s'en retournaient tout attristes et saisis, n'osant plus rien dire. Chez elle, la porte fermee, elle poussa un cri de detresse qui l'etouffait, et se laissa tomber dans un coin, la tete au mur. Sa coiffe lui etait descendue sur les yeux; elle la jeta par terre, - sa pauvre belle coiffe autrefois si menagee. Sa derniere robe des dimanches etait toute salie, et une mince queue de cheveux, d'un blanc jaune, sortait de son serre-tete, completant un desordre de pauvresse... Chapitre VII Gaud, qui venait pour s'informer, la trouva le soir ainsi, toute decoiffee, laissant pendre les bras, la tete contre la pierre, avec une grimace et un hi hi hi! plaintif de petit enfant; elle ne pouvait presque pas pleurer: les trop vieilles grand'meres n'ont plus de larmes dans leurs yeux taris. --Mon petit-fils qui est mort! Et elle lui jeta sur les genoux les lettres, les papiers, la medaille. Gaud parcourut d'un coup d'oeil, vit que c'etait bien vrai, et se mit a genoux pour prier. Elles resterent la ensemble, presque muettes, les deux femmes, tant que dura ce crepuscule de juin - qui est tres long en Bretagne et qui la- bas, en Islande, ne finit plus. Dans la cheminee, le grillon qui porte bonheur leur faisait tout de meme sa grele musique. Et la lueur jaune du soir entrait par la lucarne, dans cette chaumiere Moan que la mer avait tous pris, qui etaient maintenant une famille eteinte... A la fin Gaud disait: --Je viendrai, moi, ma bonne grand'mere, demeurer avec vous; j'apporterai mon lit qu'on m'a laisse, je vous garderai, je vous soignerai, vous ne serez pas toute seule... Elle pleurait son petit ami Sylvestre, mais dans son chagrin elle se sentait distraite involontairement par la pensee d'un autre: - celui qui etait reparti pour la grande peche. Ce Yann, on allait lui faire savoir que Sylvestre etait mort; justement les chasseurs devaient bientot partir. Le pleurerait-il seulement?... Peut-etre que oui, car il l'aimait bien... Et au milieu de ses propres larmes, elle se preoccupait de cela beaucoup, tantot s'indignant contre ce garcon dur, tantot s'attendrissant a son souvenir, a cause de cette douleur qu'il allait avoir lui aussi et qui etait comme un rapprochement entre eux deux; - en somme, le coeur tout rempli de lui... Chapitre VIII ... Un soir pale d'aout, la lettre qui annoncait a Yann la mort de son frere finit par arriver a bord de la Marie sur la mer d'Islande; - c'etait apres une journee de dure manoeuvre et de fatigue excessive, au moment ou il allait descendre pour souper et dormir. Les yeux alourdis de sommeil, il lut cela en bas, dans le reduit sombre, a le lueur jaune de la petite lampe; et, dans le premier moment, lui aussi resta insensible, etourdi, comme quelqu'un qui ne comprendrait pas bien. Tres renferme, par fierte, pour tout ce qui concernait son coeur, il cacha la lettre dans son tricot bleu, contre sa poitrine, comme les matelots font, sans rien dire. Seulement il ne se sentait plus le courage de s'asseoir avec les autres pour manger la soupe; alors, dedaignant meme de leur expliquer pourquoi, il se jeta sur sa couchette et, du meme coup, s'endormit. Bientot il reva de Sylvestre mort, de son enterrement qui passait... Aux approches de minuit, - etant dans cet etat d'esprit particulier aux marins qui ont conscience de l'heure dans le sommeil et qui sentent venir le moment ou on les fera lever pour le quart, - il voyait cet enterrement encore. Et il se disait: --Je reve; heureusement ils vont me reveiller mieux et ca s'evanouira. Mais quand une rude main fut posee sur lui, et qu'une voix se mit a dire: "Gaos! - allons debout, la releve!" il entendit sur sa poitrine un leger froissement de papier - petite musique sinistre affirmant la realite de la mort. - Ah! Oui, la lettre!... c'etait vrai, donc! - et deja ce fut une impression plus poignante, plus cruelle, et, en se dressant vite, dans son reveil subit, il heurta contre les poutres son front large. Puis il s'habilla et ouvrit l'ecoutille pour aller la-haut prendre son poste de peche... Chapitre IX Quand Yann fut monte, il regarda tout autour de lui, avec ses yeux qui venaient de dormir, le grand cercle familier de la mer. Cette nuit-la, c'etait l'immensite presentee sous ses aspects les plus etonnamment simples, en teintes neutres, donnant seulement des impressions de profondeur. Cet horizon, qui n'indiquait aucune region precise de la terre, ni meme aucun age geologique, avait du etre tant de fois pareil depuis l'origine des siecles, qu'en regardant il semblait vraiment qu'on ne vit rien, - rien que l'eternite des choses qui sont et qui ne peuvent se dispenser d'etre. Il ne faisait meme pas absolument nuit. C'etait eclaire faiblement, par un reste de lumiere, qui ne venait de nulle part. Cela bruissait comme par habitude, rendant une plainte sans but. C'etait gris, d'un gris trouble qui fuyait sous le regard. - La mer pendant son repos mysterieux et son sommeil, se dissimulait sous les teintes discretes qui n'ont pas de nom. Il y avait en haut des nuees diffuses; elles avaient pris des formes quelconques, parce que les choses ne peuvent guere n'en pas avoir dans l'obscurite, elles se confondaient presque pour n'etre qu'un grand voile. Mais, en un point de ce ciel, tres bas, pres des eaux elles faisaient une sorte de marbrure plus distincte, bien que tres lointaine; un dessin mou, comme trace par une main distraite; combinaison de hasard, non destinee a etre vue, et fugitive, prete a mourir. - Et cela seul, dans tout cet ensemble, paraissait signifier quelque chose; on eut dit que la pensee melancolique, insaisissable, de tout ce neant, etait inscrite la; - et les yeux finissaient par s'y fixer, sans le vouloir. Lui, Yann, a mesure que ses prunelles mobiles s'habituaient a l'obscurite du dehors, il regardait de plus en plus cette marbrure unique du ciel; elle avait forme de quelqu'un qui s'affaisse, avec deux bras qui se tendent. Et a present qu'il avait commence a voir la cette apparence, il lui semblait que ce fut une vraie ombre humaine, agrandie, rendue gigantesque a force de venir de loin. Puis, dans son imagination ou flottaient ensemble les reves indicibles et les croyances primitives, cette ombre triste, effondree au bout de ce ciel de tenebres, se melait peu a peu au souvenir de son frere mort, comme une derniere manifestation de lui. Il etait coutumier de ces etranges associations d'images, comme il s'en forme surtout au commencement de la vie, dans la tete des enfants... Mais les mots, si vagues qu'ils soient, restent encore trop precis pour exprimer ces choses; il faudrait cette langue incertaine qui se parle quelquefois dans les reves, et dont on ne retient au reveil que d'enigmatiques fragments n'ayant plus de sens. A contempler ce nuage, il sentait venir une tristesse profonde, angoissee, pleine d'inconnu et de mystere, qui lui glacait l'ame; beaucoup mieux que tout a l'heure, il comprenait maintenant que son pauvre petit frere ne reparaitrait jamais, jamais plus; le chagrin, qui avait ete long a percer l'enveloppe robuste et dure de son coeur, y entrait a present jusqu'a pleins bords. Il revoyait la figure douce de Sylvestre, ses bons yeux d'enfant; a l'idee de l'embrasser, quelque chose comme un voile tombait tout a coup entre ses paupieres, malgre lui, - et d'abord il ne s'expliquait pas bien ce que c'etait, n'ayant jamais pleure dans sa vie d'homme. - Mais les larmes commencaient a couler lourdes, rapides, sur ses joues; et puis des sanglots vinrent soulever sa poitrine profonde. Il continuait de pecher tres vite, sans perdre son temps ni rien dire, et les deux autres, qui l'ecoutaient dans ce silence, se gardaient d'avoir l'air d'entendre, de peur de l'irriter, le sachant si renferme et si fier. ... Dans son idee a lui, la mort finissait tout... Il lui arrivait bien, par respect, de s'associer a ces prieres qu'on dit en famille pour les defunts; mais il ne croyait a aucune survivance des ames. Dans leurs causeries entre marins, ils disaient tous cela, d'une maniere breve et assuree, comme une chose bien connue de chacun; ce qui pourtant n'empechait pas une vague apprehension des fantomes, une vague frayeur des cimetieres, une confiance extreme dans les saints et les images qui protegent, ni surtout une veneration innee pour la terre benite qui entoure les eglises. Ainsi Yann redoutait pour lui-meme d'etre pris par la mer, comme si cela aneantissait davantage, - et la pensee que Sylvestre etait reste la-bas, dans cette terre lointaine d'en dessous, rendait son chagrin plus desespere, plus sombre. Avec son dedain des autres, il pleura sans aucune contrainte ni honte, comme s'il eut ete seul. ... Au dehors, le vide blanchissait lentement, bien qu'il fut a peine deux heures; et en meme temps il paraissait s'etendre, devenir plus demesure, se creuser d'une maniere plus effrayante. Avec cette espece d'aube qui naissait, les yeux s'ouvraient davantage et l'esprit plus eveille concevait mieux l'immensite des lointains; alors les limites de l'espace visible etaient encore reculees et fuyaient toujours. C'etait un eclairage tres pale, mais qui augmentait; il semblait que cela vint par petits jets, par secousses legeres; les choses eternelles avaient l'air de s'illuminer par transparence, comme si des lampes a flamme blanche eussent ete montees peu a peu, derriere les informes nuees grises; - montees discretement, avec des precautions mysterieuses, de peur de troubler le morne repos de la mer. Sous l'horizon, la grande lampe blanche, c'etait le soleil, qui se trainait sans force, avant de faire au-dessus des eaux sa promenade lente et froide commencee des l'extreme matin... Ce jour-la, on ne voyait nulle part de tons roses d'aurore, tout restait bleme et triste. Et, a bord de la Marie, un homme pleurait, le grand Yann... Ces larmes de son frere sauvage, et cette plus grande melancolie du dehors, c'etait l'appareil de deuil employe pour le pauvre petit heros obscur, sur ces mers d'Islande ou il avait passe la moitie de sa vie... Quand le plein jour vint, Yann essuya brusquement ses yeux avec la manche de son tricot de laine et ne pleura plus. Ce fut fini. Il semblait completement repris par le travail de la peche, par le train monotone des choses reelles et presentes, comme ne pensant plus a rien. Du reste, les lignes donnaient beaucoup et les bras avaient peine a suffire. Autour des pecheurs, dans les fonds immenses, c'etait un nouveau changement a vue. Le grand deploiement d'infini, le grand spectacle du matin etait termine, et maintenant les lointains paraissaient au contraire se retrecir, se refermer sur eux. Comment donc avait-on cru voir tout a l'heure la mer si demesuree? L'horizon etait a present tout pres, et il semblait meme qu'on manquat d'espace. Le vide se remplissait de voiles tenus qui flottaient, les uns plus vagues que des buees, d'autres aux contours presque visibles et comme franges. Ils tombaient mollement, dans un grand silence, comme des mousselines blanches n'ayant pas de poids; mais il en descendait de partout en meme temps, aussi l'emprisonnement la-dessous se faisait tres vite, et cela oppressait, de voir ainsi s'encombrer l'air respirable. C'etait la premiere brume d'aout qui se levait. En quelques minutes le suaire fut uniformement dense, impenetrable; autour de la Marie, on ne distinguait plus rien qu'une paleur humide ou se diffusait la lumiere et ou la mature du navire semblait meme se perdre. --De ce coup, la voila arrivee, la sale brume, dirent les hommes. Ils connaissaient depuis longtemps cette inevitable compagne de la seconde periode de peche; mais aussi cela annoncait la fin de la saison d'Islande, l'epoque ou l'on fait route pour revenir en Bretagne. En fines gouttelettes brillantes, cela se deposait sur leur barbe; cela faisait luire d'humidite leur peau brunie. Ceux qui se regardaient d'un bout a l'autre du bateau se voyaient troubles comme des fantomes; par contre les objets tres rapproches apparaissaient plus crument sous cette lumiere fade et blanchatre. On prenait garde de respirer la bouche ouverte; une sensation de froid et de mouille penetrait les poitrines. En meme temps, la peche allait de plus en plus vite, et on ne causait plus, tant les lignes donnaient; a tout instant, on entendait tomber a bord des gros poissons, lances sur les planches avec un bruit de fouet; apres, ils se tremoussaient rageusement en claquant de la queue contre le bois du pont; tout etait eclabousse de l'eau de la mer et des fines ecailles argentees qu'ils jetaient en se debattant. Le marin qui leur fendait le ventre avec son grand couteau, dans sa precipitation, s'entaillait les doigts, et son sang bien rouge se melait a la saumure. Chapitre X Ils resterent, cette fois, dix jours d'affilee pris dans la brume epaisse, sans rien voir. La peche continuait d'etre bonne et, avec tant d'activite, on ne s'ennuyait pas. De temps en temps, a intervalles reguliers, l'un d'eux soufflait dans une trompe de corne d'ou sortait un bruit pareil au beuglement d'une bete sauvage. Quelquefois, du dehors, du fond des brumes blanches, un autre beuglement lointain repondait a leur appel. Alors on veillait davantage. Si le cri se rapprochait, toutes les oreilles se tendaient vers ce voisin inconnu, qu'on apercevrait sans doute jamais et dont la presence etait pourtant un danger. On faisait des conjectures sur lui; il devenait une occupation, une societe et, par envie de le voir, les yeux s'efforcaient a percer les impalpables mousselines blanches qui restaient tendues partout dans l'air. Puis il s'eloignait, les beuglements de sa trompe mouraient dans le lointain sourd; alors on se retrouvait seul dans le silence, au milieu de cet infini de vapeurs immobiles. Tout etait impregne d'eau; tout etait ruisselant de sel et de saumure. Le froid devenait plus penetrant; le soleil s'attardait davantage a trainer sous l'horizon; il y avait deja de vraies nuits d'une ou deux heures, dont la tombee grise etait sinistre et glaciale. Chaque matin on sondait avec un plomb la hauteur des eaux, de peur que la Marie ne se fut trop rapprochee de l'ile d'Islande. Mais toutes les lignes du bord filees bout a bout n'arrivaient pas a toucher le lit de la mer: on etait donc bien au large et en belle eau profonde. La vie etait saine et rude; ce froid plus piquant augmentait le bien- etre du soir, l'impression de gite bien chaud qu'on eprouvait dans la cabine en chene massif, quand on y descendait pour souper ou pour dormir. Dans le jour, ces hommes, qui etaient plus cloitres que des moines, causaient peu entre eux. Chacun tenant sa ligne, restait pendant des heures et des heures a son meme poste invariable, les bras seuls occupes au travail incessant de la peche. Ils n'etaient separes les uns des autres que de deux ou trois metres, et ils finissaient par ne plus se voir. Ce calme de la brume, cette obscurite blanche endormait l'esprit. Tout en pechant, on se chantait pour soi-meme quelque air du pays a demi- voix, de peur d'eloigner les poissons. Les pensees se faisaient plus lentes et plus rares; elles semblaient se distendre, s'allonger en duree afin d'arriver a remplir le temps sans y laisser des vides, des intervalles de non-etre. On n'avait plus du tout l'idee aux femmes, parce qu'il faisait deja froid; mais on revait a des choses incoherentes ou merveilleuses, comme dans le sommeil, et la trame de ces reves etait aussi peu serree qu'un brouillard... Ce brumeux mois d'aout, il avait coutume de clore ainsi chaque annee, d'une maniere triste et tranquille, la saison d'Islande. Autrement c'etait toujours la meme plenitude de vies physique, gonflant les poitrines et faisant aux marins des muscles durs. Yann avait bien retrouve tout de suite ses facons d'etre habituelles, comme si son grand chagrin n'eut pas persiste: vigilant et alerte, prompt a la manoeuvre et a la peche, l'allure desinvolte comme qui n'a pas de soucis; du reste, communicatif a ses heures seulement - qui etaient rares - et portant toujours la tete aussi haut avec son air a la fois indifferent et dominateur. Le soir, au souper, dans le logis fruste que protegeait la Vierge de faience, quand on etait attable, le grand couteau en main devant quelque bonne assiettee toute chaude, il lui arrivait, comme autrefois, de rire aux choses droles que les autres disaient. En lui-meme, peut-etre, s'occupait-il un peu de cette Gaud, que Sylvestre lui avait sans doute donnee pour femme dans ses dernieres petites idees d'agonie, - et qui etait devenue une pauvre fille a present sans personne au monde... Peut-etre bien surtout, le deuil de ce frere durait-il encore dans le fond de son coeur... Mais ce coeur d'Yann etait une region vierge, a gouverner, peu connue, ou se passaient des choses qui ne se revelaient pas au dehors. Chapitre XI Un matin, vers trois heures, tandis qu'ils revaient tranquillement sous leur suaire de brume, ils entendirent comme des bruits de voix dont le timbre leur sembla etrange et non connu d'eux. Ils se regarderent les uns les autres, ceux qui etaient sur le pont, s'interrogeant d'un coup d'oeil: --Qui est-ce qui a parle? Non, personne; personne n'avait rien dit. Et, en effet, cela avait bien eu l'air de sortir du vide exterieur. Alors, celui qui etait charge de la trompe, et qui l'avait negligee depuis la veille, se precipita dessus, en se gonflant de tout son souffle pour pousser le long beuglement d'alarme. Cela seul faisait deja frissonner, dans ce silence. Et puis, comme si, au contraire, une apparition eut ete evoquee par ce son vibrant de cornemuse, une grande chose imprevue s'etait dessinee en grisaille, s'etait dressee menacante, tres haut tout pres d'eux: des mats, des vergues, des cordages, un dessin de navire qui s'etait fait en l'air, partout a la fois et d'un meme coup, comme ces fantasmagories pour effrayer qui, d'un seul jet de lumiere, sont creees sur des voiles tendus. Et d'autre hommes apparaissaient la, a les toucher, penches sur le rebord, les regardant avec des yeux tres ouverts dans un reveil de surprise et d'epouvante... Ils se jeterent sur des avirons, des mats de rechange, des gaffes - tout ce qui se trouva dans la drome de long et de solide - et les pointerent en dehors pour tenir a distance cette chose et ces visiteurs qui leur arrivaient. Et les autres aussi, effares, allongeaient vers eux d'enormes batons pour les repousser. Mais il n'y eut qu'un craquement tres leger dans les vergues, au-dessus de leurs tetes, et les matures, un instant accrochees, se degagerent aussitot sans aucune avarie; le choc, tres doux par ce calme, etait tout a fait amorti; il avait ete si faible meme, que vraiment il semblait que cet autre navire n'eut pas de masse et qu'il fut une chose molle, presque sans poids... Alors, le saisissement passe, les hommes se mirent a rire; ils se reconnaissaient entre eux: --Ohe! de la Marie. --Eh! Gaos, Laumec, Guermeur! L'apparition, c'etait la Reine-Berthe, capitaine Larvoer, aussi de Paimpol; ces matelots etaient des villages d'alentour; ce grand-la, tout en barbe noire, montrant ses dents dans son rire, c'etait Kerjegou, un de Ploudaniel; et les autres venaient de Plounes ou de Plounerin. --Aussi, pourquoi ne sonniez-vous pas de votre trompe, bande de sauvages? demandait Larvoer de la Reine-Berthe. --Eh bien, et vous donc, bande de pirates et d'ecumeurs, mauvais poison de la mer?... --Oh! nous... c'est different; ca nous est defendu de faire du bruit. (Il avait repondu cela avec un air de sous-entendre quelque mystere noir; avec un sourire drole, qui, par la suite, revint souvent en tete a ceux de la Marie et leur donna a penser beaucoup.) Et puis comme s'il en eut dit trop long, il finit par cette plaisanterie: --Notre corne a nous, c'est celui-la, en soufflant dedans, qui nous l'a crevee. Et il montrait un matelot a figure de triton, qui etait tout en cou et tout en poitrine, trop large, bas sur jambes, avec je ne sais quoi de grotesque et de l'inquietant dans sa puissance difforme. Et pendant qu'on se regardait la, attendant que quelque brise ou quelque courant d'en dessous voulut bien emmener l'un plus vite que l'autre, separer les navires, on engagea une causerie. Tous appuyes en babord, se tenant en respect au bout de leurs longs morceaux de bois, comme eussent fait des assieges avec des piques, ils parlerent des choses du pays, des dernieres lettres recues par les "chasseurs", des vieux parents et des femmes. --Moi, disait Kerjegou, la mienne me marque qu'elle vient d'avoir son petit que nous attendions; ca va nous en faire la douzaine tout a l'heure. Un autre avait eu deux jumeaux, et un troisieme annoncait le mariage de la belle Jeannie Caroff - une fille tres connue des Islandais - avec certain vieux richard infirme, de la commune de Plourivo. Ils se voyaient comme a travers des gazes blanches, et il semblait que cela changeat aussi le son des voix qui avait quelque chose d'etouffe et de lointain. Cependant Yann ne pouvait detacher ses yeux d'un de ces pecheurs, un petit homme deja vieillot qu'il etait sur de n'avoir jamais vu nulle part et qui pourtant lui avait dit tout de suite: "Bonjour, mon grand Yann!" avec un air d'intime connaissance; il avait la laideur irritante des singes avec leur clignotement de malice dans ses yeux percants. --Moi, disait encore Larvoer, de la Reine-Berthe, on m'a marque la mort du petit-fils de la vieille Yvonne Moan, de Ploubazlanec, qui faisait son service a l'Etat, comme vous savez, sur l'escadre de Chine; un bien grand dommage! Entendant cela, les autres de la Marie se tournerent vers Yann pour savoir s'il avait deja connaissance de ce malheur. --Oui, dit-il d'une voix basse, l'air indifferent et hautain, c'etait sur la derniere lettre que mon pere m'a envoyee. Ils le regardaient tous, dans la curiosite qu'ils avaient de son chagrin, et cela l'irritait. Leurs propos se croisaient a la hate, au travers du brouillard pale, pendant que fuyaient les minutes de leur bizarre entrevue. --Ma femme me marque en meme temps, continuait Larvoer, que la fille de M. Mevel a quitte la ville pour demeurer a Ploubazlanec et soigner la vieille Moan, sa grand'tante; elle s'est mise a travailler a present, en journee chez le monde, pour gagner sa vie. D'ailleurs, j'avais toujours eu dans l'idee, moi, que c'etait une brave fille, et une courageuse, malgre ses airs de demoiselle et ses falbalas. Alors, de nouveau, on regarda Yann, ce qui acheva de lui deplaire, et une couleur rouge lui monta aux joues sous son hale dore. Par cette appreciation sur Gaud fut clos l'entretien avec ces gens de la Reine-Berthe qu'aucun etre vivant ne devait plus jamais revoir. Depuis un instant, leurs figures semblaient deja plus effacees, car leur navire etait moins pres, et, tout a coup, ceux de la Marie ne trouverent plus rien a pousser, plus rien au bout de leurs longs morceaux de bois; tous leurs "espars", avirons, mats ou vergues, s'agiterent en cherchant dans le vide, puis retomberent les uns apres les autres lourdement dans la mer, comme de grands bras morts. On rentra donc ces defenses inutiles: la Reine-Berthe, replongee dans la brume profonde, avait disparu brusquement tout d'une piece, comme s'efface l'image d'un transparent derriere lequel la lampe a ete soufflee. Ils essayerent de la heler, mais rien ne repondit a leurs cris, - qu'une espece de clameur moqueuse a plusieurs voix, terminee en un gemissement qui les fit se regarder avec surprise... Cette Reine-Berthe ne revint point avec les autres Islandais et, comme ceux du Samuel Azenide avaient rencontre dans un fiord une epave non douteuse (son couronnement d'arriere avec un morceau de sa quille), on ne l'attendit plus; des le mois d'octobre, les noms de tous ses marins furent inscrits dans l'eglise sur des plaques noires. Or, depuis cette derniere apparition dont les gens de la Marie avaient bien retenu la date, jusqu'a l'epoque du retour, il n'y avait eu aucun mauvais temps dangereux sur la mer d'Islande, tandis que, au contraire trois semaines auparavant, une bourrasque d'ouest avait emporte plusieurs marins et deux navires. On se rappela alors le sourire de Larvoer et, en rapprochant toutes ces choses, on fit beaucoup de conjonctures; Yann revit plus d'une fois, la nuit, le marin au clignotement de singe, et quelques-uns de la Marie se demanderent craintivement si, ce matin-la, ils n'avaient point cause avec des trepasses. Chapitre XII L'ete s'avanca et, a la fin d'aout, en meme temps que les premiers brouillards du matin, on vit les Islandais revenir. Depuis trois mois deja, les deux abandonnees habitaient ensemble, a Ploubazlanec, la chaumiere des Moan; Gaud avait pris place de fille dans ce pauvre nid de marins morts. Elle avait envoye la tout ce qu'on lui avait laisse apres la vente de la maison de son pere: son beau lit a la mode des villes et ses belles jupes de differentes couleurs. Elle avait fait elle-meme sa nouvelle robe noire d'un facon plus simple et portait, comme la vieille Yvonne, une coiffe de deuil en mousseline epaisse ornee seulement de plis. Tous le jours, elle travaillait a des ouvrages de couture chez les gens riches de la ville et rentrait a la nuit, sans etre distraite en chemin par aucun amoureux, restee un peu hautaine, et encore entouree d'un respect de demoiselle; en lui disant bonsoir, les garcons mettaient comme autrefois, la main a leur chapeau. Par les beaux crepuscules d'ete, elle s'en revenait de Paimpol, tout le long de cette route de falaise, aspirant le grand air marin qui repose. Les travaux d'aiguille n'avaient pas eu le temps de la deformer - comme d'autres, qui vivent toujours penchees de cote sur leur ouvrage - et, en regardant la mer, elle redressait la belle taille souple qu'elle tenait de race; en regardant la mer, en regardant le large, tout au fond duquel etait Yann... Cette meme route menait chez lui. En continuant un peu, vers certaine region plus pierreuse et plus balayee par le vent, on serait arrive a ce hameau de Pors-Even ou les arbres, couverts de mousses grises, croissent tout petits entre les pierres et se couchent dans le sens des rafales d'ouest. Elle n'y retournerait sans doute jamais, dans ce Pors-Even, bien qu'il fut a moins d'une lieue; mais, une fois dans sa vie, elle y etait allee et cela avait suffi pour laisser un charme sur tout son chemin; Yann, d'ailleurs, devait souvent y passer et, de sa porte, elle pourrait le suivre allant ou venant sur la lande rase, entre les ajoncs courts. Donc elle aimait toute cette region de Ploubazlanec; elle etait presque heureuse que le sort l'eut rejetee la: en aucun autre lieu du pays elle n'eut pu se faire a vivre. A cette saison de fin d'aout, il y a comme un alanguissement de pays chaud qui remonte du midi vers le nord; il y a des soirees lumineuses, des reflets du grand soleil d'ailleurs qui viennent trainer jusque sur la mer bretonne. Tres souvent, l'air est limpide et calme, sans aucun nuage nulle part. Aux heures ou Gaud s'en revenait, les choses se fondaient deja ensemble pour la nuit, commencaient a se reunir et a former des silhouettes. Ca et la, un bouquet d'ajoncs se dressait sur une hauteur entre deux pierres, comme un panache ebouriffe; un groupe d'arbres tordus formait un amas sombre dans un creux, ou bien, ailleurs, quelque hameau a toit de paille dessinait au-dessus de la lande une petite decoupure bossue. Aux carrefours les vieux christs qui gardaient la campagne etendaient leurs bras noirs sur les calvaires, comme de vrais hommes supplicies, et, dans le lointain, la Manche se detachait en clair, en grand miroir jaune sur un ciel qui etait deja tenebreux vers l'horizon. Et dans ce pays, meme ce calme, meme ces beau temps, etaient melancoliques; il restait, malgre tout, une inquietude planant sur les choses; une anxiete venue de la mer a qui tant d'existences etaient confiees et dont l'eternelle menace n'etait qu'endormie. Gaud, qui songeait en chemin, ne trouvait jamais assez longue sa course de retour au grand air. On sentait l'odeur salee des greves, et l'odeur douce de certaines fleurs qui croissent sur les falaises entre les epines maigres. Sans la grand'mere Yvonne qui l'attendait au logis, volontiers elle se serait attardee dans ces sentiers d'ajoncs, a la maniere de ces belles demoiselles qui aiment a rever, les soirs d'ete, dans les parcs. En traversant ce pays, il lui revenait bien aussi quelques souvenirs de sa petite enfance; mais comme ils etaient effaces a present, recules, amoindris par son amour! Malgre tout, elle voulait considerer ce Yann comme une sorte de fiance, - un fiance fuyant, dedaigneux, sauvage, qu'elle n'aurait jamais; mais a qui elle s'obstinerait a rester fidele en esprit, sans plus confier cela a personne. Pour le moment, elle aimait a le savoir en Islande; la, au moins, la mer le lui gardait dans ses cloitres profonds et il ne pouvait se donner a aucune autre. Il est vrai qu'un de ces jours il allait revenir, mais elle envisageait aussi ce retour avec plus de calme qu'autrefois. Par instinct, elle comprenait que sa pauvrete ne serait pas un motif pour etre plus dedaignee, - car il n'etait pas un garcon comme les autres. - Et puis cette mort du petit Sylvestre etait une chose qui les rapprochait decidement. A son arrivee, il ne pourrait manquer de venir sous leur toit pour voir la grand'mere de son ami: et elle avait decide qu'elle serait la pour cette visite, il ne lui semblait pas que ce fut manquer de dignite; sans paraitre se souvenir de rien, elle lui parlerait comme a quelqu'un que l'on connait depuis longtemps; elle lui parlerait meme avec affection comme a un frere de Sylvestre, en tachant d'avoir l'air naturel. Et qui sait? il ne serait peut-etre pas impossible de prendre aupres de lui une place de soeur, a present qu'elle allait etre si seule au monde; de se reposer sur son amitie; de la lui demander comme un soutien, en s'expliquant assez pour qu'il ne crut plus a aucune arriere- pensee de mariage. Elle le jugeait sauvage seulement, entete dans ses idees d'independance, mais doux, franc, et capable de bien comprendre les choses bonnes qui viennent tout droit du coeur. Qu'allait-il eprouver, en la retrouvant la, pauvre, dans cette chaumiere presque en ruine?... Bien pauvre, oh! oui, car la grand'mere Moan, n'etant plus assez forte pour aller en journee aux lessives, n'avait plus rien que sa pension de veuve; il est vrai, elle mangeait bien peu maintenant, et toutes deux pouvaient encore s'arranger pour vivre sans demander rien a personne... La nuit etait toujours tombee quand elle arrivait au logis; avant d'entrer, il fallait descendre un peu, sur des roches usees, la chaumiere se trouvant en contre-bas de ce chemin de Ploubazlanec, dans la partie de terrain qui s'incline vers la greve. Elle etait presque cachee sous son epais toit de paille brune, tout gondole, qui ressemblait au dos de quelque enorme bete morte effondree sous ses poils durs. Ses murailles avaient la couleur sombre et la rudesse des rochers, avec des mousses et du cochlearia formant de petites touffes vertes. On montait les trois marches gondolees du seuil, et on ouvrait le loquet interieur de la porte au moyen d'un bout de corde de navire qui sortait par un trou. En entrant, on voyait d'abord en face de soi la lucarne, percee comme dans l'epaisseur d'un rempart, et donnant sur la mer d'ou venait une derniere clarte jaune pale. Dans la grande cheminee flambaient des brindilles odorantes de pin et de hetre, que la vieille Yvonne ramassait dans ses promenades le long des chemins; elle-meme etait la assise, surveillant leur petit souper; dans son interieur, elle portait un serre-tete seulement, pour menager ses coiffes; son profil, encore joli, se decoupait sur la lueur rouge de son feu. Elle levait vers Gaud ses yeux jadis bruns, qui avaient pris une couleur passee, tournee au bleuatre, et qui etaient troubles, incertains, egares de vieillesse. Elle disait toutes les fois la meme chose: --Ah! Mon Dieu, ma bonne fille, comme tu rentres tard ce soir... --Mais non, grand'mere, repondait doucement Gaud qui y etait habituee. Il est la meme heure que les autres jours. --Ah!... me semblait a moi, ma fille, me semblait qu'il etait plus tard que de coutume. Elles soupaient sur une table devenue presque informe a force d'etre usee, mais encore epaisse comme le tronc d'un chene. Et le grillon ne manquait jamais de leur recommencer sa petite musique a son d'argent. Un des cotes de la chaumiere etait occupe par des boiseries grossierement sculptees et aujourd'hui toutes vermoulues; en s'ouvrant, elles donnaient acces dans des etageres ou plusieurs generations pecheurs avaient ete concues, avaient dormi, et ou les meres vieillies etaient mortes. Aux solives noires du toit s'accrochaient des ustensiles de menage tres anciens, des paquets d'herbes, des cuillers de bois, du lard fume; aussi de vieux filets, qui dormaient la depuis le naufrage des derniers fils Moan, et dont les rats venaient la nuit couper les mailles. Le lit de Gaud, installe dans un angle avec ses rideaux de mousseline blanche, faisait l'effet d'une chose elegante et fraiche, apportee dans une hutte de Celte. Il y avait une photographie de Sylvestre en matelot, dans un cadre, accrochee au granit du mur. Sa grand'mere y avait attache sa medaille militaire, avec une de ces paires d'ancres en drap rouge que les marins portent sur la manche droite, et qui venait de lui; Gaud lui avait aussi achete a Paimpol une de ces couronnes funeraires en perles noires et blanches dont on entoure, en Bretagne, les portrait des defunts. C'etait la son petit mausolee, tout ce qu'il avait pour consacrer sa memoire, dans son pays breton... Les soirs d'ete, elles ne veillaient pas, par economie de lumiere; quand le temps etait beau, elles s'asseyaient un moment sur un banc de pierre, devant la maison, et regardaient le monde qui passait dans le chemin un peu au-dessus de leur tete. Ensuite la vieille Yvonne se couchait dans son etagere d'armoire, et Gaud, dans son lit de demoiselle; la, elle s'endormait assez vite, ayant beaucoup travaille, beaucoup marche, et songeant au retour des Islandais et fille sage, resolue, dans un trouble trop grand... Chapitre XIII Mais un jour, a Paimpol, entendant dire que la Marie venait d'arriver, elle se sentit prise d'une espece de fievre. Tout son calme d'attente l'avait abandonnee; ayant brusque la fin de son ouvrage, sans savoir pourquoi, elle se mit en route plus tot que de coutume, - et, dans le chemin, comme elle se hatait, elle le reconnut de loin qui venait a l'encontre d'elle. Ses jambes tremblaient et elle les sentait flechir. Il etait deja tout pres, se dessinant a vingt pas a peine, avec sa taille superbe, ses cheveux boucles sous son bonnet de pecheur. Elle se trouvait prise si au depourvu par cette rencontre, que vraiment elle avait peur de chanceler, et qu'il s'en apercut; elle en serait morte de honte a present... Et puis elle se croyait mal coiffee, avec un air fatigue pour avoir fait son ouvrage trop vite; elle eut donne je ne sais quoi pour etre cachee dans les touffes d'ajoncs, disparue dans quelque trou de fouine. Du reste, lui aussi avait eu un mouvement de recul, comme pour essayer de changer de route. Mais c'etait trop tard: ils se croiserent dans l'etroit chemin. Lui, pour ne pas la froler, se rangea contre le talus, d'un bond de cote comme un cheval ombrageux qui se derobe, en la regardant d'une maniere furtive et sauvage. Elle aussi, pendant une demi-seconde, avait leve les yeux, lui jetant malgre elle-meme une priere et une angoisse. Et, dans ce croisement involontaire de leurs regards, plus rapide qu'un coup de feu, ses prunelles gris de lin avaient paru s'elargir, s'eclairer de quelque grande flamme de pensee, lancee une vraie lueur bleuatre, tandis que sa figure etait devenue toute rose jusqu'aux tempes, jusque sous les tresses blondes. Il avait dit en touchant son bonnet: --Bonjour, mademoiselle Gaud! --Bonjour, monsieur Yann, repondit-elle. Et ce fut tout; il etait passe. Elle continua sa route, encore tremblante, mais sentant peu a peu a mesure qu'il s'eloignait, le sang reprendre son cours et la force revenir... Au logis, elle trouva la vieille Moan assise dans un coin, le tete entre ses mains, qui pleurait, qui faisait son hi hi hi! de petit enfant, toute depeignee, sa queue de cheveux tombee de son serre-tete comme un maigre echeveau de chanvre gris: --Ah! ma bonne Gaud, - c'est le fils Gaos que j'ai rencontre du cote de Plouherzel, comme je m'en retournais de ramasser mon bois; - alors nous avons parle de mon pauvre petit, tu penses bien. Ils sont arrives ce matin de l'Islande et, des ce midi, il etait venu pour me faire une visite pendant que j'etais dehors. Pauvre garcon, il avait des larmes aux yeux lui aussi... Jusqu'a ma porte, qu'il a voulu me raccompagner, ma bonne Gaud, pour me porter mon petit fagot... Elle ecoutait cela, debout, et son coeur se serrait a mesure: ainsi, cette visite de Yann, sur laquelle elle avait tant compte pour lui dire tant de choses, etait deja faite, et ne se renouvellerait sans doute plus; c'etait fini... Alors la chaumiere lui sembla plus desolee, la misere plus dure, le monde plus vide, - et elle baissa la tete avec une envie de mourir. Chapitre XIV L'hiver vint peu a peu, s'etendit comme un linceul qu'on laisserait tres lentement tomber. Les journees grises passerent apres les journees grises, mais Yann ne reparut plus, - et les deux femmes vivaient bien abandonnees. Avec le froid, leur existence etait plus couteuse et plus dure. Et puis la vieille Yvonne devenait difficile a soigner. Sa pauvre tete s'en allait; elle se fachait maintenant, disait des mechancetes et des injures; une fois ou deux par semaine, cela la prenait, comme les enfants, a propos de rien. Pauvre vieille!... elle etait encore si douce dans ses bons jours clairs, que Gaud ne cessait de la respecter ni de la cherir. Avoir toujours ete bonne, et finir par etre mauvaise; etaler, a l'heure de la fin, tout un fonds de malice qui avait dormi durant la vie, toute une science de mots grossiers qu'on avait cachee, quelle derision de l'ame et quel mystere moqueur! Elle commencait a chanter aussi, et cela faisait encore plus de mal a entendre que ses coleres; c'etait, au hasard des choses qui lui revenaient en tete, des oremus de messe, ou bien des couplets tres vilains qu'elle avait entendus jadis sur le port, repetes par des matelots. Il lui arrivait d'entonner les Fillettes de Paimpol; ou bien, en balancant la tete et battant la mesure avec son pied, elle prenait: Mon mari vient de partir; Pour la peche d'Islande, Mon mari vient de partir, Il m'a laisse sans le sou, Mais..., trala, trala la lou... J'en gagne! J'en gagne!... Chaque fois, cela s'arretait tout court, en meme temps que ses yeux s'ouvraient bien grands dans le vague en perdant toute expression de vie, - comme ces flammes deja mourantes qui s'agrandissent subitement pour s'eteindre. Et apres, elle baissait la tete, restait longtemps caduque, en laissant pendre la machoire d'en bas a la maniere des morts. Elle n'etait plus bien propre non plus, et c'etait un autre genre d'epreuve sur lequel Gaud n'avait pas compte. Un jour, il lui arriva de ne plus se souvenir de son petit-fils. --Sylvestre? Sylvestre?... disait-elle a Gaud, en ayant l'air de chercher qui ce pouvait bien etre; ah dame! ma bonne, tu comprends, j'en ai eu tant quand j'etais jeune, des garcons, des filles, des filles et des garcons qu'a cette heure, ma foi!... Et, en disant cela, elle lancait en l'air ses pauvres mains ridees, avec un geste d'insouciance presque libertine... Le lendemain, par exemple, elle se souvenait bien de lui; et en citant mille petites choses qu'il avait faites ou qu'il avait dites, toute la journee elle le pleura. Oh! ces veillees d'hiver, quand les branchages manquaient pour faire du feu! Travailler ayant froid, travailler pour gagner sa vie, coudre menu, achever avant de dormir les ouvrages rapportes chaque soir de Paimpol. La grand'mere Yvonne, assise dans la cheminee, restait tranquille, les pieds contre les dernieres braises, les mains ramassees sous son tablier. Mais au commencement de la soiree, il fallait toujours tenir des conversations avec elle. --Tu ne me dis rien, ma bonne fille, pourquoi ca donc? Dans mon temps a moi, j'en ai pourtant connu de ton age qui savaient causer. Me semble que nous n'aurions pas l'air si triste, la, toutes les deux, si tu voulais parler un peu. Alors Gaud racontait des nouvelles quelconques qu'elle avait apprises en ville, ou disait les noms des gens qu'elle avait rencontres en chemin, parlait de choses qui lui etaient bien indifferentes a elle-meme comme, du reste, tout au monde a present, puis s'arretait au milieu de ses histoires quand elle voyait la pauvre vieille endormie. Rien de vivant, rien de jeune autour d'elle, dont la fraiche jeunesse appelait la jeunesse. Sa beaute allait se consumer, solitaire et sterile... Le vent de la mer, qui arrivait de partout, agitait sa lampe, et le bruit des lames s'entendait la comme dans un navire en l'ecoutant elle y melait le souvenir toujours present et douloureux de Yann, dont ces choses etaient le domaine; durant les grandes nuits d'epouvante, ou tout etait dechaine et hurlant dans le noir du dehors, elle songeait avec plus d'angoisse a lui. Et puis seule, toujours seule avec cette grand'mere qui dormait, elle avait peur quelquefois et regardait dans les coins obscurs, en pensant aux marins ses ancetres, qui avaient vecu dans ces etageres d'armoires, qui avaient peri au large pendant de semblables nuits, et dont les ames pouvaient revenir; elle ne se sentait pas protegee contre la visite de ces morts par la presence de cette si vieille femme qui etait deja presque des leurs... Tout a coup elle fremissait de la tete aux pieds, en entendant partir du coin de la cheminee un petit filet de voix cassee flute, comme etouffe sous terre. D'un ton guilleret qui donnait froid a l'ame, la voix chantait: Pour la peche d'Islande, mon mari vient de partir, Il m'a laisse sans le sou, Mais..., trala, trala la lou... Et alors elle subissait ce genre particulier de frayeur que cause la compagnie des folles. La pluie tombait, tombait, avec un petit bruit incessant de fontaine; on l'entendait presque sans repit ruisseler dehors sur les murs. Dans le vieux toit de mousse, il y avait des gouttieres qui, toujours aux memes endroits, infatigables, monotones, faisaient le meme tintement triste; elles detrempaient par places le sol du logis, qui etait de roches et de terre battue avec des graviers et des coquilles. On sentait l'eau partout autour de soi, elle vous enveloppait de ses masses froides, infinies: une eau tourmentee, fouettante, s'emiettant dans l'air, epaississant l'obscurite, et isolant encore davantage les unes des autres les chaumieres eparses du pays de Ploubazlanec. Les soirees de dimanche etaient pour Gaud les plus sinistres, a cause d'une certaine gaite qu'elles apportaient ailleurs: c'etaient des especes de soirees joyeuses, meme dans ces petits hameaux perdus de la cote; il y avait toujours, ici ou la, quelque chaumiere fermee, battue par la pluie noire, d'ou partaient des chants lourds. Au dedans, des tables alignees pour les buveurs; des marins se sechant a des flambees fumeuses; les vieux se contentant avec de l'eau-de-vie, les jeunes courtisant des filles, tous allant jusqu'a l'ivresse, et chantant pour s'etourdir. Et, pres d'eux, la mer, leur tombeau de demain, chantait aussi, emplissant la nuit de sa voix immense... Certains dimanches, des bandes de jeunes hommes, qui sortaient de ces cabarets-la ou revenaient de Paimpol, passaient dans le chemin, pres de la porte des Moan; c'etaient ceux qui habitaient a l'extremite des terres, vers Pors-Even. Ils passaient tres tard, echappes des bras des filles, insouciants de se mouiller, coutumiers des rafales et des ondees, Gaud tendait l'oreille a leurs chansons a leurs cris - tres vite noyes dans le bruit des bourrasques ou de la houle - cherchant a demeler la voix de Yann, se sentant trembler ensuite quand elle s'imaginait l'avoir reconnue. N'etre pas revenu les voir, c'etait mal de la part de ce Yann; et mener une vie joyeuse, si pres de la mort de Sylvestre, - tout cela ne lui ressemblait pas! Non, elle ne le comprenait plus decidement, - et, malgre tout, ne pouvait se detacher de lui, ni croire qu'il fut sans coeur. Le fait est que, depuis son retour, sa vie etait bien dissipee. D'abord il y avait eu la tournee habituelle d'octobre dans le golfe de Gascogne, - et c'est toujours pour ces Islandais une periode de plaisir, un moment ou ils ont dans leur bourse un peu d'argent a depenser sans souci (de petites avances pour s'amuser, que les capitaines donnent sur les grandes parts de peche, payables seulement en hiver). On etait alle, comme tous les ans, chercher du sel dans les iles, et lui s'etait repris d'amour, a Saint-Martin-de-Re, pour certaine fille brune, sa maitresse du precedent automne. Ensemble ils s'etaient promenes, au dernier gai soleil, dans les vignes rousses toutes remplies du chant des alouettes, tout embaumees par les raisins murs, les oeillets des sables et les senteurs marines des plages; ensemble ils avaient chante et danse des rondes a ces veillees de vendange ou l'on se grise, d'une ivresse amoureuse et legere, en buvant le vin doux. Ensuite, la Marie ayant pousse jusqu'a Bordeaux, il avait retrouve, dans un grand estaminet tout en dorures, la belle chanteuse a la montre, et s'etait negligemment laisse adorer pendant huit nouveaux jours. Revenu en Bretagne au mois de novembre, il avait assiste a plusieurs mariages de ses amis, comme garcon d'honneur, tout le temps dans ses beaux habits de fete, et souvent ivre apres minuit, sur la fin des bals. Chaque semaine, il lui arrivait quelque aventure nouvelle, que les filles s'empressaient de raconter a Gaud, en exagerant. Trois ou quatre fois, elle l'avait vu de loin venir en face d'elle sur ce chemin de Ploubazlanec, mais toujours a temps pour l'eviter; lui aussi du reste, dans ces cas-la, prenait a travers la lande. Comme par une entente muette, maintenant ils se fuyaient. Chapitre XV A Paimpol, il y a une grosse femme appelee madame Tressoleur; dans une des rues qui menent au port, elle tient un cabaret fameux parmi les Islandais, ou des capitaines et des armateurs viennent enroler des matelots, faire leur choix parmi les plus forts, en buvant avec eux. Autrefois belle, encore galante avec les pecheurs, elle a des moustaches a present, une carrure d'homme et la replique hardie. Un air de cantiniere, sous une grande coiffure blanche de nonnain; en elle, un je ne sais quoi de religieux, qui persiste quand meme parce qu'elle est Bretonne. Dans sa tete, les noms de tous les marins du pays tiennent comme sur un registre; elle connait les bons, les mauvais, sait au plus juste ce qu'ils gagnent et ce qu'ils valent. Un jour de janvier, Gaud, ayant ete mandee pour lui faire une robe, vint travailler la, dans une chambre, derriere la salle aux buveurs... Chez cette dame Tressoleur, on entre par une porte aux massifs piliers de granit, qui est en retrait sous le premier etage de la maison, a la mode ancienne; quand on l'ouvre, il y a presque toujours quelque rafale engouffree dans la rue, qui la pousse, et les arrivants font des entrees brusques, comme lances par une lame de houle. La salle est basse et profonde, passee a la chaux blanche et ornee de cadres dores ou se voient des navires, des abordages, des naufrages. Dans un angle, une Vierge en faience est posee sur une console, entre des bouquets artificiels. Ces vieux murs ont entendu vibrer bien des chants puissants de matelots, ont vu s'epanouir bien des gaites lourdes et sauvages, - depuis les temps recules de Paimpol, en passant par l'epoque agitee des corsaires, jusqu'a ces Islandais de nos jours tres peu differents de leurs ancetres. Et bien des existences d'hommes ont ete jouees, engagees la, entre deux ivresses, sur ces tables de chene. Gaud, tout en cousant cette robe, avait l'oreille a une conversation sur les choses d'Islande, qui se tenait derriere la cloison entre madame Tressoleur et deux retraites assis a boire. Ils discutaient, les vieux, au sujet de certain beau bateau tout neuf, qu'on etait en train de greer dans le port: jamais elle ne serait paree, cette Leopoldine, a faire la campagne prochaine. --Eh! mais si, ripostait l'hotesse, bien sur qu'elle sera paree! - Puisque je vous dis, moi, qu'elle a pris equipage hier: tous ceux de l'ancienne Marie, de Guermeur, qu'on va vendre pour la demolir; cinq jeunes personnes, qui sont venues s'engager la, devant moi; - a cette table, - signer avec ma plume, - ainsi! - Et des bel'hommes, je vous jure: Laumec, Tugdual Caroff, Yvon Duff, le fils Keraez, de Treguier; - et le grand Yann Gaos, de Pors-Even, qui en vaut bien trois! La Leopoldine!... Le nom, a peine entendu, de ce bateau qui allait emporter Yann, s'etait fixe d'un seul coup dans la memoire de Gaud, comme si on l'y eut martele pour le rendre plus ineffacable. Le soir, revenu a Ploubazlanec, installee a finir son ouvrage a la lumiere de sa petite lampe, elle retrouvait dans sa tete ce mot-la toujours, dont la seule consonance l'impressionnait comme une chose triste. Les noms des personnes et ceux des navires ont une physionomie par eux-memes, presque un sens. Et ce Leopoldine, mot nouveau, inusite, la poursuivait avec une persistance qui n'etait pas naturelle, devenait une sorte d'obsession sinistre. Non, elle s'etait attendue a voir Yann repartir encore sur la Marie qu'elle avait visitee jadis, qu'elle connaissait, et dont la Vierge avait protege pendant de longues annees les dangereux voyages; et voici que ce changement, cette Leopoldine, augmentait son angoisse. Mais, bientot, elle en vint a se dire que pourtant cela ne la regardait plus, que rien de ce qui le concernait, lui, ne devait plus la toucher jamais. Et, en effet, qu'est-ce que cela pouvait lui faire, qu'il fut ici ou ailleurs, sur un navire ou sur un autre, parti ou de retour?... Se sentirait-elle plus malheureuse, ou moins, quand il serait en Islande; lorsque l'ete serait revenu, tiede, sur les chaumieres desertees, sur les femmes solitaires et inquietes; - ou bien quand un nouvel automne commencerait encore, ramenant une fois de plus les pecheurs?... Tout cela pour elle etait indifferent, semblable, egalement sans joie et sans espoir. Il n'y avait plus aucun lien entre eux deux, aucun motif de rapprochement, puisque meme il oubliait le pauvre petit Sylvestre; - donc il fallait bien comprendre que c'en etait fait pour toujours de ce seul reve, de ce seul desir de sa vie; elle devait se detacher de Yann, de toutes les choses qui avaient trait a son existence, meme de ce nom d'Islande qui vibrait encore avec un charme si douloureux a cause de lui; chasser absolument ces pensees, tout balayer; se dire que c'etait fini, fini a jamais... Avec douceur elle regarda cette pauvre vieille femme endormie, qui avait encore besoin d'elle, mais qui ne tarderait pas a mourir. Et alors, apres, a quoi bon vivre, a quoi bon travailler, et pour quoi faire?... Le vent d'ouest s'etait encore leve dehors; les gouttieres du toit avaient recommence, sur ce grand gemissement lointain, leur bruit tranquille et leger de grelot de poupee. Et ses larmes aussi se mirent a couler, larmes d'orpheline et d'abandonnee, passant sur ses levres avec un petit gout amer, descendant silencieusement sur son ouvrage, comme ces pluies d'ete qu'aucune brise n'amene, et qui tombent tout a coup, pressees et pesantes, de nuages trop remplis; alors n'y voyant plus, se sentant brisee, prise de vertige devant le vide de sa vie, elle replia le corsage ample de cette dame Tressoleur et essaya de se coucher. Dans son pauvre beau lit de demoiselle, elle frissonna en s'etendant: il devenait chaque jour plus humide et plus froid, - ainsi que toutes les choses de cette chaumiere. - Cependant, comme elle etait tres jeune, tout en continuant de pleurer, elle finit par se rechauffer et s'endormir. Chapitre XVI Des semaines sombres avaient passe encore, et on etait deja aux premiers jours de fevrier, par un assez beau temps doux. Yann sortait de chez l'armateur, venant de toucher sa part de peche du dernier ete, quinze cents francs, qu'il emportait pour les remettre a sa mere, suivant la coutume de famille. L'annee avait ete bonne, et il s'en retournait content. Pres de Ploubazlanec, il vit un rassemblement au bord de la route : une vieille, qui gesticulait avec son baton, et autour d'elle des gamins ameutes qui riaient... La grand'mere Moan!... La bonne grand'mere que Sylvestre adorait, toute trainee et dechiree, devenue maintenant une de ces vieilles pauvresses imbeciles qui font des attroupements sur les chemins!... Cela lui causa une peine affreuse. Ces gamins de Ploubazlanec lui avaient tue son chat, et elle les menacait de son baton, tres en colere et en desespoir: --Ah! s'il avait ete ici, lui, mon pauvre garcon, vous n'auriez pas ose, bien sur, mes vilains droles!... Elle etait tombee, parait-il, en courant apres eux pour les battre; sa coiffe etait de cote, sa robe pleine de boue, et ils disaient encore qu'elle etait grise (comme cela arrive bien en Bretagne a quelques pauvres vieux qui ont eu des malheurs). Yann savait, lui, que ce n'etait pas vrai, et qu'elle etait une vieille respectable ne buvant jamais que de l'eau. --Vous n'avez pas honte? dit-il aux gamins, tres en colere lui aussi, avec sa voix et son ton qui imposaient. Et, en un clin d'oeil, tous les petits se sauverent, penauds et confus, devant le grand Gaos. Gaud, qui justement revenait de Paimpol, rapportant de l'ouvrage pour la veillee, avait apercu cela de loin, reconnu sa grand'mere dans ce groupe. Effrayee, elle arriva en courant pour savoir ce que c'etait, ce qu'elle avait eu, ce qu'on avait pu lui faire, - et comprit, voyant leur chat qu'on avait tue. Elle leva ses yeux francs vers Yann, qui ne detourna pas les siens; ils ne songeaient plus a se fuir cette fois; devenus seulement tres roses tous deux, lui aussi vite qu'elle, d'une meme montee de sang a leurs joues, ils se regardaient, avec un peu d'effarement de se trouver si pres; mais sans haine, presque avec douceur, reunis qu'ils etaient dans une commune pensee de pitie et de protection. Il y avait longtemps que les enfants de l'ecole lui en voulaient, a ce pauvre matou defunt, parce qu'il avait la figure noire, un air de diable; mais c'etait un tres bon chat, et, quand on le regardait de pres, on lui trouvait au contraire la mine tranquille et caline. Ils l'avaient tue avec des cailloux et son oeil pendait. La pauvre vieille, en marmottant toujours des menaces, s'en allait tout emue, toute branlante, emportant par la queue, comme un lapin, ce chat mort. --Ah! mon pauvre garcon, mon pauvre garcon... s'il etait encore de ce monde on n'aurait pas ose me faire ca, non, bien sur!... Il lui etait sorti des especes de larmes qui coulaient dans ses rides; et ses mains, a grosses veines bleues, tremblaient. Gaud l'avait recoiffee au milieu, tachait de la consoler avec des paroles douces de petite fille. Et Yann s'indignait; si c'etait possible, que des enfants fussent si mechants! Faire une chose pareille a une pauvre vieille femme! Les larmes lui en venaient presque, a lui aussi. - Non point pour ce matou, il va sans dire: les jeunes hommes, rudes comme lui, s'ils aiment bien a jouer avec les betes, n'ont guere de sensiblerie pour elles; mais son coeur se fendait, a marcher la derriere cette grand'mere en enfance, emportant son pauvre chat par la queue. Il pensait a Sylvestre, qui l'avait tant aimee; au chagrin horrible qu'il aurait eu, si on lui avait predit qu'elle finirait ainsi, en derision et en misere. Et Gaud s'excusait, comme etant chargee de sa tenue: --C'est qu'elle sera tombee, pour etre si sale, disait-elle tout bas; sa robe n'est plus bien neuve, c'est vrai, car nous ne sommes pas riches, monsieur Yann; mais je l'avais encore raccommodee hier, et ce matin quand je suis partie, je suis sure qu'elle etait propre et en ordre. Il la regarda alors longuement, beaucoup plus touche peut-etre par cette petite explication toute simple qu'il ne l'eut ete par d'habiles phrases, des reproches et des pleurs. Ils continuaient de marcher l'un pres de l'autre, se rapprochant de la chaumiere des Moan. - Pour jolie, elle l'avait toujours ete comme personne, il le savait fort bien, mais il lui parut qu'elle l'etait encore davantage depuis sa pauvrete et son deuil. Son air etait devenu plus serieux, ses yeux gris de lin avaient l'expression plus reservee et semblaient malgre cela vous penetrer plus avant, jusqu'au fond de l'ame. Sa taille aussi avait acheve de se former. Vingt-trois ans bientot; elle etait dans tout son epanouissement de beaute. Et puis elle avait a present la tenue d'une fille de pecheur, sa robe noire sans ornements et une coiffe tout unie; son air de demoiselle, on ne savait plus bien d'ou il lui venait; c'etait quelque chose de cache en elle-meme et d'involontaire dont on ne pouvait plus lui faire reproche; peut-etre seulement son corsage, un peu plus ajuste que celui des autres, par habitude d'autrefois, dessinant mieux sa poitrine ronde et le haut de ses bras... Mais non, cela residait plutot dans sa voix tranquille et dans son regard. Chapitre XVII Decidement il les accompagnait, - jusque chez elles sans doute. Ils s'en allaient tous trois, comme pour l'enterrement de ce chat, et cela devenait presque un peu drole, maintenant, de les voir ainsi passer en cortege; il y avait sur les portes des bonnes gens qui souriaient. La vieille Yvonne au milieu, portant la bete; Gaud a sa droite, troublee et toujours tres rose; le grand Yann a sa gauche, tete haute, et pensif. Cependant la pauvre vieille s'etait presque subitement apaisee en route; d'elle-meme, elle s'etait recoiffee et, sans plus rien dire, elle commencait a les observer alternativement l'un et l'autre, du coin de son oeil qui etait redevenu clair. Gaud ne parlait pas de peur de donner a Yann une occasion de prendre conge; elle eut voulu rester sur ce bon regard doux qu'elle avait recu de lui, marcher les yeux fermes pour ne plus voir rien autre chose, marcher ainsi bien longtemps a ses cotes dans un reve qu'elle faisait, au lieu d'arriver si vite a leur logis vide et sombre ou tout allait s'evanouir. A la porte, il y eut une de ces minutes d'indecision pendant lesquelles il semble que le coeur cesse de battre. La grand'mere entra sans se retourner; puis Gaud, hesitante, et Yann, par derriere, entra aussi... Il etait chez elle, pour la premiere fois de sa vie; sans but, probablement; qu'est-ce qu'il pouvait vouloir?... En passant le seuil, il avait touche son chapeau, et puis, ses yeux ayant rencontre d'abord le portrait de Sylvestre dans sa petite couronne mortuaire en perles noires, il s'en etait approche lentement comme d'une tombe. Gaud etait restee debout, appuyee des mains a leur table. Il regardait maintenant tout autour de lui, et elle le suivait dans cette sorte de revue silencieuse qu'il passait de leur pauvrete. Bien pauvre, en effet, malgre son air range et honnete, le logis de ces deux abandonnees qui s'etaient reunies. Peut-etre, au moins, eprouverait-il pour elle un peu de bonne pitie, en la voyant redescendue a cette meme misere, a ce granit fruste et a ce chaume. Il n'y avait plus de la richesse passee, que le lit blanc, le beau lit de demoiselle, et involontairement les yeux de Yann revenaient la... Il ne disait rien... Pourquoi ne s'en allait-il pas?... La vieille grand'mere, qui etait encore si fine a ses moments lucides, faisait semblant de ne pas prendre garde a lui. Donc ils restaient debout devant l'un l'autre, muets et anxieux, finissant par se regarder comme pour quelque interrogation supreme. Mais les instants passaient et, a chaque seconde ecoulee, le silence semblait entre eux se figer davantage. Et ils se regardaient toujours plus profondement, comme dans l'attente solennelle de quelque chose d'inoui qui tardait a venir. ***** --Gaud, demanda-t-il a demi-voix grave, si vous voulez toujours... Qu'allait-il dire?... On devinait quelque grande decision, brusque comme etaient les siennes, prise la tout a coup, et osant a peine etre formulee... --Si vous voulez toujours... La peche s'est bien vendue cette annee, et j'ai un peu d'argent devant moi... Si elle voulait toujours!... Que lui demandait-il? avait-elle bien entendu? Elle etait aneantie devant l'immensite de ce qu'elle croyait comprendre. Et la vieille Yvonne, de son coin la-bas, dressait l'oreille, sentant du bonheur approcher... --Nous pourrions faire notre mariage, mademoiselle Gaud, si vous vouliez toujours... ... Et puis il attendit sa reponse, qui ne vint pas... Qui donc pouvait l'empecher de prononcer ce oui? Il s'etonnait, il avait peur, et elle s'en apercevait bien. Appuyee des deux mains a la table, devenue tout blanche, avec des yeux qui se voilaient, elle etait sans voix, ressemblait a une mourante tres jolie... --Eh bien, Gaud, repondis donc! dit la vieille grand'mere qui s'etait levee pour venir a eux. Voyez-vous, ca la surprend, monsieur Yann; il faut l'excuser; elle va reflechir et vous repondre tout a l'heure... Asseyez-vous, monsieur Yann, et prenez un verre de cidre avec nous... Mais non, elle ne pouvait pas repondre, Gaud; aucun mot ne lui venait plus, dans son extase... C'etait donc vrai qu'il etait bon, qu'il avait du coeur. Elle le retrouvait la, son vrai Yann, tel qu'elle n'avait jamais cesse de le voir en elle-meme, malgre sa durete, malgre son refus sauvage, malgre tout. Il l'avait dedaignee longtemps, il l'acceptait aujourd'hui, - et aujourd'hui qu'elle etait pauvre; c'etait son idee a lui sans doute, il avait eu quelque motif qu'elle saurait plus tard; en ce moment, elle ne songeait pas du tout a lui en demander compte, non plus qu'a lui reprocher son chagrin de deux annees... Tout cela, d'ailleurs, etait si oublie, tout cela venait d'etre emporte si loin, en une seconde, par le tourbillon delicieux qui passait sur sa vie!... Toujours muette, elle lui disait son adoration rien qu'avec les yeux, tout noyes, qui le regardaient a une extreme profondeur, tandis qu'une grosse pluie de larmes commencait a descendre le long de ses joues... --Allons, Dieu vous benisse! mes enfants, dit la grand'mere Moan. Et moi, je lui dois un grand merci, car je suis encore contente d'etre devenue si vieille, pour avoir vu ca avant de mourir. Ils restaient toujours la, l'un devant l'autre, se tenant les mains et ne trouvant pas de mots pour se parler; ne connaissant aucune parole qui fut assez douce, aucune phrase ayant le sens qu'il fallait, aucune qui leur semblat digne de rompre leur delicieux silence. --Embrassez-vous, au moins, mes enfants... Mais c'est qu'ils ne se disent rien!... Ah! mon Dieu, les droles de petits enfants que j'ai la par exemple!... Allons, Gaud, dis-lui donc quelque chose, ma fille... De mon temps a moi, me semble qu'on s'embrassait, quand on s'etait promis... Yann ota son chapeau, comme saisi tout a coup d'un grand respect inconnu, avant de se pencher pour embrasser Gaud, - et il lui sembla que c'etait le premier vrai baiser qu'il eut jamais donne de sa vie. Elle aussi l'embrassa, appuyant de tout son coeur ses levres fraiches, inhabiles aux raffinements des caresses, sur cette joue de son fiance que la mer avait doree. Dans les pierres du mur, le grillon leur chantait le bonheur; il tombait juste, cette fois, par hasard. Et le pauvre petit portrait de Sylvestre avait un air de leur sourire, du milieu de sa couronne noire. Et tout paraissait s'etre subitement vivifie et rajeuni dans la chaumiere morte. Le silence s'etait rempli de musiques inouies; meme le crepuscule pale d'hiver, qui entrait par la lucarne, etait devenu comme une belle lueur enchantee... --Alors, c'est au retour d'Islande que vous allez faire ca, mes bons enfants? Gaud baissa la tete. L'Islande, la Leopoldine, - c'est vrai, elle avait deja oublie ces epouvante dressees sur la route. - Au retour d'Islande!... comme se serait long, encore tout cet ete d'attente craintive. Et Yann, battant le sol du bout de son pied, a petits coups rapides, devenu for presse lui aussi, comptait en lui-meme tres vite, pour voir si, en se depechant bien, on n'aurait pas le temps de se marier avant ce depart: tant de jours pour reunir les papiers, tant de jours pour publier les bans a l'eglise; oui, cela ne menerait jamais qu'au 20 ou 25 du mois pour les noces, et, si rien n'entravait, on aurait donc encore une grande semaine a rester ensemble apres. --Je m'en vais toujours commencer par prevenir notre pere, dit-il, avec autant de hate que si les minutes memes de leur vie etaient maintenant mesurees et precieuses... Quatrieme partie Chapitre I Les amoureux aiment toujours beaucoup s'asseoir ensemble sur les bancs, devant les portes, quand la nuit tombe. Yann et Gaud pratiquaient cela, eux aussi. Chaque soir, c'etait a la porte de la chaumiere des Moan, sur le vieux banc de granit, qu'ils se faisaient leur cour. D'autres ont le printemps, l'ombre des arbres, les soirees tiedes, les rosiers fleuris. Eux n'avaient rien que des crepuscules de fevrier descendant sur un pays marin, tout d'ajoncs et de pierres. Aucune branche de verdure au-dessus de leur tete, ni alentour, rien que le ciel immense, ou passaient lentement des brumes errantes. Et pour fleurs, des algues brunes, que les pecheurs, en remontant de la greve, avaient entrainees dans le sentier avec leurs filets. Les hivers ne sont pas rigoureux dans cette region tiedie par des courants de la mer; mais c'est egal, ces crepuscules amenaient souvent des humidites glacees et d'imperceptibles petites pluies qui se deposaient sur leurs epaules. Ils restaient tout de meme, se trouvant tres bien la. Et ce banc, qui avait plus d'un siecle, ne s'etonnait pas de leur amour, en ayant deja vu bien d'autres; il en avait bien entendu, des douces paroles, sortir, toujours les memes, de generation en generation, de la bouche des jeunes, et il etait habitue a voir les amoureux revenir plus tard, changes en vieux branlants et en vieilles tremblotantes, s'asseoir a la meme place, - mais dans le jour alors pour respirer encore un peu d'air et se chauffer a leur dernier soleil... De temps en temps, la grand'mere Yvonne mettait la tete a la porte pour les regarder. Non pas qu'elle fut inquiete de ce qu'ils faisaient ensemble, mais par affection seulement, pour le plaisir de les voir, et aussi pour essayer de les faire rentrer. Elle disait: --Vous aurez froid, mes bons enfants, vous attraperez du mal. Ma Doue, ma Doue, rester dehors si tard, je vous demande un peu, ca a-t-il du bon sens? Froid!... Est-ce qu'ils avaient froid, eux? Est-ce qu'ils avaient seulement conscience de quelque chose en dehors du bonheur d'etre l'un pres de l'autre? Les gens qui passaient, le soir, dans le chemin, entendaient un leger murmure a deux voix, mele au bruissement que la mer faisait en dessous, au pied des falaises. C'etait une musique tres harmonieuse, la voix fraiche de Gaud alternait avec celle de Yann qui avait des sonorites douces et caressantes dans des notes graves. On distinguait aussi leurs deux silhouettes tranchant sur le granit du mur auquel ils etaient adosses: d'abord le blanc de la coiffe de Gaud, puis toute sa forme svelte en robe noire et, a cote d'elle, les epaules carrees de son ami. Au-dessus d'eux, le dome bossu de leur toit de paille et, derriere tout cela, les infinis crepusculaires, le vide incolore des eaux et du ciel... Ils finissaient tout de meme par rentrer s'asseoir dans la cheminee, et la vieille Yvonne, tout de suite endormie, la tete tombee en avant, ne genait pas beaucoup ces deux jeunes qui s'aimaient. Ils recommencaient a se parler a voix basse, ayant a se rattraper de deux ans de silence; ayant besoin de se presser beaucoup pour se faire cette cour, puisqu'elle devait si peu durer. Il etait convenu qu'ils habiteraient chez cette grand'mere Yvonne qui, par testament, leur leguait sa chaumiere; pour le moment, ils n'y faisaient aucune amelioration, faute de temps, et remettaient au retour d'Islande leur projet d'embellir un peu ce pauvre nid par trop desole. Chapitre II ... Un soir, il s'amusait a lui citer mille petites choses qu'elle avait faites ou qui lui etaient arrivees depuis leur premiere rencontre; il lui disait meme les robes qu'elle avait eues, les fetes ou celle etait allee. Elle l'ecoutait avec une extreme surprise. Comment donc savait-il tout cela? Qui se serait imagine qu'il y avait fait attention et qu'il etait capable de le retenir?... Lui, souriait, faisant le mysterieux, et racontait encore d'autres petits details, meme des choses qu'elle avait presque oubliees. Maintenant, sans plus l'interrompre, elle le laissait dire, avec un ravissement inattendu qui la prenait tout entiere; elle commencait a deviner, a comprendre: c'est qu'il l'avait aimee, lui aussi, tout ce temps-la!... Elle avait ete sa preoccupation constante; il lui en faisait l'aveu naif a present!... Et alors qu'est-ce qu'il avait eu, mon Dieu; pourquoi l'avait-il tant repoussee, tant fait souffrir? Toujours ce mystere qu'il avait promis d'eclaircir pour elle, mais dont il reculait sans cesse l'explication, avec un air embarrasse et un commencement de sourire incomprehensible. Chapitre III Ils allerent a Paimpol un beau jour, avec la grand'mere Yvonne, pour acheter la robe de noces. Parmi les beaux costumes de demoiselle qui lui restaient d'autrefois, il y en avait qui auraient tres bien pu etre arranges pour la circonstance, sans qu'on eut besoin de rien acheter. Mais Yann avait voulu lui faire ce cadeau, et elle ne s'en etait pas trop defendue: avoir une robe donnee par lui, payee avec l'argent de son travail et de sa peche, il lui semblait que cela la fit deja un peu son epouse. Ils la choisirent noire, Gaud n'ayant pas fini le deuil de son pere. Mais Yann ne trouvait rien d'assez joli dans les etoffes qu'on deployait devant eux. Il etait un peu hautain vis-a-vis des marchands et, lui qui autrefois ne serait entre pour rien au monde dans aucune des boutiques de Paimpol, ce jour-la s'occupait de tout, meme de la forme qu'aurait cette robe; il voulut qu'on y mis de grandes bandes de velours pour la rendre plus belle. Chapitre IV Un soir qu'ils etaient assis sur leur banc de pierre dans la solitude de leur falaise ou la nuit tombait, leurs yeux s'arreterent par hasard sur un buisson d'epines - le seul d'alentour - qui croissait entre les rochers au bord du chemin. Dans la demi-obscurite, il leur sembla distinguer sur ce buisson de legeres petites houppes blanches: --On dirait qu'il est fleuri, dit Yann. Et ils s'approcherent pour s'en assurer. Il etait tout en fleurs. N'y voyant pas beaucoup, ils le toucherent, verifiant avec leurs doigts la presence de ces petites fleurettes qui etaient tout humides de brouillard. Et alors, il leur vint une premiere impression hative de printemps; du meme coup, ils s'apercurent que les jours avaient allonge; qu'il y avait quelque chose de plus tiede dans l'air, de plus lumineux dans la nuit. Mais comme ce buisson etait en avance! Nulle part dans le pays au bord d'aucun chemin, on n'en eut trouve un pareil. Sans doute, il avait fleuri la expres pour eux, pour leur fete d'amour... --Oh! nous allons en cueillir alors! dit Yann. Et, presque a tatons, il composa un bouquet entre ses mains rudes; avec le grand couteau de pecheur qu'il portait a sa ceinture, il enleva soigneusement les epines, puis il le mit au corsage de Gaud: --La, comme une mariee, dit-il en se reculant comme pour voir, malgre la nuit, si cela lui seyait bien. Au-dessous d'eux, la mer tres calme deferlait faiblement sur les galets de la greve, avec un petit bruissement intermittent, regulier comme une respiration de sommeil; elle semblait indifferente, ou meme favorable a cette cour qu'ils se faisaient la tout pres d'elle. Les jours leur paraissaient longs dans l'attente des soirees, et ensuite, quand ils se quittaient sur le coup de dix heures, il leur venait un petit decouragement de vivre, parce que c'etait deja fini... Il fallait se hater pour les papiers, pour tout, sous peine de n'etre pas pret et de laisser fuir le bonheur devant soi, jusqu'a l'automne, jusqu'a l'avenir incertain... Leur cour, faite le soir dans ce lieu triste, au bruit continuel de la mer, et avec cette preoccupation un peu enfievree de la marche du temps, prenait de tout cela quelque chose de particulier et de presque sombre. Ils etaient des amoureux differents des autres, plus graves, plus inquiets dans leur amour. Il ne disait toujours pas ce qu'il avait eu pendant deux ans contre elle et, quand il etait reparti le soir, ce mystere tourmentait Gaud. Pourtant il l'aimait bien, elle en etait sure. C'etait vrai, qu'il l'avait de tout temps aimee, mais pas comme a present: cela augmentait dans son coeur et dans sa tete comme une maree, qui monte, jusqu'a tout remplir. Il n'avait jamais connu cette maniere d'aimer quelqu'un. De temps en temps, sur le banc de pierre, il s'allongeait, presque etendu, jetait la tete sur les genoux de Gaud, par calinerie d'enfant pour se faire caresser, et puis se redressait bien vite, par convenance. Il eut aime se coucher par terre a ses pieds, et rester la, le front appuye sur le bas de sa robe. En dehors de ce baiser de frere qu'il lui donnait en arrivant et en partant, il n'osait pas l'embrasser. Il adorait le je ne sais quoi invisible qui etait en elle, qui etait son ame, qui se manifestait a lui dans le son pur et tranquille de sa voix, dans l'expression de son sourire, dans son beau regard limpide... Et dire qu'elle etait en meme temps une femme de chair, plus belle et plus desirable qu'aucune autre; qu'elle lui appartiendrait bientot d'une maniere aussi complete que ses maitresses d'avant, sans cesser pour cela d'etre elle-meme!... Cette idee le faisait frissonner jusqu'aux moelles profondes; il ne concevait pas bien d'avance ce que serait une pareille ivresse, mais il n'y arretait pas sa pensee, par respect, se demandant presque s'il oserait commettre ce delicieux sacrilege... Chapitre V Un soir de pluie, ils etaient assis pres l'un de l'autre dans la cheminee, et leur grand'mere Yvonne dormait en face d'eux. La flamme qui dansait dans les branchages du foyer faisait promener au plafond noir leurs ombres agrandies. Ils se parlaient bien bas, comme font tous les amoureux. Mais il y avait, ce soir-la, de longs silences embarrasses, dans leur causerie. Lui surtout ne disait presque rien, et baissait la tete avec un demi- sourire, cherchant a se derober aux regards de Gaud. C'est qu'elle l'avait presse de questions, toute la soiree, sur ce mystere qu'il n'y avait pas moyen de lui faire dire, et cette fois il se voyait pris: elle etait trop fine et trop decidee a savoir; aucun faux- fuyant ne le tirerait plus de ce mauvais pas. --De mechants propos, qu'on avait tenus sur mon compte? demandait-elle. Il essaya de repondre oui. De mechants propos, oh!... on en avait tenu beaucoup dans Paimpol, et dans Ploubazlanec... Elle demanda quoi. Il se troubla et ne sut pas dire. Alors elle vit bien que se devait etre autre chose. --C'etait ma toilette, Yann? Pour la toilette, il est sur que cela y avait contribue; elle en faisait trop, pendant un temps, pour devenir la femme d'un simple pecheur. Mais enfin il etait force de convenir que ce n'etait pas tout. --Etait-ce parce que, dans ce temps la, nous passions pour riches? Vous aviez peur d'etre refuse? --Oh! non, pas cela. Il fit cette reponse avec une si naive surete de lui-meme, que Gaud en fut amusee. Et puis il y eut de nouveau un silence pendant lequel on entendit dehors le bruit gemissant de la brise et de la mer. Tandis qu'elle l'observait attentivement, une idee commencait a lui venir, et son expression changeait a mesure: --Ce n'etait rien de tout cela, Yann; alors quoi? Dit-elle en le regardant tout a coup dans le blanc des yeux, avec le sourire d'inquisition irresistible de quelqu'un qui a devine. Et lui detourna la tete, en riant tout a fait. Ainsi, c'etait bien cela, elle avait trouve: de raison, il ne pouvait pas lui en donner, parce qu'il n'y en avait pas, il n'y en avait eu jamais. Eh bien, oui, tout simplement il avait fait son tetu (comme Sylvestre disait jadis), et c'etait tout. Mais voila aussi, on l'avait tourmente avec cette Gaud! Tout le monde s'y etait mis, ses parents, Sylvestre, ses camarades islandais, jusqu'a Gaud elle-meme. Alors il avait commence a dire non, obstinement non, tout en gardant au fond de son coeur l'idee qu'un jour, quand personne n'y penserait plus, cela finirait certainement par etre oui. Et c'etait pour cet enfantillage de son Yann que Gaud avait langui, abandonnee pendant deux ans, et desire mourir... Apres le premier mouvement, qui avait ete de rire un peu, par confusion d'etre decouvert, Yann regarda Gaud avec de bons yeux graves qui, a leur tour interrogeaient profondement: lui pardonnerait-elle au moins? Il avait un si grand remords aujourd'hui de lui avoir fait tant de peine, lui pardonnerait-elle?... --C'est mon caractere qui est comme cela, Gaud, dit-il. Chez nous, avec mes parents, c'est la meme chose. Des fois, quand je fais ma tete dure, je reste pendant des huit jours comme fache avec eux presque sans parler a personne. Et pourtant je les aime bien, vous le savez, et je finis toujours par leur obeir dans tout ce qu'ils veulent, comme si j'etais encore un enfant de dix ans... Si vous croyez que ca faisait mon affaire, a moi, de ne pas me marier! Non, cela n'aurait plus dure longtemps dans tous les cas, Gaud, vous pouvez me croire. Oh! si elle lui pardonnait! Elle sentait tout doucement des larmes lui venir, et c'etait le reste de son chagrin d'autrefois qui finissait de s'en aller a cet aveu de son Yann. D'ailleurs, sans toute sa souffrance d'avant, l'heure presente n'eut pas ete si delicieuse; a present que c'etait fini, elle aimait presque mieux avoir connu ce temps d'epreuve. Maintenant tout etait eclairci entre eux deux; d'une maniere inattendue, il est vrai, mais complete: il n'y avait aucun voile entre leurs deux ames. Il l'attira contre lui dans ses bras et, leurs tetes s'etant rapprochees, ils resterent la longtemps, leurs joues appuyees l'une sur l'autre, n'ayant plus besoin de rien s'expliquer ni de rien se dire. Et en ce moment, leur etreinte etait si chaste que, la grand'mere Yvonne s'etant reveillee, ils demeurerent devant elle comme ils etaient, sans aucun trouble. Chapitre VI C'etait six jours avant le depart pour l'Islande. Leur cortege de noces s'en revenait de l'eglise de Ploubazlanec, pourchasse par un vent furieux, sous un ciel charge et tout noir. Au bras l'un de l'autre, ils etaient beaux tous deux, marchant comme des rois, en tete de leur longue suite, marchant comme dans un reve. Calmes, recueillis, graves, ils avaient l'air de ne rien voir; de dominer la vie, d'etre au-dessus de tout. Ils semblaient meme etre respectes par le vent, tandis que, derriere eux, ce cortege etait un joyeux desordre de couples rieurs, que de grandes rafales d'ouest tourmentaient. Beaucoup de jeunes, chez lesquels aussi la vie debordait; d'autres, deja grisonnants, mais qui souriaient encore en se rappelant le jour de leurs noces et leurs premieres annees. Grand'mere Yvonne etait la et suivait aussi, tres eventee, mais presque heureuse, au bras d'un vieil oncle de Yann qui lui disait des galanteries anciennes; elle portait une belle coiffe neuve qu'on lui avait achetee pour la circonstance et toujours son petit chale, reteint une troisieme fois - en noir, a cause de Sylvestre. Et le vent secouait indistinctement tous ces invites; on voyait les jupes relevees et des robes retournees; des chapeaux et des coiffes qui s'envolaient. A la porte de l'eglise, les maries s'etaient achete, suivant la coutume, des bouquets de fausses fleurs pour completer leur toilette de fete. Yann avait attache les siennes au hasard sur sa poitrine large, mais il etait de ceux a qui tout va bien. Quant a Gaud, il y avait de la demoiselle encore dans la facon dont ces pauvres fleurs grossieres etaient piquees en haut de son corsage - tres ajuste, comme autrefois sur sa forme exquise. Le violonaire qui menait tout ce monde, affole par le vent, jouait a la diable; ses airs arrivaient aux oreilles par bouffees, et, dans le bruit des bourrasques, semblaient une petite musique drole plus grele que les cris d'une mouette. Tout Ploubazlanec etait sorti pour les voir. Ce mariage avait quelque chose qui passionnait les gens, et on etait venu de loin a la ronde; aux carrefours des sentiers, il y avait partout des groupes qui stationnaient pour les attendre. Presque tous les "Islandais" de Paimpol, les amis de Yann, etaient la postes. Ils saluaient les maries au passage; Gaud repondait en s'inclinant legerement comme une demoiselle, avec sa grace serieuse, et, tout le long de sa route, elle etait admiree. Et les hameaux d'alentour, les plus perdus, les plus noirs, meme ceux des bois, s'etaient vides de leurs mendiants, de leurs estropies, de leurs fous, de leurs idiots a bequilles. Cette gent etait echelonnee sur le parcours, avec des musiques, des accordeons, des vielles; ils tendaient leurs mains, leurs sebiles, leurs chapeaux, pour recevoir des aumones que Yann leur lancait avec son grand air noble, et Gaud, avec son joli sourire de reine. Il y avait de ces mendiants qui etaient tres vieux, qui avaient des cheveux gris sur des tetes vides n'ayant jamais rien contenu; tapis dans les creux des chemins, ils etaient de la meme couleur que la terre d'ou ils semblaient n'etre qu'incompletement sortis, et ou ils allaient rentrer bientot sans avoir eu de pensees; leurs yeux egares inquietaient comme le mystere de leurs existences avortees et inutiles. Ils regardaient passer, sans comprendre, cette fete de la vie pleine et superbe... On continua de marcher au dela du hameau de Pors-Even et de la maison des Gaos. C'etait pour se rendre, suivant l'usage traditionnel des maries du pays de Ploubazlanec, a la chapelle de la Trinite, qui est comme au bout du monde breton. Au pied de la derniere et extreme falaise, elle pose sur un seuil de roches basses, tout pres des eaux, et semble deja appartenir a la mer. Pour y descendre, on prend un sentier de chevre parmi des blocs de granit. Et le cortege de noces se repandit sur la pente de ce cap isole, au milieu des pierres, les paroles joyeuses ou galantes se perdant tout a fait dans le bruit du vent et des lames. Impossible d'atteindre cette chapelle; par ce gros temps, le passage n'etait pas sur, la mer venait trop pres pour frapper ses grands coups. On voyait bondir tres haut ses gerbes blanches qui, en retombant, se deployaient pour tout inonder. Yann, qui s'etait le plus avance, avec Gaud appuyee a son bras, recula le premier devant les embruns. En arriere, son cortege restait echelonne sur les roches, en amphitheatre, et lui, semblait etre venu la pour presenter sa femme a la mer; mais celle-ci faisait mauvais visage a la mariee nouvelle. En se retournant, il apercut le violonaire, perche sur un rocher gris et cherchant a rattraper, entre deux rafales, son air de contredanse. --Ramasse ta musique, mon ami, lui dit-il; la mer nous en joue d'une autre qui marche mieux que la tienne... En meme temps commenca une grande pluie fouettante qui menacait depuis le matin. Alors ce fut une debandade folle avec des cris et des rires, pour grimper sur la haute falaise et se sauver chez les Gaos... Chapitre VII Le diner de noces se fit chez les parents d'Yann, a cause de ce logis de Gaud, qui etait bien pauvre. Ce fut en haut, dans la grande chambre neuve, une tablee de vingt-cinq personnes autour des maries; des soeurs et des freres; le cousin Gaos le pilote; Guermeur, Keraez, Yvon Duff, tous ceux de l'ancienne Marie, qui etaient de la Leopoldine a present; quatre filles d'honneur tres jolies, leurs nattes de cheveux disposees en rond au-dessus des oreilles, comme autrefois les imperatrices de Byzance, et leur coiffe blanche a la nouvelle mode des jeunes, en forme de conque marine; quatre garcons d'honneur, tous Islandais, bien plantes, avec de beaux yeux fiers. Et en bas aussi, bien entendu, on mangeait et on cuisinait; toute la queue du cortege s'y etait entassee en desordre, et des femmes de peine, louees a Paimpol, perdaient la tete devant la grande cheminee encombree de poeles et de marmites. Les parents d'Yann auraient souhaite pour leur fils une femme plus riche, c'est bien sur; mais Gaud etait connue a present pour une fille sage et courageuse; et puis, a defaut de sa fortune perdue, elle etait la plus belle du pays, et cela le flattait de voir les deux epoux si assortis. Le vieux pere, en gaite apres la soupe, disait de ce mariage: --Ca va faire encore des Gaos, on n'en manquait pourtant pas dans Ploubazlanec! Et en comptant sur ses doigts, il expliquait a un oncle de la mariee comment il y en avait tant de ce nom-la: son pere, qui etait le plus jeune de neuf freres, avait eu douze enfants, tous maries avec des cousines, et ca en avait fait, tout ca, des Gaos, malgre les disparus d'Islande!... --Pour moi, dit-il, j'ai epouse aussi une Gaos ma parente, et nous en avons fait encore quatorze a nous deux. Et a l'idee de cette peuplade, il se rejouissait, en secouant sa tete blanche. Dame! il avait eu de la peine pour les elever ses quatorze petits Gaos; mais a present ils se debrouillaient, et puis ces dix mille francs de l'epave les avaient mis vraiment bien a leur aise. En gaite aussi, le voisin Guermeur racontait ses tours joues au service (Les hommes de la cote appellent ainsi leur temps de matelot dans la marine de guerre.), des histoires de Chinois, d'Antilles, de Bresil, faisant ecarquiller les yeux aux jeunes qui allaient y aller. Un de ses meilleurs souvenirs, c'etait une fois, a bord de l'Iphigenie, on faisait le plein des soutes a vin, le soir, a la brune; et la manche en cuir, par ou ca passait pour descendre, s'etait crevee. Alors, au lieu d'avertir, on s'etait mis a boire a meme jusqu'a plus soif; ca avait dure deux heures, cette fete; a la fin ca coulait plein la batterie; tout le monde etait soul! Et ces vieux marins, assis a table, riaient de leur rire bon enfant avec une pointe de malice. --On crie contre le service, disaient-ils; eh bien! il n'y a encore que la, pour faire des tours pareils! Dehors, le temps ne s'embellissait pas, au contraire; le vent, la pluie, faisaient rage dans une epaisse nuit. Malgre les precautions prises, quelques-uns s'inquietaient de leur bateau, ou de leur barque amarree dans le port, et parlaient de se lever pour aller y voir. Cependant un autre bruit, beaucoup plus gai a entendre, arrivait d'en bas ou les plus jeunes de la noce soupaient les uns sur les autres: c'etaient les cris de joie, les eclats de rire des petits-cousins et des petites-cousines, qui commencaient a se sentir tres emoustilles par le cidre. On avait servi des viandes bouillies, des viandes roties, des poulets, plusieurs especes de poissons, des omelettes et des crepes. On avait cause peche et contrebande, discute toute sorte de facons pour attraper les messieurs douaniers qui sont, comme on sait, les ennemis des hommes de mer. En haut, a la table d'honneur, on se lancait meme a parler d'aventures droles. Ceci se croisait, en breton, entre ces hommes qui tous, a leur epoque, avaient roule le monde. --A Hong-Kong, les maisons, tu sais bien, les maisons qui sont la, en montant dans les petites rues... --Ah! oui, repondait du bout de la table un autre qui les avait frequentees, - oui, en tirant sur la droite quand on arrive? --C'est ca; enfin, chez les dames chinoises, quoi!... Donc, nous avions consomme la dedans, a trois que nous etions... Des vilaines femmes, ma Doue, mais vilaines!... --Oh! pour vilaines, je te crois, dit negligemment le grand Yann qui, lui aussi, dans un moment d'erreur, apres une longue traversee, les avait connues, ces Chinoises. --Apres, pour payer, qui est-ce qui en avait des piastres?... Cherche, cherche dans les poches, - ni moi, ni toi, ni lui, - plus le sou personne! - Nous faisons des excuses, en promettant de revenir. (Ici, il contournait sa rude figure bronzee et minaudait comme une Chinoise tres surprise). Mais la vieille, pas confiante, commence a miauler, a faire le diable, et finit pour nous griffer avec ses pattes jaunes. (Maintenant, il singeait ces voix pointues de la-bas et grimacait comme cette vieille en colere, tout en roulant ses yeux qu'il avait retrousses par le coin avec ces doigts.) Et voila les deux Chinois, les deux... enfin les deux patrons de la boite, tu me comprends, - qui ferment la grille a clef, nous dedans! Comme de juste, on te les empoigne par la queue pour les mettre en danse la tete contre les murs. - Mais crac! il en sort d'autres par tous les trous, au moins une douzaine qui se relevent les manches pour nous tomber dessus, - avec des airs de se mefier tout de meme. - Moi, j'avais justement mon paquet de cannes a sucre, achetees pour mes provisions de route; et c'est solide, ca ne casse pas, quand c'est vert; alors tu penses, pour cogner sur les magots, si ca nous a ete utile... Non, decidement il venait trop fort; en ce moment les vitres tremblaient sous une rafale terrible, et le conteur, ayant brusque la fin de son histoire, se leva pour aller voir sa barque. Un autre disait: --Quand j'etais quartier-maitre canonnier, en fonctions de caporal d'armes sur la Zenobie, a Aden, un jour, je vois les marchands de plumes d'autruche qui montent a bord (imitant l'accent de la-bas): "Bonjour, caporal d'armes; nous pas voleurs, nous bons marchands." D'un pare a virer je te les fais redescendre quatre a quatre: "Toi, bon marchand, que je dis, apporte un peu d'abord un bouquet de plumes pour me faire cadeau; nous verrons apres si on te laissera monter avec ta pacotille." Et je m'en serais fait pas mal d'argent au retour, si je n'avais pas ete si bete! (Douloureusement): mais, tu sais, dans ce temps j'etais jeune homme... Alors, a Toulon, une connaissance a moi qui travaillait dans les modes... Allons bon, voici qu'un des petits freres d'Yann, un futur Islandais, avec une bonne figure rose et des yeux vifs, tout d'un coup se trouve malade pour avoir bu trop de cidre. Bien vite il faut l'emporter, le petit Laumec, ce qui coupe court au recit des perfidies de cette modiste pour avoir ces plumes... Le vent dans la cheminee hurlait comme un damne qui souffre; de temps en temps, avec une force a faire peur, il secouait toute la maison sur ses fondements de pierre. --On dirait que ca le fache, parce que nous sommes en train de nous amuser, dit le cousin pilote. --Non, c'est la mer qui n'est pas contente, repondit Yann, en souriant a Gaud, - parce que je lui avais promis mariage. Cependant, une sorte de langueur etrange commencait a les prendre tous deux; ils se parlaient plus bas, la main dans la main, isoles au milieu de la gaite des autres. Lui, Yann, connaissant l'effet du vin sur le sens, ne buvait pas du tout ce soir-la. Et il rougissait a present, ce grand garcon, quand quelqu'un de ses camarades islandais disait une plaisanterie de matelot sur la nuit qui allait suivre. Par instants aussi il etait triste, en pensant tout a coup a Sylvestre... D'ailleurs, il etait convenu qu'on ne devait pas danser a cause du pere de Gaud et a cause de lui. On etait au dessert; bientot allaient commencer les chansons. Mais avant, il y avait les prieres a dire, pour les defunts de la famille; dans les fetes de mariage, on ne manque jamais a ce devoir de religion, et quand on vit le pere Gaos se lever en decouvrant sa tete blanche, il se fit du silence partout: --Ceci, dit-il, est pour Guillaume Gaos, mon pere. Et, en se signant, il commenca pour ce mort la priere latine: --Pater noster, qui es in coelis, sanctificetur nomen tuum... Un silence d'eglise s'etait maintenant propage jusqu'en bas, aux tablees joyeuses des petits. Tous ceux qui etaient dans cette maison repetaient en esprit les memes mots eternels. --Ceci est pour Yves et Jean Gaos, mes freres, perdus dans la mer d'Islande... Ceci est pour Pierre Gaos, mon fils, naufrage a bord de la Zelie... Puis, quand tous ces Gaos eurent chacun leur priere, il se tourna vers la grand'mere Yvonne: --Ceci, dit-il, est pour Sylvestre Moan. Et il en recita une autre encore. Alors Yann pleura. --...Sed libera nos a malo, Amen. Les chansons commencerent apres. Des chansons apprises au service, sur le gaillard d'avant, ou il y a, comme on sait, beaucoup de beaux chanteurs: Un noble corps, pas moins, que celui des zouaves, Mais chez nous les braves Narguent le destin, Hurrah! Hurrah! vive le vrai marin! Les couplets etaient dits par un des garcons d'honneur, d'une maniere tout a fait langoureuse qui allait a l'ame; et puis le choeur etait repris par d'autres belles voix profondes. Mais les nouveaux epoux n'entendaient plus que du fond d'une sorte de lointain; quand ils se regardaient, leurs yeux brillaient d'un eclat trouble, comme des lampes voilees; ils se parlaient de plus en plus bas, la main toujours dans la main, et Gaud baissait souvent la tete, prise peu a peu, devant son maitre, d'une crainte plus grande et plus delicieuse. Maintenant le cousin pilote faisait le tour de la table pour servir d'un certain vin a lui; il l'avait apporte avec beaucoup de precautions, caressant la bouteille couchee, qu'il ne fallait pas remuer, disait-il. Il en raconta l'histoire: un jour de peche, une barrique flottait toute seule au large; pas moyen de la ramener, elle etait trop grosse; alors ils l'avaient crevee en mer, remplissant tout ce qu'il y avait a bord de pots et de moques. Impossible de tout emporter. On avait fait des signes aux autres pilotes, aux autres pecheurs; toutes les voiles en vue s'etaient rassemblees autour de la trouvaille. --Et j'en connais plus d'un qui etait soul, en rentrant le soir a Pors- Even. Toujours le vent continuait son bruit affreux. En bas, les enfants dansaient des rondes; il y en avait bien quelques- uns de couches, - des tout petit Gaos, ceux-ci; - mais les autres faisaient le diable, menes par le petit Fantec (en francais: Francois) et le petit Laumec (en francais: Guillaume), voulant absolument aller sauter dehors, et, a toute minute, ouvrant la porte a des rafales furieuses qui soufflaient les chandelles. Lui, le cousin pilote, finissait l'histoire de son vin pour son compte, il en avait eu quarante bouteilles; il priait bien qu'on n'en parlat pas, a cause de M. le commissaire de l'inscription maritime, qui aurait pu lui chercher une affaire pour cette epave non declaree. --Mais voila, disait-il, il aurait fallu les soigner, ces bouteilles; si on avait pu les tirer au clair, ca serait devenu tout a fait du vin superieur; car, certes, il y avait dedans beaucoup plus de jus de raisin que dans toutes les caves des debitants de Paimpol. Qui sait ou il avait pousse, ce vin de naufrage? Il etait fort, haut en couleur, tres mele d'eau de mer, et gardait le gout acre du sel. Il fut neanmoins trouve tres bon, et plusieurs bouteilles se viderent. Les tetes tournerent un peu; le son des voix devenait plus confus et les garcons embrassaient les filles. Les chansons continuaient gaiment; cependant on n'avait guere l'esprit tranquille a ce souper, et les hommes echangeaient des signes d'inquietude a cause du mauvais temps qui augmentait toujours. Dehors, le bruit sinistre allait son train, pis que jamais. Cela devenait comme un seul cri, continu, renfle, menacant, pousse a la fois, a plein gosier, a cou tendu, par des milliers de betes enragees. On croyait aussi entendre de gros canons de marine tirer dans le lointain leurs formidables coups sourds: et cela, c'etait la mer qui battait de partout le pays de Ploubazlanec: - non, elle ne paraissait pas contente, en effet, et Gaud se sentait le coeur serre par cette musique d'epouvante, que personne n'avait commandee pour leur fete de noces. Sur les minuits, pendant une accalmie, Yann, qui s'etait leve doucement, fit signe a sa femme de venir lui parler. C'etait pour s'en aller chez eux... Elle rougit, prise d'une pudeur, confuse de s'etre levee... Puis elle dit que ce serait impoli, s'en aller tout de suite, laisser les autres. --Non, repondit Yann, c'est le pere qui l'a permis; nous pouvons. Et il l'entraina. Ils se sauverent furtivement. Dehors ils se trouverent dans le froid, dans le vent sinistre, dans la nuit profonde et tourmentee. Ils se mirent a courir, en se tenant par la main. Du haut de ce chemin de falaise, on devinait sans les voir les lointains de la mer furieuse, d'ou montait tout ce bruit. Ils couraient tous deux, cingles en plein visage, le corps penche en avant, contre les rafales, obliges quelquefois de se retourner, la main devant la bouche, pour reprendre leur respiration que ce vent avait coupee. D'abord, il l'enlevait presque par la taille, pour l'empecher de trainer sa robe, de mettre ses beaux souliers dans toute cette eau qui ruisselait par terre; et puis il la pris a son cou tout a fait, et continua de courir encore plus vite... Non, il ne croyait pas tant l'aimer! Et dire qu'elle avait vingt-trois ans; lui bientot vingt-huit; que, depuis deux ans au moins, ils auraient pu etre maries, et heureux comme ce soir. Enfin ils arriverent chez eux, dans leur pauvre petit logis au sol humide, sous leur toit de paille et de mousse; - et ils allumerent une chandelle que le vent leur souffla deux fois. La vieille grand'mere Moan, qu'on avait reconduite chez elle avant de commencer les chansons, etait la, couchee depuis deux heures dans son lit en armoire dont elle avait referme les battants; ils s'approcherent avec respect et la regarderent par les decoupures de sa porte afin de lui dire bonsoir si par hasard elle ne dormait pas encore. Mais ils virent que sa figure venerable demeurait immobile et ses yeux fermes; elle etait endormie ou feignait de l'etre pour ne pas les troubler. Alors ils se sentirent seuls l'un a l'autre. Ils tremblaient tous deux, en se tenant les mains. Lui se pencha d'abord vers elle pour embrasser sa bouche: mais Gaud detourna les levres par ignorance de ce baiser-la, et, aussi chastement que le soir de leurs fiancailles, les appuya au milieu de la joue d'Yann, qui etait froidie par le vent, tout a fait glacee. Bien pauvre, bien basse, leur chaumiere, et il y faisait tres froid. Ah! si Gaud etait restee riche comme anciennement, quelle joie elle aurait eue a arranger une jolie chambre, non pas comme celle-ci sur la terre nue... Elle n'etait guere habituee encore a ces murs de granit brut, a cet air rude qu'avaient les choses; mais son Yann etait la avec elle; alors, par sa presence, tout etait change, transfigure, et elle ne voyait plus que lui... Maintenant leurs levres s'etaient rencontrees, et elle ne detournait plus les siennes. Toujours debout, les bras noues pour se serrer l'un a l'autre, ils restaient la muets, dans l'extase d'un baiser qui ne finissait plus. Ils melaient leurs respirations un peu haletantes, et ils tremblaient tous deux plus fort, comme dans une ardente fievre. Ils semblaient etre sans force pour rompre leur etreinte, et ne connaitre rien de plus, ne desirer rien au dela de ce long baiser. Elle se degagea enfin, troublee tout a coup: --Non, Yann!... grand'mere Yvonne pourrait nous voir! Mais lui, avec un sourire, chercha les levres de sa femme encore et les reprit bien vite entre les siennes, comme un altere a qui on a enleve sa coupe d'eau fraiche. Le mouvement qu'ils avaient fait venait de rompre le charme de l'hesitation delicieuse. Yann, qui, aux premiers instants, se serait mis a genoux comme devant la Vierge sainte, se sentit redevenir sauvage. Il regarda furtivement du cote des vieux lits en armoire, ennuye d'etre aussi pres de cette grand'mere, cherchant un moyen sur pour ne plus etre vu; toujours sans quitter les levres exquises, il allongea le bras derriere lui, et, du revers de la main, eteignit la lumiere comme avait fait le vent. Alors, brusquement, il l'enleva dans ses bras, avec sa maniere de la tenir, la bouche toujours appuyee sur la sienne, il etait comme un fauve qui aurait plante ses dents dans une proie. Elle, abandonnait son corps, son ame, a cet enlevement qui etait imperieux et sans resistance possible, tout en restant doux comme une longue caresse enveloppante: il l'emportait dans l'obscurite vers le beau lit blanc a la mode des villes qui devait etre leur lit nuptial... Autour d'eux, pour leur premier coucher de mariage, le meme invisible orchestre jouait toujours. Houhou!... houhou!... Le vent tantot donnait en plein son bruit caverneux avec un tremblement de rage; tantot repetait sa menace plus bas a l'oreille, comme par un raffinement de malice, avec des petits sons files, en prenant la voix fluttee d'une chouette. Et la grande tombe des marins etait tout pres, mouvante, devorante, battant les falaises de ses memes coups sourds. Une nuit ou l'autre, il faudrait etre pris la dedans, s'y debattre, au milieu de la frenesie des choses noires et glacees: - ils le savaient... Qu'importe! Pour le moment, ils etaient a terre, a l'abri de toute cette fureur inutile et retournee contre elle-meme. Alors, dans le logis pauvre et sombre ou passait le vent, ils se donnerent l'un a l'autre, sans souci de rien ni de la mort, enivres, leurres delicieusement par l'eternelle magie de l'amour... Chapitre VIII Ils furent mari et femme pendant six jours. En ce moment de depart, les choses d'Islande occupaient tout le monde. Des femmes de peine empilaient le sel pour la saumure dans les soutes des navires; les hommes disposaient les greements et, chez Yann, la mere, les soeurs travaillaient du matin au soir a preparer les suroits, les cirages, tout le trousseau de campagne. Le temps etait sombre, et la mer, qui sentait l'equinoxe venir, etait remuante et troublee. Gaud subissait ces preparatifs inexorables avec angoisse, comptant les heures rapides des journees, attendant le soir ou, le travail fini, elle avait son Yann pour elle seule. Est-ce que, les autres annees, il partirait aussi? Elle esperait bien qu'elle saurait le retenir, mais elle n'osait pas, des maintenant, lui en parler... Pourtant il l'aimait bien, lui aussi; avec ses maitresses d'avant, jamais il n'avait connu rien de pareil; non, ceci etait different; c'etait une tendresse si confiante et si fraiche, que les memes baisers, les memes etreintes, avec elle etaient autre chose; et, chaque nuit, leurs deux ivresses d'amour allaient s'augmentant l'une par l'autre, sans jamais s'assouvir quand le matin venait. Ce qui la charmait comme une surprise, c'etait de le trouver si doux, si enfant, ce Yann qu'elle avait vu quelquefois a Paimpol faire son grand dedaigneux avec des filles amoureuses. Avec elle, au contraire, il avait toujours cette meme courtoisie qui semblait toute naturelle chez lui, et elle adorait ce bon sourire qu'il lui faisait, des que leurs yeux se rencontraient. C'est que, chez ces simples, il y a le sentiment, le respect inne de la majeste de l'epouse; un abime la separe de l'amante, chose de plaisir, a qui, dans un sourire de dedain, on a l'air ensuite de rejeter les baisers de la nuit. Gaud etait l'epouse, elle, et, dans le jour, il ne se souvenait plus de leurs caresses, qui semblaient ne pas compter tant ils etaient une meme chair tous deux et pour toute la vie. ... Inquiete, elle l'etait beaucoup dans son bonheur, qui lui semblait quelque chose de trop inespere, d'instable comme les reves... D'abord, est-ce que ce serait bien durable, chez Yann, cet amour?... Parfois elle se souvenait de ses maitresses, de ses emportements, de ses aventures, et alors elle avait peur: lui garderait-il toujours cette tendresse infinie, avec ce respect si doux?... Vraiment, six jours de mariage, pour un amour comme le leur, ce n'etait rien; rien qu'un petit acompte enfievre pris sur le temps de l'existence - qui pouvait encore etre si long devant eux! A peine avaient-ils pu se parler, se voir, comprendre qu'ils s'appartenaient. - Et tous leurs projets de vie ensemble, de joie tranquille, d'arrangement de menage, avaient ete forcement remis au retour... Oh! les autres annees, a tout prix l'empecher de repartir pour cette Islande!... Mais comment s'y prendre? Et que feraient-ils alors pour vivre, etant si peu riches l'un et l'autre?... Et puis il aimait tant son metier de mer... Elle essayerait malgre tout, les autres fois, de le retenir; elle y mettrait toute sa volonte, toute son intelligence et tout son coeur. Etre femme d'Islandais, voir approcher tous les printemps avec tristesse, passer tous les etes dans l'anxiete douloureuse; non, a present qu'elle l'adorait au dela de ce qu'elle eut imagine jamais, elle se sentait prise d'une epouvante trop grande en songeant a ces annees a venir... Ils eurent une journee de printemps, une seule... C'etait la veille de l'appareillage, on avait fini de mettre le greement en ordre a bord, et Yann resta tout le jour avec elle. Ils se promenerent bras dessus bras dessous dans les chemins, comme font les amoureux, tres pres l'un de l'autre et se disant mille choses. Les bonnes gens en souriant les regardaient passer: --C'est Gaud, avec le grand Yann de Pors-Even... Des maries d'hier! Un vrai printemps, ce dernier jour; c'etait particulier et etrange de voir tout a coup ce grand calme, et plus un seul nuage dans ce ciel habituellement tourmente. Le vent ne soufflait de nulle part. La mer s'etait faite tres douce; elle etait partout du meme bleu pale, et restait tranquille. Le soleil brillait d'un grand eclat blanc, et le rude pays breton s'impregnait de cette lumiere comme d'une chose fine et rare; il semblait s'egayer et revivre jusque dans ses plus profonds lointains. L'air avait pris une tiedeur delicieuse sentant l'ete, et ont eut dit qu'il s'etait immobilise a jamais, qu'il ne pouvait plus y avoir de jours sombres ni de tempetes. Les caps, les baies, sur lesquels ne passaient plus les ombres changeantes des nuages, dessinaient au soleil leurs grandes lignes immuables; ils paraissaient se reposer, eux aussi, dans des tranquillites ne devant pas finir... Tout cela comme pour rendre plus douce et eternelle leur fete d'amour; - et on voyait deja des fleurs hatives, des primeveres le long des fosses, ou des violettes, freles et sans parfum. Quand Gaud demandait: --Combien de temps m'aimeras-tu, Yann? Lui, repondait, etonne, en la regardant bien en face avec ses beaux yeux francs: --Mais, Gaud, toujours... Et ce mot, dit tres simplement par ses levres un peu sauvage, semblait avoir la son vrai sens d'eternite. Elle s'appuyait a son bras. Dans l'enchantement du reve accompli, elle se serrait contre lui, inquiete toujours, - le sentant fugitif comme un grand oiseau de mer... Demain, l'envolee au large!... Et cette premiere fois il etait trop tard, elle ne pouvait rien pour l'empecher de partir... De ces chemins de falaise ou ils se promenaient, on dominait tout ce pays marin, qui paraissait etre sans arbres, tapisse d'ajoncs ras et seme de pierres. Les maisons des pecheurs etaient posees ca et la sur les rochers avec leurs vieux murs de granit, leurs toits de chaume, tres hauts et bossus verdis par la pousse nouvelle des mousses; et, dans l'extreme eloignement, la mer, comme une grande vision diaphane, decrivait son cercle immense et eternel qui avait l'air de tout envelopper. Elle s'amusait a lui raconter les choses etonnantes et merveilleuses de ce Paris ou, elle avait habite, mais lui, tres dedaigneux, ne s'y interessait pas. --Si loin de la cote, disait-il, et tant de terres, tant de terres... ca doit etre malsain. Tant de maisons, tant de monde... Il doit y avoir des mauvaises maladies, dans ces villes; non, je ne voudrais pas vivre la- dedans, moi, bien sur. Et elle souriait, s'etonnant de voir combien ce grand garcon etait un enfant naif. Quelquefois ils s'enfoncaient dans ces replis du sol ou poussent de vrais arbres qui ont l'air de s'y tenir blottis contre le vent du large. La, il n'y avait plus de vue; par terre, des feuilles mortes amoncelees et de l'humidite froide, le chemin creux borde d'ajoncs verts, devenait sombre sous les branchages, puis se resserrait entre les murs de quelque hameau noir et solitaire, croulant de vieillesse, qui dormait dans ce bas-fond; et toujours quelque crucifix se dressait bien haut devant eux, parmi les branches mortes, avec son grand Christ de bois ronge comme un cadavre, grimacant sa douleur sans fin. Ensuite le sentier remontait, et, de nouveau, ils dominaient les horizons immenses, ils retrouvaient l'air vivifiant des hauteurs et de la mer. Lui, a son tour, racontait l'Islande, les etes pales et sans nuit, les soleils obliques qui ne se couchent jamais. Gaud ne comprenait pas bien et se faisait expliquer. --Le soleil fait tout le tour, tout le tour, disait-il en promenant son bras etendu sur le cercle lointain des eaux bleues. Il reste toujours bien bas, parce que, vois-tu, il n'a pas du tout de force pour monter; a minuit, il traine un peu son bord dans la mer, mais tout de suite il se releve et il continue de faire sa promenade ronde. Des fois, la lune aussi parait a l'autre bout du ciel; alors ils travaillent tous deux, chacun de son bord, et on ne les connait pas trop l'un de l'autre, car ils se ressemblent beaucoup dans ce pays. Voir le soleil a minuit!... Comme ca devait etre loin, cette ile d'Islande. Et les fiords? Gaud avait lu ce mot inscrit plusieurs fois parmi les noms des morts dans la chapelle des naufrages; il lui faisait l'effet de designer une chose sinistre. --Les fjords, repondait Yann, - des grandes baies, comme ici celle de Paimpol par exemple; seulement il y a autour des montagnes si hautes, si hautes, qu'on ne voit jamais ou elles finissent, a cause des nuages qui sont dessus. Un triste pays, va, Gaud, je t'assure. Des pierres, des pierres, rien que des pierres, et les gens de l'ile ne connaissent point ce que c'est que les arbres. A la mi-aout, quand notre peche est finie, il est grand temps de repartir, car alors les nuits commencent, et elles allongent tres vite; le soleil tombe au-dessous de la terre sans pouvoir se relever, et il fait nuit chez eux, la-bas, pendant tout l'hiver. --Et puis, disait-il, il y a aussi un petit cimetiere, sur la cote, dans un fiord, tout comme chez nous, pour ceux du pays de Paimpol qui sont morts pendant les saisons de peche, ou qui sont disparus en mer; c'est en terre benite aussi bien qu'a Pors-Even, et les defunts ont des croix en bois toutes pareilles a celles d'ici, avec leurs noms ecrits dessus. Les deux Goazdiou, de Ploubazlanec, sont la, eut aussi Guillaume Moan, le grand-pere de Sylvestre. Et elle croyait le voir, ce petit cimetiere au pied des caps desoles, sous la pale lumiere rose de ces jours ne finissant pas. Ensuite, elle songeait a ces memes morts sous la glace et sous le suaire noir de ces nuits longues comme les hivers. --Tout le temps, tout le temps pecher? demandait-elle, sans se reposer jamais? --Tout le temps. Et puis il y a la manoeuvre a faire, car la mer n'est pas toujours belle par la. Dame! on est fatigue le soir, ca donne appetit pour souper et, des jours, l'on devore. --Et on ne s'ennuie jamais? --Jamais! dit-il, avec un air de conviction qui lui fit mal; a bord, au large, moi, le temps ne me dure pas, jamais! Elle baissa la tete, se sentant plus triste, plus vaincue par la mer. Cinquieme partie Chapitre I ... A la fin de cette journee de printemps qu'ils avaient eue, la nuit tombante ramena le sentiment de l'hiver et ils rentrerent diner devant leur feu, qui etait une flambee de branchages. Leur dernier repas ensemble!... Mais ils avaient encore toute une nuit a dormir entre les bras l'un de l'autre, et cette attente les empechait d'etre deja tristes. Apres diner, ils retrouverent encore un peu l'impression douce du printemps, quand ils furent dehors sur la route de Pors-Even: l'air etait tranquille, presque tiede et un reste de crepuscule s'attardait a trainer sur la campagne. Ils allerent faire visite a leurs parents, pour les adieux de Yann, et revinrent de bonne heure se coucher, ayant le projet de se lever tous deux au petit jour. Chapitre II Le quai de Paimpol, le lendemain matin, etait plein de monde. Les departs d'Islandais avaient commence depuis l'avant-veille et, a chaque maree, un groupe nouveau prenait le large. Ce matin-la, quinze bateaux devaient sortir avec la Leopoldine, et les femmes de ces marins, ou les meres, etaient toutes presentes pour l'appareillage. - Gaud s'etonnait de se trouver melee a elles, devenue une femme d'Islandais elle aussi, et amenee la pour la meme cause fatale. Sa destinee venait de se precipiter tellement en quelques jours, qu'elle avait a peine eu le temps de se bien representer la realite des choses; en glissant sur une pente irresistiblement rapide, elle etait arrivee a ce denouement-la, qui etait inexorable, et qu'il fallait subir a present - comme faisaient les autres, les habituees... Elle n'avait jamais assiste de pres a ces scenes, a ces adieux. Tout cela etait nouveau et inconnu. Parmi ces femmes, elle n'avait point de pareille et se sentait isolee, differente; son passe de demoiselle, qui subsistait malgre tout, la mettait a part. Le temps etait reste beau sur ce jour des separations; au large seulement une grosse houle lourde arrivait de l'ouest, annoncant du vent, et de loin on voyait la mer, qui attendait tout ce monde, briser dehors. ... Autour de Gaud, il y en avait d'autres qui etaient, comme elle, bien jolies et bien touchantes avec leurs yeux pleins de larmes; il y en avait aussi de distraites et de rieuses, qui n'avaient pas de coeur ou qui pour le moment n'aimaient personne. Des vieilles, qui se sentaient menacees par la mort, pleuraient en quittant leurs fils; des amants s'embrassaient longuement sur les levres, et on entendait des matelots gris chanter pour s'egayer, tandis que d'autres montaient a leur bord d'un air sombre, s'en allant comme a un calvaire. Et il se passait des choses sauvages: des malheureux qui avaient signe leur engagement par surprise, quelque jour dans un cabaret, et qu'on embarquait par force a present; leurs propres femmes et des gendarmes les poussaient. D'autres, enfin, dont on redoutait la resistance a cause de leur grande force, avaient ete enivres par precaution; on les apportait sur des civieres et, au fond des cales des navires, on les descendait comme des morts. Gaud s'epouvantait de les voir passer: avec quels compagnons allait-il donc vivre, son Yann? et puis quelle chose terrible etait-ce donc, ce metier d'Islande, pour s'annoncer de cette maniere et inspirer a des hommes de telles frayeurs? Pourtant il y avait aussi des marins qui souriaient; qui sans doute aimaient comme Yann la vie au large et la grande peche. C'etaient les bons, ceux-la; ils avaient la mine noble et belle; s'ils etaient garcons, ils s'en allaient insouciants, jetant un dernier coup d'oeil sur les filles; s'ils etaient maries, ils s'embrassaient leurs femmes ou leur petits avec une tristesse douce et le bon espoir de revenir plus riches. Gaud se sentit un peu rassuree en voyant qu'ils etaient tous ainsi a bord de cette Leopoldine, qui avait vraiment un equipage de choix. Les navires sortaient deux par deux, quatre par quatre, traines dehors par des remorqueurs. Et alors, des qu'ils s'ebranlaient, les matelots, decouvrant leur tete, entonnaient a pleine voix le cantique de la Vierge: "Salut, Etoile-de-la-Mer!" sur le quai, des mains de femmes s'agitaient en l'air pour de derniers adieux, et des larmes coulaient sur les mousselines des coiffes. Des que la Leopoldine fut partie, Gaud s'achemina d'un pas rapide vers la maison des Gaos. Une heure et demie de marche le long de la cote, par les sentiers familiers de Ploubazlanec et elle arriva la-bas, tout au bout des terres, dans sa famille nouvelle. La Leopoldine devait mouiller en grande rade devant ce Pors-Even, et n'appareiller definitivement que le soir; c'etait donc la qu'ils s'etaient donnes un dernier rendez-vous. En effet, il revint, dans la yole de son navire; il revint pour trois heures lui faire ses adieux. A terre, ou l'on ne sentait point la houle, c'etait toujours le meme beau temps printanier, le meme ciel tranquille. Ils sortirent un moment sur la route, en se donnant le bras; cela rappelait leur promenade d'hier, seulement la nuit ne devait plus les reunir. Ils marchaient sans but, en rebroussant vers Paimpol, et bientot se trouverent pres de leur maison, ramenes la insensiblement sans y avoir pense; ils entrerent donc encore une derniere fois chez eux, ou la grand'mere Yvonne fut saisie de les voir reparaitre ensemble. Yann faisait des recommandations a Gaud pour differentes petites choses qu'il laissait dans leur armoire; surtout pour ses beaux habits de noces: les deplier de temps en temps et les mettre au soleil. - A bord des navires de guerre les matelots apprennent ces soins-la. - Et Gaud souriait de le voir faire son entendu; il pouvait etre bien sur pourtant que tout ce qui etait a lui serait conserve et soigne avec amour. D'ailleurs, ces preoccupations etaient secondaires pour eux; ils en causaient pour causer, pour se donner le change a eux-memes... Yann raconta qu'a bord de la Leopoldine, on venait de tirer au sort les postes de peche et que, lui, etait tres content d'avoir gagne l'un des meilleurs. Elle se fit expliquer cela encore, ne sachant presque rien des choses d'Islande: --Vois-tu, Gaud, dit-il, sur le plat-bord de nos navires, il y a des trous qui sont perces a certaines places et que nous appelons trous de macques; c'est pour y planter des petits supports a rouet dans lesquels nous passons nos lignes. Donc, avant de partir, nous jouons ces trous-la aux des, ou bien avec des numeros brasses dans le bonnet du mousse. Chacun de nous gagne le sien et, pendant toute la campagne apres, l'on n'a plus le droit de planter sa ligne ailleurs, l'on ne change plus. Eh bien, mon poste a moi se trouve sur l'arriere du bateau, qui est, comme tu dois savoir, l'endroit ou l'on prend le plus de poissons; et puis il touche aux grand haubans ou l'on peut toujours attacher un bout de toile, un cirage, enfin un petit abri quelconque, pour la figure, contre toutes ces neiges ou ces greles de la-bas; - cela sert, tu comprends; on n'a pas la peau si brulee, pendant les mauvais grains noirs, et les yeux voient plus longtemps clair. ... Ils se parlaient bas, bas, comme par crainte d'effaroucher les instants qui leur restaient, de faire fuir le temps plus vite. Leur causerie avait le caractere a part de tout ce qui va inexorablement finir; les plus insignifiantes petites choses qu'ils se disaient semblaient devenir ce jour-la mysterieuses et supremes... A la derniere minute du depart, Yann enleva sa femme entre ses bras et ils se serrerent l'un contre l'autre sans plus rien dire, dans une longue etreinte silencieuse. Il s'embarqua, les voiles grises se deployerent pour se tendre a un vent leger qui se levait dans l'ouest. Lui, qu'elle reconnaissait encore, agita son bonnet d'une maniere convenue. Et longtemps elle regarda, en silhouette sur la mer, s'eloigner son Yann. - C'etait lui encore, cette petite forme humaine debout, noire sur le bleu cendre des eaux, - et deja vague, perdue dans cet eloignement ou les yeux qui persistent a fixer se troublent et ne voient plus... ... A mesure que s'en allait cette Leopoldine, Gaud comme attiree par un aimant, suivait a pied le long des falaises. Il lui fallut s'arreter bientot, parce que la terre etait finie; alors elle s'assit, au pied d'une derniere grande croix, qui est la plantee parmi les ajoncs et les pierres. Comme c'etait un point eleve, la mer vue de la semblait avoir des lointains qui montaient, et on eut dit que cette Leopoldine, en s'eloignant, s'elevait peu a peu, toute petite, sur les pentes de ce cercle immense. Les eaux avaient de grandes ondulations lentes, - comme les derniers contre-coups de quelque tourmente formidable qui se serait passee ailleurs, derriere l'horizon; mais dans le champ profond de la vue, ou Yann etait encore, tout demeurait paisible. Gaud regardait toujours, cherchant a bien fixer dans sa memoire la physionomie de ce navire, sa silhouette de voiture et de carene, afin de le reconnaitre de loin, quand elle reviendrait, a cette meme place, l'attendre. Des levees enormes de houle continuaient d'arriver de l'ouest regulierement l'une apres l'autre, sans arret, sans treve, renouvelant leur effort inutile, se brisant sur les memes rochers, deferlant aux memes places pour inonder les memes greves. Et a la longue, c'etait etrange, cette agitation sourde des eaux avec cette serenite de l'air et du ciel; c'etait comme si le lit des mers, trop rempli, voulait deborder et envahir les plages. Cependant la Leopoldine se faisait de plus en plus diminuee, lointaine, perdue. Des courants sans doute l'entrainaient, car les brises de cette soiree etaient faibles et pourtant elle s'eloignait vite. Devenue une petite tache grise, presque un point, elle allait bientot atteindre l'extreme bord du cercle des choses visibles, et entrer dans ces au-dela infinis ou l'obscurite commencait a venir. Quand il fut sept heures du soir, la nuit tombee, le bateau disparu, Gaud rentra chez elle, en somme assez courageuse malgre les larmes qui lui venaient toujours. Quelle difference, en effet, et quel vide plus sombre s'il etait parti encore comme les deux autres annees, sans meme un adieu! Tandis qu'a present tout etait change, adouci; il etait tellement a elle son Yann, elle se sentait si aimee malgre ce depart, qu'en s'en revenant toute seule au logis, elle avait au moins la consolation et l'attente delicieuse de cet au revoir qu'ils s'etaient dit pour l'automne. Chapitre III L'ete passa, triste, chaud, tranquille. Elle, guettant les premieres feuilles jaunies, les premiers rassemblements d'hirondelles, la pousse des chrysanthemes. Par les paquebots de Reykjavik et par les chasseurs, elle lui ecrivit plusieurs fois; mais on ne sait jamais bien si ces lettres arrivent. A la fin de juillet, elle en recut une de lui. Il l'informait qu'il etait en bonne sante a la date du 10 courant, que la saison de la peche s'annoncait excellente et qu'il avait deja quinze cents poissons pour sa part. D'un bout a l'autre c'etait dit dans le style naif et calque sur le modele uniforme de toutes les lettres de ces Islandais a leur famille. Les hommes eleves comme Yann ignorent absolument la maniere d'ecrire les mille choses qu'ils pensent, qu'ils sentent ou qu'ils revent. Etant plus cultivee que lui, elle sut donc faire la part de cela et lire entre les lignes la tendresse profonde qui n'etait pas exprimee. A plusieurs reprises, dans le courant de ses quatre pages, il lui donnait le nom d'epouse, comme trouvant plaisir a le repeter. Et d'ailleurs, l'adresse seule: A Madame Marguerite Gaos, maison Moan, en Ploubazlanec, etait deja une chose qu'elle relisait avec joie. Elle avait encore eu si peu le temps d'etre appelee: Madame Marguerite Gaos!... Chapitre IV Elle travailla beaucoup pendant ces mois d'ete. Les Paimpolaises, qui d'abord s'etaient mefiees de son talent d'ouvriere improvisee, disant qu'elle avait de trop belles mains de demoiselle, avaient vu, au contraire, qu'elle excellait a leur faire des robes qui avantageaient la tournure; alors elle etait devenue presque une couturiere en renom. Ce qu'elle gagnait passait a embellir le logis - pour son retour. L'armoire, les vieux lits a etageres, etaient repares, cires, avec des ferrures luisantes; elle avait arrange leur lucarne sur la mer avec une vitre et des rideaux, achete une couverture neuve pour l'hiver, une table et des chaises. Tout cela, sans toucher a l'argent que son Yann lui avait laisse en partant et qu'elle gardait intact, dans une petite boite chinoise, pour lui montrer a son arrivee. Pendant les veillees d'ete, aux dernieres clartes des jours, assise devant la porte avec la grand'mere Yvonne dont la tete et les idees allaient sensiblement mieux pendant les chaleurs, elle tricotait pour Yann un beau maillot de pecheur en laine bleue; il y avait, aux bordures du col et des manches des merveilles de points compliques et ajoures; la grand'mere Yvonne, qui avait ete jadis une habile tricoteuse, s'etait rappele peu a peu ces procedes de sa jeunesse pour les lui enseigner. Et c'etait un ouvrage qui avait pris beaucoup de laine, car il fallait un maillot tres grand pour Yann. Cependant, le soir surtout, on commencait a avoir conscience de l'accourcissement des jours. Certaines plantes, qui avaient donne toute leur pousse en juillet, prenaient deja un air jaune, mourant, et les scabieuses violettes refleurissaient au bord des chemins, plus petites sur de plus longues tiges; enfin les derniers jours d'aout arriverent, et un premier navire islandais apparut un soir, a la pointe de Pors- Even. La fete du retour etait commencee. On se porta en masse sur la falaise pour le recevoir; - lequel etait-ce? C'etait le Samuel Azenide; - toujours en avance celui-la. --Pour sur, disait le vieux pere d'Yann, la Leopoldine ne va pas tarder; la-bas, je connais ca, quand un commence a partir les autres ne tiennent plus en place. Chapitre V Ils revenaient, les Islandais. Deux la seconde journee, quatre le surlendemain, et puis douze la semaine suivante. Et, dans le pays, la joie revenait avec eux, et c'etait fete chez les epouses, chez les meres: fete aussi dans les cabarets, ou les belles filles paimpolaises servent a boire aux pecheurs. Le Leopoldine restait du groupe des retardataires; il en manquait encore dix. Cela ne pouvait tarder, et Gaud, a l'idee que, dans un delai extreme de huit jours qu'elle se donnait pour ne pas avoir de deception, Yann serait la, Gaud etait dans une delicieuse ivresse d'attente, tenant le menage bien en ordre, bien propre et bien net, pour le recevoir. Tout range, il ne lui restait rien a faire, et d'ailleurs elle commencait a n'avoir plus la tete a grand'chose dans son impatience. Trois des retardataires arriverent encore, et puis cinq. Deux seulement manquaient toujours a l'appel. --Allons, lui disait-on en riant, cette annee, c'est la Leopoldine ou la Marie-Jeanne qui ramasseront les balais du retour. Et Gaud se mettait a rire, elle aussi, plus animee et plus jolie, dans sa joie de l'attendre. Chapitre VI Cependant les jours passaient. Elle continuait de se mettre en toilette, de prendre un air gai, d'aller sur le port causer avec les autres. Elle disait que c'etait tout naturel, ce retard. Est-ce que cela ne se voyait pas chaque annee? Oh! d'abord, de si bons marins, et deux si bons bateaux! Ensuite, rentree chez elle, il lui venait le soir de premiers petits frissons d'anxiete, d'angoisse. Est-ce que vraiment c'etait possible qu'elle eut peur, si tot?... Est-ce qu'il y avait de quoi?... Et elle s'effrayait, d'avoir deja peur... Chapitre VII Le 10 du mois de septembre!... Comme les jours s'enfuyaient! Un matin ou il y avait deja une brume froide sur la terre, un vrai matin d'automne, le soleil levant la trouva assise de tres bonne heure sous le porche de la chapelle des naufrages, au lieu ou vont prier les veuves; - assise, les yeux fixes, les tempes serrees comme dans un anneau de fer. Depuis deux jours, ces brumes tristes de l'aube avaient commence, et ce matin-la Gaud s'etait reveillee avec une inquietude plus poignante, a cause de cette impression d'hiver... Qu'avait donc cette journee, cette heure, cette minute, de plus que les precedentes?... On voit tres bien des bateaux retardes de quinze jours, meme d'un mois. Ce matin-la avait bien quelque chose de particulier, sans doute, puisqu'elle etait venue pour la premiere fois s'asseoir sous ce porche de chapelle, et relire les noms des jeunes hommes morts. En memoire de GAOS, Yvon, perdu en mer aux environs de Norden-Fjord... ***** Comme un grand frisson, on entendit une rafale de vent se lever de la mer, et en meme temps, sur la voute, quelque chose s'abattre comme une pluie: les feuilles mortes!... il en entra toute une volee sous ce porche; les vieux arbres ebouriffes du preau se depouillaient, secoues par ce vent du large. - L'hiver qui venait!... ... perdu en mer aux environs de Norden-Fiord, dans l'ouragan du 4 au 5 aout 1880. ***** Elle lisait machinalement, et, par l'ogive de la porte, ses yeux cherchaient au loin la mer: ce matin-la, elle etait tres vague, sous la brume grise, et une panne suspendue trainait sur les lointains comme un grand rideau de deuil. Encore une rafale, et des feuilles mortes qui entraient en dansant. Une rafale plus forte, comme si ce vent d'ouest, qui avait jadis seme ces morts sur la mer, voulait encore tourmenter jusqu'a ces inscriptions qui rappelaient leurs noms aux vivants. Gaud regardait, avec une persistance involontaire, une place vide, sur le mur, qui semblait attendre avec une obsession terrible, elle etait poursuivie par l'idee d'une plaque neuve qu'il faudrait peut-etre mettre la, bientot, avec un autre nom que, meme en esprit, elle n'osait pas redire dans un pareil lieu. Elle avait froid, et restait assise sur le banc de granit, la tete renversee contre la pierre. ...perdu aux environs de Norden-Fiord, dans l'ouragan du 4 au 5 aout a l'age de 23 ans... Qu'il repose en paix! L'Islande lui apparaissait, avec le petit cimetiere de la-bas, - l'Islande lointaine, lointaine, eclairee par en dessous au soleil de minuit... Et tout a coup, - toujours a cette meme place vide du mur qui semblait attendre, - elle eut, avec une nettete horrible, la vision de cette plaque neuve a laquelle elle songeait: une plaque fraiche, une tete de mort, des os en croix et au milieu, dans un flamboiement, un nom, le nom adore, Yann Gaos!... Alors elle se dressa tout debout, en poussant un cri rauque de la gorge, comme une folle... Dehors, il y avait toujours sur la terre la brume grise du matin: et les feuilles mortes continuaient d'entrer en dansant. Des pas dans le sentier! - Quelqu'un venait? - Alors elle se leva, bien droite; d'un tour de main rajusta sa coiffe, se composa une figure. Les pas se rapprochaient, on allait entrer. Vite elle prit un air d'etre la par hasard, ne voulant pas encore, pour rien au monde, ressembler a une femme de naufrage. Justement c'etait Fante Flory, la femme du second de la Leopoldine. Elle comprit tout de suite, celle-ci, ce que Gaud faisait la; inutile de feindre avec elle. Et d'abord elles resterent muettes l'une devant l'autre, les deux femmes, epouvantees davantage et s'en voulant de s'etre rencontrees dans un meme sentiment de terreur, presque haineuses. --Tous ceux de Treguier et de Saint-Brieuc sont rentres depuis huit jours, dit enfin Fante, impitoyable, d'une voix sourde et comme irritee. Elle apportait un cierge pour faire un voeu. --Ah! oui... un voeu... Gaud n'avait pas encore voulu y songer, a ce moyen des desolees. Mais elle entra dans la chapelle, derriere Fante, sans rien dire, et elles s'agenouillerent pres l'une de l'autre comme deux soeurs. A la Vierge Etoile-de-la-mer, elles dirent des prieres ardentes, avec toute leur ame. Et puis bientot on n'entendit plus qu'un bruit de sanglots, et leurs larmes pressees commencerent a tomber sur la terre... Elles se releverent plus douces, plus confiantes. Fante aida Gaud qui chancelait et, la prenant dans ses bras, l'embrassa. Ayant essuye leurs larmes, arrange leurs cheveux, epoussete le salpetre et la poussiere des dalles sur leur jupon a l'endroit des genoux, elles s'en allerent sans plus rien se dire, par des chemins differents. Chapitre VIII Cette fin de septembre ressemblait a un autre ete un peu melancolique seulement. Il faisait vraiment si beau cette annee la que, sans les feuilles mortes qui tombaient en pluie triste par les chemins, on eut dit le gai mois de juin. Les maris, les fiances, les amants etaient revenus, et partout c'etait la joie d'un second printemps d'amour... Un jour enfin, l'une des deux navires retardataires d'Islande fut signale au large. Lequel?... Vite, les groupes de femmes s'etaient formes, muets, anxieux, sur la falaise. Gaud tremblante et palie, etait la, a cote du pere de son Yann: --Je crois fort, disait le vieux pecheur, je crois fort que c'est eux! Un liston rouge, un hunier a rouleau, ca leur ressemble joliment toujours; qu'en dis-tu, Gaud, ma fille? --Et pourtant non, reprit-il avec un decouragement soudain; non, nous nous trompons encore, le bout-dehors n'est pas pareil et ils ont un foc, c'est la Marie-Jeanne. Oh! mais bien sur, ma fille, ils ne tarderont pas. Et chaque jour venait apres chaque jour; et chaque nuit arrivait a son heure, avec une tranquillite inexorable. Elle continuait de se mettre en toilette, un peu comme une insensee, toujours par peur de ressembler a une femme de naufrage, s'exasperant quand les autres prenaient avec elle un air de compassion et de mystere, detournant les yeux pour ne pas croiser en route de ces regards qui la glacaient. Maintenant elle avait pris l'habitude d'aller des le matin tout au bout des terres, sur la haute falaise de Pors-Even, passant par derriere la maison paternelle de son Yann pour n'etre pas vue par la mere ni les petites soeurs. Elle s'en allait toute seule a l'extreme pointe de ce pays de Ploubazlanec qui se decoupe en corne de renne sur la Manche grise, et s'asseyait la tout le jour aux pieds d'une croix isolee qui domine les lointains immenses des eaux... Il y en a ainsi partout, de ces croix de granit, qui se dressent sur les falaises avancees de cette terre des marins, comme pour demander grace; comme pour apaiser la grande chose mouvante, mysterieuse, qui attire les hommes et ne les rend plus, et garde de preference les plus vaillants, les plus beaux. Autour de cette croix de Pors-Even, il y avait les landes eternellement vertes, tapissees d'ajoncs courts. Et, a cette hauteur, l'air de la mer etait tres pur, ayant a peine l'odeur salee des goemons, mais rempli des senteurs delicieuses de septembre. On voyait se dessiner tres loin, les unes par-dessus les autres, toutes les decoupures de la cote, la terre de Bretagne finissait en pointes dentelees qui s'allongeaient sur le tranquille neant des eaux. Au premier plan, des roches criblaient la mer; mais, au dela, rien ne troublait plus son poli de miroir; elle menait un tout petit bruit caressant, leger et immense, qui montait du fond de toutes les baies. Et c'etaient des lointains si calmes, des profondeurs si douces! Le grand neant bleu, le tombeau des Gaos, gardait son mystere impenetrable, tandis que des brises, faibles comme des souffles, promenaient l'odeur des genets ras qui avaient refleuri au dernier soleil d'automne. A certaines heures regulieres, la mer baissait, et des taches s'elargissaient partout, comme si lentement la Manche se vidait; ensuite, avec la meme lenteur, les eaux remontaient et continuaient leur va-et-vient eternel, sans aucun souci des morts. Et Gaud, assise au pied de sa croix, restait la, au milieu de ces tranquillites regardant toujours, jusqu'a la nuit tombee, jusqu'a ne plus rien voir. Chapitre IX Septembre venait de finir. Elle ne prenait plus aucune nourriture, elle ne dormait plus. A present, elle restait chez elle, et se tenait accroupie, les mains entre les genoux, la tete renversee et appuyee au mur derriere. A quoi bon se lever, a quoi bon se coucher; elle se jetait sur son lit sans retirer sa robe, quand elle etait trop epuisee. Autrement elle demeurait la, toujours assise, transie; ses dents claquaient de froid, dans cette immobilite; toujours elle avait cette impression d'un cercle de fer lui serrant les tempes; elle sentait ses joues qui se tiraient, sa bouche etait seche, avec un gout de fievre, et a certaines heures elle poussait un gemissement rauque du gosier, repete par saccades, longtemps, longtemps, tandis que sa tete se frappait contre le granit du mur. Ou bien elle l'appelait par son nom, tres tendrement, a voix basse, comme s'il eut ete la tout pres, et lui disait des mots d'amour. Il lui arrivait de penser a d'autres choses qu'a lui, a de toutes petites choses insignifiantes; de s'amuser par exemple a regarder l'ombre de la Vierge de faience et du benitier, s'allonger lentement, a mesure que baissait la lumiere, sur la haute boiserie de son lit. Et puis des rappels d'angoisse revenaient plus horribles, et elle recommencait son cri, en battant le mur de sa tete... Et toutes les heures du jour passaient, l'une apres l'autre, et toutes les heures du soir, et toutes celles de la nuit, et toutes celles du matin. Quand elle comptait depuis combien de temps il aurait du revenir, une terreur plus grande la prenait; elle ne voulait plus connaitre ni les dates, ni les noms des jours. Pour les naufrages d'Islande, on a des indications ordinairement; ceux qui reviennent ont vu de loin le drame; ou bien ils ont trouve un debris, un cadavre, ils ont quelque indice pour tout deviner. Mais non, de la Leopoldine on avait rien vu, on ne savait rien. Ceux de la Marie- Jeanne, les derniers qui l'avaient apercue le 2 aout, disaient qu'elle avait du s'en aller pecher plus loin vers le nord, et apres, cela devenait le mystere impenetrable. Attendre, toujours attendre, sans rien savoir! Quand viendrait le moment ou vraiment elle n'attendrait plus? Elle ne le savait meme pas, et a present elle avait presque hate que ce fut bientot. Oh! s'il etait mort, au moins qu'on eut la pitie de le lui dire!... Oh! le voir, tel qu'il etait en ce moment meme, - lui, ou ce qui restait de lui!... Si seulement la Vierge tant priee, ou quelque autre puissance comme elle, voulait lui faire la grace, par une sorte de double vue, de le lui montrer, son Yann! - lui, vivant, manoeuvrant pour rentrer - ou bien son corps roule par la mer... pour etre fixee au moins! pour savoir!!... Quelquefois il lui venait tout a coup le sentiment d'une voile surgissant du bout de l'horizon: la Leopoldine, s'approchant, se hatant d'arriver! Alors elle faisait un premier mouvement irreflechi pour se lever, pour courir regarder le large, voir si c'etait vrai... Elle retombait assise. Helas! Ou etait-elle en ce moment, cette Leopoldine? ou pouvait-elle bien etre? La-bas, sans doute, la-bas dans cet effroyable lointain de l'Islande, abandonnee, emiettee, perdue... Et cela finissait par cette vision obsedante, toujours la meme: une epave eventree et vide, bercee sur une mer silencieuse d'un gris rose: bercee lentement, lentement, sans bruit, avec une extreme douceur, par ironie, au milieu d'un grand calme d'eaux mortes. Chapitre X Deux heures du matin. C'etait la nuit surtout qu'elle se tenait attentive a tous les pas qui s'approchaient: a la moindre rumeur, au moindre son inaccoutume, ses tempes vibraient; a force d'etre tendues aux choses du dehors, elles etaient devenues affreusement douloureuses. Deux heures du matin. Cette nuit-la comme les autres, les mains jointes, et les yeux ouverts dans l'obscurite, elle ecoutait le vent faire sur la lande son bruit eternel. Des pas d'homme tout a coup, des pas precipites dans le chemin! A pareille heure, qui pouvait passer? Elle se dressa, remuee jusqu'au fond de l'ame, son coeur cessant de battre... On s'arretait devant la porte, on montait les petites marches de pierre... Lui!... oh! joie du ciel, lui! On avait frappe, est ce que ce pouvait etre un autre!... Elle etait debout, pieds nus; elle, si faible depuis tant de jours, avait saute lestement comme les chattes, les bras ouverts pour enlacer le bien-aime. Sans doute la Leopoldine etait arrivee de nuit, et mouillee en face dans la baie de Pors-Even, - et lui, il accourait; elle arrangeait tout cela dans sa tete avec une vitesse d'eclair. Et maintenant, elle se dechirait les doigts aux clous de la porte, dans sa rage pour retirer ce verrou qui etait dur... ***** -Ah!... Et puis elle recula lentement, affaissee, la tete retombee sur la poitrine. Son beau reve de folle etait fini. Ce n'etait que Fantec, leur voisin... Le temps de bien comprendre que ce n'etait que lui, que rien de son Yann n'avait passe dans l'air, elle se sentit replongee comme par degres dans son meme gouffre, jusqu'au fond de son meme desespoir affreux. Il s'excusait, le pauvre Fantec: sa femme, comme on savait, etait au plus mal, et a present, c'etait leur enfant qui etouffait dans son berceau, pris d'un mauvais mal de gorge; aussi il etait venu demander du secours, pendant que lui irait d'une course chercher le medecin a Paimpol... Qu'est-ce que tout cela lui faisait, a elle? Devenue sauvage dans sa douleur, elle n'avait plus rien a donner aux peines des autres. Effondree sur un banc, elle restait devant lui les yeux fixes, comme une morte, sans lui repondre, ni l'ecouter, ni seulement le regarder. Qu'est-ce que cela lui faisait, les choses que racontait cet homme? Lui comprit tout alors; il devina pourquoi on lui avait ouvert cette porte si vite, et il eut pitie pour le mal qu'il venait de lui faire. Il balbutia un pardon: --C'est vrai, qu'il n'aurait pas du la deranger... elle!... --Moi! repondit Gaud vivement, - et pourquoi donc pas moi, Fantec? La vie lui etait revenue brusquement, car elle ne voulait pas encore etre une desesperee aux yeux des autres, elle ne le voulait absolument pas. Et puis, a son tour, elle avait pitie de lui; elle s'habilla pour le suivre et trouva la force d'aller soigner son petit enfant. Quand elle revint se jeter sur son lit, a quatre heures, le sommeil la prit un moment parce qu'elle etait tres fatiguee. Mais cette minute de joie immense avait laisse dans sa tete une empreinte qui, malgre tout, etait persistante; elle se reveilla bientot avec une secousse, se dressant a moitie, au souvenir de quelque chose... Il y avait eu du nouveau concernant son Yann... Au milieu de la confusion des idees qui revenaient, vite elle cherchait dans sa tete, elle cherchait ce que c'etait... --Ah! rien, helas! - non, rien que Fantec. Et une seconde fois, elle retomba tout au fond de son meme abime. Non, en realite, il n'y avait rien de change dans son attente morne et sans esperance. Pourtant, l'avoir senti la si pres, c'etait comme si quelque chose emane de lui etait revenu flotter alentour; c'etait ce qu'on appelle, au pays breton, un pre-signe; et elle ecoutait plus attentivement les pas du dehors, pressentant que quelqu'un allait peut-etre arriver qui parlerait de lui. En effet, quand il fit jour, le pere de Yann entra. Il ota son bonnet, releva ses beaux cheveux blancs, qui etaient en boucles comme ceux de son fils, et s'assit pres du lit de Gaud. Il avait le coeur angoisse, lui aussi; car son Yann, son beau Yann etait son aine, son prefere, sa gloire. Mais il ne desesperait pas, non vraiment, il ne desesperait pas encore. Il se mit a rassurer Gaud d'une maniere tres douce: d'abord les derniers rentres d'Islande parlaient tous de brumes tres epaisses qui avaient bien pu retarder le navire; et puis surtout il lui etait venu une idee: une relache aux iles Feroe, qui sont des iles lointaines situees sur la route et d'ou les lettres mettent tres longtemps a venir; cela lui etait arrive a lui-meme, il y avait une quarantaine d'annees, et sa pauvre defunte mere avait deja fait dire une messe pour son ame... Un si beau bateau, la Leopoldine, presque neuf, et de si forts marins qu'ils etaient tous a bord... La vieille Moan rodait autour d'eux tout en hochant la tete; la detresse de sa petite-fille lui avait presque rendu de la force et des idees; elle rangeait le menage, regardant de temps en temps le petit portrait jauni de son Sylvestre accroche au granit du mur, avec ses ancres de marine et sa couronne funeraire en perles noires; non, depuis que le metier de mer lui avait pris son petit-fils, a elle, elle n'y croyait plus, au retour des marins; elle ne priait plus la Vierge que par crainte, du bout de ses pauvres vieilles levres, lui gardant une mauvaise rancune dans le coeur. Mais Gaud ecoutait avidement ces choses consolantes, ses grands yeux cernes regardaient avec une tendresse profonde ce vieillard qui ressemblait au bien-aime; rien que de l'avoir la, pres d'elle, c'etait une protection contre la mort, et elle se sentait plus rassuree, plus rapprochee de son Yann. Ses larmes tombaient, silencieuses et plus douces, et elle redisait en elle-meme ses prieres ardentes a la Vierge Etoile-de-la-mer. Une relache la-bas, dans ces iles, pour des avaries peut-etre; c'etait une chose possible en effet. Elle se leva, lissa ses cheveux, fit une sorte de toilette, comme s'il pouvait revenir. Sans doute tout n'etait pas perdu, puisqu'il ne desesperait pas, lui, son pere. Et, pendant quelques jours, elle se remit encore a attendre. C'etait bien l'automne, l'arriere-automne, les tombees de nuit lugubres ou, de bonne heure, tout se faisait noir dans la vieille chaumiere, et noir aussi alentour, dans le vieux pays breton. Les jours eux-memes semblaient n'etre plus que des crepuscules; des nuages immenses, qui passaient lentement, venaient faire tout a coup des obscurites en plein midi. Le vent bruissait constamment, c'etait comme un son lointain de grandes orgues d'eglise, jouant des airs mechants ou desesperes; d'autres fois, cela se rapprochait tout pres contre la porte, se mettant a rugir comme les betes. Elle etait devenue pale, pale, et se tenait toujours plus affaissee, comme si la vieillesse l'eut deja frolee de son aile chauve. Tres souvent elle touchait les effets de son Yann, ses beaux habits de noces, les depliant, les repliant comme une maniaque, - surtout un des ses maillots en laine bleue qui avait garde la forme de son corps; quand on le jetait doucement sur la table, il dessinait de lui-meme, comme par habitude, les reliefs des ses epaules et de sa poitrine; aussi a la fin elle l'avait pose tout seul dans une etagere de leur armoire, ne voulant plus le remuer pour qu'il gardat plus longtemps cette empreinte. Chaque soir, des brumes froides montaient de la terre; alors elle regardait par sa fenetre la lande triste, ou des petits panaches de fumee blanche commencaient a sortir ca et la des chaumieres des autres: la partout les hommes etaient revenus, oiseaux voyageurs ramenes par le froid. Et, devant beaucoup de ces feux, les veillees devaient etre douces; car le renouveau d'amour etait commence avec l'hiver dans tout ce pays des Islandais... Cramponnee a l'idee de ces iles ou il avait pu relacher, ayant repris une sorte d'espoir, elle s'etait remise a l'attendre... Chapitre XI Il ne revint jamais. Une nuit d'aout, la-bas, au large de la sombre Islande, au milieu d'un grand bruit de fureur, avaient ete celebrees ses noces avec la mer. Avec la mer qui autrefois avait ete aussi sa nourrice; c'etait elle qui l'avait berce, qui l'avait fait adolescent large et fort, - et ensuite elle l'avait repris, dans sa virilite superbe, pour elle seule. Un profond mystere avait enveloppe ces noces monstrueuses. Tout le temps, des voiles obscurs s'etaient agites au-dessus, des rideaux mouvants et tourmentes, tendus pour cacher la fete; et la fiancee donnait de la voix, faisait toujours son plus grand bruit horrible pour etouffer les cris. - Lui, se souvenant de Gaud, sa femme de chair, s'etait defendu, dans une lutte de geant, contre cette epousee de tombeau. Jusqu'au moment ou il s'etait abandonne, les bras ouverts pour la recevoir, avec un grand cri profond comme un taureau qui rale, la bouche deja emplie d'eau; les bras ouverts, etendus et raidis pour jamais. Et a ses noces, ils y etaient tous, ceux qu'il avait convies jadis. Tous, excepte Sylvestre, qui, lui, s'en etait alle dormir dans des jardins enchantes, - tres loin, de l'autre cote de la Terre... End of the Project Gutenberg EBook of Pecheur d'Islande, by Pierre Loti *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PECHEUR D'ISLANDE *** This file should be named 7pchs12.txt or 7pchs12.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7pchs13.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7pchs12a.txt Produced by Walter Debeuf Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. 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