The Project Gutenberg EBook of 20000 Lieues sous les mers Part 1, by Jules Verne (#24 in our series by Jules Verne) Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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HETZEL ET Cie, 18 RUE JACOB PARIS ------------------------------------------------------------------------ TABLE DES MATIERES PREMIER PARTIE I Un ecueil fuyant II Le pour et le contre III Comme il plaira a monsieur IV Ned Land V A l'aventure ! VI A toute vapeur VII Une baleine d'espece inconnue VIII _Mobilis in mobile_ IX Les coleres de Ned Land X L'homme des eaux XI Le _Nautilus_ XII Tout par l'electricite XIII Quelques chiffres XIV Le Fleuve-Noir XV Une invitation par lettre XVI Promenade en plaine XVII Une foret sous-marine XVIII Quatre mille lieues sous le Pacifique XIX Vanikoro XX Le detroit de Torres XXI Quelques jours a terre XXII La foudre du capitaine Nemo XXIII _AEgri somnia_ XXIV Le royaume du corail ------------------------------------------------------------------------ VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS TOUR DU MONDE SOUS MARIN (Premier partie) I UN ECUEIL FUYANT L'annee 1866 fut marquee par un evenement bizarre, un phenomene inexplique et inexplicable que personne n'a sans doute oublie. Sans parler des rumeurs qui agitaient les populations des ports et surexcitaient l'esprit public a l'interieur des continents les gens de mer furent particulierement emus. Les negociants, armateurs, capitaines de navires, skippers et masters de l'Europe et de l'Amerique, officiers des marines militaires de tous pays, et, apres eux, les gouvernements des divers Etats des deux continents, se preoccuperent de ce fait au plus haut point. En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s'etaient rencontres sur mer avec << une chose enorme >> un objet long, fusiforme, parfois phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu'une baleine. Les faits relatifs a cette apparition, consignes aux divers livres de bord, s'accordaient assez exactement sur la structure de l'objet ou de l'etre en question, la vitesse inouie de ses mouvements, la puissance surprenante de sa locomotion, la vie particuliere dont il semblait doue. Si c'etait un cetace, il surpassait en volume tous ceux que la science avait classes jusqu'alors. Ni Cuvier, ni Lacepede, ni M. Dumeril, ni M. de Quatrefages n'eussent admis l'existence d'un tel monstre -- a moins de l'avoir vu, ce qui s'appelle vu de leurs propres yeux de savants. A prendre la moyenne des observations faites a diverses reprises -- en rejetant les evaluations timides qui assignaient a cet objet une longueur de deux cents pieds et en repoussant les opinions exagerees qui le disaient large d'un mille et long de trois -- on pouvait affirmer, cependant, que cet etre phenomenal depassait de beaucoup toutes les dimensions admises jusqu'a ce jour par les ichtyologistes -- s'il existait toutefois. Or, il existait, le fait en lui-meme n'etait plus niable, et, avec ce penchant qui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra l'emotion produite dans le monde entier par cette surnaturelle apparition. Quant a la rejeter au rang des fables, il fallait y renoncer. En effet, le 20 juillet 1866, le steamer _Governor-Higginson_, de Calcutta and Burnach steam navigation Company, avait rencontre cette masse mouvante a cinq milles dans l'est des cotes de l'Australie. Le capitaine Baker se crut, tout d'abord, en presence d'un ecueil inconnu ; il se disposait meme a en determiner la situation exacte, quand deux colonnes d'eau, projetees par l'inexplicable objet, s'elancerent en sifflant a cent cinquante pieds dans l'air. Donc, a moins que cet ecueil ne fut soumis aux expansions intermittentes d'un geyser, le _Governor-Higginson_ avait affaire bel et bien a quelque mammifere aquatique, inconnu jusque-la, qui rejetait par ses events des colonnes d'eau, melangees d'air et de vapeur. Pareil fait fut egalement observe le 23 juillet de la meme annee, dans les mers du Pacifique, par le _Cristobal-Colon_, de West India and Pacific steam navigation Company. Donc, ce cetace extraordinaire pouvait se transporter d'un endroit a un autre avec une velocite surprenante, puisque a trois jours d'intervalle, le _Governor-Higginson_ et le _Cristobal-Colon_ l'avaient observe en deux points de la carte separes par une distance de plus de sept cents lieues marines. Quinze jours plus tard, a deux mille lieues de la l'_Helvetia_, de la Compagnie Nationale, et le _Shannon_, du Royal-Mail, marchant a contrebord dans cette portion de l'Atlantique comprise entre les Etats-Unis et l'Europe, se signalerent respectivement le monstre par 42deg.15' de latitude nord, et 60deg.35' de longitude a l'ouest du meridien de Greenwich. Dans cette observation simultanee, on crut pouvoir evaluer la longueur minimum du mammifere a plus de trois cent cinquante pieds anglais, puisque le _Shannon_ et l'_Helvetia_ etaient de dimension inferieure a lui, bien qu'ils mesurassent cent metres de l'etrave a l'etambot. Or, les plus vastes baleines, celles qui frequentent les parages des iles Aleoutiennes, le Kulammak et l'Umgullick, n'ont jamais depasse la longueur de cinquante-six metres, -- si meme elles l'atteignent. Ces rapports arrives coup sur coup, de nouvelles observations faites a bord du transatlantique le _Pereire_, un abordage entre l'_Etna_, de la ligne Inman, et le monstre, un proces-verbal dresse par les officiers de la fregate francaise la _Normandie_, un tres serieux relevement obtenu par l'etat-major du commodore Fitz-James a bord du _Lord-Clyde_, emurent profondement l'opinion publique. Dans les pays d'humeur legere, on plaisanta le phenomene, mais les pays graves et pratiques, l'Angleterre, l'Amerique, l'Allemagne, s'en preoccuperent vivement. Partout dans les grands centres, le monstre devint a la mode ; on le chanta dans les cafes, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur les theatres. Les canards eurent la une belle occasion de pondre des oeufs de toute couleur. On vit reapparaitre dans les journaux -- a court de copie -- tous les etres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche, le terrible << Moby Dick >> des regions hyperboreennes, jusqu'au Kraken demesure, dont les tentacules peuvent enlacer un batiment de cinq cents tonneaux et l'entrainer dans les abimes de l'Ocean. On reproduisit meme les proces-verbaux des temps anciens les opinions d'Aristote et de Pline, qui admettaient l'existence de ces monstres, puis les recits norvegiens de l'eveque Pontoppidan, les relations de Paul Heggede, et enfin les rapports de M. Harrington, dont la bonne foi ne peut etre soupconnee, quand il affirme avoir vu, etant a bord du _Castillan_, en 1857, cet enorme serpent qui n'avait jamais frequente jusqu'alors que les mers de l'ancien _Constitutionnel_. Alors eclata l'interminable polemique des credules et des incredules dans les societes savantes et les journaux scientifiques. La << question du monstre >> enflamma les esprits. Les journalistes, qui font profession de science en lutte avec ceux qui font profession d'esprit, verserent des flots d'encre pendant cette memorable campagne ; quelques-uns meme, deux ou trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux personnalites les plus offensantes. Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances diverses. Aux articles de fond de l'Institut geographique du Bresil, de l'Academie royale des sciences de Berlin, de l'Association Britannique, de l'Institution Smithsonnienne de Washington, aux discussions du _The Indian Archipelago_, du _Cosmos_ de l'abbe Moigno, des _Mittheilungen_ de Petermann, aux chroniques scientifiques des grands journaux de la France et de l'etranger, la petite presse ripostait avec une verve intarissable. Ses spirituels ecrivains parodiant un mot de Linne, cite par les adversaires du monstre, soutinrent en effet que << la nature ne faisait pas de sots >>, et ils adjurerent leurs contemporains de ne point donner un dementi a la nature, en admettant l'existence des Krakens, des serpents de mer, des << Moby Dick >>, et autres elucubrations de marins en delire. Enfin, dans un article d'un journal satirique tres redoute, le plus aime de ses redacteurs, brochant sur le tout, poussa au monstre, comme Hippolyte, lui porta un dernier coup et l'acheva au milieu d'un eclat de rire universel. L'esprit avait vaincu la science. Pendant les premiers mois de l'annee 1867, la question parut etre enterree, et elle ne semblait pas devoir renaitre, quand de nouveaux faits furent portes a la connaissance du public. Il ne s'agit plus alors d'un probleme scientifique a resoudre, mais bien d'un danger reel serieux a eviter. La question prit une tout autre face. Le monstre redevint ilot, rocher, ecueil, mais ecueil fuyant, indeterminable, insaisissable. Le 5 mars 1867, le _Moravian_, de Montreal Ocean Company, se trouvant pendant la nuit par 27deg.30' de latitude et 72deg.15' de longitude, heurta de sa hanche de tribord un roc qu'aucune carte ne marquait dans ces parages. Sous l'effort combine du vent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il marchait a la vitesse de treize noeuds. Nul doute que sans la qualite superieure de sa coque, le _Moravian_, ouvert au choc, ne se fut englouti avec les deux cent trente-sept passagers qu'il ramenait du Canada. L'accident etait arrive vers cinq heures du matin, lorsque le jour commencait a poindre. Les officiers de quart se precipiterent a l'arriere du batiment. Ils examinerent l'Ocean avec la plus scrupuleuse attention. Ils ne virent rien, si ce n'est un fort remous qui brisait a trois encablures, comme si les nappes liquides eussent ete violemment battues. Le relevement du lieu fut exactement pris, et le _Moravian_ continua sa route sans avaries apparentes. Avait-il heurte une roche sous-marine, ou quelque enorme epave d'un naufrage ? On ne put le savoir ; mais, examen fait de sa carene dans les bassins de radoub, il fut reconnu qu'une partie de la quille avait ete brisee. Ce fait, extremement grave en lui-meme, eut peut-etre ete oublie comme tant d'autres, si, trois semaines apres, il ne se fut reproduit dans des conditions identiques. Seulement, grace a la nationalite du navire victime de ce nouvel abordage, grace a la reputation de la Compagnie a laquelle ce navire appartenait, l'evenement eut un retentissement immense. Personne n'ignore le nom du celebre armateur anglais Cunard. Cet intelligent industriel fonda, en 1840, un service postal entre Liverpool et Halifax, avec trois navires en bois et a roues d'une force de quatre cents chevaux, et d'une jauge de onze cent soixante-deux tonneaux. Huit ans apres, le materiel de la Compagnie s'accroissait de quatre navires de six cent cinquante chevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ans plus tard, de deux autres batiments superieurs en puissance et en tonnage. En 1853, la compagnie Cunard, dont le privilege pour le transport des depeches venait d'etre renouvele, ajouta successivement a son materiel l'_Arabia_, le _Persia_, le _China_, le _Scotia_, le _Java_, le _Russia_, tous navires de premiere marche, et les plus vastes qui, apres le _Great-Eastern_, eussent jamais sillonne les mers. Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possedait douze navires, dont huit a roues et quatre a helices. Si je donne ces details tres succincts, c'est afin que chacun sache bien quelle est l'importance de cette compagnie de transports maritimes, connue du monde entier pour son intelligente gestion. Nulle entreprise de navigation transoceanienne n'a ete conduite avec plus d'habilete ; nulle affaire n'a ete couronnee de plus de succes. Depuis vingt-six ans, les navires Cunard ont traverse deux mille fois l'Atlantique, et jamais un voyage n'a ete manque, jamais un retard n'a eu lieu, jamais ni une lettre, ni un homme, ni un batiment n'ont ete perdus. Aussi, les passagers choisissent-ils encore, malgre la concurrence puissante que lui fait la France, la ligne Cunard de preference a toute autre, ainsi qu'il appert d'un releve fait sur les documents officiels des dernieres annees. Ceci dit, personne ne s'etonnera du retentissement que provoqua l'accident arrive a l'un de ses plus beaux steamers. Le 13 avril 1867, la mer etant belle, la brise maniable, le _Scotia_ se trouvait par 15deg.12' de longitude et 45deg.37' de latitude. Il marchait avec une vitesse de treize noeuds quarante-trois centiemes sous la poussee de ses mille chevaux-vapeur. Ses roues battaient la mer avec une regularite parfaite. Son tirant d'eau etait alors de six metres soixante-dix centimetres, et son deplacement de six mille six cent vingt-quatre metres cubes. A quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunch des passagers reunis dans le grand salon, un choc, peu sensible, en somme, se produisit sur la coque du _Scotia_, par sa hanche et un peu en arriere de la roue de babord. Le _Scotia_ n'avait pas heurte, il avait ete heurte, et plutot par un instrument tranchant ou perforant que contondant. L'abordage avait semble si leger que personne ne s'en fut inquiete a bord, sans le cri des caliers qui remonterent sur le pont en s'ecriant : << Nous coulons ! nous coulons ! >> Tout d'abord, les passagers furent tres effrayes ; mais le capitaine Anderson se hata de les rassurer. En effet, le danger ne pouvait etre imminent. Le _Scotia_, divise en sept compartiments par des cloisons etanches, devait braver impunement une voie d'eau. Le capitaine Anderson se rendit immediatement dans la cale. Il reconnut que le cinquieme compartiment avait ete envahi par la mer, et la rapidite de l'envahissement prouvait que la voie d'eau etait considerable. Fort heureusement, ce compartiment ne renfermait pas les chaudieres, car les feux se fussent subitement eteints. Le capitaine Anderson fit stopper immediatement, et l'un des matelots plongea pour reconnaitre l'avarie. Quelques instants apres, on constatait l'existence d'un trou large de deux metres dans la carene du steamer. Une telle voie d'eau ne pouvait etre aveuglee, et le _Scotia_, ses roues a demi noyees, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors a trois cent mille du cap Clear, et apres trois jours d'un retard qui inquieta vivement Liverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie. Les ingenieurs procederent alors a la visite du _Scotia_, qui fut mis en cale seche. Ils ne purent en croire leurs yeux. A deux metres et demi au-dessous de la flottaison s'ouvrait une dechirure reguliere, en forme de triangle isocele. La cassure de la tole etait d'une nettete parfaite, et elle n'eut pas ete frappee plus surement a l'emporte-piece. Il fallait donc que l'outil perforant qui l'avait produite fut d'une trempe peu commune -- et apres avoir ete lance avec une force prodigieuse, ayant ainsi perce une tole de quatre centimetres, il avait du se retirer de lui-meme par un mouvement retrograde et vraiment inexplicable. Tel etait ce dernier fait, qui eut pour resultat de passionner a nouveau l'opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes qui n'avaient pas de cause determinee furent mis sur le compte du monstre. Ce fantastique animal endossa la responsabilite de tous ces naufrages, dont le nombre est malheureusement considerable ; car sur trois mille navires dont la perte est annuellement relevee au Bureau-Veritas, le chiffre des navires a vapeur ou a voiles, supposes perdus corps et biens par suite d'absence de nouvelles, ne s'eleve pas a moins de deux cents ! Or, ce fut le << monstre >> qui, justement ou injustement, fut accuse de leur disparition, et, grace a lui, les communications entre les divers continents devenant de plus en plus dangereuses, le public se declara et demanda categoriquement que les mers fussent enfin debarrassees et a tout prix de ce formidable cetace. II LE POUR ET LE CONTRE A l'epoque ou ces evenements se produisirent, je revenais d'une exploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du Nebraska, aux Etats-Unis. En ma qualite de professeur-suppleant au Museum d'histoire naturelle de Paris, le gouvernement francais m'avait joint a cette expedition. Apres six mois passes dans le Nebraska, charge de precieuses collections, j'arrivai a New York vers la fin de mars. Mon depart pour la France etait fixe aux premiers jours de mai. Je m'occupais donc, en attendant, de classer mes richesses mineralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva l'incident du _Scotia_. J'etais parfaitement au courant de la question a l'ordre du jour, et comment ne l'aurais-je pas ete ? J'avais lu et relu tous les journaux americains et europeens sans etre plus avance. Ce mystere m'intriguait. Dans l'impossibilite de me former une opinion, je flottais d'un extreme a l'autre. Qu'il y eut quelque chose, cela ne pouvait etre douteux, et les incredules etaient invites a mettre le doigt sur la plaie du _Scotia_. A mon arrivee a New York, la question brulait. L'hypothese de l'ilot flottant, de l'ecueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peu competents, etait absolument abandonnee. Et, en effet, a moins que cet ecueil n'eut une machine dans le ventre, comment pouvait-il se deplacer avec une rapidite si prodigieuse ? De meme fut repoussee l'existence d'une coque flottante, d'une enorme epave, et toujours a cause de la rapidite du deplacement. Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui creaient deux clans tres distincts de partisans : d'un cote, ceux qui tenaient pour un monstre d'une force colossale ; de l'autre, ceux qui tenaient pour un bateau << sous-marin >> d'une extreme puissance motrice. Or, cette derniere hypothese, admissible apres tout, ne put resister aux enquetes qui furent poursuivies dans les deux mondes. Qu'un simple particulier eut a sa disposition un tel engin mecanique, c'etait peu probable. Ou et quand l'eut-il fait construire, et comment aurait-il tenu cette construction secrete ? Seul, un gouvernement pouvait posseder une pareille machine destructive, et, en ces temps desastreux ou l'homme s'ingenie a multiplier la puissance des armes de guerre, il etait possible qu'un Etat essayat a l'insu des autres ce formidable engin. Apres les chassepots, les torpilles, apres les torpilles, les beliers sous-marins, puis la reaction. Du moins, je l'espere. Mais l'hypothese d'une machine de guerre tomba encore devant la declaration des gouvernements. Comme il s'agissait la d'un interet public, puisque les communications transoceaniennes en souffraient, la franchise des gouvernements ne pouvait etre mise en doute. D'ailleurs, comment admettre que la construction de ce bateau sous-marin eut echappe aux yeux du public ? Garder le secret dans ces circonstances est tres difficile pour un particulier, et certainement impossible pour un Etat dont tous les actes sont obstinement surveilles par les puissances rivales. Donc, apres enquetes faites en Angleterre, en France, en Russie, en Prusse, en Espagne, en Italie, en Amerique, voire meme en Turquie, l'hypothese d'un Monitor sous-marin fut definitivement rejetee. A mon arrivee a New York, plusieurs personnes m'avaient fait l'honneur de me consulter sur le phenomene en question. J'avais publie en France un ouvrage in-quarto en deux volumes intitule : _Les Mysteres des grands fonds sous-marins_. Ce livre, particulierement goute du monde savant, faisait de moi un specialiste dans cette partie assez obscure de l'histoire naturelle. Mon avis me fut demande. Tant que je pus nier du fait, je me renfermai dans une absolue negation. Mais bientot, colle au mur, je dus m'expliquer categoriquement. Et meme, << l'honorable Pierre Aronnax, professeur au Museum de Paris >>, fut mis en demeure par le _New York-Herald_ de formuler une opinion quelconque. Je m'executai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je discutai la question sous toutes ses faces, politiquement et scientifiquement, et je donne ici un extrait d'un article tres nourri que je publiai dans le numero du 30 avril. << Ainsi donc, disais-je, apres avoir examine une a une les diverses hypotheses, toute autre supposition etant rejetee, il faut necessairement admettre l'existence d'un animal marin d'une puissance excessive. << Les grandes profondeurs de l'Ocean nous sont totalement inconnues. La sonde n'a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abimes recules ? Quels etres habitent et peuvent habiter a douze ou quinze milles au-dessous de la surface des eaux ? Quel est l'organisme de ces animaux ? On saurait a peine le conjecturer. << Cependant, la solution du probleme qui m'est soumis peut affecter la forme du dilemme. << Ou nous connaissons toutes les varietes d'etres qui peuplent notre planete, ou nous ne les connaissons pas. << Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore des secrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable que d'admettre l'existence de poissons ou de cetaces, d'especes ou meme de genres nouveaux, d'une organisation essentiellement << fondriere >>, qui habitent les couches inaccessibles a la sonde, et qu'un evenement quelconque, une fantaisie, un caprice, si l'on veut, ramene a de longs intervalles vers le niveau superieur de l'Ocean. << Si, au contraire, nous connaissons toutes les especes vivantes, il faut necessairement chercher l'animal en question parmi les etres marins deja catalogues, et dans ce cas, je serai dispose a admettre l'existence d'un _Narwal geant_. << Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une longueur de soixante pieds. Quintuplez, decuplez meme cette dimension, donnez a ce cetace une force proportionnelle a sa taille, accroissez ses armes offensives, et vous obtenez l'animal voulu. Il aura les proportions determinees par les Officiers du _Shannon_, l'instrument exige par la perforation du _Scotia_, et la puissance necessaire pour entamer la coque d'un steamer. << En effet, le narwal est arme d'une sorte d'epee d'ivoire, d'une hallebarde, suivant l'expression de certains naturalistes. C'est une dent principale qui a la durete de l'acier. On a trouve quelques-unes de ces dents implantees dans le corps des baleines que le narwal attaque toujours avec succes. D'autres ont ete arrachees, non sans peine, de carenes de vaisseaux qu'elles avaient percees d'outre en outre, comme un foret perce un tonneau. Le musee de la Faculte de medecine de Paris possede une de ces defenses longue de deux metres vingt-cinq centimetres, et large de quarante-huit centimetres a sa base ! << Eh bien ! supposez l'arme dix fois plus forte, et l'animal dix fois plus puissant, lancez-le avec une rapidite de vingt milles a l'heure, multipliez sa masse par sa vitesse, et vous obtenez un choc capable de produire la catastrophe demandee. << Donc, jusqu'a plus amples informations, j'opinerais pour une licorne de mer, de dimensions colossales, armee, non plus d'une hallebarde, mais d'un veritable eperon comme les fregates cuirassees ou les << rams >> de guerre, dont elle aurait a la fois la masse et la puissance motrice. << Ainsi s'expliquerait ce phenomene inexplicable -- a moins qu'il n'y ait rien, en depit de ce qu'on a entrevu, vu, senti et ressenti -- ce qui est encore possible ! >> Ces derniers mots etaient une lachete de ma part ; mais je voulais jusqu'a un certain point couvrir ma dignite de professeur, et ne pas trop preter a rire aux Americains, qui rient bien, quand ils rient. Je me reservais une echappatoire. Au fond, j'admettais l'existence du << monstre >>. Mon article fut chaudement discute, ce qui lui valut un grand retentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution qu'il proposait, d'ailleurs, laissait libre carriere a l'imagination. L'esprit humain se plait a ces conceptions grandioses d'etres surnaturels. Or la mer est precisement leur meilleur vehicule, le seul milieu ou ces geants pres desquels les animaux terrestres, elephants ou rhinoceros, ne sont que des nains -- puissent se produire et se developper. Les masses liquides transportent les plus grandes especes connues de mammiferes, et peut-etre recelent-elles des mollusques d'une incomparable taille, des crustaces effrayants a contempler, tels que seraient des homards de cent metres ou des crabes pesant deux cents tonnes ! Pourquoi nous ? Autrefois, les animaux terrestres, contemporains des epoques geologiques, les quadrupedes, les quadrumanes, les reptiles, les oiseaux etaient construits sur des gabarits gigantesques. Le Createur les avait jetes dans un moule colossal que le temps a reduit peu a peu. Pourquoi la mer, dans ses profondeurs ignorees, n'aurait-elle pas garde ces vastes echantillons de la vie d'un autre age, elle qui ne se modifie jamais, alors que le noyau terrestre change presque incessamment ? Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les dernieres varietes de ces especes titanesques, dont les annees sont des siecles, et les siecles des millenaires ? Mais je me laisse entrainer a des reveries qu'il ne m'appartient plus d'entretenir ! Treve a ces chimeres que le temps a changees pour moi en realites terribles. Je le repete, l'opinion se fit alors sur la nature du phenomene, et le public admit sans conteste l'existence d'un etre prodigieux qui n'avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer. Mais si les uns ne virent la qu'un probleme purement scientifique a resoudre, les autres, plus positifs, surtout en Amerique et en Angleterre, furent d'avis de purger l'Ocean de ce redoutable monstre, afin de rassurer les communications transoceaniennes. Les journaux industriels et commerciaux traiterent la question principalement a ce point de vue. La _Shipping and Mercantile Gazette_, le _Lloyd_, le _Paquebot_, la _Revue maritime et coloniale_, toutes les feuilles devouees aux Compagnies d'assurances qui menacaient d'elever le taux de leurs primes, furent unanimes sur ce point. L'opinion publique s'etant prononcee, les Etats de l'Union se declarerent les premiers. On fit a New York les preparatifs d'une expedition destinee a poursuivre le narwal. Une fregate de grande marche l'_Abraham-Lincoln_, se mit en mesure de prendre la mer au plus tot. Les arsenaux furent ouverts au commandant Farragut, qui pressa activement l'armement de sa fregate. Precisement, et ainsi que cela arrive toujours, du moment que l'on se fut decide a poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant deux mois, personne n'en entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblait que cette Licorne eut connaissance des complots qui se tramaient contre elle. On en avait tant cause, et meme par le cable transatlantique ! Aussi les plaisants pretendaient-ils que cette fine mouche avait arrete au passage quelque telegramme dont elle faisait maintenant son profit. Donc, la fregate armee pour une campagne lointaine et pourvue de formidables engins de peche, on ne savait plus ou la diriger. Et l'impatience allait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit qu'un steamer de la ligne de San Francisco de Californie a Shangai avait revu l'animal, trois semaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique. L'emotion causee par cette nouvelle fut extreme. On n'accorda pas vingt-quatre heures de repit au commandant Farragut. Ses vivres etaient embarques. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme ne manquait a son role d'equipage. Il n'avait qu'a allumer ses fourneaux, a chauffer, a demarrer ! On ne lui eut pas pardonne une demi-journee de retard ! D'ailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu'a partir. Trois heures avant que l'Abraham-Lincoln ne quittat la _pier_ de Brooklyn, je recus une lettre libellee en ces termes : _Monsieur Aronnax, professeur au Museum de Paris, Fifth Avenue hotel._ _New York._ << _Monsieur,_ _Si vous voulez vous joindre a l'expedition de l'_Abraham-Lincoln_, le gouvernement de l'Union verra avec plaisir que la France soit representee par vous dans cette entreprise. Le commandant Farragut tient une cabine a votre disposition._ _Tres cordialement, votre_ J.-B. HOBSON, _Secretaire de la marine._ >> III COMME IL PLAIRA A MONSIEUR Trois secondes avant l'arrivee de la lettre de J.-B. Hobson, je ne songeais pas plus a poursuivre la Licorne qu'a tenter le passage du nord-ouest. Trois secondes apres avoir lu la lettre de l'honorable secretaire de la marine, je comprenais enfin que ma veritable vocation, l'unique but de ma vie, etait de chasser ce monstre inquietant et d'en purger le monde. Cependant, je revenais d'un penible voyage, fatigue, avide de repos. Je n'aspirais plus qu'a revoir mon pays, mes amis, mon petit logement du Jardin des Plantes, mes cheres et precieuses collections ! Mais rien ne put me retenir. J'oubliai tout, fatigues, amis, collections, et j'acceptai sans plus de reflexions l'offre du gouvernement americain. << D'ailleurs, pensai-je, tout chemin ramene en Europe, et la Licorne sera assez aimable pour m'entrainer vers les cotes de France ! Ce digne animal se laissera prendre dans les mers d'Europe -- pour mon agrement personnel -- et je ne veux pas rapporter moins d'un demi metre de sa hallebarde d'ivoire au Museum d'histoire naturelle. >> Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dans le nord de l'ocean Pacifique ; ce qui, pour revenir en France, etait prendre le chemin des antipodes. << Conseil ! >> criai-je d'une voix impatiente. Conseil etait mon domestique. Un garcon devoue qui m'accompagnait dans tous mes voyages ; un brave Flamand que j'aimais et qui me le rendait bien, un etre phlegmatique par nature, regulier par principe, zele par habitude, s'etonnant peu des surprises de la vie, tres adroit de ses mains, apte a tout service, et, en depit de son nom, ne donnant jamais de conseils -- meme quand on ne lui en demandait pas. A se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin des Plantes, Conseil en etait venu a savoir quelque chose. J'avais en lui un specialiste, tres ferre sur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilite d'acrobate toute l'echelle des embranchements des groupes, des classes, des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des especes et des varietes. Mais sa science s'arretait la. Classer, c'etait sa vie, et il n'en savait pas davantage. Tres verse dans la theorie de la classification, peu dans la pratique, il n'eut pas distingue, je crois, un cachalot d'une baleine ! Et cependant, quel brave et digne garcon ! Conseil, jusqu'ici et depuis dix ans, m'avait suivi partout ou m'entrainait la science. Jamais une reflexion de lui sur la longueur ou la fatigue d'un voyage. Nulle objection a boucler sa valise pour un pays quelconque, Chine ou Congo, si eloigne qu'il fut. Il allait la comme ici, sans en demander davantage. D'ailleurs d'une belle sante qui defiait toutes les maladies ; des muscles solides, mais pas de nerfs, pas l'apparence de nerfs au moral, s'entend. Ce garcon avait trente ans, et son age etait a celui de son maitre comme quinze est a vingt. Qu'on m'excuse de dire ainsi que j'avais quarante ans. Seulement, Conseil avait un defaut. Formaliste enrage il ne me parlait jamais qu'a la troisieme personne -- au point d'en etre agacant. << Conseil ! >> repetai-je, tout en commencant d'une main febrile mes preparatifs de depart. Certainement, j'etais sur de ce garcon si devoue. D'ordinaire, je ne lui demandais jamais s'il lui convenait ou non de me suivre dans mes voyages, mais cette fois, il s'agissait d'une expedition qui pouvait indefiniment se prolonger, d'une entreprise hasardeuse, a la poursuite d'un animal capable de couler une fregate comme une coque de noix ! Il y avait la matiere a reflexion, meme pour l'homme le plus impassible du monde ! Qu'allait dire Conseil ? << Conseil ! >> criai-je une troisieme fois. Conseil parut. << Monsieur m'appelle ? dit-il en entrant. -- Oui, mon garcon. Prepare-moi, prepare-toi. Nous partons dans deux heures. -- Comme il plaira a monsieur, repondit tranquillement Conseil. -- Pas un instant a perdre. Serre dans ma malle tous mes ustensiles de voyage, des habits, des chemises, des chaussettes, sans compter, mais le plus que tu pourras, et hate-toi ! -- Et les collections de monsieur ? fit observer Conseil. -- On s'en occupera plus tard. -- Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, les oreodons, les cheropotamus et autres carcasses de monsieur ? -- On les gardera a l'hotel. -- Et le babiroussa vivant de monsieur ? -- On le nourrira pendant notre absence. D'ailleurs, je donnerai l'ordre de nous expedier en France notre menagerie. -- Nous ne retournons donc pas a Paris ? demanda Conseil. -- Si... certainement... repondis-je evasivement, mais en faisant un crochet. -- Le crochet qui plaira a monsieur. -- Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un peu moins direct, voila tout. Nous prenons passage sur l'_Abraham-Lincoln_... -- Comme il conviendra a monsieur, repondit paisiblement Conseil. -- Tu sais, mon ami, il s'agit du monstre... du fameux narwal... Nous allons en purger les mers !... L'auteur d'un ouvrage in-quarto en deux volumes sur les _Mysteres des grands fonds sous-marins_ ne peut se dispenser de s'embarquer avec le commandant Farragut. Mission glorieuse, mais... dangereuse aussi ! On ne sait pas ou l'on va ! Ces betes-la peuvent etre tres capricieuses ! Mais nous irons quand meme ! Nous avons un commandant qui n'a pas froid aux yeux !... -- Comme fera monsieur, je ferai, repondit Conseil. -- Et songes-y bien ! car je ne veux rien te cacher. C'est la un de ces voyages dont on ne revient pas toujours ! -- Comme il plaira a monsieur. >> Un quart d'heure apres, nos malles etaient pretes. Conseil avait fait en un tour de main, et j'etais sur que rien ne manquait, car ce garcon classait les chemises et les habits aussi bien que les oiseaux ou les mammiferes. L'ascenseur de l'hotel nous deposa au grand vestibule de l'entresol. Je descendis les quelques marches qui conduisaient au rez-de-chaussee. Je reglai ma note a ce vaste comptoir toujours assiege par une foule considerable. Je donnai l'ordre d'expedier pour Paris (France) mes ballots d'animaux empailles et de plantes dessechees. Je fis ouvrir un credit suffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture. Le vehicule a vingt francs la course descendit Broadway jusqu'a Union-square, suivit Fourth-avenue jusqu'a sa jonction avec Bowery-street, prit Katrin-street et s'arreta a la trente-quatrieme pier. La, le Katrinferryboat nous transporta, hommes, chevaux et voiture, a Brooklyn, la grande annexe de New York, situee sur la rive gauche de la riviere de l'Est, et en quelques minutes, nous arrivions au quai pres duquel l'_Abraham-Lincoln_ vomissait par ses deux cheminees des torrents de fumee noire. Nos bagages furent immediatement transbordes sur le pont de la fregate. Je me precipitai a bord. Je demandai le commandant Farragut. Un des matelots me conduisit sur la dunette, ou je me trouvai en presence d'un officier de bonne mine qui me tendit la main. << Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il. -- Lui-meme, repondis-je. Le commandant Farragut ? -- En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur. Votre cabine vous attend. >> Je saluai, et laissant le commandant aux soins de son appareillage, je me fis conduire a la cabine qui m'etait destinee. L'_Abraham-Lincoln_ avait ete parfaitement choisi et amenage pour sa destination nouvelle. C'etait une fregate de grande marche, munie d'appareils surchauffeurs, qui permettaient de porter a sept atmospheres la tension de sa vapeur. Sous cette pression, l'_Abraham-Lincoln_ atteignait une vitesse moyenne de dix-huit milles et trois dixiemes a l'heure, vitesse considerable, mais cependant insuffisante pour lutter avec le gigantesque cetace. Les amenagements interieurs de la fregate repondaient a ses qualites nautiques. Je fus tres satisfait de ma cabine, situee a l'arriere, qui s'ouvrait sur le carre des officiers. << Nous serons bien ici, dis-je a Conseil. -- Aussi bien, n'en deplaise a monsieur, repondit Conseil, qu'un bernard-l'ermite dans la coquille d'un buccin. >> Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai sur le pont afin de suivre les preparatifs de l'appareillage. A ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les dernieres amarres qui retenaient l'_Abraham-Lincoln_ a la pier de Brooklyn. Ainsi donc, un quart d'heure de retard, moins meme, et la fregate partait sans moi, et je manquais cette expedition extraordinaire, surnaturelle, invraisemblable, dont le recit veridique pourra bien trouver cependant quelques incredules. Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour, ni une heure pour rallier les mers dans lesquelles l'animal venait d'etre signale. Il fit venir son ingenieur. << Sommes-nous en pression ? lui demanda-t-il. -- Oui, monsieur, repondit l'ingenieur. -- _Go ahead_ >>, cria le commandant Farragut. A cet ordre, qui fut transmis a la machine au moyen d'appareils a air comprime, les mecaniciens firent agir la roue de la mise en train. La vapeur siffla en se precipitant dans les tiroirs entr'ouverts. Les longs pistons horizontaux gemirent et pousserent les bielles de l'arbre. Les branches de l'helice battirent les flots avec une rapidite croissante, et l'_Abraham-lincoln_ s'avanca majestueusement au milieu d'une centaine de ferry-boats et de _tenders_ charges de spectateurs, qui lui faisaient cortege. Les quais de Brooklyn et toute la partie de New York qui borde la riviere de l'Est etaient couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq cent mille poitrines. eclaterent successivement. Des milliers de mouchoirs s'agiterent au-dessus de la masse compacte et saluerent l'_Abraham-Lincoln_ jusqu'a son arrivee dans les eaux de l'Hudson, a la pointe de cette presqu'ile allongee qui forme la ville de New York. Alors, la fregate, suivant du cote de New-Jersey l'admirable rive droite du fleuve toute chargee de villas, passa entre les forts qui la saluerent de leurs plus gros canons. L'_Abraham-Lincoln_ repondit en amenant et en hissant trois fois le pavillon americain, dont les trente-neuf etoiles resplendissaient a sa corne d'artimon ; puis, modifiant sa marche pour prendre le chenal balise qui s'arrondit dans la baie interieure formee par la pointe de Sandy-Hook, il rasa cette langue sablonneuse ou quelques milliers de spectateurs l'acclamerent encore une fois. Le cortege des _boats_ et des _tenders_ suivait toujours la fregate, et il ne la quitta qu'a la hauteur du _light-boat_ dont les deux feux marquent l'entree des passes de New York. Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son canot, et rejoignit la petite goelette qui l'attendait sous le vent. Les feux furent pousses ; l'helice battit plus rapidement les flots ; la fregate longea la cote jaune et basse de Long-lsland, et, a huit heures du soir, apres avoir perdu dans le nord-ouest les feux de Fire-lsland, elle courut a toute vapeur sur les sombres eaux de l'Atlantique. IV NED LAND Le commandant Farragut etait un bon marin, digne de la fregate qu'il commandait. Son navire et lui ne faisaient qu'un. Il en etait l'ame. Sur la question du cetace, aucun doute ne s'elevait dans son esprit, et il ne permettait pas que l'existence de l'animal fut discutee a son bord. Il y croyait comme certaines bonnes femmes croient au Leviathan par foi, non par raison. Le monstre existait, il en delivrerait les mers, il l'avait jure. C'etait une sorte de chevalier de Rhodes, un Dieudonne de Gozon, marchant a la rencontre du serpent qui desolait son ile. Ou le commandant Farragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait le commandant Farragut. Pas de milieu. Les officiers du bord partageaient l'opinion de leur chef. Il fallait les entendre causer, discuter, disputer, calculer les diverses chances d'une rencontre, et observer la vaste etendue de l'Ocean. Plus d'un s'imposait un quart volontaire dans les barres de perroquet, qui eut maudit une telle corvee en toute autre circonstance. Tant que le soleil decrivait son arc diurne, la mature etait peuplee de matelots auxquels les planches du pont brulaient les pieds, et qui n'y pouvaient tenir en place ! Et cependant. L'_Abraham-Lincoln_ ne tranchait pas encore de son etrave les eaux suspectes du Pacifique. Quant a l'equipage, il ne demandait qu'a rencontrer la licorne, a la harponner. et a la hisser a bord, a la depecer. Il surveillait la mer avec une scrupuleuse attention. D'ailleurs, le commandant Farragut parlait d'une certaine somme de deux mille dollars, reservee a quiconque, mousse ou matelot, maitre ou officier, signalerait l'animal. Je laisse a penser si les yeux s'exercaient a bord de l'_Abraham-Lincoln_. Pour mon compte, je n'etais pas en reste avec les autres, et je ne laissais a personne ma part d'observations quotidiennes. La fregate aurait eu cent fois raison de s'appeler l'_Argus_. Seul entre tous, Conseil protestait par son indifference touchant la question qui nous passionnait, et detonnait sur l'enthousiasme general du bord. J'ai dit que le commandant Farragut avait soigneusement pourvu son navire d'appareils propres a pecher le gigantesque cetace. Un baleinier n'eut pas ete mieux arme. Nous possedions tous les engins connus, depuis le harpon qui se lance a la main, jusqu'aux fleches barbelees des espingoles et aux balles explosibles des canardieres. Sur le gaillard d'avant s'allongeait un canon perfectionne, se chargeant par la culasse, tres epais de parois, tres etroit d'ame, et dont le modele doit figurer a l'Exposition universelle de 1867. Ce precieux instrument, d'origine americaine, envoyait sans se gener, un projectile conique de quatre kilogrammes a une distance moyenne de seize kilometres. Donc, l'_Abraham-Lincoln_ ne manquait d'aucun moyen de destruction. Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs. Ned Land etait un Canadien, d'une habilete de main peu commune, et qui ne connaissait pas d'egal dans son perilleux metier. Adresse et sang-froid, audace et ruse, il possedait ces qualites a un degre superieur, et il fallait etre une baleine bien maligne, ou un cachalot singulierement astucieux pour echapper a son coup de harpon. Ned Land avait environ quarante ans. C'etait un homme de grande taille -- plus de six pieds anglais -- vigoureusement bati, l'air grave, peu communicatif, violent parfois, et tres rageur quand on le contrariait. Sa personne provoquait l'attention, et surtout la puissance de son regard qui accentuait singulierement sa physionomie. Je crois que le commandant Farragut avait sagement fait d'engager cet homme a son bord. Il valait tout l'equipage, a lui seul, pour l'oeil et le bras. Je ne saurais le mieux comparer qu'a un telescope puissant qui serait en meme temps un canon toujours pret a partir. Qui dit Canadien, dit Francais, et, si peu communicatif que fut Ned Land, je dois avouer qu'il se prit d'une certaine affection pour moi. Ma nationalite l'attirait sans doute. C'etait une occasion pour lui de parler, et pour moi d'entendre cette vieille langue de Rabelais qui est encore en usage dans quelques provinces canadiennes. La famille du harponneur etait originaire de Quebec, et formait deja un tribu de hardis pecheurs a l'epoque ou cette ville appartenait a la France. Peu a peu, Ned prit gout a causer. et j'aimais a entendre le recit de ses aventures dans les mers polaires. Il racontait ses peches et ses combats avec une grande poesie naturelle. Son recit prenait une forme epique, et je croyais ecouter quelque Homere canadien, chantant l'_Iliade_ des regions hyperboreennes. Je depeins maintenant ce hardi compagnon, tel que je le connais actuellement. C'est que nous sommes devenus de vieux amis, unis de cette inalterable amitie qui nait et se cimente dans les plus effrayantes conjonctures ! Ah ! brave Ned ! je ne demande qu'a vivre cent ans encore, pour me souvenir plus longtemps de toi ! Et maintenant, quelle etait l'opinion de Ned Land sur la question du monstre marin ? Je dois avouer qu'il ne croyait guere a la licorne, et que, seul a bord, il ne partageait pas la conviction generale. Il evitait meme de traiter ce sujet, sur lequel je crus devoir l'entreprendre un jour. Par une magnifique soiree du 30 juillet, c'est-a-dire trois semaines apres notre depart, la fregate se trouvait a la hauteur du cap Blanc, a trente milles sous le vent des cotes patagonnes. Nous avions depasse le tropique du Capricorne, et le detroit de Magellan s'ouvrait a moins de sept cent milles dans le sud. Avant huit jours, l'_Abraham-Lincoln_ sillonnerait les flots du Pacifique. Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions de choses et d'autres, regardant cette mysterieuse mer dont les profondeurs sont restees jusqu'ici inaccessibles aux regards de l'homme. J'amenai tout naturellement la conversation sur la licorne geante, et j'examinai les diverses chances de succes ou d'insucces de notre expedition. Puis, voyant que Ned me laissait parler sans trop rien dire, je le poussai plus directement. << Comment, Ned, lui demandai-je, comment pouvez-vous ne pas etre convaincu de l'existence du cetace que nous poursuivons ? Avez-vous donc des raisons particulieres de vous montrer si incredule ? >> Le harponneur me regarda pendant quelques instants avant de repondre, frappa de sa main son large front par un geste qui lui etait habituel, ferma les yeux comme pour se recueillir, et dit enfin : << Peut-etre bien, monsieur Aronnax. -- Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui etes familiarise avec les grands mammiferes marins, vous dont l'imagination doit aisement accepter l'hypothese de cetaces enormes, vous devriez etre le dernier a douter en de pareilles circonstances ! -- C'est ce qui vous trompe, monsieur le professeur, repondit Ned. Que le vulgaire croie a des cometes extraordinaires qui traversent l'espace, ou a l'existence de monstres antediluviens qui peuplent l'interieur du globe, passe encore, mais ni l'astronome, ni le geologue n'admettent de telles chimeres. De meme, le baleinier. J'ai poursuivi beaucoup de cetaces, j'en ai harponne un grand nombre, j'en ai tue plusieurs, mais si puissants et si bien armes qu'ils fussent, ni leurs queues, ni leurs defenses n'auraient pu entamer les plaques de tole d'un steamer. -- Cependant, Ned, on cite des batiments que la dent du narwal a traverses de part en part. -- Des navires en bois, c'est possible, repondit le Canadien, et encore, je ne les ai jamais vus. Donc, jusqu'a preuve contraire, je nie que baleines, cachalots ou licornes puissent produire un pareil effet. -- Ecoutez-moi, Ned... -- Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous voudrez excepte cela. Un poulpe gigantesque, peut-etre ?... -- Encore moins, Ned. Le poulpe n'est qu'un mollusque, et ce nom meme indique le peu de consistance de ses chairs. Eut-il cinq cents pieds de longueur, le poulpe, qui n'appartient point a l'embranchement des vertebres, est tout a fait inoffensif pour des navires tels que le _Scotia_ ou l'_Abraham-Lincoln_. Il faut donc rejeter au rang des fables les prouesses des Krakens ou autres monstres de cette espece. -- Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d'un ton assez narquois, vous persistez a admettre l'existence d'un enorme cetace... ? -- Oui, Ned, je vous le repete avec une conviction qui s'appuie sur la logique des faits. Je crois a l'existence d'un mammifere, puissamment organise, appartenant a l'embranchement des vertebres, comme les baleines, les cachalots ou les dauphins, et muni d'une defense cornee dont la force de penetration est extreme. -- Hum ! fit le harponneur, en secouant la tete de l'air d'un homme qui ne veut pas se laisser convaincre. -- Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un tel animal existe, s'il habite les profondeurs de l'Ocean, s'il frequente les couches liquides situees a quelques milles au-dessous de la surface des eaux, il possede necessairement un organisme dont la solidite defie toute comparaison. -- Et pourquoi cet organisme si puissant ? demanda Ned. -- Parce qu'il faut une force incalculable pour se maintenir dans les couches profondes et resister a leur pression. -- Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de l'oeil. -- Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans peine. -- Oh ! les chiffres ! repliqua Ned. On fait ce qu'on veut avec les chiffres ! -- En affaires, Ned, mais non en mathematiques. Ecoutez-moi. Admettons que la pression d'une atmosphere soit representee par la pression d'une colonne d'eau haute de trente-deux pieds. En realite, la colonne d'eau serait d'une moindre hauteur, puisqu'il s'agit de l'eau de mer dont la densite est superieure a celle de l'eau douce. Eh bien, quand vous plongez, Ned, autant de fois trente-deux pieds d'eau au-dessus de vous, autant de fois votre corps supporte une pression egale a celle de l'atmosphere, c'est-a-dire de kilogrammes par chaque centimetre carre de sa surface. Il suit de la qu'a trois cent vingt pieds cette pression est de dix atmospheres, de cent atmospheres a trois mille deux cents pieds, et de mille atmospheres a trente-deux mille pieds, soit deux lieues et demie environ. Ce qui equivaut a dire que si vous pouviez atteindre cette profondeur dans l'Ocean, chaque centimetre carre de la surface de votre corps subirait une pression de mille kilogrammes. Or, mon brave Ned, savez-vous ce que vous avez de centimetres carres en surface ? -- Je ne m'en doute pas, monsieur Aronnax. -- Environ dix-sept mille. -- Tant que cela ? -- Et comme en realite la pression atmospherique est un peu superieure au poids d'un kilogramme par centimetre carre, vos dix-sept mille centimetres carres supportent en ce moment une pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes. -- Sans que je m'en apercoive ? -- Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous n'etes pas ecrase par une telle pression, c'est que l'air penetre a l'interieur de votre corps avec une pression egale. De la un equilibre parfait entre la poussee interieure et la poussee exterieure, qui se neutralisent, ce qui vous permet de les supporter sans peine. Mais dans l'eau, c'est autre chose. -- Oui, je comprends, repondit Ned, devenu plus attentif, parce que l'eau m'entoure et ne me penetre pas. -- Precisement, Ned. Ainsi donc, a trente-deux pieds au-dessous de la surface de la mer, vous subiriez une pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes ; a trois cent vingt pieds, dix fois cette pression, soit cent soixante-quinze mille six cent quatre-vingt kilogrammes ; a trois mille deux cents pieds, cent fois cette pression, soit dix-sept cent cinquante-six mille huit cent kilogrammes ; a trente-deux mille pieds, enfin, mille fois cette pression, soit dix-sept millions cinq cent soixante-huit mille kilogrammes ; c'est-a-dire que vous seriez aplati comme si l'on vous retirait des plateaux d'une machine hydraulique ! -- Diable ! fit Ned. -- Eh bien, mon digne harponneur, si des vertebres, longs de plusieurs centaines de metres et gros a proportion, se maintiennent a de pareilles profondeurs, eux dont la surface est representee par des millions de centimetres carres, c'est par milliards de kilogrammes qu'il faut estimer la poussee qu'ils subissent. Calculez alors quelle doit etre la resistance de leur charpente osseuse et la puissance de leur organisme pour resister a de telles pressions ! -- Il faut, repondit Ned Land, qu'ils soient fabriques en plaques de tole de huit pouces, comme les fregates cuirassees. -- Comme vous dites, Ned, et songez alors aux ravages que peut produire une pareille masse lancee avec la vitesse d'un express contre la coque d'un navire. -- Oui... en effet... peut-etre, repondit le Canadien, ebranle par ces chiffres, mais qui ne voulait pas se rendre. -- Eh bien, vous ai-je convaincu ? -- Vous m'avez convaincu d'une chose, monsieur le naturaliste, c'est que si de tels animaux existent au fond des mers, il faut necessairement qu'ils soient aussi forts que vous le dites. -- Mais s'ils n'existent pas, entete harponneur, comment expliquez-vous l'accident arrive au _Scotia_ ? -- C'est peut-etre..., dit Ned hesitant. -- Allez donc ! -- Parce que... ca n'est pas vrai ! >> repondit le Canadien, en reproduisant sans le savoir une celebre reponse d'Arago. Mais cette reponse prouvait l'obstination du harponneur et pas autre chose. Ce jour-la, je ne le poussai pas davantage. L'accident du _Scotia_ n'etait pas niable. Le trou existait si bien qu'il avait fallu le boucher, et je ne pense pas que l'existence du trou puisse se demontrer plus categoriquement. Or, ce trou ne s'etait pas fait tout seul, et puisqu'il n'avait pas ete produit par des roches sous-marines ou des engins sous-marins, il etait necessairement du a l'outil perforant d'un animal. Or, suivant moi, et toutes les raisons precedemment deduites, cet animal appartenait a l'embranchement des vertebres, a la classe des mammiferes, au groupe des pisciformes, et finalement a l'ordre des cetaces. Quant a la famille dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot ou dauphin, quant au genre dont il faisait partie, quant a l'espece dans laquelle il convenait de le ranger, c'etait une question a elucider ulterieurement. Pour la resoudre. il fallait dissequer ce monstre inconnu, pour le dissequer le prendre, pour le prendre le harponner -- ce qui etait l'affaire de Ned Land -- pour le harponner le voir ce qui etait l'affaire de l'equipage -- et pour le voir le rencontrer -- ce qui etait l'affaire du hasard. V A L'AVENTURE ! Le voyage de l'_Abraham-Lincoln_, pendant quelque temps, ne fut marque par aucun incident. Cependant une circonstance se presenta, qui mit en relief la merveilleuse habilete de Ned Land, et montra quelle confiance on devait avoir en lui. Au large des Malouines, le 30 juin, la fregate communiqua avec des baleiniers americains, et nous apprimes qu'ils n'avaient eu aucune connaissance du narwal. Mais l'un d'eux, le capitaine du _Monroe_, sachant que Ned Land etait embarque a bord de l'_Abraham-Lincoln_, demanda son aide pour chasser une baleine qui etait en vue. Le commandant Farragut, desireux de voir Ned Land a l'oeuvre, l'autorisa a se rendre a bord du _Monroe_. Et le hasard servit si bien notre Canadien, qu'au lieu d'une baleine, il en harponna deux d'un coup double, frappant l'une droit au coeur, et s'emparant de l'autre apres une poursuite de quelques minutes ! Decidement, si le monstre a jamais affaire au harpon de Ned Land, je ne parierai pas pour le monstre. La fregate prolongea la cote sud-est de l'Amerique avec une rapidite prodigieuse. Le 3 juillet, nous etions a l'ouvert du detroit de Magellan, a la hauteur du cap des Vierges. Mais le commandant Farragut ne voulut pas prendre ce sinueux passage, et manoeuvra de maniere a doubler le cap Horn. L'equipage lui donna raison a l'unanimite. Et en effet, etait-il probable que l'on put rencontrer le narwal dans ce detroit resserre ? Bon nombre de matelots affirmaient que le monstre n'y pouvait passer, << qu'il etait trop gros pour cela ! >> Le 6 juillet, vers trois heures du soir, I'Abraham Lincoln, a quinze milles dans le sud, doubla cet ilot solitaire, ce roc perdu a l'extremite du continent americain, auquel des marins hollandais imposerent le nom de leur villa natale, le cap Horn. La route fut donnee vers le nord-ouest, et le lendemain, l'helice de la fregate battit enfin les eaux du Pacifique. << Ouvre l'oeil ! ouvre l'oeil ! >> repetaient les matelots de l 'Abraham Lincoln. Et ils l'ouvraient demesurement. Les yeux et les lunettes, un peu eblouis, il est vrai, par la perspective de deux mille dollars, ne resterent pas un instant au repos. Jour et nuit, on observait la surface de l'Ocean, et les nyctalopes, dont la faculte de voir dans l'obscurite accroissait les chances de cinquante pour cent, avaient beau jeu pour gagner la prime. Moi, que l'appat de l'argent n'attirait guere, je n'etais pourtant pas le moins attentif du bord. Ne donnant que quelques minutes au repas, quelques heures au sommeil, indifferent au soleil ou a la pluie, je ne quittais plus le pont du navire. Tantot penche sur les bastingages du gaillard d'avant, tantot appuye a la lisse de l'arriere, je devorais d'un oeil avide le cotonneux sillage qui blanchissait la mer jusqu'a perte de vue ! Et que de fois j'ai partage l'emotion de l'etat-major, de l'equipage, lorsque quelque capricieuse baleine elevait son dos noiratre au-dessus des flots. Le pont de la fregate se peuplait en un instant. Les capots vomissaient un torrent de matelots et d'officiers. Chacun, la poitrine haletante, l'oeil trouble, observait la marche du cetace. Je regardais, je regardais a en user ma retine, a en devenir aveugle, tandis que Conseil, toujours phlegmatique, me repetait d'un ton calme : << Si monsieur voulait avoir la bonte de moins ecarquiller ses yeux, monsieur verrait bien davantage ! >> Mais, vaine emotion ! L'_Abraham-Lincoln_ modifiait sa route, courait sur l'animal signale, simple baleine ou cachalot vulgaire, qui disparaissait bientot au milieu d'un concert d'imprecations ! Cependant, le temps restait favorable. Le voyage s'accomplissait dans les meilleures conditions. C'etait alors la mauvaise saison australe, car le juillet de cette zone correspond a notre janvier d'Europe ; mais la mer se maintenait belle, et se laissait facilement observer dans un vaste perimetre. Ned Land montrait toujours la plus tenace incredulite ; il affectait meme de ne point examiner la surface des flots en dehors de son temps de bordee -- du moins quand aucune baleine n'etait en vue. Et pourtant sa merveilleuse puissance de vision aurait rendu de grands services. Mais, huit heures sur douze, cet entete Canadien lisait ou dormait dans sa cabine. Cent fois, je lui reprochai son indifference. << Bah ! repondait-il, il n'y a rien, monsieur Aronnax, et y eut-il quelque animal, quelle chance avons-nous de l'apercevoir ? Est-ce que nous ne courons pas a l'aventure ? On a revu, dit-on, cette bete introuvable dans les hautes mers du Pacifique, je veux bien l'admettre, mais deux mois deja se sont ecoules depuis cette rencontre, et a s'en rapporter au temperament de votre narwal, il n'aime point a moisir longtemps dans les memes parages ! Il est doue d'une prodigieuse facilite de deplacement. Or, vous le savez mieux que moi, monsieur le professeur, la nature ne fait rien a contre sens, et elle ne donnerait pas a un animal lent de sa nature la faculte de se mouvoir rapidement, s'il n'avait pas besoin de s'en servir. Donc, si la bete existe, elle est deja loin ! >> A cela, je ne savais que repondre. Evidemment, nous marchions en aveugles. Mais le moyen de proceder autrement ? Aussi, nos chances etaient-elles fort limitees. Cependant, personne ne doutait encore du succes, et pas un matelot du bord n'eut parie contre le narwal et contre sa prochaine apparition. Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupe par 105deg. de longitude, et le 27 du meme mois, nous franchissions l'equateur sur le cent dixieme meridien. Ce relevement fait, la fregate prit une direction plus decidee vers l'ouest, et s'engagea dans les mers centrales du Pacifique. Le commandant Farragut pensait, avec raison, qu'il valait mieux frequenter les eaux profondes, et s'eloigner des continents ou des iles dont l'animal avait toujours paru eviter l'approche, << sans doute parce qu'il n'y avait pas assez d'eau pour lui ! >> disait le maitre d'equipage. La fregate passa donc au large des Pomotou, des Marquises, des Sandwich, coupa le tropique du Cancer par 132deg. de longitude, et se dirigea vers les mers de Chine. Nous etions enfin sur le theatre des derniers ebats du monstre ! Et, pour tout dire, on ne vivait plus a bord. Les coeurs palpitaient effroyablement, et se preparaient pour l'avenir d'incurables anevrismes. L'equipage entier subissait une surexcitation nerveuse, dont je ne saurais donner l'idee. On ne mangeait pas, on ne dormait plus. Vingt fois par jour, une erreur d'appreciation, une illusion d'optique de quelque matelot perche sur les barres, causaient d'intolerables douleurs, et ces emotions, vingt fois repetees, nous maintenaient dans un etat d'erethisme trop violent pour ne pas amener une reaction prochaine. Et en effet, la reaction ne tarda pas a se produire. Pendant trois mois, trois mois dont chaque jour durait un siecle ! l'_Abraham-Lincoln_ sillonna toutes les mers septentrionales du Pacifique, courant aux baleines signalees, faisant de brusques ecarts de route, virant subitement d'un bord sur l'autre, s'arretant soudain, forcant ou renversant sa vapeur, coup sur coup, au risque de deniveler sa machine, et il ne laissa pas un point inexplore des rivages du Japon a la cote americaine. Et rien ! rien que l'immensite des flots deserts ! Rien qui ressemblat a un narwal gigantesque, ni a un ilot sous-marin, ni a une epave de naufrage, ni a un ecueil fuyant, ni a quoi que ce fut de surnaturel ! La reaction se fit donc. Le decouragement s'empara d'abord des esprits, et ouvrit une breche a l'incredulite. Un nouveau sentiment se produisit a bord, qui se composait de trois dixiemes de honte contre sept dixiemes de fureur. On etait << tout bete >> de s'etre laisse prendre a une chimere, mais encore plus furieux ! Les montagnes d'arguments entasses depuis un an s'ecroulerent a la fois, et chacun ne songea plus qu'a se rattraper aux heures de repas ou de sommeil du temps qu'il avait si sottement sacrifie. Avec la mobilite naturelle a l'esprit humain, d'un exces on se jeta dans un autre. Les plus chauds partisans de l'entreprise devinrent fatalement ses plus ardents detracteurs. La reaction monta des fonds du navire, du poste des soutiers jusqu'au carre de l'etat-major, et certainement, sans un entetement tres particulier du commandant Farragut, la fregate eut definitivement remis le cap au sud. Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolonger plus longtemps. L'_Abraham-Lincoln_ n'avait rien a se reprocher, ayant tout fait pour reussir. Jamais equipage d'un batiment de la marine americaine ne montra plus de patience et plus de zele ; son insucces ne saurait lui etre impute ; il ne restait plus qu'a revenir. Une representation dans ce sens fut faite au commandant. Le commandant tint bon. Les matelots ne cacherent point leur mecontentement, et le service en souffrit. Je ne veux pas dire qu'il y eut revolte a bord, mais apres une raisonnable periode d'obstination, le commandant Farragut comme autrefois Colomb, demanda trois jours de patience. Si dans le delai de trois jours, le monstre n'avait pas paru, l'homme de barre donnerait trois tours de roue, et l'_Abraham-Lincoln_ ferait route vers les mers europeennes. Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout d'abord pour resultat de ranimer les defaillances de l'equipage. L'Ocean fut observe avec une nouvelle attention. Chacun voulait lui jeter ce dernier coup d'oeil dans lequel se resume tout le souvenir. Les lunettes fonctionnerent avec une activite fievreuse. C'etait un supreme defi porte au narwal geant, et celui-ci ne pouvait raisonnablement se dispenser de repondre a cette sommation << a comparaitre ! >> Deux jours se passerent. L'_Abraham-Lincoln_ se tenait sous petite vapeur. On employait mille moyens pour eveiller l'attention ou stimuler l'apathie de l'animal, au cas ou il se fut rencontre dans ces parages. D'enormes quartiers de lard furent mis a la traine pour la plus grande satisfaction des requins, je dois le dire. Les embarcations rayonnerent dans toutes les directions autour de l'_Abraham-Lincoln_, pendant qu'il mettait en panne, et ne laisserent pas un point de mer inexplore. Mais le soir du 4 novembre arriva sans que se fut devoile ce mystere sous-marin. Le lendemain, 5 novembre, a midi, expirait le delai de rigueur. Apres le point, le commandant Farragut, fidele a sa promesse, devait donner la route au sud-est, et abandonner definitivement les regions septentrionales du Pacifique. La fregate se trouvait alors par 31deg.15' de latitude nord et par 136deg.42' de longitude est. Les terres du Japon nous restaient a moins de deux cents milles sous le vent. La nuit approchait. On venait de piquer huit heures. De gros nuages voilaient le disque de la lune, alors dans son premier quartier. La mer ondulait paisiblement sous l'etrave de la fregate. En ce moment, j'etais appuye a l'avant, sur le bastingage de tribord. Conseil, poste pres de moi, regardait devant lui. L'equipage, juche dans les haubans, examinait l'horizon qui se retrecissait et s'obscurcissait peu a peu. Les officiers, armes de leur lorgnette de nuit, fouillaient l'obscurite croissante. Parfois le sombre Ocean etincelait sous un rayon que la lune dardait entre la frange de deux nuages. Puis, toute trace lumineuse s'evanouissait dans les tenebres. En observant Conseil, je constatai que ce brave garcon subissait tant soit peu l'influence generale. Du moins, je le crus ainsi. Peut-etre, et pour la premiere fois, ses nerfs vibraient-ils sous l'action d'un sentiment de curiosite. << Allons, Conseil, lui dis-je, voila une derniere occasion d'empocher deux mille dollars. -- Que monsieur me permette de le lui dire, repondit Conseil, je n'ai jamais compte sur cette prime, et le gouvernement de l'Union pouvait promettre cent mille dollars, il n'en aurait pas ete plus pauvre. -- Tu as raison, Conseil. C'est une sotte affaire, apres tout, et dans laquelle nous nous sommes lances trop legerement. Que de temps perdu, que d'emotions inutiles ! Depuis six mois deja, nous serions rentres en France... -- Dans le petit appartement de monsieur, repliqua Conseil, dans le Museum de monsieur ! Et j'aurais deja classe les fossiles de monsieur ! Et le babiroussa de monsieur serait installe dans sa cage du Jardin des Plantes, et il attirerait tous les curieux de la capitale ! -- Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j'imagine, que l'on se moquera de nous ! -- Effectivement, repondit tranquillement Conseil, je pense que l'on se moquera de monsieur. Et, faut-il le dire... ? -- Il faut le dire, Conseil. -- Eh bien, monsieur n'aura que ce qu'il merite ! -- Vraiment ! -- Quand on a l'honneur d'etre un savant comme monsieur, on ne s'expose pas... >> Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du silence general, une voix venait de se faire entendre. C'etait la voix de Ned Land, et Ned Land s'ecriait : << Ohe ! la chose en question, sous le vent, par le travers a nous ! >> VI A TOUTE VAPEUR A ce cri, l'equipage entier se precipita vers le harponneur, commandant, officiers, maitres, matelots, mousses, jusqu'aux ingenieurs qui quitterent leur machine, jusqu'aux chauffeurs qui abandonnerent leurs fourneaux. L'ordre de stopper avait ete donne, et la fregate ne courait plus que sur son erre. L'obscurite etait profonde alors, et quelques bons que fussent les yeux du Canadien, je me demandais comment il avait vu et ce qu'il avait pu voir. Mon coeur battait a se rompre. Mais Ned Land ne s'etait pas trompe, et tous, nous apercumes l'objet qu'il indiquait de la main. A deux encablures de l'_Abraham-Lincoln_ et de sa hanche de tribord, la mer semblait etre illuminee par dessus. Ce n'etait point un simple phenomene de phosphorescence, et l'on ne pouvait s'y tromper. Le monstre, immerge a quelques toises de la surface des eaux, projetait cet eclat tres intense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports de plusieurs capitaines. Cette magnifique irradiation devait etre produite par un agent d'une grande puissance eclairante. La partie lumineuse decrivait sur la mer un immense ovale tres allonge, au centre duquel se condensait un foyer ardent dont l'insoutenable eclat s'eteignait par degradations successives. << Ce n'est qu'une agglomeration de molecules phosphorescentes, s'ecria l'un des officiers. -- Non, monsieur, repliquai-je avec conviction. Jamais les pholades ou les salpes ne produisent une si puissante lumiere. Cet eclat est de nature essentiellement electrique... D'ailleurs, voyez, voyez ! il se deplace ! il se meut en avant, en arriere ! il s'elance sur nous ! >> Un cri general s'eleva de la fregate. << Silence ! dit le commandant Farragut. La barre au vent, toute ! Machine en arriere ! >> Les matelots se precipiterent a la barre, les ingenieurs a leur machine. La vapeur fut immediatement renversee et l'_Abraham-Lincoln_, abattant sur babord, decrivit un demi-cercle. << La barre droite ! Machine en avant ! >> cria le commandant Farragut. Ces ordres furent executes, et la fregate s'eloigna rapidement du foyer lumineux. Je me trompe. Elle voulut s'eloigner, mais le surnaturel animal se rapprocha avec une vitesse double de la sienne. Nous etions haletants. La stupefaction, bien plus que la crainte nous tenait muets et immobiles. L'animal nous gagnait en se jouant. Il fit le tour de la fregate qui filait alors quatorze noeuds. et l'enveloppa de ses nappes electriques comme d'une poussiere lumineuse. Puis il s'eloigna de deux ou trois milles, laissant une trainee phosphorescente comparable aux tourbillons de vapeur que jette en arriere la locomotive d'un express. Tout d'un coup. des obscures limites de l'horizon, ou il alla prendre son elan, le monstre fonca subitement vers l'_Abraham-Lincoln_ avec une effrayante rapidite, s'arreta brusquement a vingt pieds de ses precintes, s'eteignit non pas en s'abimant sous les eaux, puisque son eclat ne subit aucune degradation mais soudainement et comme si la source de ce brillant effluve se fut subitement tarie ! Puis, il reparut de l'autre cote du navire, soit qu'il l'eut tourne, soit qu'il eut glisse sous sa coque. A chaque instant une collision pouvait se produire, qui nous eut ete fatale. Cependant, je m'etonnais des manoeuvres de la fregate. Elle fuyait et n'attaquait pas. Elle etait poursuivie, elle qui devait poursuivre, et j'en fis l'observation au commandant Farragut. Sa figure, d'ordinaire si impassible, etait empreinte d'un indefinissable etonnement. << Monsieur Aronnax, me repondit-il, je ne sais a quel etre formidable j'ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma fregate au milieu de cette obscurite. D'ailleurs, comment attaquer l'inconnu, comment s'en defendre ? Attendons le jour et les roles changeront. -- Vous n'avez plus de doute, commandant, sur la nature de l'animal ? -- Non, monsieur, c'est evidemment un narwal gigantesque, mais aussi un narwal electrique. -- Peut-etre, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l'approcher qu'une gymnote ou une torpille ! -- En effet, repondit le commandant, et s'il possede en lui une puissance foudroyante, c'est a coup sur le plus terrible animal qui soit jamais sorti de la main du Createur. C'est pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. >> Tout l'equipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea a dormir. L'_Abraham-Lincoln_, ne pouvant lutter de vitesse, avait modere sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son cote, le narwal, imitant la fregate, se laissait bercer au gre des lames, et semblait decide a ne point abandonner le theatre de la lutte. Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expression plus juste, il << s'eteignit >> comme un gros ver luisant. Avait-il fui ? Il fallait le craindre, non pas l'esperer. Mais a une heure moins sept minutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable a celui que produit une colonne d'eau, chassee avec une extreme violence. Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous etions alors sur la dunette, jetant d'avides regards a travers les profondes tenebres. << Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugir des baleines ? -- Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue m'ait rapporte deux mille dollars. -- En effet, vous avez droit a la prime. Mais, dites-moi, ce bruit n'est-il pas celui que font les cetaces rejetant l'eau par leurs events ? -- Le meme bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus fort. Aussi, ne peut-on s'y tromper. C'est bien un cetace qui se tient la dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots demain au lever du jour. -- S'il est d'humeur a vous entendre, maitre Land, repondis-je d'un ton peu convaincu. -- Que je l'approche a quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien, et il faudra bien qu'il m'ecoute ! -- Mais pour l'approcher, reprit le commandant, je devrai mettre une baleiniere a votre disposition ? -- Sans doute, monsieur. -- Ce sera jouer la vie de mes hommes ? -- Et la mienne ! >> repondit simplement le harponneur. Vers deux heures du matin le foyer lumineux reparut, non moins intense, a cinq milles au vent de l'_Abraham-Lincoln_. Malgre la distance, malgre le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidables battements de queue de l'animal et jusqu'a sa respiration haletante. Il semblait qu'au moment ou l'enorme narwal venait respirer a la surface de l'ocean, l'air s'engouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dans les vastes cylindres d'une machine de deux mille chevaux. << Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la force d'un regiment de cavalerie, ce serait une jolie baleine ! >> On resta sur le qui-vive jusqu'au jour, et l'on se prepara au combat. Les engins de peche furent disposes le long des bastingages. Le second fit charger ces espingoles qui lancent un harpon a une distance d'un mille, et de longues canardieres a balles explosives dont la blessure est mortelle, meme aux plus puissants animaux. Ned Land s'etait contente d'affuter son harpon, arme terrible dans sa main. A six heures, l'aube commenca a poindre, et avec les premieres lueurs de l'aurore disparut l'eclat electrique du narwal. A sept heures, le jour etait suffisamment fait, mais une brume matinale tres epaisse retrecissait l'horizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De la, desappointement et colere. Je me hissai jusqu'aux barres d'artimon. Quelques officiers s'etaient deja perches a la tete des mats. A huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses grosses volutes se leverent peu a peu. L'horizon s'elargissait et se purifiait a la fois. Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit entendre. << La chose en question, par babord derriere ! >> cria le harponneur. Tous les regards se dirigerent vers le point indique. La, a un mille et demi de la fregate, un long corps noiratre emergeait d'un metre au-dessus des flots. Sa queue, violemment agitee, produisait un remous considerable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec une telle puissance. Un immense sillage, d'une blancheur eclatante, marquait le passage de l'animal et decrivait une courbe allongee. La fregate s'approcha du cetace. Je l'examinai en toute liberte d'esprit. Les rapports du _Shannon_ et de l'_Helvetia_ avaient un peu exagere ses dimensions, et j'estimai sa longueur a deux cent cinquante pieds seulement. Quant a sa grosseur, je ne pouvais que difficilement l'apprecier ; mais, en somme, l'animal me parut etre admirablement proportionne dans ses trois dimensions. Pendant que j'observais cet etre phenomenal, deux jets de vapeur et d'eau s'elancerent de ses events, et monterent a une hauteur de quarante metres, ce qui me fixa sur son mode de respiration. J'en conclus definitivement qu'il appartenait a l'embranchement des vertebres, classe des mammiferes, sous-classe des monodelphiens, groupe des pisciformes, ordre des cetaces, famille... Ici, je ne pouvais encore me prononcer. L'ordre des cetaces comprend trois familles : les baleines, les cachalots et les dauphins, et c'est dans cette derniere que sont ranges les narwals. Chacune de ces famille se divise en plusieurs genres, chaque genre en especes, chaque espece en varietes. Variete, espece, genre et famille me manquaient encore, mais je ne doutais pas de completer ma classification avec l'aide du ciel et du commandant Farragut. L'equipage attendait impatiemment les ordres de son chef. Celui-ci, apres avoir attentivement observe l'animal, fit appeler l'ingenieur. L'ingenieur accourut. << Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression ? -- Oui, monsieur, repondit l'ingenieur. -- Bien. Forcez vos feux, et a toute vapeur ! >> Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L'heure de la lutte avait sonne. Quelques instants apres, les deux cheminees de la fregate vomissaient des torrents de fumee noire, et le pont fremissait sous le tremblotement des chaudieres. L'_Abraham-Lincoln_, chasse en avant par sa puissante helice, se dirigea droit sur l'animal. Celui-ci le laissa indifferemment s'approcher a une demi-encablure ; puis dedaignant de plonger, il prit une petite allure de fuite, et se contenta de maintenir sa distance. Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d'heure environ, sans que la fregate gagnat deux toises sur le cetace Il etait donc evident qu'a marcher ainsi, on ne l'atteindrait jamais Le commandant Farragut tordait avec rage l'epaisse touffe de poils qui foisonnait sous son menton. << Ned Land ? >> cria-t-il. Le Canadien vint a l'ordre. << Eh bien, maitre Land, demanda le commandant, me conseillez-vous encore de mettre mes embarcations a la mer ? -- Non, monsieur, repondit Ned Land, car cette bete-la ne se laissera prendre que si elle le veut bien. -- Que faire alors ? -- Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi, avec votre permission, s'entend, je vais m'installer sous les sous-barbes de beaupre, et si nous arrivons a longueur de harpon, je harponne. -- Allez, Ned, repondit le commandant Farragut. Ingenieur, cria-t-il, faites monter la pression. >> Ned Land se rendit a son poste. Les feux furent plus activement pousses ; l'helice donna quarante-trois tours a la minute, et la vapeur fusa par les soupapes. Le loch jete, on constata que l'_Abraham-Lincoln_ marchait a raison de dix-huit milles cinq dixiemes a l'heure. Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles cinq dixiemes. Pendant une heure encore, la fregate se maintint sous cette allure, sans gagner une toise ! C'etait humiliant pour l'un des plus rapides marcheurs de la marine americaine. Une sourde colere courait parmi l'equipage. Les matelots injuriaient le monstre, qui, d'ailleurs, dedaignait de leur repondre. Le commandant Farragut ne se contentait plus de tordre sa barbiche, il la mordait. L'ingenieur fut encore une fois appele. << Vous avez atteint votre maximum de pression ? Lui demanda le commandant. -- Oui, monsieur, repondit l'ingenieur. -- Et vos soupapes sont chargees ?... -- A six atmospheres et demie. -- Chargez-les a dix atmospheres. >> Voila un ordre americain s'il en fut. On n'eut pas mieux fait sur le Mississippi pour distancer une << concurrence >> ! << Conseil, dis-je a mon brave serviteur qui se trouvait pres de moi, sais-tu bien que nous allons probablement sauter ? -- Comme il plaira a monsieur ! >> repondit Conseil. Eh bien ! je l'avouerai, cette chance, il ne me deplaisait pas de la risquer. Les soupapes furent chargees. Le charbon s'engouffra dans les fourneaux. Les ventilateurs envoyerent des torrents d'air sur les brasiers. La rapidite de l'_Abraham Lincoln_ s'accrut. Ses mats tremblaient jusque dans leurs emplantures, et les tourbillons de fumee pouvaient a peine trouver passage par les cheminees trop etroites. On jeta le loch une seconde fois. << Eh bien ! timonier ? demanda le commandant Farragut. -- Dix neuf milles trois dixiemes, monsieur. -- Forcez les feux. >> L'ingenieur obeit. Le manometre marqua dix atmospheres. Mais le cetace << chauffa >> lui aussi, sans doute, car, sans se gener, il fila ses dix-neuf milles et trois dixiemes. Quelle poursuite ! Non, je ne puis decrire l'emotion qui faisait vibrer tout mon etre. Ned Land se tenait a son poste, le harpon a la main. Plusieurs fois, l'animal se laissa approcher. << Nous le gagnons ! nous le gagnons ! >> s'ecria le Canadien. Puis, au moment ou il se disposait a frapper, le cetace se derobait avec une rapidite que je ne puis estimer a moins de trente milles a l'heure. Et meme, pendant notre maximum de vitesse, ne se permit-il pas de narguer la fregate en en faisant le tour ! Un cri de fureur s'echappa de toutes les poitrines ! A midi, nous n'etions pas plus avances qu'a huit heures du matin. Le commandant Farragut se decida alors a employer des moyens plus directs. << Ah ! dit-il, cet animal-la va plus vite que l'_Abraham-Lincoln_ ! Eh bien : nous allons voir s'il distancera ses boulets coniques. Maitre, des hommes a la piece de l'avant. >> Le canon de gaillard fut immediatement charge et braque. Le coup partit, mais le boulet passa a quelques pieds au-dessus du cetace, qui se tenait a un demi-mille. << A un autre plus adroit ! cria le commandant, et cinq cents dollars a qui percera cette infernale bete ! >> Un vieux canonnier a barbe grise - que je vois encore - , l'oeil calme, la physionomie froide, s'approcha de sa piece, la mit en position et visa longtemps. Une forte detonation eclata, a laquelle se melerent les hurrahs de l'equipage. Le boulet atteignit son but, il frappa l'animal, mais non pas normalement, et glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre a deux milles en mer. << Ah ca ! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-la est donc blinde avec des plaques de six pouces ! -- Malediction ! >> s'ecria le commandant Farragut. La chasse recommenca, et le commandant Farragut se penchant vers moi, me dit : << Je poursuivrai l'animal jusqu'a ce que ma fregate eclate ! -- Oui, repondis-je, et vous aurez raison ! >> On pouvait esperer que l'animal s'epuiserait, et qu'il ne serait pas indifferent a la fatigue comme une machine a vapeur. Mais il n'en fut rien. Les heures s'ecoulerent, sans qu'il donnat aucun signe d'epuisement. Cependant, il faut dire a la louange de l'_Abraham-Lincoln_ qu'il lutta avec une infatigable tenacite. Je n'estime pas a moins de cinq cents kilometres la distance qu'il parcourut pendant cette malencontreuse journee du 6 novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres le houleux ocean. En ce moment, je crus que notre expedition etait terminee, et que nous ne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais. A dix heures cinquante minutes du soir, la clarte electrique reapparut, a trois milles au vent de la fregate, aussi pure, aussi intense que pendant la nuit derniere. Le narwal semblait immobile. Peut-etre, fatigue de sa journee, dormait-il, se laissant aller a l'ondulation des lames ? Il y avait la une chance dont le commandant Farragut resolut de profiter. Il donna ses ordres. L'_Abraham-Lincoln_ fut tenu sous petite vapeur, et s'avanca prudemment pour ne pas eveiller son adversaire. Il n'est pas rare de rencontrer en plein ocean des baleines profondement endormies que l'on attaque alors avec succes, et Ned Land en avait harponne plus d'une pendant son sommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans les sous-barbes du beaupre. La fregate s'approcha sans bruit, stoppa a deux encablures de l'animal, et courut sur son erre. On ne respirait plus a bord. Un silence profond regnait sur le pont. Nous n'etions pas a cent pieds du foyer ardent, dont l'eclat grandissait et eblouissait nos yeux. En ce moment, penche sur la lisse du gaillard d'avant je voyais au-dessous de moi Ned Land, accroche d'une main a la martingale, de l'autre brandissant son terrible harpon Vingt pieds a peine le separaient de l'animal immobile. Tout d'un coup, son bras se detendit violemment, et le harpon fut lance. J'entendis le choc sonore de l'arme, qui semblait avoir heurte un corps dur. La clarte electrique s'eteignit soudain, et deux enormes trombes d'eau s'abattirent sur le pont de la fregate, courant comme un torrent de l'avant a l'arriere, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes. Un choc effroyable se produisit, et, lance par-dessus la lisse, sans avoir le temps de me retenir, je fus precipite a la mer. VII UNE BALEINE D'ESPECE INCONNUE Bien que j'eusse ete surpris par cette chute inattendue, je n'en conservai pas moins une impression tres nette de mes sensations. Je fus d'abord entraine a une profondeur de vingt pieds environ. Je suis bon nageur, sans pretendre egaler Byron et Edgar Poe, qui sont des maitres, et ce plongeon ne me fit point perdre la tete. Deux vigoureux coups de talons me ramenerent a la surface de la mer. Mon premier soin fut de chercher des yeux la fregate. L'equipage s'etait-il apercu de ma disparition ? L'_Abraham-Lincoln_ avait-il vire de bord ? Le commandant Farragut mettait-il une embarcation a la mer ? Devais-je esperer d'etre sauve ? Les tenebres etaient profondes. J'entrevis une masse noire qui disparaissait vers l'est, et dont les feux de position s'eteignirent dans l'eloignement. C'etait la fregate. Je me sentis perdu. << A moi ! a moi ! >> criai-je. en nageant vers l'_Abraham-Lincoln_ d'un bras desespere. Mes vetements m'embarrassaient. L'eau les collait a mon corps, ils paralysaient mes mouvements. Je coulais ! je suffoquais !... << A moi ! >> Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s'emplit d'eau. Je me debattis, entraine dans l'abime... Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me sentis violemment ramene a la surface de lamer, et j'entendis, oui, j'entendis ces paroles prononcees a mon oreille : << Si monsieur veut avoir l'extreme obligeance de s'appuyer sur mon epaule, monsieur nagera beaucoup plus a son aise. >> Je saisis d'une main le bras de mon fidele Conseil. << Toi ! dis-je, toi ! -- Moi-meme, repondit Conseil, et aux ordres de monsieur. -- Et ce choc t'a precipite en meme temps que moi a la mer ? -- Nullement. Mais etant au service de monsieur, j'ai suivi monsieur ! >> Le digne garcon trouvait cela tout naturel ! << Et la fregate ? demandai-je. -- La fregate ! repondit Conseil en se retournant sur le dos, je crois que monsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle ! -- Tu dis ? -- Je dis qu'au moment ou je me precipitai a la mer, j'entendis les hommes de barre s'ecrier : << L'helice et le gouvernail sont brises... >> -- Brises ? -- Oui ! brises par la dent du monstre. C'est la seule avarie, je pense, que l'_Abraham-Lincoln_ ait eprouvee. Mais, circonstance facheuse pour nous, il ne gouverne plus. -- Alors, nous sommes perdus ! -- Peut-etre, repondit tranquillement Conseil. Cependant, nous avons encore quelques heures devant nous, et en quelques heures, on fait bien des choses ! >> L'imperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Je nageai plus vigoureusement ; mais, gene par mes vetements qui me serraient comme un chape de plomb, j'eprouvais une extreme difficulte a me soutenir. Conseil s'en apercut. << Que monsieur me permette de lui faire une incision >>, dit-il. Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de haut en bas d'un coup rapide. Puis, il m'en debarrassa lestement, tandis que je nageais pour tous deux. A mon tour, je rendis le meme service a Conseil, et nous continuames de << naviguer >> l'un pres de l'autre. Cependant, la situation n'en etait pas moins terrible. Peut-etre notre disparition n'avait-elle pas ete remarquee, et l'eut-elle ete, la fregate ne pouvait revenir sous le vent a nous, etant demontee de son gouvernail. Il ne fallait donc compter que sur ses embarcations. Conseil raisonna froidement dans cette hypothese et fit son plan en consequence. Etonnante nature ! Ce phlegmatique garcon etait la comme chez lui ! Il fut donc decide que notre seule chance de salut etant d'etre recueillis par les embarcations de l'_Abraham-Lincoln_, nous devions nous organiser de maniere a les attendre le plus longtemps possible. Je resolus alors de diviser nos forces afin de ne pas les epuiser simultanement, et voici ce qui fut convenu : pendant que l'un de nous, etendu sur le dos, se tiendrait, immobile, les bras croises, les jambes allongees, l'autre nagerait et le pousserait en avant. Ce role de remorqueur ne devait pas durer plus de dix minutes, et nous relayant ainsi, nous pouvions surnager pendant quelques heures, et peut-etre jusqu'au lever du jour. Faible chance ! mais l'espoir est si fortement enracine au coeur de l'homme ! Puis, nous etions deux. Enfin je l'affirme bien que cela paraisse improbable - , si je cherchais a detruire en moi toute illusion, si je voulais << desesperer >>, je ne le pouvais pas ! La collision de la fregate et du cetace s'etait produite vers onze heures du soir environ. Je comptais donc sur huit heures de nage jusqu'au lever du soleil. Operation rigoureusement praticable, en nous relayant. La mer assez belle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais a percer du regard ces epaisses tenebres que rompait seule la phosphorescence provoquee par nos mouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur ma main et dont la nappe miroitante se tachait de plaques livides. On eut dit que nous etions plonges dans un bain de mercure. Vers une heure du matin, je fus pris d'une extreme fatigue. Mes membres se raidirent sous l'etreinte de crampes violentes. Conseil dut me soutenir, et le soin de notre conservation reposa sur lui seul. J'entendis bientot haleter le pauvre garcon ; sa respiration devint courte et pressee. Je compris qu'il ne pouvait resister longtemps. << Laisse-moi ! laisse-moi ! lui dis-je. -- Abandonner monsieur ! jamais ! repondit-il. Je compte bien me noyer avant lui ! >> En ce moment, la lune apparut a travers les franges d'un gros nuage que le vent entrainait dans l'est. La surface de la mer etincela sous ses rayons. Cette bienfaisante lumiere ranima nos forces. Ma tete se redressa. Mes regards se porterent a tous les points de l'horizon. J'apercus la fregate. Elle etait a cinq mille de nous, et ne formait plus qu'une masse sombre, a peine appreciable ! Mais d'embarcations, point ! Je voulus crier. A quoi bon, a pareille distance ! Mes levres gonflees ne laisserent passer aucun son. Conseil put articuler quelques mots, et je l'entendis repeter a plusieurs reprises : << A nous ! a nous ! >> Nos mouvements un instant suspendus, nous ecoutames. Et, fut-ce un de ces bourdonnements dont le sang oppresse emplit l'oreille, mais il me sembla qu'un cri repondait au cri de Conseil. << As-tu entendu ? murmurai-je. -- Oui ! oui ! >> Et Conseil jeta dans l'espace un nouvel appel desespere. Cette fois, pas d'erreur possible ! Une voix humaine repondait a la notre ! Etait-ce la voix de quelque infortune, abandonne au milieu de l'Ocean, quelque autre victime du choc eprouve par le navire ? Ou plutot une embarcation de la fregate ne nous helait-elle pas dans l'ombre ? Conseil fit un supreme effort, et, s'appuyant sur mon epaule, tandis que je resistais dans une derniere convulsion, il se dressa a demi hors de l'eau et retomba epuise. << Qu'as-tu vu ? -- J'ai vu... murmura-t-il, j'ai vu... mais ne parlons pas... gardons toutes nos forces !... >> Qu'avait-il vu ? Alors, je ne sais pourquoi, la pensee du monstre me vint pour la premiere fois a l'esprit !... Mais cette voix cependant ?... Les temps ne sont plus ou les Jonas se refugient dans le ventre des baleines ! Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tete, regardait devant lui, et jetait un cri de reconnaissance auquel repondait une voix de plus en plus rapprochee. Je l'entendais a peine. Mes forces etaient a bout ; mes doigts s'ecartaient ; ma main ne me fournissait plus un point d'appui ; ma bouche, convulsivement ouverte, s'emplissait d'eau salee ; le froid m'envahissait. Je relevai la tete une derniere fois, puis, je m'abimai... En cet instant, un corps dur me heurta. Je m'y cramponnai. Puis, je sentis qu'on me retirait, qu'on me ramenait a la surface de l'eau, que ma poitrine se degonflait, et je m'evanouis... Il est certain que je revins promptement a moi, grace a de vigoureuses frictions qui me sillonnerent le corps. J'entr'ouvris les yeux... << Conseil ! murmurai-je. -- Monsieur m'a sonne ? >> repondit Conseil. En ce moment, aux dernieres clartes de la lune qui s'abaissait vers l'horizon, j'apercus une figure qui n'etait pas celle de Conseil, et que je reconnus aussitot. << Ned ! m'ecriai-je -- En personne, monsieur, et qui court apres sa prime ! repondit le Canadien. -- Vous avez ete precipite a la mer au choc de la fregate ? -- Oui, monsieur le professeur, mais plus favorise que vous, j'ai pu prendre pied presque immediatement sur un ilot flottant. -- Un ilot ? -- Ou, pour mieux dire, sur notre narwal gigantesque. -- Expliquez-vous, Ned. -- Seulement, j'ai bientot compris pourquoi mon harpon n'avait pu l'entamer et s'etait emousse sur sa peau. -- Pourquoi, Ned, pourquoi ? -- C'est que cette bete-la, monsieur le professeur, est faite en tole d'acier ! >> Il faut que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que je controle moi-meme mes assertions. Les dernieres paroles du Canadien avaient produit un revirement subit dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l'etre ou de l'objet a demi immerge qui nous servait de refuge. Je l'eprouvai du pied. C'etait evidemment un corps dur, impenetrable, et non pas cette substance molle qui forme la masse des grands mammiferes marins. Mais ce corps dur pouvait etre une carapace osseuse, semblable a celle des animaux antediluviens, et j'en serais quitte pour classer le monstre parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators. Eh bien ! non ! Le dos noiratre qui me supportait etait lisse, poli, non imbrique. Il rendait au choc une sonorite metallique, et, si incroyable que cela fut, il semblait que, dis-je, il etait fait de plaques boulonnees. Le doute n'etait pas possible ! L'animal, le monstre, le phenomene naturel qui avait intrigue le monde savant tout entier, bouleverse et fourvoye l'imagination des marins des deux hemispheres, il fallait bien le reconnaitre, c'etait un phenomene plus etonnant encore, un phenomene de main d'homme. La decouverte de l'existence de l'etre le plus fabuleux, le plus mythologique, n'eut pas, au meme degre, surpris ma raison. Que ce qui est prodigieux vienne du Createur, c'est tout simple. Mais trouver tout a coup, sous ses yeux, l'impossible mysterieusement et humainement realise, c'etait a confondre l'esprit ! Il n'y avait pas a hesiter cependant. Nous etions etendus sur le dos d'une sorte de bateau sous-marin, qui presentait, autant que j'en pouvais juger, la forme d'un immense poisson d'acier. L'opinion de Ned Land etait faite sur ce point. Conseil et moi, nous ne pumes que nous y ranger. << Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui un mecanisme de locomotion et un equipage pour le manoeuvrer ? -- Evidemment, repondit le harponneur, et neanmoins, depuis trois heures que j'habite cette ile flottante, elle n'a pas donne signe de vie. -- Ce bateau n'a pas marche ? -- Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au gre des lames, mais il ne bouge pas. -- Nous savons, a n'en pas douter, cependant, qu'il est doue d'une grande vitesse. Or, comme il faut une machine pour produire cette vitesse et un mecanicien pour conduire cette machine, j'en conclus... que nous sommes sauves. -- Hum ! >> fit Ned Land d'un ton reserve. En ce moment, et comme pour donner raison a mon argumentation, un bouillonnement se fit a l'arriere de cet etrange appareil, dont le propulseur etait evidemment une helice, et il se mit en mouvement. Nous n'eumes que le temps de nous accrocher a sa partie superieure qui emergeait de quatre-vingts centimetres environ. Tres heureusement sa vitesse n'etait pas excessive. << Tant qu'il navigue horizontalement, murmura Ned Land, je n'ai rien a dire. Mais s'il lui prend la fantaisie de plonger, je ne donnerais pas deux dollars de ma peau ! >> Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait donc urgent de communiquer avec les etres quelconques renfermes dans les flancs de cette machine. Je cherchai a sa surface une ouverture, un panneau, << un trou d'homme >>, pour employer l'expression technique ; mais les lignes de boulons, solidement rabattues sur la jointure des toles, etaient nettes et uniformes. D'ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obscurite profonde. Il fallut attendre le jour pour aviser aux moyens de penetrer a l'interieur de ce bateau sous-marin. Ainsi donc, notre salut dependait uniquement du caprice des mysterieux timoniers qui dirigeaient cet appareil, et, s'ils plongeaient, nous etions perdus ! Ce cas excepte, je ne doutais pas de la possibilite d'entrer en relations avec eux. Et, en effet, s'ils ne faisaient pas eux-memes leur air, il fallait necessairement qu'ils revinssent de temps en temps a la surface de l'Ocean pour renouveler leur provision de molecules respirables. Donc, necessite d'une ouverture qui mettait l'interieur du bateau en communication avec l'atmosphere. Quant a l'espoir d'etre sauve par le commandant Farragut, il fallait y renoncer completement. Nous etions entraines vers l'ouest, et j'estimai que notre vitesse, relativement moderee, atteignait douze milles a l'heure. L'helice battait les flots avec une regularite mathematique, emergeant quelquefois et faisant jaillir l'eau phosphorescente a une grande hauteur. Vers quatre heures du matin, la rapidite de l'appareil s'accrut. Nous resistions difficilement a ce vertigineux entrainement, lorsque les lames nous battaient de plein fouet. Heureusement, Ned rencontra sous sa main un large organeau fixe a la partie superieure du dos de tole, et nous parvinmes a nous y accrocher solidement. Enfin cette longue nuit s'ecoula. Mon souvenir incomplet ne permet pas d'en retracer toutes les impressions. Un seul detail me revient a l'esprit. Pendant certaines accalmies de la mer et du vent, je crus entendre plusieurs fois des sons vagues, une sorte d'harmonie fugitive produite par des accords lointains. Quel etait donc le mystere de cette navigation sous-marine dont le monde entier cherchait vainement l'explication ? Quels etres vivaient dans cet etrange bateau ? Quel agent mecanique lui permettait de se deplacer avec une si prodigieuse vitesse ? Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient, mais elles ne tarderent pas a se dechirer. J'allais proceder a un examen attentif de la coque qui formait a sa partie superieure une sorte de plate-forme horizontale, quand je la sentis s'enfoncer peu a peu. << Eh ! mille diables ! s'ecria Ned Land, frappant du pied la tole sonore, ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers ! >> Mais il etait difficile de se faire entendre au milieu des battements assourdissants de l'helice. Heureusement, le mouvement d'immersion s'arreta. Soudain, un bruit de ferrures violemment poussees se produisit a l'interieur du bateau. Une plaque se souleva, un homme parut, jeta un cri bizarre et disparut aussitot. Quelques instants apres, huit solides gaillards, le visage voile, apparaissaient silencieusement, et nous entrainaient dans leur formidable machine. VIII _MOBILIS IN MOBILE_ Cet enlevement, si brutalement execute, s'etait accompli avec la rapidite de l'eclair. Mes compagnons et moi, nous n'avions pas eu le temps de nous reconnaitre. Je ne sais ce qu'ils eprouverent en se sentant introduits dans cette prison flottante ; mais, pour mon compte, un rapide frisson me glaca l'epiderme. A qui avions-nous affaire ? Sans doute a quelques pirates d'une nouvelle espece qui exploitaient la mer a leur facon. A peine l'etroit panneau fut-il referme sur moi, qu'une obscurite profonde m'enveloppa. Mes yeux, impregnes de la lumiere exterieure, ne purent rien percevoir. Je sentis mes pieds nus se cramponner aux echelons d'une echelle de fer. Ned Land et Conseil, vigoureusement saisis, me suivaient. Au bas de l'echelle, une porte s'ouvrit et se referma immediatement sur nous avec un retentissement sonore. Nous etions seuls. Ou ? Je ne pouvais le dire, a peine l'imaginer. Tout etait noir, mais d'un noir si absolu, qu'apres quelques minutes, mes yeux n'avaient encore pu saisir une de ces lueurs indeterminees qui flottent dans les plus profondes nuits. Cependant, Ned Land, furieux de ces facons de proceder, donnait un libre cours a son indignation. << Mille diables ! s'ecriait-il, voila des gens qui en remonteraient aux Caledoniens pour l'hospitalite ! Il ne leur manque plus que d'etre anthropophages ! Je n'en serais pas surpris, mais je declare que l'on ne me mangera pas sans que je proteste ! -- Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, repondit tranquillement Conseil. Ne vous emportez pas avant l'heure. Nous ne sommes pas encore dans la rotissoire ! -- Dans la rotissoire, non, riposta le Canadien, mais dans le four, a coup sur ! Il y fait assez noir. Heureusement, mon _bowie-kniff_ ne m'a pas quitte, et j'y vois toujours assez clair pour m'en servir. Le premier de ces bandits qui met la main sur moi... -- Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, et ne nous compromettez point par d'inutiles violences. Qui sait si on ne nous ecoute pas ! Tachons plutot de savoir ou nous sommes ! >> Je marchai en tatonnant. Apres cinq pas, je rencontrai une muraille de fer, faite de toles boulonnees. Puis, me retournant, je heurtai une table de bois, pres de laquelle etaient ranges plusieurs escabeaux. Le plancher de cette prison se dissimulait sous une epaisse natte de phormium qui assourdissait le bruit des pas. Les murs nus ne revelaient aucune trace de porte ni de fenetre. Conseil, faisant un tour en sens inverse, me rejoignit, et nous revinmes au milieu de cette cabine, qui devait avoir vingt pieds de long sur dix pieds de large. Quant a sa hauteur, Ned Land, malgre sa grande taille, ne put la mesurer. Une demi-heure s'etait deja ecoulee sans que la situation se fut modifiee, quand, d'une extreme obscurite, nos yeux passerent subitement a la plus violente lumiere. Notre prison s'eclaira soudain, c'est-a-dire qu'elle s'emplit d'une matiere lumineuse tellement vive que je ne pus d'abord en supporter l'eclat. A sa blancheur, a son intensite, je reconnus cet eclairage electrique, qui produisait autour du bateau sous-marin comme un magnifique phenomene de phosphorescence. Apres avoir involontairement ferme les yeux, je les rouvris, et je vis que l'agent lumineux s'echappait d'un demi-globe depoli qui s'arrondissait a la partie superieure de la cabine. << Enfin ! on y voit clair ! s'ecria Ned Land, qui, son couteau a la main, se tenait sur la defensive. -- Oui, repondis-je, risquant l'antithese, mais la situation n'en est pas moins obscure. -- Que monsieur prenne patience >>, dit l'impassible Conseil. Le soudain eclairage de la cabine m'avait permis d'en examiner les moindres details. Elle ne contenait que la table et les cinq escabeaux. La porte invisible devait etre hermetiquement fermee. Aucun bruit n'arrivait a notre oreille. Tout semblait mort a l'interieur de ce bateau. Marchait-il, se maintenait-il a la surface de l'Ocean, s'enfoncait-il dans ses profondeurs ? Je ne pouvais le deviner. Cependant, le globe lumineux ne s'etait pas allume sans raison. j'esperais donc que les hommes de l'equipage ne tarderaient pas a se montrer. Quand on veut oublier les gens, on n'eclaire pas les oubliettes. Je ne me trompais pas. Un bruit de verrou se fit entendre, la porte s'ouvrit, deux hommes parurent. L'un etait de petite taille, vigoureusement muscle, large d'epaules, robuste de membres, la tete forte, la chevelure abondante et noire, la moustache epaisse, le regard vif et penetrant, et toute sa personne empreinte de cette vivacite meridionale qui caracterise en France les populations provencales. Diderot a tres justement pretendu que le geste de l'homme est metaphorique, et ce petit homme en etait certainement la preuve vivante. On sentait que dans son langage habituel, il devait prodiguer les prosopopees, les metonymies et les hypallages. Ce que. d'ailleurs, je ne fus jamais a meme de verifier, car il employa toujours devant moi un idiome singulier et absolument incomprehensible. Le second inconnu merite une description plus detaillee. Un disciple de Gratiolet ou d'Engel eut lu sur sa physionomie a livre ouvert. Je reconnus sans hesiter ses qualites dominantes - la confiance en lui, car sa tete se degageait noblement sur l'arc forme par la ligne de ses epaules, et ses yeux noirs regardaient avec une froide assurance : - le calme, car sa peau, pale plutot que coloree, annoncait la tranquillite du sang ; - l'energie, que demontrait la rapide contraction de ses muscles sourciliers ; le courage enfin, car sa vaste respiration denotait une grande expansion vitale. J'ajouterai que cet homme etait fier, que son regard ferme et calme semblait refleter de hautes pensees, et que de tout cet ensemble, de l'homogeneite des expressions dans les gestes du corps et du visage, suivant l'observation des physionomistes, resultait une indiscutable franchise. Je me sentis << involontairement >> rassure en sa presence, et j'augurai bien de notre entrevue. Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n'aurais pu le preciser. Sa taille etait haute, son front large, son nez droit, sa bouche nettement dessinee. ses dents magnifiques, ses mains fines, allongees, eminemment << psychiques >> pour employer un mot de la chirognomonie, c'est-a-dire dignes de servir une ame haute et passionnee. Cet homme formait certainement le plus admirable type que j'eusse jamais rencontre. Detail particulier, ses yeux, un peu ecartes l'un de l'autre, pouvaient embrasser simultanement pres d'un quart de l'horizon. Cette faculte je l'ai verifie plus tard se doublait d'une puissance de vision encore superieure a celle de Ned Land. Lorsque cet inconnu fixait un objet, la ligne de ses sourcils se froncait, ses larges paupieres se rapprochaient de maniere a circonscrire la pupille des yeux et a retrecir ainsi l'etendue du champ visuel, et il regardait ! Quel regard ! comme il grossissait les objets rapetisses par l'eloignement ! comme il vous penetrait jusqu'a l'ame ! comme il percait ces nappes liquides, si opaques a nos yeux, et comme il lisait au plus profond des mers !... Les deux inconnus, coiffes de berets faits d'une fourrure de loutre marine, et chausses de bottes de mer en peau de phoque, portaient des vetements d'un tissu particulier, qui degageaient la taille et laissaient une grande liberte de mouvements. Le plus grand des deux evidemment le chef du bord - nous examina avec une extreme attention, sans prononcer une parole. Puis, se retournant vers son compagnon, il s'entretint avec lui dans une langue que je ne pus reconnaitre. C'etait un idiome sonore, harmonieux, flexible, dont les voyelles semblaient soumises a une accentuation tres variee. L'autre repondit par un hochement de tete, et ajouta deux ou trois mots parfaitement incomprehensibles. Puis du regard il parut m'interroger directement. Je repondis, en bon francais, que je n'entendais point son langage ; mais il ne sembla pas me comprendre, et la situation devint assez embarrassante. << Que monsieur raconte toujours notre histoire, me dit Conseil. Ces messieurs en saisiront peut-etre quelques mots ! >> Je recommencai le recit de nos aventures, articulant nettement toutes mes syllabes, et sans omettre un seul detail. Je declinai nos noms et qualites ; puis, je presentai dans les formes le professeur Aronnax, son domestique Conseil, et maitre Ned Land, le harponneur. L'homme aux yeux doux et calmes m'ecouta tranquillement, poliment meme, et avec une attention remarquable. Mais rien dans sa physionomie n'indiqua qu'il eut compris mon histoire. Quand j'eus fini, il ne prononca pas un seul mot. Restait encore la ressource de parler anglais. Peut-etre se ferait-on entendre dans cette langue qui est a peu pres universelle. Je la connaissais, ainsi que la langue allemande, d'une maniere suffisante pour la lire couramment, mais non pour la parler correctement. Or, ici, il fallait surtout se faire comprendre. << Allons, a votre tour, dis-je au harponneur. A vous, maitre Land, tirez de votre sac le meilleur anglais qu'ait jamais parle un Anglo-Saxon. et tachez d'etre plus heureux que moi. >> Ned ne se fit pas prier et recommenca mon recit que je compris a peu pres. Le fond fut le meme, mais la forme differa. Le Canadien, emporte par son caractere, y mit beaucoup d'animation. Il se plaignit violemment d'etre emprisonne au mepris du droit des gens, demanda en vertu de quelle loi on le retenait ainsi, invoqua l'_habeas corpus_, menaca de poursuivre ceux qui le sequestraient indument, se demena, gesticula, cria, et finalement, il fit comprendre par un geste expressif que nous mourions de faim. Ce qui etait parfaitement vrai, mais nous l'avions a peu pres oublie. A sa grande stupefaction, le harponneur ne parut pas avoir ete plus intelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillerent pas. Il etait evident qu'ils ne comprenaient ni la langue d'Arago ni celle de Faraday. Fort embarrasse, apres avoir epuise vainement nos ressources philologiques, je ne savais plus quel parti prendre, quand Conseil me dit : << Si monsieur m'y autorise, je raconterai la chose en allemand. -- Comment ! tu sais l'allemand ? m'ecriai-je. -- Comme un Flamand, n'en deplaise a monsieur. -- Cela me plait, au contraire. Va, mon garcon. >> Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour la troisieme fois les diverses peripeties de notre histoire. Mais, malgre les elegantes tournures et la belle accentuation du narrateur, la langue allemande n'eut aucun succes. Enfin, pousse a bout, je rassemblai tout ce qui me restait de mes premieres etudes, et j'entrepris de narrer nos aventures en latin. Ciceron se fut bouche les oreilles et m'eut renvoye a la cuisine, mais cependant, je parvins a m'en tirer. Meme resultat negatif. Cette derniere tentative definitivement avortee, les deux inconnus echangerent quelques mots dans leur incomprehensible langage, et se retirerent, sans meme nous avoir adresse un de ces gestes rassurants qui ont cours dans tous les pays du monde. La porte se referma. << C'est une infamie ! s'ecria Ned Land, qui eclata pour la vingtieme fois. Comment ! on leur parle francais, anglais, allemand, latin, a ces coquins-la, et il n'en est pas un qui ait la civilite de repondre ! Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant harponneur, la colere ne menerait a rien. -- Mais savez-vous, monsieur le professeur, reprit notre irascible compagnon, que l'on mourrait parfaitement de faim dans cette cage de fer ? -- Bah ! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encore tenir longtemps ! -- Mes amis, dis-je, il ne faut pas se desesperer. Nous nous sommes trouves dans de plus mauvaises passes. Faites-moi donc le plaisir d'attendre pour vous former une opinion sur le commandant et l'equipage de ce bateau. -- Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sont des coquins... -- Bon ! et de quel pays ? -- Du pays des coquins ! -- Mon brave Ned, ce pays-la n'est pas encore suffisamment indique sur la mappemonde, et j'avoue que la nationalite de ces deux inconnus est difficile a determiner ! Ni Anglais, ni Francais, ni Allemands, voila tout ce que l'on peut affirmer. Cependant, je serais tente d'admettre que ce commandant et son second sont nes sous de basses latitudes. Il y a du meridional en eux. Mais sont-ils espagnols, turcs, arabes ou indiens, c'est ce que leur type physique ne me permet pas de decider. Quant a leur langage. il est absolument incomprehensible. Voila le desagrement de ne pas savoir toutes les langues, repondit Conseil, ou le desavantage de ne pas avoir une langue unique ! -- Ce qui ne servirait a rien ! repondit Ned Land. Ne voyez-vous pas que ces gens-la ont un langage a eux, un langage invente pour desesperer les braves gens qui demandent a diner ! Mais, dans tous les pays de la terre ouvrir la bouche, remuer les machoires, happer des dents et des levres, est-ce que cela ne se comprend pas de reste ? Est-ce que cela ne veut pas dire a Quebec comme aux Pomotou, a Paris comme aux antipodes : J'ai faim ! donnez-moi a manger !... -- Oh ! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes !... >> Comme il disait ces mots, la porte s'ouvrit. Un stewart entra. Il nous apportait des vetements, vestes et culottes de mer, faites d'une etoffe dont je ne reconnus pas la nature. Je me hatai de les revetir, et mes compagnons m'imiterent. Pendant ce temps, le stewart muet, sourd peut-etre avait dispose la table et place trois couverts. << Voila quelque chose de serieux, dit Conseil, et cela s'annonce bien. -- Bah ! repondit le rancunier harponneur, que diable voulez-vous qu'on mange ici ? du foie de tortue, du filet de requin, du beefsteak de chien de mer ! -- Nous verrons bien ! >> dit Conseil. Les plats, recouverts de leur cloche d'argent, furent symetriquement poses sur la nappe, et nous primes place a table. Decidement, nous avions affaire a des gens civilises, et sans la lumiere electrique qui nous inondait, je me serais cru dans la salle a manger de l'hotel Adelphi, a Liverpool, ou du Grand-Hotel, a Paris. Je dois dire toutefois que le pain et le vin manquaient totalement. L'eau etait fraiche et limpide, mais c'etait de l'eau - ce qui ne fut pas du gout de Ned Land. Parmi les mets qui nous furent servis, je reconnus divers poissons delicatement appretes ; mais, sur certains plats, excellents d'ailleurs, je ne pus me prononcer, et je n'aurais meme su dire a quel regne, vegetal ou animal, leur contenu appartenait. Quant au service de table, il etait elegant et d'un gout parfait. Chaque ustensile, cuiller, fourchette, couteau, assiette, portait une lettre entouree d'une devise en exergue, et dont voici le _fac-simile_ exact : _Mobile dans l'element mobile !_ Cette devise s'appliquait justement a cet appareil sous-marin, a la condition de traduire la preposition _in_ par _dans_ et non par sur. La lettre N formait sans doute l'initiale du nom de l'enigmatique personnage qui commandait au fond des mers ! Ned et Conseil ne faisaient pas tant de reflexions. Ils devoraient, et je ne tardai pas a les imiter. J'etais, d'ailleurs, rassure sur notre sort, et il me paraissait evident que nos hotes ne voulaient pas nous laisser mourir d'inanition. Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, meme la faim de gens qui n'ont pas mange depuis quinze heures. Notre appetit satisfait, le besoin de sommeil se fit imperieusement sentir. Reaction bien naturelle, apres l'interminable nuit pendant laquelle nous avions lutte contre la mort. << Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil. -- Et moi, je dors ! >> repondit Ned Land. Mes deux compagnons s'etendirent sur le tapis de la cabine, et furent bientot plonges dans un profond sommeil. Pour mon compte, je cedai moins facilement a ce violent besoin de dormir. Trop de pensees s'accumulaient dans mon esprit, trop de questions insolubles s'y pressaient, trop d'images tenaient mes paupieres entr'ouvertes ! Ou etions-nous ? Quelle etrange puissance nous emportait ? Je sentais - ou plutot je croyais sentir - l'appareil s'enfoncer vers les couches les plus reculees de la mer. De violents cauchemars m'obsedaient. J'entrevoyais dans ces mysterieux asiles tout un monde d'animaux inconnus, dont ce bateau sous-marin semblait etre le congenere, vivant, se mouvant, formidable comme eux !... Puis, mon cerveau se calma, mon imagination se fondit en une vague somnolence, et je tombai bientot dans un morne sommeil. IX LES COLERES DE NED LAND Quelle fut la duree de ce sommeil, je l'ignore ; mais il dut etre long, car il nous reposa completement de nos fatigues. Je me reveillai le premier. Mes compagnons n'avaient pas encore bouge, et demeuraient etendus dans leur coin comme des masses inertes. A peine releve de cette couche passablement dure, je sentis mon cerveau degage, mon esprit net. Je recommencai alors un examen attentif de notre cellule. Rien n'etait change a ses dispositions interieures. La prison etait restee prison, et les prisonniers, prisonniers. Cependant le stewart, profitant de notre sommeil, avait desservi la table. Rien n'indiquait donc une modification prochaine dans cette situation, et je me demandai serieusement si nous etions destines a vivre indefiniment dans cette cage. Cette perspective me sembla d'autant plus penible que, si mon cerveau etait libre de ses obsessions de la veille, je me sentais la poitrine singulierement oppressee. Ma respiration se faisait difficilement. L'air lourd ne suffisait plus au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fut vaste, il etait evident que nous avions consomme en grande partie l'oxygene qu'elle contenait. En effet, chaque homme depense en une heure, l'oxygene renferme dans cent litres d'air et cet air, charge alors d'une quantite presque egale d'acide carbonique, devient irrespirable. Il etait donc urgent de renouveler l'atmosphere de notre prison, et, sans doute aussi, L'atmosphere du bateau sous-marin. La se posait une question a mon esprit. Comment procedait le commandant de cette demeure flottante ? Obtenait-il de l'air par des moyens chimiques, en degageant par la chaleur l'oxygene contenu dans du chlorate de potasse, et en absorbant l'acide carbonique par la potasse caustique ? Dans ce cas, il devait avoir conserve quelques relations avec les continents, afin de se procurer les matieres necessaires a cette operation. Se bornait-il seulement a emmagasiner l'air sous de hautes pressions dans des reservoirs, puis a le repandre suivant les besoins de son equipage ? Peut-etre. Ou, procede plus commode. plus economique, et par consequent plus probable, se contentait-il de revenir respirer a la surface des eaux, comme un cetace. et de renouveler pour vingt-quatre heures sa provision d'atmosphere ? Quoi qu'il en soit. et quelle que fut la methode, il me paraissait prudent de l'employer sans retard. En effet, j'etais deja reduit a multiplier mes inspirations pour extraire de cette cellule le peu d'oxygene qu'elle renfermait, quand, soudain, je fus rafraichi par un courant d'air pur et tout parfume d'emanations salines. C'etait bien la brise de mer, vivifiante et chargee d'iode ! J'ouvris largement la bouche, et mes poumons se saturerent de fraiches molecules. En meme temps, je sentis un balancement, un roulis de mediocre amplitude, mais parfaitement determinable. Le bateau, le monstre de tole venait evidemment de remonter a la surface de l'Ocean pour y respirer a la facon des baleines. Le mode de ventilation du navire etait donc parfaitement reconnu. Lorsque j'eus absorbe cet air pur a pleine poitrine, je cherchai le conduit, l'<< aerifere >>, si l'on veut, qui laissait arriver jusqu'a nous ce bienfaisant effluve. et je ne tardai pas a le trouver. Au-dessus de la porte s'ouvrait un trou d'aerage laissant passer une fraiche colonne d'air, qui renouvelait ainsi l'atmosphere appauvrie de la cellule. J'en etais la de mes observations, quand Ned et Conseil s'eveillerent presque en meme temps, sous l'influence de cette aeration revivifiante. Ils se frotterent les yeux, se detirerent les bras et furent sur pied en un instant. << Monsieur a bien dormi ? me demanda Conseil avec sa politesse quotidienne. -- Fort bien, mon brave garcon, repondis-je. Et, vous, maitre Ned Land ? -- Profondement, monsieur le professeur. Mais, je ne sais si je me trompe, il me semble que je respire comme une brise de mer ? >> Un marin ne pouvait s'y meprendre, et je racontai au Canadien ce qui s'etait passe pendant son sommeil. << Bon ! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissements que nous entendions, lorsque le pretendu narwal se trouvait en vue de l'_Abraham-Lincoln_. -- Parfaitement, maitre Land, c'etait sa respiration ! -- Seulement, monsieur Aronnax, je n'ai aucune idee de l'heure qu'il est, a moins que ce ne soit l'heure du diner ? -- L'heure du diner, mon digne harponneur ? Dites, au moins, l'heure du dejeuner, car nous sommes certainement au lendemain d'hier. -- Ce qui demontre, repondit Conseil, que nous avons pris vingt-quatre heures de sommeil. -- C'est mon avis. repondis-je. -- Je ne vous contredis point, repliqua Ned Land. Mais diner ou dejeuner, le stewart sera le bienvenu, qu'il apporte l'un ou l'autre. -- L'un et l'autre, dit Conseil -- Juste, repondit le Canadien, nous avons droit a deux repas, et pour mon compte, je ferai honneur a tous les deux. -- Eh bien ! Ned, attendons, repondis-je. Il est evident que ces inconnus n'ont pas l'intention de nous laisser mourir de faim, car, dans ce cas, le diner d'hier soir n'aurait aucun sens. -- A moins qu'on ne nous engraisse ! riposta Ned. -- Je proteste, repondis-je. Nous ne sommes point tombes entre les mains de cannibales ! -- Une fois n'est pas coutume, repondit serieusement le Canadien. Qui sait si ces gens-la ne sont pas prives depuis longtemps de chair fraiche, et dans ce cas, trois particuliers sains et bien constitues comme monsieur le professeur, son domestique et moi... -- Chassez ces idees, maitre Land, repondis-je au harponneur, et surtout. ne partez pas de la pour vous emporter contre nos hotes, ce qui ne pourrait qu'aggraver la situation. -- En tout cas, dit le harponneur, j'ai une faim de tous les diables, et diner ou dejeuner, le repas n'arrive guere ! -- Maitre Land, repliquai-je, il faut se conformer au reglement du bord, et je suppose que notre estomac avance sur la cloche du maitre-coq. -- Eh bien ! on le mettra a l'heure, repondit tranquillement Conseil. -- Je vous reconnais la, ami Conseil, riposta l'impatient Canadien. Vous usez peu votre bile et vos nerfs ! Toujours calme ! Vous seriez capable de dire vos graces avant votre benedicite, et de mourir de faim plutot que de vous plaindre ! -- A quoi cela servirait-il ? demanda Conseil. -- Mais cela servirait a se plaindre ! C'est deja quelque chose. Et si ces pirates -- je dis pirates par respect, et pour ne pas contrarier monsieur le professeur qui defend de les appeler cannibales -- , si ces pirates se figurent qu'ils vont me garder dans cette cage ou j'etouffe, sans apprendre de quels jurons j'assaisonne mes emportements, ils se trompent ! Voyons, monsieur Aronnax. parlez franchement. Croyez-vous qu'ils nous tiennent longtemps dans cette boite de fer ? -- A dire vrai, je n'en sais pas plus long que vous, ami Land. -- Mais enfin, que supposez-vous ? -- Je suppose que le hasard nous a rendus maitres d'un secret important. Or, l'equipage de ce bateau sous-marin a interet a le garder, et si cet interet est plus grave que la vie de trois hommes, je crois notre existence tres compromise. Dans le cas contraire, a la premiere occasion, le monstre qui nous a engloutis nous rendra au monde habite par nos semblables. -- A moins qu'il ne nous enrole parmi son equipage, dit Conseil, et qu'il nous garde ainsi... -- Jusqu'au moment, repliqua Ned Land, ou quelque fregate, plus rapide ou plus adroite que l'_Abraham-Lincoln_, s'emparera de ce nid de forbans, et enverra son equipage et nous respirer une derniere fois au bout de sa grand'vergue. -- Bien raisonne, maitre Land, repliquai-je. Mais on ne nous a pas encore fait, que je sache, de proposition a cet egard. Inutile donc de discuter le parti que nous devrons prendre, le cas echeant. Je vous le repete, attendons, prenons conseil des circonstances, et ne faisons rien, puisqu'il n'y a rien a faire. -- Au contraire ! monsieur le professeur, repondit le harponneur, qui n'en voulait pas demordre, il faut faire quelque chose. -- Eh ! quoi donc, maitre Land ? -- Nous sauver. -- Se sauver d'une prison << terrestre >> est souvent difficile, mais d'une prison sous-marine, cela me parait absolument impraticable. -- Allons, ami Ned, demanda Conseil, que repondez-vous a l'objection de monsieur ? Je ne puis croire qu'un Americain soit jamais a bout de ressources ! >> Le harponneur. visiblement embarrasse, se taisait. Une fuite, dans les conditions ou le hasard nous avait jetes, etait absolument impossible. Mais un Canadien est a demi francais, et maitre Ned Land le fit bien voir par sa reponse. << Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il apres quelques instants de reflexion, vous ne devinez pas ce que doivent faire des gens qui ne peuvent s'echapper de leur prison ? -- Non, mon ami. -- C'est bien simple, il faut qu'ils s'arrangent de maniere a y rester. -- Parbleu ! fit Conseil, vaut encore mieux etre dedans que dessus ou dessous ! -- Mais apres avoir jete dehors geoliers, porte-clefs et gardiens, ajouta Ned Land. -- Quoi, Ned ? vous songeriez serieusement a vous emparer de ce batiment ? -- Tres serieusement, repondit le Canadien. -- C'est impossible. -- Pourquoi donc, monsieur ? Il peut se presenter quelque chance favorable, et je ne vois pas ce qui pourrait nous empecher d'en profiter. S'ils ne sont qu'une vingtaine d'hommes a bord de cette machine, ils ne feront pas reculer deux Francais et un Canadien, je suppose ! >> Mieux valait admettre la proposition du harponneur que de la discuter. Aussi, me contentai-je de repondre : << Laissons venir les circonstances, maitre Land, et nous verrons. Mais, jusque-la, je vous en prie, contenez votre impatience. On ne peut agir que par ruse, et ce n'est pas en vous emportant que vous ferez naitre des chances favorables. Promettez-moi donc que vous accepterez la situation sans trop de colere. -- Je vous le promets, monsieur le professeur, repondit Ned Land d'un ton peu rassurant. Pas un mot violent ne sortira de ma bouche, pas un geste brutal ne me trahira, quand bien meme le service de la table ne se ferait pas avec toute la regularite desirable. -- J'ai votre parole, Ned >>, repondis-je au Canadien. Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous se mit a reflechir a part soi. J'avouerai que, pour mon compte, et malgre l'assurance du harponneur, je ne conservais aucune illusion. Je n'admettais pas ces chances favorables dont Ned Land avait parle. Pour etre si surement manoeuvre, le bateau sous-marin exigeait un nombreux equipage, et consequemment, dans le cas d'une lutte, nous aurions affaire a trop forte partie. D'ailleurs, il fallait, avant tout, etre libres, et nous ne l'etions pas. Je ne voyais meme aucun moyen de fuir cette cellule de tole si hermetiquement fermee. Et pour peu que l'etrange commandant de ce bateau eut un secret a garder -- ce qui paraissait au moins probable il ne nous laisserait pas agir librement a son bord. Maintenant, se debarrasserait-il de nous par la violence, ou nous jetterait-il un jour sur quelque coin de terre ? C'etait la l'inconnu. Toutes ces hypotheses me semblaient extremement plausibles, et il fallait etre un harponneur pour esperer de reconquerir sa liberte. Je compris d'ailleurs que les idees de Ned Land s'aigrissaient avec les reflexions qui s'emparaient de son cerveau. J'entendais peu a peu les jugements gronder au fond de son gosier, et je voyais ses gestes redevenir menacants. Il se levait, tournait comme une bete fauve en cage, frappait les murs du pied et du poing. D'ailleurs, le temps s'ecoulait, la faim se faisait cruellement sentir, et, cette fois, le stewart ne paraissait pas. Et c'etait oublier trop longtemps notre position de naufrages, si l'on avait reellement de bonnes intentions a notre egard. Ned Land, tourmente par les tiraillements de son robuste estomac, se montait de plus en plus, et, malgre sa parole, je craignais veritablement une explosion, lorsqu'il se trouverait en presence de l'un des hommes du bord. Pendant deux heures encore, la colere de Ned Land s'exalta. Le Canadien appelait, il criait, mais en vain. Les murailles de tole etaient sourdes. Je n'entendais meme aucun bruit a l'interieur de ce bateau, qui semblait mort. Il ne bougeait pas, car j'aurais evidemment senti les fremissements de la coque sous l'impulsion de l'helice. Plonge sans doute dans l'abime des eaux, il n'appartenait plus a la terre. Tout ce morne silence etait effrayant. Quant a notre abandon, notre isolement au fond de cette cellule, je n'osais estimer ce qu'il pourrait durer. Les esperances que j'avais concues apres notre entrevue avec le commandant du bord s'effacaient peu a peu. La douceur du regard de cet homme, l'expression genereuse de sa physionomie, la noblesse de son maintien, tout disparaissait de mon souvenir. Je revoyais cet enigmatique personnage tel qu'il devait etre, necessairement impitoyable, cruel. Je le sentais en dehors de l'humanite, inaccessible a tout sentiment de pitie, implacable ennemi de ses semblables auxquels il avait du vouer une imperissable haine ! Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser perir d'inanition, enfermes dans cette prison etroite livres a ces horribles tentations auxquelles pousse la faim farouche ? Cette affreuse pensee prit dans mon esprit une intensite terrible, et l'imagination aidant, je me sentis envahir par une epouvante insensee. Conseil restait calme, Ned Land rugissait. En ce moment, un bruit se fit entendre exterieurement. Des pas resonnerent sur la dalle de metal. Les serrures furent fouillees, la porte s'ouvrit, le stewart parut. Avant que j'eusse fait un mouvement pour l'en empecher, le Canadien s'etait precipite sur ce malheureux ; il l'avait renverse ; il le tenait a la gorge. Le stewart etouffait sous sa main puissante. Conseil cherchait deja a retirer des mains du harponneur sa victime a demi suffoquee, et j'allais joindre mes efforts aux siens, quand, subitement, je fus cloue a ma place par ces mots prononces en francais : << Calmez-vous, maitre Land, et vous, monsieur le professeur, veuillez m'ecouter ! >> X L'HOMME DES EAUX C'etait le commandant du bord qui parlait ainsi. A ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart, presque etrangle sortit en chancelant sur un signe de son maitre ; mais tel etait l'empire du commandant a son bord, que pas un geste ne trahit le ressentiment dont cet homme devait etre anime contre le Canadien. Conseil, interesse malgre lui, moi stupefait, nous attendions en silence le denouement de cette scene. Le commandant, appuye sur l'angle de la table, les bras croises, nous observait avec une profonde attention. Hesitait-il a parler ? Regrettait-il ces mots qu'il venait de prononcer en francais ? On pouvait le croire. Apres quelques instants d'un silence qu'aucun de nous ne songea a interrompre : << Messieurs, dit-il d'une voix calme et penetrante, je parle egalement le francais, l'anglais, l'allemand et le latin. J'aurais donc pu vous repondre des notre premiere entrevue, mais je voulais vous connaitre d'abord, reflechir ensuite. Votre quadruple recit, absolument semblable au fond, m'a affirme l'identite de vos personnes. Je sais maintenant que le hasard a mis en ma presence monsieur Pierre Aronnax, professeur d'histoire naturelle au Museum de Paris, charge d'une mission scientifique a l'etranger, Conseil son domestique, et Ned Land, d'origine canadienne, harponneur a bord de la fregate l'_Abraham-Lincoln_, de la marine nationale des Etats-Unis d'Amerique. >> Je m'inclinai d'un air d'assentiment. Ce n'etait pas une question que me posait le commandant. Donc, pas de reponse a faire. Cet homme s'exprimait avec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase etait nette, ses mots justes, sa facilite d'elocution remarquable. Et cependant, je ne << sentais >> pas en lui un compatriote. Il reprit la conversation en ces termes : << Vous avez trouve sans doute, monsieur, que j'ai longtemps tarde a vous rendre cette seconde visite. C'est que, votre identite reconnue, je voulais peser murement le parti a prendre envers vous. J'ai beaucoup hesite. Les plus facheuses circonstances vous ont mis en presence d'un homme qui a rompu avec l'humanite. Vous etes venu troubler mon existence... -- Involontairement, dis-je. -- Involontairement ? repondit l'inconnu, en forcant un peu sa voix. Est-ce involontairement que l'_Abraham-Lincoln_ me chasse sur toutes les mers ? Est-ce involontairement que vous avez pris passage a bord de cette fregate ? Est-ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur la coque de mon navire ? Est-ce involontairement que maitre Ned Land m'a frappe de son harpon ? >> Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, a ces recriminations j'avais une reponse toute naturelle a faire, et je la fis. << Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussions qui ont eu lieu a votre sujet en Amerique et en Europe. Vous ne savez pas que divers accidents, provoques par le choc de votre appareil sous-marin, ont emu l'opinion publique dans les deux continents. Je vous fais grace des hypotheses sans nombre par lesquelles on cherchait a expliquer l'inexplicable phenomene dont seul vous aviez le secret. Mais sachez qu'en vous poursuivant jusque sur les hautes mers du Pacifique, l'_Abraham-Lincoln_ croyait chasser quelque puissant monstre marin dont il fallait a tout prix delivrer l'Ocean. >> Un demi-sourire detendit les levres du commandant, puis, d'un ton plus calme : << Monsieur Aronnax, repondit-il, oseriez-vous affirmer que votre fregate n'aurait pas poursuivi et canonne un bateau sous-marin aussi bien qu'un monstre ? >> Cette question m'embarrassa, car certainement le commandant Farragut n'eut pas hesite. Il eut cru de son devoir de detruire un appareil de ce genre tout comme un narwal gigantesque. << Vous comprenez donc, monsieur, reprit l'inconnu, que j'ai le droit de vous traiter en ennemis. >> Je ne repondis rien, et pour cause. A quoi bon discuter une proposition semblable, quand la force peut detruire les meilleurs arguments. << J'ai longtemps hesite, reprit le commandant. Rien ne m'obligeait a vous donner l'hospitalite. Si je devais me separer de vous, je n'avais aucun interet a vous revoir. Je vous remettais sur la plate-forme de ce navire qui vous avait servi de refuge. Je m'enfoncais sous les mers, et j'oubliais que vous aviez jamais existe. N'etait-ce pas mon droit ? -- C'etait peut-etre le droit d'un sauvage, repondis-je, ce n'etait pas celui d'un homme civilise. -- Monsieur le professeur, repliqua vivement le commandant, je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilise ! J'ai rompu avec la societe tout entiere pour des raisons que moi seul j'ai le droit d'apprecier. Je n'obeis donc point a ses regles, et je vous engage a ne jamais les invoquer devant moi ! >> Ceci fut dit nettement. Un eclair de colere et de dedain avait allume les yeux de l'inconnu, et dans la vie de cet homme, j'entrevis un passe formidable. Non seulement il s'etait mis en dehors des lois humaines, mais il s'etait fait independant, libre dans la plus rigoureuse acception du mot, hors de toute atteinte ! Qui donc oserait le poursuivre au fond des mers, puisque, a leur surface, il dejouait les efforts tentes contre lui ? Quel navire resisterait au choc de son monitor sous-marin ? Quelle cuirasse, si epaisse qu'elle fut, supporterait les coups de son eperon ? Nul, entre les hommes, ne pouvait lui demander compte de ses oeuvres. Dieu, s'il y croyait, sa conscience, s'il en avait une, etaient les seuls juges dont il put dependre. Ces reflexions traverserent rapidement mon esprit. pendant que l'etrange personnage se taisait, absorbe et comme retire en lui-meme. Je le considerais avec un effroi melange d'interet, et sans doute, ainsi qu'Oedipe considerait le Sphinx. Apres un assez long silence, le commandant reprit la parole. << J'ai donc hesite, dit-il, mais j'ai pense que mon interet pouvait s'accorder avec cette pitie naturelle a laquelle tout etre humain a droit. Vous resterez a mon bord, puisque la fatalite vous y a jetes. Vous y serez libres, et, en echange de cette liberte, toute relative d'ailleurs, je ne vous imposerai qu'une seule condition. Votre parole de vous y soumettre me suffira. -- Parlez, monsieur, repondis-je, je pense que cette condition est de celles qu'un honnete homme peut accepter ? -- Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certains evenements imprevus m'obligent a vous consigner dans vos cabines pour quelques heures ou quelques jours, suivant le cas. Desirant ne jamais employer la violence, j'attends de vous, dans ce cas, plus encore que dans tous les autres, une obeissance passive. En agissant ainsi, je couvre votre responsabilite, je vous degage entierement, car c'est a moi de vous mettre dans l'impossibilite de voir ce qui ne doit pas etre vu. Acceptez-vous cette condition ? >> Il se passait donc a bord des choses tout au moins singulieres, et que ne devaient point voir des gens qui ne s'etaient pas mis hors des lois sociales ! Entre les surprises que l'avenir me menageait, celle-ci ne devait pas etre la moindre. << Nous acceptons, repondis-je. Seulement, je vous demanderai, monsieur, la permission de vous adresser une question, une seule. -- Parlez, monsieur. -- Vous avez dit que nous serions libres a votre bord ? -- Entierement. -- Je vous demanderai donc ce que vous entendez par cette liberte. -- Mais la liberte d'aller, de venir, de voir, d'observer meme tout ce qui se passe ici - sauf en quelques circonstances graves - , la liberte enfin dont nous jouissons nous-memes, mes compagnons et moi. >> Il etait evident que nous ne nous entendions point. << Pardon, monsieur, repris-je, mais cette liberte, ce n'est que celle que tout prisonnier a de parcourir sa prison ! Elle ne peut nous suffire. -- Il faudra, cependant, qu'elle vous suffise ! -- Quoi ! nous devons renoncer a jamais de revoir notre patrie, nos amis, nos parents ! -- Oui, monsieur. Mais renoncer a reprendre cet insupportable joug de la terre, que les hommes croient etre la liberte, n'est peut-etre pas aussi penible que vous le pensez ! -- Par exemple, s'ecria Ned Land, jamais je ne donnerai ma parole de ne pas chercher a me sauver ! -- Je ne vous demande pas de parole, maitre Land repondit froidement le commandant. -- Monsieur, repondis-je, emporte malgre moi, vous abusez de votre situation envers nous ! C'est de la cruaute ! -- Non, monsieur, c'est de la clemence ! Vous etes mes prisonniers apres combat ! Je vous garde, quand je pourrais d'un mot vous replonger dans les abimes de l'Ocean ! Vous m'avez attaque ! Vous etes venus surprendre un secret que nul homme au monde ne doit penetrer, le secret de toute mon existence ! Et vous croyez que Je vais vous renvoyer sur cette terre qui ne doit plus me connaitre ! Jamais ! En vous retenant, ce n'est pas vous que je garde, c'est moi-meme ! >> Ces paroles indiquaient de la part du commandant un parti pris contre lequel ne prevaudrait aucun argument. << Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez tout simplement a choisir entre la vie ou la mort ? -- Tout simplement. -- Mes amis, dis-je, a une question ainsi posee, il n'y a rien a repondre. Mais aucune parole ne nous lie au maitre de ce bord. -- Aucune, monsieur >>, repondit l'inconnu. Puis, d'une voix plus douce, il reprit : << Maintenant, permettez-moi d'achever ce que j'ai a vous dire. Je vous connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous n'aurez peut-etre pas tant a vous plaindre du hasard qui vous lie a mon sort. Vous trouverez parmi les livres qui servent a mes etudes favorites cet ouvrage que vous avez publie sur les grands fonds de la mer. Je l'ai souvent lu. Vous avez pousse votre oeuvre aussi loin que vous le permettait la science terrestre. Mais vous ne savez pas tout, vous n'avez pas tout vu. Laissez-moi donc vous dire, monsieur le professeur, que vous ne regretterez pas le temps passe a mon bord. Vous allez voyager dans le pays des merveilles. L'etonnement, la stupefaction seront probablement l'etat habituel de votre esprit. Vous ne vous blaserez pas facilement sur le spectacle incessamment offert a vos yeux. Je vais revoir dans un nouveau tour du monde sous-marin - qui sait ? le dernier peut-etre - tout ce que j'ai pu etudier au fond de ces mers tant de fois parcourues, et vous serez mon compagnon d'etudes. A partir de ce jour, vous entrez dans un nouvel element, vous verrez ce que n'a vu encore aucun homme car moi et les miens nous ne comptons plus - et notre planete, grace a moi, va vous livrer ses derniers secrets. >> Je ne puis le nier ; ces paroles du commandant firent sur moi un grand effet. J'etais pris la par mon faible, et j'oubliai, pour un instant, que la contemplation de ces choses sublimes ne pouvait valoir la liberte perdue. D'ailleurs, je comptais sur l'avenir pour trancher cette grave question. Ainsi, je me contentai de repondre : << Messieurs, si vous avez brise avec l'humanite, je veux croire que vous n'avez pas renie tout sentiment humain. Nous sommes des naufrages charitablement recueillis a votre bord, nous ne l'oublierons pas. Quant a moi, je ne meconnais pas que, si l'interet de la science pouvait absorber jusqu'au besoin de liberte, ce que me promet notre rencontre m'offrirait de grandes compensations. >> Je pensais que le commandant allait me tendre la main pour sceller notre traite. Il n'en fit rien. Je le regrettai pour lui. << Une derniere question, dis-je, au moment ou cet etre inexplicable semblait vouloir se retirer. -- Parlez, monsieur le professeur. -- De quel nom dois-je vous appeler ? -- Monsieur, repondit le commandant, je ne suis pour vous que le capitaine Nemo, et vos compagnons et vous, n'etes pour moi que les passagers du _Nautilus_. >> Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitaine lui donna ses ordres dans cette langue etrangere que je ne pouvais reconnaitre. Puis, se tournant vers le Canadien et Conseil : << Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit-il. Veuillez suivre cet homme. -- Ca n'est pas de refus ! >> repondit le harponneur. Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule ou ils etaient renfermes depuis plus de trente heures. << Et maintenant, monsieur Aronnax, notre dejeuner est pret. Permettez-moi de vous preceder. -- A vos ordres, capitaine. >> Je suivis le capitaine Nemo, et des que j'eus franchi la porte, je pris une sorte de couloir electriquement eclaire, semblable aux coursives d'un navire. Apres un parcours d'une dizaine de metres. une seconde porte s'ouvrit devant moi. J'entrai alors dans une salle a manger ornee et meublee avec un gout severe. De hauts dressoirs de chene, incrustes d'ornements d'ebene, s'elevaient aux deux extremites de cette salle, et sur leurs rayons a ligne ondulee etincelaient des faiences, des porcelaines, des verreries d'un prix inestimable. La vaisselle plate y resplendissait sous les rayons que versait un plafond lumineux, dont de fines peintures tamisaient et adoucissaient l'eclat. Au centre de la salle etait une table richement servie. Le capitaine Nemo m'indiqua la place que je devais occuper. << Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme un homme qui doit mourir de faim. >> Le dejeuner se composait d'un certain nombre de plats dont la mer seule avait fourni le contenu, et de quelques mets dont j'ignorais la nature et la provenance. J'avouerai que c'etait bon, mais avec un gout particulier auquel je m'habituai facilement. Ces divers aliments me parurent riches en phosphore, et je pensai qu'ils devaient avoir une origine marine. Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien, mais il devina mes pensees, et il repondit de lui-meme aux questions que je brulais de lui adresser. << La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit-il. Cependant, vous pouvez en user sans crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuis longtemps, j'ai renonce aux aliments de la terre, et je ne m'en porte pas plus mal. Mon equipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrement que moi. -- Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de la mer ? -- Oui, monsieur le professeur, la mer fournit a tous mes besoins. Tantot, je mets mes filets a la traine, et je les retire, prets a se rompre. Tantot, je vais chasser au milieu de cet element qui parait etre inaccessible a l'homme, et je force le gibier qui gite dans mes forets sous-marines. Mes troupeaux, comme ceux du vieux pasteur de Neptune, paissent sans crainte les immenses prairies de l'Ocean. J'ai la une vaste propriete que j'exploite moi-meme et qui est toujours ensemencee par la main du Createur de toutes choses. >> Je regardai le capitaine Nemo avec un certain etonnement, et je lui repondis : << Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets fournissent d'excellents poissons a votre table ; je comprends moins que vous poursuiviez le gibier aquatique dans vos forets sous-marines ; mais je ne comprends plus du tout qu'une parcelle de viande, si petite qu'elle soit, figure dans votre menu. -- Aussi, monsieur, me repondit le capitaine Nemo, ne fais-je jamais usage de la chair des animaux terrestres. -- Ceci, cependant, repris-je, en designant un plat ou restaient encore quelques tranches de filet. -- Ce que vous croyez etre de la viande, monsieur le professeur, n'est autre chose que du filet de tortue de mer. Voici egalement quelques foies de dauphin que vous prendriez pour un ragout de porc. Mon cuisinier est un habile preparateur, qui excelle a conserver ces produits varies de l'Ocean. Goutez a tous ces mets. Voici une conserve d'holoturies qu'un Malais declarerait sans rivale au monde, voila une creme dont le lait a ete fourni par la mamelle des cetaces, et le sucre par les grands fucus de la mer du Nord, et enfin, permettez-moi de vous offrir des confitures d'anemones qui valent celles des fruits les plus savoureux. >> Et je goutais, plutot en curieux qu'en gourmet, tandis que le capitaine Nemo m'enchantait par ses invraisemblables recits. << Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cette nourrice prodigieuse, inepuisable, elle ne me nourrit pas seulement ; elle me vetit encore. Ces etoffes qui vous couvrent sont tissees avec le byssus de certains coquillages ; elles sont teintes avec la pourpre des anciens et nuancees de couleurs violettes que j'extrais des aplysis de la Mediterranee. Les parfums que vous trouverez sur la toilette de votre cabine sont le produit de la distillation des plantes marines. Votre lit est fait du plus doux zostere de l'Ocean. Votre plume sera un fanon de baleine, votre encre la liqueur secretee par la seiche ou l'encornet. Tout me vient maintenant de la mer comme tout lui retournera un jour ! -- Vous aimez la mer, capitaine. -- Oui ! je l'aime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept dixiemes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C'est l'immense desert ou l'homme n'est jamais seul, car il sent fremir la vie a ses cotes. La mer n'est que le vehicule d'une surnaturelle et prodigieuse existence ; elle n'est que mouvement et amour ; c'est l'infini vivant, comme l'a dit un de vos poetes. Et en effet, monsieur le professeur, la nature s'y manifeste par ses trois regnes, mineral, vegetal, animal. Ce dernier y est largement represente par les quatre groupes des zoophytes, par trois classes des articules, par cinq classes des mollusques, par trois classes des vertebres, les mammiferes, les reptiles et ces innombrables legions de poissons, ordre infini d'animaux qui compte plus de treize mille especes, dont un dixieme seulement appartient a l'eau douce. La mer est le vaste reservoir de la nature. C'est par la mer que le globe a pour ainsi dire commence, et qui sait s'il ne finira pas par elle ! La est la supreme tranquillite. La mer n'appartient pas aux despotes. A sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s'y battre, s'y devorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais a trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s'eteint, leur puissance disparait ! Ah ! monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! La seulement est l'independance ! La je ne reconnais pas de maitres ! La je suis libre ! >> Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme qui debordait de lui. S'etait-il laisse entrainer au-dela de sa reserve habituelle ? Avait-il trop parle ? Pendant quelques instants, il se promena, tres agite. Puis, ses nerfs se calmerent, sa physionomie reprit sa froideur accoutumee, et, se tournant vers moi : << Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter le _Nautilus_, je suis a vos ordres. >> XI LE _NAUTILUS_ Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, menagee a l'arriere de la salle, s'ouvrit, et j'entrai dans une chambre de dimension egale a celle que je venais de quitter. C'etait une bibliotheque. De hauts meubles en palissandre noir, incrustes de cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livres uniformement relies. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaient a leur partie inferieure par de vastes divans, capitonnes de cuir marron, qui offraient les courbes les plus confortables. De legers pupitres mobiles, en s'ecartant ou se rapprochant a volonte, permettaient d'y poser le livre en lecture. Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures, entre lesquelles apparaissaient quelques journaux deja vieux. La lumiere electrique inondait tout cet harmonieux ensemble, et tombait de quatre globes depolis a demi engages dans les volutes du plafond. Je regardais avec une admiration reelle cette salle si ingenieusement amenagee, et je ne pouvais en croire mes yeux. << Capitaine Nemo, dis-je a mon hote, qui venait de s'etendre sur un divan, voila une bibliotheque qui ferait honneur a plus d'un palais des continents, et je suis vraiment emerveille, quand je songe qu'elle peut vous suivre au plus profond des mers. -- Ou trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur le professeur ? repondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Museum vous offre-t-il un repos aussi complet ? -- Non, monsieur, et je dois ajouter qu'il est bien pauvre aupres du votre. Vous possedez la six ou sept mille volumes... -- Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui me rattachent a la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour ou mon _Nautilus_ s'est plonge pour la premiere fois sous les eaux. Ce jour-la, j'ai achete mes derniers volumes, mes dernieres brochures, mes derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l'humanite n'a plus ni pense, ni ecrit. Ces livres, monsieur le professeur, sont d'ailleurs a votre disposition, et vous pourrez en user librement. >> Je remerciai le capitaine Nemo, et je m'approchai des rayons de la bibliotheque. Livres de science, de morale et de litterature, ecrits en toute langue, y abondaient ; mais je ne vis pas un seul ouvrage d'economie politique ; ils semblaient etre severement proscrits du bord. Detail curieux, tous ces livres etaient indistinctement classes, en quelque langue qu'ils fussent ecrits, et ce melange prouvait que le capitaine du _Nautilus_ devait lire couramment les volumes que sa main prenait au hasard. Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d'oeuvre des maitres anciens et modernes, c'est-a-dire tout ce que l'humanite a produit de plus beau dans l'histoire, la poesie, le roman et la science, depuis Homere jusqu'a Victor Hugo, depuis Xenophon jusqu'a Michelet, depuis Rabelais jusqu'a madame Sand. Mais la science, plus particulierement, faisait les frais de cette bibliotheque ; les livres de mecanique, de balistique. d'hydrographie, de meteorologie, de geographie, de geologie, etc., y tenaient une place non moins importante que les ouvrages d'histoire naturelle, et je compris qu'ils formaient la principale etude du capitaine. Je vis la tout le Humboldt, tout l'Arago, les travaux de Foucault, d'Henry Sainte-Claire Deville, de Chasles, de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot, de l'abbe Secchi, de Petermann, du commandant Maury, d'Agassis etc. Les memoires de l'Academie des sciences, les bulletins des diverses societes de geographie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui m'avaient peut-etre valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmi les oeuvres de Joseph Bertrand, son livre intitule _les Fondateurs de l'Astronomie_ me donna meme une date certaine ; et comme je savais qu'il avait paru dans le courant de 1865, je pus en conclure que l'installation du _Nautilus_ ne remontait pas a une epoque posterieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus, le capitaine Nemo avait commence son existence sous-marine. J'esperai, d'ailleurs, que des ouvrages plus recents encore me permettraient de fixer exactement cette epoque ; mais j'avais le temps de faire cette recherche, et je ne voulus pas retarder davantage notre promenade a travers les merveilles du _Nautilus_. << Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d'avoir mis cette bibliotheque a ma disposition. Il y a la des tresors de science, et j'en profiterai. -- Cette salle n'est pas seulement une bibliotheque, dit le capitaine Nemo, c'est aussi un fumoir. -- Un fumoir ? m'ecriai-je. On fume donc a bord ? -- Sans doute. -- Alors, monsieur, je suis force de croire que vous avez conserve des relations avec La Havane. -- Aucune, repondit le capitaine. Acceptez ce cigare, monsieur Aronnax, et, bien qu'il ne vienne pas de La Havane, vous en serez content, si vous etes connaisseur. >> Je pris le cigare qui m'etait offert, et dont la forme rappelait celle du londres ; mais il semblait fabrique avec des feuilles d'or. Je l'allumai a un petit brasero que supportait un elegant pied de bronze, et j'aspirai ses premieres bouffees avec la volupte d'un amateur qui n'a pas fume depuis deux jours. << C'est excellent, dis-je, mais ce n'est pas du tabac. -- Non, repondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de La Havane ni de l'Orient. C'est une sorte d'algue, riche en nicotine, que la mer me fournit, non sans quelque parcimonie. Regrettez-vous les londres, monsieur ? -- Capitaine, je les meprise a partir de ce jour. -- Fumez donc a votre fantaisie, et sans discuter l'origine de ces cigares. Aucune regie ne les a controles, mais ils n'en sont pas moins bons, j'imagine. -- Au contraire. >> A ce moment le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait face a celle par laquelle j'etais entre dans la bibliotheque, et je passai dans un salon immense et splendidement eclaire. C'etait un vaste quadrilatere, a pans coupes, long de dix metres, large de six, haut de cinq. Un plafond lumineux, decore de legeres arabesques, distribuait un jour clair et doux sur toutes les merveilles entassees dans ce musee. Car, c'etait reellement un musee dans lequel une main intelligente et prodigue avait reuni tous les tresors de la nature et de l'art, avec ce pele-mele artiste qui distingue un atelier de peintre. Une trentaine de tableaux de maitres, a cadres uniformes, separes par d'etincelantes panoplies, ornaient les parois tendues de tapisseries d'un dessin severe. Je vis la des toiles de la plus haute valeur, et que, pour la plupart, j'avais admirees dans les collections particulieres de l'Europe et aux expositions de peinture. Les diverses ecoles des maitres anciens etaient representees par une madone de Raphael, une vierge de Leonard de Vinci, une nymphe du Correge, une femme du Titien, une adoration de Veronese, une assomption de Murillo, un portrait d'Holbein, un moine de Velasquez, un martyr de Ribeira, une kermesse de Rubens, deux paysages flamands de Teniers, trois petits tableaux de genre de Gerard Dow, de Metsu, de Paul Potter, deux toiles de Gericault et de Prudhon, quelques marines de Backuysen et de Vernet. Parmi les oeuvres de la peinture moderne, apparaissaient des tableaux signes Delacroix, Ingres, Decamps, Troyon, Meissonnier, Daubigny, etc., et quelques admirables reductions de statues de marbre ou de bronze, d'apres les plus beaux modeles de l'antiquite, se dressaient sur leurs piedestaux dans les angles de ce magnifique musee. Cet etat de stupefaction que m'avait predit le commandant du _Nautilus_ commencait deja a s'emparer de mon esprit. << Monsieur le professeur, dit alors cet homme etrange, vous excuserez le sans-gene avec lequel je vous recois, et le desordre qui regne dans ce salon. -- Monsieur, repondis-je, sans chercher a savoir qui vous etes, m'est-il permis de reconnaitre en vous un artiste ? -- Un amateur, tout au plus, monsieur. J'aimais autrefois a collectionner ces belles oeuvres creees par la main de l'homme. J'etais un chercheur avide, un fureteur infatigable, et j'ai pu reunir quelques objets d'un haut prix. Ce sont mes derniers souvenirs de cette terre qui est morte pour moi. A mes yeux, vos artistes modernes ne sont deja plus que des anciens ; ils ont deux ou trois mille ans d'existence, et je les confonds dans mon esprit. Les maitres n'ont pas d'age. -- Et ces musiciens ? dis-je, en montrant des partitions de Weber, de Rossini, de Mozart, de Beethoven, d'Haydn, de Meyerbeer, d'Herold, de Wagner, d'Auber, de Gounod, et nombre d'autres, eparses sur un pianoorgue de grand modele qui occupait un des panneaux du salon. -- Ces musiciens, me repondit le capitaine Nemo, ce sont des contemporains d'Orphee, car les differences chronologiques s'effacent dans la memoire des morts - et je suis mort, monsieur le professeur, aussi bien mort que ceux de vos amis qui reposent a six pieds sous terre ! >> Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une reverie profonde. Je le considerais avec une vive emotion, analysant en silence les etrangetes de sa physionomie. Accoude sur l'angle d'une precieuse table de mosaique, il ne me voyait plus, il oubliait ma presence. Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en revue les curiosites qui enrichissaient ce salon. Aupres des oeuvres de l'art, les raretes naturelles tenaient une place tres importante. Elles consistaient principalement en plantes, en coquilles et autres productions de l'Ocean, qui devaient etre les trouvailles personnelles du capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet d'eau, electriquement eclaire, retombait dans une vasque faite d'un seul tridacne. Cette coquille, fournie par le plus grand des mollusques acephales, mesurait sur ses bords, delicatement festonnes, une circonference de six metres environ ; elle depassait donc en grandeur ces beaux tridacnes qui furent donnes a Francois 1er par la Republique de Venise, et dont l'eglise Saint-Sulpice, a Paris, a fait deux benitiers gigantesques. Autour de cette vasque, sous d'elegantes vitrines fixees par des armatures de cuivre, etaient classes et etiquetes les plus precieux produits de la mer qui eussent jamais ete livres aux regards d'un naturaliste. On concoit ma joie de professeur. L'embranchement des zoophytes offrait de tres curieux specimens de ses deux groupes des polypes et des echinodermes. Dans le premier groupe, des tubipores, des gorgones disposees en eventail, des eponges douces de Syrie, des isis des Molluques, des pennatules, une virgulaire admirable des mers de Norvege, des ombellulaires variees, des alcyonnaires, toute une serie de ces madrepores que mon maitre Milne-Edwards a si sagacement classes en sections, et parmi lesquels je remarquai d'adorables flabellines, des oculines de l'ile Bourbon, le << char de Neptune >> des Antilles, de superbes varietes de coraux, enfin toutes les especes de ces curieux polypiers dont l'assemblage forme des iles entieres qui deviendront un jour des continents. Dans les echinodermes, remarquables par leur enveloppe epineuse, les asteries, les etoiles de mer, les pantacrines, les comatules, les asterophons, les oursins, les holoturies, etc., representaient la collection complete des individus de ce groupe. Un conchyliologue un peu nerveux se serait pame certainement devant d'autres vitrines plus nombreuses ou etaient classes les echantillons de l'embranchement des mollusques. Je vis la une collection d'une valeur inestimable, et que le temps me manquerait a decrire tout entiere. Parmi ces produits, je citerai, pour memoire seulement, - l'elegant marteau royal de l'Ocean indien dont les regulieres taches blanches ressortaient vivement sur un fond rouge et brun, - un spondyle imperial, aux vives couleurs, tout herisse d'epines, rare specimen dans les museums europeens, et dont j'estimai la valeur a vingt mille francs, un marteau commun des mers de la Nouvelle-Hollande, qu'on se procure difficilement, - des buccardes exotiques du Senegal, fragiles coquilles blanches a doubles valves, qu'un souffle eut dissipees comme une bulle de savon, - plusieurs varietes des arrosoirs de Java, sortes de tubes calcaires bordes de replis foliaces, et tres disputes par les amateurs, - toute une serie de troques, les uns jaune verdatre, peches dans les mers d'Amerique, les autres d'un brun roux, amis des eaux de la Nouvelle-Hollande, ceux-ci, venus du golfe du Mexique, et remarquables par leur coquille imbriquee, ceux-la, des stellaires trouves dans les mers australes, et enfin, le plus rare de tous, le magnifique eperon de la Nouvelle-Zelande ; - puis, d'admirables tellines sulfurees, de precieuses especes de cytherees et de Venus, le cadran treillisse des cotes de Tranquebar, le sabot marbre a nacre resplendissante, les perroquets verts des mers de Chine, le cone presque inconnu du genre Coenodulli, toutes les varietes de porcelaines qui servent de monnaie dans l'Inde et en Afrique, la << Gloire de la Mer >>, la plus precieuse coquille des Indes orientales ; - enfin des littorines, des dauphinules, des turritelles des janthines, des ovules, des volutes, des olives, des mitres, des casques, des pourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, des cerites, des fuseaux, des strombes, des pteroceres, des patelles, des hyales, des cleodores, coquillages delicats et fragiles, que la science a baptises de ses noms les plus charmants. A part, et dans des compartiments speciaux, se deroulaient des chapelets de perles de la plus grande beaute, que la lumiere electrique piquait de pointes de feu, des perles roses, arrachees aux pinnes marines de la mer Rouge, des perles vertes de l'haliotyde iris, des perles jaunes, bleues, noires. curieux produits des divers mollusques de tous les oceans et de certaines moules des cours d'eau du Nord, enfin plusieurs echantillons d'un prix inappreciable qui avaient ete distilles par les pintadines les plus rares. Quelques-unes de ces perles surpassaient en grosseur un oeuf de pigeon ; elles valaient, et au-dela, celle que le voyageur Tavernier vendit trois millions au shah de Perse, et primaient cette autre perle de l'iman de Mascate, que je croyais sans rivale au monde. Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection etait, pour ainsi dire, impossible. Le capitaine Nemo avait du depenser des millions pour acquerir ces echantillons divers, et je me demandais a quelle source il puisait pour satisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand je fus interrompu par ces mots : << Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. En effet, elles peuvent interesser un naturaliste ; mais, pour moi, elles ont un charme de plus, car je les ai toutes recueillies de ma main, et il n'est pas une mer du globe qui ait echappe a mes recherches. -- Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de se promener au milieu de telles richesses. Vous etes de ceux qui ont fait eux-memes leur tresor. Aucun museum de l'Europe ne possede une semblable collection des produits de l'Ocean. Mais si j'epuise mon admiration pour elle, que me restera-t-il pour le navire qui les porte ! Je ne veux point penetrer des secrets qui sont les votres ! Cependant, j'avoue que ce _Nautilus_, la force motrice qu'il renferme en lui, les appareils qui permettent de le manoeuvrer, l'agent si puissant qui l'anime, tout cela excite au plus haut point ma curiosite. Je vois suspendus aux murs de ce salon des instruments dont la destination m'est inconnue. Puis-je savoir ?... -- Monsieur Aronnax, me repondit le capitaine Nemo, je vous ai dit que vous seriez libre a mon bord, et par consequent, aucune partie du _Nautilus_ ne vous est interdite. Vous pouvez donc le visiter en detail et je me ferai un plaisir d'etre votre cicerone. -- Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je n'abuserai pas de votre complaisance. Je vous demanderai seulement a quel usage sont destines ces instruments de physique... -- Monsieur le professeur, ces memes instruments se trouvent dans ma chambre, et c'est la que j'aurai le plaisir de vous expliquer leur emploi. Mais auparavant, venez visiter la cabine qui vous est reservee. Il faut que vous sachiez comment vous serez installe a bord du _Nautilus_. >> Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percees a chaque pan coupe du salon, me fit rentrer dans les coursives du navire. Il me conduisit vers l'avant, et la je trouvai, non pas une cabine, mais une chambre elegante, avec lit, toilette et divers autres meubles. Je ne pus que remercier mon hote. << Votre chambre est contigue a la mienne, me dit-il, en ouvrant une porte, et la mienne donne sur le salon que nous venons de quitter. >> J'entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspect severe, presque cenobitique. Une couchette de fer, une table de travail, quelques meubles de toilette. Le tout eclaire par un demi-jour. Rien de confortable. Le strict necessaire, seulement. Le capitaine Nemo me montra un siege. << Veuillez vous asseoir >>, me dit-il. Je m'assis, et il prit la parole en ces termes : XII TOUT PAR L'ELECTRICITE << Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instruments suspendus aux parois de sa chambre, voici les appareils exiges par la navigation du _Nautilus_. Ici comme dans le salon, je les ai toujours sous les yeux, et ils m'indiquent ma situation et ma direction exacte au milieu de l'Ocean. Les uns vous sont connus, tels que le thermometre qui donne la temperature interieure du _Nautilus_ ; le barometre, qui pese le poids de l'air et predit les changements de temps ; l'hygrometre, qui marque le degre de secheresse de l'atmosphere ; le _storm-glass_, dont le melange, en se decomposant, annonce l'arrivee des tempetes ; la boussole, qui dirige ma route ; le sextant, qui par la hauteur du soleil m'apprend ma latitude ; les chronometres, qui me permettent de calculer ma longitude ; et enfin des lunettes de jour et de nuit, qui me servent a scruter tous les points de l'horizon, quand le _Nautilus_ est remonte a la surface des flots. -- Ce sont les instruments habituels au navigateur, repondis-je, et j'en connais l'usage. Mais en voici d'autres qui repondent sans doute aux exigences particulieres du _Nautilus_. Ce cadran que j'apercois et que parcourt une aiguille mobile, n'est-ce pas un manometre ? -- C'est un manometre, en effet. Mis en communication avec l'eau dont il indique la pression exterieure, il me donne par la meme la profondeur a laquelle se maintient mon appareil. -- Et ces sondes d'une nouvelle espece ? -- Ce sont des sondes thermometriques qui rapportent la temperature des diverses couches d'eau. -- Et ces autres instruments dont je ne devine pas l'emploi ? -- Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques explications, dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m'ecouter. >> Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit : << Il est un agent puissant, obeissant, rapide, facile, qui se plie a tous les usages et qui regne en maitre a mon bord. Tout se fait par lui. Il m'eclaire, il m'echauffe, il est l'ame de mes appareils mecaniques. Cet agent, c'est l'electricite. -- L'electricite ! m'ecriai-je assez surpris. -- Oui, monsieur. -- Cependant, capitaine, vous possedez une extreme rapidite de mouvements qui s'accorde mal avec le pouvoir de l'electricite. Jusqu'ici, sa puissance dynamique est restee tres restreinte et n'a pu produire que de petites forces ! -- Monsieur le professeur, repondit le capitaine Nemo, mon electricite n'est pas celle de tout le monde, et c'est la tout ce que vous me permettrez de vous en dire. -- Je n'insisterai pas. monsieur, et je me contenterai d'etre tres etonne d'un tel resultat. Une seule question, cependant, a laquelle vous ne repondrez pas si elle est indiscrete. Les elements que vous employez pour produire ce merveilleux agent doivent s'user vite. Le zinc, par exemple, comment le remplacez-vous, puisque vous n'avez plus aucune communication avec la terre ? -- Votre question aura sa reponse, repondit le capitaine Nemo. Je vous dirai, d'abord, qu'il existe au fond des mers des mines de zinc, de fer, d'argent, d'or, dont l'exploitation serait tres certainement praticable. Mais je n'ai rien emprunte a ces metaux de la terre, et j'ai voulu ne demander qu'a la mer elle-meme les moyens de produire mon electricite. -- A la mer ? -- Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne me manquaient pas. J'aurais pu, en effet, en etablissant un circuit entre des fils plonges a differentes profondeurs, obtenir l'electricite par la diversite de temperatures qu'ils eprouvaient ; mais j'ai prefere employer un systeme plus pratique. -- Et lequel ? -- Vous connaissez la composition de l'eau de mer. Sur mille grammes on trouve quatre-vingt-seize centiemes et demi d'eau, et deux centiemes deux tiers environ de chlorure de sodium ; puis. en petite quantite, des chlorures de magnesium et de potassium, du bromure de magnesium, du sulfate de magnesie, du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez donc que le chlorure de sodium s'y rencontre dans une proportion notable. Or, c'est ce sodium que j'extrais de l'eau de mer et dont je compose mes elements. -- Le sodium ? -- Oui, monsieur. Melange avec le mercure, il forme un amalgame qui tient lieu du zinc dans les elements Bunzen. Le mercure ne s'use jamais. Le sodium seul se consomme, et la mer me le fournit elle-meme. Je vous dirai, en outre, que les piles au sodium doivent etre considerees comme les plus energiques, et que leur force electromotrice est double de celle des piles au zinc. -- Je comprends bien, capitaine, l'excellence du sodium dans les conditions ou vous vous trouvez. La mer le contient. Bien. Mais il faut encore le fabriquer, l'extraire en un mot. Et comment faites-vous ? Vos piles pourraient evidemment servir a cette extraction ; mais, si je ne me trompe, la depense du sodium necessitee par les appareils electriques depasserait la quantite extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriez pour le produire plus que vous n'en produiriez ! -- Aussi, monsieur le professeur, je ne l'extrais pas par la pile, et j'emploie tout simplement la chaleur du charbon de terre. -- De terre ? dis-je en insistant. Disons le charbon de mer, si vous voulez, repondit le capitaine Nemo. -- Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines de houille ? -- Monsieur Aronnax, vous me verrez a l'oeuvre. Je ne vous demande qu'un peu de patience, puisque vous avez le temps d'etre patient. Rappelez-vous seulement ceci : je dois tout a l'Ocean ; il produit l'electricite, et l'electricite donne au _Nautilus_ la chaleur, la lumiere, le mouvement, la vie en un mot. -- Mais non pas l'air que vous respirez ? -- Oh ! je pourrais fabriquer l'air necessaire a ma consommation, mais c'est inutile puisque je remonte a la surface de la mer, quand il me plait. Cependant, si l'electricite ne me fournit pas l'air respirable, elle manoeuvre, du moins, des pompes puissantes qui l'emmagasinent dans des reservoirs speciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussi longtemps que je le veux, mon sejour dans les couches profondes. -- Capitaine, repondis-je, je me contente d'admirer. Vous avez evidemment trouve ce que les hommes trouveront sans doute un jour, la veritable puissance dynamique de l'electricite. -- Je ne sais s'ils la trouveront, repondit froidement le capitaine Nemo. Quoi qu'il en soit, vous connaissez deja la premiere application que j'ai faite de ce precieux agent. C'est lui qui nous eclaire avec une egalite, une continuite que n'a pas la lumiere du soleil. Maintenant, regardez cette horloge ; elle est electrique, et marche avec une regularite qui defie celle des meilleurs chronometres. Je l'ai divisee en vingt-quatre heures, comme les horloges italiennes, car pour moi, il n'existe ni nuit, ni jour, ni soleil, ni lune, mais seulement cette lumiere factice que j'entraine jusqu'au fond des mers ! Voyez, en ce moment, il est dix heures du matin. -- Parfaitement. -- Autre application de l'electricite. Ce cadran, suspendu devant nos yeux, sert a indiquer la vitesse du _Nautilus_. Un fil electrique le met en communication avec l'helice du loch, et son aiguille m'indique la marche reelle de l'appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec une vitesse moderee de quinze milles a l'heure. -- C'est merveilleux, repondis-je, et je vois bien, capitaine, que vous avez eu raison d'employer cet agent, qui est destine a remplacer le vent, l'eau et la vapeur. -- Nous n'avons pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo en se levant, et si vous voulez me suivre, nous visiterons l'arriere du _Nautilus_. >> En effet, je connaissais deja toute la partie anterieure de ce bateau sous-marin, dont voici la division exacte, en allant du centre a l'eperon : la salle a manger de cinq metres, separee de la bibliotheque par une cloison etanche, c'est-a-dire ne pouvant etre penetree par l'eau, la bibliotheque de cinq metres, le grand salon de dix metres, separe de la chambre du capitaine par une seconde cloison etanche, ladite chambre du capitaine de cinq metres, la mienne de deux metres cinquante, et enfin un reservoir d'air de sept metres cinquante, qui s'etendait jusqu'a l'etrave. Total, trente-cinq metres de longueur. Les cloisons etanches etaient percees de portes qui se fermaient hermetiquement au moyen d'obturateurs en caoutchouc, et elles assuraient toute securite a bord du _Nautilus_, au cas ou une voie d'eau se fut declaree. Je suivis le capitaine Nemo. a travers les coursives situees en abord, et j'arrivai au centre du navire. La, se trouvait une sorte de puits qui s'ouvrait entre deux cloisons etanches. Une echelle de fer, cramponnee a la paroi, conduisait a son extremite superieure. Je demandai au capitaine a quel usage servait cette echelle. << Elle aboutit au canot, repondit-il. -- Quoi ! vous avez un canot ? repliquai-je, assez etonne. -- Sans doute. Une excellente embarcation, legere et insubmersible, qui sert a la promenade et a la peche. -- Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous etes force de revenir a la surface de la mer ? -- Aucunement. Ce canot adhere a la partie superieure de la coque du _Nautilus_, et occupe une cavite disposee pour le recevoir. Il est entierement ponte, absolument etanche, et retenu par de solides boulons. Cette echelle conduit a un trou d'homme perce dans la coque du _Nautilus_, qui correspond a un trou pareil perce dans le flanc du canot. C'est par cette double ouverture que je m'introduis dans l'embarcation. On referme l'une, celle du _Nautilus_ ; je referme l'autre, celle du canot, au moyen de vis de pression ; je largue les boulons, et l'embarcation remonte avec une prodigieuse rapidite a la surface de la mer. J'ouvre alors le panneau du pont, soigneusement clos jusque-la, je mate, je hisse ma voile ou je prends mes avirons, et je me promene. -- Mais comment revenez-vous a bord ? -- Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c'est le _Nautilus_ qui revient. -- A vos ordres ! -- A mes ordres. Un fil electrique me rattache a lui. Je lance un telegramme, et cela suffit. -- En effet, dis-je, grise par ces merveilles, rien n'est plus simple ! >> Apres avoir depasse la cage de l'escalier qui aboutissait a la plate-forme, je vis une cabine longue de deux metres, dans laquelle Conseil et Ned Land, enchantes de leur repas, s'occupaient a le devorer a belles dents. Puis, une porte s'ouvrit sur la cuisine longue de trois metres, situee entre les vastes cambuses du bord. La, l'electricite, plus energique et plus obeissante que le gaz lui-meme, faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous les fourneaux, communiquaient a des eponges de platine une chaleur qui se distribuait et se maintenait regulierement. Elle chauffait egalement des appareils distillatoires qui, par la vaporisation, fournissaient une excellente eau potable. Aupres de cette cuisine s'ouvrait une salle de bains, confortablement disposee, et dont les robinets fournissaient l'eau froide ou l'eau chaude, a volonte. A la cuisine succedait le poste de l'equipage, long de cinq metres. Mais la porte en etait fermee, et je ne pus voir son amenagement, qui m'eut peut-etre fixe sur le nombre d'hommes necessite par la manoeuvre du _Nautilus_. Au fond s'elevait une quatrieme cloison etanche qui separait ce poste de la chambre des machines. Une porte s'ouvrit, et je me trouvai dans ce compartiment ou le capitaine Nemo - ingenieur de premier ordre, a coup sur - avait dispose ses appareils de locomotion. Cette chambre des machines, nettement eclairee, ne mesurait pas moins de vingt metres en longueur. Elle etait naturellement divisee en deux parties ; la premiere renfermait les elements qui produisaient l'electricite. et la seconde, le mecanisme qui transmettait le mouvement a l'helice. Je fus surpris, tout d'abord, de l'odeur sui generis qui emplissait ce compartiment. Le capitaine Nemo s'apercut de mon impression. << Ce sont, me dit-il, quelques degagements de gaz, produits par l'emploi du sodium ; mais ce n'est qu'un leger inconvenient. Tous les matins, d'ailleurs, nous purifions le navire en le ventilant a grand air. >> Cependant, j'examinais avec un interet facile a concevoir la machine du _Nautilus_. << Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, j'emploie des elements Bunzen, et non des elements Ruhmkorff. Ceux-ci eussent ete impuissants. Les elements Bunzen sont peu nombreux, mais forts et grands, ce qui vaut mieux, experience faite. L'electricite produite se rend a l'arriere, ou elle agit par des electro-aimants de glande dimension sur un systeme particulier de leviers et d'engrenages qui transmettent le mouvement a l'arbre de l'helice. Celle-ci. dont le diametre est de six metres et le pas de sept metres cinquante, peut donner jusqu'a cent vingt tours par seconde. -- Et vous obtenez alors ? -- Une vitesse de cinquante milles a l'heure. >> Il y avait la un mystere, mais je n'insistai pas pour le connaitre. Comment l'electricite pouvait-elle agir avec une telle puissance ? Ou cette force presque illimitee prenait-elle son origine ? Etait-ce dans sa tension excessive obtenue par des bobines d'une nouvelle sorte ? Etait-ce dans sa transmission qu'un systeme de leviers inconnus pouvait accroitre a l'infini ? C'est ce que je ne pouvais comprendre. << Capitaine Nemo, dis-je, je constate les resultats et je ne cherche pas a les expliquer. J'ai vu le _Nautilus_ manoeuvrer devant l'_Abraham-Lincoln_, et je sais a quoi m'en tenir sur sa vitesse. Mais marcher ne suffit pas. Il faut voir ou l'on va ! Il faut pouvoir se diriger a droite, a gauche, en haut, en bas ! Comment atteignez-vous les grandes profondeurs, ou vous trouvez une resistance croissante qui s'evalue par des centaines d'atmospheres ? Comment remontez-vous a la surface de l'Ocean ? Enfin, comment vous maintenez-vous dans le milieu qui vous convient ? Suis-je indiscret en vous le demandant ? -- Aucunement, monsieur le professeur, me repondit le capitaine, apres une legere hesitation. puisque vous ne devez jamais quitter ce bateau sous-marin. Venez dans le salon. C'est notre veritable cabinet de travail, et la, vous apprendrez tout ce que vous devez savoir sur le _Nautilus_ ! >> XIII QUELQUES CHIFFRES Un instant apres, nous etions assis sur un divan du salon, le cigare aux levres. Le capitaine mit sous mes yeux une epure qui donnait les plan, coupe et elevation du _Nautilus_. Puis il commenca sa description en ces termes : << Voici. monsieur Aronnax, les diverses dimensions du bateau qui vous porte. C'est un cylindre tres allonge, a bouts coniques. Il affecte sensiblement la forme d'un cigare, forme deja adoptee a Londres dans plusieurs constructions du meme genre. La longueur de ce cylindre. de tete en tete, est exactement de soixante-dix metres, et son bau. a sa plus grande largeur, est de huit metres. Il n'est donc pas construit tout a fait au dixieme comme vos steamers de grande marche, mais ses lignes sont suffisamment longues et sa coulee assez prolongee, pour que l'eau deplacee s'echappe aisement et n'oppose aucun obstacle a sa marche. << Ces deux dimensions vous permettent d'obtenir par un simple calcul la surface et le volume du _Nautilus_. Sa surface comprend mille onze metres carres et quarante-cinq centiemes ; son volume, quinze cents metres cubes et deux dixiemes - ce qui revient a dire qu'entierement immerge, il deplace ou pese quinze cents metres cubes ou tonneaux. << Lorsque j'ai fait les plans de ce navire destine a une navigation sous-marine, j'ai voulu, qu'en equilibre dans l'eau il plongeat des neuf dixiemes, et qu'il emergeat d'un dixieme seulement. Par consequent, il ne devait deplacer dans ces conditions que les neuf dixiemes de son volume, soit treize cent cinquante-six metres cubes et quarante-huit centiemes, c'est-a-dire ne peser que ce meme nombre de tonneaux. J'ai donc du ne pas depasser ce poids en le construisant suivant les dimensions sus-dites. << Le _Nautilus_ se compose de deux coques, l'une interieure, l'autre exterieure, reunies entre elles par des fers en T qui lui donnent une rigidite extreme. En effet, grace a cette disposition cellulaire, il resiste comme un bloc, comme s'il etait plein. Son borde ne peut ceder ; il adhere par lui-meme et non par le serrage des rivets, et l'homogeneite de sa construction, due au parfait assemblage des materiaux, lui permet de defier les mers les plus violentes. << Ces deux coques sont fabriquees en tole d'acier dont la densite par rapport a l'eau est de sept, huit dixiemes. La premiere n'a pas moins de cinq centimetres d'epaisseur, et pese trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux quatre-vingt-seize centiemes. La seconde enveloppe, la quille, haute de cinquante centimetres et large de vingt-cinq, pesant, a elle seule, soixante-deux tonneaux, la machine, le lest, les divers accessoires et amenagements, les cloisons et les etresillons interieurs, ont un poids de neuf cent soixante et un tonneaux soixante-deux centiemes, qui, ajoutes aux trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux et quatre-vingt-seize centiemes, forment le total exige de treize cent cinquante-six tonneaux et quarante-huit centiemes. Est-ce entendu ? -- C'est entendu, repondis-je. -- Donc, reprit le capitaine, lorsque le _Nautilus_ se trouve a flot dans ces conditions, il emerge d'un dixieme. Or, si j'ai dispose des reservoirs d'une capacite egale a ce dixieme, soit d'une contenance de cent cinquante tonneaux et soixante-douze centiemes, et si je les remplis d'eau, le bateau deplacant alors quinze cent sept tonneaux, ou les pesant, sera completement immerge. C'est ce qui arrive, monsieur le professeur. Ces reservoirs existent en abord dans les parties inferieures du _Nautilus_. J'ouvre des robinets, ils se remplissent, et le bateau s'enfoncant vient affleurer la surface de l'eau. -- Bien, capitaine, mais nous arrivons alors a la veritable difficulte. Que vous puissiez affleurer la surface de l'Ocean, je le comprends. Mais plus bas, en plongeant au-dessous de cette surface, votre appareil sous-marin ne va-t-il pas rencontrer une pression et par consequent subir une poussee de bas en haut qui doit etre evaluee a une atmosphere par trente pieds d'eau, soit environ un kilogramme par centimetre carre ? -- Parfaitement, monsieur. -- Donc, a moins que vous ne remplissiez le _Nautilus_ en entier, je ne vois pas comment vous pouvez l'entrainer au sein des masses liquides. -- Monsieur le professeur, repondit le capitaine Nemo, il ne faut pas confondre la statique avec la dynamique, sans quoi l'on s'expose a de graves erreurs. Il y a tres peu de travail a depenser pour atteindre les basses regions de l'Ocean, car les corps ont une tendance a devenir << fondriers >>. Suivez mon raisonnement. -- Je vous ecoute, capitaine. -- Lorsque j'ai voulu determiner l'accroissement de poids qu'il faut donner au _Nautilus_ pour l'immerger, je n'ai eu a me preoccuper que de la reduction du volume que l'eau de mer eprouve a mesure que ses couches deviennent de plus en plus profondes. -- C'est evident, repondis-je. -- Or, si l'eau n'est pas absolument incompressible, elle est, du moins, tres peu compressible. En effet, d'apres les calculs les plus recents, cette reduction n'est que de quatre cent trente-six dix millioniemes par atmosphere, ou par chaque trente pieds de profondeur. S'agit-il d'aller a mille metres, je tiens compte alors de la reduction du volume sous une pression equivalente a celle d'une colonne d'eau de mille metres, c'est-a-dire sous une pression de cent atmospheres. Cette reduction sera alors de quatre cent trente-six cent milliemes. Je devrai donc accroitre le poids de facon a peser quinze cent treize tonneaux soixante-dix-sept centiemes, au lieu de quinze cent sept tonneaux deux dixiemes. L'augmentation ne sera consequemment que de six tonneaux cinquante-sept centiemes. -- Seulement ? -- Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile a verifier. Or, j'ai des reservoirs supplementaires capables d'embarquer cent tonneaux. Je puis donc descendre a des profondeurs considerables. Lorsque je veux remonter a la surface et l'affleurer, il me suffit de chasser cette eau, et de vider entierement tous les reservoirs, si je desire que le _Nautilus_ emerge du dixieme de sa capacite totale. >> A ces raisonnements appuyes sur des chiffres, je n'avais rien a objecter. << J'admets vos calculs, capitaine, repondis-je, et j'aurais mauvaise grace a les contester, puisque l'experience leur donne raison chaque jour. Mais je pressens actuellement en presence une difficulte reelle. -- Laquelle, monsieur ? -- Lorsque vous etes par mille metres de profondeur, les parois du _Nautilus_ supportent une pression de cent atmospheres. Si donc, a ce moment, vous voulez vider les reservoirs supplementaires pour alleger votre bateau et remonter a la surface, il faut que les pompes vainquent cette pression de cent atmospheres, qui est de cent kilogrammes par centimetre carre. De la une puissance... -- Que l'electricite seule pouvait me donner, se hata de dire le capitaine Nemo. Je vous repete, monsieur, que le pouvoir dynamique de mes machines est a peu pres infini. Les pompes du _Nautilus_ ont une force prodigieuse, et vous avez du le voir, quand leurs colonnes d'eau se sont precipitees comme un torrent sur l'_Abraham-Lincoln_. D'ailleurs, je ne me sers des reservoirs supplementaires que pour atteindre des profondeurs moyennes de quinze cent a deux mille metres, et cela dans le but de menager mes appareils. Aussi, lorsque la fantaisie me prend de visiter les profondeurs de l'Ocean a deux ou trois lieues au-dessous de sa surface, j'emploie des manoeuvres plus longues, mais non moins infaillibles. -- Lesquelles, capitaine ? demandai-je. -- Ceci m'amene naturellement a vous dire comment se manoeuvre le _Nautilus_. -- Je suis impatient de l'apprendre. -- Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur babord, pour evoluer, en un mot, suivant un plan horizontal, je me sers d'un gouvernail ordinaire a large safran, fixe sur l'arriere de l'etambot, et qu'une roue et des palans font agir. Mais je puis aussi mouvoir le _Nautilus_ de bas en haut et de haut en bas, dans un plan vertical, au moyen de deux plans inclines, attaches a ses flancs sur son centre de flottaison, plans mobiles, aptes a prendre toutes les positions, et qui se manoeuvrent de l'interieur au moyen de leviers puissants. Ces plans sont-ils maintenus paralleles au bateau, celui-ci se meut horizontalement. Sont-ils inclines, le _Nautilus_, suivant la disposition de cette inclinaison et sous la poussee de son helice, ou s'enfonce suivant une diagonale aussi allongee qu'il me convient, ou remonte suivant cette diagonale. Et meme, si je veux revenir plus rapidement a la surface, j'embraye l'helice, et la pression des eaux fait remonter verticalement le _Nautilus_ comme un ballon qui, gonfle d'hydrogene, s'eleve rapidement dans les airs. -- Bravo ! capitaine, m'ecriais-je. Mais comment le timonier peut-il suivre la route que vous lui donnez au milieu des eaux ? -- Le timonier est place dans une cage vitree, qui fait saillie a la partie superieure de la coque du _Nautilus_, et que garnissent des verres lenticulaires. -- Des verres capables de resister a de telles pressions ? -- Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependant une resistance considerable. Dans des experiences de peche a la lumiere electrique faites en 1864, au milieu des mers du Nord, on a vu des plaques de cette matiere, sous une epaisseur de sept millimetres seulement, resister a une pression de seize atmospheres, tout en laissant passer de puissants rayons calorifiques qui lui repartissaient inegalement la chaleur. Or, les verres dont je me sers n'ont pas moins de vingt et un centimetres a leur centre, c'est-a-dire trente fois cette epaisseur. -- Admis, capitaine Nemo ; mais enfin, pour voir, il faut que la lumiere chasse les tenebres, et je me demande comment au milieu de l'obscurite des eaux... -- En arriere de la cage du timonier est place un puissant reflecteur electrique, dont les rayons illuminent la mer a un demi-mille de distance. -- Ah ! bravo, trois fois bravo ! capitaine. Je m'explique maintenant cette phosphorescence du pretendu narval, qui a tant intrigue les savants ! A ce propos, je vous demanderai si l'abordage du _Nautilus_ et du Scotia, qui a eu un si grand retentissement, a ete le resultat d'une rencontre fortuite ? -- Purement fortuite, monsieur. Je naviguais a deux metres au-dessous de la surface des eaux, quand le choc s'est produit. J'ai d'ailleurs vu qu'il n'avait eu aucun resultat facheux. -- Aucun, monsieur. Mais quant a votre rencontre avec l'_Abraham-Lincoln_ ?... -- Monsieur le professeur, j'en suis fache pour l'un des meilleurs navires de cette brave marine americaine mais on m'attaquait et j'ai du me defendre ! Je me suis contente, toutefois, de mettre la fregate hors d'etat de me nuire - elle ne sera pas genee de reparer ses avaries au port le plus prochain. -- Ah ! commandant, m'ecriai-je avec conviction, c'est vraiment un merveilleux bateau que votre _Nautilus_ ! -- Oui, monsieur le professeur, repondit avec une veritable emotion le capitaine Nemo, et je l'aime comme la chair de ma chair ! Si tout est danger sur un de vos navires soumis aux hasards de l'Ocean, si sur cette mer, la premiere impression est le sentiment de l'abime, comme l'a si bien dit le Hollandais Jansen, au-dessous et a bord du _Nautilus_, le coeur de l'homme n'a plus rien a redouter. Pas de deformation a craindre, car la double coque de ce bateau a la rigidite du fer ; pas de greement que le roulis ou le tangage fatiguent ; pas de voiles que le vent emporte ; pas de chaudieres que la vapeur dechire ; pas d'incendie a redouter, puisque cet appareil est fait de tole et non de bois ; pas de charbon qui s'epuise, puisque l'electricite est son agent mecanique ; pas de rencontre a redouter, puisqu'il est seul a naviguer dans les eaux profondes ; pas de tempete a braver, puisqu'il trouve a quelques metres au-dessous des eaux l'absolue tranquillite ! Voila, monsieur. Voila le navire par excellence ! Et s'il est vrai que l'ingenieur ait plus de confiance dans le batiment que le constructeur, et le constructeur plus que le capitaine lui-meme, comprenez donc avec quel abandon je me fie a mon _Nautilus_, puisque j'en suis tout a la fois le capitaine, le constructeur et l'ingenieur ! >> Le capitaine Nemo parlait avec une eloquence entrainante. Le feu de son regard, la passion de son geste, le transfiguraient. Oui ! il aimait son navire comme un pere aime son enfant ! Mais une question, indiscrete peut-etre, se posait naturellement, et je ne pus me retenir de la lui faire. << Vous etes donc ingenieur, capitaine Nemo ? -- Oui, monsieur le professeur, me repondit-il, j'ai etudie a Londres, a Paris, a New York, du temps que j'etais un habitant des continents de la terre. -- Mais comment avez-vous pu construire, en secret, cet admirable _Nautilus_ ? -- Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, m'est arrive d'un point different du globe, et sous une destination deguisee. Sa quille a ete forgee au Creusot, son arbre d'helice chez Pen et Cdeg., de Londres, les plaques de tole de sa coque chez Leard, de Liverpool, son helice chez Scott, de Glasgow. Ses reservoirs ont ete fabriques par Cail et Co, de Paris, sa machine par Krupp, en Prusse, son eperon dans les ateliers de Motala, en Suede, ses instruments de precision chez Hart freres, de New York, etc., et chacun de ces fournisseurs a recu mes plans sous des noms divers. -- Mais, repris-je, ces morceaux ainsi fabriques, il a fallu les monter, les ajuster ? -- Monsieur le professeur, j'avais etabli mes ateliers sur un ilot desert, en plein Ocean. La, mes ouvriers c'est-a-dire mes braves compagnons que j'ai instruits et formes, et moi, nous avons acheve notre _Nautilus_. Puis, l'operation terminee, le feu a detruit toute trace de notre passage sur cet ilot que j'aurais fait sauter, si je l'avais pu. -- Alors il m'est permis de croire que le prix de revient de ce batiment est excessif ? -- Monsieur Aronnax, un navire en fer coute onze cent vingt-cinq francs par tonneau. Or, le _Nautilus_ en jauge quinze cents. Il revient donc a seize cent quatre-vingt-sept mille francs, soit deux millions y compris son amenagement, soit quatre ou cinq millions avec les oeuvres d'art et les collections qu'il renferme. -- Une derniere question, capitaine Nemo. -- Faites, monsieur le professeur. -- Vous etes donc riche ? -- Riche a l'infini, monsieur, et je pourrais, sans me gener, payer les dix milliards de dettes de la France ! >> Je regardai fixement le bizarre personnage qui me parlait ainsi. Abusait-il de ma credulite ? L'avenir devait me l'apprendre. XIV LE FLEUVE-NOIR La portion du globe terrestre occupee par les eaux est evaluee a trois millions huit cent trente-deux milles cinq cent cinquante-huit myriametres carres, soit plus de trente-huit millions d'hectares. Cette masse liquide comprend deux milliards deux cent cinquante millions de milles cubes, et formerait une sphere d'un diametre de soixante lieues dont le poids serait de trois quintillions de tonneaux. Et, pour comprendre ce nombre, il faut se dire que le quintillion est au milliard ce que le milliard est a l'unite, c'est-a-dire qu'il y a autant de milliards dans un quintillion que d'unites dans un milliard. Or, cette masse liquide, c'est a peu pres la quantite d'eau que verseraient tous les fleuves de la terre pendant quarante mille ans. Durant les epoques geologiques, a la periode du feu succeda la periode de l'eau. L'Ocean fut d'abord universel. Puis, peu a peu, dans les temps siluriens, des sommets de montagnes apparurent, des iles emergerent, disparurent sous des deluges partiels, se montrerent a nouveau, se souderent. formerent des continents et enfin les terres se fixerent geographiquement telles que nous les voyons. Le solide avait conquis sur le liquide trente-sept millions six cent cinquante-sept milles carres, soit douze mille neuf cent seize millions d'hectares. La configuration des continents permet de diviser les eaux en cinq grandes parties : l'Ocean glacial arctique, l'Ocean glacial antarctique, l'Ocean indien, l'Ocean atlantique, l'Ocean pacifique. L'Ocean pacifique s'etend du nord au sud entre les deux cercles polaires, et de l'ouest a l'est entre l'Asie et l'Amerique sur une etendue de cent quarante-cinq degres en longitude. C'est la plus tranquille des mers ; ses courants sont larges et lents, ses marees mediocres, ses pluies abondantes. Tel etait l'Ocean que ma destinee m'appelait d'abord a parcourir dans les plus etranges conditions. << Monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, nous allons, si vous le voulez bien, relever exactement notre position, et fixer le point de depart de ce voyage. Il est midi moins le quart. Je vais remonter a la surface des eaux. >> Le capitaine pressa trois fois un timbre electrique. Les pompes commencerent a chasser l'eau des reservoirs ; l'aiguille du manometre marqua par les differentes pressions le mouvement ascensionnel du _Nautilus_, puis elle s'arreta. << Nous sommes arrives >>, dit le capitaine. Je me rendis a l'escalier central qui aboutissait a la plate-forme. Je gravis les marches de metal, et, par les panneaux ouverts, j'arrivai sur la partie superieure du _Nautilus_. La plate-forme emergeait de quatre-vingts centimetres seulement. L'avant et l'arriere du _Nautilus_ presentaient cette disposition fusiforme qui le faisait justement comparer a un long cigare. Je remarquai que ses plaques de toles, imbriquees legerement, ressemblaient aux ecailles qui revetent le corps des grands reptiles terrestres. Je m'expliquai donc tres naturellement que, malgre les meilleures lunettes, ce bateau eut toujours ete pris pour un animal marin. Vers le milieu de la plate-forme, le canot, a demi-engage dans la coque du navire, formait une legere extumescence. En avant et en arriere s'elevaient deux cages de hauteur mediocre, a parois inclinees, et en partie fermees par d'epais verres lenticulaires : l'une destinee au timonier qui dirigeait le _Nautilus_, l'autre ou brillait le puissant fanal electrique qui eclairait sa route. La mer etait magnifique, le ciel pur. A peine si le long vehicule ressentait les larges ondulations de l'Ocean. Une legere brise de l'est ridait la surface des eaux. L'horizon, degage de brumes, se pretait aux meilleures observations. Nous n'avions rien en vue. Pas un ecueil, pas un ilot. Plus d'_Abraham-Lincoln_. L'immensite deserte. Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteur du soleil, qui devait lui donner sa latitude. Il attendit pendant quelques minutes que l'astre vint affleurer le bord de l'horizon. Tandis qu'il observait, pas un de ses muscles ne tressaillait, et l'instrument n'eut pas ete plus immobile dans une main de marbre. << Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand vous voudrez ?... >> Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu jaunatre des atterrages japonais, et je redescendis au grand salon. La, le capitaine fit son point et calcula chronometriquement sa longitude, qu'il controla par de precedentes observations d'angle horaires. Puis il me dit : << Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente-sept degres et quinze minutes de longitude a l'ouest... -- De quel meridien ? demandai-je vivement, esperant que la reponse du capitaine m'indiquerait peut-etre sa nationalite. -- Monsieur, me repondit-il, j'ai divers chronometres regles sur les meridiens de Paris, de Greenwich et de Washington. Mais, en votre honneur je me servirai de celui de Paris. >> Cette reponse ne m'apprenait rien. Je m'inclinai, et le commandant reprit : << Trente-sept degres et quinze minutes de longitude a l'ouest du meridien de Paris, et par trente degres et sept minutes de latitude nord, c'est-a-dire a trois cents milles environ des cotes du Japon. C'est aujourd'hui 8 novembre, a midi, que commence notre voyage d'exploration sous les eaux. -- Dieu nous garde ! repondis-je. -- Et maintenant, monsieur le professeur, ajouta le capitaine, je vous laisse a vos etudes. J'ai donne la route a l'est-nord-est par cinquante metres de profondeur. Voici des cartes a grands points, ou vous pourrez la suivre. Le salon est a votre disposition, et je vous demande la permission de me retirer. >> Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbe dans mes pensees. Toutes se portaient sur ce commandant du _Nautilus_. Saurais-je jamais a quelle nation appartenait cet homme etrange qui se vantait de n'appartenir a aucune ? Cette haine qu'il avait vouee a l'humanite, cette haine qui cherchait peut-etre des vengeances terribles, qui l'avait provoquee ? Etait-il un de ces savants meconnus, un de ces genies << auxquels on a fait du chagrin >>, suivant l'expression de Conseil, un Galilee moderne, ou bien un de ces hommes de science comme l'Americain Maury, dont la carriere a ete brisee par des revolutions politiques ? Je ne pouvais encore le dire. Moi que le hasard venait de jeter a son bord, moi dont il tenait la vie entre les mains, il m'accueillait froidement, mais hospitalierement. Seulement, il n'avait jamais pris la main que je lui tendais. Il ne m'avait jamais tendu la sienne. Une heure entiere, je demeurai plonge dans ces reflexions, cherchant a percer ce mystere si interessant pour moi. Puis mes regards se fixerent sur le vaste planisphere etale sur la table, et je placai le doigt sur le point meme ou se croisaient la longitude et la latitude observees. La mer a ses fleuves comme les continents. Ce sont des courants speciaux, reconnaissables a leur temperature, a leur couleur, et dont le plus remarquable est connu sous le nom de courant du Gulf Stream. La science a determine, sur le globe, la direction de cinq courants principaux : un dans l'Atlantique nord, un second dans l'Atlantique sud, un troisieme dans le Pacifique nord, un quatrieme dans le Pacifique sud, et un cinquieme dans l'Ocean indien sud. Il est meme probable qu'un sixieme courant existait autrefois dans l'Ocean indien nord, lorsque les mers Caspienne et d'Aral, reunies aux grands lacs de l'Asie, ne formaient qu'une seule et meme etendue d'eau. Or, au point indique sur le planisphere, se deroulait l'un de ces courants, le Kuro-Scivo des Japonais, le Fleuve-Noir, qui, sorti du golfe du Bengale ou le chauffent les rayons perpendiculaires du soleil des Tropiques, traverse le detroit de Malacca, prolonge la cote d'Asie, s'arrondit dans le Pacifique nord jusqu'aux iles Aleoutiennes, charriant des troncs de camphriers et autres produits indigenes, et tranchant par le pur indigo de ses eaux chaudes avec les flots de l'Ocean. C'est ce courant que le _Nautilus_ allait parcourir. Je le suivais du regard, je le voyais se perdre dans l'immensite du Pacifique, et je me sentais entrainer avec lui, quand Ned Land et Conseil apparurent a la porte du salon. Mes deux braves compagnons resterent petrifies a la vue des merveilles entassees devant leurs yeux. << Ou sommes-nous ? ou sommes-nous ? s'ecria le Canadien. Au museum de Quebec ? -- S'il plait a monsieur, repliqua Conseil, ce serait plutot a l'hotel du Sommerard ! -- Mes amis, repondis-je en leur faisant signe d'entrer, vous n'etes ni au Canada ni en France, mais bien a bord du _Nautilus_, et a cinquante metres au-dessous du niveau de la mer. -- Il faut croire monsieur, puisque monsieur l'affirme. repliqua Conseil ; mais franchement, ce salon est fait pour etonner meme un Flamand comme moi. -- Etonne-toi, mon ami. et regarde, car, pour un classificateur de ta force. il y a de quoi travailler ici. >> Je n'avais pas besoin d'encourager Conseil. Le brave garcon, penche sur les vitrines. murmurait deja des mots de la langue des naturalistes : classe des Gasteropodes, famille des Buccinoides, genre des Porcelaines, especes des Cypr/a Madagascariensis, etc. Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue, m'interrogeait sur mon entrevue avec le capitaine Nemo. Avais-je decouvert qui il etait, d'ou il venait, ou il allait, vers quelles profondeurs il nous entrainait ? Enfin mille questions auxquelles je n'avais pas le temps de repondre. Je lui appris tout ce que je savais, ou plutot, tout ce que je ne savais pas, et je lui demandai ce qu'il avait entendu ou vu de son cote. << Rien vu, rien entendu ! repondit le Canadien. Je n'ai pas meme apercu l'equipage de ce bateau. Est-ce que, par hasard, il serait electrique aussi, lui ? -- Electrique ! -- Par ma foi ! on serait tente de le croire. Mais vous, monsieur Aronnax, demanda Ned Land, qui avait toujours son idee, vous ne pouvez me dire combien d'hommes il y a a bord ? Dix, vingt, cinquante, cent ? -- Je ne saurais vous repondre, maitre Land. D'ailleurs, croyez-moi, abandonnez, pour le moment, cette idee de vous emparer du _Nautilus_ ou de le fuir. Ce bateau est un des chefs-d'oeuvre de l'industrie moderne, et je regretterais de ne pas l'avoir vu ! Bien des gens accepteraient la situation qui nous est faite, ne fut-ce que pour se promener a travers ces merveilles. Ainsi. tenez-vous tranquille, et tachons de voir ce qui se passe autour de nous. -- Voir ! s'ecria le harponneur, mais on ne voit rien, on ne verra rien de cette prison de tole ! Nous marchons, nous naviguons en aveugles... >> -- Ned Land prononcait ces derniers mots, quand l'obscurite se fit subitement, mais une obscurite absolue. Le plafond lumineux s'eteignit, et si rapidement, que mes yeux en eprouverent une impression douloureuse, analogue a celle que produit le passage contraire des profondes tenebres a la plus eclatante lumiere. Nous etions restes muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise, agreable ou desagreable, nous attendait. Mais un glissement se fit entendre. On eut dit que des panneaux se manoeuvraient sur les flancs du _Nautilus_. << C'est la fin de la fin ! dit Ned Land. -- Ordre des Hydromeduses ! >> murmura Conseil. Soudain, le jour se fit de chaque cote du salon, a travers deux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement eclairees par les effluences electriques. Deux plaques de cristal nous separaient de la mer. Je fremis, d'abord, a la pensee que cette fragile paroi pouvait se briser ; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une resistance presque infinie. La mer etait distinctement visible dans un rayon d'un mille autour du _Nautilus_. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait decrire ! Qui saurait peindre les effets de la lumiere a travers ces nappes transparentes, et la douceur de ses degradations successives jusqu'aux couches inferieures et superieures de l'Ocean ! On connait la diaphaneite de la mer. On sait que sa limpidite l'emporte sur celle de l'eau de roche. Les substances minerales et organiques, qu'elle tient en suspension, accroissent meme sa transparence. Dans certaines parties de l'Ocean, aux Antilles, cent quarante-cinq metres d'eau laissent apercevoir le lit de sable avec une surprenante nettete, et la force de penetration des rayons solaires ne parait s'arreter qu'a une profondeur de trois cents metres. Mais, dans ce milieu fluide que parcourait le _Nautilus_, l'eclat electrique se produisait au sein meme des ondes. Ce n'etait plus de l'eau lumineuse, mais de la lumiere liquide. Si l'on admet l'hypothese d'Erhemberg, qui croit a une illumination phosphorescente des fonds sous-marins, la nature a certainement reserve pour les habitants de la mer l'un de ses plus prodigieux spectacles, et j'en pouvais juger ici par les mille jeux de cette lumiere. De chaque cote, j'avais une fenetre ouverte sur ces abimes inexplores. L'obscurite du salon faisait valoir la clarte exterieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eut ete la vitre d'un immense aquarium. Le _Nautilus_ ne semblait pas bouger. C'est que les points de repere manquaient. Parfois, cependant, les lignes d'eau, divisees par son eperon, filaient devant nos regards avec une vitesse excessive. Emerveilles, nous etions accoudes devant ces vitrines, et nul de nous n'avait encore rompu ce silence de stupefaction, quand Conseil dit : << Vous vouliez voir. ami Ned, eh bien, vous voyez ! -- Curieux ! curieux ! faisait le Canadien - qui oubliant ses coleres et ses projets d'evasion, subissait une attraction irresistible - et l'on viendrait de plus loin pour admirer ce spectacle ! -- Ah ! m'ecriai-je, je comprends la vie de cet homme ! Il s'est fait un monde a part qui lui reserve ses plus etonnantes merveilles ! -- Mais les poissons ? fit observer le Canadien. Je ne vois pas de poissons ! -- Que vous importe, ami Ned, repondit Conseil, puisque vous ne les connaissez pas. -- Moi ! un pecheur ! s'ecria Ned Land. Et sur ce sujet, une discussion s'eleva entre les deux amis, car ils connaissaient les poissons, mais chacun d'une facon tres differente. Tout le monde sait que les poissons forment la quatrieme et derniere classe de l'embranchement des vertebres. On les a tres justement definis : << des vertebres a circulation double et a sang froid, respirant par des branchies et destines a vivre dans l'eau >>. Ils composent deux series distinctes : la serie des poissons osseux. c'est-a-dire ceux dont l'epine dorsale est faite de vertebres osseuses, et les poissons cartilagineux. c'est-a-dire ceux dont l'epine dorsale est faite de vertebres cartilagineuses. Le Canadien connaissait peut-etre cette distinction, mais Conseil en savait bien davantage, et maintenant, lie d'amitie avec Ned. il ne pouvait admettre qu'il fut moins instruit que lui. Aussi lui dit-il : << Ami Ned, vous etes un tueur de poissons, un tres habile pecheur. Vous avez pris un grand nombre de ces interessants animaux. Mais je gagerais que vous ne savez pas comment on les classe. -- Si. repondit serieusement le harponneur. On les classe en poissons qui se mangent et en poissons qui ne se mangent pas ! -- Voila une distinction de gourmand, repondit Conseil. Mais dites-moi si vous connaissez la difference qui existe entre les poissons osseux et les poissons cartilagineux ? -- Peut-etre bien, Conseil. -- Et la subdivision de ces deux grandes classes ? -- Je ne m'en doute pas, repondit le Canadien. -- Eh bien, ami Ned, ecoutez et retenez ! Les poissons osseux se subdivisent en six ordres : Primo. Les acanthopterygiens, dont la machoire superieure est complete. mobile. et dont les branchies affectent la forme d'un peigne. Cet ordre comprend quinze familles, c'est-a-dire les trois quarts des poissons connus. Type : la perche commune. -- Assez bonne a manger, repondit Ned Land. -- Secundo, reprit Conseil, les abdominaux, qui ont les nageoires ventrales suspendues sous l'abdomen et en arriere des pectorales, sans etre attachees aux os de l'epaule - ordre qui se divise en cinq familles, et qui comprend la plus grande partie des poissons d'eau douce. Type : la carpe, le brochet. -- Peuh ! fit le Canadien avec un certain mepris, des poissons d'eau douce ! -- Tertio, dit Conseil, les subrachiens, dont les ventrales sont attachees sous les pectorales et immediatement suspendues aux os de l'epaule. Cet ordre contient quatre familles. Type : plies, limandes, turbots, barbues, soles, etc. -- Excellent ! excellent ! s'ecriait le harponneur, qui ne voulait considerer les poissons qu'au point de vue comestible. -- Quarto, reprit Conseil, sans se demonter, les apodes, au corps allonge, depourvus de nageoires ventrales, et revetus d'une peau epaisse et souvent gluante ordre qui ne comprend qu'une famille. Type : l'anguille, le gymnote. -- Mediocre ! mediocre ! repondit Ned Land. -- Quinto, dit Conseil, les lophobranches, qui ont les machoires completes et libres, mais dont les branchies sont formees de petites houppes. disposees par paires le long des arcs branchiaux. Cet ordre ne compte qu'une famille. Type : les hippocampes, les pegases dragons. -- Mauvais ! mauvais ! repliqua le harponneur. -- Sexto, enfin, dit Conseil, les plectognathes, dont l'os maxillaire est attache fixement sur le cote de l'intermaxillaire qui forme la machoire, et dont l'arcade palatine s'engrene par suture avec le crane, ce qui la rend immobile ordre qui manque de vraies ventrales, et qui se compose de deux familles. Types : les tetrodons, les poissons-lunes. -- Bons a deshonorer une chaudiere ! s'ecria le Canadien. -- Avez-vous compris, ami Ned ? demanda le savant Conseil. -- Pas le moins du monde, ami Conseil, repondit le harponneur. Mais allez toujours, car vous etes tres interessant. -- Quant aux poissons cartilagineux, reprit imperturbablement Conseil, ils ne comprennent que trois ordres. -- Tant mieux, fit Ned. -- Primo, les cyclostomes, dont les machoires sont soudees en un anneau mobile, et dont les branchies s'ouvrent par des trous nombreux - ordre ne comprenant qu'une seule famille. Type : la lamproie. -- Faut l'aimer. repondit Ned Land. -- Secundo, les selaciens, avec branchies semblables a celles des cyclostomes, mais dont la machoire inferieure est mobile. Cet ordre, qui est le plus important de la classe, comprend deux familles. Types : la raie et les squales. -- Quoi ! s'ecria Ned, des raies et des requins dans le meme ordre ! Eh bien, ami Conseil, dans l'interet des raies, je ne vous conseille pas de les mettre ensemble dans le meme bocal ! -- Tertio, repondit Conseil, les sturioniens, dont les branchies sont ouvertes, comme a l'ordinaire, par une seule fente garnie d'un opercule ordre qui comprend quatre genres. Type : l'esturgeon. -- Ah ! ami Conseil, vous avez garde le meilleur pour la fin a mon avis, du moins. Et c'est tout ? -- Oui, mon brave Ned, repondit Conseil, et remarquez que quand on sait cela, on ne sait rien encore. car les familles se subdivisent en genres, en sous-genres. en especes, en varietes... -- Eh bien. ami Conseil, dit le harponneur, se penchant sur la vitre du panneau, voici des varietes qui passent ! -- Oui ! des poissons, s'ecria Conseil. On se croirait devant un aquarium ! -- Non, repondis-je, car l'aquarium n'est qu'une cage, et ces poissons-la sont libres comme l'oiseau dans l'air. -- Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-les donc ! disait Ned Land. -- Moi, repondit Conseil, je n'en suis pas capable ! Cela regarde mon maitre ! >> Et en effet, le digne garcon. classificateur enrage, n'etait point un naturaliste, et je ne sais pas s'il aurait distingue un thon d'une bonite. En un mot, le contraire du Canadien, qui nommait tous ces poissons sans hesiter. -- Un baliste, avais-je dit. -- Et un baliste chinois ! repondait Ned Land. -- Genre des balistes, famille des sclerodermes, ordre des plectognathes >>. murmurait Conseil. Decidement, a eux deux, Ned et Conseil auraient fait un naturaliste distingue. Le Canadien ne s'etait pas trompe. Une troupe de balistes, a corps comprime. a peau grenue, armes d'un aiguillon sur leur dorsale, se jouaient autour du _Nautilus_, et agitaient les quatre rangees de piquants qui herissent chaque cote de leur queue. Rien de plus admirable que leur enveloppe, grise par-dessus, blanche par-dessous dont les taches d'or scintillaient dans le sombre remous des lames. Entre eux ondulaient des raies, comme une nappe abandonnee aux vents. et parmi elles, j'apercus, a ma grande joie, cette raie chinoise, jaunatre a sa partie superieure, rose tendre sous le ventre et munie de trois aiguillons en arriere de son oeil : espece rare, et meme douteuse au temps de Lacepede, qui ne l'avait jamais vue que dans un recueil de dessins japonais. Pendant deux heures toute une armee aquatique fit escorte au _Nautilus_. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu'ils rivalisaient de beaute, d'eclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marque d'une double raie noire. Le gobie eleotre, a caudale arrondie, blanc de couleur et tachete de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereau de ces mers, au corps bleu et a la tete argentee, de brillants azurors dont le nom seul emporte toute description des spares rayes, aux nageoires variees de bleu et de jaune, des spares fasces, releves d'une bande noire sur leur caudale, des spares zonephores elegamment corsetes dans leurs six ceintures, des aulostones, veritables bouches en flute ou becasses de mer, dont quelques echantillons atteignaient une longueur d'un metre, des salamandres du Japon, des murenes echidnees, longs serpents de six pieds, aux yeux vifs et petits, et a la vaste bouche herissee de dents, etc. Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi, je m'extasiais devant la vivacite de leurs allures et la beaute de leurs formes. Jamais il ne m'avait ete donne de surprendre ces animaux vivants, et libres dans leur element naturel. Je ne citerai pas toutes les varietes qui passerent ainsi devant nos yeux eblouis, toute cette collection des mers du Japon et de la Chine. Ces poissons accouraient, plus nombreux que les oiseaux dans l'air, attires sans doute par l'eclatant foyer de lumiere electrique. Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tole se refermerent. L'enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je revai encore, jusqu'au moment ou mes regards se fixerent sur les instruments suspendus aux parois. La boussole montrait toujours la direction au nord-nord-est, le manometre indiquait une pression de cinq atmospheres correspondant a une profondeur de cinquante metres, et le loch electrique donnait une marche de quinze milles a l'heure. J'attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. L'horloge marquait cinq heures. Ned Land et Conseil retournerent a leur cabine. Moi, je regagnai ma chambre. Mon diner s'y trouvait prepare. Il se composait d'une soupe a la tortue faite des carets les plus delicats, d'un surmulet a chair blanche. un peu feuilletee, dont le foie prepare a part fit un manger delicieux, et de filets de cette viande de l'holocante empereur, dont la saveur me parut superieure a celle du saumon. Je passai la soiree a lire, a ecrire, a penser. Puis, le sommeil me gagnant, je m'etendis sur ma couche de zostere, et je m'endormis profondement, pendant que le _Nautilus_ se glissait a travers le rapide courant du Fleuve Noir. XV UNE INVITATION PAR LETTRE Le lendemain, 9 novembre, je ne me reveillai qu'apres un long sommeil de douze heures. Conseil vint, suivant son habitude, savoir << comment monsieur avait passe la nuit >>. et lui offrir ses services. Il avait laisse son ami le Canadien dormant comme un homme qui n'aurait fait que cela toute sa vie. Je laissai le brave garcon babiller a sa fantaisie, sans trop lui repondre. J'etais preoccupe de l'absence du capitaine Nemo pendant notre seance de la veille, et j'esperais le revoir aujourd'hui. Bientot j'eus revetu mes vetements de byssus. Leur nature provoqua plus d'une fois les reflexions de Conseil. Je lui appris qu'ils etaient fabriques avec les filaments lustres et soyeux qui rattachent aux rochers les << jambonneaux >>, sortes de coquilles tres abondantes sur les rivages de la Mediterranee. Autrefois, on en faisait de belles etoffes, des bas, des gants, car ils etaient a la fois tres moelleux et tres chauds. L'equipage du _Nautilus_ pouvait donc se vetir a bon compte, sans rien demander ni aux cotonniers, ni aux moutons, ni aux vers a soie de la terre. Lorsque je fus habille, je me rendis au grand salon. Il etait desert. Je me plongeai dans l'etude de ces tresors de conchyliologie, entasses sous les vitrines. Je fouillai aussi de vastes herbiers, emplis des plantes marines les plus rares, et qui, quoique dessechees, conservaient leurs admirables couleurs. Parmi ces precieuses hydrophytes, je remarquai des cladostephes verticillees, des padines-paon, des caulerpes a feuilles de vigne, des callithamnes graniferes, de delicates ceramies a teintes ecarlates, des agares disposees en eventails, des acetabules, semblables a des chapeaux de champignons tres deprimes, et qui furent longtemps classees parmi les zoophytes, enfin toute une serie de varechs. La journee entiere se passa, sans que je fusse honore de la visite du capitaine Nemo. Les panneaux du salon ne s'ouvrirent pas. Peut-etre ne voulait-on pas nous blaser sur ces belles choses. La direction du _Nautilus_ se maintint a l'est-nord-est, sa vitesse a douze milles, sa profondeur entre cinquante et soixante metres. Le lendemain, 10 novembre, meme abandon, meme solitude. Je ne vis personne de l'equipage. Ned et Conseil passerent la plus grande partie de la journee avec moi. Ils s'etonnerent de l'inexplicable absence du capitaine. Cet homme singulier etait-il malade ? Voulait-il modifier ses projets a notre egard ? Apres tout, suivant la remarque de Conseil. nous jouissions d'une entiere liberte, nous etions delicatement et abondamment nourris. Notre hote se tenait dans les termes de son traite. Nous ne pouvions nous plaindre, et d'ailleurs, la singularite meme de notre destinee nous reservait de si belles compensations, que nous n'avions pas encore le droit de l'accuser. Ce jour-la, je commencai le journal de ces aventures, ce qui m'a permis de les raconter avec la plus scrupuleuse exactitude, et, detail curieux, je l'ecrivis sur un papier fabrique avec la zostere marine. Le 11 novembre, de grand matin, l'air frais repandu a l'interieur du _Nautilus_ m'apprit que nous etions revenus a la surface de l'Ocean, afin de renouveler les provisions d'oxygene. Je me dirigeai vers l'escalier central, et je montai sur la plate-forme. Il etait six heures. Je trouvai le temps couvert, la mer grise, mais calme. A peine de houle. Le capitaine Nemo, que j'esperais rencontrer la, viendrait-il ? Je n'apercus que le timonier, emprisonne dans sa cage de verre. Assis sur la saillie produite par la coque du canot, j'aspirai avec delices les emanations salines. Peu a peu, la brume se dissipa sous l'action des rayons solaires. L'astre radieux debordait de l'horizon oriental. La mer s'enflamma sous son regard comme une trainee de poudre. Les nuages, eparpilles dans les hauteurs, se colorerent de tons vifs admirablement nuances, et de nombreuses << langues de chat >> annoncerent du vent pour toute la journee. Mais que faisait le vent a ce _Nautilus_ que les tempetes ne pouvaient effrayer ! J'admirai donc ce joyeux lever de soleil, si gai, si vivifiant, lorsque j'entendis quelqu'un monter vers la plate-forme. Je me preparais a saluer le capitaine Nemo, mais ce fut son second - que j'avais deja vu pendant la premiere visite du capitaine - qui apparut. Il s'avanca sur la plate-forme. et ne sembla pas s'apercevoir de ma presence. Sa puissante lunette aux yeux, il scruta tous les points de l'horizon avec une attention extreme. Puis, cet examen fait, il s'approcha du panneau, et prononca une phrase dont voici exactement les termes. Je l'ai retenue, car, chaque matin, elle se reproduisit dans des conditions identiques. Elle etait ainsi concue : << Nautron respoc lorni virch. >> Ce qu'elle signifiait, je ne saurais le dire. Ces mots prononces, le second redescendit. Je pensai que le _Nautilus_ allait reprendre sa navigation sous-marine. Je regagnai donc le panneau, et par les coursives je revins a ma chambre. Cinq jours s'ecoulerent ainsi, sans que la situation se modifiat. Chaque matin, je montais sur la plate-forme. La meme phrase etait prononcee par le meme individu. Le capitaine Nemo ne paraissait pas. J'avais pris mon parti de ne plus le voir, quand, le 16 novembre, rentre dans ma chambre avec Ned et Conseil, je trouvai sur la table un billet a mon adresse. Je l'ouvris d'une main impatiente. Il etait ecrit d'une ecriture franche et nette, mais un peu gothique et qui rappelait les types allemands. Ce billet etait libelle en ces termes : _Monsieur le professeur Aronnax, a bord du_ Nautilus. _16 novembre 1867._ _Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnax a une partie de chasse qui aura lieu demain matin dans ses forets de l'ile Crespo. Il espere que rien n'empechera monsieur le professeur d'y assister, et il verra avec plaisir que ses compagnons se joignent a lui._ _Le commandant du_ Nautilus, _Capitaine NEMO._ >> << Une chasse ! s'ecria Ned. -- Et dans ses forets de l'ile Crespo ! ajouta Conseil. -- Mais il va donc a terre, ce particulier-la ? reprit Ned Land. -- Cela me parait clairement indique, dis-je en relisant la lettre. -- Eh bien ! il faut accepter, repliqua le Canadien. Une fois sur la terre ferme, nous aviserons a prendre un parti. D'ailleurs, je ne serai pas fache de manger quelques morceaux de venaison fraiche. >> Sans chercher a concilier ce qu'il y avait de contradictoire entre l'horreur manifeste du capitaine Nemo pour les continents et les iles, et son invitation de chasser en foret, je me contentai de repondre : << Voyons d'abord ce que c'est que l'ile Crespo. >> Je consultai le planisphere, et, par 32deg.40' de latitude nord et 167deg.50' de longitude ouest, je trouvai un ilot qui fut reconnu en 1801 par le capitaine Crespo, et que les anciennes cartes espagnoles nommaient Rocca de la Plata, c'est-a-dire << Roche d'Argent >>. Nous etions donc a dix-huit cents milles environ de notre point de depart, et la direction un peu modifiee du _Nautilus_ le ramenait vers le sud-est. Je montrai a mes compagnons ce petit roc perdu au milieu du Pacifique nord. << Si le capitaine Nemo va quelquefois a terre, leur dis-je, il choisit du moins des iles absolument desertes ! >> Ned Land hocha la tete sans repondre, puis Conseil et lui me quitterent. Apres un souper qui me fut servi par le stewart muet et impassible, je m'endormis, non sans quelque preoccupation. Le lendemain, 17 novembre, a mon reveil, je sentis que le _Nautilus_ etait absolument immobile. Je m'habillai lestement, et j'entrai dans le grand salon. Le capitaine Nemo etait la. Il m'attendait, se leva, salua, et me demanda s'il me convenait de l'accompagner. Comme il ne fit aucune allusion a son absence pendant ces huit jours, je m'abstins de lui en parler, et je repondis simplement que mes compagnons et moi nous etions prets a le suivre. << Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me permettrai de vous adresser une question. -- Adressez, monsieur Aronnax, et, si je puis y repondre, j'y repondrai. -- Eh bien, capitaine, comment se fait-il que vous, qui avez rompu toute relation avec la terre, vous possediez des forets dans l'ile Crespo ? -- Monsieur le professeur, me repondit le capitaine, les forets que je possede ne demandent au soleil ni sa lumiere ni sa chaleur. Ni les lions, ni les tigres, ni les pantheres, ni aucun quadrupede ne les frequentent. Elles ne sont connues que de moi seul. Elles ne poussent que pour moi seul. Ce ne sont point des forets terrestres, mais bien des forets sous-marines. -- Des forets sous-marines ! m'ecriai-je. -- Oui, monsieur le professeur. -- Et vous m'offrez de m'y conduire ? -- Precisement. -- A pied ? -- Et meme a pied sec. -- En chassant ? -- En chassant. -- Le fusil a la main ? -- Le fusil a la main. >> Je regardai le commandant du _Nautilus_ d'un air qui n'avait rien de flatteur pour sa personne. << Decidement, il a le cerveau malade, pensai-je. Il a eu un acces qui a dure huit jours, et meme qui dure encore. C'est dommage ! Je l'aimais mieux etrange que fou ! >> Cette pensee se lisait clairement sur mon visage, mais le capitaine Nemo se contenta de m'inviter a le suivre, et je le suivis en homme resigne a tout. Nous arrivames dans la salle a manger, ou le dejeuner se trouvait servi. << Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je vous prierai de partager mon dejeuner sans facon. Nous causerons en mangeant. Mais, si je vous ai promis une promenade en foret, je ne me suis point engage a vous y faire rencontrer un restaurant. Dejeunez donc en homme qui ne dinera probablement que fort tard. >> Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissons et de tranches d'holoturies, excellents zoophytes, releves d'algues tres aperitives, telles que la _Porphyria laciniata_ et la _Laurentia primafetida_. La boisson se composait d'eau limpide a laquelle, a l'exemple du capitaine, j'ajoutai quelques gouttes d'une liqueur fermentee, extraite, suivant la mode kamchatkienne, de l'algue connue sous le nom de << Rhodomenie palmee >>. Le capitaine Nemo mangea, d'abord, sans prononcer une seule parole. Puis, il me dit : << Monsieur le professeur, quand je vous ai propose de venir chasser dans mes forets de Crespo, vous m'avez cru en contradiction avec moi-meme. Quand je vous ai appris qu'il s'agissait de forets sous-marines, vous m'avez cru fou. Monsieur le professeur, il ne faut jamais juger les hommes a la legere. -- Mais, capitaine, croyez que... -- Veuillez m'ecouter, et vous verrez si vous devez m'accuser de folie ou de contradiction. -- Je vous ecoute. -- Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien que moi, l'homme peut vivre sous l'eau a la condition d'emporter avec lui sa provision d'air respirable. Dans les travaux sous-marins, l'ouvrier, revetu d'un vetement impermeable et la tete emprisonnee dans une capsule de metal, recoit l'air de l'exterieur au moyen de pompes foulantes et de regulateurs d'ecoulement. -- C'est l'appareil des scaphandres, dis-je. -- En effet, mais dans ces conditions, l'homme n'est pas libre. Il est rattache a la pompe qui lui envoie l'air par un tuyau de caoutchouc, veritable chaine qui le rive a la terre, et si nous devions etre ainsi retenus au _Nautilus_, nous ne pourrions aller loin. -- Et le moyen d'etre libre ? demandai-je. -- C'est d'employer l'appareil Rouquayrol-Denayrouze, imagine par deux de vos compatriotes, mais que j'ai perfectionne pour mon usage, et qui vous permettra de vous risquer dans ces nouvelles conditions physiologiques, sans que vos organes en souffrent aucunement. Il se compose d'un reservoir en tole epaisse, dans lequel j'emmagasine l'air sous une pression de cinquante atmospheres. Ce reservoir se fixe sur le dos au moyen de bretelles, comme un sac de soldat. Sa partie superieure forme une boite d'ou l'air, maintenu par un mecanisme a soufflet, ne peut s'echapper qu'a sa tension normale. Dans l'appareil Rouquayrol, tel qu'il est employe, deux tuyaux en caoutchouc, partant de cette boite, viennent aboutir a une sorte de pavillon qui emprisonne le nez et la bouche de l'operateur ; l'un sert a l'introduction de l'air inspire, l'autre a l'issue de l'air expire, et la langue ferme celui-ci ou celui-la, suivant les besoins de la respiration. Mais, moi qui affronte des pressions considerables au fond des mers, j'ai du enfermer ma tete, comme celle des scaphandres, dans une sphere de cuivre, et c'est a cette sphere qu'aboutissent les deux tuyaux inspirateurs et expirateurs. -- Parfaitement, capitaine Nemo, mais l'air que vous emportez doit s'user vite, et des qu'il ne contient plus que quinze pour cent d'oxygene, il devient irrespirable. Sans doute, mais je vous l'ai dit, monsieur Aronnax, les pompes du _Nautilus_ me permettent de l'emmagasiner sous une pression considerable, et, dans ces conditions, le reservoir de l'appareil peut fournir de l'air respirable pendant neuf ou dix heures. -- Je n'ai plus d'objection a faire, repondis-je. Je vous demanderai seulement, capitaine, comment vous pouvez eclairer votre route au fond de l'Ocean ? -- Avec l'appareil Ruhmkorff, monsieur Aronnax. Si le premier se porte sur le dos, le second s'attache a la ceinture. Il se compose d'une pile de Bunzen que je mets en activite, non avec du bichromate de potasse, mais avec du sodium. Une bobine d'induction recueille l'electricite produite, et la dirige vers une lanterne d'une disposition particuliere. Dans cette lanterne se trouve un serpentin de verre qui contient seulement un residu de gaz carbonique. Quand l'appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux, en donnant une lumiere blanchatre et continue. Ainsi pourvu, je respire et je vois. -- Capitaine Nemo, a toutes mes objections vous faites de si ecrasantes reponses que je n'ose plus douter. Cependant, si je suis bien force d'admettre les appareils Rouquayrol et Ruhmkorff, je demande a faire des reserves pour le fusil dont vous voulez m'armer. -- Mais ce n'est point un fusil a poudre, repondit le capitaine. -- C'est donc un fusil a vent ? -- Sans doute. Comment voulez-vous que je fabrique de la poudre a mon bord, n'ayant ni salpetre, ni soufre ni charbon ? -- D'ailleurs, dis-je, pour tirer sous l'eau, dans un milieu huit cent cinquante-cinq fois plus dense que l'air il faudrait vaincre une resistance considerable. -- Ce ne serait pas une raison. Il existe certains canons, perfectionnes apres Fulton par les Anglais Philippe Coles et Burley, par le Francais Furcy, par l'Italien Landi, qui sont munis d'un systeme particulier de fermeture, et qui peuvent tirer dans ces conditions. Mais je vous le repete, n'ayant pas de poudre, je l'ai remplacee par de l'air a haute pression, que les pompes du _Nautilus_ me fournissent abondamment. -- Mais cet air doit rapidement s'user. -- Eh bien, n'ai-je pas mon reservoir Rouquayrol, qui peut, au besoin, m'en fournir. Il suffit pour cela d'un robinet _ad hoc_. D'ailleurs, monsieur Aronnax, vous verrez par vous-meme que, pendant ces chasses sous-marines, on ne fait pas grande depense d'air ni de balles. -- Cependant, il me semble que dans cette demi-obscurite, et au milieu de ce liquide tres dense par rapport a l'atmosphere, les coups ne peuvent porter loin et sont difficilement mortels ? -- Monsieur, avec ce fusil tous les coups sont mortels, au contraire, et des qu'un animal est touche, si legerement que ce soit, il tombe foudroye. -- Pourquoi ? -- Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que ce fusil lance, mais de petites capsules de verre - inventees par le chimiste autrichien Leniebroek - et dont j'ai un approvisionnement considerable. Ces capsules de verre, recouvertes d'une armature d'acier, et alourdies par un culot de plomb, sont de veritables petites bouteilles de Leyde, dans lesquelles l'electricite est forcee a une tres haute tension. Au plus leger choc, elles se dechargent, et l'animal, si puissant qu'il soit, tombe mort. J'ajouterai que ces capsules ne sont pas plus grosses que du numero quatre, et que la charge d'un fusil ordinaire pourrait en contenir dix. -- Je ne discute plus, repondis-je en me levant de table, et je n'ai plus qu'a prendre mon fusil. D'ailleurs, ou vous Irez, j'irai. >> Le capitaine Nemo me conduisit vers l'arriere du _Nautilus_, et, en passant devant la cabine de Ned et de Conseil, j'appelai mes deux compagnons qui nous suivirent aussitot. Puis, nous arrivames a une cellule situee en abord pres de la chambre des machines, et dans laquelle nous devions revetir nos vetements de promenade. XVI PROMENADE EN PLAINE Cette cellule etait, a proprement parler, l'arsenal et le vestiaire du _Nautilus_. Une douzaine d'appareils de scaphandres, suspendus a la paroi, attendaient les promeneurs. Ned Land, en les voyant, manifesta une repugnance evidente a s'en revetir. << Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forets de l'ile de Crespo ne sont que des forets sous-marines ! -- Bon ! fit le harponneur desappointe, qui voyait s'evanouir ses reves de viande fraiche. Et vous, monsieur Aronnax, vous allez vous introduire dans ces habits-la ? -- Il le faut bien, maitre Ned. -- Libre a vous, monsieur, repondit le harponneur, haussant les epaules, mais quant a moi, a moins qu'on ne m'y force, je n'entrerai jamais la-dedans. -- On ne vous forcera pas, maitre Ned, dit le capitaine Nemo. -- Et Conseil va se risquer ? demanda Ned. -- Je suis monsieur partout ou va monsieur >>, repondit Conseil. Sur un appel du capitaine, deux hommes de l'equipage vinrent nous aider a revetir ces lourds vetements impermeables, faits en caoutchouc sans couture, et prepares de maniere a supporter des pressions considerables. On eut dit une armure a la fois souple et resistante. Ces vetements formaient pantalon et veste. Le pantalon se terminait par d'epaisses chaussures, garnies de lourdes semelles de plomb. Le tissu de la veste etait maintenu par des lamelles de cuivre qui cuirassaient la poitrine, la defendaient contre la poussee des eaux, et laissaient les poumons fonctionner librement ; ses manches finissaient en forme de gants assouplis, qui ne contrariaient aucunement les mouvements de la main. Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres perfectionnes aux vetements informes, tels que les cuirasses de liege, les soubrevestes, les habits de mer, les coffres, etc., qui furent inventes et prones dans le XVIIIe siecle. Le capitaine Nemo, un de ses compagnons - sorte d'Hercule, qui devait etre d'une force prodigieuse - , Conseil et moi, nous eumes bientot revetu ces habits de scaphandres. Il ne s'agissait plus que d'emboiter notre tete dans sa sphere metallique. Mais, avant de proceder a cette operation, je demandai au capitaine la permission d'examiner les fusils qui nous etaient destines. L'un des hommes du _Nautilus_ me presenta un fusil simple dont la crosse, faite en tole d'acier et creuse a l'interieur, etait d'assez grande dimension. Elle servait de reservoir a l'air comprime, qu'une soupape, manoeuvree par une gachette, laissait echapper dans le tube de metal. Une boite a projectiles, evidee dans l'epaisseur de la crosse, renfermait une vingtaine de balles electriques, qui, au moyen d'un ressort, se placaient automatiquement dans le canon du fusil. Des qu'un coup etait tire, l'autre etait pret a partir. << Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est parfaite et d'un maniement facile. Je ne demande plus qu'a l'essayer. Mais comment allons-nous gagner le fond de la mer ? -- En ce moment, monsieur le professeur, le _Nautilus_ est echoue par dix metres d'eau, et nous n'avons plus qu'a partir. -- Mais comment sortirons-nous ? -- Vous l'allez voir. >> Le capitaine Nemo introduisit sa tete dans la calotte spherique. Conseil et moi, nous en fimes autant, non sans avoir entendu le Canadien nous lancer un << bonne chasse >> ironique. Le haut de notre vetement etait termine par un collet de cuivre taraude, sur lequel se vissait ce casque de metal. Trois trous, proteges par des verres epais, permettaient de voir suivant toutes les directions, rien qu'en tournant la tete a l'interieur de cette sphere. Des qu'elle fut en place, les appareils Rouquayrol, places sur notre dos, commencerent a fonctionner, et, pour mon compte, je respirai a l'aise. La lampe Ruhmkorff suspendue a ma ceinture, le fusil a la main, j'etais pret a partir. Mais, pour etre franc, emprisonne dans ces lourds vetements et cloue au tillac par mes semelles de plomb, il m'eut ete impossible de faire un pas. Mais ce cas etait prevu, car je sentis que l'on me poussait dans une petite chambre contigue au vestiaire. Mes compagnons, egalement remorques, me suivaient. J'entendis une porte, munie d'obturateurs, se refermer sur nous, et une profonde obscurite nous enveloppa. Apres quelques minutes, un vif sifflement parvint a mon oreille. Je sentis une certaine impression de froid monter de mes pieds a ma poitrine. Evidemment, de l'interieur du bateau on avait, par un robinet, donne entree a l'eau exterieure qui nous envahissait, et dont cette chambre fut bientot remplie. Une seconde porte, percee dans le flanc du _Nautilus_, s'ouvrit alors. Un demi-jour nous eclaira. Un instant apres, nos pieds foulaient le fond de la mer. Et maintenant. comment pourrais-je retracer les impressions que m'a laissees cette promenade sous les eaux ? Les mots sont impuissants a raconter de telles merveilles ! Quand le pinceau lui-meme est inhabile a rendre les effets particuliers a l'element liquide, comment la plume saurait-elle les reproduire ? Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnon nous suivait a quelques pas en arriere. Conseil et moi, nous restions l'un pres de l'autre, comme si un echange de paroles eut ete possible a travers nos carapaces metalliques. Je ne sentais deja plus la lourdeur de mes vetements, de mes chaussures, de mon reservoir d'air, ni le poids de cette epaisse sphere, au milieu de laquelle ma tete ballottait comme une amande dans sa coquille. Tous ces objets, plonges dans l'eau, perdaient une partie de leur poids egale a celui du liquide deplace. et je me trouvais tres bien de cette loi physique reconnue par Archimede. Je n'etais plus une masse inerte, et j'avais une liberte de mouvement relativement grande. La lumiere, qui eclairait le sol jusqu'a trente pieds au-dessous de la surface de l'Ocean, m'etonna par sa puissance. Les rayons solaires traversaient aisement cette masse aqueuse et en dissipaient la coloration. Je distinguais nettement les objets a une distance de cent metres. Au-dela, les fonds se nuancaient des fines degradations de l'outremer, puis ils bleuissaient dans les lointains, et s'effacaient au milieu d'une vague obscurite. Veritablement, cette eau qui m'entourait n'etait qu'une sorte d'air, plus dense que l'atmosphere terrestre, mais presque aussi diaphane. Au-dessus de moi, j'apercevais la calme surface de la mer. Nous marchions sur un sable fin, uni, non ride comme celui des plages qui conserve l'empreinte de la houle. Ce tapis eblouissant, veritable reflecteur, repoussait les rayons du soleil avec une surprenante intensite. De la, cette immense reverberation qui penetrait toutes les molecules liquides. Serai-je cru si j'affirme, qu'a cette profondeur de trente pieds, j'y voyais comme en plein jour ? Pendant un quart d'heure, je foulai ce sable ardent, seme d'une impalpable poussiere de coquillages. La coque du _Nautilus_, dessinee comme un long ecueil, disparaissait peu a peu, mais son fanal, lorsque la nuit se serait faite au milieu des eaux, devait faciliter notre retour a bord, en projetant ses rayons avec une nettete parfaite. Effet difficile a comprendre pour qui n'a vu que sur terre ces nappes blanchatres si vivement accusees. La, la poussiere dont l'air est sature leur donne l'apparence d'un brouillard lumineux ; mais sur mer, comme sous mer, ces traits electriques se transmettent avec une incomparable purete. Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine de sable semblait etre sans bornes. J'ecartais de la main les rideaux liquides qui se refermaient derriere moi, et la trace de mes pas s'effacait soudain sous la pression de l'eau. Bientot, quelques formes d'objets. a peine estompees dans l'eloignement, se dessinerent a mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers plans de rochers, tapisses de zoophytes du plus bel echantillon, et je fus tout d'abord frappe d'un effet special a ce milieu. Il etait alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frappaient la surface des flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur lumiere decomposee par la refraction comme a travers un prisme, fleurs, rochers, plantules, coquillages, polypes, se nuancaient sur leurs bords des sept couleurs du spectre solaire. C'etait une merveille, une fete des yeux, que cet enchevetrement de tons colores, une veritable kaleidoscopie de vert, de jaune, d'orange, de violet, d'indigo, de bleu, en un mot, toute la palette d'un coloriste enrage ! Que ne pouvais-je communiquer a Conseil les vives sensations qui me montaient au cerveau, et rivaliser avec lui d'interjections admiratives ! Que ne savais-je, comme le capitaine Nemo et son compagnon, echanger mes pensees au moyen de signes convenus ! Aussi, faute de mieux, je me parlais a moi-meme. je criais dans la boite de cuivre qui coiffait ma tete, depensant peut-etre en vaines paroles plus d'air qu'il ne convenait. Devant ce splendide spectacle, Conseil s'etait arrete comme moi. Evidemment, le digne garcon. en presence de ces echantillons de zoophytes et de mollusques, classait, classait toujours. Polypes et echinodermes abondaient sur le sol. Les isis variees, les cornulaires qui vivent isolement, des touffes d'oculines vierges, designees autrefois sous le nom de << corail blanc >>, les fongies herissees en forme de champignons, les anemones adherant par leur disque musculaire, figuraient un parterre de fleurs, emaille de porpites parees de leur collerette de tentacules azures. d'etoiles de mer qui constellaient le sable, et d'asterophytons verruqueux, fines dentelles brodees par la main des naiades, dont les festons se balancaient aux faibles ondulations provoquees par notre marche. C'etait un veritable chagrin pour moi d'ecraser sous mes pas les brillants specimens de mollusques qui jonchaient le sol par milliers, les peignes concentriques, les marteaux, les donaces, veritables coquilles bondissantes, les troques, les casques rouges, les strombes aile-d'ange, les aphysies, et tant d'autres produits de cet inepuisable Ocean. Mais il fallait marcher, et nous allions en avant, pendant que voguaient au-dessus de nos tetes des troupes de physalies, laissant leurs tentacules d'outre-mer flotter a la traine, des meduses dont l'ombrelle opaline ou rose tendre, festonnee d'un liston d'azur, nous abritait des rayons solaires, et des pelagies panopyres, qui, dans l'obscurite, eussent seme notre chemin de lueurs phosphorescentes ! Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l'espace d'un quart de mille, m'arretant a peine, et suivant le capitaine Nemo, qui me rappelait d'un geste. Bientot, la nature du sol se modifia. A la plaine de sable succeda une couche de vase visqueuse que les Americains nomment << oaze >>, uniquement composee de coquilies siliceuses ou calcaires. Puis, nous parcourumes une prairie d'algues, plantes pelagiennes que les eaux n'avaient pas encore arrachees, et dont la vegetation etait fougueuse. Ces pelouses a tissu serre, douces au pied, eussent rivalise avec les plus moelleux tapis tisses par la main des hommes. Mais, en meme temps que la verdure s'etalait sous nos pas, elle n'abandonnait pas nos tetes. Un leger berceau de plantes marines, classees dans cette exuberante famille des algues, dont on connait plus de deux mille especes, se croisait a la surface des eaux. Je voyais flotter de longs rubans de fucus, les uns globuleux, les autres tubules, des laurencies, des cladostephes, au feuillage si delie, des rhodymenes palmes, semblables a des eventails de cactus. J'observai que les plantes vertes se maintenaient plus pres de la surface de la mer, tandis que les rouges occupaient une profondeur moyenne, laissant aux hydrophytes noires ou brunes le soin de former les jardins et les parterres des couches reculees de l'Ocean. Ces algues sont veritablement un prodige de la creation, une des merveilles de la flore universelle. Cette famille produit a la fois les plus petits et les plus grands vegetaux du globe. Car de meme qu'on a compte quarante mille de ces imperceptibles plantules dans un espace de cinq millimetres carres, de meme on a recueilli des fucus dont la longueur depassait cinq cents metres. Nous avions quitte le _Nautilus_ depuis une heure et demie environ. Il etait pres de midi. Je m'en apercus a la perpendicularite des rayons solaires qui ne se refractaient plus. La magie des couleurs disparut peu a peu, et les nuances de l'emeraude et du saphir s'effacerent de notre firmament. Nous marchions d'un pas regulier qui resonnait sur le sol avec une intensite etonnante. Les moindres bruits se transmettaient avec une vitesse a laquelle l'oreille n'est pas habituee sur la terre. En effet, l'eau est pour le son un meilleur vehicule que l'air, et il s'y propage avec une rapidite quadruple. En ce moment, le sol s'abaissa par une pente prononcee. La lumiere prit une teinte uniforme. Nous atteignimes une profondeur de cent metres, subissant alors une pression de dix atmospheres. Mais mon vetement de scaphandre etait etabli dans des conditions telles que je ne souffrais aucunement de cette pression. Je sentais seulement une certaine gene aux articulations des doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas a disparaitre. Quant a la fatigue que devait amener cette promenade de deux heures sous un harnachement dont j'avais si peu l'habitude, elle etait nulle. Mes mouvements, aides par l'eau, se produisaient avec une surprenante facilite. Arrive a cette profondeur de trois cents pieds, je percevais encore les rayons du soleil, mais faiblement. A leur eclat intense avait succede un crepuscule rougeatre. moyen terme entre le jour et la nuit. Cependant, nous voyions suffisamment a nous conduire. et il n'etait pas encore necessaire de mettre les appareils Ruhmkorff en activite. En ce moment, le capitaine Nemo s'arreta. Il attendit que je l'eusse rejoint, et du doigt, il me montra quelques masses obscures qui s'accusaient dans l'ombre a une petite distance. << C'est la foret de l'ile Crespo >>, pensai-je, et je ne me trompais pas. XVII UNE FORET SOUS-MARINE Nous etions enfin arrives a la lisiere de cette foret, sans doute l'une des plus belles de l'immense domaine du capitaine Nemo. Il la considerait comme etant sienne, et s'attribuait sur elle les memes droits qu'avaient les premiers hommes aux premiers jours du monde. D'ailleurs, qui lui eut dispute la possession de cette propriete sous-marine ? Quel autre pionnier plus hardi serait venu, la hache a la main, en defricher les sombres taillis ? Cette foret se composait de grandes plantes arborescentes, et, des que nous eumes penetre sous ses vastes arceaux. mes regards furent tout d'abord frappes d'une singuliere disposition de leurs ramures - disposition que je n'avais pas encore observee jusqu'alors. Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches qui herissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne s'etendait dans un plan horizontal. Toutes montaient vers la surface de l'Ocean. Pas de filaments, pas de rubans, si minces qu'ils fussent, qui ne se tinssent droit comme des tiges de fer. Les fucus et les lianes se developpaient suivant une ligne rigide et perpendiculaire, commandee par la densite de l'element qui les avait produits. Immobiles, d'ailleurs, lorsque je les ecartais de la main, ces plantes reprenaient aussitot leur position premiere. C'etait ici le regne de la verticalite. Bientot, je m'habituai a cette disposition bizarre, ainsi qu'a l'obscurite relative qui nous enveloppait. Le sol de la foret etait seme de blocs aigus, difficiles a eviter. La flore sous-marine m'y parut etre assez complete, plus riche meme qu'elle ne l'eut ete sous les zones arctiques ou tropicales, ou ses produits sont moins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, je confondis involontairement les regnes entre eux, prenant des zoophytes pour des hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne s'y fut pas trompe ? La faune et la flore se touchent de si pres dans ce monde sous-marin ! J'observai que toutes ces productions du regne vegetal ne tenaient au sol que par un empatement superficiel. Depourvues de racines, indifferentes au corps solide, sable, coquillage, test ou galet, qui les supporte, elles ne lui demandent qu'un point d'appui, non la vitalite. Ces plantes ne procedent que d'elles-memes, et le principe de leur existence est dans cette eau qui les soutient, qui les nourrit. La plupart, au lieu de feuilles, poussaient des lamelles de formes capricieuses, circonscrites dans une gamme restreinte de couleurs, qui ne comprenait que le rose, le carmin, le vert, l'olivatre, le fauve et le brun. Je revis la, mais non plus dessechees comme les echantillons du _Nautilus_, des padines-paons, deployees en eventails qui semblaient solliciter la brise, des ceramies ecarlates, des laminaires allongeant leurs jeunes pousses comestibles, des nereocystees filiformes et fluxueuses, qui s'epanouissaient a une hauteur de quinze metres, des bouquets s'acetabules, dont les tiges grandissent par le sommet, et nombre d'autres plantes pelagiennes, toutes depourvues de fleurs. << Curieuse anomalie, bizarre element, a dit un spirituel naturaliste, ou le regne animal fleurit, et ou le regne vegetal ne fleurit pas ! >> Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres des zones temperees, et sous leur ombre humide, se massaient de veritables buissons a fleurs vivantes, des haies de zoophytes, sur lesquels s'epanouissaient des meandrines zebrees de sillons tortueux, des cariophylles jaunatres a tentacules diaphanes, des touffes gazonnantes de zoanthaires, et pour completer l'illusion -, les poissons-mouches volaient de branches en branches, comme un essaim de colibris, tandis que de jaunes lepisacanthes, a la machoire herissee, aux ecailles aigues, des dactylopteres et des monocentres, se levaient sous nos pas, semblables a une troupe de becassines. Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de la halte. J'en fus assez satisfait pour mon compte, et nous nous etendimes sous un berceau d'alariees, dont les longues lanieres amincies se dressaient comme des fleches. Cet instant de repos me parut delicieux. Il ne nous manquait que le charme de la conversation. Mais impossible de parler, impossible de repondre. J'approchai seulement ma grosse tete de cuivre de la tete de Conseil. Je vis les yeux de ce brave garcon briller de contentement, et en signe de satisfaction. il s'agita dans sa carapace de l'air le plus comique du monde. Apres quatre heures de cette promenade, je fus tres etonne de ne pas ressentir un violent besoin de manger. A quoi tenait cette disposition de l'estomac, je ne saurais le dire. Mais, en revanche, j'eprouvais une insurmontable envie de dormir, ainsi qu'il arrive a tous les plongeurs. Aussi mes yeux se fermerent-ils bientot derriere leur epaisse vitre, et je tombai dans une invincible somnolence, que le mouvement de la marche avait seul pu combattre jusqu'alors. Le capitaine Nemo et son robuste compagnon, etendus dans ce limpide cristal, nous donnaient l'exemple du sommeil. Combien de temps restai-je ainsi plonge dans cet assoupissement, je ne pus l'evaluer ; mais lorsque je me reveillai, il me sembla que le soleil s'abaissait vers l'horizon. Le capitaine Nemo s'etait deja releve, et je commencais a me detirer les membres, quand une apparition inattendue me remit brusquement sur les pieds. A quelques pas, une monstrueuse araignee de mer, haute d'un metre, me regardait de ses yeux louches, prete a s'elancer sur moi. Quoique mon habit de scaphandre fut assez epais pour me defendre contre les morsures de cet animal, je ne pus retenir un mouvement d'horreur. Conseil et le matelot du _Nautilus_ s'eveillerent en ce moment. Le capitaine Nemo montra a son compagnon le hideux crustace, qu'un coup de crosse abattit aussitot, et je vis les horribles pattes du monstre se tordre dans des convulsions terribles. Cette rencontre me fit penser que d'autres animaux, plus redoutables, devaient hanter ces fonds obscurs, et que mon scaphandre ne me protegerait pas contre leurs attaques. Je n'y avais pas songe jusqu'alors, et je resolus de me tenir sur mes gardes. Je supposais, d'ailleurs, que cette halte marquait le terme de notre promenade ; mais je me trompais, et, au lieu de retourner au _Nautilus_, le capitaine Nemo continua son audacieuse excursion. Le sol se deprimait toujours, et sa pente, s'accusant davantage, nous conduisit a de plus grandes profondeurs. Il devait etre a peu pres trois heures, quand nous atteignimes une etroite vallee, creusee entre de hautes parois a pic, et situee par cent cinquante metres de fond. Grace a la perfection de nos appareils, nous depassions ainsi de quatre-vingt-dix metres la limite que la nature semblait avoir imposee jusqu'ici aux excursions sous-marines de l'homme. Je dis cent cinquante metres, bien qu'aucun instrument ne me permit d'evaluer cette distance. Mais je savais que, meme dans les mers les plus limpides, les rayons solaires ne pouvaient penetrer plus avant. Or, precisement, l'obscurite devint profonde. Aucun objet n'etait visible a dix pas. Je marchais donc en tatonnant, quand je vis briller subitement une lumiere blanche assez vive. Le capitaine Nemo venait de mettre son appareil electrique en activite. Son compagnon l'imita. Conseil et moi nous suivimes leur exemple. J'etablis, en tournant une vis, la communication entre la bobine et le serpentin de verre, et la mer, eclairee par nos quatre lanternes, s'illumina dans un rayon de vingt-cinq metres. Le capitaine Nemo continua de s'enfoncer dans les obscures profondeurs de la foret dont les arbrisseaux se rarefiaient de plus en plus. J'observai que la vie vegetale disparaissait plus vite que la vie animale. Les plantes pelagiennes abandonnaient deja le sol devenu aride, qu'un nombre prodigieux d'animaux, zoophytes, articules, mollusques et poissons y pullulaient encore. Tout en marchant, je pensais que la lumiere de nos appareils Ruhmkorff devait necessairement attirer quelques habitants de ces sombres couches. Mais s'ils nous approcherent, ils se tinrent du moins a une distance regrettable pour des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine Nemo s'arreter et mettre son fusil en joue ; puis, apres quelques instants d'observation, il se relevait et reprenait sa marche. Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion s'acheva. Un mur de rochers superbes et d'une masse imposante se dressa devant nous, entassement de blocs gigantesques, enorme falaise de granit, creusee de grottes obscures, mais qui ne presentait aucune rampe praticable. C'etaient les accores de l'ile Crespo. C'etait la terre. Le capitaine Nemo s'arreta soudain. Un geste de lui nous fit faire halte, et si desireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus m'arreter. Ici finissaient les domaines du capitaine Nemo. Il ne voulait pas les depasser. Au-dela, c'etait cette portion du globe qu'il ne devait plus fouler du pied. Le retour commenca. Le capitaine Nemo avait repris la tete de sa petite troupe, se dirigeant toujours sans hesiter. Je crus voir que nous ne suivions pas le meme chemin pour revenir au _Nautilus_. Cette nouvelle route, tres raide, et par consequent tres penible, nous rapprocha rapidement de la surface de la mer. Cependant, ce retour dans les couches superieures ne fut pas tellement subit que la decompression se fit trop rapidement, ce qui aurait pu amener dans notre organisme des desordres graves, et determiner ces lesions internes si fatales aux plongeurs. Tres promptement, la lumiere reparut et grandit, et, le soleil etant deja bas sur l'horizon, la refraction borda de nouveau les divers objets d'un anneau spectral. A dix metres de profondeur, nous marchions au milieu d'un essaim de petits poissons de toute espece, plus nombreux que les oiseaux dans l'air, plus agiles aussi, mais aucun gibier aquatique, digne d'un coup de fusil. ne s'etait encore offert a nos regards. En ce moment, je vis l'arme du capitaine, vivement epaulee, suivre entre les buissons un objet mobile. Le coup partit, j'entendis un faible sifflement, et un animal retomba foudroye a quelques pas. C'etait une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupede qui soit exclusivement marin. Cette loutre, longue d'un metre cinquante centimetres, devait avoir un tres grand prix. Sa peau, d'un brun marron en dessus, et argentee en dessous, faisait une de ces admirables fourrures si recherchees sur les marches russes et chinois ; la finesse et le lustre de son poil lui assuraient une valeur minimum de deux mille francs. J'admirai fort ce curieux mammifere a la tete arrondie et ornee d'oreilles courtes, aux yeux ronds, aux moustaches blanches et semblables a celles du chat, aux pieds palmes et unguicules, a la queue touffue. Ce precieux carnassier, chasse et traque par les pecheurs, devient extremement rare, et il s'est principalement refugie dans les portions boreales du Pacifique, ou vraisemblablement son espece ne tardera pas a s'eteindre. Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bete, la chargea sur son epaule, et l'on se remit en route. Pendant une heure, une plaine de sable se deroula devant nos pas. Elle remontait souvent a moins de deux metres de la surface des eaux. Je voyais alors notre image, nettement refletee, se dessiner en sens inverse, et, au-dessus de nous, apparaissait une troupe identique. reproduisant nos mouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot, a cela pres qu'elle marchait la tete en bas et les pieds en l'air. Autre effet a noter. C'etait le passage de nuages epais qui se formaient et s'evanouissaient rapidement ; mais en reflechissant, je compris que ces pretendus nuages n'etaient dus qu'a l'epaisseur variable des longues lames de fond, et j'apercevais meme les << moutons >> ecumeux que leur crete brisee multipliait sur les eaux. Il n'etait pas jusqu'a l'ombre des grands oiseaux qui passaient sur nos tetes, dont je ne surprisse le rapide effleurement a la surface de la mer. En cette occasion, je fus temoin de l'un des plus beaux coups de fusil qui ait jamais fait tressaillir les fibres d'un chasseur. Un grand oiseau, a large envergure, tres nettement visible, s'approchait en planant. Le compagnon du capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsqu'il fut a quelques metres seulement au-dessus des flots. L'animal tomba foudroye, et sa chute l'entraina jusqu'a la portee de l'adroit chasseur qui s'en empara. C'etait un albatros de la plus belle espece, admirable specimen des oiseaux pelagiens. Notre marche n'avait pas ete interrompue par cet incident. Pendant deux heures, nous suivimes tantot des plaines sableuses, tantot des prairies de varechs, fort penibles a traverser. Franchement, je n'en pouvais plus, quand j'apercus une vague lueur qui rompait, a un demi mille, l'obscurite des eaux. C'etait le fanal du _Nautilus_. Avant vingt minutes, nous devions etre a bord, et la, je respirerais a l'aise, car il me semblait que mon reservoir ne fournissait plus qu'un air tres pauvre en oxygene. Mais je comptais sans une rencontre qui retarda quelque peu notre arrivee. J'etais reste d'une vingtaine de pas en arriere, lorsque je vis le capitaine Nemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me courba a terre, tandis que son compagnon en faisait autant de Conseil. Tout d'abord, je ne sus trop que penser de cette brusque attaque, mais je me rassurai en observant que le capitaine se couchait pres de moi et demeurait immobile. J'etais donc etendu sur le sol, et precisement a l'abri d'un buisson de varechs, quand, relevant la tete, j'apercus d'enormes masses passer bruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes. Mon sang se glaca dans mes veines ! J'avais reconnu les formidables squales qui nous menacaient. C'etait un couple de tintoreas, requins terribles, a la queue enorme, au regard terne et vitreux, qui distillent une matiere phosphorescente par des trous perces autour de leur museau. Monstrueuses mouches a feu, qui broient un homme tout entier dans leurs machoires de fer ! Je ne sais si Conseil s'occupait a les classer, mais pour mon compte, j'observais leur ventre argente, leur gueule formidable, herissee de dents, a un point de vue peu scientifique, et plutot en victime qu'en naturaliste. Tres heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ils passerent sans nous apercevoir, nous effleurant de leurs nageoires brunatres, et nous echappames, comme par miracle, a ce danger plus grand, a coup sur, que la rencontre d'un tigre en pleine foret. Une demi-heure apres, guides par la trainee electrique, nous atteignions le _Nautilus_. La porte exterieure etait restee ouverte, et le capitaine Nemo la referma, des que nous fumes rentres dans la premiere cellule. Puis, il pressa un bouton. J'entendis manoeuvrer les pompes au dedans du navire, je sentis l'eau baisser autour de moi et, en quelques instants, la cellule fut entierement videe. La porte interieure s'ouvrit alors, et nous passames dans le vestiaire. La, nos habits de scaphandre furent retires, non sans peine, et, tres harasse, tombant d'inanition et de sommeil, je regagnai ma chambre, tout emerveille de cette surprenante excursion au fond des mers. XVIII QUATRE MILLE LIEUES SOUS LE PACIFIQUE Le lendemain matin, 18 novembre, j'etais parfaitement remis de mes fatigues de la veille, et je montai sur la plate-forme, au moment ou le second du _Nautilus_ prononcait sa phrase quotidienne. Il me vint alors a l'esprit qu'elle se rapportait a l'etat de la mer, ou plutot qu'elle signifiait : << Nous n'avons rien en vue. >> Et en effet, l'Ocean etait desert. Pas une voile a l'horizon. Les hauteurs de l'ile Crespo avaient disparu pendant la nuit. La mer, absorbant les couleurs du prisme, a l'exception des rayons bleus, reflechissait ceux-ci dans toutes les directions et revetait une admirable teinte d'indigo. Une moire, a larges raies, se dessinait regulierement sur les flots onduleux. J'admirais ce magnifique aspect de l'Ocean, quand le capitaine Nemo apparut. Il ne sembla pas s'apercevoir de ma presence, et commenca une serie d'observations astronomiques. Puis, son operation terminee, il alla s'accouder sur la cage du fanal, et ses regards se perdirent a la surface de l'Ocean. Cependant, une vingtaine de matelots du _Nautilus_, tous gens vigoureux et bien constitues, etaient montes sur la plate-forme. Ils venaient retirer les filets qui avaient ete mis a la traine pendant la nuit. Ces marins appartenaient evidemment a des nations differentes, bien que le type europeen fut indique chez tous. Je reconnus, a ne pas me tromper, des Irlandais, des Francais, quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du reste, ces hommes etaient sobres de paroles, et n'employaient entre eux que ce bizarre idiome dont je ne pouvais pas meme soupconner l'origine. Aussi, je dus renoncer a les interroger. Les filets furent hales a bord. C'etaient des especes de chaluts, semblables a ceux des cotes normandes, vastes poches qu'une vergue flottante et une chaine transfilee dans les mailles inferieures tiennent entr'ouvertes. Ces poches, ainsi trainees sur leurs gantiers de fer, balayaient le fond de l'Ocean et ramassaient tous ses produits sur leur passage. Ce jour-la, ils ramenerent de curieux echantillons de ces parages poissonneux, des lophies, auxquels leurs mouvements comiques ont valu le qualificatif d'histrions, des commercons noirs, munis de leurs antennes, des balistes ondules, entoures de bandelettes rouges, des tetrodons-croissants, dont le venin est extremement subtil, quelques lamproies olivatres, des macrorhinques, couverts d'ecailles argentees, des trichiures, dont la puissance electrique est egale a celle du gymnote et de la torpille, des notopteres ecailleux, a bandes brunes et transversales, des gades verdatres, plusieurs varietes de gobies, etc., enfin, quelques poissons de proportions plus vastes, un caranx a tete proeminente, long d'un metre, plusieurs beaux scombres bonites, chamarres de couleurs bleues et argentees, et trois magnifiques thons que la rapidite de leur marche n'avait pu sauver du chalut. J'estimai que ce coup de filet rapportait plus de mille livres de poissons. C'etait une belle peche, mais non surprenante. En effet, ces filets restent a la traine pendant plusieurs heures et enserrent dans leur prison de fil tout un monde aquatique. Nous ne devions donc pas manquer de vivres d'une excellente qualite, que la rapidite du _Nautilus_ et l'attraction de sa lumiere electrique pouvaient renouveler sans cesse. Ces divers produits de la mer furent immediatement affales par le panneau vers les cambuses, destines, les uns a etre manges frais, les autres a etre conserves. La peche finie, la provision d'air renouvelee, je pensais que le _Nautilus_ allait reprendre son excursion sous-marine, et je me preparais a regagner ma chambre, quand, se tournant vers moi, le capitaine Nemo me dit sans autre preambule : << Voyez cet ocean, monsieur le professeur, n'est-il pas doue d'une vie reelle ? N'a-t-il pas ses coleres et ses tendresses ? Hier, il s'est endormi comme nous, et le voila qui se reveille apres une nuit paisible ! >> Ni bonjour, ni bonsoir ! N'eut-on pas dit que cet etrange personnage continuait avec moi une conversation deja commencee ? << Regardez, reprit-il, il s'eveille sous les caresses du soleil ! Il va revivre de son existence diurne ! C'est une interessante etude que de suivre le jeu de son organisme. Il possede un pouls, des arteres, il a ses spasmes, et je donne raison a ce savant Maury, qui a decouvert en lui une circulation aussi reelle que la circulation sanguine chez les animaux. >> Il est certain que le capitaine Nemo n'attendait de moi aucune reponse, et il me parut inutile de lui prodiguer les << Evidemment >>, les << A coup sur >>, et les << Vous avez raison >>. Il se parlait plutot a lui-meme, prenant de longs temps entre chaque phrase. C'etait une meditation a voix haute. << Oui, dit-il, l'Ocean possede une circulation veritable, et, pour la provoquer, il a suffi au Createur de toutes choses de multiplier en lui le calorique, le sel et les animalcules. Le calorique, en effet, cree des densites differentes, qui amenent les courants et les contre-courants. L'evaporation, nulle aux regions hyperboreennes, tres active dans les zones equatoriales, constitue un echange permanent des eaux tropicales et des eaux polaires. En outre, j'ai surpris ces courants de haut en bas et de bas en haut, qui forment la vraie respiration de l'Ocean. J'ai vu la molecule d'eau de mer, echauffee a la surface, redescendre vers les profondeurs, atteindre son maximum de densite a deux degres au-dessous de zero, puis se refroidissant encore, devenir plus legere et remonter. Vous verrez, aux poles, les consequences de ce phenomene, et vous comprendrez pourquoi, par cette loi de la prevoyante nature, la congelation ne peut jamais se produire qu'a la surface des eaux ! >> Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me disais : << Le pole ! Est-ce que cet audacieux personnage pretend nous conduire jusque-la ! >> Cependant, le capitaine s'etait tu, et regardait cet element si completement, si incessamment etudie par lui. Puis reprenant : << Les sels, dit-il, sont en quantite considerable dans la mer, monsieur le professeur, et si vous enleviez tous ceux qu'elle contient en dissolution, vous en feriez une masse de quatre millions et demi de lieues cubes, qui, etalee sur le globe, formerait une couche de plus de dix metres de hauteur. Et ne croyez pas que la presence de ces sels ne soit due qu'a un caprice de la nature. Non. Ils rendent les eaux marines moins evaporables, et empechent les vents de leur enlever une trop grande quantite de vapeurs, qui, en se resolvant, submergeraient les zones temperees. Role immense, role de ponderateur dans l'economie generale du globe ! >> Le capitaine Nemo s'arreta, se leva meme, fit quelques pas sur la plate-forme, et revint vers moi : << Quant aux infusoires, reprit-il, quant a ces milliards d'animalcules, qui existent par millions dans une gouttelette, et dont il faut huit cent mille pour peser un milligramme, leur role n'est pas moins important. Ils absorbent les sels marins, ils s'assimilent les elements solides de l'eau, et, veritables faiseurs de continents calcaires, ils fabriquent des coraux et des madrepores ! Et alors la goutte d'eau, privee de son aliment mineral, s'allege, remonte a la surface, y absorbe les sels abandonnes par l'evaporation, s'alourdit, redescend, et rapporte aux animalcules de nouveaux elements a absorber. De la, un double courant ascendant et descendant, et toujours le mouvement, toujours la vie ! La vie, plus intense que sur les continents, plus exuberante, plus infinie, s'epanouissant dans toutes les parties de cet ocean, element de mort pour l'homme, a-t-on dit, element de vie pour des myriades d'animaux et pour moi ! >> Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se transfigurait et provoquait en moi une extraordinaire emotion. << Aussi, ajouta-t-il, la est la vraie existence ! Et je concevrais la fondation de villes nautiques, d'agglomerations de maisons sous-marines, qui, comme le _Nautilus_ reviendraient respirer chaque matin a la surface des mers, villes libres, s'il en fut, cites independantes ! Et encore, qui sait si quelque despote... >> Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent. Puis, s'adressant directement a moi, comme pour chasser une pensee funeste : << Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous quelle est la profondeur de l'Ocean ? -- Je sais, du moins, capitaine, ce que les principaux sondages nous ont appris. -- Pourriez-vous me les citer, afin que je les controle au besoin ? -- En voici quelques-uns, repondis-je, qui me reviennent a la memoire. Si je ne me trompe, on a trouve une profondeur moyenne de huit mille deux cents metres dans l'Atlantique nord, et de deux mille cinq cents metres dans la Mediterranee. Les plus remarquables sondes ont ete faites dans l'Atlantique sud, pres du trente-cinquieme degre, et elles ont donne douze mille metres, quatorze mille quatre-vingt-onze metres, et quinze mille cent quarante-neuf metres. En somme, on estime que si le fond de la mer etait nivele, sa profondeur moyenne serait de sept kilometres environ. -- Bien, monsieur le professeur, repondit le capitaine Nemo, nous vous montrerons mieux que cela, je l'espere. Quant a la profondeur moyenne de cette partie du Pacifique, je vous apprendrai qu'elle est seulement de quatre mille metres. >> Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau et disparut par l'echelle. Je le suivis, et je regagnai le grand salon. L'helice se mit aussitot en mouvement, et le loch accusa une vitesse de vingt milles a l'heure. Pendant les jours, pendant les semaines qui s'ecoulerent, le capitaine Nemo fut tres sobre de visites. Je ne le vis qu'a de rares intervalles. Son second faisait regulierement le point que je trouvais reporte sur la carte, de telle sorte que je pouvais relever exactement la route du _Nautilus_. Conseil et Land passaient de longues heures avec moi. Conseil avait raconte a son ami les merveilles de notre promenade, et le Canadien regrettait de ne nous avoir point accompagnes. Mais j'esperais que l'occasion se representerait de visiter les forets oceaniennes. Presque chaque jour, pendant quelques heures, les panneaux du salon s'ouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pas de penetrer les mysteres du monde sous-marin. La direction generale du _Nautilus_ etait sud-est, et il se maintenait entre cent metres et cent cinquante metres de profondeur. Un jour, cependant, par je ne sais quel caprice, entraine diagonalement au moyen de ses plans inclines, il atteignit les couches d'eau situees par deux mille metres. Le thermometre indiquait une temperature de 4,25 centigrades, temperature qui, sous cette profondeur, parait etre commune a toutes les latitudes. Le 26 novembre, a trois heures du matin le _Nautilus_ franchit le tropique du Cancer par 172deg. de longitude. Le 27, il passa en vue des Sandwich, ou l'illustre Cook trouva la mort, le 14 fevrier 1779. Nous avions alors fait quatre mille huit cent soixante lieues depuis notre point de depart. Le matin, lorsque j'arrivai sur la plate-forme, j'apercus, a deux milles sous le vent, Haouai, la plus considerable des sept iles qui forment cet archipel. Je distinguai nettement sa lisiere cultivee, les diverses chaines de montagnes qui courent parallelement a la cote, et ses volcans que domine le Mouna-Rea, eleve de cinq mille metres au-dessus du niveau de la mer. Entre autres echantillons de ces parages, les filets rapporterent des flabellaires pavonees, polypes comprimes de forme gracieuse, et qui sont particuliers a cette partie de l'Ocean. La direction du _Nautilus_ se maintint au sud-est. Il coupa l'Equateur, le 1er decembre, par 142deg. de longitude, et le 4 du meme mois, apres une rapide traversee que ne signala aucun incident, nous eumes connaissance du groupe des Marquises. J'apercus a trois milles, par 8deg.57' de latitude sud et 139deg.32' de longitude ouest, la pointe Martin de Nouka-Hiva, la principale de ce groupe qui appartient a la France. Je vis seulement les montagnes boisees qui se dessinaient a l'horizon, car le capitaine Nemo n'aimait pas a rallier les terres. La, les filets rapporterent de beaux specimens de poissons, des choryphenes aux nageoires azurees et a la queue d'or, dont la chair est sans rivale au monde, des hologymnoses a peu pres depourvus d'ecailles, mais d'un gout exquis, des ostorhinques a machoire osseuse, des thasards jaunatres qui valaient la bonite, tous poissons dignes d'etre classes a l'office du bord. Apres avoir quitte ces iles charmantes protegees par le pavillon francais, du 4 au 11 decembre, le _Nautilus_ parcourut environ deux mille milles. Cette navigation fut marquee par la rencontre d'une immense troupe de calmars, curieux mollusques, tres voisins de la seiche. Les pecheurs francais les designent sous le nom d'encornets, et ils appartiennent a la classe des cephalopodes et a la famille des dibranchiaux, qui comprend avec eux les seiches et les argonautes. Ces animaux furent particulierement etudies par les naturalistes de l'antiquite, et ils fournissaient de nombreuses metaphores aux orateurs de l'Agora, en meme temps qu'un plat excellent a la table des riches citoyens, s'il faut en croire Athenee, medecin grec, qui vivait avant Gallien. Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 decembre, que le _Nautilus_ rencontra cette armee de mollusques qui sont particulierement nocturnes. On pouvait les compter par millions. Ils emigraient des zones temperees vers les zones plus chaudes, en suivant l'itineraire des harengs et des sardines. Nous les regardions a travers les epaisses vitres de cristal, nageant a reculons avec une extreme rapidite, se mouvant au moyen de leur tube locomoteur, poursuivant les poissons et les mollusques, mangeant les petits, manges des gros, et agitant dans une confusion indescriptible les dix pieds que la nature leur a implantes sur la tete, comme une chevelure de serpents pneumatiques. Le Nautilus, malgre sa vitesse, navigua pendant plusieurs heures au milieu de cette troupe d'animaux. et ses filets en ramenerent une innombrable quantite, ou je reconnus les neuf especes que d'Orbigny a classees pour l'ocean Pacifique. On le voit, pendant cette traversee, la mer prodiguait incessamment ses plus merveilleux spectacles. Elle les variait a l'infini. Elle changeait son decor et sa mise en scene pour le plaisir de nos yeux, et nous etions appeles non seulement a contempler les oeuvres du Createur au milieu de l'element liquide, mais encore a penetrer les plus redoutables mysteres de l'Ocean. Pendant la journee du 11 decembre, j'etais occupe a lire dans le grand salon. Ned Land et Conseil observaient les eaux lumineuses par les panneaux entr'ouverts. Le _Nautilus_ etait immobile. Ses reservoirs remplis, il se tenait a une profondeur de mille metres, region peut habitee des Oceans, dans laquelle les gros poissons faisaient seuls de rares apparitions. Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean Mace, _les Serviteurs de l'estomac_, et j'en savourais les lecons ingenieuses, lorsque Conseil interrompit ma lecture. << Monsieur veut-il venir un instant ? me dit-il d'une voix singuliere. -- Qu'y a-t-il donc, Conseil ? -- Que monsieur regarde. >> Je me levai, j'allai m'accouder devant la vitre, et je regardai. En pleine lumiere electrique, une enorme masse noiratre, immobile, se tenait suspendue au milieu des eaux. Je l'observai attentivement, cherchant a reconnaitre la nature de ce gigantesque cetace. Mais une pensee traversa subitement mon esprit. << Un navire ! m'ecriai-je. -- Oui, repondit le Canadien, un batiment desempare qui a coule a pic ! >> Ned Land ne se trompait pas. Nous etions en presence d'un navire, dont les haubans coupes pendaient encore a leurs cadenes. Sa coque paraissait etre en bon etat, et son naufrage datait au plus de quelques heures. Trois troncons de mats, rases a deux pieds au-dessus du pont, indiquaient que ce navire engage avait du sacrifier sa mature. Mais, couche sur le flanc, il s'etait rempli, et il donnait encore la bande a babord. Triste spectacle que celui de cette carcasse perdue sous les flots, mais plus triste encore la vue de son pont ou quelques cadavres, amarres par des cordes, gisaient encore ! J'en comptai quatre - quatre hommes, dont l'un se tenait debout, au gouvernail - puis une femme, a demi-sortie par la claire-voie de la dunette, et tenant un enfant dans ses bras. Cette femme etait jeune. Je pus reconnaitre, vivement eclaires par les feux du _Nautilus_, ses traits que l'eau n'avait pas encore decomposes. Dans un supreme effort, elle avait eleve au-dessus de sa tete son enfant, pauvre petit etre dont les bras enlacaient le cou de sa mere ! L'attitude des quatre marins me parut effrayante, tordus qu'ils etaient dans des mouvements convulsifs, et faisant un dernier effort pour s'arracher des cordes qui les liaient au navire. Seul, plus calme, la face nette et grave, ses cheveux grisonnants colles a son front, la main crispee a la roue du gouvernail, le timonier semblait encore conduire son trois-mats naufrage a travers les profondeurs de l'Ocean ! Quelle scene ! Nous etions muets, le coeur palpitant, devant ce naufrage pris sur le fait, et, pour ainsi dire, photographie a sa derniere minute ! Et je voyais deja s'avancer, l'oeil en feu, d'enormes squales, attires par cet appat de chair humaine ! Cependant le _Nautilus_, evoluant, tourna autour du navire submerge, et, un instant, je pus lire sur son tableau d'arriere : _Florida, Sunderland._ XIX VANIKORO Ce terrible spectacle inaugurait la serie des catastrophes maritimes, que le _Nautilus_ devait renconter sur sa route. Depuis qu'il suivait des mers plus frequentees, nous apercevions souvent des coques naufragees qui achevaient de pourrir entre deux eaux, et, plus profondement, des canons, des boulets, des ancres, des chaines, et mille autres objets de fer, que la rouille devorait. Cependant, toujours entraines par ce _Nautilus_, ou nous vivions comme isoles, le 11 decembre, nous eumes connaissance de l'archipel des Pomotou, ancien << groupe dangereux >> de Bougainville, qui s'etend sur un espace de cinq cents lieues de l'est-sud-est a l'ouest-nord-ouest. entre 13deg.30' et 23deg.50' de latitude sud, et 125deg.30' et 151deg.30' de longitude ouest, depuis l'ile Ducie jusqu'a l'ile Lazareff. Cet archipel couvre une superficie de trois cent soixante-dix lieues carrees, et il est forme d'une soixantaine de groupes d'iles, parmi lesquels on remarque le groupe Gambier, auquel la France a impose son protectorat. Ces iles sont coralligenes. Un soulevement lent, mais continu, provoque par le travail des polypes, les reliera un jour entre elles. Puis, cette nouvelle ile se soudera plus tard aux archipels voisins, et un cinquieme continent s'etendra depuis la Nouvelle-Zelande et la Nouvelle-Caledonie jusqu'aux Marquises. Le jour ou je developpai cette theorie devant le capitaine Nemo, il me repondit froidement : << Ce ne sont pas de nouveaux continents qu'il faut a la terre, mais de nouveaux hommes ! >> Les hasards de sa navigation avaient precisement conduit le _Nautilus_ vers l'ile Clermont-Tonnerre, l'une des plus curieuses du groupe, qui fut decouvert en 1822, par le capitaine Bell, de _la Minerve_. Je pus alors etudier ce systeme madreporique auquel sont dues les iles de cet Ocean. Les madrepores, qu'il faut se garder de confondre avec les coraux, ont un tissu revetu d'un encroutement calcaire, et les modifications de sa structure ont amene M. Milne-Edwards, mon illustre maitre, a les classer en cinq sections. Les petits animalcules qui secretent ce polypier vivent par milliards au fond de leurs cellules. Ce sont leurs depots calcaires qui deviennent rochers, recifs, ilots, iles. Ici, ils forment un anneau circulaire, entourant un lagon ou un petit lac interieur, que des breches mettent en communication avec la mer. La, ils figurent des barrieres de recifs semblables a celles qui existent sur les cotes de la Nouvelle-Caledonie et de diverses iles des Pomotou. En d'autres endroits, comme a la Reunion et a Maurice, ils elevent des recifs franges, hautes murailles droites, pres desquelles les profondeurs de l'Ocean sont considerables. En prolongeant a quelques encablures seulement les accores de l'ile Clermont-Tonnerre, j'admirai l'ouvrage gigantesque, accompli par ces travailleurs microscopiques. Ces murailles etaient specialement l'oeuvre des madreporaires designes par les noms de millepores, de porites, d'astrees et de meandrines. Ces polypes se developpent particulierement dans les couches agitees de la surface de la mer, et par consequent, c'est par leur partie superieure qu'ils commencent ces substructions, lesquelles s'enfoncent peu a peu avec les debris de secretions qui les supportent. Telle est, du moins, la theorie de M. Darwin, qui explique ainsi la formation des atolls - theorie superieure, selon moi, a celle qui donne pour base aux travaux madreporiques des sommets de montagnes ou de volcans, immerges a quelques pieds au-dessous du niveau de la mer. Je pus observer de tres pres ces curieuses murailles, car, a leur aplomb, la sonde accusait plus de trois cents metres de profondeur, et nos nappes electriques faisaient etinceler ce brillant calcaire. Repondant a une question que me posa Conseil, sur la duree d'accroissement de ces barrieres colossales, je l'etonnai beaucoup en lui disant que les savants portaient cet accroissement a un huitieme de pouce par siecle. << Donc, pour elever ces murailles, me dit-il, il a fallu ?... -- Cent quatre-vingt-douze mille ans, mon brave Conseil, ce qui allonge singulierement les jours bibliques. D'ailleurs, la formation de la houille, c'est-a-dire la mineralisation des forets enlisees par les deluges, a exige un temps beaucoup plus considerable. Mais j'ajouterai que les jours de la Bible ne sont que des epoques et non l'intervalle qui s'ecoule entre deux levers de soleil, car, d'apres la Bible elle-meme. Le soleil ne date pas du premier jour de la creation. >> Lorsque le _Nautilus_ revint a la surface de l'Ocean, je pus embrasser dans tout son developpement cette ile de Clermont-Tonnerre, basse et boisee. Ses roches madreporiques furent evidemment fertilisees par les trombes et les tempetes. Un jour, quelque graine, enlevee par l'ouragan aux terres voisines, tomba sur les couches calcaires, melees des detritus decomposes de poissons et de plantes marines qui formerent l'humus vegetal. Une noix de coco, poussee par les lames, arriva sur cette cote nouvelle. Le germe prit racine. L'arbre, grandissant, arreta la vapeur d'eau. Le ruisseau naquit. La vegetation gagna peu a peu. Quelques animalcules, des vers, des insectes, aborderent sur des troncs arraches aux iles du vent. Les tortues vinrent pondre leurs oeufs. Les oiseaux nicherent dans les jeunes arbres. De cette facon, la vie animale se developpa, et, attire par la verdure et la fertilite, l'homme apparut. Ainsi se formerent ces iles, oeuvres immenses d'animaux microscopiques. Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dans l'eloignement, et la route du _Nautilus_ se modifia d'une maniere sensible. Apres avoir touche le tropique du Capricorne par le cent trente-cinquieme degre de longitude, il se dirigea vers l'ouest-nord-ouest, remontant toute la zone intertropicale. Quoique le soleil de l'ete fut prodigue de ses rayons, nous ne souffrions aucunement de la chaleur, car a trente ou quarante metres au-dessous de l'eau, la temperature ne s'elevait pas au-dessus de dix a douze degres. Le 15 decembre, nous laissions dans l'est le seduisant archipel de la Societe. et la gracieuse Taiti, la reine du Pacifique. J'apercus le matin, quelques milles sous le vent, les sommets eleves de cette ile. Ses eaux fournirent aux tables du bord d'excellents poissons, des maquereaux, des bonites, des albicores, et des varietes d'un serpent de mer nomme munerophis. Le _Nautilus_ avait franchi huit mille cent milles. Neuf mille sept cent vingt milles etaient releves au loch, lorsqu'il passa entre l'archipel de Tonga-Tabou, ou perirent les equipages de l'_Argo_, du _Port-au-Prince_ et du _Duke-of-Portland_, et l'archipel des Navigateurs, ou fut tue le capitaine de Langle, l'ami de La Perouse. Puis, il eut connaissance de l'archipel Viti, ou les sauvages massacrerent les matelots de l'_Union_ et le capitaine Bureau, de Nantes, commandant l'_Aimable-Josephine_. Cet archipel qui se prolonge sur une etendue de cent lieues du nord au sud, et sur quatre-vingt-dix lieues de l'est a l'ouest, est compris entre 60 et 20 de latitude sud, et 174deg. et 179deg. de longitude ouest. Il se compose d'un certain nombre d'iles, d'ilots et d'ecueils, parmi lesquels on remarque les iles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de Kandubon. Ce fut Tasman qui decouvrit ce groupe en 1643, l'annee meme ou Toricelli inventait le barometre, et ou Louis XIV montait sur le trone. Je laisse a penser lequel de ces faits fut le plus utile a l'humanite. Vinrent ensuite Cook en 1714, d'Entrecasteaux en 1793, et enfin Dumont-d'Urville, en 1827, debrouilla tout le chaos geographique de cet archipel. Le _Nautilus_ s'approcha de la baie de Wailea, theatre des terribles aventures de ce capitaine Dillon, qui, le premier, eclaira le mystere du naufrage de La Perouse. Cette baie, draguee a plusieurs reprises, fournit abondamment des huitres excellentes. Nous en mangeames immoderement, apres les avoir ouvertes sur notre table meme, suivant le precepte de Seneque. Ces mollusques appartenaient a l'espece connue sous le nom d'_ostrea lamellosa_, qui est tres commune en Corse. Ce banc de Wailea devait etre considerable, et certainement, sans des causes multiples de destruction, ces agglomerations finiraient par combler les baies, puisque l'on compte jusqu'a deux millions d'oeufs dans un seul individu. Et si maitre Ned Land n'eut pas a se repentir de sa gloutonnerie en cette circonstance, c'est que l'huitre est le seul mets qui ne provoque jamais d'indigestion. En effet, il ne faut pas moins de seize douzaines de ces mollusques acephales pour fournir les trois cent quinze grammes de substance azotee, necessaires a la nourriture quotidienne d'un seul homme. Le 25 decembre, le _Nautilus_ naviguait au milieu de l'archipel des Nouvelles-Hebrides, que Quiros decouvrit en 1606, que Bougainville explora en 1768, et auquel Cook donna son nom actuel en 1773. Ce groupe se compose principalement de neuf grandes iles, et forme une bande de cent vingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 15deg. et 2deg. de latitude sud, et entre 164deg. et 168deg. de longitude. Nous passames assez pres de l'ile d'Aurou, qui, au moment des observations de midi, m'apparut comme une masse de bois verts, dominee par un pic d'une grande hauteur. Ce jour-la, c'etait Noel, et Ned Land me sembla regretter vivement la celebration du << Christmas >>, la veritable fete de la famille, dont les protestants sont fanatiques. Je n'avais pas apercu le capitaine Nemo depuis une huitaine de jours, quand le 27, au matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours l'air d'un homme qui vous a quitte depuis cinq minutes. J'etais occupe a reconnaitre sur le planisphere la route du _Nautilus_. Le capitaine s'approcha, posa un doigt sur un point de la carte, et prononca ce seul mot : << Vanikoro. >> Ce nom fut magique. C'etait le nom des ilots sur lesquels vinrent se perdre les vaisseaux de La Perouse. Je me relevai subitement. << Le _Nautilus_ nous porte a Vanikoro ? demandai-je. -- Oui, monsieur le professeur, repondit le capitaine. -- Et je pourrai visiter ces iles celebres ou se briserent la _Boussole_ et l'_Astrolabe_ ? -- Si cela vous plait, monsieur le professeur. -- Quand serons-nous a Vanikoro ? -- Nous y sommes, monsieur le professeur. >> Suivi du capitaine Nemo, je montait sur la plate-forme, et de la, mes regards parcoururent avidement l'horizon. Dans le nord-est emergeaient deux iles volcaniques d'inegale grandeur, entourees d'un recif de coraux qui mesurait quarante milles de circuit. Nous etions en presence de l'ile de Vanikoro proprement dite, a laquelle Dumont d'Urville imposa le nom d'ile de la _Recherche_, et precisement devant le petit havre de Vanou, situe par 16deg.4' de latitude sud, et 164deg.32' de longitude est. Les terres semblaient recouvertes de verdure depuis la plage jusqu'aux sommets de l'interieur, que dominait le mont Kapogo, haut de quatre cent soixante-seize toises. Le _Nautilus_, apres avoir franchi la ceinture exterieure de roches par une etroite passe, se trouva en dedans des brisants, ou la mer avait une profondeur de trente a quarante brasses. Sous le verdoyant ombrage des paletuviers, j'apercus quelques sauvages qui montrerent une extreme surprise a notre approche. Dans ce long corps noiratre, s'avancant a fleur d'eau, ne voyaient-ils pas quelque cetace formidable dont ils devaient se defier ? En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que je savais du naufrage de La Perouse. << Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui repondis-je. -- Et pourriez-vous m'apprendre ce que tout le monde en sait ? me demanda-t-il d'un ton un peu ironique. -- Tres facilement. >> Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumont d'Urville avaient fait connaitre, travaux dont voici le resume tres succinct. La Perouse et son second, le capitaine de Langle, furent envoyes par Louis XVI, en 1785, pour accomplir un voyage de circumnavigation. Ils montaient les corvettes la _Boussole_ et l'_Astrolabe_, qui ne reparurent plus. En 1791, le gouvernement francais, justement inquiet du sort des deux corvettes. arma deux grandes flutes, la _Recherche_ et l'_Esperance_, qui quitterent Brest, le 28 septembre, sous les ordres de Bruni d'Entrecasteaux. Deux mois apres, on apprenait par la deposition d'un certain Bowen, commandant l'_Albermale_, que des debris de navires naufrages avaient ete vus sur les cotes de la Nouvelle-Georgie. Mais d'Entrecasteaux, ignorant cette communication, - assez incertaine, d'ailleurs - se dirigea vers les iles de l'Amiraute, designees dans un rapport du capitaine Hunter comme etant le lieu du naufrage de La Perouse. Ses recherches furent vaines. L'_Esperance_ et la _Recherche_ passerent meme devant Vanikoro sans s'y arreter, et, en somme, ce voyage fut tres malheureux, car il couta la vie a d'Entrecasteaux, a deux de ses seconds et a plusieurs marins de son equipage. Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui, le premier, retrouva des traces indiscutables des naufrages. Le 15 mai 1824, son navire, le _Saint-Patrick_, passa pres de l'ile de Tikopia, l'une des Nouvelles-Hebrides. La, un lascar, l'ayant accoste dans une pirogue, lui vendit une poignee d'epee en argent qui portait l'empreinte de caracteres graves au burin. Ce lascar pretendait, en outre, que, six ans auparavant, pendant un sejour a Vanikoro, il avait vu deux Europeens qui appartenaient a des navires echoues depuis de longues annees sur les recifs de l'ile. Dillon devina qu'il s'agissait des navires de La Perouse, dont la disparition avait emu le monde entier. Il voulut gagner Vanikoro, ou, suivant le lascar, se trouvaient de nombreux debris du naufrage ; mais les vents et les courants l'en empecherent. Dillon revint a Calcutta. La, il sut interesser a sa decouverte la Societe Asiatique et la Compagnie des Indes. Un navire, auquel on donna le nom de la _Recherche_, fut mis a sa disposition, et il partit, le 23 janvier 1827, accompagne d'un agent francais. La _Recherche_, apres avoir relache sur plusieurs points du Pacifique, mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce meme havre de Vanou, ou le _Nautilus_ flottait en ce moment. La, il recueillit de nombreux restes du naufrage, des ustensiles de fer, des ancres, des estropes de poulies, des pierriers, un boulet de dix-huit, des debris d'instruments d'astronomie, un morceau de couronnement, et une cloche en bronze portant cette inscription : << _Bazin m'a fait_ >>, marque de la fonderie de l'Arsenal de Brest vers 1785. Le doute n'etait donc plus possible. Dillon, completant ses renseignements, resta sur le lieu du sinistre jusqu'au mois d'octobre. Puis, il quitta Vanikoro, se dirigea vers la Nouvelle-Zelande, mouilla a Calcutta, le 7 avril 1828, et revint en France, ou il fut tres sympathiquement accueilli par Charles X. Mais, a ce moment, Dumont d'Urville, sans avoir eu connaissance des travaux de Dillon, etait deja parti pour chercher ailleurs le theatre du naufrage. Et, en effet, on avait appris par les rapports d'un baleinier que des medailles et une croix de Saint-Louis se trouvaient entre les mains des sauvages de la Louisiade et de la Nouvelle-Caledonie. Dumont d'Urville, commandant l'_Astrolabe_, avait donc pris la mer, et, deux mois apres que Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait devant Hobart-Town. La, il avait connaissance des resultats obtenus par Dillon, et, de plus, il apprenait qu'un certain James Hobbs, second de l'_Union_, de Calcutta, ayant pris terre sur une ile situee par 8deg.18' de latitude sud et 156deg.30' de longitude est, avait remarque des barres de fer et des etoffes rouges dont se servaient les naturels de ces parages. Dumont d'Urville, assez perplexe, et ne sachant s'il devait ajouter foi a ces recits rapportes par des journaux peu dignes de confiance, se decida cependant a se lancer sur les traces de Dillon. Le 10 fevrier 1828, I '_Astrolabe_ se presenta devant Tikopia, prit pour guide et interprete un deserteur fixe sur cette ile, fit route vers Vanikoro, en eut connaissance le 12 fevrier, prolongea ses recifs jusqu'au 14, et, le 20 seulement, mouilla au-dedans de la barriere, dans le havre de Vanou. Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l'ile, et rapporterent quelques debris peu importants. Les naturels, adoptant un systeme de denegations et de faux-fuyants, refusaient de les mener sur le lieu du sinistre. Cette conduite, tres louche, laissa croire qu'ils avaient maltraite les naufrages, et, en effet, ils semblaient craindre que Dumont d'Urville ne fut venu venger La Perouse et ses infortunes compagnons. Cependant, le 26, decides par des presents, et comprenant qu'ils n'avaient a craindre aucune represaille, ils conduisirent le second, M. Jacquinot, sur le theatre du naufrage. La, par trois ou quatre brasses d'eau, entre les recifs Pacou et Vanou, gisaient des ancres, des canons, des saumons de fer et de plomb, empates dans les concretions calcaires. La chaloupe et la baleiniere de l'_Astrolabe_ furent dirigees vers cet endroit, et, non sans de longues fatigues, leurs equipages parvinrent a retirer une ancre pesant dix-huit cents livres, un canon de huit en fonte, un saumon de plomb et deux pierriers de cuivre. Dumont d'Urville, interrogeant les naturels, apprit aussi que La Perouse, apres avoir perdu ses deux navires sur les recifs de l'ile, avait construit un batiment plus petit, pour aller se perdre une seconde fois... Ou ? On ne savait. Le commandant de l'_Astrolabe_ fit alors elever, sous une touffe de mangliers, un cenotaphe a la memoire du celebre navigateur et de ses compagnons. Ce fut une simple pyramide quadrangulaire, assise sur une base de coraux, et dans laquelle n'entra aucune ferrure qui put tenter la cupidite des naturels. Puis, Dumont d'Urville voulut partir ; mais ses equipages etaient mines par les fievres de ces cotes malsaines, et, tres malade lui-meme, il ne put appareiller que le 17 mars. Cependant, le gouvernement francais, craignant que Dumont d'Urville ne fut pas au courant des travaux de Dillon, avait envoye a Vanikoro la corvette la _Bayonnaise_, commandee par Legoarant de Tromelin, qui etait en station sur la cote ouest de l'Amerique. La _Bayonnaise_ mouilla devant Vanikoro, quelques mois apres le depart de l'_Astrolabe_, ne trouva aucun document nouveau, mais constata que les sauvages avaient respecte le mausolee de La Perouse. Telle est la substance du recit que je fis au capitaine Nemo. << Ainsi, me dit-il, on ne sait encore ou est alle perir ce troisieme navire construit par les naufrages sur l'ile de Vanikoro ? -- On ne sait. >> Le capitaine Nemo ne repondit rien, et me fit signe de le suivre au grand salon. Le _Nautilus_ s'enfonca de quelques metres au-dessous des flots, et les panneaux s'ouvrirent. Je me precipitai vers la vitre, et sous les empatements de coraux, revetus de fongies, de syphonules, d'alcyons, de cariophyllees, a travers des myriades de poissons charmants, des girelles, des glyphisidons, des pompherides, des diacopes, des holocentres, je reconnus certains debris que les dragues n'avaient pu arracher, des etriers de fer, des ancres, des canons, des boulets, une garniture de cabestan, une etrave, tous objets provenant des navires naufrages et maintenant tapisses de fleurs vivantes. Et pendant que je regardais ces epaves desolees, le capitaine Nemo me dit d'une voix grave : << Le commandant La Perouse partit le 7 decembre 1785 avec ses navires la _Boussole_ et l'_Astrolabe_. Il mouilla d'abord a Botany-Bay, visita l'archipel des Amis, la Nouvelle-Caledonie, se dirigea vers Santa-Cruz et relacha a Namouka, l'une des iles du groupe Hapai. Puis, ses navires arriverent sur les recifs inconnus de Vanikoro. La _Boussole_, qui marchait en avant, s'engagea sur la cote meridionale. L'_Astrolabe_ vint a son secours et s'echoua de meme. Le premier navire se detruisit presque immediatement. Le second, engrave sous le vent, resista quelques jours. Les naturels firent assez bon accueil aux naufrages. Ceux-ci s'installerent dans l'ile, et construisirent un batiment plus petit avec les debris des deux grands. Quelques matelots resterent volontairement a Vanikoro. Les autres, affaiblis, malades, partirent avec La Perouse. Ils se dirigerent vers les iles Salomon, et ils perirent, corps et biens, sur la cote occidentale de l'ile principale du groupe, entre les caps Deception et Satisfaction ! -- Et comment le savez-vous ? m'ecriai-je. -- Voici ce que j'ai trouve sur le lieu meme de ce dernier naufrage ! >> Le capitaine Nemo me montra une boite de ferblanc, estampillee aux armes de France, et toute corrodee par les eaux salines. Il l'ouvrit, et je vis une liasse de papiers jaunis, mais encore lisibles. C'etaient les instructions meme du ministre de la Marine au commandant La Perouse, annotees en marge de la main de Louis XVI ! << Ah ! c'est une belle mort pour un marin ! dit alors le capitaine Nemo. C'est une tranquille tombe que cette tombe de corail, et fasse le ciel que, mes compagnons et moi, nous n'en ayons jamais d'autre ! >> XX LE DETROIT DE TORRES Pendant la nuit du 27 au 28 decembre, le _Nautilus_ abandonna les parages de Vanikoro avec une vitesse excessive. Sa direction etait sud-ouest, et, en trois jours, il franchit les sept cent cinquante lieues qui separent le groupe de La Perouse de la pointe sud-est de la Papouasie. Le ler janvier 1863, de grand matin, Conseil me rejoignit sur la plate-forme. << Monsieur, me dit ce brave garcon, monsieur me permettra-t-il de lui souhaiter une bonne annee ? -- Comment donc, Conseil, mais exactement comme si j'etais a Paris, dans mon cabinet du Jardin des Plantes. J'accepte tes voeux et je t'en remercie. Seulement, je te demanderai ce que tu entends par << une bonne annee >>, dans les circonstances ou nous nous trouvons. Est-ce l'annee qui amenera la fin de notre emprisonnement, ou l'annee qui verra se continuer cet etrange voyage ? -- Ma foi, repondit Conseil, je ne sais trop que dire a monsieur. Il est certain que nous voyons de curieuses choses, et que, depuis deux mois, nous n'avons pas eu le temps de nous ennuyer. La derniere merveille est toujours la plus etonnante, et si cette progression se maintient, je ne sais pas comment cela finira. M'est avis que nous ne retrouverons jamais une occasion semblable. -- Jamais, Conseil. -- En outre, monsieur Nemo, qui justifie bien son nom latin, n'est pas plus genant que s'il n'existait pas. -- Comme tu le dis, Conseil. -- Je pense donc, n'en deplaise a monsieur, qu'une bonne annee serait une annee qui nous permettrait de tout voir... -- De tout voir, Conseil ? Ce serait peut-etre long. Mais qu'en pense Ned Land ? -- Ned Land pense exactement le contraire de moi, repondit Conseil. C'est un esprit positif et un estomac imperieux. Regarder les poissons et toujours en manger ne lui suffit pas. Le manque de vin, de pain, de viande, cela ne convient guere a un digne Saxon auquel les beefsteaks sont familiers, et que le brandy ou le gin, pris dans une proportion moderee, n'effrayent guere ! -- Pour mon compte, Conseil, ce n'est point la ce qui me tourmente, et je m'accommode tres bien du regime du bord. -- Moi de meme, repondit Conseil. Aussi je pense autant a rester que maitre Land a prendre la fuite. Donc, si l'annee qui commence n'est pas bonne pour moi, elle le sera pour lui, et reciproquement. De cette facon, il y aura toujours quelqu'un de satisfait. Enfin, pour conclure, je souhaite a monsieur ce qui fera plaisir a monsieur. -- Merci, Conseil. Seulement je te demanderai de remettre a plus tard la question des etrennes, et de les remplacer provisoirement par une bonne poignee de main. Je n'ai que cela sur moi. -- Monsieur n'a jamais ete si genereux >>, repondit Conseil. Et la-dessus, le brave garcon s'en alla. Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarante milles, soit cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notre point de depart dans les mers du Japon. Devant l'eperon du _Nautilus_ s'etendaient les dangereux parages de la mer de corail, sur la cote nord-est de l'Australie. Notre bateau prolongeait a une distance de quelques milles ce redoutable banc sur lequel les navires de Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770. Le batiment que montait Cook donna sur un roc, et s'il ne coula pas, ce fut grace a cette circonstance que le morceau de corail, detache au choc, resta engage dans la coque entr'ouverte. J'aurais vivement souhaite de visiter ce recif long de trois cent soixante lieues, contre lequel la mer, toujours houleuse, se brisait avec une intensite formidable et comparable aux roulements du tonnerre. Mais en ce moment, les plans inclines du _Nautilus_ nous entrainaient a une grande profondeur, et je ne pus rien voir de ces hautes murailles coralligenes. Je dus me contenter des divers echantillons de poissons rapportes par nos filets. Je remarquai, entre autres, des germons, especes de scombres grands comme des thons. aux flancs bleuatres et rayes de bandes transversales qui disparaissent avec la vie de l'animal. Ces poissons nous accompagnaient par troupes et fournirent a notre table une chair excessivement delicate. On prit aussi un grand nombre de spares vertors, longs d'un demi-decimetre, ayant le gout de la dorade, et des pyrapedes volants, veritables hirondelles sous-marines, qui, par les nuits obscures, rayent alternativement les airs et les eaux de leurs lueurs phosphorescentes. Parmi les mollusques et les zoophytes, je trouvai dans les mailles du chalut diverses especes d'alcyoniaires, des oursins, des marteaux, des eperons, des. cadrans, des cerites, des hyalles. La flore etait representee par de belles algues flottantes, des laminaires et des macrocystes, impregnees du mucilage qui transsudait a travers leurs pores, et parmi lesquelles je recueillis une admirable _Nemastoma Geliniaroide_, qui fut classee parmi les curiosites naturelles du musee. Deux jours apres avoir traverse la mer de Corail, le 4 janvier, nous eumes connaissance des cotes de la Papouasie. A cette occasion, le capitaine Nemo m'apprit que son intention etait de gagner l'ocean Indien par le detroit de Torres. Sa communication se borna la. Ned vit avec plaisir que cette route le rapprochait des mers europeennes. Ce detroit de Torres est regarde comme non moins dangereux par les ecueils qui le herissent que par les sauvages habitants qui frequentent ses cotes. Il separe de la Nouvelle-Hollande la grande ile de la Papouasie, nommee aussi Nouvelle-Guinee. La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trente lieues de large, et une superficie de quarante mille lieues geographiques. Elle est situee, en latitude, entre 0deg.l9' et 10deg.2' sud, et en longitude, entre 128deg.23' et 146deg.15'. A midi, pendant que le second prenait la hauteur du soleil, j'apercus les sommets des monts Arfalxs, eleves par plans et termines par des pitons aigus. Cette terre, decouverte en 1511 par le Portugais Francisco Serrano, fut visitee successivement par don Jose de Meneses en 1526, par Grijalva en 1527, par le general espagnol Alvar de Saavedra en 1528, par Juigo Ortez en 1545, par le Hollandais Shouten en 1616, par Nicolas Sruick en 1753, par Tasman, Dampier, Fumel, Carteret, Edwards, Bougainville, Cook, Forrest, Mac Cluer, par d'Entrecasteaux en 1792, par Duperrey en 1823, et par Dumont d'Urville en 1827. << C'est le foyer des noirs qui occupent toute la Malaisie >>. a dit M. de Rienzi, et je ne me doutais guere que les hasards de cette navigation allaient me mettre en presence des redoutables Andamenes. Le _Nautilus_ se presenta donc a l'entree du plus dangereux detroit du globe, de celui que les plus hardis navigateurs osent a peine franchir, detroit que Louis Paz de Torres affronta en revenant des mers du Sud dans la Melanesie, et dans lequel, en 1840, les corvettes echouees de Dumont d'Urville furent sur le point de se perdre corps et biens. Le Nautilus lui-meme, superieur a tous les dangers de la mer, allait, cependant, faire connaissance avec les recifs coralliens. Le detroit de Torres a environ trente-quatre lieues de large, mais il est obstrue par une innombrable quantite d'iles, d'ilots, de brisants, de rochers, qui rendent sa navigation presque impraticable. En consequence, le capitaine Nemo prit toutes les precautions voulues pour le traverser. Le _Nautilus_, flottant a fleur d'eau, s'avancait sous une allure moderee. Son helice, comme une queue de cetace, battait les flots avec lenteur. Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi, nous avions pris place sur la plate-forme toujours deserte. Devant nous s'elevait la cage du timonier, et je me trompe fort, ou le capitaine Nemo devait etre la, dirigeant lui-meme son _Nautilus_. J'avais sous les yeux les excellentes cartes du detroit de Torres levees et dressees par l'ingenieur hydrographe Vincendon Dumoulin et l'enseigne de vaisseau Coupvent-Desbois - maintenant amiral qui faisaient partie de l'etat-major de Dumont d'Urville pendant son dernier voyage de circumnavigation. Ce sont, avec celles du capitaine King, les meilleures cartes qui debrouillent l'imbroglio de cet etroit passage, et je les consultais avec une scrupuleuse attention. Autour du _Nautilus_ la mer bouillonnait avec furie. Le courant de flots, qui portait du sud-est au nord-ouest avec une vitesse de deux milles et demi, se brisait sur les coraux dont la tete emergeait ca et la. << Voila une mauvaise mer ! me dit Ned Land. -- Detestable, en effet, repondis-je, et qui ne convient guere a un batiment comme le _Nautilus_. -- Il faut, reprit le Canadien, que ce damne capitaine soit bien certain de sa route, car je vois la des pates de coraux qui mettraient sa coque en mille pieces, si elle les effleurait seulement ! >> En effet, la situation etait perilleuse, mais le _Nautilus_ semblait se glisser comme par enchantement au milieu de ces furieux ecueils. Il ne suivait pas exactement la route de l'_Astrolabe_ et de la _Zelee_ qui fut fatale a Dumont d'Urville. Il prit plus au nord, rangea l'ile Murray, et revint au sud-ouest, vers le passage de Cumberland. Je croyais qu'il allait y donner franchement, quand, remontant dans le nord-ouest, il se porta, a travers une grande quantite d'iles et d'ilots peu connus, vers l'ile Tound et le canal Mauvais. Je me demandais deja si le capitaine Nemo, imprudent jusqu'a la folie, voulait engager son navire dans cette passe ou toucherent les deux corvettes de Dumont d'Urville, quand, modifiant une seconde fois sa direction et coupant droit a l'ouest, il se dirigea vers l'ile Gueboroar. Il etait alors trois heures apres-midi. Le flot se cassait, la maree etant presque pleine. Le _Nautilus_ s'approcha de cette ile que je vois encore avec sa remarquable lisiere de pendanus. Nous la rangions a moins de deux milles. Soudain, un choc me renversa. Le _Nautilus_ venait de toucher contre un ecueil, et il demeura immobile, donnant une legere gite sur babord. Quand je me relevai, j'apercus sur la plate-forme le capitaine Nemo et son second. Ils examinaient la situation du navire, echangeant quelques mots dans leur incomprehensible idiome. Voici quelle etait cette situation. A deux milles, par tribord, apparaissait l'ile Gueboroar dont la cote s'arrondissait du nord a l'ouest, comme un immense bras. Vers le sud et l'est se montraient deja quelques tetes de coraux que le jusant laissait a decouvert. Nous nous etions echoues au plein. et dans une de ces mers ou les marees sont mediocres, circonstance facheuse pour le renflouage du _Nautilus_. Cependant. Le navire n'avait aucunement souffert, tant sa coque etait solidement liee. Mais s'il ne pouvait ni couler, ni s'ouvrir, il risquait fort d'etre a jamais attache sur ces ecueils, et alors c'en etait fait de l'appareil sous-marin du capitaine Nemo. Je reflechissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme, toujours maitre de lui, ne paraissant ni emu ni contrarie, s'approcha : << Un accident ? lui dis-je. -- Non, un incident, me repondit-il. -- Mais un incident, repliquai-je, qui vous obligera peut-etre a redevenir un habitant de ces terres que vous fuyez ! >> Le capitaine Nemo me regarda d'un air singulier. et fit un geste negatif. C'etait me dire assez clairement que rien ne le forcerait jamais a remettre les pieds sur un continent. Puis il dit : << D'ailleurs, monsieur Aronnax, le _Nautilus_ n'est pas en perdition. Il vous transportera encore au milieu des merveilles de l'Ocean. Notre voyage ne fait que commencer, et je ne desire pas me priver si vite de l'honneur de votre compagnie. -- Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans relever la tournure ironique de cette phrase, le _Nautilus_ s'est echoue au moment de la pleine mer. Or, les marees ne sont pas fortes dans le Pacifique, et, si vous ne pouvez delester le Nautilus - ce qui me parait impossible je ne vois pas comment il sera renfloue. -- Les marees ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avez raison, monsieur le professeur, repondit le capitaine Nemo, mais, au detroit de Torres, on trouve encore une difference d'un metre et demi entre le niveau des hautes et basses mers. C'est aujourd'hui le 4 janvier, et dans cinq jours la pleine lune. Or, je serai bien etonne si ce complaisant satellite ne souleve pas suffisamment ces masses d'eau, et ne me rend pas un service que je ne veux devoir qu'a lui seul. >> Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendit a l'interieur du _Nautilus_. Quant au batiment, il ne bougeait plus et demeurait immobile. comme si les polypes coralliens l'eussent deja maconne dans leur indestructible ciment. << Eh bien, monsieur ? me dit Ned Land, qui vint a moi apres le depart du capitaine. Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la maree du 9, car il parait que la lune aura la complaisance de nous remettre a flot. -- Tout simplement ? -- Tout simplement. -- Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large, mettre sa machine sur ses chaines, et tout faire pour se dehaler ? Puisque la maree suffira ! >> repondit simplement Conseil. Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les epaules. C'etait le marin qui parlait en lui. << Monsieur, repliqua-t-il, vous pouvez me croire quand je vous dis que ce morceau de fer ne naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers. Il n'est bon qu'a vendre au poids. Je pense donc que le moment est venu de fausser compagnie au capitaine Nemo. -- Ami Ned, repondis-je, je ne desespere pas comme vous de ce vaillant _Nautilus_, et dans quatre jours nous saurons a quoi nous en tenir sur les marees du Pacifique. D'ailleurs, le conseil de fuir pourrait etre opportun si nous etions en vue des cotes de l'Angleterre ou de la Provence, mais dans les parages de la Papouasie, c'est autre chose, et il sera toujours temps d'en venir a cette extremite, si le Nautilus ne parvient pas a se relever, ce que je regarderais comme un evenement grave. -- Mais ne saurait-on tater, au moins, de ce terrain ? reprit Ned Land. Voila une ile. Sur cette ile, il y a des arbres. Sous ces arbres. des animaux terrestres, des porteurs de cotelettes et de roastbeefs, auxquels je donnerais volontiers quelques coups de dents. -- Ici, l'ami Ned a raison, dit Conseil, et je me range a son avis. Monsieur ne pourrait-il obtenir de son ami le capitaine Nemo de nous transporter a terre, ne fut-ce que pour ne pas perdre l'habitude de fouler du pied les parties solides de notre planete ? -- Je peux le lui demander, repondis-je, mais il refusera. -- Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons a quoi nous en tenir sur l'amabilite du capitaine. >> A ma grande surprise, le capitaine Nemo m'accorda la permission que je lui demandais, et il le fit avec beaucoup de grace et d'empressement, sans meme avoir exige de moi la promesse de revenir a bord. Mais une fuite a travers les terres de la Nouvelle-Guinee eut ete tres perilleuse, et je n'aurais pas conseille a Ned Land de la tenter. Mieux valait etre prisonnier a bord du _Nautilus_, que de tomber entre les mains des naturels de la Papouasie. Le canot fut mis a notre disposition pour le lendemain matin. Je ne cherchai pas a savoir si le capitaine Nemo nous accompagnerait. Je pensai meme qu'aucun homme de l'equipage ne nous serait donne, et que Ned Land serait seul charge de diriger l'embarcation. D'ailleurs, la terre se trouvait a deux milles au plus, et ce n'etait qu'un jeu pour le Canadien de conduire ce leger canot entre les lignes de recifs si fatales aux grands navires. Le lendemain, 5 janvier, le canot, deponte, fut arrache de son alveole et lance a la mer du haut de la plate-forme. Deux hommes suffirent a cette operation. Les avirons etaient dans l'embarcation, et nous n'avions plus qu'a y prendre place. A huit heures, armes de fusils et de haches, nous debordions du _Nautilus_. La mer etait assez calme. Une petite brise soufflait de terre. Conseil et moi, places aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Ned gouvernait dans les etroites passes que les brisants laissaient entre eux. Le canot se maniait bien et filait rapidement. Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C'etait un prisonnier echappe de sa prison, et il ne songeait guere qu'il lui faudrait y rentrer. << De la viande ! repetait-il, nous allons donc manger de la viande, et quelle viande ! Du veritable gibier ! Pas de pain, par exemple ! Je ne dis pas que le poisson ne soit une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser, et un morceau de fraiche venaison, grille sur des charbons ardents, variera agreablement notre ordinaire. -- Gourmand ! repondait Conseil, il m'en fait venir l'eau a la bouche. -- Il reste a savoir, dis-je, si ces forets sont giboyeuses, et si le gibier n'y est pas de telle taille qu'il puisse lui-meme chasser le chasseur. -- Bon ! monsieur Aronnax, repondit le Canadien, dont les dents semblaient etre affutees comme un tranchant de hache, mais je mangerai du tigre, de l'aloyau de tigre, s'il n'y a pas d'autre quadrupede dans cette ile. -- L'ami Ned est inquietant, repondit Conseil. -- Quel qu'il soit, reprit Ned Land, tout animal a quatre pattes sans plumes, ou a deux pattes avec plumes, sera salue de mon premier coup de fusil. -- Bon ! repondis-je, voila les imprudences de maitre Land qui vont recommencer ! -- N'ayez pas peur, monsieur Aronnax, repondit le Canadien, et nagez ferme ! Je ne demande pas vingt-cinq minutes pour vous offrir un mets de ma facon. >> A huit heures et demie, le canot du _Nautilus_ venait s'echouer doucement sur une greve de sable, apres avoir heureusement franchi l'anneau coralligene qui entourait l'ile de Gueboroar. XXI QUELQUES JOURS A TERRE Je fus assez vivement impressionne en touchant terre. Ned Land essayait le sol du pied, comme pour en prendre possession. Il n'y avait pourtant que deux mois que nous etions, suivant l'expression du capitaine Nemo, les << passagers du _Nautilus_ >>. c'est-a-dire. en realite, les prisonniers de son commandant. En quelques minutes. nous fumes a une portee de fusil de la cote. Le sol etait presque entierement madreporique, mais certains lits de torrents desseches. semes de debris granitiques, demontraient que cette ile etait due a une formation primordiale. Tout l'horizon se cachait derriere un rideau de forets admirables. Des arbres enormes, dont la taille atteignait parfois deux cents pieds, se reliaient l'un a l'autre par des guirlandes de lianes, vrais hamacs naturels que bercait une brise legere. C'etaient des mimosas, des ficus, des casuarinas, des teks, des hibiscus, des pendanus, des palmiers, melanges a profusion, et sous l'abri de leur voute verdoyante, au pied de leur stype gigantesque, croissaient des orchidees des legumineuses et des fougeres. Mais, sans remarquer tous ces beaux echantillons de la flore papouasienne, le Canadien abandonna l'agreable pour l'utile. Il apercut un cocotier, abattit quelques-uns de ses fruits, les brisa, et nous bumes leur lait, nous mangeames leur amande, avec une satisfaction qui protestait contre l'ordinaire du _Nautilus_. << Excellent ! disait Ned Land. -- Exquis ! repondait Conseil. -- Et je ne pense pas, dit le Canadien. que votre Nemo s'oppose a ce que nous introduisions une cargaison de cocos a son bord ? -- Je ne le crois pas, repondis-je, mais il n'y voudra pas gouter ! -- Tant pis pour lui ! dit Conseil. -- Et tant mieux pour nous ! riposta Ned Land. Il en restera davantage. -- Un mot seulement, maitre Land, dis-je au harponneur qui se disposait a ravager un autre cocotier, le coco est une bonne chose, mais avant d'en remplir le canot, il me parait sage de reconnaitre si l'ile ne produit pas quelque substance non moins utile. Des legumes frais seraient bien recus a l'office du _Nautilus_. -- Monsieur a raison, repondit Conseil, et je propose de reserver trois places dans notre embarcation, l'une pour les fruits, l'autre pour les legumes, et la troisieme pour la venaison, dont je n'ai pas encore entrevu le plus mince echantillon. -- Conseil, il ne faut desesperer de rien, repondit le Canadien. -- Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayons l'oeil aux aguets. Quoique l'ile paraisse inhabitee, elle pourrait renfermer, cependant, quelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature du gibier ! -- He ! he ! fit Ned Land, avec un mouvement de machoire tres significatif. -- Eh bien ! Ned ! s'ecria Conseil. -- Ma foi, riposta le Canadien, je commence a comprendre les charmes de l'anthropophagie ! -- Ned ! Ned ! que dites-vous la ! repliqua Conseil. Vous, anthropophage ! Mais je ne serai plus en surete pres de vous, moi qui partage votre cabine ! Devrai-je donc me reveiller un jour a demi devore ? -- Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous manger sans necessite. -- Je ne m'y fie pas, repondit Conseil. En chasse ! Il faut absolument abattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l'un de ces matins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pour le servir. >> Tandis que s'echangeaient ces divers propos, nous penetrions sous les sombres voutes de la foret, et pendant deux heures, nous la parcourumes en tous sens. Le hasard servit a souhait cette recherche de vegetaux comestibles, et l'un des plus utiles produits des zones tropicales nous fournit un aliment precieux qui manquait a bord. Je veux parler de l'arbre a pain, tres abondant dans l'ile Gueboroar, et j'y remarquai principalement cette variete depourvue de graines, qui porte en malais le nom de << Rima >>. Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droit et haut de quarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie et formee de grandes feuilles multilobees, designait suffisamment aux yeux d'un naturaliste cet << artocarpus >> qui a ete tres heureusement naturalise aux iles Mascareignes. De sa masse de verdure se detachaient de gros fruits globuleux, larges d'un decimetre, et pourvus exterieurement de rugosites qui prenaient une disposition hexagonale. Utile vegetal dont la nature a gratifie les regions auxquelles le ble manque, et qui, sans exiger aucune culture, donne des fruits pendant huit mois de l'annee. Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait deja mange pendant ses nombreux voyages, et il savait preparer leur substance comestible. Aussi leur vue excita-t-elle ses desirs, et il n'y put tenir plus longtemps. << Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goute pas un peu de cette pate de l'arbre a pain ! -- Goutez, ami Ned, goutez a votre aise. Nous sommes ici pour faire des experiences, faisons-les. -- Ce ne sera pas long >>, repondit le Canadien. Et, arme d'une lentille, il alluma un feu de bois mort qui petilla joyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nous choisissions les meilleurs fruits de l'artocarpus. Quelques-uns n'avaient pas encore atteint un degre suffisant de maturite, et leur peau epaisse recouvrait une pulpe blanche, mais peu fibreuse. D'autres, en tres grand nombre, jaunatres et gelatineux, n'attendaient que le moment d'etre cueillis. Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apporta une douzaine a Ned Land, qui les placa sur un feu de charbons, apres les avoir coupes en tranches epaisses, et ce faisant, il repetait toujours : << Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon ! -- Surtout quand on en est prive depuis longtemps, dit Conseil. -- Ce n'est meme plus du pain, ajouta le Canadien. C'est une patisserie delicate. Vous n'en avez jamais mange, monsieur ? -- Non, Ned. -- Eh bien, preparez-vous a absorber une chose succulente. Si vous n'y revenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs ! >> Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposee au feu fut completement charbonnee. A l'interieur apparaissait une pate blanche, sorte de mie tendre, dont la saveur rappelait celle de l'artichaut. Il faut l'avouer, ce pain etait excellent, et j'en mangeai avec grand plaisir. << Malheureusement, dis-je, une telle pate ne peut se garder fraiche, et il me parait inutile d'en faire une provision pour le bord. -- Par exemple, monsieur ! s'ecria Ned Land. Vous parlez la comme un naturaliste, mais moi, je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites une recolte de ces fruits que nous reprendrons a notre retour. -- Et comment les preparerez-vous ? demandai-je au Canadien. -- En fabriquant avec leur pulpe une pate fermentee qui se gardera indefiniment et sans se corrompre. Lorsque je voudrai l'employer, je la ferai cuire a la cuisine du bord, et malgre sa saveur un peu acide, vous la trouverez excellente. -- Alors, maitre Ned, je vois qu'il ne manque rien a ce pain... -- Si, monsieur le professeur, repondit le Canadien, il y manque quelques fruits ou tout ou moins quelques legumes ! Cherchons les fruits et les legumes. >> Lorsque notre recolte fut terminee, nous nous mimes en route pour completer ce diner << terrestre >>. Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nous avions fait une ample provision de bananes. Ces produits delicieux de la zone torride murissent pendant toute l'annee, et les Malais, qui leur ont donne le nom de << pisang >>, les mangent sans les faire cuire. Avec ces bananes, nous recueillimes des jaks enormes dont le gout est tres accuse, des mangues savoureuses, et des ananas d'un grosseur invraisemblable. Mais cette recolte prit une grande partie de notre temps, que, d'ailleurs, il n'y avait pas lieu de regretter. Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait en avant, et, pendant sa promenade a travers la foret, il glanait d'une main sure d'excellents fruits qui devaient completer sa provision. << Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque plus rien, ami Ned ? -- Hum ! fit le Canadien. -- Quoi ! vous vous plaignez ? -- Tous ces vegetaux ne peuvent constituer un repas, repondit Ned. C'est la fin d'un repas, c'est un dessert. Mais le potage ? mais le roti ? -- En effet, dis-je, Ned nous avait promis des cotelettes qui me semblent fort problematiques. -- Monsieur, repondit le Canadien, non seulement la chasse n'est pas finie, mais elle n'est meme pas commencee. Patience ! Nous finirons bien par rencontrer quelque animal de plume ou de poil, et, si ce n'est pas en cet endroit, ce sera dans un autre... -- Et si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain, ajouta Conseil, car il ne faut pas trop s'eloigner. Je propose meme de revenir au canot. -- Quoi ! deja ! s'ecria Ned. -- Nous devons etre de retour avant la nuit, dis-je. -- Mais quelle heure est-il donc ? demanda le Canadien. -- Deux heures, au moins, repondit Conseil. -- Comme le temps passe sur ce sol ferme ! s'ecria maitre Ned Land avec un soupir de regret. -- En route >>, repondit Conseil. Nous revinmes donc a travers la foret, et nous completames notre recolte en faisant une razzia de chouxpalmistes qu'il fallut cueillir a la cime des arbres, de petits haricots que je reconnus pour etre les << abrou >> des Malais, et d'ignames d'une qualite superieure. Nous etions surcharges quand nous arrivames au canot. Cependant, Ned Land ne trouvait pas encore sa provision suffisante. Mais le sort le favorisa. Au moment de s'embarquer, il apercut plusieurs arbres, hauts de vingt-cinq a trente pieds, qui appartenaient a l'espece des palmiers. Ces arbres, aussi precieux que l'artocarpus, sont justement comptes parmi les plus utiles produits de la Malaisie. C'etaient des sagoutiers, vegetaux qui croissent sans culture, se reproduisant, comme les muriers, par leurs rejetons et leurs graines. Ned Land connaissait la maniere de traiter ces arbres. Il prit sa hache, et la maniant avec une grande vigueur, il eut bientot couche sur le sol deux ou trois sagoutiers dont la maturite se reconnaissait a la poussiere blanche qui saupoudrait leurs palmes. Je le regardai faire plutot avec les yeux d'un naturaliste qu'avec les yeux d'un homme affame. Il commenca par enlever a chaque tronc une bande d'ecorce, epaisse d'un pouce, qui recouvrait un reseau de fibres allongees formant d'inextricables noeuds, que mastiquait une sorte de farine gommeuse. Cette farine, c'etait le sagou, substance comestible qui sert principalement a l'alimentation des populations melanesiennes. Ned Land se contenta, pour le moment, de couper ces troncs par morceaux, comme il eut fait de bois a bruler, se reservant d'en extraire plus tard la farine, de la passer dans une etoffe afin de la separer de ses ligaments fibreux, d'en faire evaporer l'humidite au soleil, et de la laisser durcir dans des moules. Enfin, a cinq heures du soir, charges de toutes nos richesses, nous quittions le rivage de l'ile, et, une demi-heure apres, nous accostions le _Nautilus_. Personne ne parut a notre arrivee. L'enorme cylindre de tole semblait desert. Les provisions embarquees, je descendis a ma chambre. J'y trouvai mon souper pret. Je mangeai, puis je m'endormis. Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau a bord. Pas un bruit a l'interieur, pas un signe de vie. Le canot etait reste le long du bord, a la place meme ou nous l'avions laisse. Nous resolumes de retourner a l'ile Gueboroar. Ned Land esperait etre plus heureux que la veille au point de vue du chasseur, et desirait visiter une autre partie de la foret. Au lever du soleil, nous etions en route. L'embarcation, enlevee par le flot qui portait a terre, atteignit l'ile en peu d'instants. Nous debarquames, et, pensant qu'il valait mieux s'en rapporter a l'instinct du Canadien, nous suivimes Ned Land dont les longues jambes menacaient de nous distancer. Ned Land remonta la cote vers l'ouest, puis, passant a gue quelques lits de torrents, il gagna la haute plaine que bordaient d'admirables forets. Quelques martins-pecheurs rodaient le long des cours d'eau, mais ils ne se laissaient pas approcher. Leur circonspection me prouva que ces volatiles savaient a quoi s'en tenir sur des bipedes de notre espece, et j'en conclus que, si l'ile n'etait pas habitee, du moins, des etres humains la frequentaient. Apres avoir traverse une assez grasse prairie, nous arrivames a la lisiere d'un petit bois qu'animaient le chant et le vol d'un grand nombre d'oiseaux. << Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil. -- Mais il y en a qui se mangent ! repondit le harponneur. -- Point, ami Ned, repliqua Conseil, car je ne vois la que de simples perroquets. -- Ami Conseil, repondit gravement Ned, le perroquet est le faisan de ceux qui n'ont pas autre chose a manger. -- Et j'ajouterai, dis-je, que cet oiseau, convenablement prepare, vaut son coup de fourchette. >> En effet, sous l'epais feuillage de ce bois, tout un monde de perroquets voltigeait de branche en branche, n'attendant qu'une education plus soignee pour parler la langue humaine. Pour le moment, ils caquetaient en compagnie de perruches de toutes couleurs, de graves kakatouas, qui semblaient mediter quelque probleme philosophique, tandis que des loris d'un rouge eclatant passaient comme un morceau d'etamine emporte par la brise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouas peints des plus fines nuances de l'azur, et de toute une variete de volatiles charmants, mais generalement peu comestibles. Cependant, un oiseau particulier a ces terres, et qui n'a jamais depasse la limite des iles d'Arrou et des iles des Papouas, manquait a cette collection. Mais le sort me reservait de l'admirer avant peu. Apres avoir traverse un taillis de mediocre epaisseur, nous avions retrouve une plaine obstruee de buissons. Je vis alors s'enlever de magnifiques oiseaux que la disposition de leurs longues plumes obligeait a se diriger contre le vent. Leur vol ondule, la grace de leurs courbes aeriennes, le chatoiement de leurs couleurs, attiraient et charmaient le regard. Je n'eus pas de peine a les reconnaitre. << Des oiseaux de paradis ! m'ecriai-je. -- Ordre des passereaux, section des clystomores, repondit Conseil. -- Famille des perdreaux ? demanda Ned Land. -- Je ne crois pas, maitre Land. Neanmoins, je compte sur votre adresse pour attraper un de ces charmants produits de la nature tropicale ! -- On essayera, monsieur le professeur, quoique je sois plus habitue a manier le harpon que le fusil. >> Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseaux avec les Chinois, ont, pour les prendre, divers moyens que nous ne pouvions employer. Tantot ils disposent des lacets au sommet des arbres eleves que les paradisiers habitent de preference. Tantot ils s'en emparent avec une glu tenace qui paralyse leurs mouvements. Ils vont meme jusqu'a empoisonner les fontaines ou ces oiseaux ont l'habitude de boire. Quant a nous, nous etions reduits a les tirer au vol, ce qui nous laissait peu de chances de les atteindre. Et en effet, nous epuisames vainement une partie de nos munitions. Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnes qui forment le centre de l'ile etait franchi, et nous n'avions encore rien tue. La faim nous aiguillonnait. Les chasseurs s'etaient fies au produit de leur chasse, et ils avaient eu tort. Tres heureusement, Conseil, a sa grande surprise, fit un coup double et assura le dejeuner. Il abattit un pigeon blanc et un ramier, qui, lestement plumes et suspendus a une brochette, rotirent devant un feu ardent de bois mort. Pendant que ces interessants animaux cuisaient, Ned prepara des fruits de l'artocarpus. Puis, le pigeon et le ramier furent devores jusqu'aux os et declares excellents. La muscade, dont ils ont l'habitude de se gaver, parfume leur chair et en fait un manger delicieux. << C'est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes, dit Conseil. -- Et maintenant, Ned. que vous manque-t-il ? demandai-je au Canadien. -- Un gibier a quatre pattes, monsieur Aronnax, repondit Ned Land. Tous ces pigeons ne sont que hors-d'oeuvre et amusettes de la bouche. Aussi, tant que je n'aurai pas tue un animal a cotelettes, je ne serai pas content ! -- Ni moi, Ned, si je n'attrape pas un paradisier. -- Continuons donc la chasse, repondit Conseil, mais en revenant vers la mer. Nous sommes arrives aux premieres pentes des montagnes, et je pense qu'il vaut mieux regagner la region des forets. >> C'etait un avis sense, et il fut suivi. Apres une heure de marche, nous avions atteint une veritable foret de sagoutiers. Quelques serpents inoffensifs fuyaient sous nos pas. Les oiseaux de paradis se derobaient a notre approche, et veritablement, je desesperais de les atteindre, lorsque Conseil, qui marchait en avant, se baissa soudain, poussa un cri de triomphe, et revint a moi, rapportant un magnifique paradisier. << Ah ! bravo ! Conseil, m'ecriai-je. -- Monsieur est bien bon, repondit Conseil. -- Mais non, mon garcon. Tu as fait la un coup de maitre. Prendre un de ces oiseaux vivants, et le prendre a la main ! -- Si monsieur veut l'examiner de pres, il verra que je n'ai pas eu grand merite. -- Et pourquoi, Conseil ? -- Parce que cet oiseau est ivre comme une caille. -- Ivre ? -- Oui, monsieur, ivre des muscades qu'il devorait sous le muscadier ou je l'ai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueux effets de l'intemperance ! -- Mille diables ! riposta le Canadien, pour ce que j'ai bu de gin depuis deux mois, ce n'est pas la peine de me le reprocher ! >> Cependant, j'examinais le curieux oiseau. Conseil ne se trompait pas. Le paradisier, enivre par le suc capiteux, etait reduit a l'impuissance. Il ne pouvait voler. Il marchait a peine. Mais cela m'inquieta peu, et je le laissai cuver ses muscades. Cet oiseau appartenait a la plus belle des huit especes que l'on compte en Papouasie et dans les iles voisines. C'etait le paradisier << grand-emeraude >>, l'un des plus rares. Il mesurait trois decimetres de longueur. Sa tete etait relativement petite, ses yeux places pres de l'ouverture du bec, et petits aussi. Mais il offrait une admirable reunion de nuances. etant jaune de bec, brun de pieds et d'ongles, noisette aux ailes empourprees a leurs extremites, jaune pale a la tete et sur le derriere du cou, couleur d'emeraude a la gorge, brun marron au ventre et a la poitrine. Deux filets cornes et duveteux s'elevaient au-dessus de sa queue, que prolongeaient de longues plumes tres legeres, d'une finesse admirable, et ils completaient l'ensemble de ce merveilleux oiseau que les indigenes ont poetiquement appele 1'<< oiseau du soleil >>. Je souhaitais vivement de pouvoir ramener a Paris ce superbe specimen des paradisiers, afin d'en faire don au Jardin des Plantes, qui n'en possede pas un seul vivant. << C'est donc bien rare ? demanda le Canadien, du ton d'un chasseur qui estime fort peu le gibier au point de vue de l'art. -- Tres rare, mon brave compagnon, et surtout tres difficile a prendre vivant. Et meme morts, ces oiseaux sont encore l'objet d'un important trafic. Aussi, les naturels ont-ils imagine d'en fabriquer comme on fabrique des perles ou des diamants. -- Quoi ! s'ecria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis ? -- Oui, Conseil. -- Et monsieur connait-il le procede des indigenes ? -- Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d'est, perdent ces magnifiques plumes qui entourent leur queue, et que les naturalistes ont appelees plumes subalaires. Ce sont ces plumes que recueillent les faux-monnayeurs en volatiles, et qu'ils adaptent adroitement a quelque pauvre perruche prealablement mutilee. Puis ils teignent la suture, ils vernissent l'oiseau, et ils expedient aux museums et aux amateurs d'Europe ces produits de leur singuliere industrie. -- Bon ! fit Ned Land, si ce n'est pas l'oiseau, ce sont toujours ses plumes, et tant que l'objet n'est pas destine a etre mange. je n'y vois pas grand mal ! >> Mais si mes desirs etaient satisfaits par la possession de ce paradisier, ceux du chasseur canadien ne l'etaient pas encore. Heureusement, vers deux heures, Ned Land abattit un magnifique cochon des bois, de ceux que les naturels appellent << bari-outang >>. L'animal venait a propos pour nous procurer de la vraie viande de quadrupede, et il fut bien recu. Ned Land se montra tres glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touche par la balle electrique, etait tombe raide mort. Le Canadien le depouilla et le vida proprement, apres en avoir retire une demi-douzaine de cotelettes destinees a fournir une grillade pour le repas du soir. Puis, cette chasse fut reprise, qui devait encore etre marquee par les exploits de Ned et de Conseil. En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever une troupe de kangaroos, qui s'enfuirent en bondissant sur leurs pattes elastiques. Mais ces animaux ne s'enfuirent pas si rapidement que la capsule electrique ne put les arreter dans leur course. << Ah ! monsieur le professeur, s'ecria Ned Land que la rage du chasseur prenait a la tete, quel gibier excellent, cuit a l'etuvee surtout ! Quel approvisionnement pour le _Nautilus_ ! Deux ! trois ! cinq a terre ! Et quand je pense que nous devorerons toute cette chair, et que ces imbeciles du bord n'en auront pas miette ! >> Je crois que, dans l'exces de sa joie, le Canadien, s'il n'avait pas tant parle, aurait massacre toute la bande ! Mais il se contenta d'une douzaine de ces interessants marsupiaux, qui forment le premier ordre des mammiferes aplacentaires - nous dit Conseil. Ces animaux etaient de petite taille. C'etait une espece de ces << kangaroos-lapins >>, qui gitent habituellement dans le creux des arbres, et dont la velocite est extreme ; mais s'ils sont de mediocre grosseur, ils fournissent, du moins, la chair la plus estimee. Nous etions tres satisfaits des resultats de notre chasse. Le joyeux Ned se proposait de revenir le lendemain a cette ile enchantee, qu'il voulait depeupler de tous ses quadrupedes comestibles. Mais il comptait sans les evenements. A six heures du soir, nous avions regagne la plage. Notre canot etait echoue a sa place habituelle. Le _Nautilus_, semblable a un long ecueil, emergeait des flots a deux milles du rivage. Ned Land, sans plus tarder, s'occupa de la grande affaire du diner. Il s'entendait admirablement a toute cette cuisine. Les cotelettes de << bari-outang >>, grillees sur des charbons, repandirent bientot une delicieuse odeur qui parfuma l'atmosphere !... Mais je m'apercois que je marche sur les traces du Canadien. Me voici en extase devant une grillade de porc frais ! Que l'on me pardonne, comme j'ai pardonne a maitre Land, et pour les memes motifs ! Enfin, le diner fut excellent. Deux ramiers completerent ce menu extraordinaire. La pate de sagou, le pain de l'artocarpus, quelques mangues, une demi-douzaine d'ananas, et la liqueur fermentee de certaines noix de cocos, nous mirent en joie. Je crois meme que les idees de mes dignes compagnons n'avaient pas toute la nettete desirable. << Si nous ne retournions pas ce soir au _Nautilus_ ? dit Conseil. Si nous n'y retournions jamais ? >> ajouta Ned Land. En ce moment une pierre vint tomber a nos pieds, et coupa court a la proposition du harponneur. XXII LA FOUDRE DU CAPITAINE NEMO Nous avions regarde du cote de la foret, sans nous lever, ma main s'arretant dans son mouvement vers ma bouche, celle de Ned Land achevant son office. << Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil, ou bien elle merite le nom d'aerolithe. >> Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enleva de la main de Conseil une savoureuse cuisse de ramier, donna encore plus de poids a son observation. Leves tous les trois, le fusil a l'epaule, nous etions prets a repondre a toute attaque. << Sont-ce des singes ? s'ecria Ned Land. -- A peu pres, repondit Conseil, ce sont des sauvages. -- Au canot ! >> dis-je en me dirigeant vers la mer. Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine de naturels, armes d'arcs et de frondes, apparaissaient sur la lisiere d'un taillis, qui masquait l'horizon de droite, a cent pas a peine. Notre canot etait echoue a dix toises de nous. Les sauvages s'approchaient, sans courir, mais ils prodiguaient les demonstrations les plus hostiles. Les pierres et les fleches pleuvaient. Ned Land n'avait pas voulu abandonner ses provisions, et malgre l'imminence du danger, son cochon d'un cote, ses kangaroos de l'autre, il detalait avec une certaine rapidite. En deux minutes, nous etions sur la greve. Charger le canot des provisions et des armes, le pousser a la mer, armer les deux avirons, ce fut l'affaire d'un instant. Nous n'avions pas gagne deux encablures, que cent sauvages, hurlant et gesticulant, entrerent dans l'eau jusqu'a la ceinture. Je regardais si leur apparition attirerait sur la plate-forme quelques hommes du _Nautilus_. Mais non. L'enorme engin, couche au large, demeurait absolument desert. Vingt minutes plus tard, nous montions a bord. Les panneaux etaient ouverts. Apres avoir amarre le canot, nous rentrames a l'interieur du _Nautilus_. Je descendis au salon, d'ou s'echappaient quelques accords. Le capitaine Nemo etait la, courbe sur son orgue et plonge dans une extase musicale. << Capitaine ! >> lui dis-je. Il ne m'entendit pas. << Capitaine ! >> repris-je en le touchant de la main. Il frissonna, et se retournant : << Ah ! c'est vous, monsieur le professeur ? me dit-il. Eh bien ! avez-vous fait bonne chasse, avez-vous herborise avec succes ? -- Oui, capitaine, repondis-je, mais nous avons malheureusement ramene une troupe de bipedes dont le voisinage me parait inquietant. -- Quels bipedes ? -- Des sauvages. -- Des sauvages ! repondit le capitaine Nemo d'un ton ironique. Et vous vous etonnez, monsieur le professeur, qu'ayant mis le pied sur une des terres de ce globe, vous y trouviez des sauvages ? Des sauvages, ou n'y en a-t-il pas ? Et d'ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelez des sauvages ? -- Mais, capitaine... -- Pour mon compte, monsieur, j'en ai rencontre partout. -- Eh bien, repondis-je, si vous ne voulez pas en recevoir a bord du _Nautilus_, vous ferez bien de prendre quelques precautions. -- Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il n'y a pas la de quoi se preoccuper. -- Mais ces naturels sont nombreux. -- Combien en avez-vous compte ? -- Une centaine, au moins. -- Monsieur Aronnax, repondit le capitaine Nemo, dont les doigts s'etaient replaces sur les touches de l'orgue, quand tous les indigenes de la Papouasie seraient reunis sur cette plage, le _Nautilus_ n'aurait rien a craindre de leurs attaques ! >> Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l'instrument, et je remarquai qu'il n'en frappait que les touches noires, ce qui donnait a ses melodies une couleur essentiellement ecossaise. Bientot, il eut oublie ma presence, et fut plonge dans une reverie que je ne cherchai plus a dissiper. Je remontai sur la plate-forme. La nuit etait deja venue, car, sous cette basse latitude, le soleil se couche rapidement et sans crepuscule. Je n'apercus plus que confusement l'Ile Gueboroar. Mais des feux nombreux, allumes sur la plage, attestaient que les naturels ne songeaient pas a la quitter. Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantot songeant ces indigenes mais sans les redouter autrement, car l'imperturbable confiance du capitaine me gagnait - tantot les oubliant, pour admirer les splendeurs de cette nuit des tropiques. Mon souvenir s'envolait vers la France, a la suite de ces etoiles zodiacales qui devaient l'eclairer dans quelques heures. La lune resplendissait au milieu des constellations du zenith. Je pensai alors que ce fidele et complaisant satellite reviendrait apres-demain, a cette meme place, pour soulever ces ondes et arracher le _Nautilus_ a son lit de coraux. Vers minuit, voyant que tout etait tranquille sur les flots assombris aussi bien que sous les arbres du rivage, je regagnai ma cabine, et je m'endormis paisiblement. La nuit s'ecoula sans mesaventure. Les Papouas s'effrayaient, sans doute, a la seule vue du monstre echoue dans la baie, car, les panneaux, restes ouverts, leur eussent offert un acces facile a l'interieur du _Nautilus_. A six heures du matin - 8 janvier je remontai sur la plate-forme. Les ombres du matin se levaient. L'ile montra bientot, a travers les brumes dissipees, ses plages d'abord, ses sommets ensuite. Les indigenes etaient toujours la, plus nombreux que la veille - cinq ou six cents peut-etre. Quelques-uns, profitant de la maree basse, s'etaient avances sur les tetes de coraux, a moins de deux encablures du _Nautilus_. Je les distinguai facilement. C'etaient bien de veritables Papouas, a taille athletique, hommes de belle race, au front large et eleve, au nez gros mais non epate, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte en rouge, tranchait sur un corps, noir et luisant comme celui des Nubiens. Au lobe de leur oreille, coupe et distendu, pendaient des chapelets en os. Ces sauvages etaient generalement nus. Parmi eux, je remarquai quelques femmes, habillees, des hanches au genou, d'une veritable crinoline d'herbes que soutenait une ceinture vegetale. Certains chefs avaient orne leur cou d'un croissant et de colliers de verroteries rouges et blanches. Presque tous, armes d'arcs, de fleches et de boucliers, portaient a leur epaule une sorte de filet contenant ces pierres arrondies que leur fronde lance avec adresse. Un de ces chefs, assez rapproche du _Nautilus_, l'examinait avec attention. Ce devait etre un << mado >> de haut rang, car il se drapait dans une natte en feuilles de bananiers, dentelee sur ses bords et relevee d'eclatantes couleurs. J'aurais pu facilement abattre cet indigene, qui se trouvait a petite portee ; mais je crus qu'il valait mieux attendre des demonstrations veritablement hostiles. Entre Europeens et sauvages, il convient que les Europeens ripostent et n'attaquent pas. Pendant tout le temps de la maree basse, ces indigenes roderent pres du _Nautilus_, mais ils ne se montrerent pas bruyants. Je les entendais repeter frequemment le mot << assai >>, et a leurs gestes je compris qu'ils m'invitaient a aller a terre, invitation que je crus devoir decliner. Donc, ce jour-la, le canot ne quitta pas le bord, au grand deplaisir de maitre Land qui ne put completer ses provisions. Cet adroit Canadien employa son temps a preparer les viandes et farines qu'il avait rapportees de l'ile Gueboroar. Quant aux sauvages, ils regagnerent la terre vers onze heures du matin, des que les tetes de corail commencerent a disparaitre sous le flot de la maree montante. Mais je vis leur nombre s'accroitre considerablement sur la plage. Il etait probable qu'ils venaient des iles voisines ou de la Papouasie proprement dite. Cependant, je n'avais pas apercu une seule pirogue indigene. N'ayant rien de mieux a faire, je songeai a draguer ces belles eaux limpides, qui laissaient voir a profusion des coquilles, des zoophytes et des plantes pelagiennes. C'etait, d'ailleurs, la derniere journee que le _Nautilus_ allait passer dans ces parages, si, toutefois, il flottait a la pleine mer du lendemain, suivant la promesse du capitaine Nemo. J'appelai donc Conseil qui m'apporta une petite drague le gere, a peu pres semblable a celles qui servent a pecher les huitres. << Et ces sauvages ? me demanda Conseil. N'en deplaise a monsieur, ils ne me semblent pas tres mechants ! -- Ce sont pourtant des anthropophages, mon garcon. -- On peut etre anthropophage et brave homme, repondit Conseil, comme on peut etre gourmand et honnete. L'un n'exclut pas l'autre. -- Bon ! Conseil, je t'accorde que ce sont d'honnetes anthropophages, et qu'ils devorent honnetement leurs prisonniers. Cependant, comme je ne tiens pas a etre devore, meme honnetement, je me tiendrai sur mes gardes, car le commandant du _Nautilus_ ne parait prendre aucune precaution. Et maintenant a l'ouvrage. >> Pendant deux heures, notre peche fut activement conduite, mais sans rapporter aucune rarete. La drague s'emplissait d'oreilles de Midas, de harpes, de melanies, et particulierement des plus beaux marteaux que j'eusse vu jusqu'a ce jour. Nous primes aussi quelques holoturies, des huitres perlieres, et une douzaine de petites tortues qui furent reservees pour l'office du bord. Mais, au moment ou je m'y attendais le moins, je mis la main sur une merveille, je devrais dire sur une difformite naturelle, tres rare a rencontrer. Conseil venait de donner un coup de drague, et son appareil remontait charge de diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout d'un coup, il me vit plonger rapidement le bras dans le filet, en retirer un coquillage, et pousser un cri de conchyliologue, c'est-a-dire le cri le plus percant que puisse produire un gosier humain. << Eh ! qu'a donc monsieur ? demanda Conseil, tres surpris. Monsieur a-t-il ete mordu ? -- Non, mon garcon, et cependant, j'eusse volontiers paye d'un doigt ma decouverte ! -- Quelle decouverte ? -- Cette coquille, dis-je en montrant l'objet de mon triomphe. -- Mais c'est tout simplement une olive porphyre, genre olive, ordre des pectinibranches, classe des gasteropodes, embranchement des mollusques... -- Oui, Conseil, mais au lieu d'etre enroulee de droite a gauche, cette olive tourne de gauche a droite ! -- Est-il possible ! s'ecria Conseil. -- Oui, mon garcon, c'est une coquille senestre ! -- Une coquille senestre ! repetait Conseil, le coeur palpitant. -- Regarde sa spire ! -- Ah ! monsieur peut m'en croire, dit Conseil en prenant la precieuse coquille d'une main tremblante, mais je n'ai jamais eprouve une emotion pareille ! >> Et il y avait de quoi etre emu ! On sait, en effet, comme l'ont fait observer les naturalistes, que la dextrosite est une loi de nature. Les astres et leurs satellites, dans leur mouvement de translation et de rotation, se meuvent de droite a gauche. L'homme se sert plus souvent de sa main droite que de sa main gauche, et, consequemment, ses instruments et ses appareils, escaliers, serrures, ressorts de montres, etc., sont combines de maniere a etre employes de droite a gauche. Or, la nature a generalement suivi cette loi pour l'enroulement de ses coquilles. Elles sont toutes dextres, a de rares exceptions, et quand, par hasard, leur spire est senestre, les amateurs les payent au poids de l'or. Conseil et moi, nous etions donc plonges dans la contemplation de notre tresor, et je me promettais bien d'en enrichir le Museum, quand une pierre, malencontreusement lancee par un indigene, vint briser le precieux objet dans la main de Conseil. Je poussai un cri de desespoir ! Conseil se jeta sur mon fusil, et visa un sauvage qui balancait sa fronde a dix metres de lui. Je voulus l'arreter, mais son coup partit et brisa le bracelet d'amulettes qui pendait au bras de l'indigene. << Conseil, m'ecriai-je, Conseil ! -- Eh quoi ! Monsieur ne voit-il pas que ce cannibale a commence l'attaque ? -- Une coquille ne vaut pas la vie d'un homme ! lui dis-je. -- Ah ! le gueux ! s'ecria Conseil, j'aurais mieux aime qu'il m'eut casse l'epaule ! >> Conseil etait sincere, mais je ne fus pas de son avis. Cependant, la situation avait change depuis quelques instants, et nous ne nous en etions pas apercus. Une vingtaine de pirogues entouraient alors le Naulilus. Ces pirogues, creusees dans des troncs d'arbre, longues, etroites, bien combinees pour la marche, s'equilibraient au moyen d'un double balancier en bambous qui flottait a la surface de l'eau. Elles etaient manoeuvrees par d'adroits pagayeurs a demi nus, et je ne les vis pas s'avancer sans inquietude. C'etait evident que ces Papouas avaient eu deja des relations avec les Europeens, et qu'ils connaissaient leurs navires. Mais ce long cylindre de fer allonge dans la baie, sans mats, sans cheminee, que devaient-ils en penser ? Rien de bon, car ils s'en etaient d'abord tenus a distance respectueuse. Cependant. Le voyant immobile, ils reprenaient peu a peu confiance, et cherchaient a se familiariser avec lui. Or, c'etait precisement cette familiarite qu'il fallait empecher. Nos armes, auxquelles la detonation manquait, ne pouvaient produire qu'un effet mediocre sur ces indigenes. qui n'ont de respect que pour les engins bruyants. La foudre, sans les roulements du tonnerre, effraierait peu les hommes, bien que le danger soit dans l'eclair, non dans le bruit. En ce moment, les pirogues s'approcherent plus pres du _Nautilus_, et une nuee de fleches s'abattit sur lui. << Diable ! il grele ! dit Conseil, et peut-etre une grele empoisonnee ! -- Il faut prevenir le capitaine Nemo >>, dis-je en rentrant par le panneau. Je descendis au salon. Je n'y trouvai personne. Je me hasardai a frapper a la porte qui s'ouvrait sur la chambre du capitaine. Un << entrez >> me repondit. J'entrai, et je trouvai le capitaine Nemo plonge dans un calcul ou les x et autres signes algebriques ne manquaient pas. << Je vous derange ? dis-je par politesse. -- En effet, monsieur Aronnax, me repondit le capitaine, mais je pense que vous avez eu des raisons serieuses de me voir ? -- Tres serieuses. Les pirogues des naturels nous entourent, et, dans quelques minutes, nous serons certainement assaillis par plusieurs centaines de sauvages. -- Ah ! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venus avec leurs pirogues ? -- Oui, monsieur. -- Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux. -- Precisement, et je venais vous dire... -- Rien n'est plus facile >>, dit le capitaine Nemo. Et, pressant un bouton electrique, il transmit un ordre au poste de l'equipage. << Voila qui est fait, monsieur, me dit-il, apres quelques instants. Le canot est en place, et les panneaux sont fermes. Vous ne craignez pas, j'imagine, que ces messieurs defoncent des murailles que les boulets de votre fregate n'ont pu entamer ? -- Non, capitaine, mais il existe encore un danger. -- Lequel, monsieur ? -- C'est que demain, a pareille heure, il faudra rouvrir les panneaux pour renouveler l'air du _Nautilus_... -- Sans contredit, monsieur, puisque notre batiment respire a la maniere des cetaces. -- Or, si a ce moment, les Papouas occupent la plate-forme, je ne vois pas comment vous pourrez les empecher d'entrer. -- Alors, monsieur, vous supposez qu'ils monteront a bord ? -- J'en suis certain. -- Eh bien, monsieur, qu'ils montent. Je ne vois aucune raison pour les en empecher. Au fond, ce sont de pauvres diables, ces Papouas, et je ne veux pas que ma visite a l'ile Gueboroar coute la vie a un seul de ces malheureux ! >> Cela dit, j'allais me retirer ; mais le capitaine Nemo me retint et m'invita a m'asseoir pres de lui. Il me questionna avec interet sur nos excursions a terre, sur nos chasses, et n'eut pas l'air de comprendre ce besoin de viande qui passionnait le Canadien. Puis, la conversation effleura divers sujets, et, sans etre plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plus aimable. Entre autres choses, nous en vinmes a parler de la situation du _Nautilus_, precisement echoue dans ce detroit, ou Dumont d'Urville fut sur le point de se perdre. Puis a ce propos : << Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, un de vos plus intelligents navigateurs que ce d'Urville ! C'est votre capitaine Cook, a vous autres, Francais. Infortune savant ! Avoir brave les banquises du pole Sud, les coraux de l'Oceanie, les cannibales du Pacifique, pour perir miserablement dans un train de chemin de fer ! Si cet homme energique a pu reflechir pendant les dernieres secondes de son existence, vous figurez-vous quelles ont du etre ses supremes pensees ! >> En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait emu, et je porte cette emotion a son actif. Puis, la carte a la main, nous revimes les travaux du navigateur francais, ses voyages de circumnavigation, sa double tentative au pole Sud qui amena la decouverte des terres Adelie et Louis-Philippe, enfin ses leves hydrographiques des principales iles de l'Oceanie. << Ce que votre d'Urville a fait a la surface des mers, me dit le capitaine Nemo, je l'ai fait a l'interieur de l'Ocean, et plus facilement, plus completement que lui. L'_Astrolabe_ et la _Zelee_, incessamment ballottees par les ouragans, ne pouvaient valoir le _Nautilus_, tranquille cabinet de travail, et veritablement sedentaire au milieu des eaux ! -- Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point de ressemblance entre les corvettes de Dumont d'Urville et le _Nautilus_. -- Lequel, monsieur ? -- C'est que le _Nautilus_ s'est echoue comme elles ! -- Le _Nautilus_ ne s'est pas echoue, monsieur, me repondit froidement le capitaine Nemo. Le Nautilus est fait pour reposer sur le lit des mers, et les penibles travaux, les manoeuvres qu'imposa a d'Urville le renflouage de ses corvettes, je ne les entreprendrai pas. L'_Astrolabe_ et la _Zelee_ ont failli perir, mais mon Nautilus ne court aucun danger. Demain, au jour dit, a l'heure dite, la maree le soulevera paisiblement, et il reprendra sa navigation a travers les mers. -- Capitaine, dis-je, je ne doute pas.... -- Demain, ajouta le capitaine Nemo en se levant, demain, a deux heures quarante minutes du soir, le _Nautilus_ flottera et quittera sans avarie le detroit de Torres. >> Ces paroles prononcees d'un ton tres bref, le capitaine Nemo s'inclina legerement. C'etait me donner conge, et je rentrai dans ma chambre. La, je trouvai Conseil, qui desirait connaitre le resultat de mon entrevue avec le capitaine. << Mon garcon, repondis-je, lorsque j'ai eu l'air de croire que son _Nautilus_ etait menace par les naturels de la Papouasie, le capitaine m'a repondu tres ironiquement. Je n'ai donc qu'une chose a dire : Aie confiance en lui, et va dormir en paix. -- Monsieur n'a pas besoin de mes services ? -- Non, mon ami. Que fait Ned Land ? -- Que monsieur m'excuse, repondit Conseil, mais l'ami Ned confectionne un pate de kangaroo qui sera une merveille ! >> Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal. J'entendais le bruit des sauvages qui pietinaient sur la plate-forme en poussant des cris assourdissants. La nuit se passa ainsi, et sans que l'equipage sortit de son inertie habituelle. Il ne s'inquietait pas plus de la presence de ces cannibales que les soldats d'un fort blinde ne se preoccupent des fourmis qui courent sur son blindage. A six heures du matin, je me levai... Les panneaux n'avaient pas ete ouverts. L'air ne fut donc pas renouvele a l'interieur, mais les reservoirs, charges a toute occurrence, fonctionnerent a propos et lancerent quelques metres cubes d'oxygene dans l'atmosphere appauvrie du _Nautilus_. Je travaillai dans ma chambre jusqu'a midi, sans avoir vu, meme un instant, le capitaine Nemo. On ne paraissait faire a bord aucun preparatif de depart. J'attendis quelque temps encore, puis, je me rendis au grand salon. La pendule marquait deux heures et demie. Dans dix minutes, le flot devait avoir atteint son maximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo n'avait point fait une promesse temeraire, le _Nautilus_ serait immediatement degage. Sinon, bien des mois se passeraient avant qu'il put quitter son lit de corail. Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs se firent bientot sentir dans la coque du bateau. J'entendis grincer sur son bordage les asperites calcaires du fond corallien. A deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parut dans le salon. << Nous allons partir, dit-il. -- Ah ! fis-je. -- J'ai donne l'ordre d'ouvrir les panneaux. -- Et les Papouas ? -- Les Papouas ? repondit le capitaine Nemo, haussant legerement les epaules. -- Ne vont-ils pas penetrer a l'interieur du _Nautilus_ ? -- Et comment ? -- En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir. -- Monsieur Aronnax, repondit tranquillement le capitaine Nemo, on n'entre pas ainsi par les panneaux du _Nautilus_, meme quand ils sont ouverts. >> Je regardai le capitaine. << Vous ne comprenez pas ? me dit-il. -- Aucunement. -- Eh bien ! venez et vous verrez. >> Je me dirigeai vers l'escalier central. La, Ned Land et Conseil, tres intrigues, regardaient quelques hommes de l'equipage qui ouvraient les panneaux, tandis que des cris de rage et d'epouvantables vociferations resonnaient au-dehors. Les mantelets furent rabattus exterieurement. Vingt figures horribles apparurent. Mais le premier de ces indigenes qui mit la main sur la rampe de l'escalier, rejete en arriere par je ne sais quelle force invisible, s'enfuit, poussant des cris affreux et faisant des gambades exorbitantes. Dix de ses compagnons lui succederent. Dix eurent le meme sort. Conseil etait dans l'extase. Ned Land, emporte par ses instincts violents, s'elanca sur l'escalier. Mais, des qu'il eut saisi la rampe a deux mains, il fut renverse a son tour. << Mille diables ! s'ecria-t-il. Je suis foudroye ! >> Ce mot m'expliqua tout. Ce n'etait plus une rampe, mais un cable de metal, tout charge de l'electricite du bord, qui aboutissait a la plate-forme. Quiconque la touchait ressentait une formidable secousse , et cette secousse eut ete mortelle, si le capitaine Nemo eut lance dans ce conducteur tout le courant de ses appareils ! On peut reellement dire, qu'entre ses assaillants et lui, il avait tendu un reseau electrique que nul ne pouvait impunement franchir. Cependant, les Papouas epouvantes avaient battu en retraite, affoles de terreur. Nous, moitie riants, nous consolions et frictionnions le malheureux Ned Land qui jurait comme un possede. Mais, en ce moment, le _Nautilus_, souleve par les dernieres ondulations du flot, quitta son lit de corail a cette quarantieme minute exactement fixee par le capitaine. Son helice battit les eaux avec une majestueuse lenteur. Sa vitesse s'accrut peu a peu, et, naviguant a la surface de l'Ocean, il abandonna sain et sauf les dangereuses passes du detroit de Torres. XXIII _AEGRI SOMNIA_ Le jour suivant, 10 janvier, le _Nautilus_ reprit sa marche entre deux eaux, mais avec une vitesse remarquable que je ne puis estimer a moins de trente-cinq milles a l'heure. La rapidite de son helice etait telle que je ne pouvais ni suivre ses tours ni les compter. Quand je songeais que ce merveilleux agent electrique, apres avoir donne le mouvement, la chaleur, la lumiere au _Nautilus_, le protegeait encore contre les attaques exterieures, et le transformait en une arche sainte a laquelle nul profanateur ne touchait sans etre foudroye, mon admiration n'avait plus de bornes, et de l'appareil, elle remontait aussitot a l'ingenieur qui l'avait cree. Nous marchions directement vers l'ouest, et, le 11 janvier, nous doublames ce cap Wessel, situe par 135deg. de longitude et l0deg. de latitude nord, qui forme la pointe est du golfe de Carpentarie. Les recifs etaient encore nombreux, mais plus clairsemes, et releves sur la carte avec une extreme precision. Le _Nautilus_ evita facilement les brisants de Money a babord, et les recifs Victoria a tribord, places par 1300 de longitude, et sur ce dixieme parallele que nous suivions rigoureusement. Le 13 janvier, le capitaine Nemo. arrive dans la mer de Timor, avait connaissance de l'ile de ce nom par 1220 de longitude. Cette ile dont la superficie est de seize cent vingt-cinq lieues carrees est gouvernee par des radjahs. Ces princes se disent fils de crocodiles, c'est-a-dire issus de la plus haute origine a laquelle un etre humain puisse pretendre. Aussi, ces ancetres ecailleux foisonnent dans les rivieres de l'ile, et sont l'objet d'une veneration particuliere. On les protege, on les gate, on les adule, on les nourrit, on leur offre des jeunes filles en pature, et malheur a l'etranger qui porte la main sur ces lezards sacres. Mais le _Nautilus_ n'eut rien a demeler avec ces vilains animaux. Timor ne fut visible qu'un instant, a midi, pendant que le second relevait sa position. Egalement, je ne fis qu'entrevoir cette petite ile Rotti, qui fait partie du groupe, et dont les femmes ont une reputation de beaute tres etablie sur les marches malais. A partir de ce point, la direction du _Nautilus_, en latitude, s'inflechit vers le sud-ouest. Le cap fut mis sur l'ocean Indien. Ou la fantaisie du capitaine Nemo allait-elle nous entrainer ? Remontrait-il vers les cotes de l'Asie ? Se rapprocherait-il des rivages de l'Europe ? Resolutions peu probables de la part d'un homme qui fuyait les continents habites ? Descendrait-il donc vers le sud ? Irait-il doubler le cap de Bonne-Esperance, puis le cap Horn, et pousser au pole antarctique ? Reviendrait-il enfin vers ses mers du Pacifique, ou son Nautilus trouvait une navigation facile et independante ? L'avenir devait nous l'apprendre. Apres avoir prolonge les ecueils de Cartier, d'Hibernia, de Seringapatam, de Scott, derniers efforts de l'element solide contre l'element liquide, le 14 janvier, nous etions au-dela de toutes terres. La vitesse du _Nautilus_ fut singulierement ralentie, et, tres capricieux dans ses allures, tantot il nageait au milieu des eaux, et tantot il flottait a leur surface. Pendant cette periode du voyage, le capitaine Nemo fit d'interessantes experiences sur les diverses temperatures de la mer a des couches differentes. Dans les conditions ordinaires, ces releves s'obtiennent au moyen d'instruments assez compliques. dont les rapports sont au moins douteux, que ce soient des sondes thermometriques, dont les verres se brisent souvent sous la pression des eaux, ou des appareils bases sur la variation de resistance de metaux aux courants electriques. Ces resultats ainsi obtenus ne peuvent etre suffisamment controles. Au contraire, le capitaine Nemo allait lui-meme chercher cette temperature dans les profondeurs de la mer, et son thermometre, mis en communication avec les diverses nappes liquides, lui donnait immediatement et surement le degre recherche. C'est ainsi que, soit en surchargeant ses reservoirs, soit en descendant obliquement au moyen de ses plans inclines, le _Nautilus_ atteignit successivement des profondeurs de trois, quatre, cinq, sept, neuf et dix mille metres, et le resultat definitif de ces experiences fut que la mer presentait une temperature permanente de quatre degres et demi, a une profondeur de mille metres, sous toutes les latitudes. Je suivais ces experiences avec le plus vif interet. Le capitaine Nemo y apportait une veritable passion. Souvent, je me demandai dans quel but il faisait ces observations. Etait-ce au profit de ces semblables ? Ce n'etait pas probable, car, un jour ou l'autre, ses travaux devaient perir avec lui dans quelque mer ignoree ! A moins qu'il ne me destinat le resultat de ses experiences. Mais c'etait admettre que mon etrange voyage aurait un terme, et ce terme, je ne l'apercevais pas encore. Quoi qu'il en soit, le capitaine Nemo me fit egalement connaitre divers chiffres obtenus par lui et qui etablissaient le rapport des densites de l'eau dans les principales mers du globe. De cette communication, je tirai un enseignement personnel qui n'avait rien de scientifique. C'etait pendant la matinee du 15 janvier. Le capitaine, avec lequel je me promenais sur la plate-forme, me demanda si je connaissais les differentes densites que presentent les eaux de la mer. Je lui repondis negativement, et j'ajoutai que la science manquait d'observations rigoureuses a ce sujet. << Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et je puis en affirmer la certitude. -- Bien, repondis-je, mais le _Nautilus_ est un monde a part, et les secrets de ses savants n'arrivent pas jusqu'a la terre. -- Vous avez raison, monsieur le professeur, me dit-il, apres quelques instants de silence. C'est un monde a part. Il est aussi etranger a la terre que les planetes qui accompagnent ce globe autour du soleil, et l'on ne connaitra jamais les travaux des savants de Saturne ou de Jupiter. Cependant, puisque le hasard a lie nos deux existences, je puis vous communiquer le resultat de mes observations. -- Je vous ecoute, capitaine. -- Vous savez, monsieur le professeur, que l'eau de mer est plus dense que l'eau douce, mais cette densite n'est pas uniforme. En effet, si je represente par un la densite de l'eau douce, je trouve un vingt-huit millieme pour les eaux de l'Atlantique, un vingt-six millieme pour les eaux du Pacifique, un trente-millieme pour les eaux de la Mediterranee... -- Ah ! pensai-je, il s'aventure dans la Mediterranee ? -- Un dix-huit millieme pour les eaux de la mer Ionienne, et un vingt-neuf millieme pour les eaux de l'Adriatique. >> Decidement, le _Nautilus_ ne fuyait pas les mers frequentees de l'Europe, et j'en conclus qu'il nous ramenerait - peut-etre avant peu vers des continents plus civilises. Je pensai que Ned Land apprendrait cette particularite avec une satisfaction tres naturelle. Pendant plusieurs jours, nos journees se passerent en experiences de toutes sortes, qui porterent sur les degres de salure des eaux a differentes profondeurs, sur leur electrisation, sur leur coloration, sur leur transparence, et dans toutes ces circonstances, le capitaine Nemo deploya une ingeniosite qui ne fut egalee que par sa bonne grace envers moi. Puis, pendant quelques jours, je ne le revis plus, et demeurai de nouveau comme isole a son bord. Le 16 janvier, le _Nautilus_ parut s'endormir a quelques metres seulement au-dessous de la surface des flots. Ses appareils electriques ne fonctionnaient pas, et son helice immobile le laissait errer au gre des courants. Je supposai que l'equipage s'occupait de reparations interieures, necessitees par la violence des mouvements mecaniques de la machine. Mes compagnons et moi, nous fumes alors temoins d'un curieux spectacle. Les panneaux du salon etaient ouverts, et comme le fanal du _Nautilus_ n'etait pas en activite, une vague obscurite regnait au milieu des eaux. Le ciel orageux et couvert d'epais nuages ne donnait aux premieres couches de l'Ocean qu'une insuffisante clarte. J'observais l'etat de la mer dans ces conditions, et les plus gros poissons ne m'apparaissaient plus que comme des ombres a peine figurees, quand le _Nautilus_ se trouva subitement transporte en pleine lumiere. Je crus d'abord que le fanal avait ete rallume, et qu'il projetait son eclat electrique dans la masse liquide. Je me trompais, et apres une rapide observation, je reconnus mon erreur. Le _Nautilus_ flottait au milieu d'une couche phosphorescente, qui dans cette obscurite devenait eblouissante. Elle etait produite par des myriades d'animalcules lumineux, dont l'etincellement s'accroissait en glissant sur la coque metallique de l'appareil. Je surprenais alors des eclairs au milieu de ces nappes lumineuses, comme eussent ete des coulees de plomb fondu dans une fournaise ardente, ou des masses metalliques portees au rouge blanc ; de telle sorte que par opposition, certaines portions lumineuses faisaient ombre dans ce milieu igne, dont toute ombre semblait devoir etre bannie. Non ! ce n'etait plus l'irradiation calme de notre eclairage habituel ! Il y avait la une vigueur et un mouvement insolites ! Cette lumiere, on la sentait vivante ! En effet, c'etait une agglomeration infinie d'infusoires pelagiens, de noctiluques miliaires, veritables globules de gelee diaphane, pourvus d'un tentacule filiforme, et dont on a compte jusqu'a vingt-cinq mille dans trente centimetres cubes d'eau. Et leur lumiere etait encore doublee par ces lueurs particulieres aux meduses, aux asteries, aux aurelies, aux pholadesdattes, et autres zoophytes phosphorescents, impregnes du graissin des matieres organiques decomposees par la mer, et peut-etre du mucus secrete par les poissons. Pendant plusieurs heures, le _Nautilus_ flotta dans ces ondes brillantes, et notre admiration s'accrut a voir les gros animaux marins s'y jouer comme des salamandres. Je vis la, au milieu de ce feu qui ne brule pas, des marsouins elegants et rapides, infatigables clowns des mers, et des istiophores longs de trois metres, intelligents precurseurs des ouragans, dont le formidable glaive heurtait parfois la vitre du salon. Puis apparurent des poissons plus petits, des balistes varies, des scomberoides-sauteurs, des nasons-loups, et cent autres qui zebraient dans leur course la lumineuse atmosphere. Ce fut un enchantement que cet eblouissant spectacle ! Peut-etre quelque condition atmospherique augmentait-elle l'intensite de ce phenomene ? Peut-etre quelque orage se dechainait-il a la surface des flots ? Mais, a cette profondeur de quelques metres, le _Nautilus_ ne ressentait pas sa fureur, et il se balancait paisiblement au milieu des eaux tranquilles. Ainsi nous marchions, incessamment charmes par quelque merveille nouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes, ses articules, ses mollusques, ses poissons. Les journees s'ecoulaient rapidement, et je ne les comptais plus. Ned, suivant son habitude, cherchait a varier l'ordinaire du bord. Veritables colimacons, nous etions faits a notre coquille, et j'affirme qu'il est facile de devenir un parfait colimacon. Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, et nous n'imaginions plus qu'il existat une vie differente a la surface du globe terrestre, quand un evenement vint nous rappeler a l'etrangete de notre situation. Le 18 janvier, le _Nautilus_ se trouvait par 105deg. de longitude et 15deg. de latitude meridionale. Le temps etait menacant, la mer dure et houleuse. Le vent soufflait de l'est en grande brise. Le barometre, qui baissait depuis quelques jours, annoncait une prochaine lutte des elements. J'etais monte sur la plate-forme au moment ou le second prenait ses mesures d'angles horaires. J'attendais, suivant la coutume, que la phrase quotidienne fut prononcee. Mais, ce jour-la, elle fut remplacee par une autre phrase non moins incomprehensible. Presque aussitot, je vis apparaitre le capitaine Nemo, dont les yeux, munis d'une lunette, se dirigerent vers l'horizon. Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sans quitter le point enferme dans le champ de son objectif. Puis, il abaissa sa lunette, et echangea une dizaine de paroles avec son second. Celui-ci semblait etre en proie a une emotion qu'il voulait vainement contenir. Le capitaine Nemo, plus maitre de lui, demeurait froid. Il paraissait, d'ailleurs, faire certaines objections auxquelles le second repondait par des assurances formelles. Du moins, je le compris ainsi, a la difference de leur ton et de leurs gestes. Quant a moi, j'avais soigneusement regarde dans la direction observee, sans rien apercevoir. Le ciel et l'eau se confondaient sur une ligne d'horizon d'une parfaite nettete. Cependant, le capitaine Nemo se promenait d'une extremite a l'autre de la plate-forme, sans me regarder, peut-etre sans me voir. Son pas etait assure, mais moins regulier que d'habitude. 11 s'arretait parfois, et les bras croises sur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait-il chercher sur cet immense espace ? Le _Nautilus_ se trouvait alors a quelques centaines de milles de la cote la plus rapprochee. Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinement l'horizon, allant et venant, frappant du pied. contrastant avec son chef par son agitation nerveuse. D'ailleurs, ce mystere allait necessairement s'eclaircir, et avant peu, car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine, accroissant sa puissance propulsive, imprima a l'helice une rotation plus rapide. En ce moment, le second attira de nouveau l'attention du capitaine. Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea sa lunette vers le point indique. Il l'observa longtemps. De mon cote, tres serieusement intrigue, je descendis au salon, et j'en rapportai une excellente longue-vue dont je me servais ordinairement. Puis, l'appuyant sur la cage du fanal qui formait saillie a l'avant de la plate-forme, je me disposai a parcourir toute la ligne du ciel et de la mer. Mais, mon oeil ne s'etait pas encore applique a l'oculaire, que l'instrument me fut vivement arrache des mains. Je me retournai. Le capitaine Nemo etait devant moi, mais je ne le reconnus pas. Sa physionomie etait transfiguree. Son oeil, brillant d'un feu sombre, se derobait sous son sourcil fronce. Ses dents se decouvraient a demi. Son corps raide, ses poings fermes, sa tete retiree entre les epaules, temoignaient de la haine violente que respirait toute sa personne. Il ne bougeait pas. Ma lunette tombee de sa main, avait roule a ses pieds. Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitude de colere ? S'imaginait-il, cet incomprehensible personnage, que j'avais surpris quelque secret interdit aux hotes du _Nautilus_ ? Non ! cette haine, je n'en etais pas l'objet, car il ne me regardait pas, et son oeil restait obstinement fixe sur l'impenetrable point de l'horizon. Enfin, le capitaine Nemo redevint maitre de lui. Sa physionomie, si profondement alteree, reprit son calme habituel. Il adressa a son second quelques mots en langue etrangere, puis il se retourna vers moi. << Monsieur Aronnax, me dit-il d'un ton assez imperieux, je reclame de vous l'observation de l'un des engagements qui vous lient a moi. -- De quoi s'agit-il, capitaine ? -- Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jusqu'au moment ou je jugerai convenable de vous rendre la liberte. -- Vous etes le maitre, lui repondis-je, en le regardant fixement. Mais puis-je vous adresser une question ? -- Aucune, monsieur. >> Sur ce mot, je n'avais pas a discuter, mais a obeir, puisque toute resistance eut ete impossible. Je descendis a la cabine qu'occupaient Ned Land et Conseil, et je leur fis part de la determination du capitaine. Je laisse a penser comment cette communication fut recue par le Canadien. D'ailleurs, le temps manqua a toute explication. Quatre hommes de l'equipage attendaient a la porte, et ils nous conduisirent a cette cellule ou nous avions passe notre premiere nuit a bord du _Nautilus_. Ned Land voulut reclamer, mais la porte se ferma sur lui pour toute reponse. << Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie ? >> me demanda Conseil. Je racontai a mes compagnons ce qui s'etait passe. Ils furent aussi etonnes que moi, mais aussi peu avances. Cependant, j'etais plonge dans un abime de reflexions, et l'etrange apprehension de la physionomie du capitaine Nemo ne quittait pas ma pensee. J'etais incapable d'accoupler deux idees logiques, et je me perdais dans les plus absurdes hypotheses, quand je fus tire de ma contention d'esprit par ces paroles de Ned Land : << Tiens ! le dejeuner est servi ! >> En effet, la table etait preparee. Il etait evident que le capitaine Nemo avait donne cet ordre en meme temps qu'il faisait hater la marche du _Nautilus_. << Monsieur me permettra-t-il de lui faire une recommandation ? me demanda Conseil. -- Oui, mon garcon, repondis-je. -- Eh bien ! que monsieur dejeune. C'est prudent, car nous ne savons ce qui peut arriver. -- Tu as raison, Conseil. -- Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donne que le menu du bord. -- Ami Ned, repliqua Conseil, que diriez-vous donc, si le dejeuner avait manque totalement ! >> Cette raison coupa net aux recriminations du harponneur. Nous nous mimes a table. Le repas se fit assez silencieusement. Je mangeai peu. Conseil << se forca >>, toujours par prudence, et Ned Land, quoi qu'il en eut, ne perdit pas un coup de dent. Puis, le dejeuner termine, chacun de nous s'accota dans son coin. En ce moment, le globe lumineux qui eclairait la cellule s'eteignit et nous laissa dans une obscurite profonde. Ned Land ne tarda pas a s'endormir, et, ce qui m'etonna, Conseil se laissa aller aussi a un lourd assoupissement. Je me demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet imperieux besoin de sommeil, quand je sentis mon cerveau s'impregner d'une epaisse torpeur. Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermerent malgre moi. J'etais en proie a une hallucination douloureuse. Evidemment, des substances soporifiques avaient ete melees aux aliments que nous venions de prendre ! Ce n'etait donc pas assez de la prison pour nous derober les projets du capitaine Nemo, il fallait encore le sommeil ! J'entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer qui provoquaient un leger mouvement de roulis, cesserent. Le _Nautilus_ avait-il donc quitte la surface de l'Ocean ? Etait-il rentre dans la couche immobile des eaux ? Je voulus resister au sommeil. Ce fut impossible. Ma respiration s'affaiblit. Je sentis un froid mortel glacer mes membres alourdis et comme paralyses. Mes paupieres, veritables calottes de plomb, tomberent sur mes yeux. Je ne pus les soulever. Un sommeil morbide, plein d'hallucinations, s'empara de tout mon etre. Puis, les visions disparurent, et me laisserent dans un complet aneantissement. XXIV LE ROYAUME DU CORAIL Le lendemain, je me reveillai la tete singulierement degagee. A ma grande surprise, j'etais dans ma chambre. Mes compagnons. sans doute, avaient ete reintegres dans leur cabine, sans qu'ils s'en fussent apercus plus que moi. Ce qui s'etait passe pendant cette nuit, ils l'ignoraient comme je l'ignorais moi-meme, et pour devoiler ce mystere, je ne comptais que sur les hasards de l'avenir. Je songeai alors a quitter ma chambre. Etais-je encore une fois libre ou prisonnier ? Libre entierement. J'ouvris la porte, je pris par les coursives, je montai l'escalier central. Les panneaux, fermes la veille, etaient ouverts. J'arrivai sur la plate-forme. Ned Land et Conseil m'y attendaient. Je les interrogeai. Ils ne savaient rien. Endormis d'un sommeil pesant qui ne leur laissait aucun souvenir, ils avaient ete tres surpris de se retrouver dans leur cabine. Quant au _Nautilus_, il nous parut tranquille et mysterieux comme toujours. Il flottait a la surface des flots sous une allure moderee. Rien ne semblait change a bord. Ned Land, de ses yeux penetrants, observa la mer. Elle etait deserte. Le Canadien ne signala rien de nouveau a l'horizon, ni voile, ni terre. Une brise d'ouest soufflait bruyamment, et de longues lames, echevelees par le vent, imprimaient a l'appareil un tres sensible roulis. Le _Nautilus_, apres avoir renouvele son air, se maintint a une profondeur moyenne de quinze metres, de maniere a pouvoir revenir promptement a la surface des flots. Operation qui, contre l'habitude, fut pratiquee plusieurs fois, pendant cette journee du 19 janvier. Le second montait alors sur la plate-forme, et la phrase accoutumee retentissait a l'interieur du navire. Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des gens du bord, je ne vis que l'impassible stewart, qui me servit avec son exactitude et son mutisme ordinaires. Vers deux heures, j'etais au salon. occupe a classer mes notes, lorsque le capitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un salut presque imperceptible, sans m'adresser la parole. Je me remis a mon travail, esperant qu'il me donnerait peut-etre des explications sur les evenements qui avaient marque la nuit precedente. Il n'en fit rien. Je le regardai. Sa figure me parut fatiguee ; ses yeux rougis n'avaient pas ete rafraichis par le sommeil ; sa physionomie exprimait une tristesse profonde, un reel chagrin. Il allait et venait, s'asseyait et se relevait, prenait un livre au hasard, l'abandonnait aussitot. consultait ses instruments sans prendre ses notes habituelles, et semblait ne pouvoir tenir un instant en place. Enfin, il vint vers moi et me dit : << Etes-vous medecin, monsieur Aronnax ? >> Je m'attendais si peu a cette demande, que je le regardai quelque temps sans repondre. << Etes-vous medecin ? repeta-t-il. Plusieurs de vos collegues ont fait leurs etudes de medecine, Gratiolet, Moquin-Tandon et autres. -- En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hopitaux. J'ai pratique pendant plusieurs annees avant d'entrer au Museum. -- Bien, monsieur. >> Ma reponse avait evidemment satisfait le capitaine Nemo. Mais ne sachant ou il en voulait venir, j'attendis de nouvelles questions, me reservant de repondre suivant les circonstances. << Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vous a donner vos soins a l'un de mes hommes ? -- Vous avez un malade ? -- Oui. -- Je suis pret a vous suivre. -- Venez. >> J'avouerai que mon coeur battait. Je ne sais pourquoi je voyais une certaine connexite entre cette maladie d'un homme de l'equipage et les evenements de la veille, et ce mystere me preoccupait au moins autant que le malade. Le capitaine Nemo me conduisit a l'arriere du _Nautilus_, et me fit entrer dans une cabine situee pres du poste des matelots. La, sur un lit, reposait un homme d'une quarantaine d'annees, a figure energique, vrai type de l'Anglo-Saxon. Je me penchai sur lui. Ce n'etait pas seulement un malade, c'etait un blesse. Sa tete, emmaillotee de linges sanglants, reposait sur un double oreiller. Je detachai ces linges, et le blesse, regardant de ses grands yeux fixes, me laissa faire, sans proferer une seule plainte. La blessure etait horrible. Le crane, fracasse par un instrument contondant, montrait la cervelle a nu, et la substance cerebrale avait subi une attrition profonde. Des caillots sanguins s'etaient formes dans la masse diffluente, qui affectait une couleur lie de vin. Il y avait eu a la fois contusion et commotion du cerveau. La respiration du malade etait lente, et quelques mouvements spasmodiques des muscles agitaient sa face. La phlegmasie cerebrale etait complete et entrainait la paralysie du sentiment et du mouvement. Je pris le pouls du blesse. Il etait intermittent. Les extremites du corps se refroidissaient deja, et je vis que la mort s'approchait, sans qu'il me parut possible de l'enrayer. Apres avoir panse ce malheureux, je rajustai les linges de sa tete, et je me retournai vers le capitaine Nemo. << D'ou vient cette blessure ? Lui demandai-je. -- Qu'importe ! repondit evasivement le capitaine. Un choc du _Nautilus_ a brise un des leviers de la machine, qui a frappe cet homme. Mais votre avis sur son etat ? >> J'hesitais a me prononcer. << Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet homme n'entend pas le francais. >> Je regardai une derniere fois le blesse, puis je repondis : << Cet homme sera mort dans deux heures. -- Rien ne peut le sauver ? -- Rien. >> La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmes glisserent de ses yeux, que je ne croyais pas faits pour pleurer. Pendant quelques instants, j'observai encore ce mourant dont la vie se retirait peu a peu. Sa paleur s'accroissait encore sous l'eclat electrique qui baignait son lit de mort. Je regardais sa tete intelligente. sillonnee de rides prematurees, que le malheur, la misere peut-etre. avaient creusees depuis longtemps. Je cherchais a surprendre le secret de sa vie dans les dernieres paroles echappees a ses levres ! << Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax >>, me dit le capitaine Nemo. Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et je regagnai ma chambre. tres emu de cette scene. Pendant toute la journee, je fus agite de sinistres pressentiments. La nuit, je dormis mal, et, entre mes songes frequemment interrompus, je crus entendre des soupirs lointains et comme une psalmodie funebre. Etait-ce la priere des morts, murmuree dans cette langue que je ne savais comprendre ? Le lendemain matin, je montai sur le pont. Le capitaine Nemo m'y avait precede. Des qu'il m'apercut. il vint a moi. << Monsieur le professeur, me dit-il, vous conviendrait-il de faire aujourd'hui une excursion sous-marine ? -- Avec mes compagnons ? demandai-je. -- Si cela leur plait. -- Nous sommes a vos ordres, capitaine. -- Veuillez donc aller revetir vos scaphandres. >> Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignis Ned Land et Conseil. Je leur fis connaitre la proposition du capitaine Nemo. Conseil s'empressa d'accepter, et, cette fois, le Canadien se montra tres dispose a nous suivre. Il etait huit heures du matin. A huit heures et demie, nous etions vetus pour cette nouvelle promenade, et munis des deux appareils d'eclairage et de respiration. La double porte fut ouverte, et, accompagnes du capitaine Nemo que suivaient une douzaine d'hommes de l'equipage, nous prenions pied a une profondeur de dix metres sur le sol ferme ou reposait le _Nautilus_. Une legere pente aboutissait a un fond accidente. par quinze brasses de profondeur environ. Ce fond differait completement de celui que j'avais visite pendant ma premiere excursion sous les eaux de l'Ocean Pacifique. Ici, point de sable fin, point de prairies sous-marines, nulle foret pelagienne. Je reconnus immediatement cette region merveilleuse dont, ce jour-la, le capitaine Nemo nous faisait les honneurs. C'etait le royaume du corail. Dans l'embranchement des zoophytes et dans la classe des alcyonnaires, on remarque l'ordre des gorgonaires qui renferme les trois groupes des gorgoniens, des isidiens et des coralliens. C'est a ce dernier qu'appartient le corail, curieuse substance qui fut tour a tour classee dans les regnes mineral, vegetal et animal. Remede chez les anciens, bijou chez les modernes, ce fut seulement en 1694 que le Marseillais Peysonnel le rangea definitivement dans le regne animal. Le corail est un ensemble d'animalcules, reunis sur un polypier de nature cassante et pierreuse. Ces polypes ont un generateur unique qui les a produits par bourgeonnement, et ils possedent une existence propre, tout en participant a la vie commune. C'est donc une sorte de socialisme naturel. Je connaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte, qui se mineralise tout en s'arborisant, suivant la tres juste observation des naturalistes, et rien ne pouvait etre plus interessant pour moi que de visiter l'une de ces forets petrifiees que la nature a plantees au fond des mers. Les appareils Rumhkorff furent mis en activite, et nous suivimes un banc de corail en voie de formation, qui, le temps aidant, fermera un jour cette portion de l'ocean indien. La route etait bordee d'inextricables buissons formes par l'enchevetrement d'arbrisseaux que couvraient de petites fleurs etoilees a rayons blancs. Seulement, a l'inverse des plantes de la terre, ces arborisations, fixees aux rochers du sol, se dirigeaient toutes de haut en bas. La lumiere produisait mille effets charmants en se jouant au milieu de ces ramures si vivement colorees. Il me semblait voir ces tubes membraneux et cylindriques trembler sous l'ondulation des eaux. J'etais tente de cueillir leurs fraiches corolles ornees de delicats tentacules, les unes nouvellement epanouies, les autres naissant a peine, pendant que de legers poissons, aux rapides nageoires, les effleuraient en passant comme des volees d'oiseaux. Mais, si ma main s'approchait de ces fleurs vivantes, de ces sensitives animees, aussitot l'alerte se mettait dans la colonie. Les corolles blanches rentraient dans leurs etuis rouges, les fleurs s'evanouissaient sous mes regards, et le buisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux. Le hasard m'avait mis la en presence des plus precieux echantillons de ce zoophyte. Ce corail valait celui qui se peche dans la Mediterranee, sur les cotes de France, d'Italie et de Barbarie. Il justifiait par ses tons vifs ces noms poetiques de _fleur de sang_ et d'_ecume de sang_ que le commerce donne a ses plus beaux produits. Le corail se vend jusqu'a cinq cents francs le kilogramme, et en cet endroit, les couches liquides recouvraient la fortune de tout un monde de corailleurs. Cette precieuse matiere, souvent melangee avec d'autres polypiers, formait alors des ensembles compacts et inextricables appeles << macciota >>, et sur lesquels je remarquai d'admirables specimens de corail rose. Mais bientot les buissons se resserrerent, les arborisations grandirent. De veritables taillis petrifies et de longues travees d'une architecture fantaisiste s'ouvrirent devant nos pas. Le capitaine Nemo s'engagea sous une obscure galerie dont la pente douce nous conduisit a une profondeur de cent metres. La lumiere de nos serpentins produisait parfois des effets magiques, en s'accrochant aux rugueuses asperites de ces arceaux naturels et aux pendentifs disposes comme des lustres, qu'elle piquait de pointes de feu. Entre les arbrisseaux coralliens, j'observai d'autres polypes non moins curieux, des melites, des iris aux ramifications articulees, puis quelques touffes de corallines, les unes vertes, les autres rouges, veritables algues encroutees dans leurs sels calcaires, que les naturalistes, apres longues discussions, ont definitivement rangees dans le regne vegetal. Mais, suivant la remarque d'un penseur, << c'est peut-etre la le point reel ou la vie obscurement se souleve du sommeil de pierre, sans se detacher encore de ce rude point de depart >>. Enfin, apres deux heures de marche, nous avions atteint une profondeur de trois cents metres environ, c'est-a-dire la limite extreme sur laquelle le corail commence a se former. Mais la, ce n'etait plus le buisson isole, ni le modeste taillis de basse futaie. C'etait la foret immense, les grandes vegetations minerales, les enormes arbres petrifies, reunis par des guirlandes d'elegantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes parees de nuances et de reflets. Nous passions librement sous leur haute ramure perdue dans l'ombre des flots, tandis qu'a nos pieds, les tubipores, les meandrines, les astrees, les fongies, les cariophylles, formaient un tapis de fleurs, seme de gemmes eblouissantes. Quel indescriptible spectacle ! Ah ! que ne pouvions-nous communiquer nos sensations ! Pourquoi etions-nous emprisonnes sous ce masque de metal et de verre ! Pourquoi les paroles nous etaient-elles interdites de l'un a l'autre ! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de ces poissons qui peuplent le liquide element, ou plutot encore de celle de ces amphibies qui, pendant de longues heures, peuvent parcourir, au gre de leur caprice, le double domaine de la terre et des eaux ! Cependant, le capitaine Nemo s'etait arrete. Mes compagnons et mol nous suspendimes notre marche, et, me retournant, je vis que ses hommes formaient un demi-cercle autour de leur chef. En regardant avec plus d'attention, j'observai que quatre d'entre eux portaient sur leurs epaules un objet de forme oblongue. Nous occupions, en cet endroit. Le centre d'une vaste clairiere, entouree par les hautes arborisations de la foret sous-marine. Nos lampes projetaient sur cet espace une sorte de clarte crepusculaire qui allongeait demesurement les ombres sur le sol. A la limite de la clairiere, l'obscurite redevenait profonde, et ne recueillait que de petites etincelles retenues par les vives aretes du corail. Ned Land et Conseil etaient pres de moi. Nous regardions, et il me vint a la pensee que j'allais assister a une scene etrange. En observant le sol, je vis qu'il etait gonfle, en de certains points, par de legeres extumescences encroutees de depots calcaires, et disposees avec une regularite qui trahissait la main de l'homme. Au milieu de la clairiere, sur un piedestal de rocs grossierement entasses, se dressait une croix de corail, qui etendait ses longs bras qu'on eut dit faits d'un sang petrifie. Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommes s'avanca, et a quelques pieds de la croix, il commenca a creuser un trou avec une pioche qu'il detacha de sa ceinture. Je compris tout ! Cette clairiere c'etait un cimetiere, ce trou, une tombe, cet objet oblong, le corps de l'homme mort dans la nuit ! Le capitaine Nemo et les siens venaient enterrer leur compagnon dans cette demeure commune, au fond de cet inaccessible Ocean ! Non ! jamais mon esprit ne fut surexcite a ce point ! Jamais idees plus impressionnantes n'envahirent mon cerceau ! Je ne voulais pas voir ce que voyait mes yeux ! Cependant, la tombe se creusait lentement. Les poissons fuyaient ca et la leur retraite troublee. J'entendais resonner, sur le sol calcaire, le fer du pic qui etincelait parfois en heurtant quelque silex perdu au fond des eaux. Le trou s'allongeait, s'elargissait, et bientot il fut assez profond pour recevoir le corps. Alors, les porteurs s'approcherent. Le corps, enveloppe dans un tissu de byssus blanc, descendit dans sa humide tombe. Le capitaine Nemo, les bras croises sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait aimes s'agenouillerent dans l'attitude de la priere... Mes deux compagnons et moi, nous nous etions religieusement inclines. La tombe fut alors recouverte des debris arraches au sol, qui formerent un leger renflement. Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se redresserent ; puis, se rapprochant de la tombe, tous flechirent encore le genou, et tous etendirent leur main en signe de supreme adieu... Alors, la funebre troupe reprit le chemin du _Nautilus_, repassant sous les arceaux de la foret, au milieu des taillis, le long des buissons de corail, et toujours montant. Enfin, les feux du bord apparurent. Leur trainee lumineuse nous guida jusqu'au _Nautilus_. A une heure, nous etions de retour. Des que mes vetements furent changes, je remontai sur la plate-forme, et, en proie a une terrible obsession d'idees, j'allai m'asseoir pres du fanal. Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis : << Ainsi, suivant mes previsions, cet homme est mort dans la nuit ? -- Oui, monsieur Aronnax, repondit le capitaine Nemo. -- Et il repose maintenant pres de ses compagnons, dans ce cimetiere de corail ? -- Oui, oublies de tous, mais non de nous ! Nous creusons la tombe, et les polypes se chargent d'y sceller nos morts pour l'eternite ! >> Et cachant d'un geste brusque son visage dans ses mains crispees, le capitaine essaya vainement de comprimer un sanglot. Puis il ajouta : << C'est la notre paisible cimetiere, a quelques centaines de pieds au-dessous de la surface des flots ! -- Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine, hors de l'atteinte des requins ! -- Oui, monsieur, repondit gravement le capitaine Nemo, des requins et des hommes ! >> FIN DE LA PREMIERE PARTIE *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, 20000 LIEUES SOUS LES MERS PART 1 *** This file should be named 720k110.txt or 720k110.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 720k111.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 720k110a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. 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