The Project Gutenberg EBook of 20000 Lieues sous les mers Part 2, by Jules Verne (#25 in our series by Jules Verne) Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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HETZEL ET Cie, 18 RUE JACOB PARIS ------------------------------------------------------------------------ TABLE DES MATIERES DEUXIEME PARTIE I L'ocean Indien II Une nouvelle proposition du capitaine Nemo III Une perle de dix millions IV La mer Rouge V Arabian-Tunnel VI L'Archipel grec VII La Mediterranee en quarante-huit heures VIII La baie de Vigo IX Un continent disparu X Les houilleres sous-marines XI La mer de Sargasses XII Cachalots et baleines XIII La banquise XIV Le pole Sud XV Accident ou incident ? XVI Faute d'air XVII Du cap Horn a l'Amazone XVIII Les poulpes XIX Le Gulf-Stream XX Par 47deg.24' de latitude et de 17deg.28' de longitude XXI Une hecatombe XXII Les dernieres paroles du capitaine Nemo XXIII Conclusion ------------------------------------------------------------------------ VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS DEUXIEME PARTIE I L'OCEAN INDIEN Ici commence la seconde partie de ce voyage sous les mers. La premiere s'est terminee sur cette emouvante scene du cimetiere de corail qui a laisse dans mon esprit une impression profonde. Ainsi donc, au sein de cette mer immense, la vie du capitaine Nemo se deroulait tout entiere, et il n'etait pas jusqu'a sa tombe qu'il n'eut preparee dans le plus impenetrable de ses abimes. La, pas un des monstres de l'Ocean ne viendrait troubler le dernier sommeil de ces hotes du _Nautilus_, de ces amis, rives les uns aux autres, dans la mort aussi bien que dans la vie ! << Nul homme, non plus ! >> avait ajoute le capitaine. Toujours cette meme defiance, farouche, implacable, envers les societes humaines ! Pour moi, je ne me contentais plus des hypotheses qui satisfaisaient Conseil. Ce digne garcon persistait a ne voir dans le commandant du _Nautilus_ qu'un de ces savants meconnus qui rendent a l'humanite mepris pour indifference. C'etait encore pour lui un genie incompris qui, las des deceptions de la terre, avait du se refugier dans cet inaccessible milieu ou ses instincts s'exercaient librement. Mais, a mon avis, cette hypothese n'expliquait qu'un des cotes du capitaine Nemo. En effet, le mystere de cette derniere nuit pendant laquelle nous avions ete enchaines dans la prison et le sommeil, la precaution si violemment prise par le capitaine d'arracher de mes yeux la lunette prete a parcourir l'horizon, la blessure mortelle de cet homme due a un choc inexplicable du _Nautilus_, tout cela me poussait dans une voie nouvelle. Non ! le capitaine Nemo ne se contentait pas de fuir les hommes ! Son formidable appareil servait non seulement ses instincts de liberte, mais peut-etre aussi les interets de je ne sais quelles terribles represailles. En ce moment, rien n'est evident pour moi, je n'entrevois encore dans ces tenebres que des lueurs, et je dois me borner a ecrire, pour ainsi dire, sous la dictee des evenements. D'ailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait que s'echapper du _Nautilus_ est impossible. Nous ne sommes pas meme prisonniers sur parole. Aucun engagement d'honneur ne nous enchaine. Nous ne sommes que des captifs, que des prisonniers deguises sous le nom d'hotes par un semblant de courtoisie. Toutefois, Ned Land n'a pas renonce a l'espoir de recouvrer sa liberte. Il est certain qu'il profitera de la premiere occasion que le hasard lui offrira. Je ferai comme lui sans doute. Et cependant, ce ne sera pas sans une sorte de regret que j'emporterai ce que la generosite du capitaine nous aura laisse penetrer des mysteres du Nautilus ! Car enfin, faut-il hair cet homme ou l'admirer ? Est-ce une victime ou un bourreau ? Et puis, pour etre franc, je voudrais. avant de l'abandonner a jamais, je voudrais avoir accompli ce tour du monde sous-marin dont les debuts sont si magnifiques. Je voudrais avoir observe la complete serie des merveilles entassees sous les mers du globe. Je voudrais avoir vu ce que nul homme n'a vu encore, quand je devrais payer de ma vie cet insatiable besoin d'apprendre ! Qu'ai-je decouvert jusqu'ici ? Rien, ou presque rien, puisque nous n'avons encore parcouru que six mille lieues a travers le Pacifique ! Pourtant je sais bien que le _Nautilus_ se rapproche des terres habitees, et que, si quelque chance de salut s'offre a nous, il serait cruel de sacrifier mes compagnons a ma passion pour l'inconnu. Il faudra les suivre, peut-etre meme les guider. Mais cette occasion se presentera-t-elle jamais ? L'homme prive par la force de son libre arbitre la desire, cette occasion, mais le savant, le curieux, la redoute. Ce jour-la, 21 janvier 1868, a midi, le second vint prendre la hauteur du soleil. Je montai sur la plate-forme, j'allumai un cigare, et je suivis l'operation. Il me parut evident que cet homme ne comprenait pas le francais, car plusieurs fois je fis a voix haute des reflexions qui auraient du lui arracher quelque signe involontaire d'attention, s'il les eut comprises, mais il resta impassible et muet. Pendant qu'il observait au moyen du sextant. un des matelots du _Nautilus_ cet homme vigoureux qui nous avait accompagnes lors de notre premiere excursion sous-marine a l'ile Crespo vint nettoyer les vitres du fanal. J'examinai alors l'installation de cet appareil dont la puissance etait centuplee par des anneaux lenticulaires disposes comme ceux des phares, et qui maintenaient sa lumiere dans le plan utile. La lampe electrique etait combinee de maniere a donner tout son pouvoir eclairant. Sa lumiere, en effet, se produisait dans le vide, ce qui assurait a la fois sa regularite et son intensite. Ce vide economisait aussi les pointes de graphite entre lesquelles se developpe l'arc lumineux. Economie importante pour le capitaine Nemo, qui n'aurait pu les renouveler aisement. Mais, dans ces conditions, leur usure etait presque insensible. Lorsque le _Nautilus_ se prepara a reprendre sa marche sous-marine, je redescendis au salon. Les panneaux se refermerent, et la route fut donnee directement a l'ouest. Nous sillonnions alors les flots de l'ocean Indien, vaste plaine liquide d'une contenance de cinq cent cinquante millions d'hectares, et dont les eaux sont si transparentes qu'elles donnent le vertige a qui se penche a leur surface. Le _Nautilus_ y flottait generalement entre cent et deux cents metres de profondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. A tout autre que moi, pris d'un immense amour de la mer, les heures eussent sans doute paru longues et monotones ; mais ces promenades quotidiennes sur la plate-forme ou je me retrempais dans l'air vivifiant de l'Ocean, le spectacle de ces riches eaux a travers les vitres du salon, la lecture des livres de la bibliotheque, la redaction de mes memoires, employaient tout mon temps et ne me laissaient pas un moment de lassitude ou d'ennui. Notre sante a tous se maintenait dans un etat tres satisfaisant. Le regime du bord nous convenait parfaitement, et pour mon compte, je me serais bien passe des variantes que Ned Land, par esprit de protestation, s'ingeniait a y apporter. De plus, dans cette temperature constante, il n'y avait pas meme un rhume a craindre. D'ailleurs, ce madreporaire Dendrophyllee, connu en Provence sous le nom de << Fenouil de mer >>, et dont il existait une certaine reserve a bord, eut fourni avec la chair fondante de ses polypes une pate excellente contre la toux. Pendant quelques jours, nous vimes une grande quantite d'oiseaux aquatiques, palmipedes, mouettes ou goelands. Quelques-uns furent adroitement tues, et, prepares d'une certaine facon, ils fournirent un gibier d'eau tres acceptable. Parmi les grands voiliers, emportes a de longues distances de toutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues du vol, j'apercus de magnifiques albatros au cri discordant comme un braiement d'ane, oiseaux qui appartiennent a la famille des longipennes. La famille des totipalmes etait representee par des fregates rapides qui pechaient prestement les poissons de la surface, et par de nombreux phaetons ou paille-en-queue, entre autres, ce phaeton a brins rouges, gros comme un pigeon, et dont le plumage blanc est nuance de tons roses qui font valoir la teinte noire des ailes. Les filets du _Nautilus_ rapporterent plusieurs sortes de tortues marines, du genre caret, a dos bombe, et dont l'ecaille est tres estimee. Ces reptiles, qui plongent facilement, peuvent se maintenir longtemps sous l'eau en fermant la soupape charnue situee a l'orifice externe de leur canal nasal. Quelques-uns de ces carets, lorsqu'on les prit, dormaient encore dans leur carapace, a l'abri des animaux marins. La chair de ces tortues etait generalement mediocre, mais leurs oeufs formaient un regal excellent. Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notre admiration, quand nous surprenions a travers les panneaux ouverts les secrets de leur vie aquatique. Je remarquai plusieurs especes qu'il ne m'avait pas ete donne d'observer jusqu'alors. Je citerai principalement des ostracions particuliers a la mer Rouge, a la mer des Indes et a cette partie de l'Ocean qui baigne les cotes de l'Amerique equinoxiale. Ces poissons, comme les tortues, les tatous, les oursins, les crustaces, sont proteges par une cuirasse qui n'est ni cretacee, ni pierreuse, mais veritablement osseuse. Tantot, elle affecte la forme d'un solide triangulaire, tantot la forme d'un solide quadrangulaire. Parmi les triangulaires, j'en notai quelques-uns d'une longueur d'un demi-decimetre, d'une chair salubre, d'un gout exquis, bruns a la queue, jaunes aux nageoires, et dont je recommande l'acclimatation meme dans les eaux douces, auxquelles d'ailleurs un certain nombre de poissons de mer s'accoutument aisement. Je citerai aussi des ostracions quadrangulaires. surmontes sur le dos de quatre gros tubercules : des ostracions mouchetes de points blancs sous la partie inferieure du corps, qui s'apprivoisent comme des oiseaux ; des trigones, pourvus d'aiguillons formes par la prolongation de leur croute osseuse, et auxquels leur singulier grognement a valu le surnom de << cochons de mer >> ; puis des dromadaires a grosses bosses en forme de cone, dont la chair est dure et coriace. Je releve encore sur les notes quotidiennes tenues par maitre Conseil certains poissons du genre tetrodons, particuliers a ces mers, des spengleriens au dos rouge, a la poitrine blanche, qui se distinguent par trois rangees longitudinales de filaments, et des electriques, longs de sept pouces, pares des plus vives couleurs. Puis, comme echantillons d'autres genres, des ovoides semblables a un oeuf d'un brun noir, sillonnes de bandelettes blanches et depourvus de queue ; des diodons. veritables porcs-epics de la mer, munis d'aiguillons et pouvant se gonfler de maniere a former une pelote herissee de dards ; des hippocampes communs a tous les oceans ; des pegases volants, a museau allonge, auxquels leurs nageoires pectorales, tres etendues et disposees en forme d'ailes, permettent sinon de voler, du moins de s'elancer dans les airs ; des pigeons spatules, dont la queue est couverte de nombreux anneaux ecailleux ; des macrognathes a longue machoire, excellents poissons longs de vingt-cinq centimetres et brillants des plus agreables couleurs ; des calliomores livides, dont la tete est rugueuse ; des myriades de blennies-sauteurs, rayes de noir, aux longues nageoires pectorales, glissant a la surface des eaux avec une prodigieuse velocite ; de delicieux veliferes, qui peuvent hisser leurs nageoires comme autant de voiles deployees aux courants favorables ; des kurtes splendides, auxquels la nature a prodigue le jaune, le bleu celeste, l'argent et l'or ; des trichopteres, dont les ailes sont formees de filaments ; des cottes, toujours maculees de limon, qui produisent un certain bruissement ; des trygles, dont le foie est considere comme poison ; des bodians, qui portent sur les yeux une oeillere mobile ; enfin des soufflets, au museau long et tubuleux, veritables gobe-mouches de l'Ocean, armes d'un fusil que n'ont prevu ni les Chassepot ni les Remington, et qui tuent les insectes en les frappant d'une simple goutte d'eau. Dans le quatre-vingt-neuvieme genre des poissons classes par Lacepede, qui appartient a la seconde sous-classe des osseux, caracterises par un opercule et une membrane bronchiale, je remarquai la scorpene, dont la tete est garnie d'aiguillons et qui ne possede qu'une seule nageoire dorsale ; ces animaux sont revetus ou prives de petites ecailles, suivant le sous-genre auquel ils appartiennent. Le second sous-genre nous donna des echantillons de dydactyles longs de trois a quatre decimetres, rayes de jaune, mais dont la tete est d'un aspect fantastique. Quant au premier sous-genre, il fournit plusieurs specimens de ce poisson bizarre justement surnomme << crapaud de mer >>, poisson a tete grande, tantot creusee de sinus profonds, tantot boursouflee de protuberances ; herisse d'aiguillons et parseme de tubercules, il porte des cornes irregulieres et hideuses ; son corps et sa queue sont garnis de callosites ; ses piquants font des blessures dangereuses ; il est repugnant et horrible. Du 21 au 23 janvier, le _Nautilus_ marcha a raison de deux cent cinquante lieues par vingt-quatre heures, soit cinq cent quarante milles, ou vingt-deux milles a l'heure. Si nous reconnaissions au passage les diverses varietes de poissons, c'est que ceux-ci, attires par l'eclat electrique, cherchaient a nous accompagner ; la plupart, distances par cette vitesse, restaient bientot en arriere ; quelques-uns cependant parvenaient a se maintenir pendant un certain temps dans les eaux du _Nautilus_. Le 24 au matin, par 12deg.5' de latitude sud et 94deg.33' de longitude, nous eumes connaissance de l'ile Keeling, soulevement madreporique plante de magnifiques cocos, et qui fut visitee par M. Darwin et le capitaine Fitz-Roy. Le _Nautilus_ prolongea a peu de distance les accores de cette ile deserte. Ses dragues rapporterent de nombreux echantillons de polypes et d'echinodermes, et des tests curieux de l'embranchement des mollusques. Quelques precieux produits de l'espece des dauphinules accrurent les tresors du capitaine Nemo, auquel je joignis une astree punctifere, sorte de polypier parasite souvent fixe sur une coquille. Bientot l'ile Keeling disparut sous l'horizon, et la route fut donnee au nord-ouest vers la pointe de la peninsule indienne. << Des terres civilisees, me dit ce jour-la Ned Land. Cela vaudra mieux que ces iles de la Papouasie, ou l'on rencontre plus de sauvages que de chevreuils ! Sur cette terre indienne, monsieur le professeur, il y a des routes, des chemins de fer, des villes anglaises, francaises et indoues. On ne ferait pas cinq milles sans y rencontrer un compatriote. Hein ! est-ce que le moment n'est pas venu de bruler la politesse au capitaine Nemo ? -- Non. Ned, non, repondis-je d'un ton tres determine. Laissons courir, comme vous dites, vous autres marins. Le _Nautilus_ se rapproche des continents habites. Il revient vers l'Europe, qu'il nous y conduise. Une fois arrives dans nos mers, nous verrons ce que la prudence nous conseillera de tenter. D'ailleurs, je ne suppose pas que le capitaine Nemo nous permette d'aller chasser sur les cotes du Malabar ou de Coromandel comme dans les forets de la Nouvelle-Guinee. -- Eh bien ! monsieur, ne peut-on se passer de sa permission ? >> Je ne repondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter. Au fond, j'avais a coeur d'epuiser jusqu'au bout les hasards de la destinee qui m'avait jete a bord du _Nautilus_. A partir de l'ile Keeling, notre marche se ralentit generalement. Elle fut aussi plus capricieuse et nous entraina souvent a de grandes profondeurs. On fit plusieurs fois usage des plans inclines que des leviers interieurs pouvaient placer obliquement a la ligne de flottaison. Nous allames ainsi jusqu'a deux et trois kilometres, mais sans jamais avoir verifie les grands fonds de cette mer indienne que des sondes de treize mille metres n'ont pas pu atteindre. Quant a la temperature des basses couches, le thermometre indiqua toujours invariablement quatre degres au-dessus de zero. J'observai seulement que, dans les nappes superieures, l'eau etait toujours plus froide sur les hauts fonds qu'en pleine mer. Le 25 janvier, l'Ocean etant absolument desert, le _Nautilus_ passa la journee a sa surface, battant les flots de sa puissante helice et les faisant rejaillir a une grande hauteur. Comment, dans ces conditions, ne l'eut-on pas pris pour un cetace gigantesque ? Je passai les trois quarts de cette journee sur la plate-forme. Je regardais la mer. Rien a l'horizon, si ce n'est, vers quatre heures du soir, un long steamer qui courait dans l'ouest a contrebord. Sa mature fut visible un instant, mais il ne pouvait apercevoir le Nautilus, trop ras sur l'eau. Je pensai que ce bateau a vapeur appartenait a la ligne peninsulaire et orientale qui fait le service de l'ile de Ceyland a Sydney, en touchant a la pointe du roi George et a Melbourne. A cinq heures du soir. avant ce rapide crepuscule qui lie le jour a la nuit dans les zones tropicales, Conseil et moi nous fumes emerveilles par un curieux spectacle. Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, presageait des chances heureuses. Aristote, Athenee, Pline, Oppien, avaient etudie ses gouts et epuise a son egard toute la poetique des savants de la Grece et de l'Italie. Ils l'appelerent _Nautilus_ et _Pompylius_. Mais la science moderne n'a pas ratifie leur appellation, et ce mollusque est maintenant connu sous le nom d'Argonaute. Qui eut consulte Conseil eut appris de ce brave garcon que l'embranchement des mollusques se divise en cinq classes ; que la premiere classe, celle des cephalopodes dont les sujets sont tantot nus, tantot testaces, comprend deux familles, celles des dibranchiaux et des tetrabranchiaux, qui se distinguent par le nombre de leurs branches : que la famille des dibranchiaux renferme trois genres, l'argonaute, le calmar et la seiche, et que la famille des tetrabranchiaux n'en contient qu'un seul, le nautile. Si apres cette nomenclature. un esprit rebelle eut confondu l'argonaute, qui est _acetabulifere_, c'est-a-dire porteur de ventouses, avec le nautile, qui est _tentaculifere_, c'est-a-dire porteur de tentacules, il aurait ete sans excuse. Or, c'etait une troupe de ces argonautes qui voyageait alors a la surface de l'Ocean. Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils appartenaient a l'espece des argonautes tubercules qui est speciale aux mers de l'Inde. Ces gracieux mollusques se mouvaient a reculons au moyen de leur tube locomoteur en chassant par ce tube l'eau qu'ils avaient aspiree. De leurs huit tentacules. six. allonges et amincis. flottaient sur l'eau, tandis que les deux autres. arrondis en palmes, se tendaient au vent comme une voile legere. Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulee que Cuvier compare justement a une elegante chaloupe. Veritable bateau en effet. Il transporte l'animal qui l'a secrete, sans que l'animal y adhere. << L'argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je a Conseil, mais il ne la quitte jamais. -- Ainsi fait le capitaine Nemo. repondit judicieusement Conseil. C'est pourquoi il eut mieux fait d'appeler son navire l'Argonaute. >> Pendant une heure environ. Le _Nautilus_ flotta au milieu de cette troupe de mollusques. Puis, je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme a un signal, toutes les voiles furent subitement amenees ; les bras se replierent, les corps se contracterent. Les coquilles se renversant changerent leur centre de gravite, et toute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instantane, et jamais navires d'une escadre ne manoeuvrerent avec plus d'ensemble. En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, a peine soulevees par la brise, s'allongerent paisiblement sous les precintes du _Nautilus_. Le lendemain, 26 janvier, nous coupions l'Equateur sur le quatre-vingt-deuxieme meridien, et nous rentrions dans l'hemisphere boreal. Pendant cette journee, une formidable troupe de squales nous fit cortege. Terribles animaux qui pullulent dans ces mers et les rendent fort dangereuses. C'etaient des squales philipps au dos brun et au ventre blanchatre armes de onze rangees de dents, des squales oeilles dont le cou est marque d'une grande tache noire cerclee de blanc qui ressemble a un oeil. des squales isabelle a museau arrondi et seme de points obscurs. Souvent, ces puissants animaux se precipitaient contre la vitre du salon avec une violence peu rassurante. Ned Land ne se possedait plus alors. Il voulait remonter a la surface des flots et harponner ces monstres, surtout certains squales emissoles dont la gueule est pavee de dents disposees comme une mosaique, et de grands squales tigres, longs de cinq metres, qui le provoquaient avec une insistance toute particuliere. Mais bientot le _Nautilus_, accroissant sa vitesse, laissa facilement en arriere les plus rapides de ces requins. Le 27 janvier, a l'ouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrames a plusieurs reprises, spectacle sinistre ! des cadavres qui flottaient a la surface des flots. C'etaient les morts des villes indiennes. charries par le Gange jusqu'a la haute mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs du pays, n'avaient pas acheve de devorer. Mais les squales ne manquaient pas pour les aider dans leur funebre besogne. Vers sept heures du soir, le _Nautilus_ a demi immerge navigua au milieu d'une mer de lait. A perte de vue l'Ocean semblait etre lactifie. Etait-ce l'effet des rayons lunaires ? Non, car la lune, ayant deux jours a peine, etait encore perdue au-dessous de l'horizon dans les rayons du soleil. Tout le ciel, quoique eclaire par le rayonnement sideral, semblait noir par contraste avec la blancheur des eaux. Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il m'interrogeait sur les causes de ce singulier phenomene. Heureusement, j'etais en mesure de lui repondre. << C'est ce qu'on appelle une mer de lait, lui dis-je, vaste etendue de flots blancs qui se voit frequemment sur les cotes d'Amboine et dans ces parages. -- Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il m'apprendre quelle cause produit un pareil effet. car cette eau ne s'est pas changee en lait, je suppose ! -- Non, mon garcon, et cette blancheur qui te surprend n'est due qu'a la presence de myriades de bestioles infusoires, sortes de petits vers lumineux, d'un aspect gelatineux et incolore, de l'epaisseur d'un cheveu, et dont la longueur ne depasse pas un cinquieme de millimetre. Quelques-unes de ces bestioles adherent entre elles pendant l'espace de plusieurs lieues. -- Plusieurs lieues ! s'ecria Conseil. -- Oui, mon garcon, et ne cherche pas a supputer le nombre de ces infusoires ! Tu n'y parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certains navigateurs ont flotte sur ces mers de lait pendant plus de quarante milles. >> Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation, mais il parut se plonger dans des reflexions profondes, cherchant sans doute a evaluer combien quarante milles carres contiennent de cinquiemes de millimetres. Pour moi, je continuai d'observer le phenomene. Pendant plusieurs heures, le _Nautilus_ trancha de son eperon ces flots blanchatres, et je remarquai qu'il glissait sans bruit sur cette eau savonneuse, comme s'il eut flotte dans ces remous d'ecume que les courants et les contre-courants des baies laissaient quelquefois entre eux. Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire, mais derriere nous. jusqu'aux limites de l'horizon. Le ciel. reflechissant la blancheur des flots. sembla longtemps impregne des vagues lueurs d'une aurore boreale. II UNE NOUVELLE PROPOSITION DU CAPITAINE NEMO Le 28 fevrier, lorsque le _Nautilus_ revint a midi a la surface de la mer, par 9deg.4' de latitude nord, il se trouvait en vue d'une terre qui lui restait a huit milles dans l'ouest. J'observai tout d'abord une agglomeration de montagnes, hautes de deux mille pieds environ, dont les formes se modelaient tres capricieusement. Le point termine, je rentrai dans le salon, et lorsque le relevement eut ete reporte sur la carte, je reconnus que nous etions en presence de l'ile de Ceylan, cette perle qui pend au lobe inferieur de la peninsule indienne. J'allai chercher dans la bibliotheque quelque livre relatif a cette ile, l'une des plus fertiles du globe. Je trouvai precisement un volume de Sirr H. C., esq., intitule _Ceylan and the Cingalese_. Rentre au salon, je notai d'abord les relevements de Ceyland, a laquelle l'antiquite avait prodigue tant de noms divers. Sa situation etait entre 5deg.55' et 9deg.49' de latitude nord, et entre 79deg.42' et 82deg.4' de longitude a l'est du meridien de Greenwich ; sa longueur, deux cent soixante-quinze milles ; sa largeur maximum, cent cinquante milles ; sa circonference. neuf cents milles ; sa superficie, vingt-quatre mille quatre cent quarante-huit milles, c'est-a-dire un peu inferieure a celle de l'Irlande. Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment. Le capitaine jeta un coup d'oeil sur la carte. Puis, se retournant vers moi : << L'ile de Ceylan, dit-il, une terre celebre par ses pecheries de perles. Vous serait-il agreable, monsieur Aronnax, de visiter l'une de ses pecheries ? -- Sans aucun doute, capitaine. -- Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons les pecheries, nous ne verrons pas les pecheurs. L'exploitation annuelle n'est pas encore commencee. N'importe. Je vais donner l'ordre de rallier le golfe de Manaar, ou nous arriverons dans la nuit. >> Le capitaine dit quelques mots a son second qui sortit aussitot. Bientot le _Nautilus_ rentra dans son liquide element, et le manometre indiqua qu'il s'y tenait a une profondeur de trente pieds. La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar. Je le trouvai par le neuvieme parallele, sur la cote nord-ouest de Ceylan. Il etait forme par une ligne allongee de la petite ile Manaar. Pour l'atteindre, il fallait remonter tout le rivage occidental de Ceylan. << Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, on peche des perles dans le golfe du Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers de Chine et du Japon, dans les mers du sud de l'Amerique, au golfe de Panama, au golfe de Californie ; mais c'est a Ceylan que cette peche obtient les plus beaux resultats. Nous arrivons un peu tot, sans doute. Les pecheurs ne se rassemblent que pendant le mois de mars au golfe de Manaar, et la, pendant trente jours, leurs trois cents bateaux se livrent a cette lucrative exploitation des tresors de la mer. Chaque bateau est monte par dix rameurs et par dix pecheurs. Ceux-ci, divises en deux groupes, plongent alternativement et descendent a une profondeur de douze metres au moyen d'une lourde pierre qu'ils saisissent entre leurs pieds et qu'une corde rattache au bateau. -- Ainsi, dis-je, c'est toujours ce moyen primitif qui est encore en usage ? -- Toujours, me repondit le capitaine Nemo, bien que ces pecheries appartiennent au peuple le plus industrieux du globe, aux Anglais, auxquels le traite d'Amiens les a cedees en 1802. -- Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vous l'employez, rendrait de grands services dans une telle operation. -- Oui, car ces pauvres pecheurs ne peuvent demeurer longtemps sous l'eau. L'Anglais Perceval, dans son voyage a Ceylan, parle bien d'un Cafre qui restait cinq minutes sans remonter a la surface, mais le fait me parait peu croyable. Je sais que quelques plongeurs vont jusqu'a cinquante-sept secondes, et de tres habiles jusqu'a quatre-vingt-sept ; toutefois ils sont rares, et, revenus a bord, ces malheureux rendent par le nez et les oreilles de l'eau teintee de sang. Je crois que la moyenne de temps que les pecheurs peuvent supporter est de trente secondes, pendant lesquelles ils se hatent d'entasser dans un petit filet toutes les huitres perlieres qu'ils arrachent ; mais, generalement, ces pecheurs ne vivent pas vieux ; leur vue s'affaiblit ; des ulcerations se declarent a leurs yeux ; des plaies se forment sur leur corps, et souvent meme ils sont frappes d'apoplexie au fond de la mer. -- Oui, dis-je, c'est un triste metier, et qui ne sert qu'a la satisfaction de quelques caprices. Mais, dites-moi, capitaine, quelle quantite d'huitres peut pecher un bateau dans sa Journee ? -- Quarante a cinquante mille environ. On dit meme qu'en 1814, le gouvernement anglais ayant fait pecher pour son propre compte, ses plongeurs, dans vingt journees de travail, rapporterent soixante-seize millions d'huitres. -- Au moins, demandai-je, ces pecheurs sont-ils suffisamment retribues ? -- A peine, monsieur le professeur. A Panama, ils ne gagnent qu'un dollar par semaine. Le plus souvent, ils ont un sol par huitre qui renferme une perle, et combien en ramenent-ils qui n'en contiennent pas ! -- Un sol a ces pauvres gens qui enrichissent leurs maitres ! C'est odieux. -- Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasard quelque pecheur hatif s'y trouve deja, eh bien, nous le verrons operer. -- C'est convenu, capitaine. -- A propos, monsieur Aronnax, vous n'avez pas peur des requins ? -- Des requins ? >> m'ecriai-je. Cette question me parut, pour le moins, tres oiseuse. << Eh bien ? reprit le capitaine Nemo. -- Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore tres familiarise avec ce genre de poissons. -- Nous y sommes habitues, nous autres, repliqua le capitaine Nemo, et avec le temps, vous vous y ferez. D'ailleurs, nous serons armes, et, chemin faisant, nous pourrons peut-etre chasser quelque squale. C'est une chasse interessante. Ainsi donc, a demain, monsieur le professeur, et de grand matin. >> Cela dit d'un ton degage, le capitaine Nemo quitta le salon. On vous inviterait a chasser l'ours dans les montagnes de la Suisse, que vous diriez : << Tres bien ! demain nous irons chasser l'ours. >> On vous inviterait a chasser le lion dans les plaines de l'Atlas, ou le tigre dans les jungles de l'Inde, que vous diriez : << Ah ! ah ! il parait que nous allons chasser le tigre ou le lion ! >> Mais on vous inviterait a chasser le requin dans son element naturel, que vous demanderiez peut-etre a reflechir avant d'accepter cette invitation. Pour moi, je passai ma main sur mon front ou perlaient quelques gouttes de sueur froide. << Reflechissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasser des loutres dans les forets sous-marines, comme nous l'avons fait dans les forets de l'ile Crespo, passe encore. Mais courir le fond des mers, quand on est a peu pres certain d'y rencontrer des squales, c'est autre chose ! Je sais bien que dans certains pays, aux iles Andamenes particulierement, les negres n'hesitent pas a attaquer le requin, un poignard dans une main et un lacet dans l'autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent ces formidables animaux ne reviennent pas vivants ! D'ailleurs, je ne suis pas un negre, et quand je serais un negre, je crois que, dans ce cas, une legere hesitation de ma part ne serait pas deplacee. >> Et me voila revant de requins, songeant a ces vastes machoires armees de multiples rangees de dents, et capables de couper un homme en deux. Je me sentais deja une certaine douleur autour des reins. Puis, je ne pouvais digerer le sans-facon avec lequel le capitaine avait fait cette deplorable invitation ! N'eut-on pas dit qu'il s'agissait d'aller traquer sous bois quelque renard inoffensif ? << Bon ! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela me dispensera d'accompagner le capitaine. >> Quant a Ned Land, j'avoue que je ne me sentais pas aussi sur de sa sagesse. Un peril, si grand qu'il fut, avait toujours un attrait pour sa nature batailleuse. Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai machinalement. Je voyais, entre les lignes, des machoires formidablement ouvertes. En ce moment, Conseil et le Canadien entrerent, l'air tranquille et meme joyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait. << Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo que le diable emporte ! - vient de nous faire une tres aimable proposition. -- Ah ! dis-je, vous savez... -- N'en deplaise a monsieur, repondit Conseil, le commandant du _Nautilus_ nous a invites a visiter demain, en compagnie de monsieur, les magnifiques pecheries de Ceyland. Il l'a fait en termes excellents et s'est conduit en veritable gentleman. -- Il ne vous a rien dit de plus ? -- Rien, monsieur, repondit le Canadien, si ce n'est qu'il vous avait parle de cette petite promenade. -- En effet, dis-je. Et il ne vous a donne aucun detail sur... -- Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, n'est-il pas vrai ? -- Moi... sans doute ! Je vois que vous y prenez gout, maitre Land. -- Oui ! c'est curieux, tres curieux. -- Dangereux peut-etre ! ajoutai-je d'un ton insinuant. -- Dangereux, repondit Ned Land, une simple excursion sur un banc d'huitres ! >> Decidement le capitaine Nemo avait juge inutile d'eveiller l'idee de requins dans l'esprit de mes compagnons. Moi, je les regardais d'un oeil trouble, et comme s'il leur manquait deja quelque membre. Devais-je les prevenir ? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m'y prendre. << Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des details sur la peche des perles ? -- Sur la peche elle-meme, demandai-je, ou sur les incidents qui... -- Sur la peche, repondit le Canadien. Avant de s'engager sur le terrain, il est bon de le connaitre. -- Eh bien ! asseyez-vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce que l'Anglais Sirr vient de m'apprendre a moi-meme. >> Ned et Conseil prirent place sur un divan, et tout d'abord le Canadien me dit : << Monsieur, qu'est-ce que c'est qu'une perle ? -- Mon brave Ned, repondis-je, pour le poete, la perle est une larme de la mer ; pour les Orientaux, c'est une goutte de rosee solidifiee ; pour les dames, c'est un bijou de forme oblongue, d'un eclat hyalin, d'une matiere nacree, qu'elles portent au doigt, au cou ou a l'oreille ; pour le chimiste, c'est un melange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu de gelatine, et enfin, pour les naturalistes, c'est une simple secretion maladive de l'organe qui produit la nacre chez certains bivalves. -- Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe des acephales, ordre des testaces. -- Precisement, savant Conseil. Or, parmi ces testaces, l'oreille-de-mer iris, les turbots, les tridacnes, les pinnesmarines, en un mot tous ceux qui secretent la nacre c'est-a-dire cette substance bleue, bleuatre, violette ou blanche, qui tapisse l'interieur de leurs valves, sont susceptibles de produire des perles. -- Les moules aussi ? demanda le Canadien. -- Oui ! les moules de certains cours d'eau de l'Ecosse, du pays de Galles, de l'Irlande, de la Saxe, de la Boheme, de la France. -- Bon ! on y fera attention, desormais, repondit le Canadien. -- Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distille la perle, c'est l'huitre perliere, la _meleagrina-Margaritifera_ la precieuse pintadine. La perle n'est qu'une concretion nacree qui se dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhere a la coquille de l'huitre, ou elle s'incruste dans les plis de l'animal. Sur les valves, la perle est adherente ; sur les chairs, elle est libre. Mais elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit un ovule sterile, soit un grain de sable, autour duquel la matiere nacree se depose en plusieurs annees, successivement et par couches minces et concentriques. -- Trouve-t-on plusieurs perles dans une meme huitre ? demanda Conseil. -- Oui, mon garcon. Il y a de certaines pintadines qui forment un veritable ecrin. On a meme cite une huitre, mais je me permets d'en douter, qui ne contenait pas moins de cent cinquante requins. -- Cent cinquante requins ! s'ecria Ned Land. -- Ai-je dit requins ? m'ecriai-je vivement. Je veux dire cent cinquante perles. Requins n'aurait aucun sens. -- En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-il maintenant par quels moyens on extrait ces perles ? -- On procede de plusieurs facons, et souvent meme, quand les perles adherent aux valves, les pecheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le plus communement, les pintadines sont etendues sur des nattes de sparterie qui couvrent le rivage. Elles meurent ainsi a l'air libre, et, au bout de dix jours, elles se trouvent dans un etat satisfaisant de putrefaction. On les plonge alors dans de vastes reservoirs d'eau de mer, puis on les ouvre et on les lave. C'est a ce moment que commence le double travail des rogueurs. D'abord, ils separent les plaques de nacre connues dans le commerce sous le nom de _franche argentee_, de _batarde blanche_ et de _batarde noire_, qui sont livrees par caisses de cent vingt-cinq a cent cinquante kilogrammes. Puis, ils enlevent le parenchyme de l'huitre, ils le font bouillir, et ils le tamisent afin d'en extraire jusqu'aux plus petites perles. -- Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur ? demanda Conseil. -- Non seulement selon leur grosseur, repondis-je, mais aussi selon leur forme, selon leur _eau_, c'est-a-dire leur couleur, et selon leur _orient_, c'est-a-dire cet eclat chatoyant et diapre qui les rend si charmantes a l'oeil. Les plus belles perles sont appelees perles vierges ou paragons ; elles se forment isolement dans le tissu du mollusque ; elles sont blanches, souvent opaques, mais quelquefois d'une transparence opaline, et le plus communement spheriques ou piriformes. Spheriques, elles forment les bracelets ; piriformes, des pendeloques, et, etant les plus precieuses, elles se vendent a la piece. Les autres perles adherent a la coquille de l'huitre, et, plus irregulieres, elles se vendent au poids. Enfin, dans un ordre inferieur se classent les petites perles, connues sous le nom de semences ; elles se vendent a la mesure et servent plus particulierement a executer des broderies sur les ornements d'eglise. -- Mais ce travail, qui consiste a separer les perles selon leur grosseur, doit etre long et difficile, dit le Canadien. -- Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou cribles perces d'un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamis, qui comptent de vingt a quatre-vingts trous, sont de premier ordre. Celles qui ne s'echappent pas des cribles perces de cent a huit cents trous sont de second ordre. Enfin, les perles pour lesquelles l'on emploie les tamis perces de neuf cents a mille trous forment la semence. -- C'est ingenieux, dit Conseil, et je vois que la division, le classement des perles, s'opere mecaniquement. Et monsieur pourra-t-il nous dire ce que rapporte l'exploitation des bancs d'huitres perlieres ? -- A s'en tenir au livre de Sirr, repondis-je, les pecheries de Ceylan sont affermees annuellement pour la somme de trois millions de squales. -- De francs ! reprit Conseil. -- Oui, de francs ! Trois millions de francs, repris-je. Mais je crois que ces pecheries ne rapportent plus ce qu'elles rapportaient autrefois. Il en est de meme des pecheries americaines, qui, sous le regne de Charles Quint, produisaient quatre millions de francs, presentement reduits aux deux tiers. En somme, on peut evaluer a neuf millions de francs le rendement general de l'exploitation des perles. -- Mais, demanda Conseil, est-ce que l'on ne cite pas quelques perles celebres qui ont ete cotees a un tres haut prix ? -- Oui, mon garcon. On dit que Cesar offrit a Servillia une perle estimee cent vingt mille francs de notre monnaie. -- J'ai meme entendu raconter, dit le Canadien, qu'une certaine dame antique buvait des perles dans son vinaigre. -- Cleopatre, riposta Conseil. -- Ca devait etre mauvais, ajouta Ned Land. -- Detestable, ami Ned, repondit Conseil ; mais un petit verre de vinaigre qui coute quinze cents mille francs, c'est d'un joli prix. -- Je regrette de ne pas avoir epouse cette dame, dit le Canadien en manoeuvrant son bras d'un air peu rassurant. -- Ned Land l'epoux de Cleopatre ! s'ecria Conseil. -- Mais j'ai du me marier, Conseil, repondit serieusement le Canadien, et ce n'est pas ma faute si l'affaire n'a pas reussi. J'avais meme achete un collier de perles a Kat Tender, ma fiancee, qui, d'ailleurs, en a epouse un autre. Eh bien, ce collier ne m'avait pas coute plus d'un dollar et demi, et cependant - monsieur le professeur voudra bien me croire les perles qui le composaient n'auraient pas passe par le tamis de vingt trous. -- Mon brave Ned, repondis-je en riant, c'etaient des perles artificielles, de simples globules de verre enduits a l'interieur d'essence d'Orient. -- Si peu que rien ! Ce n'est autre chose que la substance argentee de l'ecaille de l'ablette, recueillie dans l'eau et conservee dans l'ammoniaque. Elle n'a aucune valeur. -- C'est peut-etre pour cela que Kat Tender en a epouse un autre, repondit philosophiquement maitre Land. -- Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de haute valeur, je ne crois pas que jamais souverain en ait possede une superieure a celle du capitaine Nemo. -- Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou enferme sous sa vitrine. -- Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant une valeur de deux millions de... -- Francs ! dit vivement Conseil. -- Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans doute elle n'aura coute au capitaine que la peine de la ramasser. -- Eh ! s'ecria Ned Land, qui dit que demain, pendant notre promenade, nous ne rencontrerons pas sa pareille ! -- Bah ! fit Conseil. -- Et pourquoi pas ? -- A quoi des millions nous serviraient-ils a bord du _Nautilus_ ? -- A bord, non, dit Ned Land, mais... ailleurs. -- Oh ! ailleurs ! fit Conseil en secouant la tete. -- Au fait, dis-je, maitre Land a raison. Et si nous rapportons jamais en Europe ou en Amerique une perle de quelques millions, voila du moins qui donnera une grande authenticite, et, en meme temps, un grand prix au recit de nos aventures. -- Je le crois, dit le Canadien. -- Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au cote instructif des choses, est-ce que cette peche des perles est dangereuse ? -- Non, repondis-je vivement, surtout si l'on prend certaines precautions. -- Que risque-t-on dans ce metier ? dit Ned Land : d'avaler quelques gorgees d'eau de mer ! -- Comme vous dites, Ned. A propos, dis-je, en essayant de prendre le ton degage du capitaine Nemo, est-ce que vous avez peur des requins, brave Ned ? -- Moi, repondit le Canadien, un harponneur de profession ! C'est mon metier de me moquer d'eux ! -- Il ne s'agit pas, dis-je, de les pecher avec un emerillon, de les hisser sur le pont d'un navire, de leur couper la queue a coups de hache, de leur ouvrir le ventre, de leur arracher le coeur et de le jeter a la mer ! -- Alors, il s'agit de... ? -- Oui, precisement. -- Dans l'eau ? -- Dans l'eau. -- Ma foi, avec un bon harpon ! Vous savez, monsieur, ces requins, ce sont des betes assez mal faconnees. Il faut qu'elles se retournent sur le ventre pour vous happer, et, pendant ce temps... >> Ned Land avait une maniere de prononcer le mot << happer >> qui donnait froid dans le dos. << Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales ? -- Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur. -- A la bonne heure, pensai-je. -- Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne vois pas pourquoi son fidele domestique ne les affronterait pas avec lui ! >> III UNE PERLE DE DIX MILLIONS La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez mal. Les squales jouerent un role important dans mes reves, et je trouvai tres juste et tres injuste a la fois cette etymologie qui fait venir le mot requin du mot << requiem >>. Le lendemain, a quatre heures du matin, je fus reveille par le stewart que le capitaine Nemo avait specialement mis a mon service. Je me levai rapidement, je m'habillai et je passai dans le salon. Le capitaine Nemo m'y attendait. << Monsieur Aronnax, me dit-il, etes-vous pret a partir ? -- Je suis pret. -- Veuillez me suivre. -- Et mes compagnons, capitaine ? -- Ils sont prevenus et nous attendent. -- N'allons-nous pas revetir nos scaphandres ? demandai-je. -- Pas encore. Je n'ai pas laisse le _Nautilus_ approcher de trop pres cette cote, et nous sommes assez au large du banc de Manaar ; mais j'ai fait parer le canot qui nous conduira au point precis de debarquement et nous epargnera un assez long trajet. Il emporte nos appareils de plongeurs, que nous revetirons au moment ou commencera cette exploration sous-marine. >> Le capitaine Nemo me conduisit vers l'escalier central, dont les marches aboutissaient a la plate-forme. Ned et Conseil se trouvaient la, enchantes de la << partie de plaisir << qui se preparait. Cinq matelots du _Nautilus_, les avirons armes, nous attendaient dans le canot qui avait ete bosse contre le bord. La nuit etait encore obscure. Des plaques de nuages couvraient le ciel et ne laissaient apercevoir que de rares etoiles. Je portai mes yeux du cote de la terre, mais je ne vis qu'une ligne trouble qui fermait les trois quarts de l'horizon du sud-ouest au nord-ouest. Le _Nautilus_, ayant remonte pendant la nuit la cote occidentale de Ceylan, se trouvait a l'ouest de la baie, ou plutot de ce golfe forme par cette terre et l'ile de Manaar. La, sous les sombres eaux, s'etendait le banc de pintadines, inepuisable champ de perles dont la longueur depasse vingt milles. Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi. nous primes place a l'arriere du canot. Le patron de l'embarcation se mit a la barre ; ses quatre compagnons appuyerent sur leurs avirons ; la bosse fut larguee et nous debordames. Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaient pas. J'observai que leurs coups d'aviron, vigoureusement engages sous l'eau, ne se succedaient que de dix secondes en dix secondes, suivant la methode generalement usitee dans les marines de guerre. Tandis que l'embarcation courait sur son erre, les gouttelettes liquides frappaient en crepitant le fond noir des flots comme des bavures de plomb fondu. Une petite houle, venue du large, imprimait au canot un leger roulis, et quelques cretes de lames clapotaient a son avant. Nous etions silencieux. A quoi songeait le capitaine Nemo ? Peut-etre a cette terre dont il s'approchait. et qu'il trouvait trop pres de lui, contrairement a l'opinion du Canadien, auquel elle semblait encore trop eloignee. Quant a Conseil, il etait la en simple curieux. Vers cinq heures et demie, les premieres teintes de l'horizon accuserent plus nettement la ligne superieure de la cote. Assez plate dans l'est, elle se renflait un peu vers le sud. Cinq milles la separaient encore, et son rivage se confondait avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous, la mer etait deserte. Pas un bateau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce lieu de rendez-vous des pecheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo me l'avait fait observer, nous arrivions un mois trop tot dans ces parages. A six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapidite particuliere aux regions tropicales, qui ne connaissent ni l'aurore ni le crepuscule. Les rayons solaires percerent le rideau de nuages amonceles sur l'horizon oriental, et l'astre radieux s'eleva rapidement. Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres epars ca et la. Le canot s'avanca vers l'ile de Manaar, qui s'arrondissait dans le sud. Le capitaine Nemo s'etait leve de son banc et observait la mer. Sur un signe de lui, l'ancre fut mouillee, et la chaine courut a peine, car le fond n'etait pas a plus d'un metre, et il formait en cet endroit l'un des plus hauts points du banc de pintadines. Le canot evita aussitot sous la poussee du jusant qui portait au large. << Nous voici arrives, monsieur Aronnax, dit alors le capitaine Nemo. Vous voyez cette baie resserree. C'est ici meme que dans un mois se reuniront les nombreux bateaux de peche des exploitants, et ce sont ces eaux que leurs plongeurs iront audacieusement fouiller. Cette baie est heureusement disposee pour ce genre de peche. Elle est abritee des vents les plus forts, et la mer n'y est jamais tres houleuse, circonstance tres favorable au travail des plongeurs. Nous allons maintenant revetir nos scaphandres, et nous commencerons notre promenade. >> Je ne repondis rien, et tout en regardant ces flots suspects, aide des matelots de l'embarcation, je commencai a revetir mon lourd vetement de mer. Le capitaine Nemo et mes deux compagnons s'habillaient aussi. Aucun des hommes du _Nautilus_ ne devait nous accompagner dans cette nouvelle excursion. Bientot nous fumes emprisonnes jusqu'au cou dans le vetement de caoutchouc, et des bretelles fixerent sur notre dos les appareils a air. Quant aux appareils Ruhmkorff, il n'en etait pas question. Avant d'introduire ma tete dans sa capsule de cuivre, j'en fis l'observation au capitaine. << Ces appareils nous seraient inutiles, me repondit le capitaine. Nous n'irons pas a de grandes profondeurs, et les rayons solaires suffiront a eclairer notre marche. D'ailleurs, il n'est pas prudent d'emporter sous ces eaux une lanterne electrique. Son eclat pourrait attirer inopinement quelque dangereux habitant de ces parages. >> Pendant que le capitaine Nemo prononcait ces paroles, je me retournai vers Conseil et Ned Land. Mais ces deux amis avaient deja emboite leur tete dans la calotte metallique, et ils ne pouvaient ni entendre ni repondre. Une derniere question me restait a adresser au capitaine Nemo : << Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils ? -- Des fusils ! a quoi bon ? Vos montagnards n'attaquent-ils pas l'ours un poignard a la main, et l'acier n'est-il pas plus sur que le plomb ? Voici une lame solide. Passez-la a votre ceinture et partons. >> Je regardai mes compagnons. Ils etaient armes comme nous, et, de plus, Ned Land brandissait un enorme harpon qu'il avait depose dans le canot avant de quitter le _Nautilus_. Puis, suivant l'exemple du capitaine, je me laissai coiffer de la pesante sphere de cuivre, et nos reservoirs a air furent immediatement mis en activite. Un instant apres, les matelots de l'embarcation nous debarquaient les uns apres les autres, et, par un metre et demi d'eau, nous prenions pied sur un sable uni. Le capitaine Nemo nous fit un signe de la main. Nous le suivimes, et par une pente douce nous disparumes sous les flots. La, les idees qui obsedaient mon cerveau m'abandonnerent. Je redevins etonnamment calme. La facilite de mes mouvements accrut ma confiance, et l'etrangete du spectacle captiva mon imagination. Le soleil envoyait deja sous les eaux une clarte suffisante. Les moindres objets restaient perceptibles. Apres dix minutes de marche, nous etions par cinq metres d'eau, et le terrain devenait a peu pres plat. Sur nos pas, comme des compagnies de becassines dans un marais, se levaient des volees de poissons curieux du genre des monopteres, dont les sujets n'ont d'autre nageoire que celle de la queue. Je reconnus le javanais, veritable serpent long de huit decimetres, au ventre livide, que l'on confondrait facilement avec le congre sans les lignes d'or de ses flancs. Dans le genre des stromatees, dont le corps est tres comprime et ovale, j'observai des parus aux couleurs eclatantes portant comme une faux leur nageoire dorsale, poissons comestibles qui, seches et marines, forment un mets excellent connu sous le nom de _karawade_ puis des tranquebars, appartenant au genre des apsiphoroides, dont le corps est recouvert d'une cuirasse ecailleuse a huit pans longitudinaux. Cependant l'elevation progressive du soleil eclairait de plus en plus la masse des eaux. Le sol changeait peu a peu. Au sable fin succedait une veritable chaussee de rochers arrondis, revetus d'un tapis de mollusques et de zoophytes. Parmi les echantillons de ces deux embranchements, je remarquai des placenes a valves minces et inegales, sortes d'ostracees particulieres a la mer Rouge et a l'ocean Indien, des lucines orangees a coquille orbiculaire, des tarieres subulees, quelques-unes de ces pourpres persiques qui fournissaient au _Nautilus_ une teinture admirable, des rochers cornus, longs de quinze centimetres, qui se dressaient sous les flots comme des mains pretes a vous saisir, des turbinelles cornigeres, toutes herissees d'epines, des lingules hyantes, des anatines, coquillages comestibles qui alimentent les marches de l'Hindoustan, des pelagies panopyres, legerement lumineuses, et enfin d'admirables oculines flabelliformes, magnifiques eventails qui forment l'une des plus riches arborisations de ces mers. Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceaux d'hydrophytes couraient de gauches legions d'articules, particulierement des ranines dentees, dont la carapace represente un triangle un peu arrondi, des birgues speciales a ces parages, des parthenopes horribles, dont l'aspect repugnait aux regards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieurs fois, ce fut ce crabe enorme observe par M. Darwin, auquel la nature a donne l'instinct et la force necessaires pour se nourrir de noix de coco ; il grimpe aux arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend dans sa chute, et il l'ouvre avec ses puissantes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe courait avec une agilite sans pareille, tandis que des chelonees franches, de cette espece qui frequente les cotes du Malabar, se deplacaient lentement entre les roches ebranlees. Vers sept heures, nous arpentions enfin le banc de pintadines, sur lequel les huitres perlieres se reproduisent par millions. Ces mollusques precieux adheraient aux rocs et y etaient fortement attaches par ce byssus de couleur brune qui ne leur permet pas de se deplacer. En quoi ces huitres sont inferieures aux moules elles-memes auxquelles la nature n'a pas refuse toute faculte de locomotion. La pintadine _meleagrina_, la mere perle, dont les valves sont a peu pres egales, se presente sous la forme d'une coquille arrondie, aux epaisses parois, tres rugueuses a l'exterieur. Quelques-unes de ces coquilles etaient feuilletees et sillonnees de bandes verdatres qui rayonnaient de leur sommet. Elles appartenaient aux jeunes huitres. Les autres, a surface rude et noire, vieilles de dix ans et plus, mesuraient jusqu'a quinze centimetres de largeur. Le capitaine Nemo me montra de la main cet amoncellement prodigieux de pintadines, et je compris que cette mine etait veritablement inepuisable, car la force creatrice de la nature l'emporte sur l'instinct destructif de l'homme. Ned Land, fidele a cet instinct, se hatait d'emplir des plus beaux mollusques un filet qu'il portait a son cote. Mais nous ne pouvions nous arreter. Il fallait suivre le capitaine qui semblait se diriger par des sentiers connus de lui seul. Le sol remontait sensiblement, et parfois mon bras, que j'elevais, depassait la surface de la mer. Puis le niveau du banc se rabaissait capricieusement. Souvent nous tournions de hauts rocs effiles en pyramidions. Dans leurs sombres anfractuosites de gros crustaces, pointes sur leurs hautes pattes comme des machines de guerre, nous regardaient de leurs yeux fixes, et sous nos pieds rampaient des myrianes, des glyceres, des aricies et des annelides, qui allongeaient demesurement leurs antennes et leurs cyrrhes tentaculaires. En ce moment s'ouvrit devant nos pas une vaste grotte, creusee dans un pittoresque entassement de rochers tapisses de toutes les hautes-lisses de la flore sous-marine. D'abord, cette grotte me parut profondement obscure. Les rayons solaires semblaient s'y eteindre par degradations successives. Sa vague transparence n'etait plus que de la lumiere noyee. Le capitaine Nemo y entra. Nous apres lui. Mes yeux s'accoutumerent bientot a ces tenebres relatives. Je distinguai les retombees si capricieusement contournees de la voute que supportaient des piliers naturels, largement assis sur leur base granitique, comme les lourdes colonnes de l'architecture toscane. Pourquoi notre incomprehensible guide nous entrainait-il au fond de cette crypte sous-marine ? J'allais le savoir avant peu. Apres avoir descendu une pente assez raide, nos pieds foulerent le fond d'une sorte de puits circulaire. La, le capitaine Nemo s'arreta, et de la main il nous indiqua un objet que je n'avais pas encore apercu. C'etait une huitre de dimension extraordinaire, une tridacne gigantesque, un benitier qui eut contenu un lac d'eau sainte, une vasque dont la largeur depassait deux metres, et consequemment plus grande que celle qui ornait le salon du _Nautilus_. Je m'approchai de ce mollusque phenomenal. Par son byssus il adherait a une table de granit, et la il se developpait isolement dans les eaux calmes de la grotte. J'estimai le poids de cette tridacne a trois cents kilogrammes. Or, une telle huitre contient quinze kilos de chair, et il faudrait l'estomac d'un Gargantua pour en absorber quelques douzaines. Le capitaine Nemo connaissait evidemment l'existence de ce bivalve. Ce n'etait pas la premiere fois qu'il le visitait, et je pensais qu'en nous conduisant en cet endroit il voulait seulement nous montrer une curiosite naturelle. Je me trompais. Le capitaine Nemo avait un interet particulier a constater l'etat actuel de cette tridacne. Les deux valves du mollusque etaient entr'ouvertes. Le capitaine s'approcha et introduisit son poignard entre les coquilles pour les empecher de se rabattre ; puis, de la main, il souleva la tunique membraneuse et frangee sur ses bords qui formait le manteau de l'animal. La, entre les plis foliaces, je vis une perle libre dont la grosseur egalait celle d'une noix de cocotier. Sa forme globuleuse, sa limpidite parfaite, son orient admirable en faisaient un bijou d'un inestimable prix. Emporte par la curiosite, j'etendais la main pour la saisir, pour la peser, pour la palper ! Mais le capitaine m'arreta, fit un signe negatif, et, retirant son poignard par un mouvement rapide, il laissa les deux valves se refermer subitement. Je compris alors quel etait le dessein du capitaine Nemo. En laissant cette perle enfouie sous le manteau de la tridacne, il lui permettait de s'accroitre insensiblement. Avec chaque annee la secretion du mollusque y ajoutait de nouvelles couches concentriques. Seul, le capitaine connaissait la grotte ou << murissait >> cet admirable fruit de la nature ; seul il l'elevait, pour ainsi dire, afin de la transporter un jour dans son precieux musee. Peut-etre meme, suivant l'exemple des Chinois et des Indiens, avait-il determine la production de cette perle en introduisant sous les plis du mollusque quelque morceau de verre et de metal, qui s'etait peu a peu recouvert de la matiere nacree. En tout cas, comparant cette perle a celles que je connaissais deja, a celles qui brillaient dans la collection du capitaine, j'estimai sa valeur a dix millions de francs au moins. Superbe curiosite naturelle et non bijou de luxe, car je ne sais quelles oreilles feminines auraient pu la supporter. La visite a l'opulente tridacne etait terminee. Le capitaine Nemo quitta la grotte, et nous remontames sur le banc de pintadines, au milieu de ces eaux claires que ne troublait pas encore le travail des plongeurs. Nous marchions isolement, en veritables flaneurs, chacun s'arretant ou s'eloignant au gre de sa fantaisie. Pour mon compte, je n'avais plus aucun souci des dangers que mon imagination avait exageres si ridiculement. Le haut-fond se rapprochait sensiblement de la surface de la mer, et bientot par un metre d'eau ma tete depassa le niveau oceanique. Conseil me rejoignit, et collant sa grosse capsule a la mienne, il me fit des yeux un salut amical. Mais ce plateau eleve ne mesurait que quelques toises, et bientot nous fumes rentres dans notre element. Je crois avoir maintenant le droit de le qualifier ainsi. Dix minutes apres, le capitaine Nemo s'arretait soudain. Je crus qu'il faisait halte pour retourner sur ses pas. Non. D'un geste, il nous ordonna de nous blottir pres de lui au fond d'une large anfractuosite. Sa main se dirigea vers un point de la masse liquide, et je regardai attentivement. A cinq metres de moi, une ombre apparut et s'abaissa jusqu'au sol. L'inquietante idee des requins traversa mon esprit. Mais je me trompais, et, cette fois encore, nous n'avions pas affaire aux monstres de l'Ocean. C'etait un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, un pecheur, un pauvre diable, sans doute, qui venait glaner avant la recolte. J'apercevais les fonds de son canot mouille a quelques pieds au-dessus de sa tete. Il plongeait, et remontait successivement. Une pierre taillee en pain de sucre et qu'il serrait du pied, tandis qu'une corde la rattachait a son bateau, lui servait a descendre plus rapidement au fond de la mer. C'etait la tout son outillage. Arrive au sol, par cinq metres de profondeur environ, il se precipitait a genoux et remplissait son sac de pintadines ramassees au hasard. Puis, il remontait, vidait son sac, ramenait sa pierre, et recommencait son operation qui ne durait que trente secondes. Ce plongeur ne nous voyait pas. L'ombre du rocher nous derobait a ses regards. Et d'ailleurs, comment ce pauvre Indien aurait-il jamais suppose que des hommes, des etres semblables a lui, fussent la, sous les eaux, epiant ses mouvements. ne perdant aucun detail de sa peche ! Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de nouveau. Il ne rapportai pas plus d'une dizaine de pintadines a chaque plongee, car il fallait les arracher du banc auquel elles s'accrochaient par leur robuste byssus. Et combien de ces huitres etaient privees de ces perles pour lesquelles il risquait sa vie ! Je l'observais avec une attention profonde. Sa manoeuvre se faisait regulierement, et pendant une demi-heure, aucun danger ne parut le menacer. Je me familiarisais donc avec le spectacle de cette peche interessante, quand, tout d'un coup, a un moment ou l'Indien etait agenouille sur le sol, je lui vis faire un geste d'effroi ? se relever et prendre son elan pour remonter a la surface des flots. Je compris son epouvante. Une ombre gigantesque apparaissait au-dessus du malheureux plongeur. C'etait un requin de grande taille qui s'avancait diagonalement, l'oeil en feu, les machoires ouvertes ! J'etais muet d'horreur, incapable de faire un mouvement. Le vorace animal, d'un vigoureux coup de nageoire, s'elanca vers l'Indien, qui se jeta de cote et evita la morsure du requin, mais non le battement de sa queue, car cette queue, le frappant a la poitrine, I etendit sur le sol. Cette scene avait dure quelques secondes a peine. Le requin revint, et, se retournant sur le dos, il s'appretait a couper l'Indien en deux, quand je sentis le capitaine Nemo, poste pres de moi, se lever subitement. Puis, son poignard a la main, il marcha droit au monstre, pret a lutter corps a corps avec lui. Le squale, au moment ou il allait happer le malheureux pecheur, apercut son nouvel adversaire, et se replacant sur le ventre, il se dirigea rapidement vers lui. Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Replie sur lui-meme, il attendait avec un admirable sang-froid le formidable squale, et lorsque celui-ci se precipita sur lui, le capitaine, se jetant de cote avec une prestesse prodigieuse, evita le choc et lui enfonca son poignard dans le ventre. Mais, tout n'etait pas dit. Un combat terrible s'engagea. Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait a flots de ses blessures. La mer se teignit de rouge, et, a travers ce liquide opaque, je ne vis plus rien. Plus rien, jusqu'au moment ou, dans une eclaircie, j'apercus l'audacieux capitaine, cramponne a l'une des nageoires de l'animal, luttant corps a corps avec le monstre, labourant de coups de poignard le ventre de son ennemi, sans pouvoir toutefois porter le coup definitif, c'est-a-dire l'atteindre en plein coeur. Le squale, se debattant, agitait la masse des eaux avec furie, et leur remous menacait de me renverser. J'aurais voulu courir au secours du capitaine. Mais, cloue par l'horreur, je ne pouvais remuer. Je regardais, l'oeil hagard. Je voyais les phases de la lutte se modifier. Le capitaine tomba sur le sol, renverse par la masse enorme qui pesait sur lui. Puis, les machoires du requin s'ouvrirent demesurement comme une cisaille d'usine, et c'en etait fait du capitaine si, prompt comme la pensee, son harpon a la main, Ned Land, se precipitant vers le requin, ne l'eut frappe de sa terrible pointe. Les flots s'impregnerent d'une masse de sang. Ils s'agiterent sous les mouvements du squale qui les battait avec une indescriptible fureur. Ned Land n'avait pas manque son but. C'etait le rale du monstre. Frappe au coeur, il se debattait dans des spasmes epouvantables, dont le contrecoup renversa Conseil. Cependant, Ned Land avait degage le capitaine. Celui-ci, releve sans blessures, alla droit a l'indien, coupa vivement la corde qui le liait a sa pierre, le prit dans ses bras et, d'un vigoureux coup de talon, il remonta a la surface de la mer. Nous le suivimes tous trois, et, en quelques instants, miraculeusement sauves, nous atteignions l'embarcation du pecheur. Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler ce malheureux a la vie. Je ne savais s'il reussirait. Je l'esperais, car l'immersion de ce pauvre diable n'avait pas ete longue. Mais le coup de queue du requin pouvait l'avoir frappe a mort. Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseil et du capitaine, je vis, peu a peu, le noye revenir au sentiment. Il ouvrit les yeux. Quelle dut etre sa surpris-je son epouvante meme, a voir les quatre grosses tetes de cuivre qui se penchaient sur lui ! Et surtout, que dut-il penser, quand le capitaine Nemo, tirant d'une poche de son vetement un sachet de perles, le lui eut mis dans la main ? Cette magnifique aumone de l'homme des eaux au pauvre Indien de Ceylan fut acceptee par celui-ci d'une main tremblante. Ses yeux effares indiquaient du reste qu'il ne savait a quels etres surhumains il devait a la fois la fortune et la vie. Sur un signe du capitaine, nous regagnames le banc de pintadines, et, suivant la route deja parcourue, apres une demi-heure de marche nous rencontrions l'ancre qui rattachait au sol le canot du _Nautilus_. Une fois embarques, chacun de nous, avec l'aide des matelots, se debarrassa de sa lourde carapace de cuivre. La premiere parole du capitaine Nemo fut pour le Canadien. << Merci, maitre Land, lui dit-il. -- C'est une revanche, capitaine, repondit Ned Land. Je vous devais cela. >> Un pale sourire glissa sur les levres du capitaine, et ce fut tout. << Au _Nautilus_ >>, dit-il. L'embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard, nous rencontrions le cadavre du requin qui flottait. A la couleur noire marquant l'extremite de ses nageoires, je reconnus le terrible melanoptere de la mer des Indes, de l'espece des requins proprement dits. Sa longueur depassait vingt-cinq pieds ; sa bouche enorme occupait le tiers de son corps. C'etait un adulte, ce qui se voyait aux six rangees de dents, disposees en triangles isoceles sur la machoire superieure. Conseil le regardait avec un interet tout scientifique, et je suis sur qu'il le rangeait, non sans raison, dans la classe des cartilagineux. ordre des chondropterygiens a branchies fixes, famille des selaciens, genre des squales. Pendant que je considerais cette masse inerte, une douzaine de ces voraces melanopteres apparut tout d'un coup autour de l'embarcation ; mais, sans se preoccuper de nous, ils se jeterent sur le cadavre et s'en disputerent les lambeaux. A huit heures et demie, nous etions de retour a bord du _Nautilus_. La, je me pris a reflechir sur les incidents de notre excursion au banc de Manaar. Deux observations s'en degageaient inevitablement. L'une, portant sur l'audace sans pareille du capitaine Nemo, l'autre sur son devouement pour un etre humain, l'un des representants de cette race qu'il fuyait sous les mers. Quoi qu'il en dit, cet homme etrange n'etait pas parvenu encore a tuer son coeur tout entier. Lorsque je lui fis cette observation, il me repondit d'un ton legerement emu : << Cet Indien, monsieur le professeur, c'est un habitant du pays des opprimes, et je suis encore, et, jusqu'a mon dernier souffle, je serai de ce pays-la ! >> IV LA MER ROUGE Pendant la journee du 29 janvier, l'ile de Ceylan disparut sous l'horizon, et le _Nautilus_, avec une vitesse de vingt milles a l'heure, se glissa dans ce labyrinthe de canaux qui separent les Maledives des Laquedives. Il rangea meme l'ile Kittan, terre d'origine madreporique, decouverte par Vasco de Gama en 1499, et l'une des dix-neuf principales iles de cet archipel des Laquedives, situe entre 10deg. et 14deg.30' de latitude nord, et 69deg. et 50deg.72' de longitude est. Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles, ou sept mille cinq cents lieues depuis notre point de depart dans les mers du Japon. Le lendemain 30 janvier - lorsque le _Nautilus_ remonta a la surface de l'Ocean, il n'avait plus aucune terre en vue. Il faisait route au nord-nord-ouest, et se dirigeait vers cette mer d'Oman, creusee entre l'Arabie et la peninsule indienne, qui sert de debouche au golfe Persique. C'etait evidemment une impasse, sans issue possible. Ou nous conduisait donc le capitaine Nemo ? Je n'aurais pu le dire. Ce qui ne satisfit pas le Canadien, qui, ce jour-la, me demanda ou nous allions. << Nous allons, maitre Ned, ou nous conduit la fantaisie du capitaine. -- Cette fantaisie, repondit le Canadien, ne peut nous mener loin. Le golfe Persique n'a pas d'issue, et si nous y entrons, nous ne tarderons guere a revenir sur nos pas. -- Eh bien ! nous reviendrons, maitre Land, et si apres le golfe Persique, le _Nautilus_ veut visiter la mer Rouge, le detroit de Babel-Mandeb est toujours la pour lui livrer passage. -- Je ne vous apprendrai pas, monsieur, repondit Ned Land, que la mer Rouge est non moins fermee que le golfe, puisque l'isthme de Suez n'est pas encore perce, et, le fut-il, un bateau mysterieux comme le notre ne se hasarderait pas dans ses canaux coupes d'ecluses. Donc, la mer Rouge n'est pas encore le chemin qui nous ramenera en Europe. -- Aussi, n'ai-je pas dit que nous reviendrions en Europe. -- Que supposez-vous donc ? -- Je suppose qu'apres avoir visite ces curieux parages de l'Arabie et de l'Egypte, le _Nautilus_ redescendra l'Ocean indien, peut-etre a travers le canal de Mozambique, peut-etre au large des Mascareignes, de maniere a gagner le cap de Bonne-Esperance. Et une fois au cap de Bonne-Esperance ? demanda le Canadien avec une insistance toute particuliere. -- Eh bien, nous penetrerons dans cet Atlantique que nous ne connaissons pas encore. Ah ca ! ami Ned, vous vous fatiguez donc de ce voyage sous les mers ? Vous vous blasez donc sur le spectacle incessamment varie des merveilles sous-marines ? Pour mon compte, je verrai avec un extreme depit finir ce voyage qu'il aura ete donne a si peu d'hommes de faire. -- Mais savez-vous, monsieur Aronnax, repondit le Canadien, que voila bientot trois mois que nous sommes emprisonnes a bord de ce _Nautilus_ ? -- Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir, et je ne compte ni les jours, ni les heures. -- Mais la conclusion ? -- La conclusion viendra en son temps. D'ailleurs, nous n'y pouvons rien, et nous discutons inutilement. Si vous veniez me dire, mon brave Ned : << Une chance d'evasion nous est offerte >>, je la discuterais avec vous. Mais tel n'est pas le cas et, a vous parler franchement, je ne crois pas que le capitaine Nemo s'aventure jamais dans les mers europeennes. >> Par ce court dialogue, on verra que, fanatique du _Nautilus_, j'etais incarne dans la peau de son commandant. Quant a Ned Land, il termina la conversation par ces mots, en forme de monologue : << Tout cela est bel et bon, mais, a mon avis, ou il y a de la gene, il n'y a plus de plaisir. >> Pendant quatre jours, jusqu'au 3 fevrier, le _Nautilus_ visita la mer d'Oman, sous diverses vitesses et a diverses profondeurs. Il semblait marcher au hasard, comme s'il eut hesite sur la route a suivre, mais il ne depassa jamais le tropique du Cancer. En quittant cette mer, nous eumes un instant connaissance de Mascate, la plus importante ville du pays d'Oman. J'admirai son aspect etrange, au milieu des noirs rochers qui l'entourent et sur lesquels se detachent en blanc ses maisons et ses forts. J'apercus le dome arrondi de ses mosquees, la pointe elegante de ses minarets, ses fraiches et verdoyantes terrasses. Mais ce ne fut qu'une vision, et le _Nautilus_ s'enfonca bientot sous les flots sombres de ces parages. Puis, il prolongea a une distance de six milles les cotes arabiques du Mahrah et de l'Hadramant, et sa ligne ondulee de montagnes, relevee de quelques ruines anciennes. Le 5 fevrier, nous donnions enfin dans le golfe d'Aden, veritable entonnoir introduit dans ce goulot de Babel-Mandeb, qui entonne les eaux indiennes dans la mer Rouge. Le 6 fevrier, le _Nautilus_ flottait en vue d'Aden, perche sur un promontoire qu'un isthme etroit reunit au continent, sorte de Gibraltar inaccessible, dont les Anglais ont refait les fortifications, apres s'en etre empares en 1839. J'entrevis les minarets octogones de cette ville qui fut autrefois l'entrepot le plus riche et le plus commercant de la cote, au dire de l'historien Edrisi. Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu a ce point, allait revenir en arriere ; mais je me trompais, et, a ma grande surprise, il n'en fut rien. Le lendemain, 7 fevrier, nous embouquions le detroit de Babel-Mandeb, dont le nom veut dire en langue arabe : << la porte des Larmes >>. Sur vingt milles de large, il ne compte que cinquante-deux kilometres de long, et pour le _Nautilus_ lance a toute vitesse, le franchir fut l'affaire d'une heure a peine. Mais je ne vis rien, pas meme cette ile de Perim, dont le gouvernement britannique a fortifie la position d'Aden. Trop de steamers anglais ou francais des lignes de Suze a Bombay, a Calcutta, a Melbourne, a Bourbon, a Maurice, sillonnaient cet etroit passage, pour que le Nautilus tentat de s'y montrer. Aussi se tint-il prudemment entre deux eaux. Enfin, a midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge. La mer Rouge, lac celebre des traditions bibliques, que les pluies ne rafraichissent guere, qu'aucun fleuve important n'arrose, qu'une excessive evaporation pompe incessamment et qui perd chaque annee une tranche liquide haute d'un metre et demi ! Singulier golfe, qui, ferme et dans les conditions d'un lac, serait peut-etre entierement desseche ; inferieur en ceci a ses voisines la Caspienne ou l'Asphaltite, dont le niveau a seulement baisse jusqu'au point ou leur evaporation a precisement egale la somme des eaux recues dans leur sein. Cette mer Rouge a deux mille six cents kilometres de longueur sur une largeur moyenne de deux cent quarante. Au temps des Ptolemees et des empereurs romains, elle fut la grande artere commerciale du monde, et le percement de l'isthme lui rendra cette antique importance que les railways de Suez ont deja ramenee en partie. Je ne voulus meme pas chercher a comprendre ce caprice du capitaine Nemo qui pouvait le decider a nous entrainer dans ce golfe. Mais j'approuvai sans reserve le _Nautilus_ d'y etre entre. Il prit une allure moyenne, tantot se tenant a la surface, tantot plongeant pour eviter quelque navire, et je pus observer ainsi le dedans et le dessus de cette mer si curieuse. Le 8 fevrier, des les premieres heures du jour, Moka nous apparut, ville maintenant ruinee, dont les murailles tombent au seul bruit du canon, et qu'abritent ca et la quelques dattiers verdoyants. Cite importante, autrefois, qui renfermait six marches publics, vingt-six mosquees, et a laquelle ses murs, defendus par quatorze forts, faisaient une ceinture de trois kilometres. Puis, le _Nautilus_ se rapprocha des rivages africains ou la profondeur de la mer est plus considerable. La, entre deux eaux d'une limpidite de cristal, par les panneaux ouverts, il nous permit de contempler d'admirables buissons de coraux eclatants, et de vastes pans de rochers revetus d'une splendide fourrure verte d'algues et de fucus. Quel indescriptible spectacle, et quelle variete de sites et de paysages a l'arasement de ces ecueils et de ces ilots volcaniques qui confinent a la cote Iybienne ! Mais ou ces arborisations apparurent dans toute leur beaute, ce fut vers les rives orientales que le Nautilus ne tarda pas a rallier. Ce fut sur les cotes du Tehama, car alors non seulement ces etalages de zoophytes fleurissaient au-dessous du niveau de la mer, mais ils formaient aussi des entrelacements pittoresques qui se deroulaient a dix brasses au-dessus ; ceux-ci plus capricieux, mais moins colores que ceux-la dont l'humide vitalite des eaux entretenait la fraicheur. Que d'heures charmantes je passai ainsi a la vitre du salon ! Que d'echantillons nouveaux de la flore et de la faune sous-marine j'admirai sous l'eclat de notre fanal electrique ! Des fongies agariciformes, des actinies de couleur ardoisee, entre autres le thalassianthus aster des tubipores disposes comme des flutes et n'attendant que le souffle du dieu Pan, des coquilles particulieres a cette mer, qui s'etablissent dans les excavations madreporiques et dont la base est contournee en courte spirale, et enfin mille specimens d'un polypier que je n'avais pas observe encore, la vulgaire eponge. La classe des spongiaires, premiere du groupe des polypes, a ete precisement creee par ce curieux produit dont l'utilite est incontestable. L'eponge n'est point un vegetal comme l'admettent encore quelques naturalistes, mais un animal du dernier ordre, un polypier inferieur a celui du corail. Son animalite n'est pas douteuse, et on ne peut meme adopter l'opinion des anciens qui la regardaient comme un etre intermediaire entre la plante et l'animal. Je dois dire cependant, que les naturalistes ne sont pas d'accord sur le mode d'organisation de l'eponge. Pour les uns, c'est un polypier, et pour d'autres tels que M. Milne Edwards, c'est un individu isole et unique. La classe des spongiaires contient environ trois cents especes qui se rencontrent dans un grand nombre de mers, et meme dans certains cours d'eau ou elles ont recu le nom de << fluviatiles >>. Mais leurs eaux de predilection sont celles de la Mediterranee, de l'archipel grec, de la cote de Syrie et de la mer Rouge. La se reproduisent et se developpent ces eponges fines-douces dont la valeur s'eleve jusqu'a cent cinquante francs, l'eponge blonde de Syrie, l'eponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque je ne pouvais esperer d'etudier ces zoophytes dans les echelles du Levant, dont nous etions separes par l'infranchissable isthme de Suez, je me contentai de les observer dans les eaux de la mer Rouge. J'appelai donc Conseil pres de moi, pendant que le _Nautilus_, par une profondeur moyenne de huit a neuf metres, rasait lentement tous ces beaux rochers de la cote orientale. La croissaient des eponges de toutes formes, des eponges pediculees, foliacees, globuleuses, digitees. Elles justifiaient assez exactement ces noms de corbeilles, de calices, de quenouilles, de cornes d'elan, de pied de lion, de queue de paon, de gant de Neptune, que leur ont attribues les pecheurs, plus poetes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit d'une substance gelatineuse a demi fluide, s'echappaient incessamment de petits filets d'eau, qui apres avoir porte la vie dans chaque cellule, en etaient expulses par un mouvement contractile. Cette substance disparait apres la mort du polype, et se putrefie en degageant de l'ammoniaque. Il ne reste plus alors que ces fibres cornees ou gelatineuses dont se compose l'eponge domestique, qui prend une teinte roussatre, et qui s'emploie a des usages divers, selon son degre d'elasticite, de permeabilite ou de resistance a la maceration. Ces polypiers adheraient aux rochers, aux coquilles des mollusques et meme aux tiges d'hydrophytes. Ils garnissaient les plus petites anfractuosites, les uns s'etalant, les autres se dressant ou pendant comme des excroissances coralligenes. J'appris a Conseil que ces eponges se pechaient de deux manieres, soit a la drague, soit a la main. Cette derniere methode qui necessite l'emploi des plongeurs, est preferable, car en respectant le tissu du polypier, elle lui laisse une valeur tres superieure. Les autres zoophytes qui pullulaient aupres des spongiaires, consistaient principalement en meduses d'une espece tres elegante ; les mollusques etaient representes par des varietes de calmars, qui, d'apres d'Orbigny, sont speciales a la mer Rouge, et les reptiles par des tortues _virgata_, appartenant au genre des chelonees, qui fournirent a notre table un mets sain et delicat. Quant aux poissons, ils etaient nombreux et souvent remarquables. Voici ceux que les filets du _Nautilus_ rapportaient plus frequemment a bord : des raies, parmi lesquelles les limmes de forme ovale, de couleur brique, au corps seme d'inegales taches bleues et reconnaissables a leur double aiguillon dentele, des arnacks au dos argente, des pastenaques a la queue pointillee, et des bockats, vastes manteaux longs de deux metres qui ondulaient entre les eaux, des aodons, absolument depourvus de dents, sortes de cartilagineux qui se rapprochent du squale, des ostracions-dromadaires dont la bosse se termine par un aiguillon recourbe, long d'un pied et demi, des ophidies, veritables murenes a la queue argentee, au dos bleuatre, aux pectorales brunes bordees d'un lisere gris, des fiatoles, especes de stromatees, zebres d'etroites raies d'or et pares des trois couleurs de la France, des blemies-garamits, longs de quatre decimetres, de superbes caranx, decores de sept bandes transversales d'un beau noir, de nageoires bleues et jaunes, et d'ecailles d'or et d'argent, des centropodes, des mulles auriflammes a tete jaune, des scares, des labres, des balistes, des gobies, etc., et mille autres poissons communs aux Oceans que nous avions deja traverses. Le 9 fevrier, le _Nautilus_ flottait dans cette partie la plus large de la mer Rouge, qui est comprise entre Souakin sur la cote ouest et Quonfodah sur la cote est, sur un diametre de cent quatre-vingt-dix milles. Ce jour-la a midi, apres le point, le capitaine Nemo monta sur la plate-forme ou je me trouvai. Je me promis de ne point le laisser redescendre sans l'avoir au moins pressenti sur ses projets ulterieurs. Il vint a moi des qu'il m'apercut, m'offrit gracieusement un cigare et me dit : << Eh bien ! monsieur le professeur, cette mer Rouge vous plait-elle ? Avez-vous suffisamment observe les merveilles qu'elle recouvre, ses poissons et ses zoophytes, ses parterres d'eponges et ses forets de corail ? Avez-vous entrevu les villes jetees sur ses bords ? -- Oui, capitaine Nemo, repondis-je, et le _Nautilus_ s'est merveilleusement prete a toute cette etude. Ah ! c'est un intelligent bateau ! -- Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnerable ! Il ne redoute ni les terribles tempetes de la mer Rouge, ni ses courants, ni ses ecueils. -- En effet, dis-je, cette mer est citee entre les plus mauvaises, et si je ne me trompe, au temps des Anciens, sa renommee etait detestable. -- Detestable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs et latins n'en parlent pas a son avantage, et Strabon dit qu'elle est particulierement dure a l'epoque des vents Etesiens et de la saison des pluies. L'Arabe Edrisi qui la depeint sous le nom de golfe de Colzoum raconte que les navires perissaient en grand nombre sur ses bancs de sable, et que personne ne se hasardait a y naviguer la nuit. C'est, pretend-il, une mer sujette a d'affreux ouragans, semee d'iles inhospitalieres, et << qui n'offre rien de bon >> ni dans ses profondeurs, ni a sa surface. En effet, telle est l'opinion qui se trouve dans Arrien, Agatharchide et Artemidore. -- On voit bien, repliquai-je, que ces historiens n'ont pas navigue a bord du _Nautilus_. -- En effet, repondit en souriant le capitaine, et sous ce rapport, les modernes ne sont pas plus avances que les anciens. Il a fallu bien des siecles pour trouver la puissance mecanique de la vapeur ! Qui sait si dans cent ans, on verra un second _Nautilus_ ! Les progres sont lents, monsieur Aronnax. -- C'est vrai, repondis-je, votre navire avance d'un siecle, de plusieurs peut-etre, sur son epoque. Quel malheur qu'un secret pareil doive mourir avec son inventeur ! >> Le capitaine Nemo ne me repondit pas. Apres quelques minutes de silence : << Vous me parliez, dit-il, de l'opinion des anciens historiens sur les dangers qu'offre la navigation de la mer Rouge ? -- C'est vrai, repondis-je, mais leurs craintes n'etaient-elles pas exagerees ? -- Oui et non, monsieur Aronnax, me repondit le capitaine Nemo, qui me parut posseder a fond << sa mer Rouge >>. Ce qui n'est plus dangereux pour un navire moderne, bien gree, solidement construit, maitre de sa direction grace a l'obeissante vapeur, offrait des perils de toutes sortes aux batiments des anciens. Il faut se representer ces premiers navigateurs s'aventurant sur des barques faites de planches cousues avec des cordes de palmier, calfatees de resine pilee et enduites de graisse de chiens de mer. Ils n'avaient pas meme d'instruments pour relever leur direction, et ils marchaient a l'estime au milieu de courants qu'ils connaissaient a peine. Dans ces conditions, les naufrages etaient et devaient etre nombreux. Mais de notre temps, les steamers qui font le service entre Suez et les mers du Sud n'ont plus rien a redouter des coleres de ce golfe, en depit des moussons contraires. Leurs capitaines et leurs passagers ne se preparent pas au depart par des sacrifices propitiatoires, et, au retour, ils ne vont plus, ornes de guirlandes et de bandelettes dorees, remercier les dieux dans le temple voisin. -- J'en conviens, dis-je, et la vapeur me parait avoir tue la reconnaissance dans le coeur des marins. Mais capitaine, puisque vous semblez avoir specialement etudie cette mer, pouvez-vous m'apprendre quelle est l'origine de son nom ? -- Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses explications a ce sujet. Voulez-vous connaitre l'opinion d'un chroniqueur du XIVe siecle ? -- Volontiers. -- Ce fantaisiste pretend que son nom lui fut donne apres le passage des Israelites, lorsque le Pharaon eut peri dans les flots qui se refermerent a la voix de Moise : En signe de cette merveille, Devint la mer rouge et vermeille. Non puis ne surent la nommer Autrement que la rouge mer. -- Explication de poete, capitaine Nemo, repondis-je, mais je ne saurais m'en contenter. Je vous demanderai donc votre opinion personnelle. -- La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il faut voir dans cette appellation de mer Rouge une traduction du mot hebreu << Edrom >>, et si les anciens lui donnerent ce nom, ce fut a cause de la coloration particuliere de ses eaux. -- Jusqu'ici cependant je n'ai vu que des flots limpides et sans aucune teinte particuliere. -- Sans doute, mais en avancant vers le fond du golfe, vous remarquerez cette singuliere apparence. Je me rappelle avoir vu la baie de Tor entierement rouge, comme un lac de sang. -- Et cette couleur, vous l'attribuez a la presence d'une algue microscopique ? -- Oui. C'est une matiere mucilagineuse pourpre produite par ces chetives plantules connues sous le nom de _trichodesmies_, et dont il faut quarante mille pour occuper l'espace d'un millimetre carre. Peut-etre en rencontrerez-vous. quand nous serons a Tor. -- Ainsi. capitaine Nemo, ce n'est pas la premiere fois que vous parcourez la mer Rouge a bord du _Nautilus_ ? -- Non, monsieur. -- Alors, puisque vous parliez plus haut du passage des Israelites et de la catastrophe des Egyptiens, je vous demanderai si vous avez reconnu sous les eaux des traces de ce grand fait historique ? -- Non, monsieur le professeur, et cela pour une excellente raison. -- Laquelle ? -- C'est que l'endroit meme ou Moise a passe avec tout son peuple est tellement ensable maintenant que les chameaux y peuvent a peine baigner leurs jambes. Vous comprenez que mon _Nautilus_ n'aurait pas assez d'eau pour lui. -- Et cet endroit ?... demandai-je. -- Cet endroit est situe un peu au-dessus de Suez, dans ce bras qui formait autrefois un profond estuaire, alors que la mer Rouge s'etendait jusqu'aux lacs amers. Maintenant, que ce passage soit miraculeux ou non, les Israelites n'en ont pas moins passe la pour gagner la Terre promise, et l'armee de Pharaon a precisement peri en cet endroit. Je pense donc que des fouilles pratiquees au milieu de ces sables mettraient a decouvert une grande quantite d'armes et d'instruments d'origine egyptienne. -- C'est evident, repondis-je, et il faut esperer pour les archeologues que ces fouilles se feront tot ou tard, lorsque des villes nouvelles s'etabliront sur cet isthme, apres le percement du canal de Suez. Un canal bien inutile pour un navire tel que le _Nautilus_ ! -- Sans doute, mais utile au monde entier, dit le capitaine Nemo. Les anciens avaient bien compris cette utilite pour leurs affaires commerciales d'etablir une communication entre la mer Rouge et la Mediterranee ; mais ils ne songerent point a creuser un canal direct, et ils prirent le Nil pour intermediaire. Tres probablement, le canal qui reunissait le Nil a la mer Rouge fut commence sous Sesostris, si l'on en croit la tradition. Ce qui est certain, c'est que, six cent quinze ans avant Jesus-Christ, Necos entreprit les travaux d'un canal alimente par les eaux du Nil, a travers la plaine d'Egypte qui regarde l'Arabie. Ce canal se remontait en quatre jours, et sa largeur etait telle que deux triremes pouvaient y passer de front. Il fut continue par Darius, fils d'Hytaspe. et probablement acheve par Ptolemee II. Strabon le vit employe a la navigation ; mais la faiblesse de sa pente entre son point de depart, pres de Bubaste, et la mer Rouge, ne le rendait navigable que pendant quelques mois de l'annee. Ce canal servit au commerce jusqu'au siecle des Antonins ; abandonne, ensable, puis retabli par les ordres du calife Omar, il fut definitivement comble en 761 ou 762 par le calife Al-Mansor, qui voulut empecher les vivres d'arriver a Mohammed-ben-Abdoallah, revolte contre lui. Pendant l'expedition d'Egypte, votre general Bonaparte retrouva les traces de ces travaux dans le desert de Suez, et, surpris par la maree. il faillit perir quelques heures avant de rejoindre Hadjaroth, la meme ou Moise avait campe trois mille trois cents ans avant lui. -- Eh bien, capitaine, ce que les anciens n'avaient ose entreprendre, cette jonction entre les deux mers qui abregera de neuf mille kilometres la route de Cadix aux Indes, M. de Lesseps l'a fait, et avant peu, il aura change l'Afrique en une ile immense. -- Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit d'etre fier de votre compatriote. C'est un homme qui honore plus une nation que les plus grands capitaines ! Il a commence comme tant d'autres par les ennuis et les rebuts, mais il a triomphe, car il a le genie de la volonte. Et il est triste de penser que cette oeuvre, qui aurait du etre une oeuvre internationale, qui aurait suffi a illustrer un regne, n'aura reussi que par l'energie d'un seul homme. Donc, honneur a M. de Lesseps ! -- Oui, honneur a ce grand citoyen, repondis-je, tout surpris de l'accent avec lequel le capitaine Nemo venait de parler. -- Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous conduire a travers ce canal de Suez, mais vous pourrez apercevoir les longues jetees de Port-Said apres-demain, quand nous serons dans la Mediterranee. -- Dans la Mediterranee ! m'ecriai-je. -- Oui. monsieur le professeur. Cela vous etonne ? -- Ce qui m'etonne, c'est de penser que nous y serons apres-demain. -- Vraiment ? -- Oui, capitaine, bien que je dusse etre habitue a ne m'etonner de rien depuis que je suis a votre bord ! -- Mais a quel propos cette surprise ? -- A propos de l'effroyable vitesse que vous serez force d'imprimer au _Nautilus_ s'il doit se retrouver apres-demain en pleine Mediterranee, ayant fait le tour de l'Afrique et double le cap de Bonne-Esperance ! -- Et qui vous dit qu'il fera le tour de l'Afrique, monsieur le professeur ? Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-Esperance ! -- Cependant, a moins que le _Nautilus_ ne navigue en terre ferme et qu'il ne passe par-dessus l'isthme... -- Ou par-dessous, monsieur Aronnax. -- Par-dessous ? -- Sans doute, repondit tranquillement le capitaine Nemo. Depuis longtemps la nature a fait sous cette langue de terre ce que les hommes font aujourd'hui a sa surface. -- Quoi ! il existerait un passage ! -- Oui, un passage souterrain que j'ai nomme Arabian-Tunnel. Il prend au-dessous de Suez et aboutit au golfe de Peluse. -- Mais cet isthme n'est compose que de sables mouvants ? -- Jusqu'a une certaine profondeur. Mais a cinquante metres seulement se rencontre une inebranlable assise de roc. -- Et c'est par hasard que vous avez decouvert ce passage ? demandai-je de plus en plus surpris. -- Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et meme, raisonnement plus que hasard. -- Capitaine, je vous ecoute, mais mon oreille resiste a ce qu'elle entend. -- Ah monsieur ! _Aures habent et non audient_ est de tous les temps. Non seulement ce passage existe, mais j'en ai profite plusieurs fois. Sans cela, je ne me serais pas aventure aujourd'hui dans cette impasse de la mer Rouge. -- Est-il indiscret de vous demander comment vous avez decouvert ce tunnel ? -- Monsieur, me repondit le capitaine, il n'y peut y avoir rien de secret entre gens qui ne doivent plus se quitter. >> Je ne relevai pas l'insinuation et j'attendis le recit du capitaine Nemo. << Monsieur le professeur, me dit-il, c'est un simple raisonnement de naturaliste qui m'a conduit a decouvrir ce passage que je suis seul a connaitre. J'avais remarque que dans la mer Rouge et dans la Mediterranee, il existait un certain nombre de poissons d'especes absolument identiques, des ophidies, des fiatoles, des girelles, des persegues, des joels, des exocets. Certain de ce fait je me demandai s'il n'existait pas de communication entre les deux mers. Si elle existait, le courant souterrain devait forcement aller de la mer Rouge a la Mediterranee par le seul effet de la difference des niveaux. Je pechai donc un grand nombre de poissons aux environs de Suez. Je leur passai a la queue un anneau de cuivre, et je les rejetai a la mer. Quelques mois plus tard, sur les cotes de Syrie, je reprenais quelques echantillons de mes poissons ornes de leur anneau indicateur. La communication entre les deux m'etait donc demontree. Je la cherchai avec mon _Nautilus_, je la decouvris, je m'y aventurai, et avant peu, monsieur le professeur, vous aussi vous aurez franchi mon tunnel arabique ! >> V ARABIAN-TUNNEL Ce jour meme, je rapportai a Conseil et a Ned Land la partie de cette conversation qui les interessait directement. Lorsque je leur appris que, dans deux jours, nous serions au milieu des eaux de la Mediterranee, Conseil battit des mains, mais le Canadien haussa les epaules. << Un tunnel sous-marin ! s'ecria-t-il, une communication entre les deux mers ! Qui a jamais entendu parler de cela ? -- Ami Ned, repondit Conseil, aviez-vous jamais entendu parler du _Nautilus_ ? Non ! il existe cependant. Donc, ne haussez pas les epaules si legerement, et ne repoussez pas les choses sous pretexte que vous n'en avez Jamais entendu parler. -- Nous verrons bien ! riposta Ned Land, en secouant la tete. Apres tout, je ne demande pas mieux que de croire a son passage, a ce capitaine, et fasse le ciel qu'il nous conduise, en effet, dans la Mediterranee. >> Le soir meme, par 21deg.30' de latitude nord, le _Nautilus_, flottant a la surface de la mer, se rapprocha de la cote arabe. J'apercus Djeddah, important comptoir de l'Egypte, de la Syrie, de la Turquie et des Indes. Je distinguai assez nettement l'ensemble de ses constructions, les navires amarres le long des quais, et ceux que leur tirant d'eau obligeait a mouiller en rade. Le soleil, assez bas sur l'horizon, frappait en plein les maisons de la ville et faisait ressortir leur blancheur. En dehors, quelques cabanes de bois ou de roseaux indiquaient le quartier habite par les Bedouins. Bientot Djeddah s'effaca dans les ombres du soir, et le _Nautilus_ rentra sous les eaux legerement phosphorescentes. Le lendemain, 10 fevrier, plusieurs navires apparurent qui couraient a contre-bord de nous. Le _Nautilus_ reprit sa navigation sous-marine ; mais a midi, au moment du point, la mer etant deserte, il remonta jusqu'a sa ligne de flottaison. Accompagne de Ned et de Conseil, je vins m'asseoir sur la plate-forme. La cote a l'est se montrait comme une masse a peine estompee dans un humide brouillard. Appuyes sur les flancs du canot, nous causions de choses et d'autres, quand Ned Land tendant sa main vers un point de la mer, me dit : << Voyez-vous la quelque chose, monsieur le professeur ? -- Non, Ned, repondis-je, mais je n'ai pas vos yeux, vous le savez. -- Regardez bien, reprit Ned, la, par tribord devant, a peu pres a la hauteur du fanal ! Vous ne voyez pas une masse qui semble remuer ? -- En effet, dis-je, apres une attentive observation, j'apercois comme un long corps noiratre a la surface des eaux. -- Un autre _Nautilus_ ? dit Conseil. -- Non, repondit le Canadien, mais je me trompe fort, ou c'est la quelque animal marin. -- Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge ? demanda Conseil. -- Oui, mon garcon, repondis-je, on en rencontre quelquefois. -- Ce n'est point une baleine, reprit Ned Land, qui ne perdait pas des yeux l'objet signale. Les baleines et moi, nous sommes de vieilles connaissances, et je ne me tromperais pas a leur allure. -- Attendons, dit Conseil. Le _Nautilus_ se dirige de ce cote, et avant peu nous saurons a quoi nous en tenir. >> En effet, cet objet noiratre ne fut bientot qu'a un mille de nous. Il ressemblait a un gros ecueil echoue en pleine mer. Qu'etait-ce ? Je ne pouvais encore me prononcer. << Ah ! il marche ! il plonge ! s'ecria Ned Land. Mille diables ! Quel peut etre cet animal ? Il n'a pas la queue bifurquee comme les baleines ou les cachalots, et ses nageoires ressemblent a des membres tronques. -- Mais alors...., fis-je. -- Bon, reprit le Canadien, le voila sur le dos, et il dresse ses mamelles en l'air ! -- C'est une sirene, s'ecria Conseil, une veritable sirene, n'en deplaise a monsieur. >> Ce nom de sirene me mit sur la voie, et je compris que cet animal appartenait a cet ordre d'etres marins, dont la fable a fait les sirenes, moitie femmes et moitie poissons. << Non, dis-je a Conseil, ce n'est point une sirene, mais un etre curieux dont il reste a peine quelques echantillons dans la mer Rouge. C'est un dugong. -- Ordre des syreniens, groupe des pisciformes, sous-classe des monodelphiens, classe des mammiferes, embranchement des vertebres >>, repondit Conseil. Et lorsque Conseil avait ainsi parle, il n'y avait plus rien a dire. Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeux brillaient de convoitise a la vue de cet animal. Sa main semblait prete a le harponner. On eut dit qu'il attendait le moment de se jeter a la mer pour l'attaquer dans son element. << Oh ! monsieur, me dit-il d'une voix tremblante d'emotion, je n'ai jamais tue de << cela >>. >> Tout le harponneur etait dans ce mot. En cet instant, le capitaine Nemo parut sur la plateforme. Il apercut le dugong. Il comprit l'attitude du Canadien, et s'adressant directement a lui : << Si vous teniez un harpon, maitre Land, est-ce qu'il ne vous brulerait pas la main ? -- Comme vous dites, monsieur. -- Et il ne vous deplairait pas de reprendre pour un jour votre metier de pecheur, et d'ajouter ce cetace a la liste de ceux que vous avez deja frappes ? -- Cela ne me deplairait point. -- Eh bien, vous pouvez essayer. -- Merci, monsieur, repondit Ned Land dont les yeux s'enflammerent. -- Seulement, reprit le capitaine, je vous engage a ne pas manquer cet animal, et cela dans votre interet. -- Est-ce que ce dugong est dangereux a attaquer ? demandai-je malgre le haussement d'epaule du Canadien. -- Oui, quelquefois, repondit le capitaine. Cet animal revient sur ses assaillants et chavire leur embarcation. Mais pour maitre Land, ce danger n'est pas a craindre. Son coup d'oeil est prompt, son bras est sur. Si je lui recommande de ne pas manquer ce dugong, c'est qu'on le regarde justement comme un fin gibier, et je sais que maitre Land ne deteste pas les bons morceaux. -- Ah ! fit le Canadien, cette bete-la se donne aussi le luxe d'etre bonne a manger ? -- Oui, maitre Land. Sa chair, une viande veritable, est extremement estimee, et on la reserve dans toute la Malaisie pour la table des princes. Aussi fait-on a cet excellent animal une chasse tellement acharnee que, de meme que le lamantin, son congenere, il devient de plus en plus rare. -- Alors, monsieur le capitaine, dit serieusement Conseil, si par hasard celui-ci etait le dernier de sa race, ne conviendrait-il pas de l'epargner dans l'interet de la science ? -- Peut-etre, repliqua le Canadien ; mais, dans l'interet de la cuisine, il vaut mieux lui donner la chasse. -- Faites donc, maitre Land >>, repondit le capitaine Nemo. En ce moment sept hommes de l'equipage, muets et impassibles comme toujours, monterent sur la plate-forme. L'un portait un harpon et une ligne semblable a celles qu'emploient les pecheurs de baleines. Le canot fut deponte, arrache de son alveole, lance a la mer. Six rameurs prirent place sur leurs bancs et le patron se mit a la barre. Ned, Conseil et moi, nous nous assimes a l'arriere. << Vous ne venez pas, capitaine ? demandai-je. -- Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonne chasse. >> Le canot deborda, et, enleve par ses six avirons, il se dirigea rapidement vers le dugong, qui flottait alors a deux milles du _Nautilus_. Arrive a quelques encablures du cetace, il ralentit sa marche, et les rames plongerent sans bruit dans les eaux tranquilles. Ned Land, son harpon a la main, alla se placer debout sur l'avant du canot. Le harpon qui sert a frapper la baleine est ordinairement attache a une tres longue corde qui se devide rapidement lorsque l'animal blesse l'entraine avec lui. Mais ici la corde ne mesurait pas plus d'une dizaine de brasses, et son extremite etait seulement frappee sur un petit baril qui, en flottant, devait indiquer la marche du dugong sous les eaux. Je m'etais leve et j'observais distinctement l'adversaire du Canadien. Ce dugong, qui porte aussi le nom d'halicore, ressemblait beaucoup au lamantin. Son corps oblong se terminait par une caudale tres allongee et ses nageoires laterales par de veritables doigts. Sa difference avec le lamantin consistait en ce que sa machoire superieure etait armee de deux dents longues et pointues, qui formaient de chaque cote des defenses divergentes. Ce dugong, que Ned Land se preparait a attaquer, avait des dimensions colossales, et sa longueur depassait au moins sept metres. Il ne bougeait pas et semblait dormir a la surface des flots, circonstance qui rendait sa capture plus facile. Le canot s'approcha prudemment a trois brasses de l'animal. Les avirons resterent suspendus sur leurs dames. Je me levai a demi. Ned Land, le corps un peu rejete en arriere, brandissait son harpon d'une main exercee. Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugong disparut. Le harpon, lance avec force, n'avait frappe que l'eau sans doute. << Mille diables ! s'ecria le Canadien furieux, je l'ai manque ! -- Non, dis-je, l'animal est blesse, voici son sang, mais votre engin ne lui est pas reste dans le corps. -- Mon harpon ! mon harpon ! >> cria Ned Land. Les matelots se remirent a nager, et le patron dirigea l'embarcation vers le baril flottant. Le harpon repeche, le canot se mit a la poursuite de l'animal. Celui-ci revenait de temps en temps a la surface de la mer pour respirer. Sa blessure ne l'avait pas affaibli, car il filait avec une rapidite extreme. L'embarcation, manoeuvree par des bras vigoureux, volait sur ses traces. Plusieurs fois elle l'approcha a quelques brasses, et le Canadien se tenait pret a frapper ; mais le dugong se derobait par un plongeon subit, et il etait impossible de l'atteindre. On juge de la colere qui surexcitait l'impatient Ned Land. Il lancait au malheureux animal les plus energiques jurons de la langue anglaise. Pour mon compte, je n'en etais encore qu'au depit de voir le dugong dejouer toutes nos ruses. On le poursuivit sans relache pendant une heure, et je commencais a croire qu'il serait tres difficile de s'en emparer, quand cet animal fut pris d'une malencontreuse idee de vengeance dont il eut a se repentir. Il revint sur le canot pour l'assaillir a son tour. Cette manoeuvre n'echappa point au Canadien. << Attention ! >> dit-il. Le patron prononca quelques mots de sa langue bizarre, et sans doute il prevint ses hommes de se tenir sur leurs gardes. Le dugong, arrive a vingt pieds du canot, s'arreta, huma brusquement l'air avec ses vastes narines percees non a l'extremite, mais a la partie superieure de son museau. Puis. prenant son elan, il se precipita sur nous. Le canot ne put eviter son choc ; a demi renverse, il embarqua une ou deux tonnes d'eau qu'il fallut vider ; mais, grace a l'habilete du patron, aborde de biais et non de plein, il ne chavira pas. Ned Land, cramponne a l'etrave, lardait de coups de harpon le gigantesque animal, qui, de ses dents incrustees dans le plat-bord, soulevait l'embarcation hors de l'eau comme un lion fait d'un chevreuil. Nous etions renverses les uns sur les autres, et je ne sais trop comment aurait fini l'aventure, si le Canadien, toujours acharne contre la bete, ne l'eut enfin frappee au coeur. J'entendis le grincement des dents sur la tole, et le dugong disparut, entrainant le harpon avec lui. Mais bientot le baril revint a la surface, et peu d'instants apres, apparut le corps de l'animal, retourne sur le dos. Le canot le rejoignit, le prit a la remorque et se dirigea vers le _Nautilus_. Il fallut employer des palans d'une grande puissance pour hisser le dugong sur la plate-forme. Il pesait cinq mille kilogrammes. On le depeca sous les yeux du Canadien, qui tenait a suivre tous les details de l'operation. Le jour meme, le stewart me servit au diner quelques tranches de cette chair habilement appretee par le cuisinier du bord. Je la trouvai excellente, et meme superieure a celle du veau, sinon du boeuf. Le lendemain 11 fevrier, l'office du _Nautilus_ s'enrichit encore d'un gibier delicat. Une compagnie d'hirondelles de mer s'abattit sur le Nautilus. C'etait une espece de sterna nilotica, particuliere a l'Egypte, dont le bec est noir, la tete grise et pointillee, l'oeil entoure de points blancs, le dos, les ailes et la queue grisatres, le ventre et la gorge blancs, les pattes rouges. On prit aussi quelques douzaines de canards du Nil, oiseaux sauvages d'un haut gout, dont le cou et le dessus de la tete sont blancs et tachetes de noir. La vitesse du _Nautilus_ etait alors moderee. Il s'avancait en flanant, pour ainsi dire. J'observai que l'eau de la mer Rouge devenait de moins en moins salee, a mesure que nous approchions de Suez. Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap de Ras-Mohammed. C'est ce cap qui forme l'extremite de l'Arabie Petree, comprise entre le golfe de Suez et le golfe d'Acabah. Le _Nautilus_ penetra dans le detroit de Jubal, qui conduit au golfe de Suez. J'apercus distinctement une haute montagne, dominant entre les deux golfes le Ras-Mohammed. C'etait le mont Oreb, ce Sinai, au sommet duquel Moise vit Dieu face a face, et que l'esprit se figure incessamment couronne d'eclairs. A six heures, le _Nautilus_, tantot flottant, tantot immerge, passait au large de Tor, assise au fond d'une baie dont les eaux paraissaient teintees de rouge, observation deja faite par le capitaine Nemo. Puis la nuit se fit, au milieu d'un lourd silence que rompaient parfois le cri du pelican et de quelques oiseaux de nuit, le bruit du ressac irrite par les rocs ou le gemissement lointain d'un steamer battant les eaux du golfe de ses pales sonores. De huit a neuf heures, le _Nautilus_ demeura a quelques metres sous les eaux. Suivant mon calcul, nous devions etre tres pres de Suez. A travers les panneaux du salon, j'apercevais des fonds de rochers vivement eclaires par notre lumiere electrique. Il me semblait que le detroit se retrecissait de plus en plus. A neuf heures un quart, le bateau etant revenu a la surface, je montai sur la plate-forme. Tres impatient de franchir le tunnel du capitaine Nemo, je ne pouvais tenir en place, et je cherchais a respirer l'air frais de la nuit. Bientot, dans l'ombre, j'apercus un feu pale, a demi decolore par la brume, qui brillait a un mille de nous. << Un phare flottant >>, dit-on pres de moi. Je me retournai et je reconnus le capitaine. << C'est le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous ne tarderons pas a gagner l'orifice du tunnel. -- L'entree n'en doit pas etre facile ? -- Non, monsieur. Aussi j'ai pour habitude de me tenir dans la cage du timonier pour diriger moi-meme la manoeuvre. Et maintenant, si vous voulez descendre, monsieur Aronnax, le _Nautilus_ va s'enfoncer sous les flots, et il ne reviendra a leur surface qu'apres avoir franchi l'Arabian-Tunnel. >> Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, les reservoirs d'eau s'emplirent, et l'appareil s'immergea d'une dizaine de metres. Au moment ou me disposais a regagner ma chambre, le capitaine m'arreta. << Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il de m'accompagner dans la cage du pilote ? -- Je n'osais vous le demander, repondis-je. -- Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que l'on peut voir de cette navigation a la fois sous-terrestre et sous-marine. >> Le capitaine Nemo me conduisit vers l'escalier central. A mi-rampe, il ouvrit une porte, suivit les coursives superieures et arriva dans la cage du pilote, qui, on le sait, s'elevait a l'extremite de la plate-forme. C'etait une cabine mesurant six pieds sur chaque face, a peu pres semblable a celles qu'occupent les timoniers des _steamboats_ du Mississipi ou de l'Hudson. Au milieu se manoeuvrait une roue disposee verticalement, engrenee sur les drosses du gouvernail qui couraient jusqu'a l'arriere du _Nautilus_. Quatre hublots de verres lenticulaires, evides dans les parois de la cabine, permettaient a l'homme de barre de regarder dans toutes les directions. Cette cabine etait obscure ; mais bientot mes yeux s'accoutumerent a cette obscurite, et j'apercus le pilote, un homme vigoureux, dont les mains s'appuyaient sur les jantes de la roue. Au-dehors, la mer apparaissait vivement eclairee par le fanal qui rayonnait en arriere de la cabine, a l'autre extremite de la plate-forme. << Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage. >> Des fils electriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des machines, et de la, le capitaine pouvait communiquer simultanement a son _Nautilus_ la direction et le mouvement. Il pressa un bouton de metal, et aussitot la vitesse de l'helice fut tres diminuee. Je regardais en silence la haute muraille tres accore que nous longions en ce moment, inebranlable base du massif sableux de la cote. Nous la suivimes ainsi pendant une heure, a quelques metres de distance seulement. Le capitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussole suspendue dans la cabine a ses deux cercles concentriques. Sur un simple geste, le timonier modifiait a chaque instant la direction du _Nautilus_. Je m'etais place au hublot de babord, et j'apercevais de magnifiques substructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustaces agitant leurs pattes enormes, qui s'allongeaient hors des anfractuosites du roc. A dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-meme la barre. Une large galerie, noire et profonde, s'ouvrait devant nous. Le _Nautilus_ s'y engouffra hardiment. Un bruissement inaccoutume se fit entendre sur ses flancs. C'etaient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnel precipitait vers la Mediterranee. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme une fleche, malgre les efforts de sa machine qui, pour resister, battait les flots a contre-helice. Sur les murailles etroites du passage, je ne voyais plus que des raies eclatantes, des lignes droites, des sillons de feu traces par la vitesse sous l'eclat de l'electricite. Mon coeur palpitait, et je le comprimais de la main. A dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo abandonna la roue du gouvernail, et se retournant vers moi : << La Mediterranee >>, me dit-il. En moins de vingt minutes, le _Nautilus_, entraine par ce torrent, venait de franchir l'isthme de Suez. VI L'ARCHIPEL GREC Le lendemain, 12 fevrier, au lever du jour, le _Nautilus_ remonta a la surface des flots. Je me precipitai sur la plate-forme. A trois milles dans le sud se dessinait la vague silhouette de Peluse. Un torrent nous avait portes d'une mer a l'autre. Mais ce tunnel, facile a descendre, devait etre impraticable a remonter. Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deux inseparables compagnons avaient tranquillement dormi, sans se preoccuper autrement des prouesses du _Nautilus_. << Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadien d'un ton legerement goguenard, et cette Mediterranee ? -- Nous flottons a sa surface, ami Ned. -- Hein ! fit Conseil, cette nuit meme ?... -- Oui, cette nuit meme, en quelques minutes, nous avons franchi cet isthme infranchissable. -- Je n'en crois rien, repondit le Canadien. -- Et vous avez tort, maitre Land, repris-je. Cette cote basse qui s'arrondit vers le sud est la cote egyptienne. -- A d'autres, monsieur, repliqua l'entete Canadien. -- Mais puisque monsieur l'affirme, lui dit Conseil, il faut croire monsieur. -- D'ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m'a fait les honneurs de son tunnel, et j'etais pres de lui, dans la cage du timonier, pendant qu'il dirigeait lui-meme le _Nautilus_ a travers cet etroit passage. -- Vous entendez, Ned ? dit Conseil. -- Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je, vous pouvez, Ned, apercevoir les jetees de Port-Said qui s'allongent dans la mer. >> Le Canadien regarda attentivement. << En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le professeur, et votre capitaine est un maitre homme. Nous sommes dans la Mediterranee. Bon. Causons donc, s'il vous plait, de nos petites affaires, mais de facon a ce que personne ne puisse nous entendre. >> Je vis bien ou le Canadien voulait en venir. En tout cas, je pensai qu'il valait mieux causer, puisqu'il le desirait, et tous les trois nous allames nous asseoir pres du fanal, ou nous etions moins exposes a recevoir l'humide embrun des lames. << Maintenant, Ned, nous vous ecoutons, dis-je. Qu'avez-vous a nous apprendre ? -- Ce que j'ai a vous apprendre est tres simple, repondit le Canadien. Nous sommes en Europe, et avant que les caprices du capitaine Nemo nous entrainent jusqu'au fond des mers polaires ou nous ramenent en Oceanie, je demande a quitter le _Nautilus_. >> J'avouerai que cette discussion avec le Canadien m'embarrassait toujours. Je ne voulais en aucune facon entraver la liberte de mes compagnons, et cependant je n'eprouvais nul desir de quitter le capitaine Nemo. Grace a lui, grace a son appareil, je completais chaque jour mes etudes sous-marines, et je refaisais mon livre des fonds sous-marins au milieu meme de son element. Retrouverais-je jamais une telle occasion d'observer les merveilles de l'Ocean ? Non, certes ! Je ne pouvais donc me faire a cette idee d'abandonner le _Nautilus_ avant notre cycle d'investigations accompli. << Ami Ned, dis-je, repondez-moi franchement. Vous ennuyez-vous a bord ? Regrettez-vous que la destinee vous ait jete entre les mains du capitaine Nemo ? >> Le Canadien resta quelques instants sans repondre. Puis, se croisant les bras : << Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce voyage sous les mers. Je serai content de l'avoir fait ; mais pour l'avoir fait, il faut qu'il se termine. Voila mon sentiment. -- Il se terminera, Ned. -- Ou et quand ? -- Ou ? je n'en sais rien. Quand ? je ne peux le dire, ou plutot je suppose qu'il s'achevera, lorsque ces mers n'auront plus rien a nous apprendre. Tout ce qui a commence a forcement une fin en ce monde. -- Je pense comme monsieur, repondit Conseil, et il est fort possible qu'apres avoir parcouru toutes les mers du globe, le capitaine Nemo nous donne la volee a tous trois. -- La volee ! s'ecria le Canadien. Une volee, voulez-vous dire ? -- N'exagerons pas, maitre Land, repris-je. Nous n'avons rien a craindre du capitaine, mais je ne partage pas non plus les idees de Conseil. Nous sommes maitres des secrets du _Nautilus_, et je n'espere pas que son commandant, pour nous rendre notre liberte, se resigne a les voir courir le monde avec nous. -- Mais alors, qu'esperez-vous donc ? demanda le Canadien. -- Que des circonstances se rencontreront dont nous pourrons, dont nous devrons profiter, aussi bien dans six mois que maintenant. -- Ouais ! fit Ned Land. Et ou serons-nous dans six mois, s'il vous plait, monsieur le naturaliste ? -- Peut-etre ici, peut-etre en Chine. Vous le savez, le _Nautilus_ est un rapide marcheur. Il traverse les oceans comme une hirondelle traverse les airs, ou un express les continents. Il ne craint point les mers frequentees. Qui nous dit qu'il ne va pas rallier les cotes de France, d'Angleterre ou d'Amerique, sur lesquelles une fuite pourra etre aussi avantageusement tentee qu'ici ? -- Monsieur Aronnax, repondit le Canadien, vos arguments pechent par la base. Vous parlez au futur : << Nous serons la ! Nous serons ici ! >> Moi je parle au present : << Nous sommes ici, et il faut en profiter. >> >> J'etais presse de pres par la logique de Ned Land, et je me sentais battu sur ce terrain. Je ne savais plus quels arguments faire valoir en ma faveur. << Monsieur, reprit Ned, supposons, par impossible, que le capitaine Nemo vous offre aujourd'hui meme la liberte. Accepterez-vous ? -- Je ne sais, repondis-je. -- Et s'il ajoute que cette offre qu'il vous fait aujourd'hui, il ne la renouvellera pas plus tard, accepterez-vous ? >> Je ne repondis pas. << Et qu'en pense l'ami Conseil ? demanda Ned Land. -- L'ami Conseil, repondit tranquillement ce digne garcon, l'ami Conseil n'a rien a dire. Il est absolument desinteresse dans la question. Ainsi que son maitre, ainsi que son camarade Ned, il est celibataire. Ni femme, ni parents, ni enfants ne l'attendent au pays. Il est au service de monsieur, il pense comme monsieur, il parle comme monsieur, et, a son grand regret, on ne doit pas compter sur lui pour faire une majorite. Deux personnes seulement sont en presence : monsieur d'un cote, Ned Land de l'autre. Cela dit, l'ami Conseil ecoute, et il est pret a marquer les points. >> Je ne pus m'empecher de sourire, a voir Conseil annihiler si completement sa personnalite. Au fond, le Canadien devait etre enchante de ne pas l'avoir contre lui. << Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque Conseil n'existe pas, ne discutons qu'entre nous deux. J'ai parle, vous m'avez entendu. Qu'avez-vous a repondre ? >> Il fallait evidemment conclure, et les faux-fuyants me repugnaient. << Ami Ned, dis-je, voici ma reponse. Vous avez raison contre moi, et mes arguments ne peuvent tenir devant les votres. Il ne faut pas compter sur la bonne volonte du capitaine Nemo. La prudence la plus vulgaire lui defend de nous mettre en liberte. Par contre, la prudence veut que nous profitions de la premiere occasion de quitter le _Nautilus_. -- Bien, monsieur Aronnax, voila qui est sagement parle. -- Seulement, dis-je, une observation, une seule. Il faut que l'occasion soit serieuse. Il faut que notre premiere tentative de fuite reussisse ; car si elle avorte, nous ne retrouverons pas l'occasion de la reprendre, et le capitaine Nemo ne nous pardonnera pas. -- Tout cela est juste, repondit le Canadien. Mais votre observation s'applique a toute tentative de fuite, qu'elle ait lieu dans deux ans ou dans deux jours. Donc, la question est toujours celle-ci : si une occasion favorable se presente, il faut la saisir. -- D'accord. Et maintenant, me direz-vous. Ned, ce que vous entendez par une occasion favorable ? -- Ce serait celle qui. par une nuit sombre, amenerait le _Nautilus_ a peu de distance d'une cote europeenne. €” Et vous tenteriez de vous sauver a la nage ? Oui, si nous etions suffisamment rapproches d'un rivage, et si le navire flottait a la surface. Non, si nous etions eloignes, et si le navire naviguait sous les eaux. -- Et dans ce cas ? -- Dans ce cas, je chercherais a m'emparer du canot. Je sais comment il se manoeuvre. Nous nous introduirions a l'interieur, et les boulons enleves, nous remonterions a la surface, sans meme que le timonier, place a l'avant, s'apercut de notre fuite. -- Bien, Ned. Epiez donc cette occasion ; mais n'oubliez pas qu'un echec nous perdrait. -- Je ne l'oublierai pas, monsieur. -- Et maintenant, Ned, voulez-vous connaitre toute ma pensee sur votre projet ? -- Volontiers, monsieur Aronnax. -- Eh bien, je pense -- je ne dis pas j'espere -- je pense que cette occasion favorable ne se presentera pas. -- Pourquoi cela ? -- Parce que le capitaine Nemo ne peut se dissimuler que nous n'avons pas renonce a l'espoir de recouvrer notre liberte, et qu'il se tiendra sur ses gardes, surtout dans les mers et en vue des cotes europeennes. -- Je suis de l'avis de monsieur, dit Conseil. -- Nous verrons bien, repondit Ned Land, qui secouait la tete d'un air determine. -- Et maintenant, Ned Land, ajoutai-je, restons-en la. Plus un mot sur tout ceci. Le jour ou vous serez pret, vous nous previendrez et nous vous suivrons. Je m'en rapporte completement a vous. >> Cette conversation, qui devait avoir plus tard de si graves consequences, se termina ainsi. Je dois dire maintenant que les faits semblerent confirmer mes previsions au grand desespoir du Canadien. Le capitaine Nemo se defiait-il de nous dans ces mers frequentees, ou voulait-il seulement se derober a la vue des nombreux navires de toutes nations qui sillonnent la Mediterranee ? Je l'ignore, mais il se maintint le plus souvent entre deux eaux et au large des cotes. Ou le _Nautilus_ emergeait, ne laissant passer que la cage du timonier, ou il s'en allait a de grandes profondeurs, car entre l'archipel grec et l'Asie Mineure nous ne trouvions pas le fond par deux mille metres. Aussi, je n'eus connaissance de l'ile de Carpathos, l'une des Sporades, que par ce vers de Virgile que le capitaine Nemo me cita, en posant son doigt sur un point du planisphere : Est in Carpathio Neptuni gurgite vates Coeruleus Proteus... C'etait, en effet, l'antique sejour de Protee, le vieux pasteur des troupeaux de Neptune, maintenant l'ile de Scarpanto, situee entre Rhodes et la Crete. Je n'en vis que les soubassements granitiques a travers la vitre du salon. Le lendemain, 14 fevrier, je resolus d'employer quelques heures a etudier les poissons de l'Archipel ; mais par un motif quelconque, les panneaux demeurerent hermetiquement fermes. En relevant la direction du _Nautilus_, je remarquai qu'il marchait vers Candie, l'ancienne ile de Crete. Au moment ou je m'etais embarque sur I'_Abraham-Lincoln_, cette ile venait de s'insurger tout entiere contre le despotisme turc. Mais ce qu'etait devenue cette insurrection depuis cette epoque, je l'ignorais absolument, et ce n'etait pas le capitaine Nemo, prive de toute communication avec la terre, qui aurait pu me l'apprendre. Je ne fis donc aucune allusion a cet evenement, lorsque, le soir, je me trouvai seul avec lui dans le salon. D'ailleurs, il me sembla taciturne, preoccupe. Puis, contrairement a ses habitudes, il ordonna d'ouvrir les deux panneaux du salon, et, allant de l'un a l'autre, il observa attentivement la masse des eaux. Dans quel but ? Je ne pouvais le deviner, et, de mon cote. j'employai mon temps a etudier les poissons qui passaient devant mes yeux. Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses, citees par Aristote et vulgairement connues sous le nom de << loches de mer >>, que l'on rencontre particulierement dans les eaux salees avoisinant le delta du Nil. Pres d'elles se deroulaient des pagres a demi phosphorescents, sortes de spares que les Egyptiens rangeaient parmi les animaux sacres, et dont l'arrivee dans les eaux du Reuve, dont elles annoncaient le fecond debordement, etait fetee par des ceremonies religieuses. Je notai egalement des cheilines longues de trois decimetres, poissons osseux a ecailles transparentes, dont la couleur livide est melangee de taches rouges ; ce sont de grands mangeurs de vegetaux marins, ce qui leur donne un gout exquis ; aussi ces cheilines etaient-elles tres recherchees des gourmets de l'ancienne Rome, et leurs entrailles, accommodees avec des laites de murenes, des cervelles de paons et des langues de phenicopteres, composaient ce plat divin qui ravissait Vitellius. Un autre habitant de ces mers attira mon attention et ramena dans mon esprit tous les souvenirs de l'antiquite. Ce fut le remora qui voyage attache au ventre des requins ; au dire des anciens, ce petit poisson, accroche a la carene d'un navire, pouvait l'arreter dans sa marche, et l'un d'eux, retenant le vaisseau d'Antoine pendant la bataille d'Actium, facilita ainsi la victoire d'Auguste. A quoi tiennent les destinees des nations ! J'observai egalement d'admirables anthias qui appartiennent a l'ordre des lutjans, poissons sacres pour les Grecs qui leur attribuaient le pouvoir de chasser les monstres marins des eaux qu'ils frequentaient ; leur nom signifie, _fleur_, et ils le justifiaient par leurs couleurs chatoyantes, leurs nuances comprises dans la gamme du rouge depuis la paleur du rose jusqu'a l'eclat du rubis, et les fugitifs reflets qui moiraient leur nageoire dorsale. Mes yeux ne pouvaient se detacher de ces merveilles de la mer, quand ils furent frappes soudain par une apparition inattendue. Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeur portant a sa ceinture une bourse de cuir. Ce n'etait pas un corps abandonne aux flots. C'etait un homme vivant qui nageait d'une main vigoureuse, disparaissant parfois pour aller respirer a la surface et replongeant aussitot. Je me retournai vers le capitaine Nemo, et d'une voix emue : << Un homme ! un naufrage ! m'ecriai-je. Il faut le sauver a tout prix ! >> Le capitaine ne me repondit pas et vint s'appuyer a la vitre. L'homme s'etait rapproche, et, la face collee au panneau, il nous regardait. A ma profonde stupefaction, le capitaine Nemo lui fit un signe. Le plongeur lui repondit de la main, remonta immediatement vers la surface de la mer, et ne reparut plus. << Ne vous inquietez pas, me dit le capitaine. C'est Nicolas, du cap Matapan, surnomme le Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades. Un hardi plongeur ! L'eau est son element, et il y vit plus que sur terre, allant sans cesse d'une ile a l'autre et jusqu'a la Crete. -- Vous le connaissez, capitaine ? -- Pourquoi pas, monsieur Aronnax ? >> Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea vers un meuble place pres du panneau gauche du salon. Pres de ce meuble, je vis un coffre cercle de fer, dont le couvercle portait sur une plaque de cuivre le chiffre du _Nautilus_, avec sa devise _Mobilis in mobile_. En ce moment, le capitaine, sans se preoccuper de ma presence, ouvrit le meuble, sorte de coffre-fort qui renfermait un grand nombre de lingots. C'etaient des lingots d'or. D'ou venait ce precieux metal qui representait une somme enorme ? Ou le capitaine recueillait-il cet or, et qu'allait-il faire de celui-ci ? Je ne prononcai pas un mot. Je regardai. Le capitaine Nemo prit un a un ces lingots et les rangea methodiquement dans le coffre qu'il remplit entierement. J'estimai qu'il contenait alors plus de mille kilogrammes d'or, c'est-a-dire pres de cinq millions de francs. Le coffre fut solidement ferme, et le capitaine ecrivit sur son couvercle une adresse en caracteres qui devaient appartenir au grec moderne. Ceci fait, le capitaine Nemo pressa un bouton dont le fil correspondait avec le poste de l'equipage. Quatre homme parurent, et non sans peine ils pousserent le coffre hors du salon. Puis, j'entendis qu'ils le hissaient au moyen de palans sur l'escalier de fer. En ce moment, le capitaine Nemo se tourna vers moi : << Et vous disiez. monsieur le professeur ? me demanda-t-il. -- Je ne disais rien, capitaine. -- Alors, monsieur, vous me permettrez de vous souhaiter le bonsoir. >> Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon. Je rentrai dans ma chambre tres intrigue, on le concoit. J'essayai vainement de dormir. Je cherchais une relation entre l'apparition de ce plongeur et ce coffre rempli d'or. Bientot, je sentis a certains mouvements de roulis et de tangage, que le _Nautilus_ quittant les couches inferieures revenait a la surface des eaux. Puis, j'entendis un bruit de pas sur la plate-forme. Je compris que l'on detachait le canot, qu'on le lancait a la mer. Il heurta un instant les flancs du _Nautilus_, et tout bruit cessa. Deux heures apres, le meme bruit, les memes allees et venues se reproduisaient. L'embarcation, hissee a bord, etait rajustee dans son alveole, et le _Nautilus_ se replongeait sous les flots. Ainsi donc, ces millions avaient ete transportes a leur adresse. Sur quel point du continent ? Quel etait le correspondant du capitaine Nemo ? Le lendemain, je racontai a Conseil et au Canadien les evenements de cette nuit, qui surexcitaient ma curiosite au plus haut point. Mes compagnons ne furent pas moins surpris que moi. << Mais ou prend-il ces millions ? >> demanda Ned Land. A cela, pas de reponse possible. Je me rendis au salon apres avoir dejeune, et je me mis au travail. Jusqu'a cinq heures du soir, je redigeai mes notes. En ce moment -- devais-je l'attribuer a une disposition personnelle -- je sentis une chaleur extreme, et je dus enlever mon vetement de byssus. Effet incomprehensible, car nous n'etions pas sous de hautes latitudes, et d'ailleurs le _Nautilus_, immerge, ne devait eprouver aucune elevation de temperature. Je regardai le manometre. Il marquait une profondeur de soixante pieds, a laquelle la chaleur atmospherique n'aurait pu atteindre. Je continuai mon travail. mais la temperature s'eleva au point de devenir intolerable. << Est-ce que le feu serait a bord ? >> me demandai-je. J'allais quitter le salon, quand le capitaine Nemo entra. Il s'approcha du thermometre, le consulta, et se retournant vers moi : << Quarante-deux degres, dit-il. -- Je m'en apercois, capitaine, repondis-je, et pour peu que cette chaleur augmente, nous ne pourrons la supporter. -- Oh ! monsieur le professeur, cette chaleur n'augmentera que si nous le voulons bien. -- Vous pouvez donc la moderer a votre gre ? -- Non, mais je puis m'eloigner du foyer qui la produit. -- Elle est donc exterieure ? -- Sans doute. Nous flottons dans un courant d'eau bouillante. -- Est-il possible ? m'ecriai-je. -- Regardez. >> Les panneaux s'ouvrirent, et je vis la mer entierement blanche autour du _Nautilus_. Une fumee de vapeurs sulfureuses se deroulait au milieu des flots qui bouillonnaient comme l'eau d'une chaudiere. J'appuyai ma main sur une des vitres, mais la chaleur etait telle que je dus la retirer. << Ou sommes-nous ? demandai-je. -- Pres de l'ile Santorin, monsieur le professeur, me repondit le capitaine, et precisement dans ce canal qui separe Nea-Kamenni de Palea-Kamenni. J'ai voulu vous donner le curieux spectacle d'une eruption sous-marine. Je croyais, dis-je, que la formation de ces iles nouvelles etait terminee. -- Rien n'est jamais termine dans les parages volcaniques, repondit le capitaine Nemo, et le globe y est toujours travaille par les feux souterrains. Deja, en l'an dix-neuf de notre ere, suivant Cassiodore et Pline, une ile nouvelle, Theia la divine, apparut a la place meme ou se sont recemment formes ces ilots. Puis, elle s'abima sous les flots, pour se remontrer en l'an soixante-neuf et s'abimer encore une fois. Depuis cette epoque jusqu'a nos jours, le travail plutonien fut suspendu. Mais, le 3 fevrier 1866, un nouvel ilot, qu'on nomma l'ilot de George, emergea au milieu des vapeurs sulfureuses, pres de Nea-Kamenni, et s'y souda, le 6 du meme mois. Sept jours apres, le 13 fevrier, l'ilot Aphroessa parut, laissant entre Nea-Kamenni et lui un canal de dix metres. J'etais dans ces mers quand le phenomene se produisit, et j'ai pu en observer toutes les phases. L'ilot Aphroessa, de forme arrondie, mesurait trois cents pieds de diametre sur trente pieds de hauteur. Il se composait de laves noires et vitreuses, melees de fragments feldspathiques. Enfin, le 10 mars, un ilot plus petit, appele Reka, se montra pres de Nea-Kamenni, et depuis lors, ces trois ilots, soudes ensemble, ne forment plus qu'une seule et meme ile. -- Et le canal ou nous sommes en ce moment ? demandai-je. -- Le voici, repondit le capitaine Nemo, en me montrant une carte de l'Archipel. Vous voyez que j'y ai porte les nouveaux ilots. -- Mais ce canal se comblera un jour ? -- C'est probable, monsieur Aronnax, car, depuis 1866, huit petits ilots de lave ont surgi en face du port Saint-Nicolas de Palea-Kamenni. Il est donc evident que Nea et Palea se reuniront dans un temps rapproche. Si, au milieu du Pacifique, ce sont les infusoires qui forment les continents, ici, ce sont les phenomenes eruptifs. Voyez, monsieur, voyez le travail qui s'accomplit sous ces flots. >> Je revins vers la vitre. Le _Nautilus_ ne marchait plus. La chaleur devenait intolerable. De blanche qu'elle etait. la mer se faisait rouge, coloration due a la presence d'un sel de fer. Malgre l'hermetique fermeture du salon, une odeur sulfureuse insupportable se degageait, et j'apercevais des flammes ecarlates dont la vivacite tuait l'eclat de l'electricite. J'etais en nage, j'etouffais, j'allais cuire. Oui, en verite, je me sentais cuire ! << On ne peut rester plus longtemps dans cette eau bouillante, dis-je au capitaine. -- Non, ce ne serait pas prudent >>, repondit l'impassible Nemo. Un ordre fut donne. Le _Nautilus_ vira de bord et s'eloigna de cette fournaise qu'il ne pouvait impunement braver. Un quart d'heure plus tard, nous respirions a la surface des flots. La pensee me vint alors que si Ned Land avait choisi ces parages pour effectuer notre fuite, nous ne serions pas sortis vivants de cette mer de feu. Le lendemain, 16 fevrier, nous quittions ce bassin qui. entre Rhodes et Alexandrie, compte des profondeurs de trois mille metres, et le _Nautilus_ passant au large de Cerigo, abandonnait l'archipel grec, apres avoir double le cap Matapan. VII LA MEDITERRANEE EN QUARANTE-HUIT HEURES La Mediterranee, la mer bleue par excellence, la << grande mer >> des Hebreux, la << mer >> des Grecs, le << mare nostrum >> des Romains, bordee d'orangers, d'aloes, de cactus, de pins maritimes, embaumee du parfum des myrtes, encadree de rudes montagnes, saturee d'un air pur et transparent, mais incessamment travaillee par les feux de la terre, est un veritable monde. C'est la, sur ses rivages et sur ses eaux, dit Michelet, que l'homme se retrempe dans l'un des plus puissants climats du globe. Mais si beau qu'il soit, je n'ai pu prendre qu'un apercu rapide de ce bassin, dont la superficie couvre deux millions de kilometres carres. Les connaissances personnelles du capitaine Nemo me firent meme defaut, car l'enigmatique personnage ne parut pas une seule fois pendant cette traversee a grande vitesse. J'estime a six cents lieues environ le chemin que le _Nautilus_ parcourut sous les flots de cette mer, et ce voyage, il l'accomplit en deux fois vingt-quatre heures. Partis le matin du 16 fevrier des parages de la Grece, le 18, au soleil levant, nous avions franchi le detroit de Gibraltar. -- Il fut evident pour moi que cette Mediterranee, resserree au milieu de ces terres qu'il voulait fuir, deplaisait au capitaine Nemo. Ses flots et ses brises lui rapportaient trop de souvenirs, sinon trop de regrets. Il n'avait plus ici cette liberte d'allures, cette independance de manoeuvres que lui laissaient les oceans, et son _Nautilus_ se sentait a l'etroit entre ces rivages rapproches de l'Afrique et de l'Europe. Aussi, notre vitesse fut-elle de vingt-cinq milles a l'heure, soit douze lieues de quatre kilometres. Il va sans dire que Ned Land, a son grand ennui, dut renoncer a ses projets de fuite. Il ne pouvait se servir du canot entraine a raison de douze a treize metres par seconde. Quitter le _Nautilus_ dans ces conditions, c'eut ete sauter d'un train marchant avec cette rapidite, manoeuvre imprudente s'il en fut. D'ailleurs, notre appareil ne remontait que la nuit a la surface des flots, afin de renouveler sa provision d'air, et il se dirigeait seulement suivant les indications de la boussole et les relevements du loch. Je ne vis donc de l'interieur de cette Mediterranee que ce que le voyageur d'un express apercoit du paysage qui fuit devant ses yeux, c'est-a-dire les horizons lointains, et non les premiers plans qui passent comme un eclair. Cependant, Conseil et moi, nous pumes observer quelques-uns de ces poissons mediterraneens, que la puissance de leurs nageoires maintenait quelques instants dans les eaux du _Nautilus_. Nous restions a l'affut devant les vitres du salon, et nos notes me permettent de refaire en quelques mots l'ichtyologie de cette mer. Des divers poissons qui l'habitent, j'ai vu les uns, entrevu les autres, sans parler de ceux que la vitesse du _Nautilus_ deroba a mes yeux. Qu'il me soit donc permis de les classer d'apres cette classification fantaisiste. Elle rendra mieux mes rapides observations. Au milieu de la masse des eaux vivement eclairees par les nappes electriques, serpentaient quelques-unes de ces lamproies longues d'un metre, qui sont communes a presque tous les climats. Des oxyrhinques, sortes de raies, larges de cinq pieds, au ventre blanc, au dos gris cendre et tachete, se developpaient comme de vastes chales emportes par les courants. D'autres raies passaient si vite que je ne pouvais reconnaitre si elles meritaient ce nom d'aigles qui leur fut donne par les Grecs, ou ces qualifications de rat, de crapaud et de chauve-souris, dont les pecheurs modernes les ont affublees. Des squales-milandres, longs de douze pieds et particulierement redoutes des plongeurs, luttaient de rapidite entre eux. Des renards marins, longs de huit pieds et doues d'une extreme finesse d'odorat, apparaissaient comme de grandes ombres bleuatres. Des dorades, du genre spare, dont quelques-unes mesuraient jusqu'a treize decimetres. se montraient dans leur vetement d'argent et d'azur entoure de bandelettes, qui tranchait sur le ton sombre de leurs nageoires, poissons consacres a Venus, et dont l'oeil est enchasse dans un sourcil d'or ; espece precieuse, amie de toutes les eaux, douces ou salees, habitant les fleuves, les lacs et les oceans, vivant sous tous les climats, supportant toutes les temperatures, et dont la race, qui remonte aux epoques geologiques de la terre, a conserve toute sa beaute des premiers jours. Des esturgeons magnifiques, longs de neuf a dix metres, animaux de grande marche, heurtaient d'une queue puissante la vitre des panneaux. montrant leur dos bleuatre a petites taches brunes : ils ressemblent aux squales dont ils n'egalent pas la force, et se rencontrent dans toutes les mers ; au printemps, ils aiment a remonter les grands fleuves, a lutter contre les courants du Volga, du Danube, du Po, du Rhin, de la Loire, de l'Oder, et se nourrissent de harengs, de maquereaux, de saumons et de gades ; bien qu'ils appartiennent a la classe des cartilagineux. ils sont delicats ; on les mange frais, seches, marines ou sales, et, autrefois, on les portait triomphalement sur la table des Lucullus. Mais de ces divers habitants de la Mediterranee, ceux que je pus observer le plus utilement, lorsque le _Nautilus_ se rapprochait de la surface, appartenaient au soixante-troisieme genre des poissons osseux. C'etaient des scombres-thons, au dos bleu-noir, au ventre cuiras d'argent, et dont les rayons dorsaux jettent des lueurs d'or. Ils ont la reputation de suivre la marche des navires dont ils recherchent l'ombre fraiche sous les feux du ciel tropical, et ils ne la dementirent pas en accompagnant le Nautilus comme ils accompagnerent autrefois les vaisseaux de Laperouse. Pendant de longues heures, ils lutterent de vitesse avec notre appareil. Je ne pouvais me lasser d'admirer ces animaux veritablement tailles pour la course, leur tete petite, leur corps lisse et fusiforme qui chez quelques-uns depassait trois metres, leurs pectorales douees d'une remarquable vigueur et leurs caudales fourchues. Ils nageaient en triangle, comme certaines troupes d'oiseaux dont ils egalaient la rapidite, ce qui faisait dire aux anciens que la geometrie et la strategie leur etaient familieres. Et cependant ils n'echappent point aux poursuites des Provencaux, qui les estiment comme les estimaient les habitants de la Propontide et de l'Italie, et c'est en aveugles, en etourdis, que ces precieux animaux vont se jeter et perir par milliers dans les madragues marseillaises. Je citerai, pour memoire seulement, ceux des poissons mediterraneens que Conseil ou moi nous ne fimes qu'entrevoir. C'etaient des gymontes-fierasfers blanchatres qui passaient comme d'insaisissables vapeurs, des murenes-congres, serpents de trois a quatre metres enjolives de vert, de bleu et de jaune, des gades-merlus, longs de trois pieds, dont le foie formait un morceau delicat, des coepoles-tenias qui flottaient comme de fines algues, des trygles que les poetes appellent poissons-lyres et les marins poissons-siffleurs, et dont le museau est orne de deux lames triangulaires et dentelees qui figurent l'instrument du vieil Homere, des trygles-hirondelles, nageant avec la rapidite de l'oiseau dont ils ont pris le nom, des holocentres-merons, a tete rouge, dont la nageoire dorsale est garnie de filaments, des aloses agrementees de taches noires, grises, brunes, bleues, jaunes, vertes, qui sont sensibles a la voix argentine des clochettes, et de splendides turbots, ces faisans de la mer, sortes de losanges a nageoires jaunatres, pointilles de brun, et dont le cote superieur, le cote gauche, est generalement marbre de brun et de jaune, enfin des troupes d'admirables mulles rougets, veritables paradisiers de l'Ocean, que les Romains payaient jusqu'a dix mille sesterces la piece, et qu'ils faisaient mourir sur leur table, pour suivre d'un oeil cruel leurs changements de couleurs depuis le rouge cinabre de la vie jusqu'au blanc pale de la mort. Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes, ni tetrodons, ni hippocampes, ni jouans, ni centrisques, ni blennies, ni surmulets, ni labres, ni eperlans, ni exocets, ni anchois, ni pagels, ni bogues, ni orphes, ni tous ces principaux representants de l'ordre des pleuronectes, les limandes, les flez, les plies, les soles, les carrelets, communs a l'Atlantique et a la Mediterranee, il faut en accuser la vertigineuse vitesse qui emportait le _Nautilus_ a travers ces eaux opulentes. Quant aux mammiferes marins, je crois avoir reconnu en passant a l'ouvert de l'Adriatique, deux ou trois cachalots, munis d'une nageoire dorsale du genre des physeteres, quelques dauphins du genre des globicephales, speciaux a la Mediterranee et dont la partie anterieure de la tete est zebree de petites lignes claires, et aussi une douzaine de phoques au ventre blanc, au pelage noir, connus sous le nom de moines et qui ont absolument l'air de Dominicains longs de trois metres. Pour sa part, Conseil croit avoir apercu une tortue large de six pieds, ornee de trois aretes saillantes dirigees longitudinalement. Je regrettai de ne pas avoir vu ce reptile, car, a la description que m'en fit Conseil, je crus reconnaitre le luth qui forme une espece assez rare. Je ne remarquai, pour mon compte, que quelques cacouannes a carapace allongee. Quant aux zoophytes. je pus admirer. pendant quelques instants. une admirable galeolaire orangee qui s'accrocha a la vitre du panneau de babord ; c'etait un long filament tenu. s'arborisant en branches infinies et terminees par la plus fine dentelle qu'eussent jamais filee les rivales d'Arachne. Je ne pus, malheureusement, pecher cet admirable echantillon, et aucun autre zoophyte mediterraneen ne se fut sans doute offert a mes regards, si le _Nautilus_, dans la soiree du 16, n'eut singulierement ralenti sa vitesse. Voici dans quelles circonstances. Nous passions alors entre la Sicile et la cote de Tunis. Dans cet espace resserre entre le cap Bon et le detroit de Messine, le fond de la mer remonte presque subitement. La s'est formee une veritable crete sur laquelle il ne reste que dix-sept metres d'eau, tandis que de chaque cote la profondeur est de cent soixante-dix metres. Le _Nautilus_ dut donc manoeuvrer prudemment afin de ne pas se heurter contre cette barriere sous-marine. Je montrai a Conseil, sur la carte de la Mediterranee, l'emplacement qu'occupait ce long recif. << Mais, n'en deplaise a monsieur, fit observer Conseil, c'est comme un isthme veritable qui reunit l'Europe a l'Afrique. -- Oui, mon garcon, repondis-je, il barre en entier le detroit de Libye, et les sondages de Smith ont prouve que les continents etaient autrefois reunis entre le cap Boco et le cap Furina. -- Je le crois volontiers, dit Conseil. -- J'ajouterai, repris-je, qu'une barriere semblable existe entre Gibraltar et Ceuta, qui, aux temps geologiques, fermait completement la Mediterranee. -- Eh ! fit Conseil, si quelque poussee volcanique relevait un jour ces deux barrieres au-dessus des flots ! -- Ce n'est guere probable, Conseil. -- Enfin, que monsieur me permette d'achever, si ce phenomene se produisait, ce serait facheux pour monsieur de Lesseps, qui se donne tant de mal pour percer son isthme ! -- J'en conviens, mais, je te le repete, Conseil, ce phenomene ne se produira pas. La violence des forces souterraines va toujours diminuant. Les volcans, si nombreux aux premiers jours du monde, s'eteignent peu a peu, la chaleur interne s'affaiblit, la temperature des couches inferieures du globe baisse d'une quantite appreciable par siecle, et au detriment de notre globe, car cette chaleur, c'est sa vie. -- Cependant, le soleil... -- Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut-il rendre la chaleur a un cadavre ? -- Non, que je sache. -- Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavre refroidi. Elle deviendra inhabitable et sera inhabitee comme la lune, qui depuis longtemps a perdu sa chaleur vitale. -- Dans combien de siecles ? demanda Conseil. -- Dans quelques centaines de mille ans, mon garcon. -- Alors, repondit Conseil, nous avons le temps d'achever notre voyage, si toutefois Ned Land ne s'en mele pas ! >> Et Conseil, rassure, se remit a etudier le haut-fond que le _Nautilus_ rasait de pres avec une vitesse moderee. La, sous un sol rocheux et volcanique, s'epanouissait toute une flore vivante, des eponges, des holoturies, des cydippes hyalines ornees de cyrrhes rougeatres et qui emettaient une legere phosphorescence, des beroes, vulgairement connus sous le nom de concombres de mer et baignes dans les miroitements d'un spectre solaire, des comatules ambulantes, larges d'un metre, et dont la pourpre rougissait les eaux, des euryales arborescentes de la plus grande beaute, des pavonacees a longues tiges, un grand nombre d'oursins comestibles d'especes variees, et des actinies vertes au tronc grisatre, au disque brun, qui se perdaient dans leur chevelure olivatre de tentacules. Conseil s'etait occupe plus particulierement d'observer les mollusques et les articules, et bien que la nomenclature en soit un peu aride, je ne veux pas faire tort a ce brave garcon en omettant ses observations personnelles. Dans l'embranchement des mollusques, il cite de nombreux petoncles pectiniformes, des spondyles pieds-d'ane qui s'entassaient les uns sur les autres, des donaces triangulaires, des hyalles tridentees, a nageoires jaunes et a coquilles transparentes, des pleurobranches oranges, des oeufs pointilles ou semes de points verdatres, des aplysies connues aussi sous le nom de lievres de mer, des dolabelles, des aceres charnus, des ombrelles speciales a la Mediterranee, des oreilles de mer dont la coquille produit une nacre tres recherchee, des petoncles flammules, des anomies que les Languedociens, dit-on, preferent aux huitres, des clovis si chers aux Marseillais, des praires doubles, blanches et grasses, quelques-uns de ces clams qui abondent sur les cotes de l'Amerique du Nord et dont il se fait un debit si considerable a New York, des peignes operculaires de couleurs variees, des lithodonces enfoncees dans leurs trous et dont je goutais fort le gout poivre, des venericardes sillonnees dont la coquille a sommet bombe presentait des cotes saillantes, des cynthies herissees de tubercules ecarlates, des carniaires a pointe recourbees et semblables a de legeres gondoles, des feroles couronnees, des atlantes a coquilles spiraliformes, des thetys grises, tachetees de blanc et recouvertes de leur mantille frangee, des eolides semblables a de petites limaces, des cavolines rampant sur le dos, des auricules et entre autres l'auricule myosotis, a coquille ovale, des scalaires fauves, des littorines, des janthures, des cineraires, des petricoles, des lamellaires, des cabochons, des pandores, etc. Quant aux articules, Conseil les a, sur ses notes, tres justement divises en six classes, dont trois appartiennent au monde marin. Ce sont les classes des crustaces, des cirrhopodes et des annelides. Les crustaces se subdivisent en neuf ordres, et le premier de ces ordres comprend les decapodes, c'est-a-dire les animaux dont la tete et le thorax sont le plus generalement soudes entre eux, dont l'appareil buccal est compose de plusieurs paires de membres, et qui possedent quatre, cinq ou six paires de pattes thoraciques ou ambulatoires. Conseil avait suivi la methode de notre maitre Milne Edwards, qui fait trois sections des decapodes : les brachyoures, les macroures et les anomoures. Ces noms sont legerement barbares, mais ils sont justes et precis. Parmi les macroures, Conseil cite des amathies dont le front est arme de deux grandes pointes divergentes, l'inachus scorpion, qui -- je ne sais pourquoi -- symbolisait la sagesse chez les Grecs, des lambres-massena, des lambres-spinimanes, probablement egares sur ce haut-fond, car d'ordinaire ils vivent a de grandes profondeurs, des xhantes, des pilumnes, des rhomboldes, des calappiens granuleux -- tres faciles a digerer, fait observer Conseil -- des corystes edentes, des ebalies, des cymopolies, des dorripes laineuses, etc. Parmi les macroures, subdivises en cinq familles, les cuirasses, les fouisseurs, les astaciens, les salicoques et les ochyzopodes, il cite des langoustes communes, dont la chair est si estimee chez les femelles, des scyllares-ours ou cigales de mer, des gebies riveraines, et toutes sortes d'especes comestibles, mais il ne dit rien de la subdivision des astaciens qui comprend les homards, car les langoustes sont les seuls homards de la Mediterranee. Enfin, parmi les anomoures, il vit des drocines communes, abritees derriere cette coquille abandonnee dont elles s'emparent, des homoles a front epineux, des bernard-l'ermite, des porcellanes, etc. La s'arretait le travail de Conseil. Le temps lui avait manque pour completer la classe des crustaces par l'examen des stomapodes, des amphipodes, des homopodes, des isopodes, des trilobites, des branchiapodes, des ostracodes et des entomostracees. Et pour terminer l'etude des articules marins, il aurait du citer la classe des cyrrhopodes qui renferme les cyclopes, les argules, et la classe des annelides qu'il n'eut pas manque de diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais le _Nautilus_, ayant depasse le haut-fond du detroit de Libye, reprit dans les eaux plus profondes sa vitesse accoutumee. Des lors plus de mollusques, plus d'articules, plus de zoophytes. A peine quelques gros poissons qui passaient comme des ombres. Pendant la nuit du 16 au 17 fevrier, nous etions entres dans ce second bassin mediterraneen, dont les plus grandes profondeurs se trouvent par trois mille metres. Le _Nautilus_, sous l'impulsion de son helice, glissant sur ses plans inclines, s'enfonca jusqu'aux dernieres couches de la mer. La, a defaut des merveilles naturelles, la masse des eaux offrit a mes regards bien des scenes emouvantes et terribles. En effet, nous traversions alors toute cette partie de la Mediterranee si feconde en sinistres. De la cote algerienne aux rivages de la Provence, que de navires ont fait naufrage, que de batiments ont disparu ! La Mediterranee n'est qu'un lac, comparee aux vastes plaines liquides du Pacifique, mais c'est un lac capricieux, aux flots changeants, aujourd'hui propice et caressant pour la frele tartane qui semble flotter entre le double outre-mer des eaux et du ciel, demain, rageur tourmente, demonte par les vents, brisant les plus forts navires de ses lames courtes qui les frappent a coups precipites. Ainsi, dans cette promenade rapide a travers les couches profondes, que d'epaves j'apercus gisant sur le sol, les unes deja empatees par les coraux, les autres revetues seulement d'une couche de rouille, des ancres, des canons, des boulets, des garnitures de fer, des branches d'helice, des morceaux de machines, des cylindres brises, des chaudieres defoncees, puis des coques flottant entre deux eaux, celles-ci droites, celles-la renversees. De ces navires naufrages, les uns avaient peri par collision, les autres pour avoir heurte quelque ecueil de granit. J'en vis qui avaient coule a pic, la mature droite, le greement raidi par l'eau. Ils avaient l'air d'etre a l'ancre dans une immense rade foraine et d'attendre le moment du depart. Lorsque le _Nautilus_ passait entre eux et les enveloppait de ses nappes electriques, il semblait que ces navires allaient le saluer de leur pavillon et lui envoyer leur numero d'ordre ! Mais non, rien que le silence et la mort sur ce champ des catastrophes ! J'observai que les fonds mediterraneens etaient plus encombres de ces sinistres epaves a mesure que le _Nautilus_ se rapprochait du detroit de Gibraltar. Les cotes d'Afrique et d'Europe se resserrent alors, et dans cet etroit espace, les rencontres sont frequentes. Je vis la de nombreuses carenes de fer, des ruines fantastiques de steamers, les uns couches, les autres debout, semblables a des animaux formidables. Un de ces bateaux aux flancs ouverts, sa cheminee courbee, ses roues dont il ne restait plus que la monture, son gouvernail separe de l'etambot et retenu encore par une chaine de fer, son tableau d'arriere ronge par les sels marins, se presentait sous un aspect terrible ! Combien d'existences brisees dans son naufrage ! Combien de victimes entrainees sous les flots ! Quelque matelot du bord avait-il survecu pour raconter ce terrible desastre, ou les flots gardaient-ils encore le secret de ce sinistre ? Je ne sais pourquoi, il me vint a la pensee que ce bateau enfoui sous la mer pouvait etre l'_Atlas_, disparu corps et biens depuis une vingtaine d'annees, et dont on n'a jamais entendu parler ! Ah ! quelle sinistre histoire serait a faire que celle de ces fonds mediterraneens, de ce vaste ossuaire, ou tant de richesses se sont perdues, ou tant de victimes ont trouve la mort ! Cependant, le _Nautilus_, indifferent et rapide, courait a toute helice au milieu de ces ruines. Le 18 fevrier, vers trois heures du matin, il se presentait a l'entree du detroit de Gibraltar. La existent deux courants : un courant superieur, depuis longtemps reconnu, qui amene les eaux de l'Ocean dans le bassin de la Mediterranee ; puis un contre-courant inferieur, dont le raisonnement a demontre aujourd'hui l'existence. En effet, la somme des eaux de la Mediterranee, incessamment accrue par les flots de l'Atlantique et par les fleuves qui s'y jettent, devrait elever chaque annee le niveau de cette mer, car son evaporation est insuffisante pour retablir l'equilibre. Or, il n'en est pas ainsi, et on a du naturellement admettre l'existence d'un courant inferieur qui par le detroit de Gibraltar verse dans le bassin de l'Atlantique le trop-plein de la Mediterranee. Fait exact, en effet. C'est de ce contre-courant que profita le _Nautilus_. Il s'avanca rapidement par l'etroite passe. Un instant je pus entrevoir les admirables ruines du temple d'Hercule enfoui, au dire de Pline et d'Avienus, avec l'ile basse qui le supportait, et quelques minutes plus tard nous flottions sur les flots de l'Atlantique. VIII LA BAIE DE VIGO L'Atlantique ! Vaste etendue d'eau dont la superficie couvre vingt-cinq millions de milles carres, longue de neuf mille milles sur une largeur moyenne de deux mille sept cents. Importante mer presque ignoree des anciens, sauf peut-etre des Carthaginois, ces Hollandais de l'antiquite, qui dans leurs peregrinations commerciales suivaient les cotes ouest de l'Europe et de l'Afrique ! Ocean dont les rivages aux sinuosites paralleles embrassent un perimetre immense, arrose par les plus grands fleuves du monde, le Saint-Laurent, le Mississipi, l'Amazone, la Plata, l'Orenoque, le Niger, le Senegal, l'Elbe, la Loire, le Rhin, qui lui apportent les eaux des pays les plus civilises et des contrees les plus sauvages ! Magnifique plaine, incessamment sillonnee par les navires de toutes les nations, abritee sous tous les pavillons du monde, et que terminent ces deux pointes terribles, redoutees des navigateurs, le cap Horn et le cap des Tempetes ! Le _Nautilus_ en brisait les eaux sous le tranchant de son eperon, apres avoir accompli pres de dix mille lieues en trois mois et demi, parcours superieur a l'un des grands cercles de la terre. Ou allions-nous maintenant, et que nous reservait l'avenir ? Le _Nautilus_, sorti du detroit de Gibraltar, avait pris le large. Il revint a la surface des flots, et nos promenades quotidiennes sur la plate-forme nous furent ainsi rendues. J'y montai aussitot accompagne de Ned Land et de Conseil. A une distance de douze milles apparaissait vaguement le cap Saint-Vincent qui forme la pointe sud-ouest de la peninsule hispanique. Il ventait un assez fort coup de vent du sud. La mer etait grosse, houleuse. Elle imprimait de violentes secousses de roulis au _Nautilus_. Il etait presque impossible de se maintenir sur la plate-forme que d'enormes paquets de mer battaient a chaque instant. Nous redescendimes donc apres avoir hume quelques bouffees d'air. Je regagnai ma chambre. Conseil revint a sa cabine mais le Canadien, l'air assez preoccupe, me suivit. Notre rapide passage a travers la Mediterranee ne lui avait pas permis de mettre ses projets a execution, et il dissimulait peu son desappointement. Lorsque la porte de ma chambre fut fermee, il s'assit et me regarda silencieusement. << Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais vous n'avez rien a vous reprocher. Dans les conditions ou naviguait le _Nautilus_, songer a le quitter eut ete de la folie ! >> Ned Land ne repondit rien. Ses levres serrees, ses sourcils fronces, indiquaient chez lui la violente obsession d'une idee fixe. << Voyons, repris-je, rien n'est desespere encore. Nous remontons la cote du Portugal. Non loin sont la France, l'Angleterre, ou nous trouverions facilement un refuge. Ah ! si le _Nautilus_, sorti du detroit de Gibraltar, avait mis le cap au sud, s'il nous eut entraines vers ces regions a les continents manquent, je partagerais vos inquietudes. Mais, nous le savons maintenant, le capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisees, et dans quelques jours, je crois que vous pourrez agir avec quelque securite. >> Ned Land me regarda plus fixement encore, et desserrant enfin les levres : << C'est pour ce soir >>, dit-il. Je me redressai subitement. J'etais, je l'avoue, peu prepare a cette communication. J'aurais voulu repondre au Canadien, mais les mots ne me vinrent pas. << Nous etions convenus d'attendre une circonstance reprit Ned Land. La circonstance, je la tiens. Ce soir, nous ne serons qu'a quelques milles de la cote espagnole. La nuit est sombre. Le vent souffle du large. J'ai votre parole, monsieur Aronnax, et je compte sur vous. >> Comme je me taisais toujours, le Canadien se leva, et se rapprochant de moi : << Ce soir, a neuf heures, dit-il. J'ai prevenu Conseil. A ce moment-la, le capitaine Nemo sera enferme dans sa chambre et probablement couche. Ni les mecaniciens, ni les hommes de l'equipage ne peuvent nous voir. Conseil et moi, nous gagnerons l'escalier central. Vous, monsieur Aronnax, vous resterez dans la bibliotheque a deux pas de nous, attendant mon signal. Les avirons, le mat et la voile sont dans le canot. Je suis meme parvenu a y porter quelques provisions. Je me suis procure une clef anglaise pour devisser les ecrous qui attachent le canot a la coque du _Nautilus_. Ainsi tout est pret. A ce soir. -- La mer est mauvaise, dis-je. -- J'en conviens, repond le Canadien, mais il faut risquer cela. La liberte vaut qu'on la paye. D'ailleurs, l'embarcation est solide, et quelques milles avec un vent qui porte ne sont pas une affaire. Qui sait si demain nous ne serons pas a cent lieues au large ? Que les circonstances nous favorisent, et entre dix et onze heures, nous serons debarques sur quelque point de la terre ferme ou morts. Donc, a la grace de Dieu et a ce soir ! >> Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presque abasourdi. J'avais imagine que, le cas echeant, j'aurais eu le temps de reflechir, de discuter. Mon opiniatre compagnon ne me le permettait pas. Que lui aurais-je dit, apres tout ? Ned Land avait cent fois raison. C'etait presque une circonstance, il en profitait. Pouvais-je revenir sur ma parole et assumer cette responsabilite de compromettre dans un interet tout personnel l'avenir de mes compagnons ? Demain, le capitaine Nemo ne pouvait-il pas nous entrainer au large de toutes terres ? En ce moment, un sifflement assez fort m'apprit que les reservoirs se remplissaient, et le _Nautilus_ s'enfonca sous les flots de l'Atlantique. Je demeurai dans ma chambre. Je voulais eviter le capitaine pour cacher a ses yeux l'emotion qui me dominait. Triste Journee que je passai ainsi, entre le desir de rentrer en possession de mon libre arbitre et le regret d'abandonner ce merveilleux _Nautilus_, laissant inachevees mes etudes sous-marines ! Quitter ainsi cet ocean, << mon Atlantique >>, comme je me plaisais a le nommer, sans en avoir observe les dernieres couches, sans lui avoir derobe ces secrets que m'avaient reveles les mers des Indes et du Pacifique ! Mon roman me tombait des mains des le premier volume, mon reve s'interrompait au plus beau moment ! Quelles heures mauvaises s'ecoulerent ainsi, tantot me voyant en surete, a terre, avec mes compagnons, tantot souhaitant, en depit de ma raison, que quelque circonstance imprevue empechat la realisation des projets de Ned Land. Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Je voulais voir si la direction du _Nautilus_ nous rapprochait, en effet, ou nous eloignait de la cote. Mais non. Le _Nautilus_ se tenait toujours dans les eaux portugaises. Il pointait au nord en prolongeant les rivages de l'Ocean. Il fallait donc en prendre son parti et se preparer a fuir. Mon bagage n'etait pas lourd. Mes notes, rien de plus. Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce qu'il penserait de notre evasion, quelles inquietudes, quels torts peut-etre elle lui causerait, et ce qu'il ferait dans le double cas ou elle serait ou revelee ou manquee ! Sans doute je n'avais pas a me plaindre de lui, au contraire. Jamais hospitalite ne fut plus franche que la sienne. En le quittant, je ne pouvais etre taxe d'ingratitude. Aucun serment ne nous liait a lui. C'etait sur la force des choses seule qu'il comptait et non sur notre parole pour nous fixer a jamais aupres de lui. Mais cette pretention hautement avouee de nous retenir eternellement prisonniers a son bord justifiait toutes nos tentatives. Je n'avais pas revu le capitaine depuis notre visite a l'ile de Santorin. Le hasard devait-il me mettre en sa presence avant notre depart ? Je le desirais et je le craignais tout a la fois. J'ecoutai si je ne l'entendrais pas marcher dans sa chambre contigue a la mienne. Aucun bruit ne parvint a mon oreille. Cette chambre devait etre deserte. Alors j'en vins a me demander si cet etrange personnage etait a bord. Depuis cette nuit pendant laquelle le canot avait quitte le _Nautilus_ pour un service mysterieux, mes idees s'etaient, en ce qui le concerne, legerement modifiees. Je pensais, bien qu'il eut pu dire, que le capitaine Nemo devait avoir conserve avec la terre quelques relations d'une certaine espece. Ne quittait-il jamais le _Nautilus_ ? Des semaines entieres s'etaient souvent ecoulees sans que je l'eusse rencontre. Que faisait-il pendant ce temps, et alors que je le croyais en proie a des acces de misanthropie, n'accomplissait-il pas au loin quelque acte secret dont la nature m'echappait jusqu'ici ? Toutes ces idees et mille autres m'assaillirent a la fois. Le champ des conjectures ne peut etre qu'infini dans l'etrange situation ou nous sommes. J'eprouvais un malaise insupportable. Cette journee d'attente me semblait eternelle. Les heures sonnaient trop lentement au gre de mon impatience. Mon diner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Je mangeai mal, etant trop preoccupe. Je quittai la table a sept heures. Cent vingt minutes -- je les comptais -- me separaient encore du moment ou je devais rejoindre Ned Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battait avec violence. Je ne pouvais rester immobile. J'allais et venais, esperant calmer par le mouvement le trouble de mon esprit. L'idee de succomber dans notre temeraire entreprise etait le moins penible de mes soucis ; mais a la pensee de voir notre projet decouvert avant d'avoir quitte le _Nautilus_, a la pensee d'etre ramene devant le capitaine Nemo irrite, ou, ce qui eut ete pis, contriste de mon abandon, mon coeur palpitait. Je voulus revoir le salon une derniere fois. Je pris par les coursives, et j'arrivai dans ce musee ou j'avais passe tant d'heures agreables et utiles. Je regardai toutes ces richesses, tous ces tresors, comme un homme a la veille d'un eternel exil et qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles de la nature, ces chefs-d'oeuvre de l'art, entre lesquels depuis tant de jours se concentrait ma vie, j'allais les abandonner pour jamais. J'aurais voulu plonger mes regards par la vitre du salon a travers les eaux de l'Atlantique ; mais les panneaux etaient hermetiquement fermes et un manteau de tole me separait de cet Ocean que je ne connaissais pas encore. En parcourant ainsi le salon, j'arrivai pres de la porte, menagee dans le pan coupe, qui s'ouvrait sur la chambre du capitaine. A mon grand etonnement, cette porte etait entrebaillee. Je reculai involontairement. Si le capitaine Nemo etait dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant, n'entendant aucun bruit, je m'approchai. La chambre etait deserte. Je poussai la porte. Je fis quelques pas a l'interieur. Toujours le meme aspect severe, cenobitique. En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues a la paroi et que je n'avais pas remarquees pendant ma premiere visite, frapperent mes regards. C'etaient des portraits, des portraits de ces grands hommes historiques dont l'existence n'a ete qu'un perpetuel devouement a une grande idee humaine, Kosciusko, le heros tombe au cri de _Finis Polonioe_, Botzaris, le Leonidas de la Grece moderne, O'Connell, le defenseur de l'Irlande, Washington, le fondateur de l'Union americaine, Manin, le patriote italien, Lincoln, tombe sous la balle d'un esclavagiste, et enfin, ce martyr de l'affranchissement de la race noire, John Brown, suspendu a son gibet, tel que l'a si terriblement dessine le crayon de Victor Hugo. Quel lien existait-il entre ces ames heroiques et l'ame du capitaine Nemo ? Pouvais-je enfin, de cette reunion de portraits, degager le mystere de son existence ? Etait-il le champion des peuples opprimes, le liberateur des races esclaves ? Avait-il figure dans les dernieres commotions politiques ou sociales de ce siecle. Avait-il ete l'un des heros de la terrible guerre americaine, guerre lamentable et a jamais glorieuse ?... Tout a coup l'horloge sonna huit heures. Le battement du premier coup de marteau sur le timbre m'arracha a mes reves. Je tressaillis comme si un oeil invisible eut pu plonger au plus secret de mes pensees, et je me precipitai hors de la chambre. La, mes regards s'arreterent sur la boussole. Notre direction etait toujours au nord. Le loch indiquait une vitesse moderee, le manometre, une profondeur de soixante pieds environ. Les circonstances favorisaient donc les projets du Canadien. Je regagnai ma chambre. Je me vetis chaudement, bottes de mer, bonnet de loutre, casaque de byssus doublee de peau de phoque. J'etais pret. J'attendis. Les fremissements de l'helice troublaient seuls le silence profond qui regnait a bord. J'ecoutais, je tendais l'oreille. Quelque eclat de voix ne m'apprendrait-il pas, tout a coup, que Ned Land venait d'etre surpris dans ses projets d'evasion ? Une inquietude mortelle m'envahit. J'essayai vainement de reprendre mon sang-froid. A neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreille pres de la porte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au salon qui etait plonge dans une demi-obscurite, mais desert. J'ouvris la porte communiquant avec la bibliotheque. Meme clarte insuffisante, meme solitude. J'allai me poster pres de la porte qui donnait sur la cage de l'escalier central. J'attendis le signal de Ned Land. En ce moment, les fremissements de l'helice diminuerent sensiblement, puis ils cesserent tout a fait. Pourquoi ce changement dans les allures du _Nautilus_ ? Cette halte favorisait-elle ou genait-elle les desseins de Ned Land, je n'aurais pu le dire. Le silence n'etait plus trouble que par les battements de mon coeur. Soudain, un leger choc se fit sentir. Je compris que le _Nautilus_ venait de s'arreter sur le fond de l'ocean. Mon inquietude redoubla. Le signal du Canadien ne m'arrivait pas. J'avais envie de rejoindre Ned Land pour l'engager a remettre sa tentative. Je sentais que notre navigation ne se faisait plus dans les conditions ordinaires... En ce moment, la porte du grand salon s'ouvrit, et le capitaine Nemo parut. Il m'apercut, et, sans autre preambule : << Ah ! Monsieur le professeur, dit-il d'un ton aimable, je vous cherchais. Savez-vous votre histoire d'Espagne ? >> On saurait a fond l'histoire de son propre pays que, dans les conditions ou je me trouvais, l'esprit trouble, la tete perdue, on ne pourrait en citer un mot. << Eh bien ? reprit le capitaine Nemo, vous avez entendu ma question ? Savez-vous l'histoire d'Espagne ? -- Tres mal, repondis-je. -- Voila bien les savants, dit le capitaine ils ne savent pas. Alors, asseyez-vous, ajouta-t-il, et je vais vous raconter un curieux episode de cette histoire. >> Le capitaine s'etendit sur un divan, et, machinalement, je pris place aupres de lui, dans la penombre. << Monsieur le professeur, me dit-il, ecoutez-moi bien. Cette histoire vous interessera par un certain cote, car elle repondra a une question que sans doute vous n'avez pu resoudre. -- Je vous ecoute, capitaine, dis-je, ne sachant ou mon interlocuteur voulait en venir, et me demandant si cet incident se rapportait a nos projets de fuite. -- Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vous le voulez bien, nous remonterons a 1702. Vous n'ignorez pas qu'a cette epoque, votre roi Louis XIV, croyant qu'il suffisait d'un geste de potentat pour faire rentrer les Pyrenees sous terre, avait impose le duc d'Anjou, son petit-fils, aux Espagnols. Ce prince, qui regna plus ou moins mal sous le nom de Philippe V, eut affaire, au-dehors, a forte partie. << En effet, l'annee precedente, les maisons royales de Hollande, d'Autriche et d'Angleterre, avaient conclu a la Haye un traite d'alliance, dans le but d'arracher la couronne d'Espagne a Philippe V, pour la placer sur la tete d'un archiduc, auquel elles donnerent prematurement le nom de Charles III. << L'Espagne dut resister a cette coalition. Mais elle etait a peu pres depourvue de soldats et de marins. Cependant, l'argent ne lui manquait pas, a la condition toutefois que ses galions, charges de l'or et de l'argent de l'Amerique, entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendait un riche convoi que la France faisait escorter par une flotte de vingt-trois vaisseaux commandes par l'amiral de Chateau-Renaud, car les marines coalisees couraient alors l'Atlantique. << Ce convoi devait se rendre a Cadix, mais l'amiral, ayant appris que la flotte anglaise croisait dans ces parages, resolut de rallier un port de France. << Les commandants espagnols du convoi protesterent contre cette decision. Ils voulurent etre conduits dans un port espagnol, et, a defaut de Cadix, dans la baie de Vigo, situee sur la cote nord-ouest de l'Espagne, et qui n'etait pas bloquee. << L'amiral de Chateau-Renaud eut la faiblesse d'obeir a cette injonction, et les galions entrerent dans la baie de Vigo. << Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui ne peut etre aucunement defendue. Il fallait donc se hater de decharger les galions avant l'arrivee des flottes coalisees, et le temps n'eut pas manque a ce debarquement, si une miserable question de rivalite n'eut surgi tout a coup. << Vous suivez bien l'enchainement des faits ? me demanda le capitaine Nemo. -- Parfaitement, dis-je, ne sachant encore a quel propos m'etait faite cette lecon d'histoire. -- Je continue. Voici ce qui se passa. Les commercants de Cadix avaient un privilege d'apres lequel ils devaient recevoir toutes les marchandises qui venaient des Indes occidentales. Or, debarquer les lingots des galions au port de Vigo, c'etait aller contre leur droit. Ils se plaignirent donc a Madrid, et ils obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans proceder a son dechargement, resterait en sequestre dans la rade de Vigo jusqu'au moment ou les flottes ennemies se seraient eloignees. << Or, pendant que l'on prenait cette decision, le 22 octobre 1702, les vaisseaux anglais arriverent dans la baie de Vigo. L'amiral de Chateau-Renaud, malgre ses forces inferieures, se battit courageusement. Mais quand il vit que les richesses du convoi allaient tomber entre les mains des ennemis, il incendia et saborda les galions qui s'engloutirent avec leurs immenses tresors. >> Le capitaine Nemo s'etait arrete. Je l'avoue, je ne voyais pas encore en quoi cette histoire pouvait m'interesser. << Eh bien ? Lui demandai-je. -- Eh bien, monsieur Aronnax, me repondit le capitaine Nemo, nous sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient qu'a vous d'en penetrer les mysteres. >> Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J'avais eu le temps de me remettre. J'obeis. Le salon etait obscur, mais a travers les vitres transparentes etincelaient les flots de la mer. Je regardai. Autour du _Nautilus_, dans un rayon d'une demi-mille, les eaux apparaissaient impregnees de lumiere electrique. Le fond sableux etait net et clair. Des hommes de l'equipage, revetus de scaphandres, s'occupaient a deblayer des tonneaux a demi pourris, des caisses eventrees, au milieu d'epaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, s'echappaient des lingots d'or et d'argent, des cascades de piastres et de bijoux. Le sable en etait jonche. Puis, charges de ce precieux butin, ces hommes revenaient au _Nautilus_, y deposaient leur fardeau et allaient reprendre cette inepuisable peche d'argent et d'or. Je comprenais. C'etait ici le theatre de la bataille du 22 octobre 1702. Ici meme avaient coule les galions charges pour le compte du gouvernement espagnol. Ici le capitaine Nemo venait encaisser, suivant ses besoins, les millions dont il lestait son _Nautilus_. C'etait pour lui, pour lui seul que l'Amerique avait livre ses precieux metaux. Il etait l'heritier direct et sans partage de ces tresors arraches aux Incas et aux vaincus de Fernand Cortez ! << Saviez-vous, monsieur le professeur, me demanda-t-il en souriant, que la mer contint tant de richesse ? -- Je savais, repondis-je, que l'on evalue a deux millions de tonnes l'argent qui est tenu en suspension dans ses eaux. -- Sans doute, mais pour extraire cet argent, les depenses l'emporteraient sur le profit. Ici, au contraire, je n'ai qu'a ramasser ce que les hommes ont perdu, et non seulement dans cette baie de Vigo, mais encore sur mille theatres de naufrages dont ma carte sous-marine a note la place. Comprenez-vous maintenant que je sois riche a milliards ? -- Je le comprends, capitaine. Permettez-moi, pourtant, de vous dire qu'en exploitant precisement cette baie de Vigo, vous n'avez fait que devancer les travaux d'une societe rivale. -- Et laquelle ? -- Une societe qui a recu du gouvernement espagnol le privilege de rechercher les galions engloutis. Les actionnaires sont alleches par l'appat d'un enorme benefice, car on evalue a cinq cents millions la valeur de ces richesses naufragees. -- Cinq cents millions ! me repondit le capitaine Nemo. Ils y etaient, mais ils n'y sont plus. -- En effet, dis-je. Aussi un bon avis a ces actionnaires serait-il acte de charite. Qui sait pourtant s'il serait bien recu. Ce que les joueurs regrettent par-dessus tout, d'ordinaire, c'est moins la perte de leur argent que celle de leurs folles esperances. Je les plains moins apres tout que ces milliers de malheureux auxquels tant de richesses bien reparties eussent pu profiter, tandis qu'elles seront a jamais steriles pour eux ! >> Je n'avais pas plutot exprime ce regret que je sentis qu'il avait du blesser le capitaine Nemo. << Steriles ! repondit-il en s'animant. Croyez-vous donc, monsieur, que ces richesses soient perdues, alors que c'est moi qui les ramasse ? Est-ce pour moi, selon vous, que je me donne la peine de recueillir ces tresors ? Qui vous dit que je n'en fais pas un bon usage ? Croyez-vous que j'ignore qu'il existe des etres souffrants, des races opprimees sur cette terre, des miserables a soulager, des victimes a venger ? Ne comprenez-vous pas ?... >> Le capitaine Nemo s'arreta sur ces dernieres paroles, regrettant peut-etre d'avoir trop parle. Mais j'avais devine. Quels que fussent les motifs qui l'avaient force a chercher l'independance sous les mers, avant tout il etait reste un homme ! Son coeur palpitait encore aux souffrances de l'humanite, et son immense charite s'adressait aux races asservies comme aux individus ! Et je compris alors a qui etaient destines ces millions expedies par le capitaine Nemo, lorsque le _Nautilus_ naviguait dans les eaux de la Crete insurgee ! IX UN CONTINENT DISPARU Le lendemain matin, 19 fevrier, je vis entrer le Canadien dans ma chambre. J'attendais sa visite. Il avait l'air tres desappointe. << Eh bien, monsieur ? me dit-il. -- Oui ! il a fallu que ce damne capitaine s'arretat precisement a l'heure ou nous allions fuir son bateau. -- Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier. -- Son banquier ! -- Ou plutot sa maison de banque. J'entends par la cet Ocean ou ses richesses sont plus en surete qu'elles ne le seraient dans les caisses d'un Etat. >> Je racontai alors au Canadien les incidents de la veille, dans le secret espoir de le ramener a l'idee de ne point abandonner le capitaine ; mais mon recit n'eut d'autre resultat que le regret energiquement exprime par Ned de n'avoir pu faire pour son compte une promenade sur le champ de bataille de Vigo. << Enfin, dit-il, tout n'est pas fini ! Ce n'est qu'un coup de harpon perdu ! Une autre fois nous reussirons, et des ce soir s'il le faut... -- Quelle est la direction du _Nautilus_ ? demandai-je. -- Je l'ignore, repondit Ned. -- Eh bien ! a midi, nous verrons le point. >> Le Canadien retourna pres de Conseil. Des que je fus habille, je passai dans le salon. Le compas n'etait pas rassurant. La route du _Nautilus_ etait sud-sud-ouest. Nous tournions le dos a l'Europe. J'attendis avec une certaine impatience que le point fut reporte sur la carte. Vers onze heures et demie, les reservoirs se viderent, et notre appareil remonta a la surface de l'Ocean. Je m'elancai vers la plate-forme. Ned Land m'y avait precede. Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelques voiles a l'horizon, de celles sans doute qui vont chercher jusqu'au cap San-Roque les vents favorables pour doubler le cap de Bonne-Esperance. Le temps etait couvert. Un coup de vent se preparait. Ned rageant, essayait de percer l'horizon brumeux. Il esperait encore que, derriere tout ce brouillard, s'etendait cette terre si desiree. A midi, le soleil se montra un instant. Le second profita de cette eclaircie pour prendre sa hauteur. Puis, la mer devenant plus houleuse, nous redescendimes, et le panneau fut referme. Une heure apres, lorsque je consultai la carte, je vis que la position du _Nautilus_ etait indiquee par 16deg.17' de longitude et 33deg.22' de latitude, a cent cinquante lieues de la cote la plus rapprochee. Il n'y avait pas moyen de songer a fuir, et je laisse a penser quelles furent les coleres du Canadien, quand je lui fis connaitre notre situation. Pour mon compte, je ne me desolai pas outre mesure. Je me sentis comme soulage du poids qui m'oppressait, et je pus reprendre avec une sorte de calme relatif mes travaux habituels. Le soir, vers onze heures, je recus la visite tres inattendue du capitaine Nemo. Il me demanda fort gracieusement si je me sentais fatigue d'avoir veille la nuit precedente. Je repondis negativement. << Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai une curieuse excursion. -- Proposez, capitaine. -- Vous n'avez encore visite les fonds sous-marins que le jour et sous la clarte du soleil. Vous conviendrait-il de les voir par une nuit obscure ? -- Tres volontiers. -- Cette promenade sera fatigante, je vous en previens. Il faudra marcher longtemps et gravir une montagne. Les chemins ne sont pas tres bien entretenus. -- Ce que vous me dites la, capitaine, redouble ma curiosite. Je suis pret a vous suivre. -- Venez donc, monsieur le professeur, nous allons revetir nos scaphandres. >> Arrive au vestiaire, je vis que ni mes compagnons ni aucun homme de l'equipage ne devait nous suivre pendant cette excursion. Le capitaine Nemo ne m'avait pas meme propose d'emmener Ned ou Conseil. En quelques instants, nous eumes revetu nos appareils. On placa sur notre dos les reservoirs abondamment charges d'air, mais les lampes electriques n'etaient pas preparees. Je le fis observer au capitaine. << Elles nous seraient inutiles >>, repondit-il. Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus reiterer mon observation, car la tete du capitaine avait deja disparu dans son enveloppe metallique. J'achevai de me harnacher, je sentis qu'on me placait dans la main un baton ferre, et quelques minutes plus tard, apres la manoeuvre habituelle, nous prenions pied sur le fond de l'Atlantique, a une profondeur de trois cents metres. Minuit approchait. Les eaux etaient profondement obscures, mais le capitaine Nemo me montra dans le lointain un point rougeatre, une sorte de large lueur, qui brillait a deux milles environ du _Nautilus_. Ce qu'etait ce feu, quelles matieres l'alimentaient, pourquoi et comment il se revivifiait dans la masse liquide, je n'aurais pu le dire. En tout cas, il nous eclairait, vaguement il est vrai, mais je m'accoutumai bientot a ces tenebres particulieres, et je compris, dans cette circonstance, l'inutilite des appareils Ruhmkorff. Le capitaine Nemo et moi, nous marchions l'un pres de l'autre, directement sur le feu signale. Le sol plat montait insensiblement. Nous faisions de larges enjambees, nous aidant du baton ; mais notre marche etait lente, en somme, car nos pieds s'enfoncaient souvent dans une sorte de vase petrie avec des algues et semee de pierres plates. Tout en avancant, j'entendais une sorte de gresillement au-dessus de ma tete. Ce bruit redoublait parfois et produisait comme un petillement continu. J'en compris bientot la cause. C'etait la pluie qui tombait violemment en crepitant a la surface des flots. Instinctivement, la pensee me vint que j'allais etre trempe ! Par l'eau, au milieu de l'eau ! Je ne pus m'empecher de rire a cette idee baroque. Mais pour tout dire, sous l'epais habit du scaphandre, on ne sent plus le liquide element, et l'on se croit au milieu d'une atmosphere un peu plus dense que l'atmosphere terrestre, voila tout. Apres une demi-heure de marche, le sol devint rocailleux. Les meduses, les crustaces microscopiques, les pennatules l'eclairaient legerement de lueurs phosphorescentes. J'entrevoyais des monceaux de pierres que couvraient quelques millions de zoophytes et des fouillis d'algues. Le pied me glissait souvent sur ces visqueux tapis de varech, et sans mon baton ferre, je serais tombe plus d'une fois. En me retournant, je voyais toujours le fanal blanchatre du _Nautilus_ qui commencait a palir dans l'eloignement. Ces amoncellements pierreux dont je viens de parler etaient disposes sur le fond oceanique suivant une certaine regularite que je ne m'expliquais pas. J'apercevais de gigantesques sillons qui se perdaient dans l'obscurite lointaine et dont la longueur echappait a toute evaluation. D'autres particularites se presentaient aussi, que je ne savais admettre. Il me semblait que mes lourdes semelles de plomb ecrasaient une litiere d'ossements qui craquaient avec un bruit sec. Qu'etait donc cette vaste plaine que je parcourais ainsi ? J'aurais voulu interroger le capitaine, mais son langage par signes, qui lui permettait de causer avec ses compagnons, lorsqu'ils le suivaient dans ses excursions sous-marines, etait encore incomprehensible pour moi. Cependant, la clarte rougeatre qui nous guidait, s'accroissait et enflammait l'horizon. La presence de ce foyer sous les eaux m'intriguait au plus haut degre. Etait-ce quelque effluence electrique qui se manifestait ? Allais-je vers un phenomene naturel encore inconnu des savants de la terre ? Ou meme -- car cette pensee traversa mon cerveau -- la main de l'homme intervenait-elle dans cet embrasement ? Soufflait-elle cet incendie ? Devais-je rencontrer sous ces couches profondes, des compagnons, des amis du capitaine Nemo, vivant comme lui de cette existence etrange, et auxquels il allait rendre visite ? Trouverais-je la-bas toute une colonie d'exiles, qui, las des miseres de la terre, avaient cherche et trouve l'independance au plus profond de l'Ocean ? Toutes ces idees folles, inadmissibles, me poursuivaient, et dans cette disposition d'esprit, surexcite sans cesse par la serie de merveilles qui passaient sous mes yeux, je n'aurais pas ete surpris de rencontrer, au fond de cette mer, une de ces villes sous-marines que revait le capitaine Nemo ! Notre route s'eclairait de plus en plus. La lueur blanchissante rayonnait au sommet d'une montagne haute de huit cents pieds environ. Mais ce que j'apercevais n'etait qu'une simple reverberation developpee par le cristal des couches d'eau. Le foyer, source de cette inexplicable darte, occupait le versant oppose de la montagne. Au milieu des dedales pierreux qui sillonnaient le fond de l'Atlantique, le capitaine Nemo s'avancait sans hesitation. Il connaissait cette sombre route. Il l'avait souvent parcourue, sans doute, et ne pouvait s'y perdre. Je le suivais avec une confiance inebranlable. Il m'apparaissait comme un des genies de la mer, et quand il marchait devant moi, j'admirais sa haute stature qui se decoupait en noir sur le fond lumineux de l'horizon. Il etait une heure du matin. Nous etions arrives aux premieres rampes de la montagne. Mais pour les aborder, il fallut s'aventurer par les sentiers difficiles d'un vaste taillis. Oui ! un taillis d'arbres morts, sans feuilles, sans seve, arbres mineralises sous l'action des eaux, et que dominaient ca et la des pins gigantesques. C'etait comme une houillere encore debout, tenant par ses racines au sol effondre, et dont la ramure, a la maniere des fines decoupures de papier noir, se dessinait nettement sur le plafond des eaux. Que l'on se figure une foret du Hartz, accrochee aux flancs d'une montagne, mais une foret engloutie. Les sentiers etaient encombres d'algues et de fucus, entre lesquels grouillait un monde de crustaces. J'allais, gravissant les rocs, enjambant les troncs etendus, brisant les lianes de mer qui se balancaient d'un arbre a l'autre, effarouchant les poissons qui volaient de branche en branche. Entraine, je ne sentais plus la fatigue. Je suivais mon guide qui ne se fatiguait pas. Quel spectacle ! Comment le rendre ? Comment peindre l'aspect de ces bois et de ces rochers dans ce milieu liquide, leurs dessous sombres et farouches, leurs dessus colores de tons rouges sous cette clarte que doublait la puissance reverberante des eaux ? Nous gravissions des rocs qui s'eboulaient ensuite par pans enormes avec un sourd grondement d'avalanche. A droite, a gauche, se creusaient de tenebreuses galeries ou se perdait le regard. Ici s'ouvraient de vastes clairieres, que la main de l'homme semblait avoir degagees, et je me demandais parfois si quelque habitant de ces regions sous-marines n'allait pas tout a coup m'apparaitre. Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulais pas rester en arriere. Je le suivais hardiment. Mon baton me pretait un utile secours. Un faux pas eut ete dangereux sur ces etroites passes evidees aux flancs des gouffres ; mais j'y marchais d'un pied ferme et sans ressentir l'ivresse du vertige. Tantot je sautais une crevasse dont la profondeur m'eut fait reculer au milieu des glaciers de la terre ; tantot je m'aventurais sur le tronc vacillant des arbres jetes d'un abime a l'autre, sans regarder sous mes pieds, n'ayant des yeux que pour admirer les sites sauvages de cette region. La, des rocs monumentaux, penchant sur leurs bases irregulierement decoupees, semblaient defier les lois de l'equilibre. Entre leurs genoux de pierre, des arbres poussaient comme un jet sous une pression formidable, et soutenaient ceux qui les soutenaient eux-memes. Puis, des tours naturelles, de larges pans tailles a pic comme des courtines, s'inclinaient sous un angle que les lois de la gravitation n'eussent pas autorise a la surface des regions terrestres. Et moi-meme ne sentais-je pas cette difference due a la puissante densite de l'eau, quand, malgre mes lourds vetements, ma tete de cuivre, mes semelles de metal, je m'elevais sur des pentes d'une impraticable raideur, les franchissant pour ainsi dire avec la legerete d'un isard ou d'un chamois ! Au recit que je fais de cette excursion sous les eaux, je sens bien que je ne pourrai etre vraisemblable ! Je suis l'historien des choses d'apparence impossible qui sont pourtant reelles, incontestables. Je n'ai point reve. J'ai vu et senti ! Deux heures apres avoir quitte le _Nautilus_, nous avions franchi la ligne des arbres, et a cent pieds au-dessus de nos tetes se dressait le pic de la montagne dont la projection faisait ombre sur l'eclatante irradiation du versant oppose. Quelques arbrisseaux petrifies couraient ca et la en zigzags grimacants. Les poissons se levaient en masse sous nos pas comme des oiseaux surpris dans les hautes herbes. La masse rocheuse etait creusee d'impenetrables anfractuosites, de grottes profondes, d'insondables trous, au fond desquels j'entendais remuer des choses formidables. Le sang me refluait jusqu'au coeur, quand j'apercevais une antenne enorme qui me barrait la route, ou quelque pince effrayante se refermant avec bruit dans l'ombre des cavites ! Des milliers de points lumineux brillaient au milieu des tenebres. C'etaient les yeux de crustaces gigantesques, tapis dans leur taniere, des homards geants se redressant comme des hallebardiers et remuant leurs pattes avec un cliquetis de ferraille, des crabes titanesques, braques comme des canons sur leurs affuts, et des poulpes effroyables entrelacant leurs tentacules comme une broussaille vivante de serpents. Quel etait ce monde exorbitant que je ne connaissais pas encore ? A quel ordre appartenaient ces articules auxquels le roc formait comme une seconde carapace ? Ou la nature avait-elle trouve le secret de leur existence vegetative, et depuis combien de siecles vivaient-ils ainsi dans les dernieres couches de l'Ocean ? Mais je ne pouvais m'arreter. Le capitaine Nemo, familiarise avec ces terribles animaux, n'y prenait plus garde. Nous etions arrives a un premier plateau, ou d'autres surprises m'attendaient encore. La se dessinaient de pittoresques ruines, qui trahissaient la main de l'homme, et non plus celle du Createur. C'etaient de vastes amoncellements de pierres ou l'on distinguait de vagues formes de chateaux, de temples, revetus d'un monde de zoophytes en fleurs, et auxquels, au lieu de lierre, les algues et les fucus faisaient un epais manteau vegetal. Mais qu'etait donc cette portion du globe engloutie par les cataclysmes ? Qui avait dispose ces roches et ces pierres comme des dolmens des temps ante-historiques ? Ou etais-je, ou m'avait entraine la fantaisie du capitaine Nemo ? J'aurais voulu l'interroger. Ne le pouvant, je l'arretai. Je saisis son bras. Mais lui, secouant la tete, et me montrant le dernier sommet de la montagne, sembla me dire : << Viens ! viens encore ! viens toujours ! >> Je le suivis dans un dernier elan, et en quelques minutes, j'eus gravi le pic qui dominait d'une dizaine de metres toute cette masse rocheuse. Je regardai ce cote que nous venions de franchir. La montagne ne s'elevait que de sept a huit cents pieds au-dessus de la plaine ; mais de son versant oppose, elle dominait d'une hauteur double le fond en contre bas de cette portion de l'Atlantique. Mes regards s'etendaient au loin et embrassaient un vaste espace eclaire par une fulguration violente. En effet, c'etait un volcan que cette montagne. A cinquante pieds au-dessous du pic, au milieu d'une pluie de pierres et de scories, un large cratere vomissait des torrents de lave, qui se dispersaient en cascade de feu au sein de la masse liquide. Ainsi pose, ce volcan, comme un immense flambeau, eclairait la plaine inferieure jusqu'aux dernieres limites de l'horizon. J'ai dit que le cratere sous-marin rejetait des laves, mais non des flammes. Il faut aux flammes l'oxygene de l'air, et elles ne sauraient se developper sous les eaux ; mais des coulees de lave, qui ont en elles le principe de leur incandescence, peuvent se porter au rouge blanc, lutter victorieusement contre l'element liquide et se vaporiser a son contact. De rapides courants entrainaient tous ces gaz en diffusion, et les torrents laviques glissaient jusqu'au bas de la montagne, comme les dejections du Vesuve sur un autre Torre del Greco. En effet, la, sous mes yeux, ruinee, abimee, jetee bas, apparaissait une ville detruite, ses toits effondres, ses temples abattus, ses arcs disloques, ses colonnes gisant a terre, ou l'on sentait encore les solides proportions d'une sorte d'architecture toscane ; plus loin, quelques restes d'un gigantesque aqueduc ; ici l'exhaussement empate d'une acropole, avec les formes flottantes d'un Parthenon ; la, des vestiges de quai, comme si quelque antique port eut abrite jadis sur les bords d'un ocean disparu les vaisseaux marchands et les triremes de guerre ; plus loin encore, de longues lignes de murailles ecroulees, de larges rues desertes, toute une Pompei enfouie sous les eaux, que le capitaine Nemo ressuscitait a mes regards ! Ou etais-je ? Ou etais-je ? Je voulais le savoir a tout prix, je voulais parler, je voulais arracher la sphere de cuivre qui emprisonnait ma tete. Mais le capitaine Nemo vint a moi et m'arreta d'un geste. Puis, ramassant un morceau de pierre crayeuse, il s'avanca vers un roc de basalte noire et traca ce seul mot : ATLANTIDE Quel eclair traversa mon esprit ! L'Atlantide, l'ancienne Meropide de Theopompe, l'Atlantide de Platon, ce continent nie par Origene, Porphyre, Jamblique, D'Anville, Malte-Brun, Humboldt, qui mettaient sa disparition au compte des recits legendaires, admis par Possidonius, Pline, Ammien-Marcellin, Tertullien, Engel, Sherer, Tournefort, Buffon, d'Avezac, je l'avais la sous les yeux, portant encore les irrecusables temoignages de sa catastrophe ! C'etait donc cette region engloutie qui existait en dehors de l'Europe, de l'Asie, de la Libye, au-dela des colonnes d'Hercule, ou vivait ce peuple puissant des Atlantes, contre lequel se firent les premieres guerres de l'ancienne Grece ! L'historien qui a consigne dans ses ecrits les hauts faits de ces temps heroiques, c'est Platon lui-meme. Son dialogue de Timee et de Critias a ete, pour ainsi dire, trace sous l'inspiration de Solon, poete et legislateur. Un jour, Solon s'entretenait avec quelques sages vieillards de Sais, ville deja vieille de huit cents ans, ainsi que le temoignaient ses annales gravees sur le mur sacre de ses temples. L'un de ces vieillards raconta l'histoire d'une autre ville plus ancienne de mille ans. Cette premiere cite athenienne, agee de neuf cents siecles, avait ete envahie et en partie detruite par les Atlantes. Ces Atlantes, disait-il, occupaient un continent immense plus grand que l'Afrique et l'Asie reunies, qui couvrait une surface comprise du douzieme degre de latitude au quarantieme degre nord. Leur domination s'etendait meme a l'Egypte. Ils voulurent l'imposer jusqu'en Grece, mais ils durent se retirer devant l'indomptable resistance des Hellenes. Des siecles s'ecoulerent. Un cataclysme se produisit, inondations, tremblements de terre. Une nuit et un jour suffirent a l'aneantissement de cette Atlantide dont les plus hauts sommets, Madere, les Acores, les Canaries, les iles du cap Vert, emergent encore. Tels etaient ces souvenirs historiques que l'inscription du capitaine Nemo faisait palpiter dans mon esprit. Ainsi donc, conduit par la plus etrange destinee, je foulais du pied l'une des montagnes de ce continent ! Je touchais de la main ces ruines mille fois seculaires et contemporaines des epoques geologiques ! Je marchais la meme ou avaient marche les contemporains du premier homme ! J'ecrasais sous mes lourdes semelles ces squelettes d'animaux des temps fabuleux, que ces arbres, maintenant mineralises, couvraient autrefois de leur ombre ! Ah ! pourquoi le temps me manquait-il ! J'aurais voulu descendre les pentes abruptes de cette montagne, parcourir en entier ce continent immense qui sans doute reliait l'Afrique a l'Amerique, et visiter ces grandes cites antediluviennes. La, peut-etre, sous mes regards, s'etendaient Makhimos, la guerriere, Eusebes, la pieuse, dont les gigantesques habitants vivaient des siecles entiers, et auxquels la force ne manquait pas pour entasser ces blocs qui resistaient encore a l'action des eaux. Un jour peut-etre, quelque phenomene eruptif les ramenera a la surface des flots, ces ruines englouties ! On a signale de nombreux volcans sous-marins dans cette portion de l'Ocean, et bien des navires ont senti des secousses extraordinaires en passant sur ces fonds tourmentes. Les uns ont entendu des bruits sourds qui annoncaient la lutte profonde des elements ; les autres ont recueilli des cendres volcaniques projetees hors de la mer. Tout ce sol jusqu'a l'Equateur est encore travaille par les forces plutoniennes. Et qui sait si, dans une epoque eloignee, accrus par les dejections volcaniques et par les couches successives de laves, des sommets de montagnes ignivomes n'apparaitront pas a la surface de l'Atlantique ! Pendant que je revais ainsi, tandis que je cherchais a fixer dans mon souvenir tous les details de ce paysage grandiose, le capitaine Nemo, accoude sur une stele moussue, demeurait immobile et comme petrifie dans une muette extase. Songeait-il a ces generations disparues et leur demandait-il le secret de la destinee humaine ? Etait-ce a cette place que cet homme etrange venait se retremper dans les souvenirs de l'histoire, et revivre de cette vie antique, lui qui ne voulait pas de la vie moderne ? Que n'aurais-je donne pour connaitre ses pensees, pour les partager, pour les comprendre ! Nous restames a cette place pendant une heure entiere, contemplant la vaste plaine sous l'eclat des laves qui prenaient parfois une intensite surprenante. Les bouillonnements interieurs faisaient courir de rapides frissonnements sur l'ecorce de la montagne. Des bruits profonds, nettement transmis par ce milieu liquide, se repercutaient avec une majestueuse ampleur. En ce moment, la lune apparut un instant a travers la masse des eaux et jeta quelques pales rayons sur le continent englouti. Ce ne fut qu'une lueur, mais d'un indescriptible effet. Le capitaine se leva, jeta un dernier regard a cette immense plaine ; puis de la main il me fit signe de le suivre. Nous descendimes rapidement la montagne. La foret minerale une fois depassee, j'apercus le fanal du _Nautilus_ qui brillait comme une etoile. Le capitaine marcha droit a lui, et nous etions rentres a bord au moment ou les premieres teintes de l'aube blanchissaient la surface de l'Ocean. X LES HOUILLERES SOUS-MARINES Le lendemain, 20 fevrier, je me reveillais fort tard. Les fatigues de la nuit avaient prolonge mon sommeil jusqu'a onze heures. Je m'habillai promptement. J'avais hate de connaitre la direction du _Nautilus_. Les instruments m'indiquerent qu'il courait toujours vers le sud avec une vitesse de vingt milles a l'heure par une profondeur de cent metres. Conseil entra. Je lui racontai notre excursion nocturne, et, les panneaux etant ouverts, il put encore entrevoir une partie de ce continent submerge. En effet, le _Nautilus_ rasait a dix metres du sol seulement la plaine de l'Atlantide. Il filait comme un ballon emporte par le vent au-dessus des prairies terrestres ; mais il serait plus vrai de dire que nous etions dans ce salon comme dans le wagon d'un train express. Les premiers plans qui passaient devant nos yeux, c'etaient des rocs decoupes fantastiquement, des forets d'arbres passes du regne vegetal au regne animal, et dont l'immobile silhouette grimacait sous les flots. C'etaient aussi des masses pierreuses enfouies sous des tapis d'axidies et d'anemones, herissees de longues hydrophytes verticales, puis des blocs de laves etrangement contournes qui attestaient toute la fureur des expansions plutoniennes. Tandis que ces sites bizarres resplendissaient sous nos feux electriques, je racontais a Conseil l'histoire de ces Atlantes, qui, au point de vue purement imaginaire, inspirerent a Bailly tant de pages charmantes. Je lui disais les guerres de ces peuples heroiques. Je discutais la question de l'Atlantide en homme qui ne peut plus douter. Mais Conseil, distrait, m'ecoutait peu, et son indifference a traiter ce point historique me fut bientot expliquee. En effet, de nombreux poissons attiraient ses regards, et quand passaient des poissons, Conseil, emporte dans les abimes de la classification, sortait du monde reel. Dans ce cas, je n'avais plus qu'a le suivre et a reprendre avec lui nos etudes ichtyologiques. Du reste, ces poissons de l'Atlantique ne differaient pas sensiblement de ceux que nous avions observes jusqu'ici. C'etaient des raies d'une taille gigantesque, longues de cinq metres et douees d'une grande force musculaire qui leur permet de s'elancer au-dessus des flots, des squales d'especes diverses, entre autres, un glauque de quinze pieds, a dents triangulaires et aigues, que sa transparence rendait presque invisible au milieu des eaux, des sagres bruns, des humantins en forme de prismes et cuirasses d'une peau tuberculeuse, des esturgeons semblables a leurs congeneres de la Mediterranee, des syngnathes-trompettes, longs d'un pied et demi, jaune-brun, pourvus de petites nageoires grises, sans dents ni langue, et qui defilaient comme de fins et souples serpents. Parmi les poissons osseux, Conseil nota des makairas noiratres, longs de trois metres et armes a leur machoire superieure d'une epee percante, des vives, aux couleurs animees, connues du temps d'Aristote sous le nom de dragons marins et que les aiguillons de leur dorsale rendent tres dangereux a saisir, puis, des coryphemes, au dos brun raye de petites raies bleues et encadre dans une bordure d'or, de belles dorades, des chrysostones-lune, sortes de disques a reflets d'azur, qui, eclaires en dessus par les rayons solaires, formaient comme des taches d'argent, enfin des xyphias-espadons, longs de huit metres, marchant par troupes, portant des nageoires jaunatres taillees en faux et de longs glaives de six pieds, intrepides animaux, plutot herbivores que piscivores, qui obeissaient au moindre signe de leurs femelles comme des maris bien styles. Mais tout en observant ces divers echantillons de la faune marine, je ne laissais pas d'examiner les longues plaines de l'Atlantide. Parfois, de capricieux accidents du sol obligeaient le _Nautilus_ a ralentir sa vitesse, et il se glissait alors avec l'adresse d'un cetace dans d'etroits etranglements de collines. Si ce labyrinthe devenait inextricable, l'appareil s'elevait alors comme un aerostat, et l'obstacle franchi, il reprenait sa course rapide a quelques metres au-dessus du fond. Admirable et charmante navigation, qui rappelait les manoeuvres d'une promenade aerostatique, avec cette difference toutefois que le _Nautilus_ obeissait passivement a la main de son timonier. Vers quatre heures du soir, le terrain, generalement compose d'une vase epaisse et entremelee de branches mineralisees, se modifia peu a peu, il devint plus rocailleux et parut seme de conglomerats, de tufs basaltiques, avec quelques semis de laves et d'obsidiennes sulfureuses. Je pensai que la region des montagnes allait bientot succeder aux longues plaines, et, en effet, dans certaines evolutions du _Nautilus_, j'apercus l'horizon meridional barre par une haute muraille qui semblait fermer toute issue. Son sommet depassait evidemment le niveau de l'Ocean. Ce devait etre un continent, ou tout au moins une ile, soit une des Canaries, soit une des iles du cap Vert. Le point n'ayant pas ete fait -- a dessein peut-etre -- j'ignorais notre position. En tout cas, une telle muraille me parut marquer la fin de cette Atlantide, dont nous n'avions parcouru, en somme, qu'une minime portion. La nuit n'interrompit pas mes observations. J'etais reste seul. Conseil avait regagne sa cabine. Le _Nautilus_, ralentissant son allure, voltigeait au-dessus des masses confuses du sol, tantot les effleurant comme s'il eut voulu s'y poser, tantot remontant capricieusement a la surface des flots. J'entrevoyais alors quelques vives constellations a travers le cristal des eaux, et precisement cinq ou six de ces etoiles zodiacales qui trainent a la queue d'Orion. Longtemps encore, je serais reste a ma vitre, admirant les beautes de la mer et du ciel, quand les panneaux se refermerent. A ce moment, le _Nautilus_ etait arrive a l'aplomb de la haute muraille. Comment manoeuvrerait-il, je ne pouvais le deviner. Je regagnai ma chambre. Le _Nautilus_ ne bougeait plus. Je m'endormis avec la ferme intention de me reveiller apres quelques heures de sommeil. Mais, le lendemain, il etait huit heures lorsque je revins au salon. Je regardai le manometre. Il m'apprit que le _Nautilus_ flottait a la surface de l'Ocean. J'entendais, d'ailleurs, un bruit de pas sur la plate-forme. Cependant aucun roulis ne trahissait l'ondulation des lames superieures. Je montai jusqu'au panneau. Il etait ouvert. Mais, au lieu du grand jour que j'attendais, je me vis environne d'une obscurite profonde. Ou etions-nous ? M'etais-je trompe ? Faisait-il encore nuit ? Non ! Pas une etoile ne brillait, et la nuit n'a pas de ces tenebres absolues. Je ne savais que penser, quand une voix me dit : << C'est vous, monsieur le professeur ? -- Ah ! capitaine Nemo, repondis-je, ou sommes-nous ? -- Sous terre, monsieur le professeur. -- Sous terre ! m'ecriai-je ! Et le _Nautilus_ flotte encore ? -- Il flotte toujours. -- Mais, je ne comprends pas ? -- Attendez quelques instants. Notre fanal va s'allumer, et, si vous aimez les situations claires, vous serez satisfait. >> Je mis le pied sur la plate-forme et j'attendis. L'obscurite etait si complete que je n'apercevais meme pas le capitaine Nemo. Cependant, en regardant au zenith, exactement au-dessus de ma tete, je crus saisir une lueur indecise, une sorte de demi-jour qui emplissait un trou circulaire. En ce moment, le fanal s'alluma soudain, et son vif eclat fit evanouir cette vague lumiere. Je regardai, apres avoir un instant ferme mes yeux eblouis par le jet electrique. Le _Nautilus_ etait stationnaire. Il flottait aupres d'une berge disposee comme un quai. Cette mer qui le supportait en ce moment, c'etait un lac emprisonne dans un cirque de murailles qui mesurait deux milles de diametre, soit six milles de tour. Son niveau, -- le manometre l'indiquait -- ne pouvait etre que le niveau exterieur, car une communication existait necessairement entre ce lac et la mer. Les hautes parois, inclinees sur leur base, s'arrondissaient en voute et figuraient un immense entonnoir retourne, dont la hauteur comptait cinq ou six cents metres. Au sommet s'ouvrait un orifice circulaire par lequel j'avais surpris cette legere clarte, evidemment due au rayonnement diurne. Avant d'examiner plus attentivement les dispositions interieures de cette enorme caverne, avant de me demander si c'etait la l'ouvrage de la nature ou de l'homme, j'allai vers le capitaine Nemo. << Ou sommes-nous ? dis-je. -- Au centre meme d'un volcan eteint, me repondit le capitaine, un volcan dont la mer a envahi l'interieur a la suite de quelque convulsion du sol. Pendant que vous dormiez, monsieur le professeur, le _Nautilus_ a penetre dans ce lagon par un canal naturel ouvert a dix metres au-dessous de la surface de l'Ocean. C'est ici son port d'attache, un port sur, commode, mysterieux, abrite de tous les rhumbs du vent ! Trouvez-moi sur les cotes de vos continents ou de vos iles une rade qui vaille ce refuge assure contre la fureur des ouragans. -- En effet, repondis-je, ici vous etes en surete, capitaine Nemo. Qui pourrait vous atteindre au centre d'un volcan ? Mais, a son sommet, n'ai-je pas apercu une ouverture ? -- Oui, son cratere, un cratere empli jadis de laves, de vapeurs et de flammes, et qui maintenant donne passage a cet air vivifiant que nous respirons. -- Mais quelle est donc cette montagne volcanique ? demandai-je. -- Elle appartient a un des nombreux ilots dont cette mer est semee. Simple ecueil pour les navires, pour nous caverne immense. Le hasard me l'a fait decouvrir, et, en cela, le hasard m'a bien servi. -- Mais ne pourrait-on descendre par cet orifice qui forme le cratere du volcan ? -- Pas plus que je ne saurais y monter. Jusqu'a une centaine de pieds, la base interieure de cette montagne est praticable, mais au-dessus, les parois surplombent, et leurs rampes ne pourraient etre franchies. -- Je vois, capitaine, que la nature vous sert partout et toujours. Vous etes en surete sur ce lac, et nul que vous n'en peut visiter les eaux. Mais, a quoi bon ce refuge ? Le _Nautilus_ n'a pas besoin de port. -- Non, monsieur le professeur, mais il a besoin d'electricite pour se mouvoir, d'elements pour produire son electricite, de sodium pour alimenter ses elements, de charbon pour faire son sodium, et de houilleres pour extraire son charbon. Or, precisement ici, la mer recouvre des forets entieres qui furent enlisees dans les temps geologiques ; mineralisees maintenant et transformees en houille, elles sont pour moi une mine inepuisable. -- Vos hommes, capitaine, font donc ici le metier de mineurs ? -- Precisement. Ces mines s'etendent sous les flots comme les houilleres de Newcastle. C'est ici que, revetus du scaphandre, le pic et la pioche a la main, mes hommes vont extraire cette houille, que je n'ai pas meme demandee aux mines de la terre. Lorsque je brule ce combustible pour la fabrication du sodium, la fumee qui s'echappe par le cratere de cette montagne lui donne encore l'apparence d'un volcan en activite. -- Et nous les verrons a l'oeuvre, vos compagnons ? -- Non, pas cette fois, du moins, car je suis presse de continuer notre tour du monde sous-marin. Aussi, me contenterai-je de puiser aux reserves de sodium que je possede. Le temps de les embarquer, c'est-a-dire un jour seulement, et nous reprendrons notre voyage. Si donc vous voulez parcourir cette caverne et faire le tour du lagon, profitez de cette journee, monsieur Aronnax. >> Je remerciai le capitaine, et j'allai chercher mes deux compagnons qui n'avaient pas encore quitte leur cabine. Je les invitai a me suivre sans leur dire ou ils se trouvaient. Ils monterent sur la plate-forme. Conseil, qui ne s'etonnait de rien, regarda comme une chose tres naturelle de se reveiller sous une montagne apres s'etre endormi sous les flots. Mais Ned Land n'eut d'autre idee que de chercher si la caverne presentait quelque issue. Apres dejeuner, vers dix heures, nous descendions sur la berge. << Nous voici donc encore une fois a terre, dit Conseil. -- Je n'appelle pas cela << la terre >>, repondit le Canadien. Et d'ailleurs, nous ne sommes pas dessus, mais dessous. >> Entre le pied des parois de la montagne et les eaux du lac se developpait un rivage sablonneux qui, dans sa plus grande largeur, mesurait cinq cents pieds. Sur cette greve, on pouvait faire aisement le tour du lac. Mais la base des hautes parois formait un sol tourmente, sur lequel gisaient, dans un pittoresque entassement, des blocs volcaniques et d'enormes pierres ponces. Toutes ces masses desagregees, recouvertes d'un email poli sous l'action des feux souterrains, resplendissaient au contact des jets electriques du fanal. La poussiere micacee du rivage, que soulevaient nos pas, s'envolait comme une nuee d'etincelles. Le sol s'elevait sensiblement en s'eloignant du relais des flots, et nous Mmes bientot arrives a des rampes longues et sinueuses, veritables raidillons qui permettaient de s'elever peu a peu, mais il fallait marcher prudemment au milieu de ces -- conglomerats, qu'aucun ciment ne reliait entre eux, et le pied glissait sur ces trachytes vitreux, faits de cristaux de feldspath et de quartz. La nature volcanique de cette enorme excavation s'affirmait de toutes parts. Je le fis observer a mes compagnons. << Vous figurez-vous, leur demandai-je, ce que devait etre cet entonnoir, lorsqu'il s'emplissait de laves bouillonnantes, et que le niveau de ce liquide incandescent s'elevait jusqu'a l'orifice de la montagne, comme la fonte sur les parois d'un fourneau ? -- Je me le figure parfaitement, repondit Conseil. Mais monsieur me dira-t-il pourquoi le grand fondeur a suspendu son operation, et comment il se fait que la fournaise est remplacee par les eaux tranquilles d'un lac ? -- Tres probablement, Conseil, parce que quelque convulsion a produit au-dessous de la surface de l'Ocean cette ouverture qui a servi de passage au _Nautilus_. Alors les eaux de l'Atlantique se sont precipitees a l'interieur de la montagne. Il y a eu lutte terrible entre les deux elements, lutte qui s'est terminee a l'avantage de Neptune. Mais bien des siecles se sont ecoules depuis lors, et le volcan submerge s'est change en grotte paisible. -- Tres bien, repliqua Ned Land. J'accepte l'explication, mais je regrette, dans notre interet, que cette ouverture dont parle monsieur le professeur ne soit pas produite au-dessus du niveau de la mer. -- Mais, ami Ned, repliqua Conseil, si ce passage n'eut pas ete sous-marin, le _Nautilus_ n'aurait pu y penetrer ! -- Et j'ajouterai, maitre Land, que les eaux ne se seraient pas precipitees sous la montagne et que le volcan serait reste volcan. Donc vos regrets sont superflus. >> Notre ascension continua. Les rampes se faisaient de plus en plus raides et etroites. De profondes excavations les coupaient parfois, qu'il fallait franchir. Des masses surplombantes voulaient etre tournees. On se glissait sur les genoux, on rampait sur le ventre. Mais, l'adresse de Conseil et la force du Canadien aidant, tous les obstacles furent surmontes. A une hauteur de trente metres environ, la nature du terrain se modifia, sans qu'il devint plus praticable. Aux conglomerats et aux trachytes succederent de noirs basaltes ; ceux-ci etendus par nappes toutes grumelees de soufflures ; ceux-la formant des prismes reguliers, disposes comme une colonnade qui supportait les retombees de cette voute immense, admirable specimen de l'architecture naturelle. Puis, entre ces basaltes serpentaient de longues coulees de laves refroidies, incrustees de raies bitumineuses, et, par places, s'etendaient de larges tapis de soufre. Un jour plus puissant, entrant par le cratere superieur, inondait d'une vague clarte toutes ces dejections volcaniques, a jamais ensevelies au sein de la montagne eteinte. Cependant, notre marche ascensionnelle fut bientot arretee, a une hauteur de deux cent cinquante pieds environ, par d'infranchissables obstacles. La voussure interieure revenait en surplomb, et la montee dut se changer en promenade circulaire. A ce dernier plan, le regne vegetal commencait a lutter avec le regne mineral. Quelques arbustes et meme certains arbres sortaient des anfractuosites de la paroi. Je reconnus des euphorhes qui laissaient couler leur suc caustique. Des heliotropes, tres inhabiles a justifier leur nom, puisque les rayons solaires n'arrivaient jamais jusqu'a eux, penchaient tristement leurs grappes de fleurs aux couleurs et aux parfums a demi passes. Ca et la, quelques chrysanthemes poussaient timidement au pied d'aloes a longues feuilles tristes et maladifs. Mais, entre les coulees de laves, j'apercus de petites violettes, encore parfumees d'une legere odeur, et j'avoue que je les respirai avec delices. Le parfum, c'est l'ame de la fleur, et les fleurs de la mer, ces splendides hydrophytes, n'ont pas d'ame ! Nous etions arrives au pied d'un bouquet de dragonniers robustes, qui ecartaient les roches sous l'effort de leurs musculeuses racines, quand Ned Land s'ecria : << Ah ! monsieur, une ruche ! -- Une ruche ! repliquai-je, en faisant un geste de parfaite incredulite. -- Oui ! une ruche, repeta le Canadien, et des abeilles qui bourdonnent autour. >> Je m'approchai et je dus me rendre a l'evidence. Il y avait la, a l'orifice d'un trou creuse dans le trou d'un dragonnier, quelques milliers de ces ingenieux insectes, si communs dans toutes les Canaries, et dont les produits y sont particulierement estimes. Tout naturellement, le Canadien voulut faire sa provision de miel, et j'aurais eu mauvaise grace a m'y opposer. Une certaine quantite de feuilles seches melangees de soufre s'allumerent sous l'etincelle de son briquet, et il commenca a enfumer les abeilles. Les bourdonnements cesserent peu a peu, et la ruche eventree livra plusieurs livres d'un miel parfume. Ned Land en remplit son havresac. << Quand j'aurai melange ce miel avec la pate de l'artocarpus, nous dit-il, je serai en mesure de vous offrir un gateau succulent. -- Parbleu ! fit Conseil, ce sera du pain d'epice. -- Va pour le pain d'epice, dis-je, mais reprenons cette interessante promenade. >> A certains detours du sentier que nous suivions alots, le lac apparaissait dans toute son etendue. Le fanal eclairait en entier sa surface paisible qui ne connaissait ni les rides ni les ondulations. Le _Nautilus_ gardait une immobilite parfaite. Sur sa plate-forme et sur la berge s'agitaient les hommes de son equipage, ombres noires nettement decoupees au milieu de cette lumineuse atmosphere. En ce moment, nous contournions la crete la plus elevee de ces premiers plans de roches qui soutenaient la voute. Je vis alors que les abeilles n'etaient pas les seuls representants du regne animal a l'interieur de ce volcan. Des oiseaux de proie planaient et tournoyaient ca et la dans l'ombre, ou s'enfuyaient de leurs nids perches sur des pointes de roc. C'etaient des eperviers au ventre blanc, et des crecelles criardes. Sur les pentes detalaient aussi, de toute la rapidite de leurs echasses, de belles et grasses outardes. Je laisse a penser si la convoitise du Canadien fut allumee a la vue de ce gibier savoureux, et s'il regretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains. Il essaya de remplacer le plomb par les pierres, et apres plusieurs essais infructueux, il parvint a blesser une de ces magnifiques outardes. Dire qu'il risqua vingt fois sa vie pour s'en emparer, ce n'est que verite pure, mais il fit si bien que l'animal alla rejoindre dans son sac les gateaux de miel. Nous dumes alors redescendre vers le rivage, car la crete devenait impraticable. Au-dessus de nous, le cratere beant apparaissait comme une large ouverture de puits. De cette place, le ciel se laissait distinguer assez nettement, et je voyais courir des nuages echeveles par le vent d'ouest, qui laissaient trainer jusqu'au sommet de la montagne leurs brumeux haillons. Preuve certaine que ces nuages se tenaient a une hauteur mediocre, car le volcan ne s'elevait pas a plus de huit cents pieds au-dessus du niveau de l'Ocean. Une demi-heure apres le dernier exploit du Canadien nous avions regagne le rivage interieur. Ici, la flore etait representee par de larges tapis de cette criste-marine, petite plante ombellifere tres bonne a confire, qui porte aussi les noms de perce-pierre, de passe-pierre et de fenouil-marin. Conseil en recolta quelques bottes. Quant a la faune, elle comptait pas milliers des crustaces de toutes sortes, des homards, des crabes-tourteaux, des palemons, des mysis, des faucheurs, des galatees et un nombre prodigieux de coquillages, porcelaines, rochers et patelles. En cet endroit s'ouvrait une magnifique grotte. Mes compagnons et moi nous primes plaisir a nous etendre sur son sable fin. Le feu avait poli ses parois emaillees et etincelantes, toutes saupoudrees de la poussiere du mica. Ned Land en tatait les murailles et cherchait a sonder leur epaisseur. Je ne pus m'empecher de sourire. La conversation se mit alors sur ses eternels projets d'evasion, et je crus pouvoir, sans trop m'avancer, lui donner cette esperance : c'est que le capitaine Nemo n'etait descendu au sud que pour renouveler sa provision de sodium. J'esperais donc que, maintenant, il rallierait les cotes de l'Europe et de l'Amerique ; ce qui permettrait au Canadien de reprendre avec plus de succes sa tentative avortee. Nous etions etendus depuis une heure dans cette grotte charmante. La conversation, animee au debut, languissait alors. Une certaine somnolence s'emparait de nous. Comme je ne voyais aucune raison de resister au sommeil, je me laissai aller a un assoupissement profond. Je revais -- on ne choisit pas ses reves -- je revais que mon existence se reduisait a la vie vegetative d'un simple mollusque. Il me semblait que cette grotte formait la double valve de ma coquille... Tout d'un coup, je fus reveille par la voix de Conseil. << Alerte ! Alerte ! criait ce digne garcon. -- Qu'y a-t-il ? demandai-je, me soulevant a demi. -- L'eau nous gagne ! >> Je me redressai. La mer se precipitait comme un torrent dans notre retraite, et, decidement, puisque nous n'etions pas des mollusques, il fallait se sauver. En quelques instants, nous fumes en surete sur le sommet de la grotte meme. << Que se passe-t-il donc ? demanda Conseil. Quelque nouveau phenomene ? -- Eh non ! mes amis, repondis-je, c'est la maree, ce n'est que la maree qui a failli nous surprendre comme le heros de Walter Scott ! L'Ocean se gonfle au-dehors, et par une loi toute naturelle d'equilibre, le niveau du lac monte egalement. Nous en sommes quittes pour un demi-bain. Allons nous changer au _Nautilus_. >> Trois quarts d'heure plus tard, nous avions acheve notre promenade circulaire et nous rentrions a bord. Les hommes de l'equipage achevaient en ce moment d'embarquer les provisions de sodium, et le _Nautilus_aurait pu partir a l'instant. Cependant, le capitaine Nemo ne donna aucun ordre. Voulait-il attendre la nuit et sortir secretement par son passage sous-marin ? Peut-etre. Quoi qu'il en soit, le lendemain, le _Nautilus_, ayant quitte son port d'attache, naviguait au large de toute terre, et a quelques metres au-dessous des flots de l'Atlantique. XI LA MER DE SARGASSES La direction du _Nautilus_ ne s'etait pas modifiee. Tout espoir de revenir vers les mers europeennes devait donc etre momentanement rejete. Le capitaine Nemo maintenait le cap vers le sud. Ou nous entrainait-il ? Je n'osais l'imaginer. Ce jour-la, le _Nautilus_ traversa une singuliere portion de l'Ocean atlantique. Personne n'ignore l'existence de ce grand courant d'eau chaude connu sous le nom de Gulf Stream. Apres etre sorti des canaux de Floride il se dirige vers le Spitzberg. Mais avant de penetrer dans le golfe du Mexique, vers le quarante-quatrieme degre de latitude nord, ce courant se divise en deux bras ; le principal se porte vers les cotes d'Irlande et de Norvege, tandis que le second flechit vers le sud a la hauteur des Acores ; puis frappant les rivages africains et decrivant un ovale allonge, il revient vers les Antilles. Or, ce second bras -- c'est plutot un collier qu'un bras -- entoure de ses anneaux d'eau chaude cette portion de l'Ocean froide, tranquille, immobile, que l'on appelle la mer de Sargasses. Veritable lac en plein Atlantique, les eaux du grand courant ne mettent pas moins de trois ans a en faire le tour. La mer de Sargasses, a proprement parler, couvre toute la partie immergee de l'Atlantide. Certains auteurs ont meme admis que ces nombreuses herbes dont elle est semee sont arrachees aux prairies de cet ancien continent. Il est plus probable, cependant, que ces herbages, algues et fucus, enleves au rivage de l'Europe et de l'Amerique, sont entraines jusqu'a cette zone par le Gulf Stream. Ce fut la une des raisons qui amenerent Colomb a supposer l'existence d'un nouveau monde. Lorsque les navires de ce hardi chercheur arriverent a la mer de Sargasses, ils naviguerent non sans peine au milieu de ces herbes qui arretaient leur marche au grand effroi des equipages, et ils perdirent trois longues semaines a les traverser. Telle etait cette region que le _Nautilus_ visitait en ce moment, une prairie veritable, un tapis serre d'algues, de fucus natans, de raisins du tropique, si epais, si compact, que l'etrave d'un batiment ne l'eut pas dechire sans peine. Aussi, le capitaine Nemo, ne voulant pas engager son helice dans cette masse herbeuse, se tint-il a quelques metres de profondeur au-dessous de la surface des flots. Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol << sargazzo >> qui signifie varech. Ce varech, le varech-nageur ou porte-baie, forme principalement ce banc immense. Et voici pourquoi, suivant le savant Maury, l'auteur de la _Geographie physique du globe_, ces hydrophytes se reunissent dans ce paisible bassin de l'Atlantique : << L'explication qu'on en peut donner, dit-il, me semble resulter d'une experience connue de tout le monde. Si l'on place dans un vase des fragments de bouchons ou de corps flottants quelconques, et que l'on imprime a l'eau de ce vase un mouvement circulaire, on verra les fragments eparpilles se reunir en groupe au centre de la surface liquide, c'est-a-dire au point le moins agite. Dans le phenomene qui nous occupe, le vase, c'est l'Atlantique, le Gulf Stream, c'est le courant circulaire, et la mer de Sargasses, le point central ou viennent se reunir les corps flottants. >> Je partage l'opinion de Maury, et j'ai pu etudier le phenomene dans ce milieu special ou les navires penetrent rarement. Au-dessus de nous flottaient des corps de toute provenance, entasses au milieu de ces herbes brunatres, des troncs d'arbres arraches aux Andes ou aux Montagnes-Rocheuses et flottes par l'Amazone ou le Mississipi, de nombreuses epaves, des restes de quilles ou de carenes, des bordages defonces et tellement alourdis par les coquilles et les anatifes qu'ils ne pouvaient remonter a la surface de l'Ocean. Et le temps justifiera un jour cette autre opinion de Maury, que ces matieres, ainsi accumulees pendant des siecles, se mineraliseront sous l'action des eaux et formeront alors d'inepuisables houilleres. Reserve precieuse que prepare la prevoyante nature pour ce moment ou les hommes auront epuise les mines des continents. Au milieu de cet inextricable tissu d'herbes et de fucus, je remarquai de charmants alcyons stelles aux couleurs roses, des actinies qui laissaient trainer leur longue chevelure de tentacules, des meduses vertes, rouges, bleues, et particulierement ces grandes rhizostomes de Cuvier, dont l'ombrelle bleuatre est bordee d'un feston violet. Toute cette journee du 22 fevrier se passa dans la mer de Sargasses, ou les poissons, amateurs de plantes marines et de crustaces, trouvent une abondante nourriture. Le lendemain, l'Ocean avait repris son aspect accoutume. Depuis ce moment, pendant dix-neuf jours, du 23 fevrier au 12 mars, le _Nautilus_, tenant le milieu de l'Atlantique, nous emporta avec une vitesse constante de cent lieues par vingt-quatre heures. Le capitaine Nemo voulait evidemment accomplir son programme sous-marin et je ne doutais pas qu'il ne songeat, apres avoir double le cap Horn, a revenir vers les mers australes du Pacifique. Ned Land avait donc eu raison de craindre. Dans ces larges mers, privees d'iles, il ne fallait plus tenter de quitter le bord. Nul moyen non plus de s'opposer aux volontes du capitaine Nemo. Le seul parti etait de se soumettre ; mais ce qu'on ne devait plus attendre de la force ou de la ruse, j'aimais a penser qu'on pourrait l'obtenir par la persuasion. Ce voyage termine, le capitaine Nemo ne consentirait-il pas a nous rendre la liberte sous serment de ne jamais reveler son existence ? Serment d'honneur que nous aurions tenu. Mais il fallait traiter cette delicate question avec le capitaine. Or, serais-je bien venu a reclamer cette liberte ? Lui-meme n'avait-il pas declare, des le debut et d'une facon formelle, que le secret de sa vie exigeait notre emprisonnement perpetuel a bord du _Nautilus_ ? Mon silence, depuis quatre mois, ne devait-il pas lui paraitre une acceptation tacite de cette situation ? Revenir sur ce sujet n'aurait-il pas pour resultat de donner des soupcons qui pourraient nuire a nos projets, si quelque circonstance favorable se presentait plus tard de les reprendre ? Toutes ces raisons, je les pesais, je les retournais dans mon esprit, je les soumettais a Conseil qui n'etait pas moins embarrasse que moi. En somme, bien que je ne fusse pas facile a decourager, je comprenais que les chances de jamais revoir mes semblables diminuaient de jour en jour, surtout en ce moment ou le capitaine Nemo courait en temeraire vers le sud de l'Atlantique ! Pendant les dix-neuf jours que j'ai mentionnes plus haut, aucun incident particulier ne signala notre voyage. Je vis peu le capitaine. Il travaillait. Dans la bibliotheque je trouvais souvent des livres qu'il laissait entr'ouverts, et surtout des livres d'histoire naturelle. Mon ouvrage sur les fonds sous-marins, feuillete par lui, etait couvert de notes en marge, qui contredisaient parfois mes theories et mes systemes. Mais le capitaine se contentait d'epurer ainsi mon travail, et il etait rare qu'il discutat avec moi. Quelquefois, j'entendais resonner les sons melancoliques de son orgue, dont il jouait avec beaucoup d'expression, mais la nuit seulement, au milieu de la plus secrete obscurite, lorsque le _Nautilus_ s'endormait dans les deserts de l'Ocean. Pendant cette partie du voyage, nous naviguames des journees entieres a la surface des flots. La mer etait comme abandonnee. A peine quelques navires a voiles, en charge pour les Indes, se dirigeant vers le cap de Bonne-Esperance. Un jour nous fumes poursuivis par les embarcations d'un baleinier qui nous prenait sans doute pour quelque enorme baleine d'un haut prix. Mais le capitaine Nemo ne voulut pas faire perdre a ces braves gens leur temps et leurs peines, et il termina la chasse en plongeant sous les eaux. Cet incident avait paru vivement interesser Ned Land. Je ne crois pas me tromper en disant que le Canadien avait du regretter que notre cetace de tole ne put etre frappe a mort par le harpon de ces pecheurs. Les poissons observes par Conseil et par moi, pendant cette periode, differaient peu de ceux que nous avions deja etudies sous d'autres latitudes. Les principaux furent quelques echantillons de ce terrible genre de cartilagineux, divise en trois sous-genres qui ne comptent pas moins de trente-deux especes : des squales-galonnes, longs de cinq metres, a tete deprimee et plus large que le corps, a nageoire caudale arrondie, et dont le dos porte sept grandes bandes noires paralleles et longitudinales puis des squales-perlons, gris cendre, perces de sept ouvertures branchiales et pourvus d'une seule nageoire dorsale placee a peu pres vers le milieu du corps. Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voraces s'il en fut. On a le droit de ne point croire aux recits des pecheurs, mais voici ce qu'ils racontent. On a trouve dans le corps de l'un de ces animaux une tete de buffle et un veau tout entier ; dans un autre, deux thons et un matelot en uniforme ; dans un autre, un soldat avec son sabre ; dans un autre enfin, un cheval avec son cavalier. Tout ceci, a vrai dire, n'est pas article de foi. Toujours est-il qu'aucun de ces animaux ne se laissa prendre aux filets du _Nautilus_, et que je ne pus verifier leur voracite. Des troupes elegantes et folatres de dauphins nous accompagnerent pendant des jours entiers. Ils allaient par bandes de cinq ou six, chassant en meute comme les loups dans les campagnes d'ailleurs, non moins voraces que les chiens de mer, si j'en crois un professeur de Copenhague, qui retira de l'estomac d'un dauphin treize marsouins et quinze phoques. C'etait, il est vrai un epaulard, appartenant a la plus grande espece connue, et dont la longueur depasse quelquefois vingt-quatre pieds. Cette famille des delphiniens compte dix genres, et ceux que j'apercus tenaient du genre des delphinorinques, remarquables par un museau excessivement etroit et quatre fois long comme le crane. Leur corps, mesurant trois metres, noir en dessus, etait en dessous d'un blanc rose seme de petites taches tres rares. Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux echantillons de ces poissons de l'ordre des acanthopterigiens et de la famille des scienoides. Quelques auteurs -- plus poetes que naturalistes -- pretendent que ces poissons chantent melodieusement, et que leurs voix reunies forment un concert qu'un choeur de voix humaines ne saurait egaler. Je ne dis pas non, mais ces scenes ne nous donnerent aucune serenade a notre passage, et je le regrette. Pour terminer enfin, Conseil classa une grande quantite de poissons volants. Rien n'etait plus curieux que de voir les dauphins leur donner la chasse avec une precision merveilleuse. Quelle que fut la portee de son vol, quelque trajectoire qu'il decrivit, meme au-dessus du _Nautilus_, l'infortune poisson trouvait toujours la bouche du dauphin ouverte pour le recevoir. C'etaient ou des pirapedes, ou des trigles-milans, a bouche lumineuse, qui, pendant la nuit, apres avoir trace des raies de feu dans l'atmosphere, plongeaient dans les eaux sombres comme autant d'etoiles filantes. Jusqu'au 13 mars, notre navigation se continua dans ces conditions. Ce jour-la, le _Nautilus_ fut employe a des experiences de sondages qui m'interesserent vivement. Nous avions fait alors pres de treize mille lieues depuis notre depart dans les hautes mers du Pacifique. Le point nous mettait par 450deg.37' de latitude sud et 370deg.53' de longitude ouest. C'etaient ces memes parages ou le capitaine Denham de l'_Herald_ fila quatorze mille metres de sonde sans trouver de fond. La aussi, le lieutenant Parcker de la fregate americaine _Congress_ n'avait pu atteindre le sol sous-marin par quinze mille cent quarante metres. Le capitaine Nemo resolut d'envoyer son _Nautilus_ a la plus extreme profondeur a fin de controler ces differents sondages. Je me preparai a noter tous les resultats de l'experience. Les panneaux du salon furent ouverts, et les manoeuvres commencerent pour atteindre ces couches si prodigieusement reculees. On pense bien qu'il ne fut pas question de plonger en remplissant les reservoirs. Peut-etre n'eussent-ils pu accroitre suffisamment la pesanteur specifique du _Nautilus_. D'ailleurs, pour remonter, il aurait fallu chasser cette surcharge d'eau, et les pompes n'auraient pas ete assez puissantes pour vaincre la pression exterieure. Le capitaine Nemo resolut d'aller chercher le fond oceanique par une diagonale suffisamment allongee, au moyen de ses plans lateraux qui furent places sous un angle de quarante-cinq degres avec les lignes d'eau du _Nautilus_. Puis, l'helice fut portee a son maximum de vitesse, et sa quadruple branche battit les flots avec une indescriptible violence. Sous cette poussee puissante, la coque du _Nautilus_ fremit comme une corde sonore et s'enfonca regulierement sous les eaux. Le capitaine et moi, postes dans le salon, nous suivions l'aiguille du manometre qui deviait rapidement. Bientot fut depassee cette zone habitable ou resident la plupart des poissons. Si quelques-uns de ces animaux ne peuvent vivre qu'a la surface des mers ou des fleuves, d'autres, moins nombreux, se tiennent a des profondeurs assez grandes. Parmi ces derniers, j'observais l'hexanche, espece de chien de mer muni de six fentes respiratoires, le telescope aux yeux enormes, le malarmat-cuirasse, aux thoracines grises, aux pectorales noires, que protegeait son plastron de plaques osseuses d'un rouge pale, puis enfin le grenadier, qui, vivant par douze cents metres de profondeur, supportait alors une pression de cent vingt atmospheres. Je demandai au capitaine Nemo s'il avait observe des poissons a des profondeurs plus considerables. << Des poissons ? me repondit-il, rarement. Mais dans l'etat actuel de la science, que presume-t-on, que sait-on ? -- Le voici, capitaine. On sait que en allant vers les basses couches de l'Ocean, la vie vegetale disparait plus vite que la vie animale. On sait que, la ou se rencontrent encore des etres animes, ne vegete plus une seule hydrophyte. On sait que les pelerines, les huitres vivent par deux mille metres d'eau, et que Mac Clintock, le heros des mers polaires, a retire une etoile vivante d'une profondeur de deux mille cinq cents metres. On sait que l'equipage du _Bull-Dog_, de la Marine Royale, a peche une asterie par deux mille six cent vingt brasses, soit plus d'une lieue de profondeur. Mais, capitaine Nemo, peut-etre me direz-vous qu'on ne sait rien ? -- Non, monsieur le professeur, repondit le capitaine, je n'aurai pas cette impolitesse. Toutefois, je vous demanderai comment vous expliquez que des etres puissent vivre a de telles profondeurs ? -- Je l'explique par deux raisons, repondis-je. D'abord, parce que les courants verticaux, determines par les differences de salure et de densite des eaux, produisent un mouvement qui suffit a entretenir la vie rudimentaire des encrines et des asteries. -- Juste, fit le capitaine. -- Ensuite, parce que, si l'oxygene est la base de la vie, on sait que la quantite d'oxygene dissous dans l'eau de mer augmente avec la profondeur au lieu de diminuer. et que la pression des couches basses contribue a l'y comprimer. -- Ah ! on sait cela ? repondit le capitaine Nemo, d'un ton legerement surpris. Eh bien, monsieur le professeur. on a raison de le savoir, car c'est la verite. J'ajouterai, en effet, que la vessie natatoire des poissons renferme plus d'azote que d'oxygene, quand ces animaux sont peches a la surface des eaux, et plus d'oxygene que d'azote, au contraire, quand ils sont tires des grandes profondeurs. Ce qui donne raison a votre systeme. Mais continuons nos observations. >> Mes regards se reporterent sur le manometre. L'instrument indiquait une profondeur de six mille metres. Notre immersion durait depuis une heure. Le _Nautilus_, glissant sur ses plans inclines, s'enfoncait toujours. Les eaux desertes etaient admirablement transparentes et d'une diaphanite que rien ne saurait peindre. Une heure plus tard, nous etions par treize mille metres -- trois lieues et quart environ -- et le fond de l'Ocean ne se laissait pas pressentir. Cependant, par quatorze mille metres, j'apercus des pics noiratres qui surgissaient au milieu des eaux. Mais ces sommets pouvaient appartenir a des montagnes hautes comme l'Hymalaya ou le Mont-Blanc, plus hautes meme, et la profondeur de ces abimes demeurait inevaluable. Le _Nautilus_ descendit plus bas encore, malgre les puissantes pressions qu'il subissait. Je sentais ses toles trembler sous la jointure de leurs boulons ; ses barreaux s'arquaient ; ses cloisons gemissaient ; les vitres du salon semblaient se gondoler sous la pression des eaux. Et ce solide appareil eut cede sans doute. si, ainsi que l'avait dit son capitaine, il n'eut ete capable de resister comme un bloc plein. En rasant les pentes de ces roches perdues sous les eaux, j'apercevais encore quelques coquilles, des serpuls, des spinorbis vivantes, et certains echantillons d'asteries. Mais bientot ces derniers representants de la vie animale disparurent, et, au-dessous de trois lieues, le _Nautilus_ depassa les limites de l'existence sous-marine, comme fait le ballon qui s'eleve dans les airs au-dessus des zones respirables. Nous avions atteint une profondeur de seize mille metres -- quatre lieues -- et les flancs du _Nautilus_ supportaient alors une pression de seize cents atmospheres, c'est-a-dire seize cents kilogrammes par chaque centimetre carre de sa surface ! << Quelle situation ! m'ecriai-je. Parcourir dans ces regions profondes ou l'homme n'est jamais parvenu ! Voyez, capitaine, voyez ces rocs magnifiques, ces grottes inhabitees, ces derniers receptacles du globe, ou la vie n'est plus possible ! Quels sites inconnus et pourquoi faut-il que nous soyons reduits a n'en conserver que le souvenir ? -- Vous plairait-il, me demanda le capitaine Nemo, d'en rapporter mieux que le souvenir ? -- Que voulez-vous dire par ces paroles ? -- Je veux dire que rien n'est plus facile que de prendre une vue photographique de cette regions sous-marine ! >> Je n'avais pas eu le temps d'exprimer la surprise que me causait cette nouvelle proposition, que sur un appel du capitaine Nemo, un objectif etait apporte dans le salon. Par les panneaux largement ouverts, le milieu liquide eclaire electriquement, se distribuait avec une clarte parfaite. Nulle ombre, nulle degradation de notre lumiere factice. Le soleil n'eut pas ete plus favorable a une operation de cette nature. Le _Nautilus_, sous la poussee de son helice, maitrisee par l'inclinaison de ses plans, demeurait immobile. L'instrument fut braque sur ces sites du fond oceanique, et en quelques secondes. nous avions obtenu un negatif d'une extreme purete. C'est l'epreuve positive que j'en donne ici. On y voit ces roches primordiales qui n'ont jamais connu la lumiere des cieux, ces granits inferieurs qui forment la puissante assise du globe, ces grottes profondes evidees dans la masse pierreuse, ces profils d'une incomparable nettete et dont le trait terminal se detache en noir, comme s'il etait du au pinceau de certains artistes flamands. Puis, au-dela, un horizon de montagnes, une admirable ligne ondulee qui compose les arriere-plans du paysage. Je ne puis decrire cet ensemble de roches lisses. noires, polies, sans une mousse, sans une tache, aux formes etrangement decoupees et solidement etablies sur ce tapis de sable qui etincelait sous les jets de la lumiere electrique. Cependant, le capitaine Nemo, apres avoir termine son operation, m'avait dit : << Remontons monsieur le professeur. Il ne faut pas abuser de cette situation ni exposer trop longtemps le _Nautilus_ a de pareilles pressions. -- Remontons ! repondis-je. -- Tenez-vous bien. >> Je n'avais pas encore eu le temps de comprendre pourquoi le capitaine me faisait cette recommandation, quand je fus precipite sur le tapis. Son helice embrayee sur un signal du capitaine, ses plans dresses verticalement, le _Nautilus_, emporte comme un ballon dans les airs, s'enlevait avec une rapidite foudroyante. Il coupait la masse des eaux avec un fremissement sonore. Aucun detail n'etait visible. En quatre minutes, il avait franchi les quatre lieues qui le separaient de la surface de l'Ocean, et, apres avoir emerge comme un poisson volant, il retombait en faisant jaillir les flots a une prodigieuse hauteur. XII CACHALOTS ET BALEINES Pendant la nuit du 13 au 14 mars, le _Nautilus_ reprit sa direction vers le sud. Je pensais qu'a la hauteur du cap Horn, il mettrait le cap a l'ouest afin de rallier les mers du Pacifique et d'achever son tour du monde. Il n'en fit rien et continua de remonter vers les regions australes. Ou voulait-il donc aller ? Au pole ? C'etait insense. Je commencai a croire que les temerites du capitaine justifiaient suffisamment les apprehensions de Ned Land. Le Canadien, depuis quelque temps, ne me parlait plus de ses projets de fuite. Il etait devenu moins communicatif, presque silencieux. Je voyais combien cet emprisonnement prolonge lui pesait. Je sentais ce qui s'amassait de colere en lui. Lorsqu'il rencontrait le capitaine, ses yeux s'allumaient d'un feu sombre, et je craignais toujours que sa violence naturelle ne le portat a quelque extremite. Ce jour-la, 14 mars, Conseil et lui vinrent me trouver dans ma chambre. Je leur demandai la raison de leur visite. << Une simple question a vous poser, monsieur, me repondit le Canadien. -- Parlez, Ned. -- Combien d'hommes croyez-vous qu'il y ait a bord du _Nautilus_ ? -- Je ne saurais le dire, mon ami. -- Il me semble, reprit Ned Land, que sa manoeuvre ne necessite pas un nombreux equipage. -- En effet, repondis-je, dans les conditions ou il se trouve, une dizaine d'hommes au plus doivent suffire a le manoeuvrer. -- Eh bien, dit le Canadien, pourquoi y en aurait-il davantage ? -- Pourquoi ? >> repliquai-je. Je regardai fixement Ned Land, dont les intentions etaient faciles a deviner. << Parce que, dis-je, si j'en crois mes pressentiments, si j'ai bien compris l'existence du capitaine, le _Nautilus_ n'est pas seulement un navire. Ce doit etre un lieu de refuge pour ceux qui, comme son commandant, ont rompu toute relation avec la terre. -- Peut-etre, dit Conseil, mais enfin le _Nautilus_ ne peut contenir qu'un certain nombre d'hommes, et monsieur ne pourrait-il evaluer ce maximum ? -- Comment cela, Conseil ? -- Par le calcul. Etant donne la capacite du navire que monsieur connait, et, par consequent, la quantite d'air qu'il renferme ; sachant d'autre part ce que chaque homme depense dans l'acte de la respiration, et comparant ces resultats avec la necessite ou le _Nautilus_ est de remonter toutes les vingt-quatre heures... >> La phrase de Conseil n'en finissait pas, mais je vis bien ou il voulait en venir. << Je te comprends, dis-je ; mais ce calcul-la, facile a etablir d'ailleurs, ne peut donner qu'un chiffre tres incertain. -- N'importe, reprit Ned Land, en insistant. -- Voici le calcul, repondis-je. Chaque homme depense en une heure l'oxygene contenu dans cent litres d'air, soit en vingt-quatre heures l'oxygene contenu dans deux mille quatre cents litres. Il faut donc chercher combien de fois le _Nautilus_ renferme deux mille quatre cents litres d'air. -- Precisement, dit Conseil. -- Or, repris-je, la capacite du _Nautilus_ etant de quinze cents tonneaux, et celle du tonneau de mille litres, le _Nautilus_ renferme quinze cent mille litres d'air, qui, divises par deux mille quatre cents... >> Je calculai rapidement au crayon : << ... donnent au quotient six cent vingt-cinq. Ce qui revient a dire que l'air contenu dans le _Nautilus_ pourrait rigoureusement suffire a six cent vingt-cinq hommes pendant vingt-quatre heures. -- Six cent vingt-cinq ! repeta Ned. -- Mais tenez pour certain, ajoutai-je, que, tant passagers que marins ou officiers, nous ne formons pas la dixieme partie de ce chiffre. -- C'est encore trop pour trois hommes ! murmura Conseil. -- Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous conseiller la patience. -- Et meme mieux que la patience, repondit Conseil, la resignation. >> Conseil avait employe le mot juste. << Apres tout, reprit-il, le capitaine Nemo ne peut pas aller toujours au sud ! Il faudra bien qu'il s'arrete, ne fut-ce que devant la banquise, et qu'il revienne vers des mers plus civilisees ! Alors, il sera temps de reprendre les projets de Ned Land. >> Le Canadien secoua la tete, passa la main sur son front, ne repondit pas, et se retira. << Que monsieur me permette de lui faire une observation, me dit alors Conseil. Ce pauvre Ned pense a tout ce qu'il ne peut pas avoir. Tout lui revient de sa vie passee. Tout lui semble regrettable de ce qui nous est interdit. Ses anciens souvenirs l'oppressent et il a le coeur gros. Il faut le comprendre. Qu'est-ce qu'il a a faire ici ? Rien. Il n'est pas un savant comme monsieur, et ne saurait prendre le meme gout que nous aux choses admirables de la mer. Il risquerait tout pour pouvoir entrer dans une taverne de son pays ! >> Il est certain que la monotonie du bord devait paraitre insupportable au Canadien, habitue a une vie libre et active. Les evenements qui pouvaient le passionner etaient rares. Cependant, ce jour-la, un incident vint lui rappeler ses beaux jours de harponneur. Vers onze heures du matin, etant a la surface de l'Ocean, le _Nautilus_ tomba au milieu d'une troupe de baleines. Rencontre qui ne me surprit pas, car je savais que ces animaux, chasses a outrance, se sont refugies dans les bassins des hautes latitudes. Le role joue par la baleine dans le monde marin, et son influence sur les decouvertes geographiques, ont ete considerables. C'est elle, qui, entrainant a sa suite, les Basques d'abord, puis les Asturiens, les Anglais et les Hollandais, les enhardit contre les dangers de l'Ocean et les conduisit d'une extremite de la terre a l'autre. Les baleines aiment a frequenter les mers australes et boreales. D'anciennes legendes pretendent meme que ces cetaces amenerent les pecheurs jusqu'a sept lieues seulement du pole nord. Si le fait est faux, il sera vrai un jour et c'est probablement ainsi, en chassant la baleine dans les regions arctiques ou antarctiques, que les hommes atteindront ce point inconnu du globe. Nous etions assis sur la plate-forme par une mer tranquille. Mais le mois d'octobre de ces latitudes nous donnait de belles journees d'automne. Ce fut le Canadien -- il ne pouvait s'y tromper -- qui signala une baleine a l'horizon dans l'est. En regardant attentivement, on voyait son dos noiratre s'elever et s'abaisser alternativement au-dessus des flots, a cinq milles du _Nautilus_. << Ah ! s'ecria Ned Land, si j'etais a bord d'un baleinier, voila une rencontre qui me ferait plaisir ! C'est un animal de grande taille ! Voyez avec quelle puissance ses events rejettent des colonnes d'air et de vapeur ! Mille diables ! pourquoi faut-il que je sois enchaine sur ce morceau de tole ! -- Quoi ! Ned, repondis-je, vous n'etes pas encore revenu de vos vieilles idees de peche ? -- Est-ce qu'un pecheur de baleines, monsieur, peut oublier son ancien metier ? Est-ce qu'on se lasse jamais des emotions d'une pareille chasse ? -- Vous n'avez jamais peche dans ces mers, Ned ? -- Jamais, monsieur. Dans les mers boreales seulement, et autant dans le detroit de Bering que dans celui de Davis. -- Alors la baleine australe vous est encore inconnue. C'est la baleine franche que vous avez chassee jusqu'ici, et elle ne se hasarderait pas a passer les eaux chaudes de l'Equateur. -- Ah ! monsieur le professeur, que me dites-vous la ? repliqua le Canadien d'un ton passablement incredule. -- Je dis ce qui est. -- Par exemple ! Moi qui vous parle, en soixante-cinq, voila deux ans et demi, j'ai amarine pres du Groenland une baleine qui portait encore dans son flanc le harpon poinconne d'un baleinier de Bering. Or, je vous demande, comment apres avoir ete frappe a l'ouest de l'Amerique, l'animal serait venu se faire tuer a l'est, s'il n'avait, apres avoir double, soit le cap Horn, soit le cap de Bonne Esperance, franchi l'Equateur ? -- Je pense comme l'ami Ned, dit Conseil, et j'attends ce que repondra monsieur. -- Monsieur vous repondra, mes amis, que les baleines sont localisees, suivant leurs especes, dans certaines mers qu'elles ne quittent pas. Et si l'un de ces animaux est venu du detroit de Bering dans celui de Davis, c'est tout simplement parce qu'il existe un passage d'une mer a l'autre, soit sur les cotes de l'Amerique, soit sur celles de l'Asie. -- Faut-il vous croire ? demanda le Canadien, en fermant un oeil. -- Il faut croire monsieur, repondit Conseil. -- Des lors, reprit le Canadien, puisque je n'ai jamais peche dans ces parages, je ne connais point les baleines qui les frequentent ? -- Je vous l'ai dit, Ned. -- Raison de plus pour faire leur connaissance, repliqua Conseil. -- Voyez ! voyez ! s'ecria le Canadien la voix emue. Elle s'approche ! Elle vient sur nous ! Elle me nargue ! Elle sait que je ne peux rien contre elle ! >> Ned frappait du pied. Sa main fremissait en brandissant un harpon imaginaire. << Ces cetaces, demanda-t-il, sont-ils aussi gros que ceux des mers boreales ? -- A peu pres, Ned. -- C'est que j'ai vu de grosses baleines, monsieur, des baleines qui mesuraient jusqu'a cent pieds de longueur ! Je me suis meme laisse dire que le Hullamock et l'Umgallick des iles Aleoutiennes depassaient quelquefois cent cinquante pieds. -- Ceci me parait exagere, repondis-je. Ces animaux ne sont que des baleinopteres, pourvus de nageoires dorsales, et de meme que les cachalots, ils sont generalement plus petits que la baleine franche. -- Ah ! s'ecria le Canadien, dont les regards ne quittaient pas l'Ocean, elle se rapproche, elle vient dans les eaux du _Nautilus_ ! >> Puis, reprenant sa conversation : << Vous parlez, dit-il, du cachalot comme d'une petite bete ! On cite cependant des cachalots gigantesques. Ce sont des cetaces intelligents. Quelques-uns, dit-on, se couvrent d'algues et de fucus. On les prend pour des ilots. On campe dessus, on s'y installe, on fait du feu... -- On y batit des maisons, dit Conseil. -- Oui, farceur, repondit Ned Land. Puis, un beau jour l'animal plonge et entraine tous ses habitants au fond de l'abime. -- Comme dans les voyages de Simbad le marin, repliquai-je en riant. -- Ah ! maitre Land, il parait que vous aimez les histoires extraordinaires ! Quels cachalots que les votres ! J'espere que vous n'y croyez pas ! -- Monsieur le naturaliste, repondit serieusement le Canadien, il faut tout croire de la part des baleines ! -- Comme elle marche, celle-ci ! Comme elle se derobe ! -- On pretend que ces animaux-la peuvent faire le tour du monde en quinze jours. -- Je ne dis pas non. -- Mais, ce que vous ne savez sans doute pas, monsieur Aronnax, c'est que, au commencement du monde, les baleines filaient plus rapidement encore. -- Ah ! vraiment, Ned ! Et pourquoi cela ? -- Parce que alors, elles avaient la queue en travers, comme les poissons, c'est-a-dire que cette queue, comprimee verticalement, frappait l'eau de gauche a droite et de droite a gauche. Mais le Createur, s'apercevant qu'elles marchaient trop vite, leur tordit la queue, et depuis ce temps-la, elles battent les flots de haut en bas au detriment de leur rapidite. -- Bon, Ned, dis-je, en reprenant une expression du Canadien, faut-il vous croire ? -- Pas trop, repondit Ned Land, et pas plus que si je vous disais qu'il existe des baleines longues de trois cents pieds et pesant cent mille livres. -- C'est beaucoup, en effet, dis-je. Cependant, il faut avouer que certains cetaces acquierent un developpement considerable, puisque, dit-on, ils fournissent jusqu'a cent vingt tonnes d'huile. -- Pour ca, je l'ai vu, dit le Canadien. -- Je le crois volontiers, Ned, comme je crois que certaines baleines egalent en grosseur cent elephants. Jugez des effets produits par une telle masse lancee a toute vitesse ! -- Est-il vrai, demanda Conseil, qu'elles peuvent couler des navires ? -- Des navires, je ne le crois pas, repondis-je. On raconte, cependant, qu'en 1820, precisement dans ces mers du sud, une baleine se precipita sur l'_Essex_ et le fit reculer avec une vitesse de quatre metres par seconde. Des lames penetrerent par l'arriere, et l'_Essex_ sombra presque aussitot. >> Ned me regarda d'un air narquois. << Pour mon compte, dit-il, j'ai recu un coup de queue de baleine -- dans mon canot, cela va sans dire. Mes compagnons et moi, nous avons ete lances a une hauteur de six metres. Mais aupres de la baleine de monsieur le professeur, la mienne n'etait qu'un baleineau. -- Est-ce que ces animaux-la vivent longtemps ? demanda Conseil. -- Mille ans, repondit le Canadien sans hesiter. -- Et comment le savez-vous, Ned ? -- Parce qu'on le dit. -- Et pourquoi le dit-on ? -- Parce qu'on le sait. -- Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le suppose, et voici le raisonnement sur lequel on s'appuie. Il y a quatre cents ans, lorsque les pecheurs chasserent pour la premiere fois les baleines, ces animaux avaient une taille superieure a celle qu'ils acquierent aujourd'hui. On suppose donc, assez logiquement, que l'inferiorite des baleines actuelles vient de ce qu'elles n'ont pas eu le temps d'atteindre leur complet developpement. C'est ce qui a fait dire a Buffon que ces cetaces pouvaient et devaient meme vivre mille ans. Vous entendez ? >> Ned Land n'entendait pas. Il n'ecoutait plus. La baleine s'approchait toujours. Il la devorait des yeux. << Ah ! s'ecria-t-il, ce n'est plus une baleine, c'est dix, c'est vingt, c'est un troupeau tout entier ! Et ne pouvoir rien faire ! Etre la pieds et poings lies ! -- Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas demander au capitaine Nemo la permission de chasser ?... >> Conseil n'avait pas acheve sa phrase, que Ned Land s'etait affale par le panneau et courait a la recherche du capitaine. Quelques instants apres, tous deux reparaissaient sur la plate-forme. Le capitaine Nemo observa le troupeau de cetaces qui se jouait sur les eaux a un mille du _Nautilus_. << Ce sont des baleines australes, dit-il. Il y a la la fortune d'une flotte de baleiniers. -- Eh ! bien, monsieur, demanda le Canadien, ne pourrais-je leur donner la chasse, ne fut-ce que pour ne pas oublier mon ancien metier de harponneur ? -- A quoi bon, repondit le capitaine Nemo, chasser uniquement pour detruire ! Nous n'avons que faire d'huile de baleine a bord. -- Cependant, monsieur, reprit le Canadien, dans la mer Rouge, vous nous avez autorises a poursuivre un dugong ! -- Il s'agissait alors de procurer de la viande fraiche a mon equipage. Ici, ce serait tuer pour tuer. Je sais bien que c'est un privilege reserve a l'homme, mais je n'admets pas ces passe-temps meurtriers. En detruisant la baleine australe comme la baleine franche, etres inoffensifs et bons, vos pareils, maitre Land, commettent une action blamable. C'est ainsi qu'ils ont deja depeuple toute la baie de Baffin, et qu'ils aneantiront une classe d'animaux utiles. Laissez donc tranquilles ces malheureux cetaces. Ils ont bien assez de leurs ennemis naturels, les cachalots, les espadons et les scies, sans que vous vous en meliez. >> Je laisse a imaginer la figure que faisait le Canadien pendant ce cours de morale. Donner de semblables raisons a un chasseur, c'etait perdre ses paroles. Ned Land regardait le capitaine Nemo et ne comprenait evidemment pas ce qu'il voulait lui dire. Cependant, le capitaine avait raison. L'acharnement barbare et inconsidere des pecheurs fera disparaitre un jour la derniere baleine de l'Ocean. Ned Land siffla entre les dents son Yankee doodle, fourra ses mains dans ses poches et nous tourna le dos. Cependant le capitaine Nemo observait le troupeau de cetaces, et s'adressant a moi : << J'avais raison de pretendre, que sans compter l'homme, les baleines ont assez d'autres ennemis naturels. Celles-ci vont avoir affaire a forte partie avant peu. Apercevez-vous, monsieur Aronnax, a huit milles sous le vent ces points noiratres qui sont en mouvement ? -- Oui, capitaine, repondis-je. -- Ce sont des cachalots, animaux terribles que j'ai quelquefois rencontres par troupes de deux ou trois cents ! Quant a ceux-la, betes cruelles et malfaisantes, on a raison de les exterminer. >> Le Canadien se retourna vivement a ces derniers mots. << Eh bien, capitaine, dis-je, il est temps encore, dans l'interet meme des baleines... -- Inutile de s'exposer, monsieur le professeur. Le _Nautilus_ suffira a disperser ces cachalots. Il est arme d'un eperon d'acier qui vaut bien le harpon de maitre Land, j'imagine. >> Le Canadien ne se gena pas pour hausser les epaules. Attaquer des cetaces a coups d'eperon ! Qui avait jamais entendu parler de cela ? << Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo. Nous vous montrerons une chasse que vous ne connaissez pas encore. Pas de pitie pour ces feroces cetaces. Ils ne sont que bouche et dents ! >> Bouche et dents ! On ne pouvait mieux peindre le cachalot macrocephale, dont la taille depasse quelque fois vingt-cinq metres. La tete enorme de ce cetace occupe environ le tiers de son corps. Mieux arme que la baleine, dont la machoire superieure est seulement garnie de fanons, il est muni de vingt-cinq grosses dents, hautes de vingt centimetres, cylindriques et coniques a leur sommet, et qui pesent deux livres chacune. C'est a la partie superieure de cette enorme tete et dans de grandes cavites separees par des cartilages, que se trouvent trois a quatre cents kilogrammes de cette huile precieuse, dite << blanc de baleine >>. Le cachalot est un animal disgracieux, plutot tetard que poisson, suivant la remarque de Fredol. Il est mal construit, etant pour ainsi dire << manque >> dans toute la partie gauche de sa charpente, et n'y voyant guere que de l'oeil droit. Cependant, le monstrueux troupeau s'approchait toujours. Il avait apercu les baleines et se preparait a les attaquer. On pouvait prejuger, d'avance, la victoire des cachalots, non seulement parce qu'ils sont mieux batis pour l'attaque que leurs inoffensifs adversaires. mais aussi parce qu'ils peuvent rester plus longtemps sous les flots, sans venir respirer a leur surface. Il n'etait que temps d'aller au secours des baleines. Le _Nautilus_ se mit entre deux eaux. Conseil, Ned et moi, nous primes place devant les vitres du salon. Le capitaine Nemo se rendit pres du timonier pour manoeuvrer son appareil comme un engin de destruction. Bientot, je sentis les battements de l'helice se precipiter et notre vitesse s'accroitre. Le combat etait deja commence entre les cachalots et les baleines, lorsque le _Nautilus_ arriva. Il manoeuvra de maniere a couper la troupe des macrocephales. Ceux-ci, tout d'abord, se montrerent peu emus a la vue du nouveau monstre qui se melait a la bataille. Mais bientot ils durent se garer de ses coups. Quelle lutte ! Ned Land lui-meme, bientot enthousiasme, finit par battre des mains. Le _Nautilus_ n'etait plus qu'un harpon formidable, brandi par la main de son capitaine. Il se lancait contre ces masses charnues et les traversait de part en part, laissant apres son passage deux grouillantes moities d'animal. Les formidables coups de queue qui frappaient ses flancs, il ne les sentait pas. Les chocs qu'il produisait, pas davantage. Un cachalot extermine, il courait a un autre, virait sur place pour ne pas manquer sa proie, allant de l'avant, de l'arriere, docile a son gouvernail, plongeant quand le cetace s'enfoncait dans les couches profondes, remontant avec lui lorsqu'il revenait a la surface, le frappant de plein ou d'echarpe, le coupant ou le dechirant, et dans toutes les directions et sous toutes les allures, le percant de son terrible eperon. Quel carnage ! Quel bruit a la surface des flots ! Quels sifflements aigus et quels ronflements particuliers a ces animaux epouvantes ! Au milieu de ces couches ordinairement si paisibles, leur queue creait de veritables houles. Pendant une heure se prolongea cet homerique massacre, auquel les macrocephales ne pouvaient se soustraire. Plusieurs fois, dix ou douze reunis essayerent d'ecraser le _Nautilus_ sous leur masse. On voyait, a la vitre, leur gueule enorme pavee de dents, leur oeil formidable. Ned Land, qui ne se possedait plus, les menacait et les injuriait. On sentait qu'ils se cramponnaient a notre appareil, comme des chiens qui coiffent un ragot sous les taillis. Mais le _Nautilus_, forcant son helice, les emportait, les entrainait, ou les ramenait vers le niveau superieur des eaux, sans se soucier ni de leur poids enorme, ni de leurs puissantes etreintes. Enfin la masse des cachalots s'eclaircit. Les flots redevinrent tranquilles. Je sentis que nous remontions a la surface de l'Ocean. Le panneau fut ouvert, et nous nous precipitames sur la plate-forme. La mer etait couverte de cadavres mutiles. Une explosion formidable n'eut pas divise, dechire, dechiquete avec plus de violence ces masses charnues. Nous flottions au milieu de corps gigantesques, bleuatres sur le dos, blanchatres sous le ventre, et tout bossues d'enormes protuberances. Quelques cachalots epouvantes fuyaient a l'horizon. Les flots etaient teints en rouge sur un espace de plusieurs milles ; et le _Nautilus_ flottait au milieu d'une mer de sang. Le capitaine Nemo nous rejoignit. << Eh bien, maitre Land ? dit-il. -- Eh bien, monsieur, repondit le Canadien, chez lequel l'enthousiasme s'etait calme, c'est un spectacle terrible, en effet. Mais je ne suis pas un boucher, je suis un chasseur, et ceci n'est qu'une boucherie. -- C'est un massacre d'animaux malfaisants, repondit le capitaine, et le _Nautilus_ n'est pas un couteau de boucher. -- J'aime mieux mon harpon, repliqua le Canadien. -- Chacun son arme >>, repondit le capitaine, en regardant fixement Ned Land. Je craignais que celui-ci ne se laissat emporter a quelque violence qui aurait eu des consequences deplorables. Mais sa colere fut detournee par la vue d'une baleine que le _Nautilus_ accostait en ce moment. L'animal n'avait pu echapper a la dent des cachalots. Je reconnus la baleine australe, a tete deprimee, qui est entierement noire. Anatomiquement, elle se distingue de la baleine blanche et du Nord-Caper par la soudure des sept vertebres cervicales, et elle compte deux cotes de plus que ses congeneres. Le malheureux cetace, couche sur le flanc, le ventre troue de morsures, etait mort. Au bout de sa nageoire mutilee pendait encore un petit baleineau qu'il n'avait pu sauver du massacre. Sa bouche ouverte laissait couler l'eau qui murmurait comme un ressac a travers ses fanons. Le capitaine Nemo conduisit le _Nautilus_ pres du cadavre de l'animal. Deux de ses hommes monterent sur le flanc de la baleine, et je vis, non sans etonnement, qu'ils retiraient de ses mamelles tout le lait qu'elles contenaient, c'est-a-dire la valeur de deux a trois tonneaux. Le capitaine m'offrit une tasse de ce lait encore chaud. Je ne pus m'empecher de lui marquer ma repugnance pour ce breuvage. Il m'assura que ce lait etait excellent, et qu'il ne se distinguait en aucune facon du lait de vache. Je le goutai et je fus de son avis. C'etait donc pour nous une reserve utile, car, ce lait, sous la forme de beurre sale ou de fromage, devait apporter une agreable variete a notre ordinaire. De ce jour-la, je remarquai avec inquietude que les dispositions de Ned Land envers le capitaine Nemo devenaient de plus en plus mauvaises, et je resolus de surveiller de pres les faits et gestes du Canadien. XIII LA BANQUISE Le _Nautilus_ avait repris son imperturbable direction vers le sud. Il suivait le cinquantieme meridien avec une vitesse considerable. Voulait-il donc atteindre le pole ? Je ne le pensais pas, car jusqu'ici toutes les tentatives pour s'elever jusqu'a ce point du globe avaient echoue. La saison, d'ailleurs, etait deja fort avancee, puisque le 13 mars des terres antarctiques correspond au 13 septembre des regions boreales, qui commence la periode equinoxiale. Le 14 mars, j'apercus des glaces flottantes par 55deg. de latitude, simples debris blafards de vingt a vingt-cinq pieds, formant des ecueils sur lesquels la mer deferlait. Le _Nautilus_ se maintenait a la surface de l'Ocean. Ned Land, ayant deja peche dans les mers arctiques, etait familiarise avec ce spectacle des icebergs. Conseil et moi, nous l'admirions pour la premiere fois. Dans l'atmosphere, vers l'horizon du sud, s'etendait une bande blanche d'un eblouissant aspect. Les baleiniers anglais lui ont donne le nom de << ice-blinck >>. Quelque epais que soient les nuages, ils ne peuvent l'obscurcir. Elle annonce la presence d'un pack ou banc de glace. En effet, bientot apparurent des blocs plus considerables dont l'eclat se modifiait suivant les caprices de la brume. Quelques-unes de ces masses montraient des veines vertes, comme si le sulfate de cuivre en eut trace les lignes ondulees. D'autres, semblables a d'enormes amethystes, se laissaient penetrer par la lumiere. Celles-ci reverberaient les rayons du jour sur les mille facettes de leurs cristaux. Celles-la, nuancees des vifs reflets du calcaire, auraient suffi a la construction de toute une ville de marbre. Plus nous descendions au sud, plus ces iles flottantes gagnaient en nombre et en importance. Les oiseaux polaires y nichaient par milliers. C'etaient des petrels, des damiers, des puffins, qui nous assourdissaient de leurs cris. Quelques-uns, prenant le _Nautilus_ pour le cadavre d'une baleine, venaient s'y reposer et piquaient de coups de bec sa tole sonore. Pendant cette navigation au milieu des glaces, le capitaine Nemo se tint souvent sur la plate-forme. Il observait avec attention ces parages abandonnes. Je voyais son calme regard s'animer parfois. Se disait-il que dans ces mers polaires interdites a l'homme, il etait la chez lui, maitre de ces infranchissables espaces ? Peut-etre. Mais il ne parlait pas. Il restait immobile, ne revenant a lui que lorsque ses instincts de manoeuvrier reprenaient le dessus. Dirigeant alors son _Nautilus_ avec une adresse consommee, il evitait habilement le choc de ces masses dont quelques-unes mesuraient une longueur de plusieurs milles sur une hauteur qui variait de soixante-dix a quatre-vingts metres. Souvent l'horizon paraissait entierement ferme. A la hauteur du soixantieme degre de latitude, toute passe avait disparu. Mais le capitaine Nemo, cherchant avec soin, trouvait bientot quelque etroite ouverture par laquelle il se glissait audacieusement, sachant bien, cependant, qu'elle se refermerait derriere lui. Ce fut ainsi que le _Nautilus_, guide par cette main habile, depassa toutes ces glaces, classees, suivant leur forme ou leur grandeur, avec une precision qui enchantait Conseil: icebergs ou montagnes, ice-fields ou champs unis et sans limites, drift-ice ou glaces flottantes, packs ou champs brises, nommes palchs quand ils sont circulaires, et streams lorsqu'ils sont faits de morceaux allonges. La temperature etait assez basse. Le thermometre, expose a l'air exterieur, marquait deux a trois degres au-dessous de zero. Mais nous etions chaudement habilles de fourrures, dont les phoques ou les ours marins avaient fait les frais. L'interieur du _Nautilus_, regulierement chauffe par ses appareils electriques, defiait les froids les plus intenses. D'ailleurs, il lui eut suffi de s'enfoncer a quelques metres au-dessous des flots pour y trouver une temperature supportable. Deux mois plus tot, nous aurions joui sous cette latitude d'un jour perpetuel; mais deja la nuit se faisait pendant trois ou quatre heures, et plus tard, elle devait jeter six mois d'ombre sur ces regions circumpolaires. Le 15 mars, la latitude des iles New-Shetland et des Orkney du Sud fut depassee. Le capitaine m'apprit qu'autrefois de nombreuses tribus de phoques habitaient ces terres; mais les baleiniers anglais et americains, dans leur rage de destruction, massacrant les adultes et les femelles pleines, la ou existait l'animation de la vie, avaient laisse apres eux le silence de la mort. Le 16 mars, vers huit heures du matin, le _Nautilus_, suivant le cinquante-cinquieme meridien, coupa le cercle polaire antarctique. Les glaces nous entouraient de toutes parts et fermaient l'horizon. Cependant, le capitaine Nemo marchait de passe en passe et s'elevait toujours. << Mais ou va-t-il ? demandai-je. -- Devant lui, repondait Conseil. Apres tout, lorsqu'il ne pourra pas aller plus loin, il s'arretera. -- Je n'en jurerais pas ! >> repondis-je. Et, pour etre franc, j'avouerai que cette excursion aventureuse ne me deplaisait point. A quel degre m'emerveillaient les beautes de ces regions nouvelles, je ne saurais l'exprimer. Les glaces prenaient des attitudes superbes. Ici, leur ensemble formait une ville orientale, avec ses minarets et ses mosquees innombrables. La, une cite ecroulee et comme jetee a terre par une convulsion du sol. Aspects incessamment varies par les obliques rayons du soleil, ou perdus dans les brumes grises au milieu des ouragans de neige. Puis, de toutes parts des detonations, des eboulements, de grandes culbutes d'icebergs, qui changeaient le decor comme le paysage d'un diorama. Lorsque le _Nautilus_ etait immerge au moment ou se rompaient ces equilibres, le bruit se propageait sous les eaux avec une effrayante intensite, et la chute de ces masses creait de redoutables remous jusque dans les couches profondes de l'Ocean. Le _Nautilus_ roulait et tanguait alors comme un navire abandonne a la furie des elements. Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais que nous etions definitivement prisonniers; mais, l'instinct le guidant, sur le plus leger indice le capitaine Nemo decouvrait des passes nouvelles. Il ne se trompait jamais en observant les minces filets d'eau bleuatre qui sillonnaient les ice-fields. Aussi ne mettais-je pas en doute qu'il n'eut aventure deja le _Nautilus_ au milieu des mers antarctiques. Cependant, dans la journee du 16 mars, les champs de glace nous barrerent absolument la route. Ce n'etait pas encore la banquise, mais de vastes ice-fields cimentes par le froid. Cet obstacle ne pouvait arreter le capitaine Nemo, et il se lanca contre l'ice-field avec une effroyable violence. Le _Nautilus_ entrait comme un coin dans cette masse friable, et la divisait avec des craquements terribles. C'etait l'antique belier pousse par une puissance infinie. Les debris de glace, haut projetes, retombaient en grele autour de nous. Par sa seule force d'impulsion, notre appareil se creusait un chenal. Quelquefois, emporte par son elan, il montait sur le champ de glace et l'ecrasait de son poids, ou par instants, enfourne sous l'ice-field, il le divisait par un simple mouvement de tangage qui produisait de larges dechirures. Pendant ces journees, de violents grains nous assaillirent. Par certaines brumes epaisses, on ne se fut pas vu d'une extremite de la plate-forme a l'autre. Le vent sautait brusquement a tous les points du compas. La neige s'accumulait en couches si dures qu'il fallait la briser a coups de pic. Rien qu'a la temperature de cinq degres au-dessous de zero, toutes les parties exterieures du _Nautilus_ se recouvraient de glaces. Un greement n'aurait pu se manoeuvrer, car tous les garants eussent ete engages dans la gorge des poulies. Un batiment sans voiles et mu par un moteur electrique qui se passait de charbon, pouvait seul affronter d'aussi hautes latitudes. Dans ces conditions, le barometre se tint generalement tres bas. Il tomba meme a 73deg.5'. Les indications de la boussole n'offraient plus aucune garantie. Ses aiguilles affolees marquaient des directions contradictoires, en s'approchant du pole magnetique meridional qui ne se confond pas avec le sud du monde. En effet, suivant Hansten, ce pole est situe a peu pres par 70deg. de latitude et 130deg. de longitude, et d'apres les observations de Duperrey, par 135deg. de longitude et 70deg.30' de latitude. Il fallait faire alors des observations nombreuses sur les compas transportes a differentes parties du navire et prendre une moyenne. Mais souvent, on s'en rapportait a l'estime pour relever la route parcourue, methode peu satisfaisante au milieu de ces passes sinueuses dont les points de repere changent incessamment. Enfin, le 18 mars, apres vingt assauts inutiles, le _Nautilus_ se vit definitivement enraye. Ce n'etaient plus ni les streams, ni les palks, ni les ice-fields, mais une interminable et immobile barriere formee de montagnes soudees entre elles. << La banquise ! >> me dit le Canadien. Je compris que pour Ned Land comme pour tous les navigateurs qui nous avaient precede, c'etait l'infranchissable obstacle. Le soleil ayant un instant paru vers midi, le capitaine Nemo obtint une observation assez exacte qui donnait notre situation par 51deg.30' de longitude et 67deg.39' de latitude meridionale. C'etait deja un point avance des regions antarctiques. De mer, de surface liquide, il n'y avait plus apparence devant nos yeux. Sous l'eperon du _Nautilus_ s'etendait une vaste plaine tourmentee, enchevetree de blocs confus, avec tout ce pele-mele capricieux qui caracterise la surface d'un fleuve quelque temps avant la debacle des glaces, mais sur des proportions gigantesques. Ca et la, des pics aigus, des aiguilles deliees s'elevant a une hauteur de deux cents pieds; plus loin, une suite de falaises taillees a pic et revetues de teintes grisatres, vastes miroirs qui refletaient quelques rayons de soleil a demi noyes dans les brumes. Puis, sur cette nature desolee, un silence farouche, a peine rompu par le battement d'ailes des petrels ou des puffins. Tout etait gele alors, meme le bruit. Le _Nautilus_ dut donc s'arreter dans son aventureuse course au milieu des champs de glace. << Monsieur, me dit ce jour-la Ned Land, si votre capitaine va plus loin ! -- Eh bien ? -- Ce sera un maitre homme. -- Pourquoi, Ned ? -- Parce que personne ne peut franchir la banquise. Il est puissant, votre capitaine; mais, mille diables ! il n'est pas plus puissant que la nature, et la ou elle a mis des bornes, il faut que l'on s'arrete bon gre mal gre. -- En effet, Ned Land, et cependant j'aurais voulu savoir ce qu'il y a derriere cette banquise ! Un mur, voila ce qui m'irrite le plus ! -- Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs n'ont ete inventes que pour agacer les savants. Il ne devrait y avoir de murs nulle part. -- Bon ! fit le Canadien. Derriere cette banquise, on sait bien ce qui se trouve. -- Quoi donc ? demandai-je. -- De la glace, et toujours de la glace ! -- Vous etes certain de ce fait, Ned, repliquai-je, mais moi je ne le suis pas. Voila pourquoi je voudrais aller voir. -- Eh bien, monsieur le professeur, repondit le Canadien, renoncez a cette idee. Vous etes arrive a la banquise, ce qui est deja suffisant, et vous n'irez pas plus loin, ni votre capitaine Nemo, ni son _Nautilus_. Et qu'il le veuille ou non, nous reviendrons vers le nord, c'est-a-dire au pays des honnetes gens. >> Je dois convenir que Ned Land avait raison, et tant que les navires ne seront pas faits pour naviguer sur les champs de glace, ils devront s'arreter devant la banquise. En effet, malgre ses efforts, malgre les moyens puissants employes pour disjoindre les glaces, le _Nautilus_ fut reduit a l'immobilite. Ordinairement, qui ne peut aller plus loin en est quitte pour revenir sur ses pas. Mais ici, revenir etait aussi impossible qu'avancer, car les passes s'etaient refermees derriere nous, et pour peu que notre appareil demeurat stationnaire, il ne tarderait pas a etre bloque. Ce fut meme ce qui arriva vers deux heures du soir, et la jeune glace se forma sur ses flancs avec une etonnante rapidite. Je dus avouer que la conduite du capitaine Nemo etait plus qu'imprudente. J'etais en ce moment sur la plate-forme. Le capitaine qui observait la situation depuis quelques instants, me dit : << Eh bien, monsieur le professeur, qu'en pensez-vous ? -- Je pense que nous sommes pris, capitaine. -- Pris ! Et comment l'entendez-vous ? -- J'entends que nous ne pouvons aller ni en avant ni en arriere, ni d'aucun cote. C'est, je crois, ce qui s'appelle << pris >>, du moins sur les continents habites. -- Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que le _Nautilus_ ne pourra pas se degager ? -- Difficilement, capitaine, car la saison est deja trop avancee pour que vous comptiez sur une debacle des glaces. -- Ah ! monsieur le professeur, repondit le capitaine Nemo d'un ton ironique, vous serez toujours le meme ! Vous ne voyez qu'empechements et obstacles ! Moi, je vous affirme que non seulement le _Nautilus_ se degagera, mais qu'il ira plus loin encore ! -- Plus loin au sud ? demandai-je en regardant le capitaine. -- Oui, monsieur, il ira au pole. -- Au pole ! m'ecriai-je, ne pouvant retenir un mouvement d'incredulite. -- Oui, repondit froidement le capitaine, au pole antarctique, a ce point inconnu ou se croisent tous les meridiens du globe. Vous savez si je fais du _Nautilus_ ce que je veux. >> Oui ! je le savais. Je savais cet homme audacieux jusqu'a la temerite ! Mais vaincre ces obstacles qui herissent le pole sud, plus inaccessible que ce pole nord non encore atteint par les plus hardis navigateurs, n'etait-ce pas une entreprise absolument insensee, et que, seul, l'esprit d'un fou pouvait concevoir ! Il me vint alors a l'idee de demander au capitaine Nemo s'il avait deja decouvert ce pole que n'avait jamais foule le pied d'une creature humaine. << Non, monsieur, me repondit-il, et nous le decouvrirons ensemble. La ou d'autres ont echoue, je n'echouerai pas. Jamais je n'ai promene mon _Nautilus_ aussi loin sur les mers australes; mais, je vous le repete, il ira plus loin encore. -- Je veux vous croire, capitaine, repris-je d'un ton un peu ironique. Je vous crois ! Allons en avant ! Il n'y a pas d'obstacles pour nous ! Brisons cette banquise ! Faisons-la sauter, et si elle resiste, donnons des ailes au _Nautilus_, afin qu'il puisse passer par-dessus ! -- Par-dessus ? monsieur le professeur, repondit tranquillement le capitaine Nemo. Non point par-dessus, mais par-dessous. -- Par-dessous ! >> m'ecriai-je. Une subite revelation des projets du capitaine venait d'illuminer mon esprit. J'avais compris. Les merveilleuses qualites du _Nautilus_ allaient le servir encore dans cette surhumaine entreprise ! << Je vois que nous commencons a nous entendre, monsieur le professeur, me dit le capitaine, souriant a demi. Vous entrevoyez deja la possibilite -- moi, je dirai le succes -- de cette tentative. Ce qui est impraticable avec un navire ordinaire devient facile au _Nautilus_. Si un continent emerge au pole, il s'arretera devant ce continent. Mais si au contraire c'est la mer libre qui le baigne, il ira au pole meme ! -- En effet, dis-je, entraine par le raisonnement du capitaine, si la surface de la mer est solidifiee par les glaces, ses couches inferieures sont libres, par cette raison providentielle qui a place a un degre superieur a celui de la congelation le maximum de densite de l'eau de mer. Et, si je ne me trompe, la partie immergee de cette banquise est a la partie emergeante comme quatre est a un ? -- A peu pres, monsieur le professeur. Pour un pied que les icebergs ont au-dessus de la mer, ils en ont trois au-dessous. Or, puisque ces montagnes de glaces ne depassent pas une hauteur de cent metres, elles ne s'enfoncent que de trois cents. Or, qu'est-ce que trois cents metres pour le _Nautilus_? -- Rien, monsieur. -- Il pourra meme aller chercher a une profondeur plus grande cette temperature uniforme des eaux marines, et la nous braverons impunement les trente ou quarante degres de froid de la surface. -- Juste, monsieur, tres juste, repondis-je en m'animant. -- La seule difficulte, reprit le capitaine Nemo, sera de rester plusieurs jours immerges sans renouveler notre provision d'air. -- N'est-ce que cela ? repliquai-je. Le _Nautilus_ a de vastes reservoirs, nous les remplirons, et ils nous fourniront tout l'oxygene dont nous aurons besoin. -- Bien imagine, monsieur Aronnax, repondit en souriant le capitaine. Mais ne voulant pas que vous puissiez m'accuser de temerite, je vous soumets d'avance toutes mes objections. -- En avez-vous encore a faire ? -- Une seule. Il est possible, si la mer existe au pole sud, que cette mer soit entierement prise, et, par consequent, que nous ne puissions revenir a sa surface ! -- Bon, monsieur, oubliez-vous que le _Nautilus_ est arme d'un redoutable eperon, et ne pourrons-nous le lancer diagonalement contre ces champs de glace qui s'ouvriront au choc ? -- Eh ! monsieur le professeur, vous avez des idees aujourd'hui ! -- D'ailleurs, capitaine, ajoutai-je en m'enthousiasmant de plus belle, pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre au pole sud comme au pole nord ? Les poles du froid et les poles de la terre ne se confondent ni dans l'hemisphere austral ni dans l'hemisphere boreal, et jusqu'a preuve contraire, on doit supposer ou un continent ou un ocean degage de glaces a ces deux points du globe. -- Je le crois aussi, monsieur Aronnax, repondit le capitaine Nemo. Je vous ferai seulement observer qu'apres avoir emis tant d'objections contre mon projet, maintenant vous m'ecrasez d'arguments en sa faveur. >> Le capitaine Nemo disait vrai. J'en etais arrive a le vaincre en audace ! C'etait moi qui l'entrainais au pole ! Je le devancais, je le distancais... Mais non ! pauvre fou. Le capitaine Nemo savait mieux que toi le pour et le contre de la question, et il s'amusait a te voir emporte dans les reveries de l'impossible ! Cependant, il n'avait pas perdu un instant. A un signal le second parut. Ces deux hommes s'entretinrent rapidement dans leur incomprehensible langage, et soit que le second eut ete anterieurement prevenu, soit qu'il trouvat le projet praticable, il ne laissa voir aucune surprise. Mais si impassible qu'il fut il ne montra pas une plus complete impassibilite que Conseil, lorsque j'annoncai a ce digne garcon notre intention de pousser jusqu'au pole sud. Un << comme il plaira a monsieur >> accueillit ma communication, et je dus m'en contenter. Quant a Ned Land, si jamais epaules se leverent haut, ce furent celles du Canadien. << Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et votre capitaine Nemo, vous me faites pitie ! -- Mais nous irons au pole, maitre Ned. -- Possible, mais vous n'en reviendrez pas ! >> Et Ned Land rentra dans sa cabine, << pour ne pas faire un malheur >>, dit-il en me quittant. Cependant, les preparatifs de cette audacieuse tentative venaient de commencer. Les puissantes pompes du _Nautilus_ refoulaient l'air dans les reservoirs et l'emmagasinaient a une haute pression. Vers quatre heures, le capitaine Nemo m'annonca que les panneaux de la plate-forme allaient etre fermes. Je jetai un dernier regard sur l'epaisse banquise que nous allions franchir. Le temps etait clair, l'atmosphere assez pure, le froid tres vif, douze degres au-dessous de zero; mais le vent s'etant calme, cette temperature ne semblait pas trop insupportable. Une dizaine d'hommes monterent sur les flancs du _Nautilus_ et, armes de pics, ils casserent la glace autour de la carene qui fut bientot degagee. Operation rapidement pratiquee, car la jeune glace etait mince encore. Tous nous rentrames a l'interieur. Les reservoirs habituels se remplirent de cette eau tenue libre a la flottaison. Le _Nautilus_ ne tarda pas a descendre. J'avais pris place au salon avec Conseil. Par la vitre ouverte, nous regardions les couches inferieures de l'Ocean austral. Le thermometre remontait. L'aiguille du manometre deviait sur le cadran. A trois cents metres environ, ainsi que l'avait prevu le capitaine Nemo, nous flottions sous la surface ondulee de la banquise. Mais le _Nautilus_s'immergea plus bas encore. Il atteignit une profondeur de huit cents metres. La temperature de l'eau, qui donnait douze degres a la surface, n'en accusait plus que onze. Deux degres etaient deja gagnes. Il va sans dire que la temperature du _Nautilus_, elevee par ses appareils de chauffage, se maintenait a un degre tres superieur. Toutes les manoeuvres s'accomplissaient avec une extraordinaire precision. << On passera, n'en deplaise a monsieur, me dit Conseil. -- J'y compte bien ! >> repondis-je avec le ton d'une profonde conviction. Sous cette mer libre, le _Nautilus_ avait pris directement le chemin de pole, sans s'ecarter du cinquante-deuxieme meridien. De 67deg.30' a 90deg. vingt-deux degres et demi en latitude restaient a parcourir, c'est-a-dire un peu plus de cinq cents lieues. Le _Nautilus_ prit une vitesse moyenne de vingt-six milles a l'heure, la vitesse d'un train express. S'il la conservait, quarante heures lui suffisaient pour atteindre le pole. Pendant une partie de la nuit, la nouveaute de la situation nous retint, Conseil et moi, a la vitre du salon. La mer s'illuminait sous l'irradiation electrique du fanal. Mais elle etait deserte. Les poissons ne sejournaient pas dans ces eaux prisonnieres. Ils ne trouvaient la qu'un passage pour aller de l'Ocean antarctique a la mer libre du pole. Notre marche etait rapide. On la sentait telle aux tressaillements de la longue coque d'acier. Vers deux heures du matin, j'allai prendre quelques heures de repos. Conseil m'imita. En traversant les coursives, je ne rencontrai point le capitaine Nemo. Je supposai qu'il se tenait dans la cage du timonier. Le lendemain 19 mars, a cinq heures du matin, je repris mon poste dans le salon. Le loch electrique m'indiqua que la vitesse du _Nautilus_ avait ete moderee. Il remontait alors vers la surface, mais prudemment, en vidant lentement ses reservoirs. Mon coeur battait. Allions-nous emerger et retrouver l'atmosphere libre du pole ? Non. Un choc m'apprit que le _Nautilus_ avait heurte la surface inferieure de la banquise, tres epaisse encore, a en juger par la matite du bruit. En effet, nous avions << touche >> pour employer l'expression marine, mais en sens inverse et par mille pieds de profondeur. Ce qui donnait deux mille pieds de glaces au-dessus de nous, dont mille emergeaient. La banquise presentait alors une hauteur superieure a celle que nous avions relevee sur ses bords. Circonstance peu rassurante. Pendant cette journee, le _Nautilus_ recommenca plusieurs fois cette meme experience, et toujours il vint se heurter contre la muraille qui plafonnait au-dessus de lui. A de certains instants, il la rencontra par neuf cents metres, ce qui accusait douze cents metres d'epaisseur dont deux cents metres s'elevaient au-dessus de la surface de l'Ocean. C'etait le double de sa hauteur au moment ou le _Nautilus_ s'etait enfonce sous les flots. Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et j'obtins ainsi le profil sous-marin de cette chaine qui se developpait sous les eaux. Le soir, aucun changement n'etait survenu dans notre situation. Toujours la glace entre quatre cents et cinq cents metres de profondeur. Diminution evidente, mais quelle epaisseur encore entre nous et la surface de l'Ocean ! Il etait huit heures alors. Depuis quatre heures deja, l'air aurait du etre renouvele a l'interieur du _Nautilus_, suivant l'habitude quotidienne du bord. Cependant, je ne souffrais pas trop, bien que le capitaine Nemo n'eut pas encore demande a ses reservoirs un supplement d'oxygene. Mon sommeil fut penible pendant cette nuit. Espoir et crainte m'assiegeaient tour a tour. Je me relevai plusieurs fois. Les tatonnements du _Nautilus_ continuaient. Vers trois heures du matin, j'observai que la surface inferieure de la banquise se rencontrait seulement par cinquante metres de profondeur. Cent cinquante pieds nous separaient alors de la surface des eaux. La banquise redevenait peu a peu ice-field. La montagne se refaisait la plaine. Mes yeux ne quittaient plus le manometre. Nous remontions toujours en suivant, par une diagonale, la surface resplendissante qui etincelait sous les rayons electriques. La banquise s'abaissait en dessus et en dessous par des rampes allongees. Elle s'amincissait de mille en mille. Enfin, a six heures du matin, ce jour memorable du 19 mars, la porte du salon s'ouvrit. Le capitaine Nemo parut. << La mer libre ! >> me dit-il. XIV LE POLE SUD Je me precipitai vers la plate-forme. Oui ! La mer libre. A peine quelques glacons epars, des icebergs mobiles ; au loin une mer etendue ; un monde d'oiseaux dans les airs, et des myriades de poissons sous ces eaux qui, suivant les fonds, variaient du bleu intense au vert olive. Le thermometre marquait trois degres centigrades au-dessus de zero. C'etait comme un printemps relatif enferme derriere cette banquise, dont les masses eloignees se profilaient sur l'horizon du nord. << Sommes-nous au pole ? demandai-je au capitaine, le coeur palpitant. -- Je l'ignore, me repondit-il. A midi nous ferons le point. -- Mais le soleil se montrera-t-il a travers ces brumes ? dis-je en regardant le ciel grisatre. -- Si peu qu'il paraisse, il me suffira, repondit le capitaine. >> A dix milles du _Nautilus_, vers le sud, un ilot solitaire s'elevait a une hauteur de deux cents metres. Nous marchions vers lui, prudemment, car cette mer pouvait etre semee d'ecueils. Une heure apres, nous avions atteint l'ilot. Deux heures plus tard, nous achevions d'en faire le tour. Il mesurait quatre a cinq milles de circonference. Un etroit canal le separait d'une terre considerable, un continent peut-etre, dont nous ne pouvions apercevoir les limites. L'existence de cette terre semblait donner raison aux hypotheses de Maury. L'ingenieur americain a remarque, en effet, qu'entre le pole sud et le soixantieme parallele, la mer est couverte de glaces flottantes, de dimensions enormes, qui ne se rencontrent jamais dans l'Atlantique nord. De ce fait, il a tire cette conclusion que le cercle antarctique renferme des terres considerables, puisque les icebergs ne peuvent se former en pleine mer, mais seulement sur des cotes. Suivant ses calculs, la masse des glaces qui enveloppent le pole austral forme une vaste calotte dont la largeur doit atteindre quatre mille kilometres. Cependant, le _Nautilus_, par crainte d'echouer, s'etait arrete a trois encablures d'une greve que dominait un superbe amoncellement de roches. Le canot fut lance a la mer. Le capitaine, deux de ses hommes portant les instruments, Conseil et moi, nous nous y embarquames. Il etait dix heures du matin. Je n'avais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute, ne voulait pas se desavouer en presence du pole sud. Quelques coups d'aviron amenerent le canot sur le sable, ou il s'echoua. Au moment ou Conseil allait sauter a terre, je le retins. << Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, a vous l'honneur de mettre pied le premier sur cette terre. -- Oui, monsieur, repondit le capitaine, et si je n'hesite pas a fouler ce sol du pole, c'est que, jusqu'ici, aucun etre humain n'y a laisse la trace de ses pas. >> Cela dit, il sauta legerement sur le sable. Une vive emotion lui faisait battre le coeur. Il gravit un roc qui terminait en surplomb un petit promontoire, et la, les bras croises, le regard ardent, immobile, muet, il sembla prendre possession de ces regions australes. Apres cinq minutes passees dans cette extase, il se retourna vers nous. << Quand vous voudrez, monsieur >>, me cria-t-il. Je debarquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommes dans le canot. Le sol sur un long espace presentait un tuf de couleur rougeatre, comme s'il eut ete de brique pilee. Des scories, des coulees de lave, des pierres ponces le recouvraient. On ne pouvait meconnaitre son origine volcanique. En de certains endroits, quelques legeres fumerolles, degageant une odeur sulfureuse, attestaient que les feux interieurs conservaient encore leur puissance expansive. Cependant, ayant gravi un haut escarpement, je ne vis aucun volcan dans un rayon de plusieurs milles. On sait que dans ces contrees antarctiques, James Ross a trouve les crateres de l'Erebus et du Terror en pleine activite sur le cent soixante-septieme meridien et par 77deg.32' de latitude. La vegetation de ce continent desole me parut extremement restreinte. Quelques lichens de l'espece _Unsnea melanoxantha_ s'etalaient sur les roches noires. Certaines plantules microscopiques, des diatomees rudimentaires, sortes de cellules disposees entre deux coquilles quartzeuses, de longs fucus pourpres et cramoisis, supportes sur de petites vessies natatoires et que le ressac jetait a la cote, composaient toute la maigre flore de cette region. Le rivage etait parseme de mollusques, de petites moules, de patelles, de buccardes lisses, en forme de coeurs, et particulierement de clios au corps oblong et membraneux, dont la tete est formee de deux lobes arrondis. Je vis aussi des myriades de ces clios boreales, longues de trois centimetres, dont la baleine avale un monde a chaque bouchee. Ces charmants pteropodes, veritables papillons de la mer, animaient les eaux libres sur la lisiere du rivage. Entre autres zoophytes apparaissaient dans les hauts-fonds quelques arborescences coralligenes, de celles qui suivant James Ross, vivent dans les mers antarctiques jusqu'a mille metres de profondeur ; puis, de petits alcyons appartenant a l'espece _procellaria pelagica_, ainsi qu'un grand nombre d'asteries particulieres a ces climats, et d'etoiles de mer qui constellaient le sol. Mais ou la vie surabondait, c'etait dans les airs. La volaient et voletaient par milliers des oiseaux d'especes variees, qui nous assourdissaient de leurs cris. D'autres encombraient les roches, nous regardant passer sans crainte et se pressant familierement sous nos pas. C'etaient des pingouins aussi agiles et souples dans l'eau, ou on les a confondus parfois avec de rapides bonites, qu'ils sont gauches et lourds sur terre. Ils poussaient des cris baroques et formaient des assemblees nombreuses, sobres de gestes, mais prodigues de clameurs. Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis, de la famille des echassiers, gros comme des pigeons, blancs de couleur, le bec court et conique, l'oeil encadre d'un cercle rouge. Conseil en fit provision, car ces volatiles, convenablement prepares, forment un mets agreable. Dans les airs passaient des albatros fuligineux d'une envergure de quatre metres, justement appeles les vautours de l'Ocean, des petrels gigantesques, entre autres des _quebrante-huesos_, aux ailes arquees, qui sont grands mangeurs de phoques, des damiers, sortes de petits canards dont le dessus du corps est noir et blanc, enfin toute une serie de petrels, les uns blanchatres, aux ailes bordees de brun, les autres bleus et speciaux aux mers antarctiques, ceux-la << si huileux, dis-je a Conseil, que les habitants des iles Feroe se contentent d'y adapter une meche avant de les allumer >>. << Un peu plus, repondit Conseil, ce seraient des lampes parfaites ! Apres ca, on ne peut exiger que la nature les ait prealablement munis d'une meche ! >> Apres un demi-mille, le sol se montra tout crible de nids de manchots, sortes de terriers disposes pour la ponte, et dont s'echappaient de nombreux oiseaux. Le capitaine Nemo en fit chasser plus tard quelques centaines, car leur chair noire est tres mangeable. Ils poussaient des braiements d'ane. Ces animaux, de la taille d'une oie, ardoises sur le corps, blancs en dessous et cravates d'un lisere citron, se laissaient tuer a coups de pierre sans chercher a s'enfuir. Cependant, la brume ne se levait pas, et, a onze heures, le soleil n'avait point encore paru. Son absence ne laissait pas de m'inquieter. Sans lui, pas d'observations possibles. Comment determiner alors si nous avions atteint le pole ? Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le trouvai silencieusement accoude sur un morceau de roc et regardant le ciel. Il paraissait impatient, contrarie. Mais qu'y faire ? Cet homme audacieux et puissant ne commandait pas au soleil comme a la mer. Midi arriva sans que l'astre du jour se fut montre un seul instant. On ne pouvait meme reconnaitre la place qu'il occupait derriere le rideau de brume. Bientot cette brume vint a se resoudre en neige. << A demain >>, me dit simplement le capitaine, et nous regagnames le _Nautilus_ au milieu des tourbillons de l'atmosphere. Pendant notre absence, les filets avaient ete tendus, et j'observai avec interet les poissons que l'on venait de haler a bord. Les mers antarctiques servent de refuge a un tres grand nombre de migrateurs, qui fuient les tempetes des zones moins elevees pour tomber, il est vrai, sous la dent des marsouins et des phoques. Je notai quelques cottes australes, longs d'un decimetre, espece de cartilagineux blanchatres traverses de bandes livides et armes d'aiguillons, puis des chimeres antarctiques, longues de trois pieds, le corps tres allonge, la peau blanche, argentee et lisse, la tete arrondie, le dos muni de trois nageoires, le museau termine par une trompe qui se recourbe vers la bouche. Je goutai leur chair, mais je la trouvai insipide, malgre l'opinion de Conseil qui s'en accommoda fort. La tempete de neige dura jusqu'au lendemain. Il etait impossible de se tenir sur la plate-forme. Du salon ou je notais les incidents de cette excursion au continent polaire, j'entendais les cris des petrels et des albatros qui se jouaient au milieu de la tourmente. Le _Nautilus_ ne resta pas immobile, et, prolongeant la cote, il s'avanca encore d'une dizaine de milles au sud, au milieu de cette demi-clarte que laissait le soleil en rasant les bords de l'horizon. Le lendemain 20 mars, la neige avait cesse. Le froid etait un peu plus vif. Le thermometre marquait deux degres au-dessous de zero. Les brouillards se leverent, et j'esperai que, ce jour-la, notre observation pourrait s'effectuer. Le capitaine Nemo n'ayant pas encore paru, le canot nous prit, Conseil et moi, et nous mit a terre. La nature du sol etait la meme, volcanique. Partout des traces de laves, de scories, de basaltes, sans que j'apercusse le cratere qui les avait vomis. Ici comme la-bas, des myriades d'oiseaux animaient cette partie du continent polaire. Mais cet empire, ils le partageaient alors avec de vastes troupeaux de mammiferes marins qui nous regardaient de leurs doux yeux. C'etaient des phoques d'especes diverses, les uns etendus sur le sol, les autres couches sur des glacons en derive, plusieurs sortant de la mer ou y rentrant. Ils ne se sauvaient pas a notre approche, n'ayant jamais eu affaire a l'homme, et j'en comptais la de quoi approvisionner quelques centaines de navires. << Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned Land ne nous ait pas accompagnes ! -- Pourquoi cela, Conseil ? -- Parce que l'enrage chasseur aurait tout tue. -- Tout, c'est beaucoup dire, mais je crois, en effet, que nous n'aurions pu empecher notre ami le Canadien de harponner quelques-uns de ces magnifiques cetaces. Ce qui eut desoblige le capitaine Nemo, car il ne verse pas inutilement le sang des betes inoffensives. -- Il a raison. -- Certainement, Conseil. Mais, dis-moi, n'as-tu pas deja classe ces superbes echantillons de la faune marine ? -- Monsieur sait bien, repondit Conseil, que je ne suis pas tres ferre sur la pratique. Quand monsieur m'aura appris le nom de ces animaux... -- Ce sont des phoques et des morses. -- Deux genres, qui appartiennent a la famille des pinnipedes, se hata de dire mon savant Conseil, ordre des carnassiers, groupe des unguicules, sous-classe des monodelphiens, classe des mammiferes, embranchement des vertebres. -- Bien, Conseil, repondis-je, mais ces deux genres, phoques et morses, se divisent en especes, et si je ne me trompe, nous aurons ici l'occasion de les observer. Marchons. >> Il etait huit heures du matin. Quatre heures nous restaient a employer jusqu'au moment ou le soleil pourrait etre utilement observe. Je dirigeai nos pas vers une vaste baie qui s'echancrait dans la falaise granitique du rivage. La, je puis dire qu'a perte de vue autour de nous, les terres et les glacons etaient encombres de mammiferes marins, et je cherchais involontairement du regard le vieux Protee, le mythologique pasteur qui gardait ces immenses troupeaux de Neptune. C'etaient particulierement des phoques. Ils formaient des groupes distincts, males et femelles, le pere veillant sur sa famille, la mere allaitant ses petits, quelques jeunes, deja forts, s'emancipant a quelques pas. Lorsque ces mammiferes voulaient se deplacer, ils allaient par petits sauts dus a la contraction de leur corps, et ils s'aidaient assez gauchement de leur imparfaite nageoire, qui, chez le lamantin, leur congenere, forme un veritable avant-bras. Je dois dire que, dans l'eau, leur element par excellence, ces animaux a l'epine dorsale mobile, au bassin etroit, au poil ras et serre, aux pieds palmes, nagent admirablement. Au repos et sur terre, ils prenaient des attitudes extremement gracieuses. Aussi, les anciens, observant leur physionomie douce, leur regard expressif que ne saurait surpasser le plus beau regard de femme, leurs yeux veloutes et limpides, leurs poses charmantes, et les poetisant a leur maniere, metamorphoserent-ils les males en tritons, et les femelles en sirenes. Je fis remarquer a Conseil le developpement considerable des lobes cerebraux chez ces intelligents cetaces. Aucun mammifere, l'homme excepte, n'a la matiere cerebrale plus riche. Aussi, les phoques sont-ils susceptibles de recevoir une certaine education ; ils se domestiquent aisement, et je pense, avec certains naturalistes, que. convenablement dresses, ils pourraient rendre de grands services comme chiens de peche. La plupart de ces phoques dormaient sur les rochers ou sur le sable. Parmi ces phoques proprement dits qui n'ont point d'oreilles externes -- differant en cela des otaries dont l'oreille est saillante -- j'observai plusieurs varietes de stenorhynques, longs de trois metres, blancs de poils, a tetes de bull-dogs, armes de dix dents a chaque machoire, quatre incisives en haut et en bas et deux grandes canines decoupees en forme de fleur de lis. Entre eux se glissaient des elephants marins, sortes de phoques a trompe courte et mobile, les geants de l'espece, qui sur une circonference de vingt pieds mesuraient une longueur de dix metres. Ils ne faisaient aucun mouvement a notre approche. << Ce ne sont pas des animaux dangereux ? me demanda Conseil. -- Non, repondis-je, a moins qu'on ne les attaque. Lorsqu'un phoque defend son petit, sa fureur est terrible, et il n'est pas rare qu'il mette en pieces l'embarcation des pecheurs. -- Il est dans son droit, repliqua Conseil. -- Je ne dis pas non. >> Deux milles plus loin, nous etions arretes par le promontoire qui couvrait la baie contre les vents du sud. Il tombait d'aplomb a la mer et ecumait sous le ressac. Au-dela eclataient de formidables rugissements, tels qu'un troupeau de ruminants en eut pu produire. << Bon, fit Conseil, un concert de taureaux ? -- Non, dis-je, un concert de morses. Ils se battent ? -- Ils se battent ou ils jouent. -- N'en deplaise a monsieur, il faut voir cela. -- Il faut le voir, Conseil. >> Et nous voila franchissant les roches noiratres, au milieu d'eboulements imprevus, et sur des pierres que la glace rendait fort glissantes. Plus d'une fois, je roulai au detriment de mes reins. Conseil, plus prudent ou plus solide, ne bronchait guere, et me relevait, disant : << Si monsieur voulait avoir la bonte d'ecarter les jambes, monsieur conserverait mieux son equilibre. >> Arrive a l'arete superieure du promontoire, j'apercus une vaste plaine blanche, couverte de morses. Ces animaux jouaient entre eux. C'etaient des hurlements de joie, non de colere. Les morses ressemblent aux phoques par la forme de leurs corps et par la disposition de leurs membres. Mais les canines et les incisives manquent a leur machoire inferieure, et quant aux canines superieures, ce sont deux defenses longues de quatre-vingts centimetres qui en mesurent trente-trois a la circonference de leur alveole. Ces dents, faites d'un ivoire compact et sans stries, plus dur que celui des elephants, et moins prompt a jaunir, sont tres recherchees. Aussi les morses sont-ils en butte a une chasse inconsideree qui les detruira bientot jusqu'au dernier, puisque les chasseurs, massacrant indistinctement les femelles pleines et les jeunes, en detruisent chaque annee plus de quatre mille. En passant aupres de ces curieux animaux, je pus les examiner a loisir, car ils ne se derangeaient pas. Leur peau etait epaisse et rugueuse, d'un ton fauve tirant sur le roux, leur pelage court et peu fourni. Quelques-uns avaient une longueur de quatre metres. Plus tranquilles et moins craintifs que leurs congeneres du nord, ils ne confiaient point a des sentinelles choisies le soin de surveiller les abords de leur campement. Apres avoir examine cette cite des morses, je songeai a revenir sur mes pas. Il etait onze heures, et si le capitaine Nemo se trouvait dans des conditions favorables pour observer, je voulais etre present a son operation. Cependant, je n'esperais pas que le soleil se montrat ce jour-la. Des nuages ecrases sur l'horizon le derobaient a nos yeux. Il semblait que cet astre jaloux ne voulut pas reveler a des etres humains ce point inabordable du globe. Cependant, je songeai a revenir vers le _Nautilus_. Nous suivimes un etroit raidillon qui courait sur le sommet de la falaise. A onze heures et demie, nous etions arrives au point du debarquement. Le canot echoue avait depose le capitaine a terre. Je l'apercus debout sur un bloc ce basalte. Ses instruments etaient pres de lui. Son regard se fixait sur l'horizon du nord, pres duquel le soleil decrivait alors sa courbe allongee. Je pris place aupres de lui et j'attendis sans parler. Midi arriva, et, ainsi que la veille, le soleil ne se montra pas. C'etait une fatalite. L'observation manquait encore. Si demain elle ne s'accomplissait pas, il faudrait renoncer definitivement a relever notre situation. En effet, nous etions precisement au 20 mars. Demain, 21, jour de l'equinoxe, refraction non comptee, le soleil disparaitrait sous l'horizon pour six mois, et avec sa disparition commencerait la longue nuit polaire. Depuis l'equinoxe de septembre, il avait emerge de l'horizon septentrional, s'elevant par des spirales allongees jusqu'au 21 decembre. A cette epoque, solstice d'ete de ces contrees boreales, il avait commence a redescendre, et le lendemain, il devait leur lancer ses derniers rayons. Je communiquai mes observations et mes craintes au capitaine Nemo. << Vous aviez raison, monsieur Aronnax, me dit-il, si demain, je n'obtiens la hauteur du soleil, je ne pourrai avant six mois reprendre cette operation. Mais aussi, precisement parce que les hasards de ma navigation m'ont amene, le 21 mars, dans ces mers, mon point sera facile a relever, si, a midi, le soleil se montre a nos yeux. -- Pourquoi, capitaine ? -- Parce que, lorsque l'astre du jour decrit des spirales si allongees, il est difficile de mesurer exactement sa hauteur au-dessus de l'horizon, et les instruments sont exposes a commettre de graves erreurs. -- Comment procederez-vous donc ? -- Je n'emploierai que mon chronometre, me repondit le capitaine Nemo. Si demain, 21 mars, a midi, le disque du soleil, en tenant compte de la refraction, est coupe exactement par l'horizon du nord, c'est que je suis au pole sud. -- En effet, dis-je. Pourtant, cette affirmation n'est pas mathematiquement rigoureuse, parce que l'equinoxe ne tombe pas necessairement a midi. -- Sans doute, monsieur, mais l'erreur ne sera pas de cent metres, et il ne nous en faut pas davantage. A demain donc. >> Le capitaine Nemo retourna a bord. Conseil et moi, nous restames jusqu'a cinq heures a arpenter la plage, observant et etudiant. Je ne recoltai aucun objet curieux, si ce n'est un oeuf de pingouin, remarquable par sa grosseur, et qu'un amateur eut paye plus de mille francs. Sa couleur isabelle, les raies et les caracteres qui l'ornaient comme autant d'hieroglyphes, en faisaient un bibelot rare. Je le remis entre les mains de Conseil, et le prudent garcon, au pied sur, le tenant comme une precieuse porcelaine de Chine, le rapporta intact au _Nautilus_. La je deposai cet oeuf rare sous une des vitrines du musee. Je soupai avec appetit d'un excellent morceau de foie de phoque dont le gout rappelait celui de la viande de porc. Puis je me couchai, non sans avoir invoque, comme un Indou, les faveurs de l'astre radieux. Le lendemain, 21 mars, des cinq heures du matin, je montai sur la plate-forme. J'y trouvai le capitaine Nemo. << Le temps se degage un peu, me dit-il. J'ai bon espoir. Apres dejeuner, nous nous rendrons a terre pour choisir un poste d'observation. >> Ce point convenu, j'allai trouver Ned Land. J'aurais voulu l'emmener avec moi. L'obstine Canadien refusa, et je vis bien que sa taciturnite comme sa facheuse humeur s'accroissaient de jour en jour. Apres tout, je ne regrettai pas son entetement dans cette circonstance. Veritablement, il y avait trop de phoques a terre, et il ne fallait pas soumettre ce pecheur irreflechi a cette tentation. Le dejeuner termine, je me rendis a terre. Le _Nautilus_ s'etait encore eleve de quelques milles pendant la nuit. Il etait au large, a une grande lieue d'une cote, que dominait un pic aigu de quatre a cinq cents metres. Le canot portait avec moi le capitaine Nemo, deux hommes de l'equipage, et les instruments, c'est-a-dire un chronometre, une lunette et un barometre. Pendant notre traversee, je vis de nombreuses baleines qui appartenaient aux trois especes particulieres aux mers australes, la baleine franche ou << right-whale >> des Anglais, qui n'a pas de nageoire dorsale, le hump-back, baleinoptere a ventre plisse, aux vastes nageoires blanchatres, qui malgre son nom, ne forment pourtant pas des ailes, et le fin-back, brun-jaunatre, le plus vif des cetaces. Ce puissant animal se fait entendre de loin, lorsqu'il projette a une grande hauteur ses colonnes d'air et de vapeur, qui ressemblent a des tourbillons de fumee. Ces differents mammiferes s'ebattaient par troupes dans les eaux tranquilles, et je vis bien que ce bassin du pole antarctique servait maintenant de refuge aux cetaces trop vivement traques par les chasseurs. Je remarquai egalement de longs cordons blanchatres de salpes, sortes de mollusques agreges, et des meduses de grande taille qui se balancaient entre le remous des lames. A neuf heures, nous accostions la terre. Le ciel s'eclaircissait. Les nuages fuyaient dans le sud. Les brumes abandonnaient la surface froide des eaux. Le capitaine Nemo se dirigea vers le pic dont il voulait sans doute faire son observatoire. Ce fut une ascension penible sur des laves aigues et des pierres ponces, au milieu d'une atmosphere souvent saturee par les emanations sulfureuses des fumerolles. Le capitaine, pour un homme deshabitue de fouler la terre, gravissait les pentes les plus raides avec une souplesse, une agilite que je ne pouvais egaler, et qu'eut enviee un chasseur d'isards. Il nous fallut deux heures pour atteindre le sommet de ce pic moitie porphyre, moitie basalte. De la, nos regards embrassaient une vaste mer qui, vers le nord tracait nettement sa ligne terminale sur le fond du ciel. A nos pieds, des champs eblouissants de blancheur. Sur notre tete, un pale azur, degage de brumes. Au nord, le disque du soleil comme une boule de feu deja ecornee par le tranchant de l'horizon. Du sein des eaux s'elevaient en gerbes magnifiques des jets liquides par centaines. Au loin, le _Nautilus_, comme un cetace endormi. Derriere nous, vers le sud et l'est, une terre immense, un amoncellement chaotique de rochers et de glaces dont on n'apercevait pas la limite. Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du pic, releva soigneusement sa hauteur au moyen du barometre, car il devait en tenir compte dans son observation. A midi moins le quart, le soleil, vu alors par refraction seulement, se montra comme un disque d'or et dispersa ses derniers rayons sur ce continent abandonne, a ces mers que l'homme n'a jamais sillonnees encore. Le capitaine Nemo, muni d'une lunette a reticules, qui, au moyen d'un miroir, corrigeait la refraction, observa l'astre qui s'enfoncait peu a peu au-dessous de l'horizon en suivant une diagonale tres allongee. Je tenais le chronometre. Mon coeur battait fort. Si la disparition du demi-disque du soleil coincidait avec le midi du chronometre, nous etions au pole meme. << Midi ! m'ecriai-je. -- Le pole sud ! >> repondit le capitaine Nemo d'une voix grave, en me donnant la lunette qui montrait l'astre du jour precisement coupe en deux portions egales par l'horizon. Je regardai les derniers rayons couronner le pic et les ombres monter peu a peu sur ses rampes. En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant sa main sur mon epaule, me dit : << Monsieur, en 1600, le Hollandais Gheritk, entraine par les courants et les tempetes, atteignit 64deg. de latitude sud et decouvrit les New-Shetland. En 1773, le 17 janvier, l'illustre Cook, suivant le trente-huitieme meridien, arriva par 67deg.30' de latitude. et en 1774, le 30 janvier, sur le cent-neuvieme meridien, il atteignit 71deg.15' de latitude. En 1819, le Russe Bellinghausen se trouva sur le soixante-neuvieme parallele, et en 1821, sur le soixante-sixieme par 111deg. de longitude ouest. En 1820, l'Anglais Brunsfield fut arrete sur le soixante-cinquieme degre. La meme annee, l'Americain Morrel, dont les recits sont douteux, remontant sur le quarante-deuxieme meridien, decouvrait la mer libre par 70deg.14' de latitude. En 1825, l'Anglais Powell ne pouvait depasser le soixante-deuxieme degre. La meme annee, un simple pecheur de phoques, l'Anglais Weddel s'elevait jusqu'a 72deg.14' de latitude sur le trente-cinquieme meridien, et jusqu'a 74deg.15' sur le trente-sixieme. En 1829, l'Anglais Forster, commandant le _Chanticleer_, prenait possession du continent antarctique par 63deg.26' de latitude et 66deg.26' de longitude. En 1831, l'Anglais Biscoe, le ler fevrier, decouvrait la terre d'Enderby par 68deg.50' de latitude, en 1832, le 5 fevrier, la terre d'Adelaide par 67deg. de latitude. et le 21 fevrier, la terre de Graham par 64deg.45' de latitude. En 1838, le Francais Dumont d'Urville, arrete devant la banquise par 62deg.57' de latitude, relevait la terre Louis-Philippe ; deux ans plus tard, dans une nouvelle pointe au sud, il nommait par 66deg.30', le 21 janvier, la terre Adelie, et huit jours apres, par 64deg.40', la cote Clarie. En 1838, l'Anglais Wilkes s'avancait jusqu'au soixante-neuvieme parallele sur le centieme meridien. En 1839, l'Anglais Balleny decouvrait la terre Sabrina, sur la limite du cercle polaire. Enfin, en 1842, l'Anglais James Ross, montant l'_Erebus_ et le _Terror_, le 12 janvier, par 76deg.56' de latitude et 171deg.7' de longitude est, trouvait la terre Victoria ; le 23 du meme mois, il relevait le soixante-quatorzieme parallele, le plus haut point atteint jusqu'alors ; le 27, il etait par 76deg.8', le 28, par 77deg.32', le 2 fevrier, par 78deg.4', et en 1842, il revenait au soixante-onzieme degre qu'il ne put depasser. Eh bien, moi, capitaine Nemo, ce 21 mars 1868, j'ai atteint le pole sud sur le quatre-vingt-dixieme degre, et je prends possession de cette partie du globe egale au sixieme des continents reconnus. -- Au nom de qui, capitaine ? -- Au mien, monsieur ! >> Et ce disant, le capitaine Nemo deploya un pavillon noir, portant un N d'or ecartele sur son etamine. Puis, se retournant vers l'astre du jour dont les derniers rayons lechaient l'horizon de la mer : << Adieu, soleil ! s'ecria-t-il. Disparais, astre radieux ! Couche-toi sous cette mer libre. et laisse une nuit de six mois etendre ses ombres sur mon nouveau domaine ! >> XV ACCIDENT OU INCIDENT ? Le lendemain, 22 mars, a six heures du matin, les preparatifs de depart furent commences. Les dernieres lueurs du crepuscule se fondaient dans la nuit. Le froid etait vif. Les constellations resplendissaient avec une surprenante intensite. Au zenith brillait cette admirable Croix du Sud, l'etoile polaire des regions antarctiques. Le thermometre marquait douze degres au-dessous de zero, et quand le vent fraichissait, il causait de piquantes morsures. Les glacons se multipliaient sur l'eau libre. La mer tendait a se prendre partout. De nombreuses plaques noiratres, etalees a sa surface, annoncaient la prochaine formation de la jeune glace. Evidemment, le bassin austral, gele pendant les six mois de l'hiver, etait absolument inaccessible. Que devenaient les baleines pendant cette periode ? Sans doute, elles allaient par-dessous la banquise chercher des mers plus praticables. Pour les phoques et les morses, habitues a vivre sous les plus durs climats, ils restaient sur ces parages glaces. Ces animaux ont l'instinct de creuser des trous dans les ice-fields et de les maintenir toujours ouverts. C'est a ces trous qu'ils viennent respirer ; quand les oiseaux, chasses par le froid, ont emigre vers le nord, ces mammiferes marins demeurent les seuls maitres du continent polaire. Cependant, les reservoirs d'eau s'etaient remplis, et le _Nautilus_ descendait lentement. A une profondeur de mille pieds, il s'arreta. Son helice battit les flots, et il s'avanca droit au nord avec une vitesse de quinze milles a l'heure. Vers le soir, il flottait deja sous l'immense carapace glacee de la banquise. Les panneaux du salon avaient ete fermes par prudence, car la coque du _Nautilus_ pouvait se heurter a quelque bloc immerge. Aussi, je passai cette journee a mettre mes notes au net. Mon esprit etait tout entier a ses souvenirs du pole. Nous avions atteint ce point inaccessible sans fatigues, sans danger, comme si notre wagon flottant eut glisse sur les rails d'un chemin de fer. Et maintenant, le retour commencait veritablement. Me reserverait-il encore de pareilles surprises ? Je le pensais, tant la serie des merveilles sous-marines est inepuisable ! Cependant, depuis cinq mois et demi que le hasard nous avait jetes a ce bord, nous avions franchi quatorze mille lieues, et sur ce parcours plus etendu que l'Equateur terrestre, combien d'incidents ou curieux ou terribles avaient charme notre voyage : la chasse dans les forets de Crespo, l'echouement du detroit de Torres, le cimetiere de corail, les pecheries de Ceylan, le tunnel arabique, les feux de Santorin, les millions de la baie du Vigo, l'Atlantide, le pole sud ! Pendant la nuit, tous ces souvenirs, passant de reve en reve, ne laisserent pas mon cerveau sommeiller un instant. A trois heures du matin, je fus reveille par un choc violent. Je m'etais redresse sur mon lit et j'ecoutais au milieu de l'obscurite, quand je fus precipite brusquement au milieu de la chambre. Evidemment, le _Nautilus_ donnait une bande considerable apres avoir touche. Je m'accotai aux parois et je me trainai par les coursives jusqu'au salon qu'eclairait le plafond lumineux. Les meubles etaient renverses. Heureusement, les vitrines, solidement saisies par le pied, avaient tenu bon. Les tableaux de tribord, sous le deplacement de la verticale se collaient aux tapisseries, tandis que ceux de babord s'en ecartaient d'un pied par leur bordure inferieure. Le _Nautilus_ etait donc couche sur tribord, et, de plus, completement immobile, A l'interieur j'entendais un bruit de pas, des voix confuses. Mais le capitaine Nemo ne parut pas. Au moment ou j'allais quitter le salon, Ned Land et Conseil entrerent. << Qu'y a-t-il ? leur dis-je aussitot. -- Je venais le demander a monsieur, repondit Conseil. -- Mille diables ! s'ecria le Canadien, je le sais bien moi ! Le _Nautilus_a touche, et a en juger par la gite qu'il donne, je ne crois pas qu'il s'en tire comme la premiere fois dans le detroit de Torres. -- Mais au moins, demandai-je, est-il revenu a la surface de la mer ? -- Nous l'ignorons, repondit Conseil. -- Il est facile de s'en assurer >>, repondis-je. Je consultai le manometre. A ma grande surprise, il indiquait une profondeur de trois cent soixante metres. << Qu'est-ce que cela veut dire ? m'ecriai-je. -- Il faut interroger le capitaine Nemo, dit Conseil. -- Mais ou le trouver ? demanda Ned Land. -- Suivez-moi >>, dis-je a mes deux compagnons. Nous quittames le salon. Dans la bibliotheque, personne. A l'escalier central, au poste de l'equipage, personne. Je supposai que le capitaine Nemo devait etre poste dans la cage du timonier. Le mieux etait d'attendre. Nous revinmes tous trois au salon. Je passerai sous silence les recriminations du Canadien. Il avait beau jeu pour s'emporter. Je le laissai exhaler sa mauvaise humeur tout a son aise, sans lui repondre. Nous etions ainsi depuis vingt minutes, cherchant a surprendre les moindres bruits qui se produisaient a l'interieur du _Nautilus_, quand le capitaine Nemo entra. Il ne sembla pas nous voir. Sa physionomie, habituellement si impassible, revelait une certaine inquietude. Il observa silencieusement la boussole, le manometre, et vint poser son doigt sur un point du planisphere, dans cette partie qui representait les mers australes. Je ne voulus pas l'interrompre. Seulement, quelques instants plus tard, lorsqu'il se tourna vers moi, je lui dis en retournant contre lui une expression dont il s'etait servi au detroit de Torres : << Un incident, capitaine ? -- Non, monsieur, repondit-il, un accident cette fois. -- Grave ? -- Peut-etre. -- Le danger est-il immediat ? -- Non. -- Le _Nautilus_ s'est echoue ? -- Oui. -- Et cet echouement est venu ?... -- D'un caprice de la nature, non de l'imperitie des hommes. Pas une faute n'a ete commise dans nos manoeuvres. Toutefois, on ne saurait empecher l'equilibre de produire ses effets. On peut braver les lois humaines, mais non resister aux lois naturelles. >> Singulier moment que choisissait le capitaine Nemo pour se livrer a cette reflexion philosophique. En somme, sa reponse ne m'apprenait rien. << Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je, quelle est la cause de cet accident ? -- Un enorme bloc de glace, une montagne entiere s'est retournee, me repondit-il. Lorsque les icebergs sont mines a leur base par des eaux plus chaudes ou par des chocs reiteres, leur centre de gravite remonte. Alors ils se retournent en grand, ils culbutent. C'est ce qui est arrive. L'un de ces blocs, en se renversant, a heurte le _Nautilus_ qui flottait sous les eaux. Puis, glissant sous sa coque et le relevant avec une irresistible force, il l'a ramene dans des couches moins denses, ou il se trouve couche sur le flanc. Mais ne peut-on degager le _Nautilus_ en vidant ses reservoirs, de maniere a le remettre en equilibre ? -- C'est ce qui se fait en ce moment, monsieur. Vous pouvez entendre les pompes fonctionner. Voyez l'aiguille du manometre. Elle indique que le _Nautilus_ remonte, mais le bloc de glace remonte avec lui, et jusqu'a ce qu'un obstacle arrete son mouvement ascensionnel, notre position ne sera pas changee. >> En effet, le _Nautilus_ donnait toujours la meme bande sur tribord. Sans doute, il se redresserait, lorsque le bloc s'arreterait lui-meme. Mais a ce moment, qui sait si nous n'aurions pas heurte la partie superieure de la banquise, si nous ne serions pas effroyablement presses entre les deux surfaces glacees ? Je reflechissais a toutes les consequences de cette situation. Le capitaine Nemo ne cessait d'observer le manometre. Le _Nautilus_, depuis la chute de l'iceberg, avait remonte de cent cinquante pieds environ, mais il faisait toujours le meme angle avec la perpendiculaire. Soudain un leger mouvement se fit sentir dans la coque. Evidemment, le _Nautilus_ se redressait un peu. Les objets suspendus dans le salon reprenaient sensiblement leur position normale. Les parois se rapprochaient de la verticalite. Personne de nous ne parlait. Le coeur emu, nous observions, nous sentions le redressement. Le plancher redevenait horizontal sous nos pieds. Dix minutes s'ecoulerent. << Enfin, nous sommes droit ! m'ecria-je. -- Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte du salon. -- Mais flotterons-nous ? lui demandai-je. -- Certainement, repondit-il, puisque les reservoirs ne sont pas encore vides, et que vides, le _Nautilus_ devra remonter a la surface de la mer. >> Le capitaine sortit, et je vis bientot que, par ses ordres, on avait arrete la marche ascensionnelle du _Nautilus_. En effet, il aurait bientot heurte la partie inferieure de la banquise, et mieux valait le maintenir entre deux eaux. << Nous l'avons echappe belle ! dit alors Conseil. -- Oui. Nous pouvions etre ecrases entre ces blocs de glace, ou tout au moins emprisonnes. Et alors, faute de pouvoir renouveler l'air... Oui ! nous l'avons echappe belle ! -- Si c'est fini ! >> murmura Ned Land. Je ne voulus pas entamer avec le Canadien une discussion sans utilite, et je ne repondis pas. D'ailleurs, les panneaux s'ouvrirent en ce moment, et la lumiere exterieure fit irruption a travers la vitre degagee. Nous etions en pleine eau, ainsi que je l'ai dit ; mais, a une distance de dix metres, sur chaque cote du _Nautilus_, s'elevait une eblouissante muraille de glace. Au-dessus et au-dessous, meme muraille. Au-dessus, parce que la surface inferieure de la banquise se developpait comme un plafond immense. Au-dessous, parce que le bloc culbute, ayant glisse peu a peu, avait trouve sur les murailles laterales deux points d'appui qui le maintenaient dans cette position. Le _Nautilus_ etait emprisonne dans un veritable tunnel de glace, d'une largeur de vingt metres environ, rempli d'une eau tranquille. Il lui etait donc facile d'en sortir en marchant soit en avant soit en arriere, et de reprendre ensuite, a quelques centaines de metres plus bas, un libre passage sous la banquise. Le plafond lumineux avait ete eteint, et cependant, le salon resplendissait d'une lumiere intense. C'est que la puissante reverberation des parois de glace y renvoyait violemment les nappes du fanal. Je ne saurais peindre l'effet des rayons voltaiques sur ces grands blocs capricieusement decoupes, dont chaque angle, chaque arete, chaque facette, jetait une lueur differente, suivant la nature des veines qui couraient dans la glace. Mine eblouissante de gemmes, et particulierement de saphirs qui croisaient leurs jets bleus avec le jet vert des emeraudes. Ca et la des nuances opalines d'une douceur infinie couraient au milieu de points ardents comme autant de diamants de feu dont l'oeil ne pouvait soutenir l'eclat. La puissance du fanal etait centuplee, comme celle d'une lampe a travers les lames lenticulaires d'un phare de premier ordre. << Que c'est beau ! Que c'est beau ! s'ecria Conseil. -- Oui ! dis-je, c'est un admirable spectacle. N'est-ce pas, Ned ? -- Eh ! mille diables ! oui, riposta Ned Land. C'est superbe ! Je rage d'etre force d'en convenir. On n'a jamais rien vu de pareil. Mais ce spectacle-la pourra nous couter cher. Et, s'il faut tout dire, je pense que nous voyons ici des choses que Dieu a voulu interdire aux regards de l'homme ! >> Ned avait raison. C'etait trop beau. Tout a coup, un cri de Conseil me fit retourner. << Qu'y a-t-il ? demandai-je. -- Que monsieur ferme les yeux ! que monsieur ne regarde pas ! >> Conseil, ce disant, appliquait vivement ses mains sur ses paupieres. << Mais qu'as-tu, mon garcon ? -- Je suis ebloui, aveugle ! >> Mes regards se porterent involontairement vers la vitre, mais je ne pus supporter le feu qui la devorait. Je compris ce qui s'etait passe. Le _Nautilus_ venait de se mettre en marche a grande vitesse. Tous les eclats tranquilles des murailles de glace s'etaient alors changes en raies fulgurantes. Les feux de ces myriades de diamants se confondaient. Le _Nautilus_, emporte par son helice, voyageait dans un fourreau d'eclairs. Les panneaux du salon se refermerent alors. Nous tenions nos mains sur nos yeux tout impregnes de ces lueurs concentriques qui flottent devant la retine, lorsque les rayons solaires l'ont trop violemment frappee. Il fallut un certain temps pour calmer le trouble de nos regards. Enfin, nos mains s'abaisserent. << Ma foi, je ne l'aurais jamais cru, dit Conseil. -- Et moi, je ne le crois pas encore ! riposta le Canadien. -- Quand nous reviendrons sur terre, ajouta Conseil, blases sur tant de merveilles de la nature, que penserons-nous de ces miserables continents et des petits ouvrages sortis de la main des hommes ! Non ! le monde habite n'est plus digne de nous ! >> De telles paroles dans la bouche d'un impassible Flamand montrent a quel degre d'ebullition etait monte notre enthousiasme. Mais le Canadien ne manqua pas d'y jeter sa goutte d'eau froide. << Le monde habite ! dit-il en secouant la tete. Soyez tranquille, ami Conseil, nous n'y reviendrons pas ! >> Il etait alors cinq heures du matin. En ce moment, un choc se produisit a l'avant du _Nautilus_. Je compris que son eperon venait de heurter un bloc de glace. Ce devait etre une fausse manoeuvre, car ce tunnel sous-marin, obstrue de blocs, n'offrait pas une navigation facile. Je pensai donc que le capitaine Nemo, modifiant sa route, tournerait ces obstacles ou suivrait les sinuosites du tunnel. En tout cas, la marche en avant ne pouvait etre absolument enrayee. Toutefois, contre mon attente, le _Nautilus_ prit un mouvement retrograde tres prononce. << Nous revenons en arriere ? dit Conseil. -- Oui, repondis-je. Il faut que, de ce cote, le tunnel soit sans issue. -- Et alors ?... -- Alors, dis-je, la manoeuvre est bien simple. Nous retournerons sur nos pas, et nous sortirons par l'orifice sud. Voila tout. >> En parlant ainsi, je voulais paraitre plus rassure que je ne l'etais reellement. Cependant le mouvement retrograde du _Nautilus_ s'accelerait, et marchant a contre helice, il nous entrainait avec une grande rapidite. << Ce sera un retard, dit Ned. -- Qu'importe, quelques heures de plus ou de moins, pourvu qu'on sorte. -- Oui, repeta Ned Land, pourvu qu'on sorte ! >> Je me promenai pendant quelques instants du salon a la bibliotheque. Mes compagnons assis, se taisaient. Je me jetai bientot sur un divan, et je pris un livre que mes yeux parcoururent machinalement. Un quart d'heure apres, Conseil, s'etant approche de moi, me dit : << Est-ce bien interessant ce que lit monsieur ? -- Tres interessant, repondis-je. -- Je le crois. C'est le livre de monsieur que lit monsieur ! -- Mon livre ? >> En effet, je tenais a la main l'ouvrage des _Grands Fonds sous-marins_. Je ne m'en doutais meme pas. Je fermai le livre et repris ma promenade. Ned et Conseil se leverent pour se retirer. << Restez, mes amis, dis-je en les retenant. Restons ensemble jusqu'au moment ou nous serons sortis de cette impasse. -- Comme il plaira a monsieur >>, repondit Conseil. Quelques heures s'ecoulerent. J'observais souvent les instruments suspendus a la paroi du salon. Le manometre indiquait que le _Nautilus_ se maintenait a une profondeur constante de trois cents metres, la boussole. qu'il se dirigeait toujours au sud, le loch, qu'il marchait a une vitesse de vingt milles a l'heure, vitesse excessive dans un espace aussi resserre. Mais le capitaine Nemo savait qu'il ne pouvait trop se hater, et qu'alors, les minutes valaient des siecles. A huit heures vingt-cinq, un second choc eut lieu. A l'arriere, cette fois. Je palis. Mes compagnons s'etaient rapproches de moi. J'avais saisi la main de Conseil. Nous nous interrogions du regard, et plus directement que si les mots eussent interprete notre pensee. En ce moment, le capitaine entra dans le salon. J'allai a lui. << La route est barree au sud ? lui demandai-je. -- Oui, monsieur. L'iceberg en se retournant a ferme toute issue. -- Nous sommes bloques ? -- Oui. >> XVI FAUTE D'AIR Ainsi, autour du _Nautilus_, au-dessus, au-dessous, un impenetrable mur de glace. Nous etions prisonniers de la banquise ! Le Canadien avait frappe une table de son formidable poing. Conseil se taisait. Je regardai le capitaine. Sa figure avait repris son impassibilite habituelle. Il s'etait croise les bras. Il reflechissait. Le _Nautilus_ ne bougeait plus. Le capitaine prit alors la parole : << Messieurs, dit-il d'une voix calme, il y a deux manieres de mourir dans les conditions ou nous sommes. >> Cet inexplicable personnage avait l'air d'un professeur de mathematiques qui fait une demonstration a ses eleves. << La premiere, reprit-il, c'est de mourir ecrases. La seconde, c'est de mourir asphyxies. Je ne parle pas de la possibilite de mourir de faim, car les approvisionnements du _Nautilus_ dureront certainement plus que nous. Preoccupons-nous donc des chances d'ecrasement ou d'asphyxie. -- Quant a l'asphyxie, capitaine, repondis-je, elle n'est pas a craindre, car nos reservoirs sont pleins. -- Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne donneront que deux jours d'air. Or, voila trente-six heures que nous sommes enfouis sous les eaux, et deja l'atmosphere alourdie du _Nautilus_ demande a etre renouvelee. Dans quarante-huit heures, notre reserve sera epuisee. -- Eh bien, capitaine, soyons delivres avant quarante-huit heures ! -- Nous le tenterons, du moins, en percant la muraille qui nous entoure. -- De quel cote ? demandai-je. -- C'est ce que la sonde nous apprendra. Je vais echouer le _Nautilus_ sur le banc inferieur, et mes hommes, revetus de scaphandres, attaqueront l'iceberg par sa paroi la moins epaisse. -- Peut-on ouvrir les panneaux du salon ? -- Sans inconvenient. Nous ne marchons plus. >> Le capitaine Nemo sortit. Bientot des sifflements m'apprirent que l'eau s'introduisait dans les reservoirs. Le _Nautilus_ s'abaissa lentement et reposa sur le fond de glace par une profondeur de trois cent cinquante metres, profondeur a laquelle etait immerge le banc de glace inferieur. << Mes amis, dis-je, la situation est grave, mais je compte sur votre courage et sur votre energie. -- Monsieur, me repondit le Canadien, ce n'est pas dans ce moment que je vous ennuierai de mes recriminations. Je suis pret a tout faire pour le salut commun. -- Bien, Ned, dis-je en tendant la main au Canadien. -- J'ajouterai, reprit-il, qu'habile a manier le pic comme le harpon, si je puis etre utile au capitaine, il peut disposer de moi. -- Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. >> Je conduisis le Canadien a la chambre ou les hommes du _Nautilus_ revetaient leurs scaphandres. Je fis part au capitaine de la proposition de Ned, qui fut acceptee. Le Canadien endossa son costume de mer et fut aussitot pret que ses compagnons de travail. Chacun d'eux portait sur son dos l'appareil Rouquayrol auquel les reservoirs avaient fourni un large continent d'air pur. Emprunt considerable, mais necessaire, fait a la reserve du _Nautilus_. Quant aux lampes Ruhmkorff, elles devenaient inutiles au milieu de ces eaux lumineuses et saturees de rayons electriques. Lorsque Ned fut habille, je rentrai dans le salon dont les vitres etaient decouvertes, et, poste pres de Conseil. j'examinai les couches ambiantes qui supportaient le _Nautilus_. Quelques instants apres, nous voyions une douzaine d'hommes de l'equipage prendre pied sur le banc de glace, et parmi eux Ned Land, reconnaissable a sa haute taille. Le capitaine Nemo etait avec eux. Avant de proceder au creusement des murailles, il fit pratiquer des sondages qui devaient assurer la bonne direction des travaux. De longues sondes furent enfoncees dans les parois laterales ; mais apres quinze metres, elles etaient encore arretees par l'epaisse muraille. Il etait inutile de s'attaquer a la surface plafonnante, puisque c'etait la banquise elle-meme qui mesurait plus de quatre cents metres de hauteur. Le capitaine Nemo fit alors sonder la surface inferieure. La dix metres de parois nous separaient de l'eau. Telle etait l'epaisseur de cet ice-field. Des lors, il s'agissait d'en decouper un morceau egal en superficie a la ligne de flottaison du _Nautilus_. C'etait environ six mille cinq cents metres cubes a detacher, afin de creuser un trou par lequel nous descendrions au-dessous du champ de glace. Le travail fut immediatement commence et conduit avec une infatigable opiniatrete. Au lieu de creuser autour du _Nautilus_, ce qui eut entraine de plus grandes difficultes, le capitaine Nemo fit dessiner l'immense fosse a huit metres de sa hanche de babord. Puis ses hommes la tarauderent simultanement sur plusieurs points de sa circonference. Bientot. Le pic attaqua vigoureusement cette matiere compacte, et de gros blocs furent detaches de la masse. Par un curieux effet de pesanteur specifique, ces blocs, moins lourds que l'eau, s'envolaient pour ainsi dire a la voute du tunnel. qui s'epaississait par le haut de ce dont il diminuait vers le bas. Mais peu importait, du moment que la paroi inferieure s'amincissait d'autant. Apres deux heures d'un travail energique, Ned Land rentra epuise. Ses compagnons et lui furent remplaces par de nouveaux travailleurs auxquels nous nous joignimes, Conseil et moi. Le second du _Nautilus_ nous dirigeait. L'eau me parut singulierement froide, mais je me rechauffai promptement en maniant le pic. Mes mouvements etaient tres libres, bien qu'ils se produisissent sous une pression de trente atmospheres. Quand je rentrai, apres deux heures de travail, pour prendre quelque nourriture et quelque repos, je trouvai une notable difference entre le fluide pur que me fournissait l'appareil Rouquayrol et l'atmosphere du _Nautilus_, deja charge d'acide carbonique. L'air n'avait pas ete renouvele depuis quarante-huit heures, et ses qualites vivifiantes etaient considerablement affaiblies. Cependant, en un laps de douze heures, nous n'avions enleve qu'une tranche de glace epaisse d'un metre sur la superficie dessinee, soit environ six cents metres cubes. En admettant que le meme travail fut accompli par douze heures, il fallait encore cinq nuits et quatre jours pour mener a bonne fin cette entreprise. << Cinq nuits et quatre jours ! dis-je a mes compagnons, et nous n'avons que pour deux jours d'air dans les reservoirs. -- Sans compter, repliqua Ned, qu'une fois sortis de cette damnee prison, nous serons encore emprisonnes sous la banquise et sans communication possible avec l'atmosphere ! >> Reflexion juste. Qui pouvait alors prevoir le minimum de temps necessaire a notre delivrance ? L'asphyxie ne nous aurait-elle pas etouffes avant que le _Nautilus_ eut pu revenir a la surface des flots ? Etait-il destine a perir dans ce tombeau de glace avec tous ceux qu'il renfermait ? La situation paraissait terrible. Mais chacun l'avait envisagee en face, et tous etaient decides a faire leur devoir jusqu'au bout. Suivant mes previsions, pendant la nuit, une nouvelle tranche d'un metre fut enlevee a l'immense alveole. Mais, le matin, quand, revetu de mon scaphandre, je parcourus la masse liquide par une temperature de six a sept degres au-dessous de zero, je remarquai que les murailles laterales se rapprochaient peu a peu. Les couches d'eau eloignees de la fosse, que n'echauffaient pas le travail des hommes et le jeu des outils, marquaient une tendance a se solidifier. En presence de ce nouveau et imminent danger, que devenaient nos chances de salut, et comment empecher la solidification de ce milieu liquide, qui eut fait eclater comme du verre les parois du _Nautilus_ ? Je ne fis point connaitre ce nouveau danger a mes deux compagnons. A quoi bon risquer d'abattre cette energie qu'ils employaient au penible travail du sauvetage ? Mais, lorsque je fus revenu a bord ? je fis observer au capitaine Nemo cette grave complication. << Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne pouvaient modifier les plus terribles conjonctures. C'est un danger de plus, mais je ne vois aucun moyen d'y parer. La seule chance de salut, c'est d'aller plus vite que la solidification. Il s'agit d'arriver premiers. Voila tout. >> Arriver premiers ! Enfin, j'aurais du etre habitue a ces facons de parler ! Cette journee, pendant plusieurs heures, je maniai le pic avec opiniatrete. Ce travail me soutenait. D'ailleurs, travailler, c'etait quitter le _Nautilus_, c'etait respirer directement cet air pur emprunte aux reservoirs et fourni par les appareils, c'etait abandonner une atmosphere appauvrie et viciee. Vers le soir, la fosse s'etait encore creusee d'un metre. Quand je rentrai a bord, je faillis etre asphyxie par l'acide carbonique dont l'air etait sature. Ah ! que n'avions-nous les moyens chimiques qui eussent permis de chasser ce gaz deletere ! L'oxygene ne nous manquait pas. Toute cette eau en contenait une quantite considerable et en la decomposant par nos puissantes piles, elle nous eut restitue le fluide vivifiant. J'y avais bien songe, mais a quoi bon, puisque l'acide carbonique, produit de notre respiration, avait envahi toutes les parties du navire. Pour l'absorber, il eut fallu remplir des recipients de potasse caustique et les agiter incessamment. Or, cette matiere manquait a bord, et rien ne la pouvait remplacer Ce soir-la, le capitaine Nemo dut ouvrir les robinets de ses reservoirs, et lancer quelques colonnes d'air pur a l'interieur du _Nautilus_. Sans cette precaution, nous ne nous serions pas reveilles. Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail de mineur en entamant le cinquieme metre. Les parois laterales et la surface inferieure de la banquise s'epaississaient visiblement. Il etait evident qu'elles se rejoindraient avant que le _Nautilus_ fut parvenu a se degager. Le desespoir me prit un instant. Mon pic fut pres de s'echapper de mes mains. A quoi bon creuser, si je devais perir etouffe, ecrase par cette eau qui se faisait pierre, un supplice que la ferocite des sauvages n'eut pas meme invente. Il me semblait que j'etais entre les formidables machoires d'un monstre qui se rapprochaient irresistiblement. En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail, travaillant lui-meme, passa pres de moi. Je le touchai de la main et lui montrai les parois de notre prison. La muraille de tribord s'etait avancee a moins de quatre metres de la coque du _Nautilus_. Le capitaine me comprit et me fit signe de le suivre. Nous rentrames a bord. Mon scaphandre ote, je l'accompagnai dans le salon. << Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter quelque heroique moyen, ou nous allons etre scelles dans cette eau solidifiee comme dans du ciment. -- Oui ! dis-je, mais que faire ? -- Ah ! s'ecria-t-il, si mon _Nautilus_ etait assez fort pour supporter cette pression sans en etre ecrase ? -- Eh bien ? demandai-je, ne saisissant pas l'idee du capitaine. -- Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette congelation de l'eau nous viendrait en aide ! Ne voyez-vous pas que par sa solidification, elle ferait eclater ces champs de glace qui nous emprisonnent, comme elle fait, en se gelant, eclater les pierres les plus dures ! Ne sentez-vous pas qu'elle serait un agent de salut au lieu d'etre un agent de destruction ! -- Oui, capitaine, peut-etre. Mais quelque resistance a l'ecrasement que possede le _Nautilus_, il ne pourrait supporter cette epouvantable pression et s'aplatirait comme une feuille de tole. -- Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas compter sur les secours de la nature, mais sur nous-memes. Il faut s'opposer a cette solidification. Il faut l'enrayer. Non seulement, les parois laterales se resserrent, mais il ne reste pas dix pieds d'eau a l'avant ou a l'arriere du _Nautilus_. La congelation nous gagne de tous les cotes. -- Combien de temps, demandai-je, l'air des reservoirs nous permettra-t-il de respirer a bord ? >> Le capitaine me regarda en face. << Apres-demain, dit-il, les reservoirs seront vides ! >> Une sueur froide m'envahit. Et cependant, devais-je m'etonner de cette reponse ? Le 22 mars, le _Nautilus_ s'etait plonge sous les eaux libres du pole. Nous etions au 26. Depuis cinq jours, nous vivions sur les reserves du bord ! Et ce qui restait d'air respirable, il fallait le conserver aux travailleurs. Au moment ou j'ecris ces choses, mon impression est tellement vive encore, qu'une terreur involontaire s'empare de tout mon etre, et que l'air semble manquer a mes poumons ! Cependant, le capitaine Nemo reflechissait, silencieux, immobile. Visiblement, une idee lui traversait l'esprit. Mais il paraissait la repousser. Il se repondait negativement a lui-meme. Enfin, ces mots s'echapperent de ses levres ! << L'eau bouillante ! murmura-t-il. -- L'eau bouillante ? m'ecriai-je. -- Oui, monsieur. Nous sommes renfermes dans un espace relativement restreint. Est-ce que des jets d'eau bouillante, constamment injectee par les pompes du _Nautilus_, n'eleveraient pas la temperature de ce milieu et ne retarderaient pas sa congelation ? -- Il faut l'essayer, dis-je resolument. -- Essayons, monsieur le professeur. >> Le thermometre marquait alors moins sept degres a l'exterieur. Le capitaine Nemo me conduisit aux cuisines ou fonctionnaient de vastes appareils distillatoires qui fournissaient l'eau potable par evaporation. Ils se chargerent d'eau, et toute la chaleur electrique des piles fut lancee a travers les serpentins baignes par le liquide. En quelques minutes, cette eau avait atteint cent degres. Elle fut dirigee vers les pompes pendant qu'une eau nouvelle la remplacait au fur et a mesure. La chaleur developpee par les piles etait telle que l'eau froide, puisee a la mer, apres avoir seulement traverse les appareils, arrivait bouillante aux corps de pompe. L'injection commenca, et trois heures apres, le thermometre marquait exterieurement six degres au-dessous de zero. C'etait un degre de gagne. Deux heures plus tard, le thermometre n'en marquait que quatre. << Nous reussirons, dis-je au capitaine, apres avoir suivi et controle par de nombreuses remarques les progres de l'operation. -- Je le pense, me repondit-il. Nous ne serons pas ecrases. Nous n'avons plus que l'asphyxie a craindre. >> Pendant la nuit, la temperature de l'eau remonta a un degre au-dessous de zero. Les injections ne purent la porter a un point plus eleve. Mais comme la congelation de l'eau de mer ne se produit qu'a moins deux degres, je fus enfin rassure contre les dangers de la solidification. Le lendemain, 27 mars, six metres de glace avaient ete arraches de l'alveole. Quatre metres seulement restaient a enlever. C'etaient encore quarante-huit heures de travail. L'air ne pouvait plus etre renouvele a l'interieur du _Nautilus_. Aussi, cette journee alla-t-elle toujours en empirant. Une lourdeur intolerable m'accabla. Vers trois heures du soir, ce sentiment d'angoisse fut porte en moi a un degre violent. Des baillements me disloquaient les machoires. Mes poumons haletaient en cherchant ce fluide comburant, indispensable a la respiration, et qui se rarefiait de plus en plus. Une torpeur morale s'empara de moi. J'etais etendu sans force, presque sans connaissance. Mon brave Conseil, pris des memes symptomes, souffrant des memes souffrances, ne me quittait plus. Il me prenait la main, il m'encourageait, et je l'entendais encore murmurer : << Ah ! si je pouvais ne pas respirer pour laisser plus d'air a monsieur ! >> Les larmes me venaient aux yeux de l'entendre parler ainsi. Si notre situation, a tous, etait intolerable a l'interieur, avec quelle hate, avec quel bonheur, nous revetions nos scaphandres pour travailler a notre tour ! Les pics resonnaient sur la couche glacee. Les bras se fatiguaient, les mains s'ecorchaient, mais qu'etaient ces fatigues, qu'importaient ces blessures ! L'air vital arrivait aux poumons ! On respirait ! On respirait ! Et cependant, personne ne prolongeait au-dela du temps voulu son travail sous les eaux. Sa tache accomplie, chacun remettait a ses compagnons haletants le reservoir qui devait lui verser la vie. Le capitaine Nemo donnait l'exemple et se soumettait le premier a cette severe discipline. L'heure arrivait, il cedait son appareil a un autre et rentrait dans l'atmosphere viciee du bord, toujours calme, sans une defaillance, sans un murmure. Ce jour-la, le travail habituel fut accompli avec plus de vigueur encore. Deux metres seulement restaient a enlever sur toute la superficie. Deux metres seulement nous separaient de la mer libre. Mais les reservoirs etaient presque vides d'air. Le peu qui restait devait etre conserve aux travailleurs. Pas un atome pour le _Nautilus_ ! Lorsque je rentrai a bord, je fus a demi suffoque. Quelle nuit ! Je ne saurais la peindre. De telles souffrances ne peuvent etre decrites. Le lendemain, ma respiration etait oppressee. Aux douleurs de tete se melaient d'etourdissants vertiges qui faisaient de moi un homme ivre. Mes compagnons eprouvaient les memes symptomes. Quelques hommes de l'equipage ralaient. Ce jour-la, le sixieme de notre emprisonnement, le capitaine Nemo, trouvant trop lents la pioche et le pic, resolut d'ecraser la couche de glaces qui nous separait encore de la nappe liquide. Cet homme avait conserve son sang-froid et son energie. Il domptait par sa force morale les douleurs physiques. Il pensait, il combinait, il agissait. D'apres son ordre, le batiment fut soulage, c'est-a-dire souleve de la couche glacee par un changement de pesanteur specifique. Lorsqu'il flotta on le hala de maniere a l'amener au-dessus de l'immense fosse dessinee suivant sa ligne de flottaison. Puis, ses reservoirs d'eau s'emplissant, il descendit et s'embotta dans l'alveole. En ce moment, tout l'equipage rentra a bord, et la double porte de communication fut fermee. Le _Nautilus_ reposait alors sur la couche de glace qui n'avait pas un metre d'epaisseur et que les sondes avaient trouee en mille endroits. Les robinets des reservoirs furent alors ouverts en grand et cent metres cubes d'eau s'y precipiterent, accroissant de cent mille kilogrammes le poids du _Nautilus_. Nous attendions, nous ecoutions, oubliant nos souffrances, esperant encore. Nous jouions notre salut sur un dernier coup. Malgre les bourdonnements qui emplissaient ma tete, j'entendis bientot des fremissements sous la coque du _Nautilus_. Un denivellement se produisit. La glace craqua avec un fracas singulier, pareil a celui du papier qui se dechire, et le _Nautilus_ s'abaissa. << Nous passons ! >> murmura Conseil a mon oreille. Je ne pus lui repondre. Je saisis sa main. Je la pressai dans une convulsion involontaire. Tout a coup, emporte par son effroyable surcharge, le _Nautilus_ s'enfonca comme un boulet sous les eaux, c'est-a-dire qu'il tomba comme il eut fait dans le vide ! Avec toute la force electrique fut mise sur les pompes qui aussitot commencerent a chasser l'eau des reservoirs. Apres quelques minutes, notre chute fut enrayee. Bientot meme, le manometre indiqua un mouvement ascensionnel. L'helice, marchant a toute vitesse, fit tressaillir la coque de tole jusque dans ses boulons, et nous entraina vers le nord. Mais que devait durer cette navigation sous la banquise jusqu'a la mer libre ? Un jour encore ? Je serais mort avant ! A demi etendu sur un divan de la bibliotheque, je suffoquais. Ma face etait violette, mes levres bleues, mes facultes suspendues. Je ne voyais plus, je n'entendais plus. La notion du temps avait disparu de mon esprit. Mes muscles ne pouvaient se contracter. Les heures qui s'ecoulerent ainsi, je ne saurais les evaluer. Mais j'eus la conscience de mon agonie qui commencait. Je compris que j'allais mourir... Soudain je revins a moi. Quelques bouffees d'air penetraient dans mes poumons. Etions-nous remontes a la surface des flots ? Avions-nous franchi la banquise ? Non ! C'etaient Ned et Conseil, mes deux braves amis, qui se sacrifiaient pour me sauver. Quelques atomes d'air restaient encore au fond d'un appareil. Au lieu de le respirer, ils l'avaient consacre pour moi, et, tandis qu'ils suffoquaient, ils me versaient la vie goutte a goutte ! Je voulus repousser l'appareil. Ils me tinrent les mains, et pendant quelques instants, je respirai avec volupte. Mes regards se porterent vers l'horloge. Il etait onze heures du matin. Nous devions etre au 28 mars. Le _Nautilus_ marchait avec une vitesse effrayante de quarante milles a l'heure. Il se tordait dans les eaux. Ou etait le capitaine Nemo ? Avait-il succombe ? Ses compagnons etaient-ils morts avec lui ? En ce moment, le manometre indiqua que nous n'etions plus qu'a vingt pieds de la surface. Un simple champ de glace nous separait de l'atmosphere. Ne pouvait-on le briser ? Peut-etre ! En tout cas, le _Nautilus_ allait le tenter. Je sentis, en effet, qu'il prenait une position oblique, abaissant son arriere et relevant son eperon. Une introduction d'eau avait suffi pour rompre son equilibre. Puis, pousse par sa puissante helice, il attaqua l'ice-field par en dessous comme un formidable belier. Il le crevait peu a peu, se retirait, donnait a toute vitesse contre le champ qui se dechirait, et enfin, emporte par un elan supreme, il s'elanca sur la surface glacee qu'il ecrasa de son poids. Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arrache, et l'air pur s'introduisit a flots dans toutes les parties du _Nautilus_. XVII DU CAP HORN A L'AMAZONE Comment etais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire. Peut-etre le Canadien m'y avait-il transporte. Mais je respirais, je humais l'air vivifiant de la mer. Mes deux compagnons s'enivraient pres de moi de ces fraiches molecules. Les malheureux. trop longtemps prives de nourriture, ne peuvent se jeter inconsiderement sur les premiers aliments qu'on leur presente. Nous. au contraire, nous n'avions pas a nous moderer, nous pouvions aspirer a pleins poumons les atomes de cette atmosphere, et c'etait la brise, la brise elle-meme qui nous versait cette voluptueuse ivresse ! << Ah ! faisait Conseil, que c'est bon, l'oxygene ! Que monsieur ne craigne pas de respirer. Il y en a pour tout le monde. >> Quant a Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des machoires a effrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations ! Le Canadien << tirait >> comme un poele en pleine combustion. Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autour de moi, je vis que nous etions seuls sur la plate-forme. Aucun homme de l'equipage. Pas meme le capitaine Nemo. Les etranges marins du _Nautilus_ se contentaient de l'air qui circulait a l'interieur. Aucun n'etait venu se delecter en pleine atmosphere. Les premieres paroles que je prononcai furent des paroles de remerciements et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseil avaient prolonge mon existence pendant les dernieres heures de cette longue agonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer trop un tel devouement. << Bon ! monsieur le professeur, me repondit Ned Land, cela ne vaut pas la peine d'en parler ! Quel merite avons-nous eu a cela ? Aucun. Ce n'etait qu'une question d'arithmetique. Votre existence valait plus que la notre. Donc il fallait la conserver. -- Non, Ned, repondis-je, elle ne valait pas plus. Personne n'est superieur a un homme genereux et bon, et vous l'etes ! -- C'est bien ! c'est bien ! repetait le Canadien embarrasse -- Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert. -- Mais pas trop, pour tout dire a monsieur. Il me manquait bien quelques gorgees d'air, mais je crois que je m'y serais fait. D'ailleurs, je regardais monsieur qui se pamait et cela ne me donnait pas la moindre envie de respirer. Cela me coupait, comme on dit, le respir... >> Conseil, confus de s'etre jete dans la banalite, n'acheva pas. << Mes amis, repondis-je vivement emu, nous sommes lies les uns aux autres pour jamais, et vous avez sur moi des droits... -- Dont j'abuserai, riposta le Canadien. -- Hein ? fit Conseil. -- Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entrainer avec moi, quand je quitterai cet infernal _Nautilus_. -- Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon cote ? -- Oui, repondis-je, puisque nous allons du cote du soleil, et ici le soleil, c'est le nord. -- Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste a savoir si nous rallions le Pacifique ou l'Atlantique, c'est-a-dire les mers frequentees ou desertes. >> A cela je ne pouvais repondre, et je craignais que le capitaine Nemo ne nous ramenat plutot vers ce vaste Ocean qui baigne a la fois les cotes de l'Asie et de l'Amerique. Il completerait ainsi son tour du monde sous-marin, et reviendrait vers ces mers ou le _Nautilus_ trouvait la plus entiere independance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin de toute terre habitee, que devenaient les projets de Ned Land ? Nous devions, avant peu, etre fixes sur ce point important. Le _Nautilus_ marchait rapidement. Le cercle polaire fut bientot franchi, et le cap mis sur le promontoire de Horn. Nous etions par le travers de la pointe americaine, le 31 mars, a sept heures du soir. Alors toutes nos souffrances passees etaient oubliees. Le souvenir de cet emprisonnement dans les glaces s'effacait de notre esprit. Nous ne songions qu'a l'avenir. Le capitaine Nemo ne paraissait plus, ni dans le salon, ni sur la plate-forme. Le point reporte chaque jour sur le planisphere et fait par le second me permettait de relever la direction exacte du _Nautilus_. Or, ce soir-la, il devint evident, a ma grande satisfaction, que nous revenions au nord par la route de l'Atlantique. J'appris au Canadien et a Conseil le resultat de mes observations. << Bonne nouvelle, repondit le Canadien, mais ou va le _Nautilus_ ? -- Je ne saurais le dire, Ned. -- Son capitaine voudrait-il, apres le pole sud, affronter le pole nord, et revenir au Pacifique par le fameux passage du nord-ouest ? Il ne faudrait pas l'en defier, repondit Conseil. -- Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnie auparavant. -- En tout cas, ajouta Conseil, c'est un maitre homme que ce capitaine Nemo, et nous ne regretterons pas de l'avoir connu. -- Surtout quand nous l'aurons quitte ! >> riposta Ned Land. Le lendemain, premier avril, lorsque le _Nautilus_ remonta a la surface des flots, quelques minutes avant midi, nous eumes connaissance d'une cote a l'ouest. C'etait la Terre du Feu, a laquelle les premiers navigateurs donnerent ce nom en voyant les fumees nombreuses qui s'elevaient des huttes indigenes. Cette Terre du Feu forme une vaste agglomeration d'iles qui s'etend sur trente lieues de long et quatre-vingts lieues de large, entre 53deg. et 56deg. de latitude australe, et 67deg.50' et 77deg.15' de longitude ouest. La cote me parut basse, mais au loin se dressaient de hautes montagnes. Je crus meme entrevoir le mont Sarmiento, eleve de deux mille soixante-dix metres au-dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, a sommet tres aigu, qui, suivant qu'il est voile ou degage de vapeurs, << annonce le beau ou le mauvais temps >>, me dit Ned Land. << Un fameux barometre, mon ami. -- Oui, monsieur, un barometre naturel, qui ne m'a jamais trompe quand je naviguais dans les passes du detroit de Magellan. >> En ce moment, ce pic nous parut nettement decoupe sur le fond du ciel. C'etait un presage de beau temps Il se realisa. Le _Nautilus_, rentre sous les eaux, se rapprocha de la cote qu'il prolongea a quelques milles seulement. Par les vitres du salon, je vis de longues lianes, et des fucus gigantesques, ces varechs porte-poires, dont la mer libre du pole renfermait quelques echantillons, avec leurs filaments visqueux et polis, ils mesuraient jusqu'a trois cents metres de longueur ; veritables cables, plus gros que le pouce, tres resistants, ils servent souvent d'amarres aux navires. Une autre herbe, connue sous le nom de velp, a feuilles longues de quatre pieds, empatees dans les concretions coralligenes, tapissait les fonds. Elle servait de nid et de nourriture a des myriades de crustaces et de mollusques, des crabes, des seiches. La, les phoques et les loutres se livraient a de splendides repas, melangeant la chair du poisson et les legumes de la mer, suivant la methode anglaise. Sur ces fonds gras et luxuriants, le _Nautilus_ passait avec une extreme rapidite. Vers le soir, il se rapprocha de l'archipel des Malouines, dont je pus, le lendemain, reconnaitre les apres sommets. La profondeur de la mer etait mediocre. Je pensai donc, non sans raison, que ces deux iles, entourees d'un grand nombre d'ilots, faisaient autrefois partie des terres magellaniques. Les Malouines furent probablement decouvertes par le celebre John Davis, qui leur imposa le nom de Davis-Southern Islands. Plus tard, Richard Hawkins les appela Maiden-Islands, iles de la Vierge. Elles furent ensuite nommees Malouines, au commencement du dix-huitieme siecle. par des pecheurs de Saint-Malo, et enfin Falkland par les Anglais auxquels elles appartiennent aujourd'hui. Sur ces parages, nos filets rapporterent de beaux specimens d'algues, et particulierement un certain fucus dont les racines etaient chargees de moules qui sont les meilleures du monde. Des oies et des canards s'abattirent par douzaines sur la plate-forme et prirent place bientot dans les offices du bord. En fait de poissons, j'observai specialement des osseux appartenant au genre gobie, et surtout des boulerots, longs de deux decimetres, tout parsemes de taches blanchatres et jaunes. J'admirai egalement de nombreuses meduses, et les plus belles du genre, les chrysaores particulieres aux mers des Malouines. Tantot elles figuraient une ombrelle demi-spherique tres lisse, rayee de lignes d'un rouge brun et terminee par douze festons reguliers ; tantot c'etait une corbeille renversee d'ou s'echappaient gracieusement de larges feuilles et de longues ramilles rouges. Elles nageaient en agitant leurs quatre bras foliaces et laissaient pendre a la derive leur opulente chevelure de tentacules. J'aurais voulu conserver quelques echantillons de ces delicats zoophytes ; mais ce ne sont que des nuages, des ombres, des apparences, qui fondent et s'evaporent hors de leur element natal. Lorsque les dernieres hauteurs des Malouines eurent disparu sous l'horizon, le _Nautilus_ s'immergea entre vingt et vingt-cinq metres et suivit la cote americaine. Le capitaine Nemo ne se montrait pas. Jusqu'au 3 avril, nous ne quittames pas les parages de la Patagonie, tantot sous l'Ocean, tantot a sa surface. Le _Nautilus_ depassa le large estuaire forme par l'embouchure de la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le travers de l'Uruguay, mais a cinquante milles au large. Sa direction se maintenait au nord, et il suivait les longues sinuosites de l'Amerique meridionale. Nous avions fait alors seize mille lieues depuis notre embarquement dans les mers du Japon. Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne fut coupe sur le trente-septieme meridien, et nous passames au large du cap Frio. Le capitaine Nemo, au grand deplaisir de Ned Land, n'aimait pas le voisinage de ces cotes habitees du Bresil, car il marchait avec une vitesse vertigineuse. Pas un poisson, pas un oiseau, des plus rapides qui soient, ne pouvaient nous suivre, et les curiosites naturelles de ces mers echapperent a toute observation. Cette rapidite se soutint pendant plusieurs jours, et le 9 avril, au soir, nous avions connaissance de la pointe la plus orientale de l'Amerique du Sud qui forme le cap San Roque. Mais alors le _Nautilus_ s'ecarta de nouveau, et il alla chercher a de plus grandes profondeurs une vallee sous-marine qui se creuse entre ce cap et Sierra Leone sur la cote africaine. Cette vallee se bifurque a la hauteur des Antilles et se termine au nord par une enorme depression de neuf mille metres. En cet endroit. La coupe geologique de l'Ocean figure jusqu'aux petites Antilles une falaise de six kilometres, taillee a pic. et, a la hauteur des iles du cap Vert, une autre muraille non moins considerable, qui enferment ainsi tout le continent immerge de l'Atlantide. Le fond de cette immense vallee est accidente de quelques montagnes qui menagent de pittoresques aspects a ces fonds sous-marins. J'en parle surtout d'apres les cartes manuscrites que contenait la bibliotheque du _Nautilus_, cartes evidemment dues a la main du capitaine Nemo et levees sur ses observations personnelles. Pendant deux jours, ces eaux desertes et profondes furent visitees au moyen des plans inclines. Le _Nautilus_ fournissait de longues bordees diagonales qui le portaient a toutes les hauteurs. Mais le 11 avril, il se releva subitement, et la terre nous reapparut a l'ouvert du fleuve des Amazones, vaste estuaire dont le debit est si considerable qu'il dessale la mer sur un espace de plusieurs lieues. L'Equateur etait coupe. A vingt milles dans l'ouest restaient les Guyanes, une terre francaise sur laquelle nous eussions trouve un facile refuge. Mais le vent soufflait en grande brise, et les lames furieuses n'auraient pas permis a un simple canot de les affronter. Ned Land le comprit sans doute, car il ne me parla de rien. De mon cote, je ne fis aucune allusion a ses projets de fuite, car je ne voulais pas le pousser a quelque tentative qui eut infailliblement avorte. Je me dedommageai facilement de ce retard par d'interessantes etudes. Pendant ces deux journees des 11 et 12 avril, le _Nautilus_ ne quitta pas la surface de la mer, et son chalut lui ramena toute une peche miraculeuse en zoophytes, en poissons et en reptiles. Quelques zoophytes avaient ete dragues par la chaine des chaluts. C'etaient, pour la plupart, de belles phyctallines, appartenant a la famille des actinidiens. et entre autres especes, le _phyctalis protexta_, originaire de cette partie de l'Ocean, petit tronc cylindrique, agremente de lignes verticales et tachete de points rouges que couronne un merveilleux epanouissement de tentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient en produits que j'avais deja observes, des turritelles, des olives-porphyres. a lignes regulierement entrecroisees dont les taches rousses se relevaient vivement sur un fond de chair. des pteroceres fantaisistes, semblables a des scorpions petrifies, des hyales translucides, des argonautes, des seiches excellentes a manger, et certaines especes de calmars, que les naturalistes de l'antiquite classaient parmi les poissons-volants, et qui servent principalement d'appat pour la peche de la morue. Des poissons de ces parages que je n'avais pas encore eu l'occasion d'etudier, je notai diverses especes. Parmi les cartilagineux : des petromizons-pricka, sortes d'anguilles, longues de quinze pouces, tete verdatre, nageoires violettes, dos gris bleuatre, ventre brun argente seme de taches vives, iris des yeux cercle d'or, curieux animaux que le courant de l'Amazone avait du entrainer jusqu'en mer, car ils habitent les eaux douces ; des raies tuberculees, a museau pointu, a queue longue et deliee, armees d'un long aiguillon dentele ; de petits squales d'un metre, gris et blanchatres de peau, dont les dents, disposees sur plusieurs rangs, se recourbent en arriere. et qui sont vulgairement connus sous le nom de pantouffliers ; des lophies-vespertillions, sortes de triangles isoceles rougeatres, d'un demi-metre, auxquels les pectorales tiennent par des prolongations charnues qui leur donnent l'aspect de chauves-souris, mais que leur appendice corne, situe pres des narines, a fait surnommer licornes de mer ; enfin quelques especes de batistes, le curassavien dont les flancs pointilles brillent d'une eclatante couleur d'or, et le caprisque violet clair, a nuances chatoyantes comme la gorge d'un pigeon. Je termine la cette nomenclature un peu seche, mais tres exacte, par la serie des poissons osseux que j'observai : passans, appartenant au genre des apleronotes. dont le museau est tres obtus et blanc de neige, le corps peint d'un beau noir, et qui sont munis d'une laniere charnue tres longue et tres deliee ; odontagnathes aiguillonnes, longues sardines de trois decimetres, resplendissant d'un vif eclat argente ; scombres-guares, pourvus de deux nageoires anales ; centronotes-negres, a teintes noires, que l'on peche avec des brandons, longs poissons de deux metres, a chair grasse, blanche, ferme, qui, frais, ont le gout de l'anguille, et secs, le gout du saumon fume ; labres demi-rouges, revetus d'ecailles seulement a la base des nageoires dorsales et anales ; chrysopteres, sur lesquels l'or et l'argent melent leur eclat a ceux du rubis et de la topaze ; spares-queues-d'or, dont la chair est extremement delicate, et que leurs proprietes phosphorescentes trahissent au milieu des eaux ; spares-pobs, a langue fine, a teintes orange ; scienes-coro a caudales d'or, acanthures-noirauds, anableps de Surinam, etc. Cet << et coetera >> ne saurait empecher de citer encore un poisson dont Conseil se souviendra longtemps et pour cause. Un de nos filets avait rapporte une sorte de raie tres aplatie qui, la queue coupee, eut forme un disque parfait et qui pesait une vingtaine de kilogrammes. Elle etait blanche en dessous, rougeatre en dessus, avec de grandes taches rondes d'un bleu fonce et cerclees de noir, tres lisse de peau, et terminee par une nageoire bilobee. Etendue sur la plate-forme, elle se debattait, essayait de se retourner par des mouvements convulsifs, et faisait tant d'efforts qu'un dernier soubresaut allait la precipiter a la mer. Mais Conseil, qui tenait a son poisson, se precipita sur lui, et, avant que je ne pusse l'en empecher, il le saisit a deux mains. Aussitot, le voila renverse, les jambes en l'air, paralyse d'une moitie du corps, et criant : << Ah ! mon maitre, mon maitre ! Venez a moi. >> C'etait la premiere fois que le pauvre garcon ne me parlait pas << a la troisieme personne >>. Le Canadien et moi, nous l'avions releve, nous le frictionnions a bras raccourcis, et quand il reprit ses sens, cet eternel classificateur murmura d'une voix entrecoupee : << Classe des cartilagineux, ordre des chondropterygiens, a branchies fixes, sous-ordre des selaciens, famille des raies, genre des torpilles ! >> -- Oui, mon ami, repondis-je, c'est une torpille qui t'a mis dans ce deplorable etat. -- Ah ! monsieur peut m'en croire, riposta Conseil, mais je me vengerai de cet animal. Et comment ? -- En le mangeant. >> Ce qu'il fit le soir meme, mais par pure represaille, car franchement c'etait coriace. L'infortune Conseil s'etait attaque a une torpille de la plus dangereuse espece, la cumana. Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur tel que l'eau, foudroie les poissons a plusieurs metres de distance, tant est grande la puissance de son organe electrique dont les deux surfaces principales ne mesurent pas moins de vingt-sept pieds carres. Le lendemain, 12 avril, pendant la journee, le _Nautilus_ s'approcha de la cote hollandaise, vers l'embouchure du Maroni. La vivaient en famille plusieurs groupes de lamantins. C'etaient des manates qui, comme le dugong et le stellere, appartiennent a l'ordre des syreniens. Ces beaux animaux, paisibles et inoffensifs, longs de six a sept metres, devaient peser au moins quatre mille kilogrammes. J'appris a Ned Land et a Conseil que la prevoyante nature avait assigne a ces mammiferes un tole important. Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paitre les prairies sous-marines et detruire ainsi les agglomerations d'herbes qui obstruent l'embouchure des fleuves tropicaux. << Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s'est produit, depuis que les hommes ont presque entierement aneanti, ces races utiles ? C'est que les herbes putrefiees ont empoisonne l'air, et l'air empoisonne, c'est la fievre jaune qui desole ces admirables contrees. Les vegetations veneneuses se sont multipliees sous ces mers torrides, et le mal s'est irresistiblement developpe depuis l'embouchure du Rio de la Plata jusqu'aux Florides ! >> Et s'il faut en croire Toussenel, ce fleau n'est rien encore aupres de celui qui frappera nos descendants, lorsque les mers seront depeuplees de baleines et de phoques. Alors, encombrees de poulpes, de meduses, de calmars, elles deviendront de vastes foyers d'infection, puisque leurs flots ne possederont plus << ces vastes estomacs, que Dieu avait charges d'ecumer la surface des mers >>. Cependant, sans dedaigner ces theories, l'equipage du _Nautilus_ s'empara d'une demi-douzaine de manates. Il s'agissait, en effet, d'approvisionner les cambuses d'une chair excellente, superieure a celle du boeuf et du veau. Cette chasse ne fut pas interessante. Les manates se laissaient frapper sans se defendre. Plusieurs milliers de kilos de viande, destinee a etre sechee, furent emmagasines a bord. Ce jour-la, une peche, singulierement pratiquee, vint encore accroitre les reserves du _Nautilus_, tant ces mers se montraient giboyeuses. Le chalut avait rapporte dans ses mailles un certain nombre de poissons dont la tete se terminait par une plaque ovale a rebords charnus. C'etaient des echeneides, de la troisieme famille des malacopterygiens subbrachiens. Leur disque aplati se compose de lames cartilagineuses transversales mobiles, entre lesquelles l'animal peut operer le vide, ce qui lui permet d'adherer aux objets a la facon d'une ventouse. Le remora, que j'avais observe dans la Mediterranee, appartient a cette espece. Mais celui dont il s'agit ici. c'etait l'echenelde osteochere, particulier a cette mer. Nos marins, a mesure qu'ils les prenaient, les deposaient dans des bailles pleines d'eau. La peche terminee, le _Nautilus_ se rapprocha de la cote. En cet endroit, un certain nombre de tortues marines dormaient a la surface des flots. Il eut ete difficile de s'emparer de ces precieux reptiles, car le moindre bruit les eveille, et leur solide carapace est a l'epreuve du harpon. Mais l'echeneide devait operer cette capture avec une surete et une precision extraordinaires. Cet animal, en effet, est un hamecon vivant, qui ferait le bonheur et la fortune du naif pecheur a la ligne. Les hommes du Naulilus attacherent a la queue de ces poissons un anneau assez large pour ne pas gener leurs mouvements, et a cet anneau, une longue corde amarree a bord par l'autre bout. Les echeneides, jetes a la mer, commencerent aussitot leur role et allerent se fixer au plastron des tortues. Leur tenacite etait telle qu'ils se fussent dechires plutot que de lacher prise. On les halait a bord, et avec eux les tortues auxquelles ils adheraient. On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d'un metre, qui pesaient deux cents kilos. Leur carapace, couverte de plaques cornees grandes, minces, transparentes, brunes, avec mouchetures blanches et jaunes, les rendaient tres precieuses. En outre, elles etaient excellentes au point de vue comestible, ainsi que les tortues franches qui sont d'un gout exquis. Cette peche termina notre sejour sur les parages de l'Amazone, et, la nuit venue, le _Nautilus_ regagna la haute mer. XVIII LES POULPES Pendant quelques jours, le _Nautilus_ s'ecarta constamment de la cote americaine. Il ne voulait pas, evidemment, frequenter les flots du golfe du Mexique ou de la mer des Antilles. Cependant, l'eau n'eut pas manque sous sa quille, puisque la profondeur moyenne de ces mers est de dix-huit cents metres ; mais, probablement ces parages, semes d'iles et sillonnes de steamers, ne convenaient pas au capitaine Nemo. Le 16 avril, nous eumes connaissance de la Martinique et de la Guadeloupe, a une distance de trente milles environ. J'apercus un instant leurs pitons eleves. Le Canadien, qui comptait mettre ses projets a execution dans le golfe, soit en gagnant une terre, soit en accostant un des nombreux bateaux qui font le cabotage d'une ile a l'autre, fut tres decontenance. La fuite eut ete tres praticable si Ned Land fut parvenu a s'emparer du canot a l'insu du capitaine. Mais en plein Ocean, il ne fallait plus y songer. La Canadien, Conseil et moi, nous eumes une assez longue conversation a ce sujet. Depuis six mois nous etions prisonniers a bord du _Nautilus_. Nous avions fait dix-sept mille lieues, et, comme le disait Ned Land, il n'y avait pas de raison pour que cela finit. Il me fit donc une proposition a laquelle je ne m'attendais pas. Ce fut de poser categoriquement cette question au capitaine Nemo : Le capitaine comptait-il nous garder indefiniment a son bord ? Une semblable demarche me repugnait. Suivant moi, elle ne pouvait aboutir. Il ne fallait rien esperer du commandant du _Nautilus_, mais tout de nous seuls. D'ailleurs, depuis quelque temps, cet homme devenait plus sombre, plus retire, moins sociable. Il paraissait m'eviter. Je ne le rencontrais qu'a de rares intervalles. Autrefois, il se plaisait a m'expliquer les merveilles sous-marines ; maintenant il m'abandonnait a mes etudes et ne venait plus au salon. Quel changement s'etait opere en lui ? Pour quelle cause ? Je n'avais rien a me reprocher. Peut-etre notre presence a bord lui pesait-elle ? Cependant, je ne devais pas esperer qu'il fut homme a nous rendre la liberte. Je priai donc Ned de me laisser reflechir avant d'agir. Si cette demarche n'obtenait aucun resultat, elle pouvait raviver ses soupcons, rendre notre situation penible et nuire aux projets du Canadien. J'ajouterai que je ne pouvais en aucune facon arguer de notre sante. Si l'on excepte la rude epreuve de la banquise du pole sud, nous ne nous etions jamais mieux portes, ni Ned, ni Conseil, ni moi. Cette nourriture saine, cette atmosphere salubre, cette regularite d'existence, cette uniformite de temperature, ne donnaient pas prise aux maladies, et pour un homme auquel les souvenirs de la terre ne laissaient aucun regret, pour un capitaine Nemo, qui est chez lui, qui va ou il veut, qui par des voies mysterieuses pour les autres, non pour lui-meme, marche a son but, je comprenais une telle existence. Mais nous, nous n'avions pas rompu avec l'humanite. Pour mon compte, je ne voulais pas ensevelir avec moi mes etudes si curieuses et si nouvelles. J'avais maintenant le droit d'ecrire le vrai livre de la mer, et ce livre, je voulais que, plus tot que plus tard, il put voir le jour. La encore, dans ces eaux des Antilles, a dix metres au-dessous de la surface des flots, par les panneaux ouverts, que de produits interessants j'eus a signaler sur mes notes quotidiennes ! C'etaient, entre autres zoophytes, des galeres connues sous le nom de physalie spelagiques, sortes de grosses vessies oblongues, a reflets nacres, tendant leur membrane au vent et laissant flotter leurs tentacules bleues comme des fils de soie ; charmantes meduses a l'oeil, veritables orties au toucher qui distillent un liquide corrosif. C'etaient, parmi les articules, des annelides longs d'un metre et demi, armes d'une trompe rose et pourvus de dix-sept cents organes locomoteurs, qui serpentaient sous les eaux et jetaient en passant toutes les lueurs du spectre solaire. C'etaient, dans l'embranchement des poissons, des raies-molubars, enormes cartilagineux longs de dix pieds et pesant six cents livres, la nageoire pectorale triangulaire, le milieu du dos un peu bombe, les yeux fixes aux extremites de la face anterieure de la tete, et qui, flottant comme une epave de navire, s'appliquaient parfois comme un opaque volet sur notre vitre. C'etaient des balistes americains pour lesquels la nature n'a broye que du blanc et du noir, des bobies plumiers, allonges et charnus, aux nageoires jaunes, a la machoire proeminente, des scombres de seize decimetres, a dents courtes et aigues, couverts de petites ecailles, appartenant a l'espece des albicores. Puis, par nuees, apparaissent des surmulets, corsetes de raies d'or de la tete a la queue, agitant leurs resplendissantes nageoires ; veritables chefs-d'oeuvre de bijouterie consacres autrefois a Diane, particulierement recherches des riches Romains, et dont le proverbe disait : << Ne les mange pas qui les prend ! >> Enfin, des pomacanthes-dores, ornes de bandelettes emeraude, habilles de velours et de soie, passaient devant nos yeux comme des seigneurs de Veronese ; des spareseperonnes se derobaient sous leur rapide nageoire thoracine ; des clupanodons de quinze pouces s'enveloppaient de leurs lueurs phosphorescentes ; des muges battaient la mer de leur grosse queue charnue ; des coregones rouges semblaient faucher les flots avec leur pectorale tranchante, et des selenes argentees, dignes de leur nom, se levaient sur l'horizon des eaux comme autant de lunes aux reflets blanchatres. Que d'autres echantillons merveilleux et nouveaux j'eusse encore observes, si le _Nautilus_ ne se fut peu a peu abaisse vers les couches profondes ! Ses plans inclines l'entrainerent jusqu'a des fonds de deux mille et trois mille cinq cents metres. Alors la vie animale n'etait plus representee que par des encrines, des etoiles de mer, de charmantes pentacrines tete de meduse, dont la tige droite supportait un petit calice, des troques, des quenottes sanglantes et des fissurelles, mollusques littoraux de grande espece. Le 20 avril, nous etions remontes a une hauteur moyenne de quinze cents metres. La terre la plus rapprochee etait alors cet archipel des iles Lucayes, disseminees comme un tas de paves a la surface des eaux. La s'elevaient de hautes falaises sous-marines, murailles droites faites de blocs frustes disposes par larges assises, entre lesquels se creusaient des trous noirs que nos rayons electriques n'eclairaient pas jusqu'au fond. Ces roches etaient tapisses de grandes herbes, de laminaires geants, de fucus gigantesques, un veritable espalier d'hydrophytes digne d'un monde de Titans. De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil, Ned et moi, nous fumes naturellement amenes a citer les animaux gigantesques de la mer. Les unes sont evidemment destinees a la nourriture des autres. Cependant, par les vitres du _Nautilus_ presque immobile, je n'apercevais encore sur ces longs filaments que les principaux articules de la division des brachioures, des l'ambres a longues pattes, des crabes violaces, des clios particuliers aux mers des Antilles. Il etait environ onze heures, quand Ned Land attira mon attention sur un formidable fourmillement qui se produisait a travers les grandes algues. << Eh bien, dis-je, ce sont la de veritables cavernes a poulpes, et je ne serais pas etonne d'y voir quelques-uns de ces monstres. -- Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de la classe des cephalopodes ? -- Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l'ami Land s'est trompe, sans doute, car je n'apercois rien. -- Je le regrette repliqua Conseil. Je voudrais contempler face a face l'un de ces poulpes dont j'ai tant entendu parler et qui peuvent entrainer des navires dans le fond des abimes. Ces betes-la, ca se nomme des krak... -- Craque suffit, repondit ironiquement le Canadien. -- Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier de la plaisanterie de son compagnon. -- Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels animaux existent. -- Pourquoi pas ? repondit Conseil. Nous avons bien cru au narval de monsieur. -- Nous avons eu tort, Conseil. -- Sans doute ! mais d'autres y croient sans doute encore. -- C'est probable, Conseil, mais pour mon compte, je suis bien decide a n'admettre l'existence de ces monstres que lorsque je les aurai disseques de ma propre main. -- Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas aux poulpes gigantesques ? -- Eh ! qui diable y a jamais cru ? s'ecria le Canadien. -- Beaucoup de gens, ami Ned. -- Pas des pecheurs. Des savants, peut-etre ! -- Pardon, Ned. Des pecheurs et des savants ! -- Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l'air le plus serieux du monde, je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation entrainee sous les flots par les bras d'un cephalopode. -- Vous avez vu cela ? demanda le Canadien. -- Oui, Ned. -- De vos propres yeux ? -- De mes propres yeux. -- Ou, s'il vous plait ? -- A Saint-Malo ? repartit imperturbablement Conseil. -- Dans le port ? dit Ned Land ironiquement. -- Non, dans une eglise, repondit Conseil. -- Dans une eglise ! s'ecria le Canadien. -- Oui, ami Ned. C'etait un tableau qui representait le poulpe en question ! -- Bon ! fit Ned Land, eclatant de rire. Monsieur Conseil qui me fait poser ! -- Au fait, il a raison, dis-je. J'ai entendu parler de ce tableau ; mais le sujet qu'il represente est tire d'une legende, et vous savez ce qu'il faut penser des legendes en matiere d'histoire naturelle ! D'ailleurs, quand il s'agit de monstres, l'imagination ne demande qu'a s'egarer. Non seulement on a pretendu que ces poulpes pouvaient entrainer des navires, mais un certain Olaus Magnus parle d'un cephalopode, long d'un mille, qui ressemblait plutot a une ile qu'a un animal. On raconte aussi que l'eveque de Nidros dressa un jour un autel sur un rocher immense. Sa messe finie, le rocher se mit en marche et retourna a la mer. Le rocher etait un poulpe. -- Et c'est tout ? demanda le Canadien. -- Non, repondis-je. Un autre eveque, Pontoppidan de Berghem, parle egalement d'un poulpe sur lequel pouvait manoeuvrer un regiment de cavalerie ! -- Ils allaient bien, les eveques d'autrefois ! dit Ned Land. -- Enfin, les naturalistes de l'antiquite citent des monstres dont la gueule ressemblait a un golfe, et qui etaient trop gros pour passer par le detroit de Gibraltar. -- A la bonne heure ! fit le Canadien. -- Mais dans tous ces recits, qu'y a-t-il de vrai ? demanda Conseil. -- Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limite de la vraisemblance pour monter jusqu'a la fable ou a la legende. Toutefois, a l'imagination des conteurs, il faut sinon une cause, du moins un pretexte. On ne peut nier qu'il existe des poulpes et des calmars de tres grande espece, mais inferieurs cependant aux cetaces. Aristote a constate les dimensions d'un calmar de cinq coudees, soit trois metres dix. Nos pecheurs en voient frequemment dont la longueur depasse un metre quatre-vingts. Les musees de Trieste et de Montpellier conservent des squelettes de poulpes qui mesurent deux metres. D'ailleurs, suivant le calcul des naturalistes, un de ces animaux, long de six pieds seulement, aurait des tentacules longs de vingt-sept. Ce qui suffit pour en faire un monstre formidable. -- En peche-t-on de nos jours ? demanda le Canadien. -- S'ils n'en pechent pas, les marins en voient du moins. Un de mes amis, le capitaine Paul Bos, du Havre, m'a souvent affirme qu'il avait rencontre un de ces monstres de taille colossale dans les mers de l'Inde. Mais le fait le plus etonnant et qui ne permet plus de nier l'existence de ces animaux gigantesques, s'est passe il y a quelques annees, en 1861. -- Quel est ce fait ? demanda Ned Land. -- Le voici. En 1861, dans le nord-est de Teneriffe, a peu pres par la latitude ou nous sommes en ce moment, l'equipage de l'aviso l'_Alecton_ apercut un monstrueux calmar qui nageait dans ses eaux. Le commandant Bouguer s'approcha de l'animal, et il l'attaqua a coups de harpon et a coups de fusil, sans grand succes, car balles et harpons traversaient ces chairs molles comme une gelee sans consistance. Apres plusieurs tentatives infructueuses, l'equipage parvint a passer un noeud coulant autour du corps du mollusque. Ce noeud glissa jusqu'aux nageoires caudales et s'y arreta. On essaya alors de haler le monstre a bord, mais son poids etait si considerable qu'il se separa de sa queue sous la traction de la corde, et, prive de cet ornement, il disparut sous les eaux. -- Enfin, voila un fait, dit Ned Land. -- Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-on propose de nommer ce poulpe << calmar de Bouguer >>. -- Et quelle etait sa longueur ? demanda le Canadien. -- Ne mesurait-il pas six metres environ ? dit Conseil, qui poste a la vitre, examinait de nouveau les anfractuosites de la falaise. -- Precisement, repondis-je. -- Sa tete, reprit Conseil, n'etait-elle pas couronnee de huit tentacules, qui s'agitaient sur l'eau comme une nichee de serpents ? -- Precisement. -- Ses yeux, places a fleur de tete, n'avaient-ils pas un developpement considerable ? -- Oui, Conseil. -- Et sa bouche, n'etait-ce pas un veritable bec de perroquet, mais un bec formidable ? -- En effet, Conseil. -- Eh bien ! n'en deplaise a monsieur, repondit tranquillement Conseil, si ce n'est pas le calmar de Bouguer, voici, du moins, un de ses freres. >> Je regardai Conseil. Ned Land se precipita vers la vitre. << L'epouvantable bete >>, s'ecria-t-il. Je regardai a mon tour, et je ne pus reprimer un mouvement de repulsion. Devant mes yeux s'agitait un monstre horrible, digne de figurer dans les legendes teratologiques. C'etait un calmar de dimensions colossales, ayant huit metres de longueur. Il marchait a reculons avec une extreme velocite dans la direction du _Nautilus_. Il regardait de ses enormes yeux fixes a teintes glauques. Ses huit bras, ou plutot ses huit pieds, implantes sur sa tete, qui ont valu a ces animaux le nom de cephalopodes, avaient un developpement double de son corps et se tordaient comme la chevelure des furies. On voyait distinctement les deux cent cinquante ventouses disposees sur la face interne des tentacules sous forme de capsules semispheriques. Parfois ces ventouses s'appliquaient sur la vitre du salon en y faisant le vide. La bouche de ce monstre -- un bec de corne fait comme le bec d'un perroquet -- s'ouvrait et se refermait verticalement. Sa langue, substance cornee, armee elle-meme de plusieurs rangees de dents aigues, sortait en fremissant de cette veritable cisaille. Quelle fantaisie de la nature ! Un bec d'oiseau a un mollusque ! Son corps, fusiforme et renfle dans sa partie moyenne, formait une masse charnue qui devait peser vingt a vingt-cinq mille kilogrammes. Sa couleur inconstante, changeant avec une extreme rapidite suivant l'irritation de l'animal, passait successivement du gris livide au brun rougeatre. De quoi s'irritait ce mollusque ? Sans doute de la presence de ce _Nautilus_, plus formidable que lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses mandibules n'avaient aucune prise. Et cependant, quels monstres que ces poulpes, quelle vitalite le createur leur a departie, quelle vigueur dans leurs mouvements, puisqu'ils possedent trois coeurs ! Le hasard nous avait mis en presence de ce calmar, et je ne voulus pas laisser perdre l'occasion d'etudier soigneusement cet echantillon des cephalopodes. Je surmontai l'horreur que m'inspirait cet aspect, et, prenant un crayon, Je commencai a le dessiner. << C'est peut-etre le meme que celui de l'_Alecton_, dit Conseil. -- Non, repondit le Canadien, puisque celui-ci est entier et que l'autre a perdu sa queue ! -- Ce n'est pas une raison, repondis-je. Les bras et la queue de ces animaux se reforment par redintegration, et depuis sept ans, la queue du calmar de Bouguer a sans doute eu le temps de repousser. -- D'ailleurs, riposta Ned, si ce n'est pas celui-ci, c'est peut-etre un de ceux-la ! >> En effet, d'autres poulpes apparaissaient a la vitre de tribord. J'en comptai sept. Ils faisaient cortege au _Nautilus_, et j'entendis les grincements de leur bec sur la coque de tole. Nous etions servis a souhait. Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaient dans nos eaux avec une telle precision qu'ils semblaient immobiles, et j'aurais pu les decalquer en raccourci sur la vitre. D'ailleurs, nous marchions sous une allure moderee. Tout a coup le _Nautilus_ s'arreta. Un choc le fit tressaillir dans toute sa membrure. << Est-ce que nous avons touche ? demandai-je. -- En tout cas, repondit le Canadien, nous serions deja degages, car nous flottons. >> Le _Nautilus_ flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les branches de son helice ne battaient pas les flots. Une minute se passa. Le capitaine Nemo, suivi de son second, entra dans le salon. Je ne l'avais pas vu depuis quelque temps. Il me parut sombre. Sans nous parler, sans nous voir peut-etre, il alla au panneau, regarda les poulpes et dit quelques mots a son second. Celui-ci sortit. Bientot les panneaux se refermerent. Le plafond s'illumina. J'allai vers le capitaine. << Une curieuse collection de poulpes, lui dis-je, du ton degage que prendrait un amateur devant le cristal d'un aquarium. -- En effet, monsieur le naturaliste, me repondit-il, et nous allons les combattre corps a corps. >> Je regardai le capitaine. Je croyais n'avoir pas bien entendu. << Corps a corps ? repetai-je. -- Oui, monsieur. L'helice est arretee. Je pense que les mandibules cornees de l'un de ces calmars se sont engagees dans ses branches. Ce qui nous empeche de marcher. -- Et qu'allez-vous faire ? -- Remonter a la surface et massacrer toute cette vermine. -- Entreprise difficile. -- En effet. Les balles electriques sont impuissantes contre ces chairs molles ou elles ne trouvent pas assez de resistance pour eclater. Mais nous les attaquerons a la hache. -- Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous ne refusez pas mon aide. -- Je l'accepte, maitre Land. -- Nous vous accompagnerons >>, dis-je, et, suivant le capitaine Nemo, nous nous dirigeames vers l'escalier central. La, une dizaine d'hommes, armes de haches d'abordage, se tenaient prets a l'attaque. Conseil et moi, nous primes deux haches. Ned Land saisit un harpon. Le _Nautilus_ etait alors revenu a la surface des flots. Un des marins, place sur les derniers echelons, devissait les boulons du panneau. Mais les ecrous etaient a peine degages, que le panneau se releva avec une violence extreme, evidemment tire par la ventouse d'un bras de poulpe. Aussitot un de ces longs bras se glissa comme un serpent par l'ouverture, et vingt autres s'agiterent au-dessus. D'un coup de hache, le capitaine Nemo coupa ce formidable tentacule, qui glissa sur les echelons en se tordant. Au moment ou nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindre la plate-forme, deux autres bras, cinglant l'air, s'abattirent sur le marin place devant le capitaine Nemo et l'enleverent avec une violence irresistible. Le capitaine Nemo poussa un cri et s'elanca au-dehors. Nous nous etions precipites a sa suite. Quelle scene ! Le malheureux, saisi par le tentacule et colle a ses ventouses, etait balance dans l'air au caprice de cette enorme trompe. Il ralait, il etouffait, il criait : A moi ! a moi ! Ces mots, _prononces en francais_, me causerent une profonde stupeur ! J'avais donc un compatriote a bord, plusieurs, peut-etre ! Cet appel dechirant, je l'entendrai toute ma vie ! L'infortune etait perdu. Qui pouvait l'arracher a cette puissante etreinte ? Cependant le capitaine Nemo s'etait precipite sur le poulpe, et, d'un coup de hache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec rage contre d'autres monstres qui rampaient sur les flancs du _Nautilus_. L'equipage se battait a coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nous enfoncions nos armes dans ces masses charnues. Une violente odeur de musc penetrait l'atmosphere. C'etait horrible. Un instant, je crus que le malheureux, enlace par le poulpe, serait arrache a sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient ete coupes. Un seul, brandissant la victime comme une plume, se tordait dans l'air. Mais au moment ou le capitaine Nemo et son second se precipitaient sur lui, l'animal lanca une colonne d'un liquide noiratre, secrete par une bourse situee dans son abdomen. Nous en fumes aveugles. Quand ce nuage se fut dissipe, le calmar avait disparu, et avec lui mon infortune compatriote ! Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On ne se possedait plus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs du _Nautilus_. Nous roulions pele-mele au milieu de ces troncons de serpents qui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et d'encre noire. Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les tetes de l'hydre. Le harpon de Ned Land, a chaque coup, se plongeait dans les yeux glauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux compagnon fut soudain renverse par les tentacules d'un monstre qu'il n'avait pu eviter. Ah ! comment mon coeur ne s'est-il pas brise d'emotion et d'horreur ! Le formidable bec du calmar s'etait ouvert sur Ned Land. Ce malheureux allait etre coupe en deux. Je me precipitai a son secours. Mais le capitaine Nemo m'avait devance. Sa hache disparut entre les deux enormes mandibules, et miraculeusement sauve, le Canadien, se relevant, plongea son harpon tout entier jusqu'au triple coeur du poulpe. << Je me devais cette revanche ! >> dit le capitaine Nemo au Canadien. Ned s'inclina sans lui repondre. Ce combat avait dure un quart d'heure. Les monstres vaincus, mutiles, frappes a mort, nous laisserent enfin la place et disparurent sous les flots. Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile pres du fanal, regardait la mer qui avait englouti l'un de ses compagnons, et de grosses larmes coulaient de ses yeux. XIX LE GULF-STREAM Cette terrible scene du 20 avril, aucun de nous ne pourra jamais l'oublier. Je l'ai ecrite sous l'impression d'une emotion violente. Depuis, j'en ai revu le recit. Je l'ai lu a Conseil et au Canadien. Ils l'ont trouve exact comme fait, mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il faudrait la plume du plus illustre de nos poetes, l'auteur des _Travailleurs de la Mer_. J'ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots. Sa douleur fut immense. C'etait le second compagnon qu'il perdait depuis notre arrivee a bord. Et quelle mort ! Cet ami, ecrase, etouffe, brise par le formidable bras d'un poulpe, broye sous ses mandibules de fer, ne devait pas reposer avec ses compagnons dans les paisibles eaux du cimetiere de corail ! Pour moi, au milieu de cette lutte, c'etait ce cri de desespoir pousse par l'infortune qui m'avait dechire le coeur. Ce pauvre Francais, oubliant son langage de convention, s'etait repris a parler la langue de son pays et de sa mere, pour jeter un supreme appel ! Parmi cet equipage du _Nautilus_, associe de corps et d'ame au capitaine Nemo, fuyant comme lui le contact des hommes. j'avais donc un compatriote ! Etait-il seul a representer la France dans cette mysterieuse association, evidemment composee d'individus de nationalites diverses ? C'etait encore un de ces insolubles problemes qui se dressaient sans cesse devant mon esprit ! Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le vis plus pendant quelque temps. Mais qu'il devait etre triste, desespere, irresolu, si j'en jugeais par ce navire dont il etait l'ame et qui recevait toutes ses impressions ! Le _Nautilus_ ne gardait plus de direction determinee. Il allait, venait, flottait comme un cadavre au gre des lames. Son helice avait ete degagee, et cependant, il s'en servait a peine. Il naviguait au hasard. Il ne pouvait s'arracher du theatre de sa derniere lutte, de cette mer qui avait devore l'un des siens ! Dix jours se passerent ainsi. Ce fut le 1er mai seulement que le _Nautilus_ reprit franchement sa route au nord, apres avoir eu connaissance des Lucayes a l'ouvert du canal de Bahama. Nous suivions alors le courant du plus grand fleuve de la mer, qui a ses rives, ses poissons et sa temperature propres. J'ai nomme le Gulf-Stream. C'est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu de l'Atlantique, et dont les eaux ne se melangent pas aux eaux oceaniennes. C'est un fleuve sale, plus sale que la mer ambiante. Sa profondeur moyenne est de trois mille pieds, sa largeur moyenne de soixante milles. En de certains endroits, son courant marche avec une vitesse de quatre kilometres a l'heure. L'invariable volume de ses eaux est plus considerable que celui de tous les fleuves du globe. La veritable source du Gulf-Stream, reconnue par le commandant Maury, son point de depart, si l'on veut. est situe dans le golfe de Gascogne. La, ses eaux, encore faibles de temperature et de couleur. commencent a se former. Il descend au sud, longe l'Afrique equatoriale, echauffe ses flots aux rayons de la zone torride, traverse l'Atlantique. atteint le cap San-Roque sur la cote bresilienne, et se bifurque en deux branches dont l'une va se saturer encore des chaudes molecules de la mer des Antilles. Alors, le Gulf-Stream, charge de retablir l'equilibre entre les temperatures et de meler les eaux des tropiques aux eaux boreales, commence son role de ponderateur. Chauffe a blanc dans le golfe du Mexique, il s'eleve au nord sur les cotes americaines, s'avance jusqu'a Terre-Neuve, devie sous la poussee du courant froid du detroit de Davis, reprend la route de l'Ocean en suivant sur un des grands cercles du globe la ligne loxodromique, se divise en deux bras vers le quarante-troisieme degre, dont l'un, aide par l'alize du nord-est, revient au Golfe de Gascogne et aux Acores, et dont l'autre, apres avoir attiedi les rivages de l'Irlande et de la Norvege, va jusqu'au-dela du Spitzberg, ou sa temperature tombe a quatre degres, former la mer libre du pole. C'est sur ce fleuve de l'Ocean que le _Nautilus_ naviguait alors. A sa sortie du canal de Bahama, sur quatorze lieues de large, et sur trois cent cinquante metres de profondeur, le Gulf-Stream marche a raison de huit kilometres a l'heure. Cette rapidite decroit regulierement a mesure qu'il s'avance vers le nord, et il faut souhaiter que cette regularite persiste, car, si, comme on a cru le remarquer, sa vitesse et sa direction viennent a se modifier, les climats europeens seront soumis a des perturbations dont on ne saurait calculer les consequences. Vers midi, j'etais sur la plate-forme avec Conseil. Je lui faisais connaitre les particularites relatives au Gulf-Stream. Quand mon explication fut terminee, je l'invitai a plonger ses mains dans le courant. Conseil obeit, et fut tres etonne de n'eprouver aucune sensation de chaud ni de froid. << Cela vient, lui dis-je, de ce que la temperature des eaux du Gulf-Stream, en sortant du golfe du Mexique. est peu differente de celle du sang. Ce Gulf-Stream est un vaste calorifere qui permet aux cotes d'Europe de se parer d'une eternelle verdure. Et, s'il faut en croire Maury, la chaleur de ce courant, totalement utilisee. fournirait assez de calorique pour tenir en fusion un fleuve de fer fondu aussi grand que l'Amazone ou le Missouri. >> En ce moment, la vitesse du Gulf-Stream etait de deux metres vingt-cinq par seconde. Son courant est tellement distinct de la mer ambiante, que ses eaux comprimees font saillie sur l'Ocean et qu'un denivellement s'opere entre elles et les eaux froides. Sombres d'ailleurs et tres riches en matieres salines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts qui les environnent. Telle est meme la nettete de leur ligne de demarcation, que le _Nautilus_, a la hauteur des Carolines, trancha de son eperon les flots du Gulf-Stream, tandis que son helice battait encore ceux de l'Ocean. Ce courant entrainait avec lui tout un monde d'etres vivants. Les argonautes, si communs dans la Mediterranee, y voyageaient par troupes nombreuses. Parmi les cartilagineux, les plus remarquables etaient des raies dont la queue tres deliee formait a peu pres le tiers du corps, et qui figuraient de vastes losanges longs de vingt-cinq pieds ; puis, de petits squales d'un metre, a tete grande, a museau court et arrondi, a dents pointues disposees sur plusieurs rangs, et dont le corps paraissait couvert d'ecailles. Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisons particuliers a ces mers, des spares-synagres dont l'iris brillait comme un feu, des scienes longues d'un metre, a large gueule herissee de petites dents. qui faisaient entendre un leger cri des centronotes-negres dont j'ai deja parle, des coriphenes bleus, releves d'or et d'argent. des perroquets, vrais arcs-en-ciel de l'Ocean. qui peuvent rivaliser de couleur avec les plus beaux oiseaux des tropiques des blemies-bosquiens a tete triangulaire. des rhombes bleuatres depourvus d'ecailles. des batrachoides recouverts d'une bande jaune et transversale qui figure un t grec, des fourmillements de petits gohies-hoc pointilles de taches brunes, des dipterodons a tete argentee et a queue jaune, divers echantillons de salmones, des mugilomores, sveltes de taille. brillant d'un eclat doux, que Lacepede a consacres a l'aimable compagne de sa vie, enfin un beau poisson, le chevalier-americain, qui, decore de tous les ordres et chamarre de tous les rubans, frequente les rivages de cette grande nation ou les rubans et les ordres sont si mediocrement estimes. J'ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentes du Gulf-Stream rivalisaient avec l'eclat electrique de notre fanal, surtout par ces temps orageux qui nous menacaient frequemment. Le 8 mai, nous etions encore en travers du cap Hatteras, a la hauteur de la Caroline du Nord. La largeur du Gulf-Stream est la de soixante-quinze milles, et sa profondeur de deux cent dix metres. Le _Nautilus_ continuait d'errer a l'aventure. Toute surveillance semblait bannie du bord. Je conviendrai que dans ces conditions, une evasion pouvait reussir. En effet, les rivages habites offraient partout de faciles refuges. La mer etait incessamment sillonnee de nombreux steamers qui font le service entre New York ou Boston et le golfe du Mexique, et nuit et jour parcourue par ces petites goelettes chargees du cabotage sur les divers points de la cote americaine. On pouvait esperer d'etre recueilli. C'etait donc une occasion favorable, malgre les trente milles qui separaient le _Nautilus_ des cotes de l'Union. Mais une circonstance facheuse contrariait absolument les projets du Canadien. Le temps etait fort mauvais. Nous approchions de ces parages ou les tempetes sont frequentes, de cette patrie des trombes et des cyclones, precisement engendres par le courant du Gulf-Stream. Affronter une mer souvent demontee sur un frele canot, c'etait courir a une perte certaine. Ned Land en convenait lui-meme. Aussi rongeait-il son frein, pris d'une furieuse nostalgie que la fuite seule eut pu guerir. << Monsieur, me dit-il ce jour-la, il faut que cela finisse. Je veux en avoir le coeur net. Votre Nemo s'ecarte des terres et remonte vers le nord. Mais je vous le declare j'ai assez du pole Sud, et je ne le suivrai pas au pole Nord. -- Que faire, Ned, puisqu'une evasion est impraticable en ce moment ? -- J'en reviens a mon idee. Il faut parler au capitaine. Vous n'avez rien dit, quand nous etions dans les mers de votre pays. Je veux parler, maintenant que nous sommes dans les mers du mien. Quand je songe qu'avant quelques jours, le _Nautilus_ va se trouver a la hauteur de la Nouvelle-Ecosse, et que la, vers Terre-Neuve, s'ouvre une large baie, que dans cette baie se jette le Saint-Laurent et que le Saint-Laurent, c'est mon fleuve a moi le fleuve de Quebec, ma ville natale ; quand je songe a cela, la fureur me monte au visage, mes cheveux se herissent. Tenez, monsieur, je me jetterai plutot a la mer ! Je ne resterai pas ici ! J'y etouffe ! >> Le Canadien etait evidemment a bout de patience. Sa vigoureuse nature ne pouvait s'accommoder de cet emprisonnement prolonge. Sa physionomie s'alterait de jour en jour. Son caractere devenait de plus en plus sombre. Pres de sept mois s'etaient ecoules sans que nous eussions eu aucune nouvelle de la terre. De plus, l'isolement du capitaine Nemo, son humeur modifiee, surtout depuis le combat des poulpes, sa taciturnite, tout me faisait apparaitre les choses sous un aspect different. Je ne sentais plus l'enthousiasme des premiers jours. Il fallait etre un Flamand comme Conseil pour accepter cette situation, dans ce milieu reserve aux cetaces et autres habitants de la mer. Veritablement, si ce brave garcon, au lieu de poumons avait eu des branchies, je crois qu'il aurait fait un poisson distingue ! << Eh bien, monsieur ? reprit Ned Land, voyant que je ne repondais pas. -- Eh bien, Ned, vous voulez que je demande au capitaine Nemo quelles sont ses intentions a notre egard ? -- Oui, monsieur. -- Et cela, quoiqu'il les ait deja fait connaitre ? -- Oui. Je desire etre fixe une derniere fois. Parlez pour moi seul, en mon seul nom, si vous voulez. -- Mais je le rencontre rarement. Il m'evite meme. -- C'est une raison de plus pour l'aller voir. -- Je l'interrogerai, Ned. -- Quand ? demanda le Canadien en insistant. -- Quand je le rencontrerai. -- Monsieur Aronnax, voulez-vous que j'aille le trouver, moi ? -- Non, laissez-moi faire. Demain... -- Aujourd'hui, dit Ned Land. -- Soit. Aujourd'hui, je le verrai >>, repondis-je au Canadien, qui, en agissant lui-meme, eut certainement tout compromis. Je restai seul. La demande decidee, je resolus d'en finir immediatement. J'aime mieux chose faite que chose a faire. Je rentrai dans ma chambre. De la, j'entendis marcher dans celle du capitaine Nemo. Il ne fallait pas laisser echapper cette occasion de le rencontrer. Je frappai a sa porte. Je n'obtins pas de reponse. Je frappai de nouveau, puis je tournai le bouton. La porte s'ouvrit. J'entrai. Le capitaine etait la. Courbe sur sa table de travail, il ne m'avait pas entendu. Resolu a ne pas sortir sans l'avoir interroge, je m'approchai de lui. Il releva la tete brusquement, fronca les sourcils, et me dit d'un ton assez rude : << Vous ici ! Que me voulez-vous ? -- Vous parler, capitaine. -- Mais je suis occupe, monsieur, je travaille. Cette liberte que je vous laisse de vous isoler, ne puis-je l'avoir pour moi ? >> La reception etait peu encourageante. Mais j'etais decide a tout entendre pour tout repondre. << Monsieur, dis-je froidement, j'ai a vous parler d'une affaire qu'il ne m'est pas permis de retarder. -- Laquelle, monsieur ? repondit-il ironiquement. Avez-vous fait quelque decouverte qui m'ait echappe ? La mer vous a-t-elle livre de nouveaux secrets ? >> Nous etions loin de compte. Mais avant que j'eusse repondu, me montrant un manuscrit ouvert sur sa table, il me dit d'un ton plus grave : << Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit ecrit en plusieurs langues. Il contient le resume de mes etudes sur la mer, et, s'il plait a Dieu, il ne perira pas avec moi. Ce manuscrit, signe de mon nom, complete par l'histoire de ma vie, sera renferme dans un petit appareil insubmersible. Le dernier survivant de nous tous a bord du _Nautilus_ jettera cet appareil a la mer, et il ira ou les flots le porteront. >> Le nom de cet homme ! Son histoire ecrite par lui-meme ! Son mystere serait donc un jour devoile ? Mais, en ce moment, je ne vis dans cette communication qu'une entree en matiere. << Capitaine, repondis-je, je ne puis qu'approuver la pensee qui vous fait agir. Il ne faut pas que le fruit de vos etudes soit perdu. Mais le moyen que vous employez me parait primitif. Qui sait ou les vents pousseront cet appareil, en quelles mains il tombera ? Ne sauriez-vous trouver mieux ? Vous, ou l'un des votres ne peut-il... ? -- Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine en m'interrompant. -- Mais moi, mes compagnons, nous sommes prets a garder ce manuscrit en reserve, et si vous nous rendez la liberte... -- La liberte ! fit le capitaine Nemo se levant. -- Oui, monsieur, et c'est a ce sujet que je voulais vous interroger. Depuis sept mois nous sommes a votre bord, et je vous demande aujourd'hui, au nom de mes compagnons comme au mien, si votre intention est de nous y garder toujours. -- Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je vous repondrai aujourd'hui ce que je vous ai repondu il y a sept mois : Qui entre dans le _Nautilus_ ne doit plus le quitter. C'est l'esclavage meme que vous nous imposez. -- Donnez-lui le nom qu'il vous plaira. -- Mais partout l'esclave garde le droit de recouvrer sa liberte ! Quels que soient les moyens qui s'offrent a lui, il peut les croire bons ! -- Ce droit, repondit le capitaine Nemo, qui vous le denie ? Ai-je jamais pense a vous enchainer par un serment ? >> Le capitaine me regardait en se croisant les bras. << Monsieur, lui dis-je, revenir une seconde fois sur ce sujet ne serait ni de votre gout ni du mien. Mais puisque nous l'avons entame, epuisons-le. Je vous le repete, ce n'est pas seulement de ma personne qu'il s'agit. Pour moi l'etude est un secours, une diversion puissante, un entrainement, une passion qui peut me faire tout oublier. Comme vous, je suis homme a vivre ignore, obscur, dans le fragile espoir de leguer un jour a l'avenir le resultat de mes travaux, au moyen d'un appareil hypothetique confie au hasard des flots et des vents. En un mot, je puis vous admirer, vous suivre sans deplaisir dans un role que je comprends sur certains points : mais il est encore d'autres aspects de votre vie qui me la font entrevoir entouree de complications et de mysteres auxquels seuls ici, mes compagnons et moi, nous n'avons aucune part. Et meme, quand notre coeur a pu battre pour vous, emu par quelques-unes de vos douleurs ou remue par vos actes de genie ou de courage, nous avons du refouler en nous jusqu'au plus petit temoignage de cette sympathie que fait naitre la vue de ce qui est beau et bon, que cela vienne de l'ami ou de l'ennemi. Eh bien, c'est ce sentiment que nous sommes etrangers a tout ce qui vous touche, qui fait de notre position quelque chose d'inacceptable, d'impossible, meme pour moi mais d'impossible pour Ned Land surtout. Tout homme, par cela seul qu'il est homme, vaut qu'on songe a lui. Vous etes-vous demande ce que l'amour de la liberte, la haine de l'esclavage, pouvaient faire naitre de projets de vengeance dans une nature comme celle du Canadien, ce qu'il pouvait penser, tenter, essayer ?... >> Je m'etais tu. Le capitaine Nemo se leva. << Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce qu'il voudra, que m'importe ? Ce n'est pas moi qui l'ai ete chercher ! Ce n'est pas pour mon plaisir que je le garde a mon bord ! Quant a vous, monsieur Aronnax, vous etes de ceux qui peuvent tout comprendre, meme le silence. Je n'ai rien de plus a vous repondre. Que cette premiere fois ou vous venez de traiter ce sujet soit aussi la derniere, car une seconde fois, je ne pourrais meme pas vous ecouter. >> Je me retirai. A compter de ce jour, notre situation fut tres tendue. Je rapportai ma conversation a mes deux compagnons. << Nous savons maintenant, dit Ned, qu'il n'y a rien a attendre de cet homme. Le _Nautilus_ se rapproche de Long-Island. Nous fuirons, quel que soit le temps. >> Mais le ciel devenait de plus en plus menacant. Des symptomes d'ouragan se manifestaient. L'atmosphere se faisait blanchatre et laiteuse. Aux cyrrhus a gerbes deliees succedaient a l'horizon des couches de nimbocumulus. D'autres nuages bas fuyaient rapidement. La mer grossissait et se gonflait en longues houles. Les oiseaux disparaissaient, a l'exception des satanicles, amis des tempetes. Le barometre baissait notablement et indiquait dans l'air une extreme tension des vapeurs. Le melange du storm-glass se decomposait sous l'influence de l'electricite qui saturait l'atmosphere. La lutte des elements etait prochaine. La tempete eclata dans la journee du 18 mai, precisement lorsque le _Nautilus_ flottait a la hauteur de Long-Island, a quelques milles des passes de New York. Je puis decrire cette lutte des elements, car au lieu de la fuir dans les profondeurs de la mer, le capitaine Nemo, par un inexplicable caprice, voulut la braver a sa surface. Le vent soufflait du sud-ouest, d'abord en grand frais, c'est-a-dire avec une vitesse de quinze metres a la seconde, qui fut portee a vingt-cinq metres vers trois heures du soir. C'est le chiffre des tempetes. Le capitaine Nemo, inebranlable sous les rafales, avait pris place sur la plate-forme. Il s'etait amarre a mi-corps pour resister aux vagues monstrueuses qui deferlaient. Je m'y etais hisse et attache aussi, partageant mon admiration entre cette tempete et cet homme incomparable qui lui tenait tete. La mer demontee etait balayee par de grandes loques de nuages qui trempaient dans ses flots. Je ne voyais plus aucune de ces petites lames intermediaires qui se forment au fond des grands creux. Rien que de longues ondulations fuligineuses, dont la crete ne deferle pas, tant elles sont compactes. Leur hauteur s'accroissait. Elles s'excitaient entre elles. Le _Nautilus_, tantot couche sur le cote, tantot dresse comme un mat, roulait et tanguait epouvantablement. Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, qui n'abattit ni le vent ni la mer. L'ouragan se dechaina avec une vitesse de quarante-cinq metres a la seconde, soit pres de quarante lieues a l'heure. C'est dans ces conditions qu'il renverse des maisons, qu'il enfonce des tuiles de toits dans des portes, qu'il rompt des grilles de fer, qu'il deplace des canons de vingt-quatre. Et pourtant le _Nautilus_, au milieu de la tourmente, justifiait cette parole d'un savant ingenieur : << Il n'y a pas de coque bien construite qui ne puisse defier a la mer ! >> Ce n'etait pas un roc resistant, que ces lames eussent demoli, c'etait un fuseau d'acier, obeissant et mobile, sans greement, sans mature, qui bravait impunement leur fureur. Cependant j'examinais attentivement ces vagues dechainees. Elles mesuraient jusqu'a quinze metres de hauteur sur une longueur de cent cinquante a cent soixante-quinze metres, et leur vitesse de propagation. moitie de celle du vent, etait de quinze metres a la seconde. Leur volume et leur puissance s'accroissaient avec la profondeur des eaux. Je compris alors le role de ces lames qui emprisonnent l'air dans leurs flancs et le refoulent au fond des mers ou elles portent la vie avec l'oxygene. Leur extreme force de pression -- on l'a calculee peut s'elever jusqu'a trois mille kilogrammes par pied carre de la surface qu'elles contrebattent. Ce sont de telles lames qui, aux Hebrides, ont deplace un bloc pesant quatre-vingt-quatre mille livres. Ce sont elles qui, dans la tempete du 23 decembre 1864, apres avoir renverse une partie de la ville de Yeddo, au Japon, faisant sept cents kilometres a l'heure, allerent se briser le meme jour sur les rivages de l'Amerique. L'intensite de la tempete s'accrut avec la nuit. Le barometre, comme en 1860, a la Reunion, pendant un cyclone, tomba a 710 millimetres. A la chute du jour, je vis passer a l'horizon un grand navire qui luttait peniblement. Il capeyait sous petite vapeur pour se maintenir debout a la lame. Ce devait etre un des steamers des lignes de New York a Liverpool ou au Havre. Il disparut bientot dans l'ombre. A dix heures du soir, le ciel etait en feu. L'atmosphere fut zebree d'eclairs violents. Je ne pouvais en supporter l'eclat, tandis que le capitaine Nemo, les regardant en face, semblait aspirer en lui l'ame de la tempete. Un bruit terrible emplissait les airs, bruit complexe, fait des hurlements des vagues ecrasees, des mugissements du vent, des eclats du tonnerre. Le vent sautait a tous les points de l'horizon, et le cyclone, partant de l'est, y revenait en passant par le nord, l'ouest et le sud, en sens inverse des tempetes tournantes de l'hemisphere austral. Ah ! ce Gulf-Stream ! Il justifiait bien son nom de roi des tempetes ! C'est lui qui cree ces formidables cyclones par la difference de temperature des couches d'air superposees a ses courants. A la pluie avait succede une averse de feu. Les gouttelettes d'eau se changeaient en aigrettes fulminantes. On eut dit que le capitaine Nemo, voulant une mort digne de lui, cherchait a se faire foudroyer. Dans un effroyable mouvement de tangage, le _Nautilus_ dressa en l'air son eperon d'acier, comme la tige d'un paratonnerre, et j'en vis jaillir de longues etincelles. Brise, a bout de forces, je me coulai a plat ventre vers le panneau. Je l'ouvris et je redescendis au salon. L'orage atteignait alors son maximum d'intensite. Il etait impossible de se tenir debout a l'interieur du _Nautilus_. Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J'entendis les reservoirs se remplir peu a peu, et le _Nautilus_ s'enfonca doucement au-dessous de la surface des flots. Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissons effares qui passaient comme des fantomes dans les eaux en feu. Quelques-uns furent foudroyes sous mes yeux ! Le _Nautilus_ descendait toujours. Je pensais qu'il retrouverait le calme a une profondeur de quinze metres. Non. Les couches superieures etaient trop violemment agitees. Il fallut aller chercher le repos jusqu'a cinquante metres dans les entrailles de la mer. Mais la, quelle tranquillite, quel silence, quel milieu paisible ! Qui eut dit qu'un ouragan terrible se dechainait alors a la surface de cet Ocean ? XX PAR 47deg.24' DE LATITUDE ET DE 17deg.28' DE LONGITUDE A la suite de cette tempete, nous avions ete rejetes dans l'est. Tout espoir de s'evader sur les atterrages de New York ou du Saint-Laurent s'evanouissait. Le pauvre Ned, desespere, s'isola comme le capitaine Nemo. Conseil et moi, nous ne nous quittions plus. J'ai dit que le _Nautilus_ s'etait ecarte dans l'est. J'aurais du dire, plus exactement, dans le nord-est. Pendant quelques jours, il erra tantot a la surface des flots, tantot au-dessous, au milieu de ces brumes si redoutables aux navigateurs. Elles sont principalement dues a la fonte des glaces, qui entretient une extreme humidite dans l'atmosphere. Que de navires perdus dans ces parages, lorsqu'ils allaient reconnaitre les feux incertains de la cote ! Que de sinistres dus a ces brouillards opaques ! Que de chocs sur ces ecueils dont le ressac est eteint par le bruit du vent ! Que de collisions entre les batiments, malgre leurs feux de position, malgre les avertissements de leurs sifflets et de leurs cloches d'alarme ! Aussi, le fond de ces mers offrait-il l'aspect d'un champ de bataille, ou gisaient encore tous ces vaincus de l'Ocean ; les uns vieux et empates deja ; les autres jeunes et reflechissant l'eclat de notre fanal sur leurs ferrures et leurs carenes de cuivre. Parmi eux, que de batiments perdus corps et biens, avec leurs equipages, leur monde d'emigrants, sur ces points dangereux signales dans les statistiques, le cap Race, l'ile Saint-Paul, le detroit de Belle-Ile, l'estuaire du Saint-Laurent ! Et depuis quelques annees seulement que de victimes fournies a ces funebres annales par les lignes du Royal-Mail, d'Inmann, de Montreal, le _Solway_, I'_Isis_, le _Paramatta_, I'_Hungarian_, le _Canadian_, l'_Anglo-Saxon_, le _Humboldt_, l'_United-States_, tous echoues, l'_Artic_, le _Lyonnais_, coules par abordage, le _President_, le _Pacific_, le _City-of-Glasgow_, disparus pour des causes ignorees, sombres debris au milieu desquels naviguait le _Nautilus_, comme s'il eut passe une revue des morts ! Le 15 mai, nous etions sur l'extremite meridionale du banc de Terre-Neuve. Ce banc est un produit des alluvions marines, un amas considerable de ces detritus organiques, amenes soit de l'Equateur par le courant du Gulf-Stream, soit du pole boreal, par ce contre-courant d'eau froide qui longe la cote americaine. La aussi s'amoncellent les blocs erratiques charries par la debacle des glaces. La s'est forme un vaste ossuaire de poissons de mollusques ou de zoophytes qui y perissent par milliards. La profondeur de la mer n'est pas considerable au banc de Terre-Neuve. Quelques centaines de brasses au plus. Mais vers le sud se creuse subitement une depression profonde, un trou de trois mille metres. La s'elargit le Gulf-Stream. C'est un epanouissement de ses eaux. Il perd de sa vitesse et de sa temperature, mais il devient une mer. Parmi les poissons que le _Nautilus_ effaroucha a son passage, je citerai le cycloptere d'un metre, a dos noiratre, a ventre orange, qui donne a ses congeneres un exemple peu suivi de fidelite conjugale, un unernack de grande taille, sorte de murene emeraude, d'un gout excellent, des karraks a gros yeux, dont la tete a quelque ressemblance avec celle du chien, des blennies, ovovivipares comme les serpents, des gobies-boulerots ou goujons noirs de deux decimetres, des macroures a longue queue, brillant d'un eclat argente, poissons rapides, aventures loin des mers hyperboreennes. Les filets ramasserent aussi un poisson hardi, audacieux, vigoureux, bien muscle, arme de piquants a la tete et d'aiguillons aux nageoires, veritable scorpion de deux a trois metres, ennemi acharne des blennies, des gades et des saumons, c'etait le cotte des mers septentrionales. au corps tuberculeux, brun de couleur, rouge aux nageoires. Les pecheurs du _Nautilus_ eurent quelque peine a s'emparer de cet animal, qui, grace a la conformation de ses opercules, preserve ses organes respiratoires du contact dessechant de l'atmosphere et peut vivre quelque temps hors de l'eau. Je cite maintenant -- pour memoire -- des bosquiens, petits poissons qui accompagnent longtemps les navires dans les mers boreales, des ables-oxyrhinques, speciaux a l'Atlantique septentrional, des rascasses, et j'arrive aux gades, principalement a l'espece morue, que je surpris dans ses eaux de predilection, sur cet inepuisable banc de Terre-Neuve. On peut dire que ces morues sont des poissons de montagnes, car Terre-Neuve n'est qu'une montagne sous-marine. Lorsque le _Nautilus_ s'ouvrit un chemin a travers leurs phalanges pressees, Conseil ne put retenir cette observation : << Ca ! des morues ! dit-il ; mais je croyais que les morues etaient plates comme des limandes ou des soles ? -- Naif ! m'ecriai-je. Les morues ne sont plates que chez l'epicier, ou on les montre ouvertes et etalees. Mais dans l'eau, ce sont des poissons fusiformes comme les mulets, et parfaitement conformes pour la marche. -- Je veux croire monsieur, repondit Conseil. Quelle nuee, quelle fourmiliere ! -- Eh ! mon ami, il y en aurait bien davantage, sans leurs ennemis, les rascasses et les hommes ! Sais-tu combien on a compte d'oeufs dans une seule femelle ? -- Faisons bien les choses, repondit Conseil. Cinq cent mille. -- Onze millions, mon ami. -- Onze millions. Voila ce que je n'admettrai jamais, a moins de les compter moi-meme. -- Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite fait de me croire. D'ailleurs, c'est par milliers que les Francais, les Anglais, les Americains, les Danois, les Norvegiens. pechent les morues. On les consomme en quantites prodigieuses, et sans l'etonnante fecondite de ces poissons, les mers en seraient bientot depeuplees. Ainsi en Angleterre et en Amerique seulement, cinq mille navires montes par soixante-quinze mille marins, sont employes a la peche de la morue. Chaque navire en rapporte quarante mille en moyenne, ce qui fait vingt-cinq millions. Sur les cotes de la Norvege, meme resultat. -- Bien, repondit Conseil, je m'en rapporte a monsieur. Je ne les compterai pas. -- Quoi donc ? -- Les onze millions d'oeufs. Mais je ferai une remarque. -- Laquelle ? -- C'est que si tous les oeufs eclosaient, il suffirait de quatre morues pour alimenter l'Angleterre, l'Amerique et la Norvege. >> Pendant que nous effleurions les fonds du banc de Terre-Neuve, je vis parfaitement ces longues lignes, armees de deux cents hamecons, que chaque bateau tend par douzaines. Chaque ligne entrainee par un bout au moyen d'un petit grappin, etait retenue a la surface par un orin fixe sur une bouee de liege. Le _Nautilus_ dut manoeuvrer adroitement au milieu de ce reseau sous-marin. D'ailleurs il ne demeura pas longtemps dans ces parages frequentes. Il s'eleva jusque vers le quarante-deuxieme degre de latitude. C'etait a la hauteur de Saint-Jean de Terre-Neuve et de Heart's Content, ou aboutit l'extremite du cable transatlantique. Le _Nautilus_, au lieu de continuer a marcher au nord prit direction vers l'est, comme s'il voulait suivre ce plateau telegraphique sur lequel repose le cable, et dont des sondages multiplies ont donne le relief avec une extreme exactitude. Ce fut le 17 mai, a cinq cents milles environ de Heart's Content, par deux mille huit cents metres de profondeur, que j'apercus le cable gisant sur le sol. Conseil, que je n'avais pas prevenu, le prit d'abord pour un gigantesque serpent de mer et s'appretait a le classer suivant sa methode ordinaire. Mais je desabusai le digne garcon et pour le consoler de son deboire, je lui appris diverses particularites de la pose de ce cable. Le premier cable fut etabli pendant les annees 1857 et 1 858 ; mais, apres avoir transmis quatre cents telegrammes environ, il cessa de fonctionner. En 1863, les ingenieurs construisirent un nouveau cable, mesurant trois mille quatre cents kilometres et pesant quatre mille cinq cents tonnes, qui fut embarque sur le _Great-Eastern_. Cette tentative echoua encore. Or, le 25 mai, le _Nautilus_, immerge par trois mille huit cent trente-six metres de profondeur, se trouvait precisement en cet endroit ou se produisit la rupture qui ruina l'entreprise. C'etait a six cent trente-huit milles de la cote d'Irlande. On s'apercut, a deux heures apres-midi, que les communications avec l'Europe venaient de s'interrompre. Les electriciens du bord resolurent de couper le cable avant de le repecher, et a onze heures du soir, ils avaient ramene la partie avariee. On refit un joint et une epissure ; puis le cable fut immerge de nouveau. Mais, quelques jours plus tard, il se rompit et ne put etre ressaisi dans les profondeurs de l'Ocean. Les Americains ne se decouragerent pas. L'audacieux Cyrus Field, le promoteur de l'entreprise, qui y risquait toute sa fortune, provoqua une nouvelle souscription. Elle fut immediatement couverte. Un autre cable fut etabli dans de meilleures conditions. Le faisceau de fils conducteurs isoles dans une enveloppe de gutta-percha, etait protege par un matelas de matieres textiles contenu dans une armature metallique. Le _Great-Eastern_ reprit la mer le 13 juillet 1866. L'operation marcha bien. Cependant un incident arriva. Plusieurs fois, en deroulant le cable, les electriciens observerent que des clous y avaient ete recemment enfonces dans le but d'en deteriorer l'ame. Le capitaine Anderson, ses officiers, ses ingenieurs, se reunirent, delibererent, et firent afficher que si le coupable etait surpris a bord, il serait jete a la mer sans autre jugement. Depuis lors, la criminelle tentative ne se reproduisit plus. Le 23 juillet, le _Great-Eastern_ n'etait plus qu'a huit cents kilometres de Terre-Neuve, lorsqu'on lui telegraphia d'Irlande la nouvelle de l'armistice conclu entre la Prusse et l'Autriche apres Sadowa. Le 27, il relevait au milieu des brumes le port de Heart's Content. L'entreprise etait heureusement terminee, et par sa premiere depeche, la jeune Amerique adressait a la vieille Europe ces sages paroles si rarement comprises : << Gloire a Dieu dans le ciel, et paix aux hommes de bonne volonte sur la terre. >> Je ne m'attendais pas a trouver le cable electrique dans son etat primitif, tel qu'il etait en sortant des ateliers de fabrication. Le long serpent, recouvert de debris de coquille, herisse de foraminiferes, etait encroute dans un empatement pierreux qui le protegeait contre les mollusques perforants. Il reposait tranquillement, a l'abri des mouvements de la mer, et sous une pression favorable a la transmission de l'etincelle electrique qui passe de l'Amerique a l'Europe en trente-deux centiemes de seconde. La duree de ce cable sera infinie sans doute, car on a observe que l'enveloppe de gutta-percha s'ameliore par son sejour dans l'eau de mer. D'ailleurs, sur ce plateau si heureusement choisi, le cable n'est jamais immerge a des profondeurs telles qu'il puisse se rompre. Le _Nautilus_ le suivit jusqu'a son fond le plus bas, situe par quatre mille quatre cent trente et un metres, et la, il reposait encore sans aucun effort de traction. Puis, nous nous rapprochames de l'endroit ou avait eu lieu l'accident de 1863. Le fond oceanique formait alors une vallee large de cent vingt kilometres, sur laquelle on eut pu poser le Mont-Blanc sans que son sommet emergeat de la surface des flots. Cette vallee est fermee a l'est par une muraille a pic de deux mille metres. Nous y arrivions le 28 mai, et le _Nautilus_ n'etait plus qu'a cent cinquante kilometres de l'Irlande. Le capitaine Nemo allait-il remonter pour atterrir sur les iles Britanniques ? Non. A ma grande surprise, il redescendit au sud et revint vers les mers europeennes. En contournant l'ile d'Emeraude, j'apercus un instant le cap Clear et le feu de Fastenet, qui eclaire les milliers de navires sortis de Glasgow ou de Liverpool. Une importante question se posait alors a mon esprit. Le _Nautilus_ oserait-il s'engager dans la Manche ? Ned Land qui avait reparu depuis que nous rallions la terre ne cessait de m'interroger. Comment lui repondre ? Le capitaine Nemo demeurait invisible. Apres avoir laisse entrevoir au Canadien les rivages d'Amerique, allait-il donc me montrer les cotes de France ? Cependant le _Nautilus_ s'abaissait toujours vers le sud. Le 30 mai, il passait en vue du Land's End, entre la pointe extreme de l'Angleterre et les Sorlingues, qu'il laissa sur tribord. S'il voulait entrer en Manche, il lui fallait prendre franchement a l'est. Il ne le fit pas. Pendant toute la journee du 31 mai, le _Nautilus_ decrivit sur la mer une serie de cercles qui m'intriguerent vivement. Il semblait chercher un endroit qu'il avait quelque peine a trouver. A midi, le capitaine Nemo vint faire son point lui-meme. Il ne m'adressa pas la parole. Il me parut plus sombre que jamais. Qui pouvait l'attrister ainsi ? Etait-ce sa proximite des rivages europeens ? Sentait-il quelque ressouvenir de son pays abandonne ? Qu'eprouvait-il alors ? des remords ou des regrets ? Longtemps cette pensee occupa mon esprit, et j'eus comme un pressentiment que le hasard trahirait avant peu les secrets du capitaine. Le lendemain, 31 juin, le _Nautilus_ conserva les memes allures. Il etait evident qu'il cherchait a reconnaitre un point precis de l'Ocean. Le capitaine Nemo vint prendre la hauteur du soleil, ainsi qu'il avait fait la veille. La mer etait belle, le ciel pur. A huit milles dans l'est, un grand navire a vapeur se dessinait sur la ligne de l'horizon. Aucun pavillon ne battait a sa corne, et je ne pus reconnaitre sa nationalite. Le capitaine Nemo, quelques minutes avant que le soleil passat au meridien, prit son sextant et observa avec une precision extreme. Le calme absolu des flots facilitait son operation. Le _Nautilus_ immobile ne ressentait ni roulis ni tangage. J'etais en ce moment sur la plate-forme. Lorsque son relevement fut termine, le capitaine prononca ces seuls mots. << C'est ici ! >> Il redescendit par le panneau. Avait-il vu le batiment qui modifiait sa marche et semblait se rapprocher de nous ? Je ne saurais le dire. Je revins au salon. Le panneau se ferma, et j'entendis les sifflements de l'eau dans les reservoirs. Le _Nautilus_ commenca de s'enfoncer, suivant une ligne verticale, car son helice entravee ne lui communiquait plus aucun mouvement. Quelques minutes plus tard, il s'arretait a une profondeur de huit cent trente-trois metres et reposait sur le sol. Le plafond lumineux du salon s'eteignit alors, les panneaux s'ouvrirent, et a travers les vitres, j'apercus la mer vivement illuminee par les rayons du fanal dans un ravo d'un demi-mille. Je regardait a babord et je ne vis rien que l'immensite des eaux tranquilles. Par tribord, sur le fond, apparaissait une forte extumescence qui attira mon attention. On eut dit des ruines ensevelies sous un empatement de coquilles blanchatres comme sous un manteau de neige. En examinant attentivement cette masse, je crus reconnaitre les formes epaissies d'un navire, rase de ses mats, qui devait avoir coule par l'avant. Ce sinistre datait certainement d'une epoque reculee. Cette epave, pour etre ainsi encroutee dans le calcaire des eaux, comptait deja bien des annees passees sur ce fond de l'Ocean. Quel etait ce navire ? Pourquoi le _Nautilus_ venait-il visiter sa tombe ? N'etait-ce donc pas un naufrage qui avait entraine ce batiment sous les eaux ? Je ne savais que penser, quand, pres de moi, j'entendis le capitaine Nemo dire d'une voix lente : << Autrefois ce navire se nommait le _Marseillais_. Il portait soixante-quatorze canons et fut lance en 1762. En 1778, le 13 aout, commande par La Poype-Vertrieux, il se battait audacieusement contre le _Preston_. En 1779, le 4 juillet, il assistait avec l'escadre de l'amiral d'Estaing a la prise de Grenade. En 1781, le 5 septembre, il prenait part au combat du comte de Grasse dans la baie de la Chesapeak. En 1794, la republique francaise lui changeait son nom. Le 16 avril de la meme annee, il rejoignait a Brest l'escadre de Villaret-Joyeuse ? charge d'escorter un convoi de ble qui venait d'Amerique sous le commandement de l'amiral Van Stabel. Le 11 et le 12 prairial, an II, cette escadre se rencontrait avec les vaisseaux anglais. Monsieur, c'est aujourd'hui le 13 prairial, le ler juin 1868. Il y a soixante-quatorze ans, jour pour jour, a cette place meme, par 47deg.24' de latitude et 17deg.28' de longitude, ce navire, apres un combat heroique, demate de ses trois mats, l'eau dans ses soutes, le tiers de son equipage hors de combat, aima mieux s'engloutir avec ses trois cent cinquante-six marins que de se rendre, et clouant son pavillon a sa poupe, il disparut sous les flots au cri de : Vive la Republique ! -- Le _Vengeur_ ! m'ecriai-je. -- Oui ! monsieur. Le _Vengeur_ ! Un beau nom ! >> murmura le capitaine Nemo en se croisant les bras. XXI UNE HECATOMBE Cette facon de dire, l'imprevu de cette scene, cet historique du navire patriote froidement raconte d'abord, puis l'emotion avec laquelle l'etrange personnage avait prononce ses dernieres paroles, ce nom de _Vengeur_, dont la signification ne pouvait m'echapper, tout se reunissait pour frapper profondement mon esprit. Mes regards ne quittaient plus le capitaine. Lui, les mains tendues vers la mer, considerait d'un oeil ardent la glorieuse epave. Peut-etre ne devais-je jamais savoir qui il etait, d'ou il venait, ou il allait, mais je voyais de plus en plus l'homme se degager du savant. Ce n'etait pas une misanthropie commune qui avait enferme dans les flancs du _Nautilus_ le capitaine Nemo et ses compagnons, mais une haine monstrueuse ou sublime que le temps ne pouvait affaiblir. Cette haine cherchait-elle encore des vengeances ? L'avenir devait bientot me l'apprendre. Cependant, le _Nautilus_ remontait lentement vers la surface de la mer, et je vis disparaitre peu a peu les formes confuses du _Vengeur_. Bientot un leger roulis m'indiqua que nous flottions a l'air libre. En ce moment, une sourde detonation se fit entendre. Je regardai le capitaine. Le capitaine ne bougea pas. << Capitaine ? >> dis-je. Il ne repondit pas. Je le quittai et montai sur la plate-forme. Conseil et le Canadien m'y avaient precede. << D'ou vient cette detonation ? demandai-je. -- Un coup de canon >>, repondit Ned Land. Je regardai dans la direction du navire que j'avais apercu. Il s'etait rapproche du _Nautilus_ et l'on voyait qu'il forcait de vapeur. Six milles le separaient de nous. << Quel est ce batiment, Ned ? -- A son greement, a la hauteur de ses bas mats, repondit le Canadien, je parierais pour un navire de guerre. Puisse-t-il venir sur nous et couler, s'il le faut, ce damne _Nautilus_ ! -- Ami Ned, repondit Conseil, quel mal peut-il faire au _Nautilus_ ? Ira-t-il l'attaquer sous les flots ? Ira-t-il le canonner au fond des mers ? -- Dites-moi, Ned, demandai-je, pouvez-vous reconnaitre la nationalite de ce batiment ? >> Le Canadien, froncant ses sourcils, abaissant ses paupieres, plissant ses yeux aux angles, fixa pendant quelques instants le navire de toute la puissance de son regard. << Non, monsieur, repondit-il. Je ne saurais reconnaitre a quelle nation il appartient. Son pavillon n'est pas hisse. Mais je puis affirmer que c'est un navire de guerre, car une longue flamme se deroule a l'extremite de son grand mat. >> Pendant un quart d'heure, nous continuames d'observer le batiment qui se dirigeait vers nous. Je ne pouvais admettre, cependant. qu'il eut reconnu le _Nautilus_ a cette distance, encore moins qu'il sut ce qu'etait cet engin sous-marin. Bientot le Canadien m'annonca que ce batiment etait un grand vaisseau de guerre, a eperon, un deux-ponts cuirasse. Une epaisse fumee noire s'echappait de ses deux cheminees. Ses voiles serrees se confondaient avec la ligne des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. La distance empechait encore de distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottait comme un mince ruban. Il s'avancait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissait approcher, une chance de salut s'offrait a nous. << Monsieur, me dit Ned Land, que ce batiment nous passe a un mille je me jette a la mer, et je vous engage faire comme moi. >> Je ne repondis pas a la proposition du Canadien, et je continuai de regarder le navire qui grandissait a vue d'oeil. Qu'il fut anglais, francais, americain ou russe, il etait certain qu'il nous accueillerait, si nous pouvions gagner son bord. << Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors Conseil, que nous avons quelque experience de la natation. Il peut se reposer sur moi du soin de le remorquer vers ce navire, s'il lui convient de suivre l'ami Ned. >> J'allais repondre, lorsqu'une vapeur blanche jaillit a l'avant du vaisseau de guerre. Puis, quelques secondes plus tard, les eaux troublees par la chute d'un corps pesant, eclabousserent l'arriere du _Nautilus_. Peu apres, une detonation frappait mon oreille. << Comment ? ils tirent sur nous ! m'ecriai-je. -- Braves gens ! murmura le Canadien. -- Ils ne nous prennent donc pas pour des naufrages accroches a une epave ! -- N'en deplaise a monsieur.... Bon, fit Conseil en secouant l'eau qu'un nouveau boulet avait fait jaillir jusqu'a lui.- N'en deplaise a monsieur, ils ont reconnu le narwal, et ils canonnent le narwal. -- Mais ils doivent bien voir, m'ecriai-je qu'ils ont affaire a des hommes. -- C'est peut-etre pour cela ! >> repondit Ned Land en me regardant. Toute une revelation se fit dans mon esprit. Sans doute, on savait a quoi s'en tenir maintenant sur l'existence du pretendu monstre. Sans doute, dans son abordage avec l'Abraham-Lincoln, lorsque le Canadien le frappa de son harpon, le commandant Farragut avait reconnu que le narwal etait un bateau sous-marin, plus dangereux qu'un cetace surnaturel ? Oui, cela devait etre ainsi, et sur toutes les mers, sans doute, on poursuivait maintenant ce terrible engin de destruction ! Terrible en effet, si comme on pouvait le supposer, le capitaine Nemo employait le _Nautilus_ a une oeuvre de vengeance ! Pendant cette nuit, lorsqu'il nous emprisonna dans la cellule, au milieu de l'Ocean Indien, ne s'etait-il pas attaque a quelque navire ? Cet homme enterre maintenant dans le cimetiere de corail, n'avait-il pas ete victime du choc provoque par le _Nautilus_ ? Oui, je le repete. Il en devait etre ainsi. Une partie de la mysterieuse existence du capitaine Nemo se devoilait. Et si son identite n'etait pas reconnue, du moins, les nations coalisees contre lui, chassaient maintenant, non plus un etre chimerique, mais un homme qui leur avait voue une haine implacable ! Tout ce passe formidable apparut a mes yeux. Au lieu de rencontrer des amis sur ce navire qui s'approchait, nous n'y pouvions trouver que des ennemis sans pitie. Cependant les boulets se multipliaient autour de nous. Quelques-uns, rencontrant la surface liquide, s'en allaient par ricochet se perdre a des distances considerables. Mais aucun n'atteignit le _Nautilus_. Le navire cuirasse n'etait plus alors qu'a trois milles. Malgre sa violente canonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas sur la plate-forme. Et cependant, l'un de ces boulets coniques, frappant normalement la coque du _Nautilus_, lui eut ete fatal. Le Canadien me dit alors : << Monsieur, nous devons tout tenter pour nous tirer de ce mauvais pas. Faisons des signaux ! Mille diables ! On comprendra peut-etre que nous sommes d'honnetes gens ! >> Ned Land prit son mouchoir pour l'agiter dans l'air. Mais il l'avait a peine deploye, que terrasse par une main de fer, malgre sa force prodigieuse, il tombait sur le pont. << Miserable, s'ecria le capitaine, veux-tu donc que je te cloue sur l'eperon du _Nautilus_ avant qu'il ne se precipite contre ce navire ! >> Le capitaine Nemo, terrible a entendre, etait plus terrible encore a voir. Sa face avait pali sous les spasmes de son coeur, qui avait du cesser de battre un instant. Ses pupilles s'etaient contractees effroyablement. Sa voix ne parlait plus, elle rugissait. Le corps penche en avant, il tordait sous sa main les epaules du Canadien. Puis, l'abandonnant et se retournant vers le vaisseau de guerre dont les boulets pleuvaient autour de lui : << Ah ! tu sais qui je suis, navire d'une nation maudite ! s'ecria-t-il de sa voix puissante. Moi, je n'ai pas eu besoin de tes couleurs pour te reconnaitre ! Regarde ! Je vais te montrer les miennes ! >> Et le capitaine Nemo deploya a l'avant de la plate-forme un pavillon noir. semblable a celui qu'il avait deja plante au pole sud. A ce moment, un boulet frappant obliquement la coque du _Nautilus_, sans l'entamer, et passant par ricochet pres du capitaine. alla se perdre en mer. Le capitaine Nemo haussa les epaules. Puis, s'adressant a moi : << Descendez, me dit-il d'un ton bref, descendez, vous et vos compagnons. -- Monsieur, m'ecriai-je, allez-vous donc attaquer ce navire, -- Monsieur, je vais le couler. Vous ne ferez pas cela ! -- Je le ferai, repondit froidement le capitaine Nemo. Ne vous avisez pas de me juger, monsieur. La fatalite vous montre ce que vous ne deviez pas voir. L'attaque est venue. La riposte sera terrible. Rentrez. -- Ce navire, quel est-il ? -- Vous ne le savez pas ? Eh bien ! tant mieux ! Sa nationalite, du moins, restera un secret pour vous. Descendez. >> Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pouvions qu'obeir. Une quinzaine de marins du _Nautilus_ entouraient le capitaine et regardaient avec un implacable sentiment de haine ce navire qui s'avancait vers eux. On sentait que le meme souffle de vengeance animait toutes ces ames. Je descendis au moment ou un nouveau projectile eraillait encore la coque du _Nautilus_, et j'entendis le capitaine s'ecrier : << Frappe, navire insense ! Prodigue tes inutiles boulets ! Tu n'echapperas pas a l'eperon du _Nautilus_. Mais ce n'est pas a cette place que tu dois perir ! Je ne veux pas que tes ruines aillent se confondre avec les ruines du _Vengeur_ ! >> Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son second etaient restes sur la plate-forme. L'helice fut mise en mouvement, le _Nautilus_, s'eloignant avec vitesse se mit hors de la portee des boulets du vaisseau. Mais la poursuite continua, et le capitaine Nemo se contenta de maintenir sa distance. Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenir l'impatience et l'inquietude qui me devoraient, je revins vers l'escalier central. Le panneau etait ouvert. Je me hasardai sur la plate-forme. Le capitaine s'y promenait encore d'un pas agite. Il regardait le navire qui lui restait sous le vent a cinq ou six milles. Il tournait autour de lui comme une bete fauve, et l'attirant vers l'est, il se laissait poursuivre. Cependant, il n'attaquait pas. Peut-etre hesitait-il encore ? Je voulus intervenir une derniere fois. Mais j'avais a peine interpelle le capitaine Nemo, que celui-ci m'imposait silence : << Je suis le droit, je suis la justice ! me dit-il. Je suis l'opprime, et voila l'oppresseur ! C'est par lui que tout ce que J'ai aime, cheri, venere, patrie, femme, enfants, mon pere, ma mere, j'ai vu tout perir ! Tout ce que je hais est la ! Taisez-vous ! >> Je portai un dernier regard vers le vaisseau de guerre qui forcait de vapeur. Puis, je rejoignis Ned et Conseil. << Nous fuirons ! m'ecriai-je. -- Bien, fit Ned. Quel est ce navire ? -- Je l'ignore. Mais quel qu'il soit, il sera coule avant la nuit. En tout cas, mieux vaut perir avec lui que de se faire les complices de represailles dont on ne peut pas mesurer l'equite. -- C'est mon avis, repondit froidement Ned Land. Attendons la nuit. >> La nuit arriva. Un profond silence regnait a bord. La boussole indiquait que le _Nautilus_ n'avait pas modifie sa direction. J'entendais le battement de son helice qui frappait les flots avec une rapide regularite. Il se tenait a la surface des eaux, et un leger roulis le portait tantot sur un bord, tantot sur un autre. Mes compagnons et moi, nous avions resolu de fuir au moment ou le vaisseau serait assez rapproche, soit pour nous faire entendre, soit pour nous faire voir, car la lune. qui devait etre pleine trois jours plus tard, resplendissait. Une fois a bord de ce navire, si nous ne pouvions prevenir le coup qui le menacait, du moins nous ferions tout ce que les circonstances nous permettaient de tenter. Plusieurs fois, je crus que le _Nautilus_ se disposait pour l'attaque. Mais il se contentait de laisser se rapprocher son adversaire, et, peu de temps apres, il reprenait son allure de fuite. Une partie de la nuit se passa sans incident. Nous guettions l'occasion d'agir. Nous parlions peu, etant trop emus. Ned Land aurait voulu se precipiter a la mer. Je le forcai d'attendre. Suivant moi, le _Nautilus_devait attaquer le deux-ponts a la surface des flots, et alors il serait non seulement possible, mais facile de s'enfuir. A trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate-forme. Le capitaine Nemo ne l'avait pas quittee. Il etait debout, a l'avant, pres de son pavillon. qu'une legere brise deployait au-dessus de sa tete. Il ne quittait pas le vaisseau des yeux. Son regard, d'une extraordinaire intensite, semblait l'attirer, le fasciner, l'entrainer plus surement que s'il lui eut donne la remorque ! La lune passait alors au meridien. Jupiter se levait dans l'est. Au milieu de cette paisible nature, le ciel et l'Ocean rivalisaient de tranquillite, et la mer offrait a l'astre des nuits le plus beau miroir qui eut jamais reflete son image. Et quand je pensais a ce calme profond des elements, compare a toutes ces coleres qui couvaient dans les flancs de l'imperceptible _Nautilus_, je sentais frissonner tout mon etre. Le vaisseau se tenait a deux mille de nous. Il s'etait rapproche, marchant toujours vers cet eclat phosphorescent qui signalait la presence du _Nautilus_ Je vis ses feux de position, vert et rouge, et son fanal blanc suspendu au grand etai de misaine. Une vague reverberation eclairait son greement et indiquait que les feux etaient pousses a outrance. Des gerbes d'etincelles, des scories de charbons enflammes, s'echappant de ses cheminees, etoilaient l'atmosphere. Je demeurai ainsi jusqu'a six heures du matin, sans que le capitaine Nemo eut paru m'apercevoir. Le vaisseau nous restait a un mille et demi, et avec les premiere, lueurs du jour. sa canonnade recommenca. Le moment ne pouvait etre eloigne ou, le _Nautilus_ attaquant son adversaire, mes compagnons et moi, nous quitterions pour jamais cet homme que je n'osais juger. Je me disposais a descendre afin de les prevenir, lorsque le second monta sur la plate-forme. Plusieurs marins l'accompagnaient. Le capitaine Nemo ne les vit pas ou ne voulut pas les voir. Certaines dispositions furent prises qu'on aurait pu appeler le << branle-bas de combat >> du _Nautilus_. Elles etaient tres simples. La filiere qui formait balustrade autour de la plate-forme. fut abaissee. De meme, les cages du fanal et du timonier rentrerent dans la coque de maniere a l'affleurer seulement. La surface du long cigare de tole n'offrait plus une seule saillie qui put gener sa manoeuvre. Je revins au salon. Le _Nautilus_ emergeait toujours. Quelques lueurs matinales s'infiltraient dans la couche liquide. Sous certaines ondulations des lames, les vitres s'animaient des rougeurs du soleil levant. Ce terrible jour du 2 juin se levait. A cinq heures, le loch m'apprit que la vitesse du _Nautilus_ se moderait. Je compris qu'il se laissait approcher. D'ailleurs les detonations se faisaient plus violemment entendre. Les boulets labouraient l'eau ambiante et s'y vissaient avec un sifflement singulier. << Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une poignee de main, et que Dieu nous garde ! >> Ned Land etait resolu, Conseil calme, moi nerveux, me contenant a peine. Nous passames dans la bibliotheque. Au moment ou je poussais la porte qui s'ouvrait sur la cage de l'escalier central, j'entendis le panneau superieur se fermer brusquement. Le Canadien s'elanca sur les marches, mais je l'arretai. Un sifflement bien connu m'apprenait que l'eau penetrait dans les reservoirs du bord. En effet, en peu d'instants, le _Nautilus_ s'immergea a quelques metres au-dessous de la surface des flots. Je compris sa manoeuvre. Il etait trop tard pour agir. Le _Nautilus_ ne songeait pas a frapper le deux-ponts dans son impenetrable cuirasse, mais au-dessous de sa ligne de flottaison, la ou la carapace metallique ne protege plus le borde. Nous etions emprisonnes de nouveau, temoins obliges du sinistre drame qui se preparait. D'ailleurs, nous eumes a peine le temps de reflechir. Refugies dans ma chambre, nous nous regardions sans prononcer une parole. Une stupeur profonde s'etait emparee de mon esprit. Le mouvement de la pensee s'arretait en moi.. Je me trouvais dans cet etat penible qui precede l'attente d'une detonation epouvantable. J'attendais, j'ecoutais, je ne vivais que par le sens de l'ouie ! Cependant, la vitesse du _Nautilus_ s'accrut sensiblement. C'etait son elan qu'il prenait ainsi. Toute sa coque fremissait. Soudain, je poussai un cri. Un choc eut lieu, mais relativement leger. Je sentis la force penetrante de l'eperon d'acier. J'entendis des eraillements, des raclements. Mais le _Nautilus_, emporte par sa puissance de propulsion, passait au travers de la masse du vaisseau comme l'aiguille du voilier a travers la toile ! Je ne pus y tenir. Fou, eperdu, je m'elancai hors de ma chambre et me precipitai dans le salon. Le capitaine Nemo etait la. Muet, sombre, implacable, il regardait par le panneau de babord. Une masse enorme sombrait sous les eaux, et pour ne rien perdre de son agonie, le _Nautilus_ descendait dans l'abime avec elle. A dix metres de moi, je vis cette coque entr'ouverte, ou l'eau s'enfoncait avec un bruit de tonnerre, puis la double ligne des canons et les bastingages. Le pont etait couvert d'ombres noires qui s'agitaient. L'eau montait. Les malheureux s'elancaient dans les haubans, s'accrochaient aux mats, se tordaient sous les eaux. C'etait une fourmiliere humaine surprise par l'envahissement d'une mer ! Paralyse, raidi par l'angoisse, les cheveux herisses, l'oeil demesurement ouvert, la respiration incomplete, sans souffle, sans voix, je regardais, moi aussi ! Une irresistible attraction me collait a la vitre ! L'enorme vaisseau s'enfoncait lentement. Le _Nautilus_ le suivant, epiait tous ses mouvements. Tout a coup, une explosion se produisit. L'air comprime fit voler les ponts du batiment comme si le feu eut pris aux soutes. La poussee des eaux fut telle que le _Nautilus_ devia. Alors le malheureux navire s'enfonca plus rapidement. Ses hunes, chargees de victimes, apparurent, ensuite des barres, pliant sous des grappes d'hommes. enfin le sommet de son grand mat. Puis, la masse sombre disparut, et avec elle cet equipage de cadavres entraines par un formidable remous... Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier, veritable archange de la haine, regardait toujours. Quand tout fut fini, le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte de sa chambre, l'ouvrit et entra. Je le suivis des yeux. Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de ses heros, je vis le portrait d'une femme jeune encore et de deux petits enfants. Le capitaine Nemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras, et, s'agenouillant. il fondit en sanglots. XXII LES DERNIERES PAROLES DU CAPITAINE NEMO Les panneaux s'etaient refermes sur cette vision effrayante, mais la lumiere n'avait pas ete rendue au salon. A l'interieur du _Nautilus_, ce n'etaient que tenebres et silence. Il quittait ce lieu de desolation, a cent pieds sous les eaux, avec une rapidite prodigieuse. Ou allait-il ? Au nord ou au sud ? Ou fuyait cet homme apres cette horrible represaille ? J'etais rentre dans ma chambre ou Ned et Conseil se tenaient silencieusement. J'eprouvais une insurmontable horreur pour le capitaine Nemo. Quoi qu'il eut souffert de la part des hommes, il n'avait pas le droit de punir ainsi. Il m'avait fait, sinon le complice, du moins le temoin de ses vengeances ! C'etait deja trop. A onze heures, la clarte electrique reapparut. Je passai dans le salon. Il etait desert. Je consultai les divers instruments. Le _Nautilus_ fuyait dans le nord avec une rapidite de vingt-cinq milles a l'heure, tantot a la surface de la mer, tantot a trente pieds au-dessous. Relevement fait sur la carte, je vis que nous passions a l'ouvert de la Manche, et que notre direction nous portait vers les mers boreales avec une incomparable vitesse. A peine pouvais-je saisir a leur rapide passage des squales au long nez, des squales-marteaux, des roussettes qui frequentent ces eaux, de grands aigles de mer, des nuees d'hippocampes, semblables aux cavaliers du jeu d'echecs, des anguilles s'agitant comme les serpenteaux d'un feu d'artifice, des armees de crabes qui fuyaient obliquement en croisant leurs pinces sur leur carapace, enfin des troupes de marsouins qui luttaient de rapidite avec le _Nautilus_. Mais d'observer, d'etudier, de classer, il n'etait plus question alors. Le soir, nous avions franchi deux cents lieues de l'Atlantique. L'ombre se fit, et la mer fut envahie par les tenebres jusqu'au lever de la lune. Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J'etais assailli de cauchemars. L'horrible scene de destruction se repetait dans mon esprit. Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu'ou nous entraina le _Nautilus_dans ce bassin de l'Atlantique nord ? Toujours avec une vitesse inappreciable ! Toujours au milieu des brumes hyperboreennes ! Toucha-t-il aux pointes du Spitzberg, aux accores de la Nouvelle-Zemble ? Parcourut-il ces mers ignorees, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l'Obi, l'archipel de Liarrov, et ces rivages inconnus de la cote asiatique ? Je ne saurais le dire. Le temps qui s'ecoulait je ne pouvais plus l'evaluer. L'heure avait ete suspendue aux horloges du bord. Il semblait que la nuit et le jour, comme dans les contrees polaires, ne suivaient plus leur cours regulier. Je me sentais entraine dans ce domaine de l'etrange ou se mouvait a l'aise l'imagination surmenee d'Edgard Poe. A chaque instant, je m'attendais a voir, comme le fabuleux Gordon Pym, << cette figure humaine voilee, de proportion beaucoup plus vaste que celle d'aucun habitant de la terre, jetee en travers de cette cataracte qui defend les abords du pole >> ! J'estime -- mais je me trompe peut-etre , j'estime que cette course aventureuse du _Nautilus_ se prolongea pendant quinze ou vingt jours, et je ne sais ce qu'elle aurait dure, sans la catastrophe qui termina ce voyage. Du capitaine Nemo, il n'etait plus question. De son second, pas davantage. Pas un homme de l'equipage ne fut visible un seul instant. Presque incessamment, le _Nautilus_ flottait sous les eaux. Quand ii remontait a leur surface afin de renouveler son air, les panneaux s'ouvraient ou se refermaient automatiquement. Plus de point reporte sur le planisphere. Je ne savais ou nous etions. Je dirai aussi que le Canadien, a bout de forces et de patience, ne paraissait plus. Conseil ne pouvait en tirer un seul mot, et craignait que, dans un acces de delire et sous l'empire d'une nostalgie effrayante, il ne se tuat. Il le surveillait donc avec un devouement de tous les instants. On comprend que, dans ces conditions, la situation n'etait plus tenable. Un matin -- a quelle date, je ne saurais le dire -- je m'etais assoupi vers les premieres heures du jour, assoupissement penible et maladif. Quand je m'eveillai, je vis Ned Land se pencher sur moi, et je l'entendis me dire a voix basse : << Nous allons fuir ! >> Je me redressai. << Quand fuyons-nous ? demandai-je. -- La nuit prochaine. Toute surveillance semble avoir disparu du _Nautilus_. On dirait que la stupeur regne a bord. Vous serez pret, monsieur ? -- Oui. Ou sommes-nous ? -- En vue de terres que je viens de relever ce matin au milieu des brumes, a vingt milles dans l'est. -- Quelles sont ces terres ? -- Je l'ignore, mais quelles qu'elles soient, nous nous y refugierons. -- Oui ! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dut la mer nous engloutir ! -- La mer est mauvaise, le vent violent, mais vingt milles a faire dans cette legere embarcation du _Nautilus_ ne m'effraient pas. J'ai pu y transporter quelques vivres et quelques bouteilles d'eau a l'insu de l'equipage. -- Je vous suivrai. -- D'ailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je me defends, je me fais tuer. -- Nous mourrons ensemble, ami Ned. >> J'etais decide a tout. Le Canadien me quitta. Je gagnai la plate-forme, sur laquelle je pouvais a peine me maintenir contre le choc des lames. Le ciel etait menacant, mais puisque la terre etait la dans ces brumes epaisses, il fallait fuir. Nous ne devions perdre ni un jour ni une heure. Je revins au salon, craignant et desirant tout a la fois de rencontrer le capitaine Nemo, voulant et ne voulant plus le voir. Que lui aurais-je dit ? Pouvais-je lui cacher l'involontaire horreur qu'il m'inspirait ! Non ! Mieux valait ne pas me trouver face a face avec lui ! Mieux valait l'oublier ! Et pourtant ! Combien fut longue cette journee, la derniere que je dusse passer a bord du _Nautilus_ ! Je restais seul. Ned Land et Conseil evitaient de me parler par crainte de se trahir. A six heures, je dinai, mais je n'avais pas faim. Je me forcai a manger, malgre mes repugnances, ne voulant pas m'affaiblir. A six heures et demi, Ned Land entra dans ma chambre. Il me dit : << Nous ne nous reverrons pas avant notre depart. A dix heures, la lune ne sera pas encore levee. Nous profiterons de l'obscurite. Venez au canot. Conseil et moi, nous vous y attendrons. >> Puis le Canadien sortit, sans m'avoir donne le temps de lui repondre. Je voulus verifier la direction du _Nautilus_. Je me rendis au salon. Nous courions nord-nord-est avec une vitesse effrayante, par cinquante metres de profondeur. Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de la nature, sur ces richesses de l'art entassees dans ce musee, sur cette collection sans rivale destinee a perir un jour au fond des mers avec celui qui l'avait formee. Je voulus fixer dans mon esprit une impression supreme. Je restai une heure ainsi, baigne dans les effluves du plafond lumineux, et passant en revue ces tresors resplendissant sous leurs vitrines. Puis, je revins a ma chambre. La, je revetis de solides vetements de mer. Je rassemblai mes notes et les serrai precieusement sur moi. Mon coeur battait avec force. Je ne pouvais en comprimer les pulsations. Certainement, mon trouble, mon agitation m'eussent trahi aux yeux du capitaine Nemo. Que faisait-il en ce moment ? J'ecoutai a la porte de sa chambre. J'entendis un bruit de pas. Le capitaine Nemo etait la. Il ne s'etait pas couche. A chaque mouvement, il me semblait qu'il allait m'apparaitre et me demander pourquoi je voulais fuir ! J'eprouvais des alertes incessantes. Mon imagination les grossissait. Cette impression devint si poignante que je me demandai s'il ne valait pas mieux entrer dans la chambre du capitaine, le voir face a face, le braver du geste et du regard ! C'etait une inspiration de fou. Je me retins heureusement, et je m'etendis sur mon lit pour apaiser en moi les agitations du corps. Mes nerfs se calmerent un peu, mais, le cerveau surexcite, je revis dans un rapide souvenir toute mon existence a bord du _Nautilus_, tous les incidents heureux ou malheureux qui l'avaient traversee depuis ma disparition de l'_Abraham-Lincoln_, les chasses sous-marines, le detroit de Torres, les sauvages de la Papouasie, l'echouement, le cimetiere de corail, le passage de Suez, l'ile de Santorin, le plongeur cretois, la baie de Vigo, l'Atlantide, la banquise, le pole sud, l'emprisonnement dans les glaces, le combat des poulpes, la tempete du Gulf-Stream, le _Vengeur_, et cette horrible scene du vaisseau coule avec son equipage !... Tous ces evenements passerent devant mes yeux, comme ces toiles de fond qui se deroulent a l'arriere-plan d'un theatre. Alors le capitaine Nemo grandissait demesurement dans ce milieu etrange. Son type s'accentuait et prenait des proportions surhumaines. Ce n'etait plus mon semblable, c'etait l'homme des eaux, le genie des mers. Il etait alors neuf heures et demie. Je tenais ma tete a deux mains pour l'empecher d'eclater. Je fermais les yeux. Je ne voulais plus penser. Une demi-heure d'attente encore ! Une demi-heure d'un cauchemar qui pouvait me rendre fou ! En ce moment, j'entendis les vagues accords de l'orgue, une harmonie triste sous un chant indefinissable, veritables plaintes d'une ame qui veut briser ses liens terrestres. J'ecoutai par tous mes sens a la fois, respirant a peine, plonge comme le capitaine Nemo dans ces extases musicales qui l'entrainaient hors des limites de ce monde. Puis, une pensee soudaine me terrifia. Le capitaine Nemo avait quitte sa chambre. Il etait dans ce salon que je devais traverser pour fuir. La, je le rencontrerais une derniere fois. Il me verrait, il me parlerait peut-etre ! Un geste de lui pouvait m'aneantir, un seul mot, m'enchainer a son bord ! Cependant, dix heures allaient sonner. Le moment etait venu de quitter ma chambre et de rejoindre mes compagnons. Il n'y avait pas a hesiter, dut le capitaine Nemo se dresser devant moi. J'ouvris ma porte avec precaution, et cependant, il me sembla qu'en tournant sur ses gonds, elle faisait un bruit effrayant. Peut-etre ce bruit n'existait-il que dans mon imagination ! Je m'avancai en rampant a travers les coursives obscures du _Nautilus_, m'arretant a chaque pas pour comprimer les battements de mon coeur. J'arrivai a la porte angulaire du salon. Je l'ouvris doucement. Le salon etait plonge dans une obscurite profonde. Les accords de l'orgue raisonnaient faiblement. Le capitaine Nemo etait la. Il ne me voyait pas. Je crois meme qu'en pleine lumiere, il ne m'eut pas apercu, tant son extase l'absorbait tout entier. Je me trainai sur le tapis, evitant le moindre heurt dont le bruit eut pu trahir ma presence. Il me fallut cinq minutes pour gagner la porte du fond qui donnait sur la bibliotheque. J'allais l'ouvrir, quand un soupir du capitaine Nemo me cloua sur place. Je compris qu'il se levait. Je l'entrevis meme, car quelques rayons de la bibliotheque eclairee filtraient jusqu'au salon. Il vint vers moi, les bras croises, silencieux, glissant plutot que marchant, comme un spectre. Sa poitrine oppressee se gonflait de sanglots. Et je l'entendis murmurer ces paroles -- les dernieres qui aient frappe mon oreille : << Dieu tout puissant ! assez ! assez ! >> Etait-ce l'aveu du remords qui s'echappait ainsi de la conscience de cet homme ?... Eperdu, je me precipitai dans la bibliotheque. Je montai l'escalier central, et, suivant la coursive superieure, j'arrivai au canot. J'y penetrai par l'ouverture qui avait deja livre passage a mes deux compagnons. << Partons ! Partons ! m'ecriai-je. -- A l'instant ! >> repondit le Canadien. L'orifice evide dans la tole du _Nautilus_ fut prealablement ferme et boulonne au moyen d'une clef anglaise dont Ned Land s'etait muni. L'ouverture du canot se ferma egalement, et le Canadien commenca a devisser les ecrous qui nous retenaient encore au bateau sous-marin. Soudain un bruit interieur se fit entendre. Des voix se repondaient avec vivacite. Qu'y avait-il ? S'etait-on apercu de notre fuite ? Je sentis que Ned Land me glissait un poignard dans la main. << Oui ! murmurai-je, nous saurons mourir ! >> Le Canadien s'etait arrete dans son travail. Mais un mot, vingt fois repete, un mot terrible, me revela la cause de cette agitation qui se propageait a bord du _Nautilus_. Ce n'etait pas a nous que son equipage en voulait ! << Maelstrom ! Maelstrom ! >> s'ecriait-il. Le Maelstrom ! Un nom plus effrayant dans une situation plus effrayante pouvait-il retentir a notre oreille ? Nous trouvions-nous donc sur ces dangereux parages de la cote norvegienne ? Le _Nautilus_ etait-il entraine dans ce gouffre, au moment ou notre canot allait se detacher de ses flancs ? On sait qu'au moment du flux, les eaux resserrees entre les iles Feroe et Loffoden sont precipitees avec une irresistible violence. Elles forment un tourbillon dont aucun navire n'a jamais pu sortir. De tous les points de l'horizon accourent des lames monstrueuses. Elles forment ce gouffre justement appele le << Nombril de l'Ocean >>, dont la puissance d'attraction s'etend jusqu'a une distance de quinze kilometres. La sont aspires non seulement les navires, mais les baleines, mais aussi les ours blancs des regions boreales. C'est la que le _Nautilus_ involontairement ou volontairement peut-etre -- avait ete engage par son capitaine. Il decrivait une spirale dont le rayon diminuait de plus en plus. Ainsi que lui, le canot, encore accroche a son flanc, etait emporte avec une vitesse vertigineuse. Je le sentais. J'eprouvais ce tournoiement maladif qui succede a un mouvement de giration trop prolonge. Nous etions dans l'epouvante, dans l'horreur portee a son comble, la circulation suspendue, l'influence nerveuse annihilee, traverses de sueurs froides comme les sueurs de l'agonie ! Et quel bruit autour de notre frele canot ! Quels mugissements que l'echo repetait a une distance de plusieurs milles ! Quel fracas que celui de ces eaux brisees sur les roches aigues du fond, la ou les corps les plus durs se brisent, la ou les troncs d'arbres s'usent et se font << une fourrure de poils >>, selon l'expression norvegienne ! Quelle situation ! Nous etions ballottes affreusement. Le _Nautilus_ se defendait comme un etre humain. Ses muscles d'acier craquaient. Parfois il se dressait, et nous avec lui ! << Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les ecrous ! En restant attaches au _Nautilus_, nous pouvons nous sauver encore... ! >> Il n'avait pas acheve de parler, qu'un craquement se produisait. Les ecrous manquaient, et le canot, arrache de son alveole, etait lance comme la pierre d'une fronde au milieu du tourbillon. Ma tete porta sur une membrure de fer, et, sous ce choc violent, je perdis connaissance. XXIII CONCLUSION Voici la conclusion de ce voyage sous les mers. Ce qui se passa pendant cette nuit, comment le canot echappa au formidable remous du Maelstrom, comment Ned Land, Conseil et moi, nous sortimes du gouffre, je ne saurai le dire. Mais quand je revins a moi, j'etais couche dans la cabane d'un pecheur des iles Loffoden. Mes deux compagnons, sains et saufs etaient pres de moi et me pressaient les mains. Nous nous embrassames avec effusion. En ce moment, nous ne pouvons songer a regagner la France. Les moyens de communications entre la Norvege septentrionale et le sud sont rares. Je suis donc force d'attendre le passage du bateau a vapeur qui fait le service bimensuel du Cap Nord. C'est donc la, au milieu de ces braves gens qui nous ont recueillis, que je revois le recit de ces aventures. Il est exact. Pas un fait n'a ete omis, pas un detail n'a ete exagere. C'est la narration fidele de cette invraisemblable expedition sous un element inaccessible a l'homme, et dont le progres rendra les routes libres un jour. Me croira-t-on ? Je ne sais. Peu importe, apres tout. Ce que je puis affirmer maintenant, c'est mon droit de parler de ces mers sous lesquelles, en moins de dix mois j'ai franchi vingt mille lieues, de ce tour du monde sous-marin qui m'a revele tant de merveilles a travers le Pacifique, l'Ocean Indien, la mer Rouge, la Mediterranee, l'Atlantique, les mers australes et boreales ! Mais qu'est devenu le _Nautilus_ ? A-t-il resiste aux etreintes du Maelstrom ? Le capitaine Nemo vit-il encore ? Poursuit-il sous l'Ocean ses effrayantes represailles, ou s'est-il arrete devant cette derniere hecatombe ? Les flots apporteront-ils un jour ce manuscrit qui renferme toute l'histoire de sa vie ? Saurai-je enfin le nom de cet homme ? Le vaisseau disparu nous dira-t-il, par sa nationalite, la nationalite du capitaine Nemo ? Je l'espere. J'espere egalement que son puissant appareil a vaincu la mer dans son gouffre le plus terrible, et que le _Nautilus_ a survecu la ou tant de navires ont peri ! S'il en est ainsi, si le capitaine Nemo habite toujours cet Ocean, sa patrie d'adoption, puisse la haine s'apaiser dans ce coeur farouche ! Que la contemplation de tant de merveilles eteigne en lui l'esprit de vengeance ! Que le justicier s'efface, que le savant continue la paisible exploration des mers ! Si sa destinee est etrange, elle est sublime aussi. Ne l'ai-je pas compris par moi-meme ? N'ai-je pas vecu dix mois de cette existence extranaturelle ? Aussi, a cette demande posee, il y a six mille ans, par l'Eccclesiaste : << Qui a jamais pu sonder les profondeurs de l'abime ? >> deux hommes entre tous les hommes ont le droit de repondre maintenant. Le capitaine Nemo et moi. FIN DE LA SECONDE PARTIE *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, 20000 LIEUES SOUS LES MERS PART 2 *** This file should be named 720k210.txt or 720k210.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 720k211.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 720k210a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. 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This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. 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They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. 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