The Project Gutenberg EBook of Le château des Carpathes, by Jules Verne (#25 in our series by Jules Verne) Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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Si notre recit n'est point vraisemblable aujourd'hui, il peut l'etre demain, grace aux ressources scientifiques qui sont le lot de l'avenir, et personne ne s'aviserait de le mettre au rang des legendes. D'ailleurs, il ne se cree plus de legendes au declin de ce pratique et positif XIXe siecle, ni en Bretagne, la contree des farouches korrigans, ni en Ecosse, la terre des brownies et des gnomes, ni en Norvege, la patrie des ases, des elfes, des sylphes et des valkyries, ni meme en Transylvanie, ou le cadre des Carpathes se prete si naturellement a toutes les evocations psychagogiques. Cependant il convient de noter que le pays transylvain est encore tres attache aux superstitions des premiers ages. Ces provinces de l'extreme Europe, M. de Gerando les a decrites, Elisee Reclus les a visitees. Tous deux n'ont rien dit de la curieuse histoire sur laquelle repose ce roman. En ont-ils eu connaissance ? peut-etre, mais ils n'auront point voulu y ajouter foi. C'est regrettable, car ils l'eussent racontee, l'un avec la precision d'un annaliste, l'autre avec cette poesie instinctive dont sont empreintes ses relations de voyage. Puisque ni l'un ni l'autre ne l'ont fait, je vais essayer de le faire pour eux. Le 29 mai de cette annee-la, un berger surveillait son troupeau a la lisiere d'un plateau verdoyant, au pied du Retyezat, qui domine une vallee fertile, boisee d'arbres a tiges droites, enrichie de belles cultures. Ce plateau eleve, decouvert, sans abri, les galernes, qui sont les vents de nord-ouest, le rasent pendant l'hiver comme avec un rasoir de barbier. On dit alors, dans le pays, qu'il se fait la barbe -- et parfois de tres pres. Ce berger n'avait rien d'arcadien dans son accoutrement, ni de bucolique dans son attitude. Ce n'etait pas Daphnis, Amyntas, Tityre, Lycidas ou Melibee. Le Lignon ne murmurait point a ses pieds ensabotes de gros socques de bois : c'etait la Silvalaque, dont les eaux fraiches et pastorales eussent ete dignes de couler a travers les meandres du roman de l'Astree. Frik, Frik du village de Werst -- ainsi se nommait ce rustique patour --, aussi mal tenu de sa personne que ses betes, bon a loger dans cette sordide crapaudiere, batie a l'entree du village, ou ses moutons et ses porcs vivaient dans une revoltante prouacrerie --, seul mot, emprunte de la vieille langue, qui convienne aux pouilleuses bergeries du comitat. _L'immanum pecus_ paissait donc sous la conduite dudit Frik, -- _immanior ipse_. Couche sur un tertre matelasse d'herbe, il dormait d'un oeil, veillant de l'autre, sa grosse pipe a la bouche, parfois sifflant ses chiens, lorsque quelque brebis s'eloignait du paturage, ou donnant un coup de bouquin que repercutaient les echos multiples de la montagne. Il etait quatre heures apres midi. Le soleil commencait a decliner. Quelques sommets, dont les bases se noyaient d'une brume flottante, s'eclairaient dans l'est. Vers le sud-ouest, deux brisures de la chaine laissaient passer un oblique faisceau de rayons, comme un jet lumineux qui filtre par une porte entrouverte. Ce systeme orographique appartenait a la portion la plus sauvage de la Transylvanie, comprise sous la denomination de comitat de Klausenburg ou Kolosvar. Curieux fragment de l'empire d'Autriche, cette Transylvanie, << l'Erdely >> en magyar, c'est-a-dire << le pays des forets >>. Elle est limitee par la Hongrie au nord, la Valachie au sud, la Moldavie a l'ouest. Etendue sur soixante mille kilometres carres, soit six millions d'hectares -- a peu pres le neuvieme de la France --, c'est une sorte de Suisse, mais de moitie plus vaste que le domaine helvetique, sans etre plus peuplee. Avec ses plateaux livres a la culture, ses luxuriants paturages, ses vallees capricieusement dessinees, ses cimes sourcilleuses, la Transylvanie, zebree par les ramifications d'origine plutonique des Carpathes, est sillonnee de nombreux cours d'eaux qui vont grossir la Theiss et ce superbe Danube, dont les Portes de Fer, a quelques milles au sud [La mille hongrois vaut environ 7 500 metres.], ferment le defile de la chaine des Balkans sur la frontiere de la Hongrie et de l'empire ottoman. Tel est cet ancien pays des Daces, conquis par Trajan au premier siecle de l'ere chretienne. L'independance dont il jouissait sous jean Zapoly et ses successeurs jusqu'en 1699, prit fin avec Leopold Ier, qui l'annexa a l'Autriche. Mais, quelle qu'ait ete sa constitution politique, il est reste le commun habitat de diverses races qui s'y coudoient sans se fusionner, les Valaques ou Roumains, les Hongrois, les Tsiganes, les Szeklers d'origine moldave, et aussi les Saxons que le temps et les circonstances finiront par << magyariser >> au profit de l'unite transylvaine. A quel type se raccordait le berger Frik ? Etait-ce un descendant degenere des anciens Daces ? Il eut ete malaise de se prononcer, a voir sa chevelure en desordre, sa face machuree, sa barbe en broussailles, ses sourcils epais comme deux brosses a crins rougeatres, ses yeux pers, entre le vert et le bleu, et dont le larmier humide etait circonscrit du cercle senile. C'est qu'il est age de soixante-cinq ans, -- il y a lieu de le croire du moins. Mais il est grand, sec, droit sous son sayon jaunatre moins poilu que sa poitrine, et un peintre ne dedaignerait pas d'en saisir la silhouette, lorsque, coiffe d'un chapeau de sparterie, vrai bouchon de paille, il s'accote sur soit baton a bec de corbin, aussi immobile qu'un roc. Au moment ou les rayons penetraient a travers la brisure de l'ouest, Frik se retourna ; puis, de sa main a demi fermee, il se fit un porte-vue -- comme il en eut fait un porte-voix pour etre entendu au loin et il regarda tres attentivement. Dans l'eclaircie de l'horizon, a un bon mille, niais tres amoindri par l'eloignement, se profilaient les formes d'un burg. Cet antique chateau occupait, sur une croupe isolee du col de Vulkan, la partie superieure d'un plateau appele le plateau d'Orgall. Sous le jeu d'une eclatante lumiere, son relief se detachait crument, avec cette nettete que presentent les vues stereoscopiques. Neanmoins, il fallait que l'oeil du patour fut doue d'une grande puissance de vision pour distinguer quelque detail de cette masse lointaine. Soudain le voila qui s'ecrie en hochant la tete : << Vieux burg !... Vieux burg !... Tu as beau te carrer sur ta base !... Encore trois ans, et tu auras cesse d'exister, puisque ton hetre n'a plus que trois branches ! >> Ce hetre, plante a l'extremite de l'un des bastions du burg, s'appliquait en noir sur le fond du ciel comme une fine decoupure de papier, et c'est a peine s'il eut ete visible pour tout autre que Frik a cette distance. Quant a l'explication de ces paroles du berger, qui etaient provoquees par une legende relative au chateau, elle sera donnee en son temps. << Oui ! repeta-t-il, trois branches... Il y en avait quatre hier, mais la quatrieme est tombee cette nuit... Il n'en reste que le moignon... je n'en compte plus que trois a l'enfourchure... Plus que trois, vieux burg... plus que trois ! >> Lorsqu'on prend un berger par son cote ideal, l'imagination en fait volontiers un. etre reveur et contemplatif ; il s'entretient avec les planetes ; il confere avec les etoiles ; il lit dans le ciel. Au vrai, c'est generalement une brute ignorante et bouchee. Pourtant la credulite publique lui attribue aisement le don du surnaturel ; il possede des malefices ; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les jette aux gens et aux betes -- ce qui est tout un dans ce cas ; il vend des poudres sympathiques ; on lui achete des philtres et des formules. Ne va-t-il pas jusqu'a rendre les sillons steriles, en y lancant des pierres enchantees, et les brebis infecondes rien qu'en les regardant de l'oeil gauche ? Ces superstitions sont de tous les temps et de tous les pays. Meme au milieu des campagnes plus civilisees, on ne passe pas devant un berger, sans lui adresser quelque parole amicale, quelque bonjour significatif, en le saluant du nom de << pasteur >> auquel il tient. Un coup de chapeau, cela permet d'echapper aux malignes influences, et sur les chemins de la Transylvanie, ou ne s'y epargne pas plus qu'ailleurs. Frik etait regarde comme un sorcier, un evocateur d'apparitions fantastiques. A entendre celui-ci, les vampires et les stryges lui obeissaient ; a en croire celui-la, on le rencontrait, au declin de la lune, par les nuits sombres, comme on voit en d'autres contrees le grand bissexte, achevale sur la vanne des moulins, causant avec les loups ou revant aux etoiles. Frik laissait dire, y trouvant profit. Il vendait des charmes et des contre-charmes. Mais, observation a noter, il etait lui-meme aussi credule que sa clientele, et s'il ne croyait pas a ses propres sortileges, du moins ajoutait-il foi aux legendes qui couraient le pays. On ne s'etonnera donc pas qu'il eut tire ce pronostic relatif a la disparition prochaine du vieux burg, puisque le hetre etait reduit a trois branches, ni qu'il eut hate d'en porter la nouvelle a Werst. Apres avoir rassemble son troupeau en beuglant a pleins poumons a travers un long bouquin de bois blanc, Frik reprit le chemin du village. Ses chiens le suivaient harcelant les betes -- deux demi-griffons batards, hargneux et feroces, qui semblaient plutot propres a devorer des moutons qu'a les garder. Il y avait la une centaine de beliers et de brebis, dont une douzaine d'antenais de premiere annee, le reste en animaux de troisieme et de quatrieme annee, soit de quatre et de six dents. Ce troupeau appartenait au juge de Werst, le biro Koltz, lequel payait a la commune un gros droit de brebiage, et qui appreciait fort son patour Frik, le sachant tres habile a la tonte, et tres entendu au traitement des maladies, muguet, affilee, avertin, douve, encaussement, falere, clavelee, pietin, rabuze et autres affections d'origine pecuaire. Le troupeau marchait en masse compacte, le sonnailler devant, et, pres de lui, la brebis birane, faisant tinter leur clarine au milieu des belements. Au sortir de la pature, Frik prit un large sentier, bordant de vastes champs. La ondulaient les magnifiques epis d'un ble tres haut sur tige, tres long de chaume ; la s'etendaient quelques plantations de ce << koukouroutz >>, qui est le mais du pays. Le chemin conduisait a la lisiere d'une foret de pins et de sapins, aux dessous frais et sombres. Plus bas, la Sil promenait son cours lumineux, filtre par le cailloutis du fond, et sur lequel flottaient les billes de bois debitees par les scieries de l'amont. Chiens et moutons s'arreterent sur la rive droite de la riviere et se mirent a boire avidement au ras de la berge, en remuant le fouillis des roseaux. Werst n'etait plus qu'a trois portees de fusil, au-dela d'une epaisse saulaie, formee de francs arbres et non de ces tetards rabougris, qui touffent a quelques pieds au-dessus de leurs racines. Cette saulaie se developpait jusqu'aux pentes du col de Vulkan, dont le village, qui porte ce nom, occupe une saillie sur le versant meridional des massifs du Plesa. La campagne etait deserte a cette heure. C'est seulement a la nuit tombante que les gens de culture regagnent leur foyer, et Frik n'avait pu, chemin faisant, echanger le bonjour traditionnel. Son troupeau desaltere, il allait s'engager entre les plis de la vallee, lorsqu'un homme apparut au tournant de la Sil, une cinquantaine de pas en aval. -- Eh ! l'ami ! >> cria-t-il au patour. C'etait un de ces forains qui courent les marches du comitat. On les rencontre dans les villes, dans les bourgades, jusque dans les plus modestes villages. Se faire comprendre n'est point pour les embarrasser : ils parlent toutes les langues. Celui-ci etait-il italien, saxon ou valaque ? Personne n'eut pu le dire ; mais il etait juif, juif polonais, grand, maigre, nez busque, barbe en pointe, front bombe, yeux tres vifs. Ce colporteur vendait des lunettes, des thermometres, des barometres et de petites horloges. Ce qui n'etait pas renferme dans la balle assujettie par de fortes bretelles sur ses epaules, lui pendait au cou et a la ceinture : un veritable brelandinier, quelque chose comme un etalagiste ambulant. Probablement ce juif avait le respect et peut-etre la crainte salutaire qu'inspirent les bergers. Aussi saluat-il Frik de la main. Puis, dans cette langue roumaine, qui est formee du latin et du slave, il dit avec un accent etranger : << Cela va-t-il comme vous voulez, l'ami ? -- Oui... suivant le temps, repondit Frik. -- Alors vous allez bien aujourd'hui, car il fait beau. -- Et j'irai mal demain, car il pleuvra. -- Il pleuvra ?... s'ecria le colporteur. Il pleut donc sans nuages dans votre pays ? -- Les nuages viendront cette nuit... et de la-bas... du mauvais cote de la montagne. -- A quoi voyez-vous cela ? -- A la laine de mes moutons, qui est reche et seche comme un cuir tanne. -- Alors ce sera tant pis pour ceux qui arpentent les grandes routes... -- Et tant mieux pour ceux qui seront restes sur la porte de leur maison. -- Encore faut-il posseder une maison, pasteur. -- Avez-vous des enfants ? dit Frik. -- Non. -- Etes-vous marie ? -- Non. >> Et Frik demandait cela parce que, dans le pays, c'est l'habitude de le demander a ceux que l'on rencontre. Puis, il reprit : << D'ou venez-vous, colporteur ?... -- D'Hermanstadt. >> Hermanstadt est une des principales bourgades de la Transylvanie. En la quittant, on trouve la vallee de la Sil hongroise, qui descend jusqu'au bourg de Petroseny. << Et vous allez ?... -- A Kolosvar. >> Pour arriver a Kolosvar, il suffit de remonter dans la direction de la vallee du Maros ; puis, par Karlsburg, en suivant les premieres assises des monts de Bihar, on atteint la capitale du comitat. Un chemin d'une vingtaine de milles [Environ 150 kilometres.] au plus. En verite, ces marchands de thermometres, barometres et patraques, evoquent toujours l'idee d'etres a part, d'une allure quelque peu hoffmanesque. Cela tient a leur metier. Ils vendent le temps sous toutes ses formes, celui qui s'ecoule, celui qu'il fait, celui qu'il fera, comme d'autres porteballes vendent des paniers, des tricots ou des cotonnades. On dirait qu'ils sont les commis voyageurs de la Maison Saturne et Cie a l'enseigne du Sablier d'or. Et, sans doute, ce fut l'effet que le juif produisit sur Frik, lequel regardait, non sans etonnement, cet etalage d'objets, nouveaux pour lui, dont il ne connaissait pas la destination. << Eh ! colporteur, demanda-t-il en allongeant le bras, a quoi sert ce bric-a-brac, qui cliquete a votre ceinture comme les os d'un vieux pendu ? -- Ca, c'est des choses de valeur, repondit le forain, des choses utiles a tout le monde. -- A tout le monde, s'ecria Frik, en clignant de l'oeil, -- meme a des bergers ?... -- Meme a des bergers. -- Et cette mecanique ?... -- Cette mecanique, repondit le juif en faisant sautiller un thermometre entre ses mains, elle vous apprend s'il fait chaud ou s'il fait froid. -- Eh ! l'ami, je le sais de reste, quand je sue sous mon sayon, ou quand je grelotte sous ma houppelande. >> Evidemment, cela devait suffire a un patour, qui ne s'inquietait guere des pourquoi de la science. << Et cette grosse patraque avec son aiguille ? reprit-il en designant un barometre aneroide. -- Ce n'est point une patraque, c'est un instrument qui vous dit s'il fera beau demain ou s'il pleuvra... -- Vrai ?... -- Vrai. -- Bon ! repliqua Frik, je n'en voudrais point, quand ca ne couterait qu'un kreutzer. Rien qu'a voir les nuages trainer dans la montagne ou courir au-dessus des plus hauts pics, est-ce que je ne sais pas le temps vingt-quatre heures a l'avance ? Tenez, vous voyez cette brumaille qui semble sourdre du sol ?... Eh bien, je vous l'ai dit, c'est de l'eau pour demain. >> En realite, le berger Frik, grand observateur du temps, pouvait se passer d'un barometre. << Je ne vous demanderai pas s'il vous faut une horloge ? reprit le colporteur. -- Une horloge ?... J'en ai une qui marche toute seule, et qui se balance sur ma tete. C'est le soleil de la-haut. Voyez-vous, l'ami, lorsqu'il s'arrete sur la pointe du Roduk, c'est qu'il est midi, et lorsqu'il regarde a travers le trou d'Egelt, c'est qu'il est six heures. Mes moutons le savent aussi bien que moi, mes chiens comme nies moutons. Gardez donc vos patraques. -- Allons, repondit le colporteur, si je n'avais pas d'autres clients que les patours, j'aurais de la peine a faire fortune ! Ainsi, vous n'avez besoin de rien ?... -- Pas meme de rien. >> Du reste, toute cette marchandise a bas prix etait de fabrication tres mediocre, les barometres ne s'accordant pas sur le variable ou le beau fixe, les aiguilles des horloges marquant des heures trop longues ou des minutes trop courtes -- enfin de la pure camelote. Le berger s'en doutait peut-etre et n'inclinait guere a se poser en acheteur. Toutefois, au moment ou il allait reprendre son baton, le voila qui secoue une sorte de tube, suspendu a la bretelle du colporteur, en disant : << A quoi sert ce tuyau que vous avez la ?... -- Ce tuyau n'est pas un tuyau. -- Est-ce donc un gueulard ? >> Et le berger entendait par la une sorte de vieux pistolet a canon evase. << Non, dit le juif, c'est une lunette. >> C'etait une de ces lunettes communes, qui grossissent cinq a six fois les objets, ou les rapprochent d'autant, ce qui produit le meme resultat. Frik avait detache l'instrument, il le regardait, il le maniait, il le retournait bout pour bout, il en faisait glisser l'un sur l'autre les cylindres. Puis, hochant la tete << Une lunette ? dit-il. -- Oui, pasteur, une fameuse encore, et qui vous allonge joliment la vue. -- Oh ! j'ai de bons yeux, l'ami. Quand le temps est clair, j'apercois les dernieres roches jusqu'a la tete du Retyezat, et les derniers arbres au fond des defiles du Vulkan. -- Sans cligner ?... -- Sans cligner. C'est la rosee qui me vaut ca, lorsque je dors du soir au matin a la belle etoile. Voila qui vous nettoie proprement la prunelle. -- Quoi... la rosee ? repondit le colporteur. Elle rendrait plutot aveugle... -- Pas les bergers. -- Soit ! Mais si vous avez de bons yeux, les miens sont encore meilleurs, lorsque je les mets au bout de ma lunette. -- Ce serait a voir. -- Voyez en y mettant les votres... -- Moi ?... -- Essayez. -- Ca ne me coutera rien ? demanda Frik, tres mefiant de sa nature. -- Rien... a moins que vous ne vous decidiez a m'acheter la mecanique. >> Bien rassure a cet egard, Frik prit la lunette, dont les tubes furent ajustes par le colporteur. Puis, ayant ferme l'oeil gauche, il appliqua l'oculaire a son oeil droit. Tout d'abord, il regarda dans la direction du col de Vulkan, en remontant vers le Plesa. Cela fait, il abaissa l'instrument, et le braqua vers le village de Werst. << Eh ! eh ! dit-il, c'est pourtant vrai... Ca porte plus loin que mes yeux... Voila la grande rue... je reconnais les gens... Tiens, Nic Deck, le forestier, qui revient de sa tournee, le havresac au dos, le fusil sur l'epaule... -- Quand je vous le disais ! fit observer le colporteur. -- Oui... oui... c'est bien Nic ! reprit le berger. Et que. Ile est la fille qui sort de la maison de maitre Koltz, en jupe rouge et en corsage noir, comme pour aller au-devant de lui ?... -- Regardez, pasteur, vous reconnaitrez la fille aussi bien que le garcon... -- Eh ! oui !... c'est Miriota... la belle Miriota !... Ah ! les amoureux... les amoureux !... Cette fois, ils n'ont qu'a se tenir, car, moi, je les tiens au bout de mon tuyau, et je ne perds pas une de leurs mignasses ! -- Que dites-vous de ma machine ? -- Eh ! eh !... qu'elle fait voir au loin ! >> Pour que Frik en fut a n'avoir jamais auparavant regarde a travers une lunette, il fallait que le village de Werst meritat d'etre range parmi les plus arrieres du comitat de Klausenburg. Et cela etait, on le verra bientot. << Allons, pasteur, reprit le forain, visez encore... et plus loin que Werst... Le village est trop pres de nous Visez au-dela, bien au-dela, vous dis-je !... -- Et ca ne me coutera pas davantage ?... -- Pas davantage. -- Bon !... je cherche du cote de la Sil hongroise ! Oui... voila le clocher de Livadzel... je le reconnais a sa croix qui est manchotte d'un bras... Et, au-dela, dans la vallee, entre les sapins, j'apercois le clocher de Petroseny, avec son coq de fer-blanc, dont le bec est ouvert, comme s'il allait appeler ses poulettes !... Et la-bas, cette tour qui pointe au milieu des arbres... Ce doit etre la tour de Petrilla... Mais, j'y pense, colporteur, attendez donc, puisque c'est toujours le meme prix... -- Toujours, pasteur. >> Frik venait de se tourner vers le plateau d'Orgall ; puis, du bout de la lunette, il suivait le rideau des forets assombries sur les pentes du Plesa, et le champ de l'objectif encadra la lointaine silhouette du burg. << Oui ! s'ecria-t-il, la quatrieme branche est a terre... J'avais bien vu !... Et personne n'ira la ramasser pour en faire une belle flambaison de la Saint-Jean... Non, personne... pas meme moi !... Ce serait risquer son corps et son ame... Mais ne vous mettez point en peine !... Il y a quelqu'un qui saura bien la fourrer, cette nuit, au milieu de son feu d'enfer... C'est le Chort ! >> Le Chort, ainsi s'appelle le diable, quand il est evoque dans les conversations du pays. Peut-etre le juif allait-il demander l'explication de ces paroles incomprehensibles pour qui n'etait pas du village de Werst ou des environs, lorsque Frik s'ecria, d'une voix ou l'effroi se melait a la surprise : << Qu'est-ce donc, cette brume qui s'echappe du donjon ?... Est-ce une brume ?... Non !... On dirait une fumee... Ce n'est pas possible !... Depuis des annees et des annees, les cheminees du burg ne fument plus ! -- Si vous voyez de la fumee la-bas, pasteur, c'est qu'il y a de la fumee. -- Non... colporteur, non ! C'est le verre de votre machine qui se brouille. -- Essuyez-le. -- Et quand je l'essuierais ? >> Frik retourna sa lunette, et, apres en avoir frotte les verres avec sa manche, il la remit a son oeil. C'etait bien une fumee qui se deroulait a la pointe du donjon. Elle montait droit' dans l'air calme, et son panache se confondait avec les hautes vapeurs. Frik, immobile, ne parlait plus. Toute son attention se concentrait sur le burg que l'ombre ascendante commencait a gagner au niveau du plateau d'Orgall. Soudain, il rabaissa la lunette, et, portant la main au bissac qui pendait sous son sayon : << Combien votre tuyau ? demanda-t-il. -- Un florin et demi [Environ 3 francs 60.] >>, repondit le colporteur. Et il aurait cede sa lunette meme au prix d'un florin, pour peu que Frik eut manifeste l'intention de la marchander. Mais le berger ne broncha pas. Visiblement sous l'empire d'une stupefaction aussi brusque qu'inexplicable, il plongea la main au fond de son bissac, et en retira l'argent. << C'est pour votre compte que vous achetez cette lunette ? demanda le colporteur. -- Non... pour mon maitre, le juge Koltz. -- Alors il vous remboursera... -- Oui... les deux florins qu'elle me coute... -- Comment... les deux florins ?... -- Eh ! sans doute !... La-dessus, bonsoir, l'ami. -- Bonsoir, pasteur. >> Et Frik, sifflant ses chiens, poussant son troupeau, remonta rapidement dans la direction de Werst. Le juif, le regardant s'en aller, hocha la tete, comme s'il avait eu a faire a quelque fou : Si j'avais su, murmura-t-il, je la lui aurais vendue plus cher, ma lunette ! >> Puis, quand il eut rajuste son etalage a sa ceinture et sur ses epaules, il prit la direction de Karlsburg, en redescendant la rive droite de la Sil. Ou allait-il ? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce recit. On ne le reverra plus. II Qu'il s'agisse de roches entassees par la nature aux epoques geologiques, apres les dernieres convulsions du sol, ou de constructions dues a la main de l'homme, sur lesquelles a passe le souffle du temps, l'aspect est a peu pres semblable, lorsqu'on les observe a quelques milles de distance. Ce qui est pierre brute et ce qui a ete pierre travaillee, tout cela se confond aisement. De loin, meme couleur, memes lineaments, memes deviations des lignes dans la perspective, meme uniformite de teinte sous la patine grisatre des siecles. Il en etait ainsi du burg, -- autrement dit du chateau des Carpathes. En reconnaitre les formes indecises sur ce plateau d'Orgall, qu'il couronne a la gauche du col de Vulkan, n'eut pas ete possible. Il ne se detache point en relief de l'arriere-plan des montagnes. Ce que l'on est tente de prendre pour un donjon n'est peut-etre qu'un morne pierreux. Qui le regarde croit apercevoir les creneaux d'une courtine, ou il n'y a peut-etre qu'une crete rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant, incertain. Aussi, a en croire divers touristes, le chateau des Carpathes n'existe-t-il que dans l'imagination des gens du comitat. Evidemment, le moyen le plus simple de s'en assurer serait de faire prix avec un guide de Vulkan ou de Werst, de remonter le defile, de gravir la croupe, de visiter l'ensemble de ces constructions. Seulement, un guide, c'est encore moins commode a trouver que le chemin qui mene au burg. En ce pays des deux Sils, personne ne consentirait a conduire Lui voyageur, et pour n'importe quelle remuneration, au chateau des Carpathes. Quoi qu'il en soit, voici ce qu'on aurait pu apercevoir de cette antique demeure dans le champ d'une lunette, plus puissante et mieux centree que l'instrument de pacotille, achete par le berger Frik pour le compte de maitre Koltz : A huit ou neuf cents pieds en arriere du col de Vulkan, une enceinte, couleur de gres, lambrissee d'un fouillis de plantes lapidaires, et qui s'arrondit sur une peripherie de quatre a cinq cents toises, en epousant les denivellations du plateau ; a chaque extremite, deux bastions d'angle, dont celui de droite, sur lequel poussait le fameux hetre, est encore surmonte d'une maigre echauguette ou guerite a toit pointu ; a gauche, quelques pans de murs etayes de contreforts ajoures, supportant le campanile d'une chapelle, dont la cloche felee se met en branle par les fortes bourrasques au grand effroi des gens de la contree ; au milieu, enfin, couronne de sa plate-forme a creneaux, un lourd donjon, a trois rangs de fenetres maillees de plomb, et dont le premier etage est entoure d'une terrasse circulaire ; sur la plate-forme, une longue tige metallique, agrementee du virolet feodal, sorte de girouette soudee par la rouille, et qu'un dernier coup de galerne avait fixee au sud-est. Quant a ce que renfermait cette enceinte, rompue en maint endroit, s'il existait quelque batiment habitable a l'interieur, si un pont-levis et une poterne permettaient d'y penetrer, on l'ignorait depuis nombre d'annees. En realite, bien que le chateau des Carpathes fut mieux conserve qu'il n'en avait l'air, une contagieuse epouvante, doublee de superstition, le protegeait non moins que l'avaient pu faire autrefois ses basilics, ses sautereaux, ses bombardes, ses couleuvrines, ses tonnoires et autres engins d'artillerie des vieux siecles. Et pourtant, le chateau des Carpathes eut valu la peine d'etre visite par les touristes et les antiquaires. Sa situation, a la crete du plateau d'Orgall, est exceptionnellement belle. De la plate-forme superieure du donjon, la vue s'etend jusqu'a l'extreme limite des montagnes. En arriere ondule la haute chaine, si capricieusement ramifiee, qui marque la frontiere de la Valachie. En avant se creuse le sinueux defile de Vulkan, seule route praticable entre les provinces limitrophes. Au-dela de la vallee des deux Sils, surgissent les bourgs de Livadzel, de Lonyai, de Petroseny, de Petrilla, groupes a l'orifice des puits qui servent a l'exploitation de ce riche bassin houiller. Puis, aux derniers plans, c'est un admirable chevauchement de croupes, boisees a leur base, verdoyantes a leurs flancs, arides a leurs cimes, que dominent les sommets abrupts du Retyezat et du Paring [Le Retyezat s'eleve a une hauteur de 2 496 metres, et le Paring aune hauteur de 2 414 metres au-dessus du niveau de la mer.]. Enfin, plus loin que la vallee du Hatszeg et le cours du Maros, apparaissent les lointains profils, noyes de brumes, des Alpes de la Transylvanie centrale. Au fond de cet entonnoir, la depression du sol formait autrefois un lac, dans lequel s'absorbaient les deux Sils, avant d'avoir trouve passage a travers la chaine. Maintenant, cette depression n'est plus qu'un charbonnage avec ses inconvenients et ses avantages ; les hautes cheminees de brique se melent aux ramures des peupliers, des sapins et des hetres ; les fumees noiratres vicient l'air, sature, jadis du parfum des arbres fruitiers et des fleurs. Toutefois, a l'epoque ou se passe cette histoire, bien que l'industrie tienne ce district minier sous sa main de fer, il n'a rien perdu du caractere sauvage qu'il doit a la nature. Le chateau des Carpathes date du XIIe ou du XIIIe siecle. En ce temps-la, sous la domination des chefs ou voivodes, monasteres, eglises, palais, chateaux, se fortifiaient avec autant de soin que les bourgades ou les villages. Seigneurs et paysans avaient a se garantir contre des agressions de toutes sortes. Cet etat de choses explique pourquoi l'antique courtine du burg, ses bastions et son donjon lui donnent l'aspect d'une construction feodale, prete a la defensive. Quel architecte l'a edifie sur ce plateau, a cette hauteur ? On l'ignore, et cet audacieux artiste est inconnu, a moins que ce soit le roumain Manoli, si glorieusement chante dans les legendes valaques, et qui batit a Curte d'Argis le celebre chateau de Rodolphe le Noir. Qu'il y ait des doutes sur l'architecte, il n'y en a aucun sur la famille qui possedait ce burg. Les barons de Gortz etaient seigneurs du pays depuis un temps immemorial. Ils furent meles a toutes ces guerres qui ensanglanterent les provinces transylvaines ; ils lutterent contre les Hongrois, les Saxons, les Szeklers ; leur nom figure dans les << cantices >>, les -- << doines >>, ou se perpetue le souvenir de ces desastreuses periodes ; ils avaient pour devise le fameux proverbe valaque : Da pe maorte, << donne jusqu'a la mort ! >> et ils donnerent, ils repandirent leur sang pour la cause de l'independance, -- ce sang qui leur venait des Roumains, leurs ancetres. On le sait, tant d'efforts, de devouement, de sacrifices, n'ont abouti qu'a reduire a la plus indigne oppression les descendants de cette vaillante race. Elle n'a plus d'existence politique. Trois talons l'ont ecrasee. Mais ils ne desesperent pas de secouer le joug, ces Valaques de la Transylvanie. L'avenir leur appartient, et c'est avec une confiance inebranlable qu'ils repetent ces mots, dans lequel se concentrent toutes leurs aspirations : Roman on pere ! << le Roumain ne saurait perir ! >> Vers le milieu du XIXe siecle, le dernier representant des seigneurs de Gortz etait le baron Rodolphe. Ne au chateau des Carpathes, il avait vu sa famille s'eteindre autour de lui pendant les premiers temps de sa jeunesse. A vingt-deux ans, il se trouva seul au monde. Tous les siens etaient tombes d'annee en annee, comme ces branches du hetre seculaire, auquel la superstition populaire rattachait l'existence meme du burg. Sans parents, on peut meme dire sans amis, que ferait le baron Rodolphe pour occuper les loisirs de cette monotone solitude que la mort avait faite autour de lui ? Quels etaient ses gouts, ses instincts, ses aptitudes ? On ne lui en reconnaissait guere, si ce n'est une irresistible passion pour la musique, surtout pour le chant des grands artistes de cette epoque. Des lors, abandonnant le chateau, deja fort delabre, aux soins de quelques vieux serviteurs, un jour il disparut. Et, ce qu'on apprit plus tard, c'est qu'il consacrait sa fortune, qui etait assez considerable, a parcourir les principaux centres lyriques de l'Europe, les theatres de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, ou il pouvait satisfaire a ses insatiables fantaisies de dilettante. Etait-ce un excentrique, pour ne pas dire un maniaque ? La bizarrerie de son existence donnait lieu de le croire. Cependant, le souvenir du pays etait reste profondement grave dans le coeur du jeune baron de Gortz. Il n'avait pas oublie la patrie transylvaine au cours de ses lointaines peregrinations. Aussi, revint-il prendre part a l'une des sanglantes revoltes des paysans roumains contre l'oppression hongroise. Les descendants des anciens Daces furent vaincus, et leur territoire echut en partage aux vainqueurs. C'est a la suite de cette defaite que le baron Rodolphe quitta definitivement le chateau des Carpathes, dont certaines parties tombaient deja en ruine. La mort ne tarda pas a priver le burg de ses derniers serviteurs, et il fut totalement delaisse. Quant au baron de Gortz, le bruit courut qu'il s'etait patriotiquement joint au fameux Rosza Sandor, un ancien detrousseur de grande route, dont la guerre de l'independance avait fait un heros de drame. Par bonheur pour lui, apres l'issue de la lutte, Rodolphe de Gortz s'etait separe de la bande du compromettant << betyar >>, et il fit sagement, car l'ancien brigand, redevenu chef de voleurs, finit par tomber entre les mains de la police, qui se contenta de l'enfermer dans la prison de Szamos-Uyvar. Neanmoins, une version fut generalement admise chez les gens du comitat : a savoir que le baron Rodolphe avait ete tue pendant une rencontre de Rosza Sandor avec les douaniers de la frontiere. Il n'en etait rien, bien que le baron de Gortz ne se fut jamais remontre au burg depuis cette epoque, et que sa mort ne fit doute pour personne. Mais il est prudent de n'accepter que sous reserve les on-dit de cette credule population. Chateau abandonne, chateau hante, chateau visionne. Les vives et ardentes imaginations l'ont bientot peuple de fantomes, les revenants y apparaissent, les esprits y reviennent aux heures de la nuit. Ainsi se passent encore les choses au milieu de certaines contrees superstitieuses de l'Europe, et la Transylvanie peut pretendre au premier rang parmi elles. Du reste, comment ce village de Werst eut-il pu rompre avec les croyances au surnaturel ? Le pope et le magister, celui-ci charge de l'education des enfants, celui-la dirigeant la religion des fideles, enseignaient ces fables d'autant plus franchement qu'ils y croyaient bel et bien. Ils affirmaient, << avec preuves a l'appui >>, que les loups-garous courent la campagne, que les vampires, appeles stryges, parce qu'ils poussent des cris de strygies, s'abreuvent de sang humain, que les << staffii >> errent a travers les ruines et deviennent malfaisants, si on oublie de leur porter chaque soir le boire et le manger. Il y a des fees, des << babes >>, qu'il faut se garder de rencontrer le mardi ou le vendredi, les deux plus mauvais jours de la semaine. Aventurez-vous donc dans les profondeurs de ces forets du comitat, forets enchantees, ou se cachent les << balauri >>, ces dragons gigantesques, dont les machoires se distendent jusqu'aux nuages, les << zmei >> aux ailes demesurees, qui enlevent les filles de sang royal et meme celles de moindre lignee, lorsqu'elles sont jolies ! Voila nombre de monstres redoutables, semble-t-il, et quel est le bon genie que leur oppose l'imagination populaire ? Nul autre que le << _serpi de casa_ >>, le serpent du foyer domestique, qui vit familierement au fond de l'atre, et dont le paysan achete l'influence salutaire en le nourrissant de son meilleur lait. Or, si jamais burg fut amenage pour servir de refuge aux hotes de cette mythologie roumaine, n'est-ce pas le chateau des Carpathes ? Sur ce plateau isole, qui est inaccessible, excepte par la gauche du col de Vulkan, il n'etait pas douteux qu'il abritat des dragons, des fees, des stryges, peut-etre aussi quelques revenants de la famille des barons de Gortz. De la une reputation de mauvais aloi, tres justifiee, disait-on. Quant a se hasarder a le visiter, personne n'y eut songe. Il repandait autour de lui une epouvante epidemique, comme un marais insalubre repand des miasmes pestilentiels. Rien qu'a s'en rapprocher d'un quart de mille, c'eut ete risquer sa vie en ce monde et son salut dans l'autre. Cela s'apprenait couramment a l'ecole du magister Hermod. Toutefois, cet etat de choses devait prendre fin, des qu'il ne resterait plus une pierre de l'antique forteresse des barons de Gortz. Et c'est ici qu'intervenait la legende. D'apres les plus autorises notables de Werst, l'existence du burg etait liee a celle du vieux hetre, dont la ramure grimacait sur le bastion d'angle, situe a droite de la courtine. Depuis le depart de Rodolphe de Gortz -- les gens du village, et plus particulierement le patour Frik, l'avaient observe --, ce hetre perdait chaque annee une de ses maitresses branches. On en comptait dix-huit a son enfourchure, lorsque le baron Rodolphe fut apercu pour la derniere fois sur la plate-forme du donjon, et l'arbre n'en avait plus que trois pour le present. Or, chaque branche tombee, c'etait une annee de retranchee a l'existence du burg. La chute de la derniere amenerait son aneantissement definitif. Et alors, sur le plateau d'Orgall, on chercherait vainement les restes du chateau des Carpathes. En realite, ce n'etait la qu'une de ces legendes qui prennent volontiers naissance dans les imaginations roumaines. Et, d'abord, ce vieux hetre s'amputait-il chaque annee d'une de ses branches ? Cela n'etait rien moins que prouve, bien que Frik n'hesitat pas a l'affirmer, lui qui ne le perdait pas de vue pendant que son troupeau paissait les patis de la Sil. Neanmoins, et quoique Frik fut sujet a caution, pour le dernier paysan comme pour le premier magistrat de Werst, nul doute que le burg n'eut plus que trois ans a vivre, puisqu'on ne comptait plus que trois branches au << hetre tutelaire >>. Le berger s'etait donc mis en mesure de reprendre le chemin du village pour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident de la lunette. Grosse nouvelle, tres grosse en effet ! Une fumee est apparue au faite du donjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a distinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une vapeur, c'est une fumee qui va se confondre avec les nuages... Et pourtant, le burg est abandonne... Depuis bien longtemps, personne n'a franchi sa poterne qui est fermee sans doute, ni le pont-levis qui est certainement releve. S'il est habite, il ne peut l'etre que par des etres surnaturels... Mais a quel propos des esprits auraient-ils fait du feu dans un des appartements du donjon ?... Est-ce un feu de chambre, est-ce un feu de cuisine ?... Voila qui est veritablement inexplicable. Frik hatait ses betes vers leur etable. A sa voix, les chiens harcelaient le troupeau sur le chemin montant, dont la poussiere se rabattait avec l'humidite du soir. Quelques paysans, attardes aux cultures, le saluerent en passant, et c'est a peine s'il repondit a leur politesse. De la, reelle inquietude, car, si l'on veut eviter les malefices, il ne suffit pas de donner le bonjour au berger, il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y paraissait peu enclin avec ses yeux hagards, son attitude singuliere, ses gestes desordonnee. Les loups et les ours lui auraient enleve la moitie de ses moutons, qu'il n'aurait pas ete plus defait. De quelle mauvaise nouvelle fallait-il qu'il fut porteur ? Le premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il l'apercut, Frik lui cria : << Le feu est au burg, notre maitre ! -- Que dis-tu la, Frik ? -- je dis ce qui est. -- Est-ce que tu es devenu fou ? >> En effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer a ce vieil amoncellement de pierres ? Autant admettre que le Negoi, la plus haute cime des Carpathes, etait devore par les flammes. Ce n'eut pas ete plus absurde. << Tu pretends, Frik, tu pretends que le burg brule repeta maitre Koltz. -- S'il ne brule pas, il fume. -- C'est quelque vapeur... -- Non, c'est une fumee... Venez voir. >> Et tous deux se dirigerent vers le milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse dominant les ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le chateau. Une fois la, Frik tendit la, lunette a maitre Koltz. Evidemment, l'usage de cet instrument ne lui etait pas plus connu qu'a son berger. << Qu'est-ce cela ? dit-il. -- Une machine que je vous ai achetee deux florins, mon maitre, et qui en vaut bien quatre ! -- A qui ? -- A un colporteur. -- Et pour quoi faire ? -- Ajustez cela a votre oeil, visez le burg en face, regardez, et vous verrez. >> Le juge braqua la lunette dans la direction du chateau et l'examina longuement. Oui ! c'etait une fumee qui se degageait de l'une des cheminees du donjon. En ce moment, deviee par la brise, elle rampait sur le flanc de la montagne. << Une fumee ! >> repeta maitre Koltz stupefait. Cependant, Frik et lui venaient d'etre rejoints par Miriota et le forestier Nic Deck, qui etaient rentres au logis depuis quelques instants. << A quoi cela sert-il ? demanda le jeune homme en prenant la lunette. -- A voir au loin, repondit le berger. -- Plaisantez-vous, Frik ? -- je plaisante si peu, forestier, qu'il y a une heure a peine, j'ai pu vous reconnaitre, tandis que vous descendiez la route de Werst, vous et aussi... >> Il n'acheva pas sa phrase. Miriota avait rougi en baissant ses jolis yeux. Au fait, pourtant, il n'est pas defendu a une honnete fille d'aller au-devant de son fiance. Elle et lui, l'un apres l'autre, prirent la fameuse lunette et la dirigerent vers le burg. Entre-temps, une demi-douzaine de voisins etaient arrives sur la terrasse, et, s'etant enquis du fait, ils se servirent tour a tour de l'instrument. << Une fumee ! une fumee au burg !... dit l'un. -- Peut-etre le tonnerre est-il tombe sur le donjon ?... fit observer l'autre. -- Est-ce qu'il a tonne ?... demanda maitre Koltz, en s'adressant a Frik. -- Pas un coup depuis huit jours >>, repondit le berger. Et ces braves gens n'auraient pas ete plus ahuris, si on leur eut dit qu'une bouche de cratere venait de s'ouvrir au sommet du Retyezat, pour livrer passage aux vapeurs souterraines. III Le village de Werst a si peu d'importance que la plupart des cartes n'en indiquent point la situation. Dans le rang administratif, il est meme au-dessous de son voisin, appele Vulkan, du nom de la portion de ce massif de Plesa, sur lequel ils sont pittoresquement juches tous les deux. A l'heure actuelle, l'exploitation du bassin minier a donne un mouvement considerable d'affaires aux bourgades de Petroseny, de Livadzel et autres, distantes de quelques milles. Ni Vulkan ni Werst n'ont recueilli le moindre avantage de cette proximite d'un grand centre industriel ; ce que ces villages etaient, il y a cinquante ans, ce qu'ils seront sans doute dans un demi-siecle, ils le sont a present ; et, suivant Elisee Reclus, une bonne moitie de la population de Vulkan ne se compose << que d'employes charges de surveiller la frontiere, douaniers, gendarmes, commis du fisc et infirmiers de la quarantaine >> -- Supprimez les gendarmes et les commis du fisc, ajoutez une proportion un peu plus forte de cultivateurs, et vous aurez la population de Werst, soit quatre a cinq centaines d'habitants. C'est une rue, ce village, rien qu'une large rue, dont les pentes brusques rendent la montee et la descente assez penibles. Elle sert de chemin naturel entre la frontiere valaque et la frontiere transylvaine. Par la passent les troupeaux de boeufs, de moutons et de porcs, les marchands de viande fraiche, de fruits et de cereales, les rares voyageurs qui s'aventurent par le defile, au lieu de prendre les railways de Kolosvar et de la vallee du Maros : Certes, la nature a genereusement dote le bassin qui se creuse entre les monts de Bihar, le Retyezat et le Paring. Riche par la fertilite du sol, il l'est aussi de toute la fortune enfouie dans ses entrailles : mines de sel gemme a Thorda, avec un rendement annuel de plus de vingt mille tonnes ; mont Parajd, mesurant sept kilometres de circonference a son dome, et qui est uniquement forme de chlorure de sodium ; mines de Torotzko, qui produisent le plomb, la galene, le mercure, et surtout le fer, dont les gisements etaient exploites des le Xe siecle ; mines de Vayda Hunyad, et leurs minerais qui se transforment en acier de qualite superieure ; mines de houille, facilement exploitables sur les premieres strates de ces vallees lacustres, dans le district de Hatszeg, a Livadzel, a Petroseny, vaste poche d'une contenance estimee a deux cent cinquante millions de tonnes ; enfin, mines d'or, au bourg d'Ottenbanya, a Topanfalva, la region des orpailleurs, ou des myriades de moulins d'un outillage tres simple travaillent les sables du Veres-Patak, << le Pactole transylvain >>, et exportent chaque annee pour deux millions de francs du precieux metal. Voila, semblera, un district tres favorise de la nature, et pourtant cette richesse ne profite guere au bien-etre de sa population. Dans tous les cas, si les centres plus importants, Torotzko, Petroseny, Lonyai, possedent quelques installations en rapport avec le confort de l'industrie moderne, si ces bourgades ont des constructions regulieres, soumises a l'uniformite de l'equerre et du cordeau, des hangars, des magasins, de veritables cites ouvrieres, si elles sont dotees d'un certain nombre d'habitations a balcons et a verandas, voila ce qu'il ne faudrait chercher ni au village de Vulkan, ni au village de Werst. Bien comptees, une soixantaine de maisons, irregulierement accroupies sur l'unique rue, coiffees d'un capricieux toit dont le faitage deborde les murs de pise, la facade vers le jardin, un grenier a lucarne pour etage, une grange delabree pour annexe, une etable toute de guingois, couverte en paillis, ca et la un puits surmonte d'une potence a laquelle pend une seille, deux ou trois mares qui << fuient >> pendant les orages, des ruisselets dont les ornieres tortillees indiquent le cours, tel est ce village de Werst, bati sur les deux cotes de la rue, entre les obliques talus du col. Mais tout cela est frais et attirant ; il y a des fleurs aux portes et aux fenetres, des rideaux de verdure qui tapissent les murailles, des herbes echevelees qui se melent au vieil or des chaumes, des peupliers, ormes, hetres, sapins, erables, qui grimpent au-dessus des maisons << si haut qu'ils peuvent grimper >>. Par-dela, l'echelonnement des assises intermediaires de la chaine, et, au dernier plan, l'extreme cime des monts, bleuis par le lointain, se confondent avec l'azur du ciel. Ce n'est ni l'allemand ni le hongrois que l'on parle a Werst, non plus qu'en toute cette portion de la Transylvanie : c'est le roumain -- meme chez quelques familles tsiganes, etablies plutot que campees dans les divers villages du comitat. Ces etrangers prennent la langue du pays comme ils en prennent la religion. Ceux de Werst forment une sorte de petit clan, sous l'autorite d'un voivode, avec leurs cabanes, leurs << barakas >> a toit pointu, leurs legions d'enfants, bien differents par les moeurs et la regularite de leur existence de ceux de leurs congeneres qui errent a travers l'Europe. Ils suivent meme le rite grec, se conformant a la religion des chretiens au milieu desquels ils se sont installes. En effet, Werst a pour chef religieux un pope, qui reside a Vulkan, et qui dessert les deux villages separes seulement d'un demi-mille. La civilisation est comme l'air ou l'eau. Partout ou un passage -- ne fut-ce qu'une fissure - lui est ouvert, elle penetre et modifie les conditions d'un pays. D'ailleurs, il faut le reconnaitre, aucune fissure ne s'etait encore produite a travers cette portion meridionale des Carpathes. Puisque Elisee Reclus a pu dire de Vulkan << qu'il est le dernier poste de la civilisation dans la vallee de la Sil valaque >>, on ne s'etonnera pas que Werst fut l'un des plus arrieres villages du comitat de Kolosvar. Comment en pourrait-il etre autrement dans ces endroits ou chacun nait, grandit, meurt, sans les avoir jamais quittes ! Et pourtant, fera-t-on observer, il y a un maitre d'ecole et un juge a Werst ? Oui, sans doute. Mais le magister Hermod n'est capable d'enseigner que ce qu'il sait, c'est-a-dire un peu a lire, un peu a ecrire, un peu a compter. Son instruction personnelle ne va pas au-dela. En fait de science, d'histoire, de geographie, de litterature, il ne connait que les chants populaires et les legendes du pays environnant. La-dessus, sa memoire le sert avec une rare abondance. Il est tres fort en matiere de fantastique, et les quelques ecoliers du village tirent grand profit de ses lecons. Quant au juge, il convient de s'entendre sur cette qualification donnee au premier magistrat de Werst. Le biro, maitre Koltz, etait un petit homme de cinquante-cinq a soixante ans, Roumain d'origine, les cheveux ras et grisonnants, la moustache noire encore, les yeux plus doux que vifs. Solidement bati comme un montagnard, il portait le vaste feutre sur la tete, la haute ceinture a boucle historiee sur le ventre, la veste sans manches sur le torse, la culotte courte et demi-bouffante, engagee dans les hautes bottes de cuir. Plutot maire que juge, bien que ses fonctions l'obligeassent a intervenir dans les multiples difficultes de voisin a voisin, il s'occupait surtout d'administrer son village autoritairement et non sans quelque agrement pour sa bourse. En effet, toutes les transactions, achats ou ventes, etaient frappees d'un droit a son profit -- sans parler de la taxe de peage que les etrangers, touristes ou trafiquants, s'empressaient de verser dans sa poche. Cette situation lucrative avait valu a maitre Koltz une certaine aisance. Si la plupart des paysans du comitat sont ronges par l'usure, qui ne tardera pas a faire des preteurs israelites les veritables proprietaires du sol, le biro avait su echapper a leur rapacite. Son bien, libre d'hypotheques, << d'intabulations >>, comme on dit en cette contree, ne devait rien a personne. Il eut plutot prete qu'emprunte, et l'aurait certainement fait sans ecorcher le pauvre monde. Il possedait plusieurs patis, de bons herbages pour ses troupeaux, des cultures assez convenablement entretenues, quoiqu'il fut refractaire aux nouvelles methodes, des vignes qui flattaient sa vanite, lorsqu'il se promenait le long des ceps charges de grappes, et dont il vendait fructueusement la recolte -- exception faite, et dans une proportion notable, de ce que necessitait sa consommation particuliere. Il va sans dire que la maison de maitre Koltz est la plus belle maison du village, a l'angle de la terrasse que traverse la longue rue montante. Une maison en pierre, s'il vous plait, avec sa facade en retour sur le jardin, sa porte entre la troisieme et la quatrieme fenetre, les festons de verdure qui ourlent le cheneau de leurs brindilles chevelues, les deux grands hetres dont la fourche se ramifie au-dessus de son chaume en fleurs. Derriere, un beau verger aligne ses plants de legumes en damier, et ses rangs d'arbres a fruits qui debordent sur le talus du col. A l'interieur de la maison, il y a de belles pieces bien propres, les unes ou l'on mange, les autres ou l'on dort, avec leurs meubles peinturlures, tables, lits, bancs et escabeaux, leurs dressoirs ou brillent les pots et les plats, les poutrelles apparentes du plafond, d'ou pendent des vases enrubannes et des etoffes aux vives couleurs, leurs lourds coffres recouverts de housses et de courtepointes, qui servent de bahuts et d'armoires ; puis, aux murs blancs, les portraits violemment enlumines des patriotes roumains, -- entre autres le populaire heros du XVe siecle, le voivode Vayda-Hunyad. Voila une charmante habitation, qui eut ete trop , grande pour un homme seul. Mais il n'etait pas seul, maitre Koltz. Veuf depuis une dizaine d'annees, il avait une fille, la belle Miriota, tres admiree de Werst jusqu'a Vulkan et meme au-dela. Elle aurait pu s'appeler d'un de ces bizarres noms paiens, Florica, Daina, Dauritia, qui sont fort en honneur dans les familles valaques. Non ! c'etait Miriota, c'est-a-dire << petite brebis >>. Mais elle avait grandi, la petite brebis. C'etait maintenant une gracieuse fille de vingt ans, blonde avec des yeux bruns, d'un regard tres doux, charmante de traits et d'une agreable tournure. En verite, il y avait de serieuses raisons pour qu'elle parut on ne peut plus seduisante avec sa chemisette brodee de fil rouge au collet, aux poignets et aux epaules, sa jupe serree par une ceinture a fermoirs d'argent, son << catrinza >>, double tablier a raies bleues et rouges, noue a sa taille, ses petites bottes en cuir jaune, le leger mouchoir jete sur sa tete, le flottement de ses longs cheveux dont la natte est ornee d'un ruban ou d'une piecette de metal. Oui ! une belle fille, Miriota Koltz, et -- ce qui ne gate rien -- riche pour ce village perdu au fond des Carpathes. Bonne menagere ?... Sans doute, puisqu'elle dirige intelligemment la maison de son pere. Instruite ?... Dame ! a l'ecole du magister Hermod elle a appris a lire, a ecrire, a calculer ; et elle calcule, ecrit, lit correctement, -mais elle n'a pas ete poussee plus loin -- et pour cause. En revanche, on ne lui en remontrerait pas sur tout ce qui tient aux fables et aux sagas transylvaines. Elle en sait autant que son maitre. Elle connait la legende de Leany-K", le Rocher de la Vierge, ou une jeune princesse quelque peu fantastique echappe aux poursuites des Tartares ; la legende de la grotte du Dragon, dans la vallee de la << Montee du Roi >> ; la legende de la forteresse de Deva, qui fut construite << au temps des Fees >> ; la legende de la Detunata, la << Frappee du tonnerre >>, cette celebre montagne basaltique, semblable a un gigantesque violon de pierre, et dont le diable joue pendant les nuits d'orage ; la legende du Retyezat avec sa cime rasee par une sorciere ; la legende du defile de Thorda, que fendit d'un grand coup l'epee de saint Ladislas. Nous avouerons que Miriota ajoutait foi a toutes ces fictions, mais ce n'en etait pas moins une charmante et aimable fille. Bien des garcons du pays la trouvaient a leur gre, meme sans trop se rappeler qu'elle etait l'unique heritiere du biro, maitre Koltz, le premier magistrat de Werst. Inutile de la courtiser, d'ailleurs. N'etait-elle pas deja fiancee a Nicolas Deck ? Un beau type, de Roumain, ce Nicolas ou plutot Nic Deck : vingt-cinq ans, haute taille, constitution vigoureuse, tete fierement portee, chevelure noire que recouvre le kolpak blanc, regard franc, attitude degagee sous sa veste de peau d'agneau brodee aux coutures, bien campe sur ses jambes fines, des jambes de cerf, un air de resolution dans sa demarche et ses gestes. Il etait forestier de son etat, c'est-a-dire presque autant militaire que civil. Comme il possedait quelques cultures dans les environs de Werst, il plaisait au pere, et comme il se presentait en gars aimable et de fiere tournure, il ne deplaisait point a la fille qu'il n'aurait pas fallu lui disputer ni meme regarder de trop pres. Au surplus, personne n'y songeait. Le mariage de Nic Deck et de Miriota Koltz devait etre celebre -- encore une quinzaine de jours -- vers le milieu du mois prochain. A cette occasion, le village se mettrait en fete. Maitre Koltz ferait convenablement les choses. Il n'etait point avare. S'il aimait a gagner de l'argent, il ne refusait pas de le depenser a l'occasion. Puis, la ceremonie achevee, Nic Deck elirait domicile dans la maison de famille qui devait lui revenir apres le biro, et lorsque Miriota le sentirait pres d'elle, peut-etre n'aurait-elle plus peur, en entendant le gemissement d'une porte ou le craquement d'un meuble durant les longues nuits d'hiver, de voir apparaitre quelque fantome echappe de ses legendes favorites. Pour completer la liste des notables de Werst, il convient d'en citer deux encore, et non des moins importants, le magister et le medecin. Le magister Hermod etait un gros homme a lunettes, cinquante-cinq ans, ayant toujours entre les dents le tuyau courbe de sa pipe a fourneau de porcelaine, cheveux rares et ebouriffes sur un crane aplati, face glabre avec un tic de la joue gauche. Sa grande affaire etait de tailler les plumes de ses eleves, auxquels il interdisait l'usage des plumes de fer -- par principe. Aussi, comme il en allongeait les becs avec son vieux canif bien aiguise ! Avec quelle precision, et en clignant de l'oeil, il donnait le coup final pour en trancher la pointe ! Avant tout, une belle ecriture ; c'est a cela que tendaient tous ses efforts, c'est a cela que devait pousser ses eleves un maitre soucieux de remplir sa mission. L'instruction ne venait qu'en seconde ligne -- et l'on sait ce qu'enseignait le magister Hermod, ce qu'apprenaient les generations de garcons et de fillettes sur les bancs de son ecole ! Et maintenant, au tour du medecin Patak. Comment, il y avait un medecin a Werst, et le village en etait encore a croire aux choses surnaturelles ? Oui, mais il est necessaire de s'entendre sur le titre que prenait le medecin Patak, comme on l'a fait pour le titre que prenait le juge Koltz. Patak, petit homme, a gaster proeminent, gros et court, age de quarante-cinq ans, faisait tres ostensiblement de la medecine courante a Werst et dans les environs. Avec son aplomb imperturbable, sa faconde etourdissante, il inspirait non moins de confiance que le berger Frik -- ce qui n'est pas peu dire. Il vendait des consultations et des drogues, mais si inoffensives qu'elles n'empiraient pas les bobos de ses clients, qui eussent gueri d'eux-memes. D'ailleurs, on se porte bien au col de Vulkan ; l'air y est de premiere qualite, les maladies epidemiques y sont inconnues, et si l'on y meurt, c'est parce qu'il faut mourir, meme en ce coin privilegie de la Transylvanie. Quant au docteur Patak -- oui ! on disait : docteur ! -- quoiqu'il fut accepte comme tel, il n'avait aucune instruction, ni en medecine ni en pharmacie, ni en rien. C'etait simplement un ancien infirmier de la quarantaine, dont le role consistait a surveiller les voyageurs, retenus sur la frontiere pour la patente de sante. Rien de plus. Cela, parait-il, suffisait a la population peu difficile de Werst. Il faut ajouter -- ce qui ne saurait surprendre -- que le docteur Patak etait un esprit fort, comme il convient a quiconque s'occupe de soigner ses semblables. Aussi n'admettait-il aucune des superstitions qui ont cours dans la region des Carpathes, pas meme celles qui concernaient le burg. Il en riait, il en plaisantait. Et, lorsqu'on disait devant lui que personne n'avait ose s'approcher du chateau depuis un temps immemorial : << Il ne faudrait pas me defier d'aller rendre visite a votre vieille cassine ! >> repetait-il a qui voulait l'entendre. Mais, comme on ne l'en defiait pas, comme on se gardait meme de l'en defier, le docteur Patak n'y etait point alle, et, la credulite aidant, le chateau des Carpathes etait toujours enveloppe d'un impenetrable mystere. IV En quelques minutes, la nouvelle rapportee par le berger se fut repandue dans le village. Maitre Koltz, ayant en main la precieuse lunette, venait de rentrer a la maison, suivi de Nic Deck et de Miriota. A ce moment, il n'y avait plus sur la terrasse que Frik, entoure d'une vingtaine d'hommes, femmes et enfants, auxquels s'etaient joints quelques Tsiganes, qui ne se montraient pas les moins emus de la population werstienne. On entourait Frik, on le pressait de questions, et le berger repondait avec cette superbe importance d'un homme qui vient de voir quelque chose de tout a fait extraordinaire. << Oui ! repetait-il, le burg fumait, il fume encore, et il fuinera tant qu'il en restera pierre sur pierre ! -- Mais qui a pu allumer ce feu ?... demanda une vieille femme, qui joignait les mains. -- Le Chort, repondit Frik, en donnant au diable le nom qu'il a en ce pays, et voila un malin qui s'en tend mieux a entretenir les feux qu'a les eteindre >> Et, sur cette replique, chacun de chercher a apercevoir la fumee sur la pointe du donjon. En fin de compte, la plupart affirmerent qu'ils la distinguaient parfaitement, bien qu'elle fut parfaitement invisible a cette distance. L'effet produit par ce singulier phenomene depassa tout ce qu'on pourrait imaginer. Il est necessaire d'insister sur ce point. Que le lecteur veuille bien se mettre dans une disposition d'esprit identique a celle des gens de Werst, et il ne s'etonnera plus des faits qui vont etre ulterieurement relates. je ne lui demande pas de croire au surnaturel, mais de se rappeler que cette ignorante population y croyait sans reserve. A la defiance qu'inspirait le chateau des Carpathes, alors qu'il passait pour etre desert, allait desormais se joindre l'epouvante, puisqu'il semblait habite, et par quels etres, grand Dieu ! Il y avait a Werst un lieu de reunion, frequente des buveurs, et meme affectionne de ceux qui, sans boire, aiment a causer de leurs affaires, apres journee faite, -- ces derniers en nombre restreint, cela va de soi. Ce local, ouvert a tous, c'etait la principale, ou pour mieux dire, l'unique auberge du village. Quel etait le proprietaire de cette auberge ? Un juif du nom de Jonas, brave homme age d'une soixantaine d'annees, de physionomie engageante mais bien semite avec ses yeux noirs, son nez courbe, sa levre allongee, ses cheveux plats et sa barbiche traditionnelle. Obsequieux et obligeant, il pretait volontiers de petites sommes a l'un ou a l'autre, sans se montrer exigeant pour les garanties, ni trop usurier pour les interets, quoiqu'il entendit etre paye aux dates acceptees par l'emprunteur. Plaise au Ciel que les juifs etablis dans le pays transylvain soient toujours aussi accommodants que l'aubergiste de Werst. Par malheur, cet excellent Jonas est une exception. Ses coreligionnaires par le culte, ses confreres par la profession -- car ils sont tous cabaretiers, vendant boissons et articles d'epicerie -- pratiquent le metier de preteur avec une aprete inquietante pour l'avenir du paysan roumain. On verra le sol passer peu a peu de la race indigene a la race etrangere. Faute d'etre rembourses de leurs avances, les juifs deviendront proprietaires des belles cultures hypothequees a leur profit, et si la Terre promise n'est plus en Judee, peut-etre figurera-t-elle un jour sur les cartes de la geographie transylvaine. L'auberge du _Roi Mathias_ -- elle se nommait ainsi occupait un des angles de la terrasse que traverse la grande rue de Werst, a l'oppose de la maison du biro. C'etait une vieille batisse, moitie bois, moitie pierre, tres rapiecee par endroits, mais largement drapee de verdure et de tres tentante apparence. Elle ne se composait que d'un rez-de-chaussee, avec porte vitree donnant acces sur la terrasse. A l'interieur, on entrait d'abord dans une grande salle, meublee de tables pour les verres et d'escabeaux pour les buveurs, d'un dressoir en chene vermoulu, ou scintillaient les plats, les pots et les fioles, et d'un comptoir de bois noirci, derriere lequel Jonas se tenait a la disposition de sa clientele. Voici maintenant comment cette salle recevait le jour : deux fenetres percaient la facade, sur la terrasse, et deux autres fenetres, a l'oppose, la paroi du fond. De ces deux-la, l'une, voilee par un epais rideau de plantes grimpantes ou pendantes qui l'obstruaient au dehors, etait condamnee et laissait passer a peine un peu de clarte. L'autre, lorsqu'on l'ouvrait, permettait au regard emerveille de s'etendre sur toute la vallee inferieure du Vulkan. A quelques pieds au-dessous de l'embrasure se deroulaient les eaux tumultueuses du torrent de Nyad. D'un cote, ce torrent descendait les pentes du col, apres avoir pris source sur les hauteurs du plateau d'Orgall, couronne par les batisses du burg ; de l'autre, toujours abondamment entretenu par les rios de la montagne, meme pendant la saison d'ete, il devalait en grondant vers le lit de la Sil valaque, qui l'absorbait a son passage. A droite, contigues a la grande salle, une demi-douzaine de petites chambres suffisaient a loger les rares voyageurs qui, avant de franchir la frontiere, desiraient se reposer au _Roi Mathias_. ils etaient assures d'un bon accueil, a des prix moderes, aupres d'un cabaretier attentif et serviable, toujours approvisionne de bon tabac qu'il allait chercher aux meilleurs << trafiks >> des environs. Quant a lui, Jonas, il avait pour chambre a coucher une etroite mansarde, dont la lucarne biscornue, trouant le chaume en fleur, donnait sur la terrasse. C'est dans cette auberge que, le soir meme de ce 29 mai, il y eut reunion des grosses tetes de Werst, maitre Koltz, le magister Hermod, le forestier Nic Deck, une douzaine des principaux habitants du village, et aussi le berger Frik, qui n'etait pas le moins important de ces personnages. Le docteur Patak manquait a cette reunion de notables. Demande en toute hate par un de ses vieux clients qui n'attendait que lui pour passer dans l'autre monde, il s'etait engage a venir, des que ses soins ne seraient plus indispensables au defunt. En attendant l'ex-infirmier, on causait du grave evenement a l'ordre du jour, mais on ne causait pas sans manger et sans boire. A ceux-ci, Jonas offrait cette sorte de bouillie ou gateau de mais, connue sous le nom de << mamaliga >>, qui n'est point desagreable, quand on l'imbibe de lait fraichement tire. A ceux-la, il presentait maint petit verre de ces liqueurs fortes qui coulait comme de l'eau pure a travers les gosiers roumains, l'alcool de << schnaps >> qui ne coute pas un demi-sou le verre, et plus particulierement le << rakiou >>, violente eau-de-vie de prunes, dont le debit est considerable au pays des Carpathes. Il faut mentionner que le cabaretier Jonas -- c'etait une coutume de l'auberge -- ne servait qu'<< a l'assiette >>, c'est-a-dire aux gens attables, ayant observe que les consommateurs assis consomment plus copieusement que les consommateurs debout. Or, ce soir-la, les affaires promettaient de marcher, puisque tous les escabeaux etaient disputes par les clients. Aussi Jonas allait-il d'une table a l'autre, le broc a la main, remplissent les gobelets qui se vidaient sans compter. Il etait huit heures et demie du soir. On perorait depuis la brune, sans parvenir a s'entendre sur ce qu'il convenait de faire. Mais ces braves gens se trouvaient d'accord en ce point : c'est que si le chateau des Carpathes' etait habite par des inconnus, il devenait aussi dangereux pour le village de Werst qu'une poudriere a l'entree d'une ville. << C'est tres grave ! dit alors maitre Koltz. -- Tres grave ! repeta le magister entre deux bouffees de son inseparable pipe. -- Tres grave ! repeta l'assistance. -- Ce qui n'est que trop sur, reprit Jonas, c'est que la mauvaise reputation du burg faisait deja grand tort au pays... -- Et maintenant ce sera bien autre chose ! s'ecria le magister Hermod. -- Les etrangers n'y venaient que rarement... repliqua maitre Koltz, avec un soupir, -- Et, a present, ils ne viendront plus du tout ! ajouta Jonas en soupirant a l'unisson du biro. -- Nombre d'habitants songent deja a le quitte fit observer l'un des buveurs. -- Moi, le premier, repondit un paysan des environs, et je partirai, des que j'aurai vendu mes vignes... -- Pour lesquelles vous chomerez d'acheteurs, mon vieux homme ! >> riposta le cabaretier. On voit ou ils en etaient de leur conversation, ces dignes notables. A travers les terreurs personnelles que leur occasionnait le chateau des Carpathes, surgissait le sentiment de leurs interets si regrettablement leses. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait dans le revenu de son auberge. Plus d'etrangers, et maitre Koltz en patissait dans la perception du peage, dont le chiffre s'abaissait graduellement. Plus d'acquereurs pour les terres du col de Vulkan, et les proprietaires ne pouvaient trouver a les vendre, meme a vil prix. Cela durait depuis des annees, et cette situation, tres dommageable, menacait de s'aggraver encore. En effet, s'il en etait ainsi, quand les esprits du burg se tenaient tranquilles au point de ne s'etre jamais laisse apercevoir, que serait-ce maintenant s'ils manifestaient leur presence par des actes materiels ? Le berger Frik crut alors devoir dire, mais d'une voix assez hesitante : << Peut-etre faudrait-il ?... -- Quoi ? demanda maitre Koltz. -- Y aller voir, mon maitre. >> Tous s'entre-regarderent, puis baisserent les yeux, et cette question resta sans reponse. Ce fut Jonas qui, s'adressant a maitre Koltz, reprit la parole. << Votre berger, dit-il d'une voix ferme, vient d'indiquer la seule chose qu'il y ait a faire. -- Aller au burg... -- Oui, mes bons amis, repondit l'aubergiste. Si une fumee s'echappe de la cheminee du donjon, c'est qu'on y fait du feu, et si l'on y fait du feu, c'est qu'une main l'a allume... -- Une main... a moins que ce soit une griffe ! repliqua le vieux paysan en secouant la tete. -- Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe ! Il faut savoir ce que cela signifie. C'est la premiere fois qu'une fumee s'echappe de l'une des cheminees du chateau depuis que le baron Rodolphe de Gortz l'a quitte... -- Il se pourrait, cependant, qu'il y ait eu deja de la fumee, sans que personne s'en soit apercu, suggera maitre Koltz. Voila ce que je n'admettrai jamais ! se recria vivement le magister Hermod. -- C'est tres admissible, au contraire, fit observer le biro, puisque nous n'avions pas de lunette pour constater ce qui se passait au burg. >> La remarque etait juste. Le phenomene pouvait s'etre produit depuis longtemps, et avoir echappe meme au berger Frik, quelque bons que fussent ses yeux. Quoi qu'il en soit, que ledit phenomene fut recent ou non, il etait indubitable que des etres humains Occupaient actuellement le chateau des Carpathes. Or, ce fait constituait un voisinage des plus inquietants pour les habitants de Vulkan et de Werst. Le magister Hermod crut devoir apporter cette objection a l'appui de ses croyances : << Des etres humains, mes amis ?... Vous me permettrez de n'en rien croire. Pourquoi des etres humains auraient-ils eu la pensee de se refugier au burg, dans quelle intention, et comment y seraient-ils arrives.... -- Que voulez-vous donc qu'ils soient, ces intrus ? s'ecria maitre !Koltz. -- Des etres surnaturels, repondit le magister Hermod d'une voix qui imposait. Pourquoi ne seraient-ce pas des esprits, des babeaux, des gobelins, peut-etre meme quelques-unes de ces dangereuses lamies, qui se presentent sous la forme de belles femmes... >> Pendant cette enumeration, tous les regards s'etaient diriges vers la porte, vers les fenetres, vers la cheminee de la grande salle du _Roi Mathias_. Et, en verite, chacun se demandait s'il n'allait pas voir apparaitre l'un ou l'autre de ces fantomes, successivement evoques par le maitre d'ecole. << Cependant, mes bons amis, se risqua a dire Jonas, si ces etres sont des genies, je ne m'explique pas pourquoi ils auraient allume du feu, puisqu'ils n'ont rien a cuisiner... -- Et leurs sorcelleries ?... repondit le patour. Oubliez-vous donc qu'il faut du feu pour les sorcelleries ? -- Evidemment ! >> ajouta le magister d'un ton qui n'admettait pas de replique. Cette sentence fut acceptee sans contestation, et, de l'avis de tous, c'etaient, a n'en pas douter, des etres surnaturels, non des etres humains, qui avaient choisi le chateau des Carpathes pour theatre de leurs manigances. Jusqu'ici, Nic Deck n'avait pris aucune part a la conversation. Le forestier se contentait d'ecouter attentivement ce que disaient les uns et les autres. Le vieux burg, avec ses murs mysterieux, son antique origine, sa tournure feodale, lui avait toujours inspire autant de curiosite que de respect. Et meme, etant tres brave, bien qu'il fut aussi credule que n'importe quel habitant de Werst, il avait plus d'une fois manifeste l'envie d'en franchir l'enceinte. On l'imagine, Miriota l'avait obstinement detourne d'un projet si aventureux. Qu'il eut de ces idees lorsqu'il etait libre d'agir a sa guise, soit ! Mais un fiance ne s'appartient plus, et de se hasarder en de telles aventures, c'eut ete oeuvre de fou, ou d'indifferent. Et pourtant, malgre ses prieres, la belle fille craignait toujours que le forestier mit son projet a execution. Ce qui la rassurait un peu, c'est que Nic Deck n'avait pas formellement declare qu'il irait au burg, car personne n'aurait eu assez d'empire sur lui pour le retenir pas meme elle. Elle le savait, c'etait un gars tenace et resolu, qui ne revenait jamais sur une parole engagee. Chose dite, chose faite. Aussi Miriota eut-elle ete dans les transes, si elle avait pu soupconne a quelles reflexions le jeune homme s'abandonnait en ce moment. Cependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit que la proposition du patour ne fut relevee par personne. Rendre visite au chateau des Carpathes maintenant qu'il etait hante, qui l'oserait, a moins d'avoir perdu la tete ?... Chacun se decouvrait donc les meilleures raisons pour n'en rien faire... Le biro n'etait plus d'un age a se risquer en des chemins si rudes... Le magister avait son ecole a garder, Jonas, son auberge a surveiller, Frik, ses moutons a paitre, les autres paysans, a s'occuper de leurs bestiaux et de leurs foins. Non ! pas un ne consentirait a se devouer, repetant a part soi : << Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait bien n'en jamais revenir ! >> A cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand effroi de l'assistance. Ce n'etait que le docteur Patak, et il eut ete difficile de le prendre pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait parle. Son client etant mort -- ce qui faisait honneur a sa perspicacite medicale, sinon a son talent --, le docteur Patak etait accouru a la reunion du _Roi Mathias_. << Enfin, le voila ! >> s'ecria maitre Koltz. Le docteur Patak se depecha de distribuer des poignees de main a tout le monde, comme il eut distribue des drogues, et, d'un ton passablement ironique, il s'ecria : << Alors, les amis, c'est toujours le burg... le burg du Chort, qui vous occupe !... Oh ! les poltrons !... Mais s'il veut fumer, ce vieux chateau, laissez-le fumer !... Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et toute la journee ?... Vraiment, le pays est tout pale d'epouvante !... je n'ai entendu parler que de cela durant mes visites !... Les revenants ont fait du feu la-bas ?... Et pourquoi pas, s'ils sont enrhumes du cerveau !... Il parait qu'il gele au mois de mai dans les chambres du donjon... A moins qu'on ne s'y occupe a cuire du pain pour l'autre monde !... Eh ! il faut bien se nourrir la-haut, s'il est vrai qu'on ressuscite !... Ce sont peut-etre les boulangers du ciel, qui sont venus faire une fournee... >> Et pour finir, une serie de plaisanteries, extremement peu goutees des gens de Werst, et que le docteur Patak debitait avec une incroyable jactance. On le laissa dire. Et alors le biro de lui demander : << Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance a ce qui se passe au burg ?... -- Aucune, maitre Koltz. -- Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez pret a vous y rendre... si l'on vous en defiait ?... -- Moi ?... repondit l'ancien infirmier, non sans laisser percer un certain ennui de ce qu'on lui rappelait ses paroles. -- Voyons... Ne l'avez-vous pas dit et repete ? reprit le magister en insistant. . je l'ai dit... sans doute... et vraiment... s'il ne s'agit que de le repeter... -- Il s'agit de le faire, dit Hermod. -- De le faire ?... -- Oui... et, au lieu de vous en defier... nous nous contentons de vous en prier, ajouta maitre Koltz. -- Vous comprenez... mes amis... certainement... une telle proposition... -- Eh bien, puisque vous hesitez, s'ecria le cabaretier, nous ne vous en prions pas... nous vous en defions ! -- Vous m'en defiez ?... -- Oui, docteur ! -- Jonas, vous allez trop loin, reprit le biro. Il ne faut pas defier Patak... Nous savons qu'il est homme de parole... Et ce qu'il a dit qu'il ferait, il le fera... ne fut-ce que pour rendre service au village et a tout le pays. -- Comment, c'est serieux ?... Vous voulez que j'aille au chateau des Carpathes ? reprit le docteur, dont la face rubiconde etait devenue tres pale. -- Vous ne sauriez vous en dispenser, repondit categoriquement maitre Koltz. -- je vous en prie... mes bons amis... je vous en prie... raisonnons, s'il vous plait !... -- C'est tout raisonne, repondit Jonas. -- soyez justes... A quoi me servirait d'aller la-bas... et qu'y trouverais-je ?.. quelques braves gens qui se sont refugies au burg...et qui ne genent personne... -- Eh bien, repliqua le magister Hermod, si ce sont de braves gens, vous n'avez rien a craindre de leur part, et ce sera une occasion de leur offrir vos services. -- S'ils en avaient besoin, repondit le docteur Patak, s'ils me faisaient demander, je n'hesiterais pas... croyez-le... a me rendre au chateau. Mais je ne me deplace pas sans etre invite, et je ne fais pas gratis mes visites... -- On vous paiera votre derangement, dit maitre Koltz, et a tant l'heure. -- Et qui me le paiera ?... -- Moi... nous... au prix que vous voudrez ! >> repondirent la plupart des clients de Jonas. Visiblement, en depit de ses constantes fanfaronnades, le docteur etait, a tout le moins, aussi poltron que ses compatriotes de Werst. Aussi, apres s'etre pose en esprit fort, apres avoir raille les legendes du pays, se trouvait-il tres embarrasse de refuser le service qu'on lui demandait. Et pourtant, d'aller au chateau des Carpathes, meme si l'on remunerait son deplacement, cela ne pouvait lui convenir en aucune facon. Il chercha donc a tirer argument de ce que cette visite ne produirait aucun resultat, que le village se couvrirait de ridicule en le deleguant pour explorer le burg... Son argumentation fit long feu. Voyons, docteur, il me semble que vous n'avez absolument rien a risquer, reprit le magister Hermod, puisque vous ne croyez pas aux esprits... -- Non... je n'y crois pas. -- Or, si ce ne sont pas des esprits qui reviennent au chateau, ce sont des etres humains qui s'y sont installes, et vous ferez connaissance avec eux. Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique : il etait difficile a retorquer. << D'accord, Hermod, repondit le docteur Patak, mais je puis etre retenu au burg... C'est qu'alors vous y aurez ete bien recu, repliqua Jonas. -- Sans doute ; cependant si mon absence se prolongeait, et si quelqu'un avait besoin de moi dans le village... -- Nous nous portons tous a merveille, repondit maitre Koltz, et il n'y a plus un seul malade a Werst depuis que votre dernier client a pris son billet pour l'autre monde. -- Parlez franchement... Etes-vous decide a partir demanda l'aubergiste. -- Ma foi, non ! repliqua le docteur. Oh ! ce n'est point par peur... Vous savez bien que je n'ajoute pas foi a toutes ces sorcelleries... La verite est que cela me parait absurde, et, je vous le repete, ridicule... Parce qu'une fumee est sortie de la cheminee du donjon... une fumee qui n'est peut-etre pas une fumee... Decidement non !... je n'irai pas au chateau des Carpathes ! -- J'irai, moi ! >> C'etait le forestier Nic Deck qui venait d'entrer dans la conversation en y jetant ces deux mots. << Toi... Nic ? s'ecria maitre Koltz. -- Moi... mais a la condition que Patak m'accompagnera. >> Ceci fut directement envoye a l'adresse du docteur, qui fit un bond pour se depetrer. << Y penses-tu, forestier ? repliqua-t-il. Moi... t'accompagner ?... Certainement... ce serait une agreable promenade a faire... tous les deux... si elle avait son utilite... et si l'on pouvait s'y hasarder... Voyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a meme plus de route pour aller au burg... Nous ne pourrions arriver. -- J'ai dit que j'irais au burg, repondit Nic Deck, et puisque je l'ai dit, j'irai. -- Mais moi... je ne l'ai pas dit !... s'ecria le docteur en se debattant, comme si quelqu'un l'eut pris au collet. -- Si... vous l'avez dit... repliqua Jonas. -- Oui !... Oui ! >> repondit d'une seule voix l'assistance. L'ancien infirmier, presse par les uns et les autres, ne savait comment leur echapper. Ah ! combien il regrettait de s'etre si imprudemment engage par ses rodomontades. Jamais il n'eut imagine qu'on les prendrait au serieux, ni qu'on le mettrait en demeure de payer de sa personne... Maintenant, il ne lui est plus possible de s'esquiver, sans devenir la risee de Werst, et tout le pays du Vulkan l'eut bafoue impitoyablement. Il se decida donc a faire contre fortune bon coeur. << Allons... puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai Nic Deck, quoique cela soit inutile ! Bien... docteur Patak, bien ! s'ecrierent tous les buveurs du _Roi Mathias_. Et quand partirons-nous, forestier ? demanda le docteur Patak, en affectant un ton d'indifference qui ne deguisait que mal sa poltronnerie. -- Demain, dans la matinee >>, repondit Nic Deck. Ces derniers mots furent suivis d'un assez long silence. Cela indiquait combien l'emotion de maitre Koltz et des autres etait reelle. Les verres avaient ete vides, les pots aussi, et, pourtant, personne ne se levait, personne ne songeait a quitter la grande salle, bien qu'il fut tard, ni a regagner son logis. Aussi Jonas pensa-t-il que l'occasion etait bonne pour servir une autre tournee de schnaps et de rakiou... Soudain, une voix se fit entendre assez distinctement au milieu du silence general, et voici les paroles qui furent lentement prononcees : _<< Nicolas Deck, ne va pas demain au burg !... N'y va pas !... ou il t'arrivera malheur ! >>_ Qui s'etait exprime de la sorte ?... D'ou venait cette voix que personne ne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible ?... Ce ne pouvait etre qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle, une voix de l'autre monde... L'epouvante fut au comble. On n'osait pas se regarder, on n'osait pas prononcer une parole... Le plus brave -- c'etait evidemment Nic Deck -- voulut alors savoir a quoi s'en tenir. Il est certain que c'etait dans la salle meme que ces paroles avaient ete articulees. Et, tout d'abord, le forestier eut le courage de se rapprocher du bahut et de l'ouvrir... Personne. Il alla visiter les chambres du rez-de-chaussee, qui donnaient sur la salle... Personne. Il poussa la porte de l'auberge, s'avanca au-dehors, parcourut la terrasse jusqu'a la grande rue de Werst... Personne. Quelques instants apres, maitre Koltz, le magister Hermod, le docteur Patak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitte l'auberge, laissant le cabaretier Jonas, qui se hata de clore sa porte a double tour. Cette nuit-la, comme s'ils eussent ete menaces d'une apparition fantastique, les habitants de Werst se barricaderent solidement dans leurs maisons... La terreur regnait au village. V Le lendemain, Nic Deck et le docteur Patak se preparaient a partir sur les neuf heures du matin. L'intention du forestier etait de remonter le col de Vulkan en se dirigeant par le plus court vers le burg suspect. Apres le phenomene de la fumee du donjon, apres le phenomene de la voix entendue dans la salle du _Roi Mathias_, on ne s'etonnera pas que toute la population fut comme affolee. Quelques Tsiganes parlaient deja d'abandonner le pays. Dans les familles, on ne causait plus que de cela -- et a voix basse encore. Allez donc contester qu'il y eut du diable << du Chort >> dans cette phrase si menacante pour le jeune forestier. Ils etaient la, a l'auberge de Jonas, une quinzaine, et des plus dignes d'etre crus, qui avaient entendu ces etranges paroles. Pretendre qu'ils avaient ete dupes de quelque illusion des sens, cela etait insoutenable. Pas de doute a cet egard ; Nic Deck avait ete nominativement prevenu qu'il lui arriverait malheur, s'il s'entetait a son projet d'explorer le chateau des Carpathes. Et, pourtant, le jeune forestier se disposait a quitter Werst, et sans y etre force. En effet, quelque profit que maitre Koltz eut a eclaircir le mystere du burg, quelque interet que le village eut a savoir ce qui s'y passait, de pressantes demarches avaient ete faites pour obtenir de Nic Deck qu'il revint sur sa parole. Eploree, desesperee, ses beaux yeux noyes de larmes, Miriota l'avait supplie de ne point s'obstiner a cette aventure. Avant l'avertissement donne par la voix, c'etait deja grave. Apres l'avertissement, c'etait insense. Et, a la veille de son mariage, voila que Nic Deck voulait risquer sa vie dans une pareille tentative, et sa fiancee qui se trainait a ses genoux ne parvenait pas a le. retenir... Ni les objurgations de ses amis, ni les pleurs de Miriota, n'avaient pu influencer le forestier. D'ailleurs, cela ne surprit personne. On connaissait son caractere indomptable, sa tenacite, disons son entetement. il avait dit qu'il irait au chateau des Carpathes, et, rien ne saurait l'en empecher pas meme cette menace qui lui avait ete adressee directement. Oui ! il irait au burg, dut-il n'en jamais revenir ! Lorsque l'heure de partir fut arrivee, Nic Deck pressa une derniere fois Miriota sur son coeur, tandis que la pauvre fille se signait du pouce, de l'index et du medius, suivant cette coutume roumaine, qui est un hommage a la Sainte-Trinite. Et le docteur Patak ?... Eh bien, le docteur Patak, mis en demeure d'accompagner le forestier, avait essaye de se degager, niais sans succes. Tout ce qu'on pouvait dire, il l'avait dit !... Toutes les objections imaginables, il les avait faites !... Il s'etait retranche derriere cette injonction si formelle de ne point aller au chateau qui avait ete distinctement entendue. << Cette menace ne concerne que moi, s'etait borne a lui repondre Nic Deck. -- Et s'il t'arrivait malheur, forestier, avait repondu le docteur Patak, est-ce que je m'en tirerais sans dommage ? -- Dommage ou non, vous avez promis de venir avec moi au chateau, et vous y viendrez, puisque j'y vais ! >> Comprenant que rien ne l'empecherait de tenir sa promesse, les gens de Werst avaient donne raison au forestier sur ce point. Mieux valait que Nie Deck ne se hasardat pas seul en cette aventure. Aussi le tres depite docteur, sentant qu'il ne pouvait plus reculer, que c'eut ete compromettre sa situation dans le village, qu'il se serait fait honnir apres ses forfanteries accoutumees, se resigna, l'ame pleine d'epouvante. Il etait bien decide d'ailleurs a profiter du moindre obstacle de route qui se presenterait pour obliger son compagnon a revenir sur ses pas. Nic Deck et le docteur Patak partirent donc, et maitre Koltz, le magister Hermod, Frik, Jonas, leur firent la conduite jusqu'au tournant de la grande route, ou ils s'arreterent. De cet endroit, maitre Koltz braqua une derniere fois sa lunette -- elle tic le quittait plus -- dans la direction du burg. Aucune fumee ne se montrait a la cheminee du donjon, et il eut ete facile de l'apercevoir sur un horizon tres pur, par une belle matinee de printemps. Devait-on en conclure que les hotes naturels ou surnaturels du chateau avaient deguerpi, en voyant que le forestier ne tenait pas compte de leurs menaces ? Quelques-uns le penserent, et c'etait la une raison decisive pour mener l'affaire jusqu'a complete satisfaction. On se serra la main, et Nic Deck, entrainant le docteur, disparut a l'angle du col. Le jeune forestier etait en tenue de tournee, casquette galonnee a large visiere, veste a ceinturon avec le coutelas engaine, culotte bouffante, bottes ferrees, cartouchiere aux reins, le long fusil sur l'epaule. il avait la reputation justifiee d'etre un tres habile tireur, et, comme, a defaut de revenants, on pouvait rencontrer de ces odeurs qui battent les frontieres, ou, a defaut de rodeurs, quelque ours mal intentionne, il n'etait que prudent d'etre en mesure de se defendre. Quant au docteur, il avait cru devoir s'armer d'un vieux pistolet a pierre, qui ratait trois coups sur cinq. Il portait aussi une hachette que son compagnon lui avait remise pour le cas probable ou il serait necessaire de se frayer passage a travers les epais taillis du Plesa. Coiffe du large chapeau des campagnarde, boutonne sous son epaisse cape de voyage, il etait chausse de bottes a grosse ferrure, et ce n'est pas toutefois ce lourd attirail qui l'empecherait de decamper, si l'occasion s'en presentait. Nic Deck et lui s'etaient egalement munis de quelques provisions contenues dans leur bissac, afin de pouvoir au besoin prolonger l'exploration. Apres avoir depasse le tournant de la route, Nic Deck et le docteur Patak marcherent plusieurs centaines de pas le long du Nyad, en remontant sa rive droite. De suivre le chemin qui circule a travers les ravins du massif, cela les eut trop ecartes vers l'ouest. Il eut ete plus avantageux de pouvoir continuer a cotoyer le lit du torrent, ce qui eut reduit la distance d'un tiers, car le Nyad prend sa source entre les replis du plateau d'Orgall. Mais, d'abord praticable, la berge, profondement ravinee et barree de hautes roches, n'aurait plus livre passage, merite a des pietons. Il y avait des l'ors necessite de couper obliquement vers la gauche, quitte a revenir sur le chateau, lorsqu'ils auraient franchi la zone inferieure des forets du Plesa. C'etait, d'ailleurs, le seul cote par lequel le burg fut abordable. Au temps ou il etait habite par le comte Rodolphe de Gortz, la communication entre le village de Werst, le col de Vulkan et la vallee de la Sil valaque se faisait par une etroite percee qui avait ete ouverte en suivant cette direction. Mais, livree depuis vingt ans aux envahissements de la vegetation, obstruee par l'inextricable fouillis des broussailles, c'est en vain qu'on y eut cherche la trace d'une sente ou d'une tortillere. Au moment d'abandonner le lit profondement encaisse du Nyad, que remplissait une eau mugissante, Nic Deck s'arreta afin de s'orienter. Le chateau n'etait deja plus visible. Il ne le redeviendrait qu'au-dela du rideau des forets qui s'etageaient sur les basses petites de la montagne, -- disposition commune a tout le systeme orographique des Carpathes. L'orientation devait donc etre difficile a determiner, faute de reperes. On ne pouvait l'etablir que par la position du soleil, dont les rayons affleuraient alors les lointaines cretes vers le sud-est. << Tu le vois, forestier, dit le docteur, tu le vois !... il n'y a pas meme de chemin... ou plutot, il n'y en a plus ! -- Il y en aura, repondit Nic Deck. -- C'est facile a dire, Nic... -- Et facile a faire, Patak. -- Ainsi, tu es toujours decide ?... >> Le forestier se contenta de repondre par un signe affirmatif' et prit route a travers les arbres. A ce moment, le docteur eprouva une fiere envie de rebrousser chemin ; mais son compagnon, qui venait de se retourner, lui jeta un regard si resolu que le poltron ne jugea pas a propos de rester en arriere. Le docteur Patak avait encore un dernier espoir c'est que Nic Deck rie tarderait pas a s'egarer au milieu du labyrinthe de ces bois, ou son service ne l'avait jamais amene. Mais il comptait sans ce flair merveilleux, cet instinct professionnel, cette aptitude << animale >> pour ainsi dire, qui permet de se guider sur les moindres indices, projection des branches en telle ou telle direction, denivellation du sol, teinte des ecorces, nuance variee des mousses selon qu'elles sont exposees aux vents du sud ou du nord. Nie Deck etait trop habile en son metier, il l'exercait avec une sagacite trop superieure, pour se jamais perdre, meme en des localites inconnues de lui. Il eut ete le digne rival d'un Bas-de-Cuir ou d'un Chingachgook au pays de Cooper. Et, pourtant, la traversee de cette zone d'arbres allait offrir de reelles difficultes. Des ormes, des hetres, quelques-uns de ces erables qu'on nomme << faux platanes >>, de superbes chenes, en occupaient les premiers plans jusqu'a l'etage des bouleaux, des pins et des sapins, masses sur les croupes superieures a la gauche du col. Magnifiques, ces arbres, avec leurs troncs puissants, leurs branches chaudes de seve nouvelle, leur feuillage epais, s'entremelant de l'un a l'autre pour former une cime de verdure que les rayons du soleil ne parvenaient pas a percer. Cependant le passage eut ete relativement facile en se courbant sous les basses branches. Mais quels obstacles a la surface du sol, et quel travail il aurait fallu pour l'essarter, pour le degager des orties et des ronces, pour se garantir contre ces milliers d'echardes que le plus leger attouchement leur arrache ! Nic Deck n'etait pas homme a s'en inquieter, d'ailleurs, et, pourvu qu'il put gagner a travers le bois, il ne se preoccupait pas autrement de quelques egratignures. La marche, il est vrai, ne pouvait etre que tres lente dans ces conditions, -- facheuse aggravation, car Nic Deck et le docteur Patak avaient interet a atteindre le burg dans l'apres-midi. Il ferait encore assez jour pour qu'ils pussent le visiter, -- ce qui leur permettrait d'etre rentres a Werst avant la nuit. Aussi, la hachette a la main, le forestier travaillait-il a se frayer un passage au milieu de ces profondes epinaies, herissees de baionnettes vegetales, ou le pied rencontrait un terrain inegal, raboteux, bossue de racines ou de souches, contre lesquelles il buttait, quand il ne s'enfoncait pas dans une humide couche de feuilles mortes que le vent n'avait jamais balayees. Des myriades de cosses eclataient comme des pois fulminants, au grand effroi du docteur, qui sursautait a cette petarade, regardant a droite et a gauche, se retournant avec epouvante, lorsque quelque sarment s'accrochait a sa veste, comme une griffe qui eut voulu le retenus Noir ! il n'etait point rassure, le pauvre homme. Mais, maintenant, il n'eut as ose revenir seul en arriere, et il s'efforcait de ne point se laisser distancer par son intraitable compagnon. Parfois dans la foret apparaissaient de capricieuses eclaircies. Une averse de lumiere y penetrait. Des couples de cigognes noires, troublees dans leur solitude, s'echappaient des hautes ramures et filaient a grands coups d'aile. La traversee de ces clairieres rendait la marche plus fatigante encore. La, en effet, s'etaient entasses, enorme jeu de jonchets, les arbres abattus par l'orage ou tombes de vieillesse, comme si la hache du bucheron leur eut donne le coup de mort. La gisaient d'enormes troncs, ronges de pourriture, que charroi ne devait entrainer jusqu'au lit de la Sil valaque. Devant ces obstacles, rudes a franchir, parfois impossibles a tourner, Nie Deck et son compagnon avaient fort a faire. Si le jeune forestier, agile, souple, vigoureux, parvenait a s'en tirer, le docteur Patak, avec ses jambes courtes, son ventre bedonnant, essouffle, epoumone, ne pouvait eviter des chutes, qui obligeaient a lui venir en aide. -- Tu verras, Nic, que je finirai par me casser quelque membre ! repetait-il. -- Vous le raccommoderez. -- Allons, forestier, sois raisonnable... Il ne faut pas s'acharner contre l'impossible ! >> Bah ! Nic Deck etait deja en avant, et le docteur, n'obtenant rien, se hatait de le rejoindre. La direction suivie jusqu'alors, etait-ce bien celle qui convenait pour arriver en face du burg ? Il eut ete malaise de s'en rendre compte. Cependant, puisque le sol ne cessait de monter, il y avait lieu de s'elever vers la lisiere de la foret, qui fut atteinte a trois heures de l'apres-midi. Au-dela, jusqu'au plateau d'Orgall, s'etendait le rideau des arbres verts, plus clairsemes a mesure que le versant du massif gagnait en altitude. En cet endroit, le Nyad reparaissait au milieu des roches, soit qu'il se fut inflechi au nord-ouest, soit que Nic Deck eut oblique vers lui. Cela donna au jeune forestier la certitude qu'il avait fait bonne route, puisque le ruisseau semblait sourdre des entrailles du plateau d'Orgall. Nie Deck ne put refuser au docteur une heure de halte au bord du torrent. D'ailleurs, l'estomac reclamait son du aussi imperieusement que les jambes. Les bissacs etaient bien garnis, le rakiou emplissait la gourde du docteur et celle de Nic Deck. En outre, une eau limpide et fraiche, filtree aux cailloux du fond, coulait a quelques pas. Que pouvait-on desirer de plus ? On avait beaucoup depense, il fallait reparer la depense. Depuis leur depart, le docteur n'avait guere eu le loisir de causer avec Nic Deck, qui le precedait toujours. Mais il se dedommagea, des qu'ils furent assis tous les deux sur la berge du Nyad. Si l'un etait peu loquace, l'autre etait volontiers bavard. D'apres cela, on ne s'etonnera pas que les questions fussent tres prolixes, et les reponses tres breves. << Parlons un peu, forestier, et parlons serieusement, dit le docteur. -- je vous ecoute, repondit Nic Deck. -- je pense que si nous avons fait halte en cet endroit, c'est pour reprendre des forces. -- Rien de plus juste. -- Avant de revenir a Werst... -- Non... avant d'aller au burg. -- Voyons, Nic, voila six heures que nous marchons, et c'est a peine si nous sommes a mi-route... -- Ce qui prouve que nous n'avons pas de temps a perdre. -- Mais il fera nuit, lorsque nous arriverons devant le chateau, et comme j'imagine, forestier, que tu ne seras pas assez fou pour te risquer sans voir clair, il faudra attendre le jour... -- Nous l'attendrons. -- Ainsi tu ne veux pas renoncer a ce projet, qui n'a pas le sens commun ?... -- Non. -- Comment ! Nous voici extenues, ayant besoin d'une bonne table dans une bonne salle, et d'un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes a passer la nuit en plein air ?... -- Oui, si quelque obstacle nous empeche de franchir l'enceinte du chateau. -- Et s'il n'y a pas d'obstacle ?... -- Nous irons coucher dans les appartements du donjon. -- Les appartements du donjon ! s'ecria le docteur Patak. Tu crois, forestier, que je consentirai a rester toute une nuit a l'interieur de ce maudit burg... -- Sans doute, a moins que vous ne preferiez demeurer seul au-dehors. -- Seul, forestier !... Ce n'est point ce qui est convenu, et si nous devons nous separer, j'aime encore mieux que ce soit en cet endroit pour retourner au village ! -- Ce qui est convenu, docteur Patak, c'est que vous me suivrez jusqu'ou j'irai... -- Le jour, oui !... La nuit, non ! -- Eh bien, libre a vous de partir, et tachez de ne point vous egarer sous les futaies. >> S'egarer, c'est bien ce qui inquietait le docteur. Abandonne a lui-meme, n'ayant pas l'habitude de ces interminables detours a travers les forets du Plesa, il se sentait incapable de reprendre la route de Werst. D'ailleurs, d'etre seul, lorsque la nuit serait venue -- une nuit tres noire peut-etre --, de descendre les pentes du col au risque de choir au fond d'un ravin, ce n'etait pas pour lui agreer. Quitte a ne point escalader la courtine, quand le soleil serait couche, si le forestier s'y obstinait, mieux valait le suivre jusqu'au pied de l'enceinte. Mais le docteur voulut tenter un dernier effort pour arreter sort compagnon. << Tu sais bien, mon cher Nic, reprit-il, que je ne consentirai jamais a me separer de toi... Puisque tu persistes a te rendre au chateau, je ne te laisserai pas y aller seul. -- Bien parle, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir la. -- Non... encore un mot, Nic. S'il fait nuit, lorsque nous arriverons, promets-moi de ne pas chercher a penetrer dans le burg... -- Ce que je vous promets, docteur, c'est de faire l'impossible pour y penetrer, c'est de ne pas reculer d'une semelle, tant que je n'aurai pas decouvert ce qui s'y passe. -- Ce qui s'y passe, forestier ! s'ecria le docteur Patak en haussant les epaules. Mais que veux-tu qu'il s'y passe ?... -- Je n'en sais rien, et comme je suis decide a le savoir, je le saurai... -- Encore faut-il pouvoir y arriver, a ce chateau du diable ! repliqua le docteur, qui etait a bout d'arguments. Or, si j'en juge par les difficultes que nous avons eprouvees jusqu'ici, et par le temps que nous a coute la traversee des forets du Plesa, la journee s'achevera avant que nous soyons en vue..-- je ne le pense pas, repondit Nic Deck. Sur les hauteurs du massif, les sapinieres sont moins embroussaillees que ces futaies d'ormes, d'erables et de hetres. -- Mais le sol sera rude a monter ! -- Qu'importe, s'il n'est pas impraticable. Mais je me suis laisse dire que l'on rencontrait des ours aux environs du plateau d'Orgall ! -- J'ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous defendre, docteur. -- Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l'obscurite ! -- Non, car nous avons maintenant un guide, qui, je l'espere, ne nous abandonnera plus. -- Un guide ? >> s'ecria le docteur. Et il se releva brusquement pour jeter un regard inquiet autour de lui. << Oui, repondit Nie Deck, et ce guide, c'est le torrent du Nyad. Il suffira de remonter sa rive droite pour atteindre la crete meme du plateau ou il prend sa source. je pense donc qu'avant deux heures, nous serons a la porte du burg, si nous nous remettons sans tarder en route. -- Dans deux heures, a moins que ce ne soit dans six ! -- Allons, etes-vous pret ?... -- Deja, Nic, deja !... Mais c'est a peine si notre halte a dure quelques minutes ! -- Quelques minutes qui font une bonne demi-heure. -- Pour la derniere fois, etes-vous pret ? -- Pret... lorsque les jambes me pesent comme des masses de plomb... Tu sais bien que je n'ai pas tes jarrets de forestier, Nie Deck !... Mes pieds sont gonfles, et c'est cruel de me contraindre a te suivre... -- A la fin, vous m'ennuyez, Patak ! je vous laisse libre de me quitter ! Bon voyage ! >> Et Nic Deck se releva. << Pour l'amour de Dieu, forestier, s'ecria le docteur Patak, ecoute encore ! -- Ecouter vos sottises ! -- Voyons, puisqu'il est deja tard, pourquoi ne pas rester en cet endroit, pourquoi ne pas camper sous l'abri de ces arbres ?... Nous repartirions demain des l'aube, et nous aurions toute la matinee pour atteindre le plateau... -- Docteur, repondit Nic Deck, je vous repete que mon intention est de passer la nuit dans le burg. -- Non ! s'ecria le docteur, non... tu ne le feras pas, Nic !... je saurai bien t'en empecher... -- Vous ! -- Je m'accrocherai a toi... je t'entrainerai !... je te battrai, s'il le faut... >> Il ne savait plus ce qu'il disait, l'infortune Patak. Quant a Nic Deck, il ne lui avait meme pas repondu, et, apres avoir remis son fusil en bandouliere, il fit quelques pas en se dirigeant vers la berge du Nyad. << Attends... attends ! s'ecria piteusement le docteur. Quel diable d'homme !... Un instant encore !... J'ai les jambes raides... mes articulations ne fonctionnent plus... >> Elles ne tarderent pourtant pas a fonctionner, car il fallut que l'ex-infirmier fit trotter ses petitesjambes pour rejoindre le forestier, qui ne se retournait meme pas. Il etait quatre heures. l, es rayons solaires, effleurant la crete du Plesa, qui ne tarderait pas a les intercepter, eclairaient d'un jet oblique les hautes branches de la sapiniere. Nic Deck avait grandement raison de se hater, car ces dessous de bois s'assombrissent en peu d'instants au declin du jour. Curieux et etrange aspect que celui de ces forets ou se groupent les rustiques essences alpestres. Au lieu d'arbres contournes, dejetes, grimacants, se dressent des futs droits, espaces, denudes jusqu'a cinquante et soixante pieds au-dessus de leurs racines, des troncs sans nodosites, qui etendent comme un plafond leur verdure persistante. Peu de broussailles ou d'herbes enchevetrees a leur base. De longues racines, rampant a fleur de terre, semblables a des serpents engourdis par le froid. Un sol tapisse d'une mousse jaunatre et rase, faufilee de brindilles seches et semee de pommes qui crepitent sous le pied. Un talus raide et sillonne de roches cristallines, dont les aretes vives entament le cuir- le plus epais. Aussi le passage fut-il rude au milieu de cette sapiniere sur un quart de mille. Pour escalader ces blocs, il fallait une souplesse de reins, une vigueur de jarrets, une surete de membres, qui ne se retrouvaient plus chez le docteur Patak. Nic Deck n'eut mis qu'une heure, s'il eut ete seul, et il lui en couta trois avec l'impedimentum de son compagnon, s'arretant pour l'attendre, l'aidant a se hisser sur quelque roche trop haute pour ses petites jambes. Le docteur n'avait plus qu'une crainte, -- crainte effroyable : c'etait de se trouver seul au milieu de ces mornes solitudes. Cependant, si les pentes devenaient plus penibles a remonter, les arbres commencaient a se rarefier sur la haute croupe du Plesa. Ils ne formaient plus que des bouquets isoles, de dimension mediocre. Entre ces bouquets, on apercevait la ligne des montagnes, qui se dessinaient a l'arriere-plan et dont les lineaments emergeaient encore des vapeurs du soir. Le torrent du Nyad, que le forestier n'avait cesse de cotoyer jusqu'alors, reduit a ne plus etre qu'un ruisseau, devait sourdre a peu de distance. A quelques centaines de pieds au-dessus des derniers plis du terrain s'arrondissait le plateau d'Orgall, couronne par les constructions du burg. Nic Deck atteignit enfin ce plateau, apres un dernier coup de collier qui reduisit le docteur a l'etat de masse inerte. Le pauvre homme n'aurait pas eu la force de se trainer vingt pas de plus, et il tomba comme le boeuf qui s'abat sous la masse du boucher. Nie Deck se ressentait a peine de la fatigue de cette rude ascension. Debout, immobile, il devorait du regard ce chateau des Carpathes, dont il ne s'etait jamais approche. Devant ses yeux se developpait une enceinte crenelee, defendue par un fosse profond, et dont l'unique pont-levis etait redresse contre une poterne, qu'encadrait un cordon de pierres. Autour de l'enceinte, a la surface du plateau d'Orgall, tout etait abandon et silence. Un reste de jour permettait d'embrasser l'ensemble. du burg qui s'estompait confusement au milieu des ombres du soir. Personne ne se montrait au-dessus du parapet de la courtine, personne sur la plate-forme superieure du donjon, ni sur la terrasse circulaire du premier etage. Pas un filet de fumee ne s'enroulait autour de l'extravagante girouette, rongee d'une rouille seculaire. << Eh bien, forestier, demanda le docteur Patak, conviendras-tu qu'il est impossible de franchir ce fosse, de baisser ce pont-levis, d'ouvrir cette poterne ? >> Nic Deck ne repondit pas. Il se rendait compte qu'il serait necessaire de faire halte devant les murs du chateau. Au milieu de cette obscurite, comment aurait-il pu descendre au fond du fosse et s'elever le long de l'escarpe pour penetrer dans l'enceinte ? Evidemment, le plus sage etait d'attendre l'aube prochaine, afin d'agir en pleine lumiere. C'est ce qui fut resolu au grand ennui du forestier, mais a l'extreme satisfaction du docteur. VI Le mince croissant de la lune, delie comme une faucille d'argent, avait disparu presque aussitot apres le coucher du soleil. Des nuages, venus de l'ouest, eteignirent successivement les dernieres lueurs du crepuscule. L'ombre envahit peu a peu l'espace en montant des basses zones. Le cirque de montagnes s'emplit de tenebres, et les formes du burg disparurent bientot sous la crepe de la nuit. Si cette nuit-la menacait d'etre tres obscure, rien n'indiquait qu'elle dut etre troublee par quelque meteore atmospherique, orage, pluie ou tempete. C'etait heureux pour Nic Deck et son compagnon, qui allaient camper en plein air. Il n'existait aucun bouquet d'arbres sur cet aride plateau d'Orgall. Ca et la seulement des buissons ras a ras de terre, qui n'offraient aucun abri contre les fraicheurs nocturnes. Des roches tant qu'on en voulait, les unes a demi enfouies dans le sol, les autres, a peine en equilibre, et qu'une poussee eut suffi a faire rouler jusqu'a la sapiniere. En realite, l'unique plante qui poussait a profusion sur ce sol pierreux, c'etait un epais chardon appele << epine russe >>, dont les graines, dit Elisee Reclus, furent apportees a leurs poils par les chevaux moscovites -- << present de joyeuse conquete que les Russes firent aux Transylvains >>. A present, il s'agissait de s'accommoder d'une place quelconque pour y attendre le jour et se garantir contre l'abaissement de la temperature, qui est assez notable a cette altitude. << Nous n'avons que l'embarras du choix... pour etre mal ! murmura le docteur Patak. -- Plaignez-vous donc ! repondit Nic Deck. -- Certainement, je me plains ! Quel agreable endroit pour attraper quelque bon rhume ou quelque bon rhumatisme dont je ne saurai comment me guerir ! >> Aveu depouille d'artifice dans la bouche de l'ancien infirmier de la quarantaine. Ah ! combien il regrettait sa confortable petite maison de Werst, avec sa chambre bien close et son lit bien double de coussins et de courtepointes ! Entre les blocs dissemines sur le plateau d'Orgall, il fallait en choisir un dont l'orientation offrirait le meilleur paravent contre la brise du sud-ouest, qui commencait a piquer. C'est ce que fit Nic Deck, et bientot le docteur vint le rejoindre derriere une large roche, plate comme une tablette a sa partie superieure. Cette roche etait un de ces bancs de pierre, enfoui sous les scabieuses et les saxifrages, qui se rencontrent frequemment a l'angle des chemins dans les provinces valaques. En meme temps que le voyageur peut s'y asseoir, il a la faculte de se desalterer avec l'eau que contient un vase depose en dessus, laquelle est renouvelee chaque jour par les gens de la campagne. Alors que le chateau etait habite par le baron Rodolphe de Gortz, ce banc portait un recipient que les serviteurs de la famille avaient soin de ne jamais laisser vide. Mais, a present, il etait souille de detritus, tapisse de mousses verdatres, et le moindre choc l'eut reduit en poussiere. A l'extremite du banc se dressait une tige de granit, reste d'une ancienne croix, dont les bras n'etaient figures sur le montant vertical que par une rainure a demi effacee. En sa qualite d'esprit tort, le docteur Patak ne pouvait admettre que cette croix le protegerait contre des apparitions surnaturelles. Et, cependant, par une anomalie commune a bon nombre d'incredules, il n'etait pas eloigne de croire au diable. Or, dans sa pensee, le Chort ne devait pas etre loin, c'etait lui qui hantait le burg, et ce n'etait ni la poterne fermee, ni le pont-levis redresse, ni la courtine a pic, tri le fosse profond, qui l'empecheraient d'en sortir, pour peu que la fantaisie le prit de venir leur tordre le cou a tous les deux. Et, lorsque le docteur songeait qu'il avait toute une nuit a passer dans ces conditions, il frissonnait de terreur. Non ! c'etait trop exiger d'une creature humaine, et les temperaments les plus energiques n'auraient pu y resister. Puis, une idee lui vint tardivement, -- une idee a laquelle il n'avait point encore songe en quittant Werst. On etait au mardi soir, et, ce jour-la, les gens du comitat se gardent bien de sortir apres le coucher du soleil. Le mardi, on le sait, est jour de malefices. A s'en rapporter aux traditions, ce serait s'exposer a rencontrer quelque genie malfaisant, si l'on s'aventurait dans le pays. Aussi, le mardi, personne ne circule-t-il dans les rues ni sur les chemins, apres le coucher du soleil. Et voila que le docteur Patak se trouvait non seulement hors de sa maison, mais aux approches d'un chateau visionne, et a deux ou trois milles du village ! Et c'est la qu'il serait contraint d'attendre le retour de l'aube... si elle revenait jamais ! En verite, c'etait vouloir tenter le diable ! Tout en s'abandonnant a ces idees, le docteur vit le forestier tirer tranquillement de soir bissac un morceau de viande froide, apres avoir puise une bonne gorgee a sa gourde. Ce qu'il avait de mieux a faire, pensa-t-il, c'etait de l'imiter, et c'est ce qu'il fit. Une cuisse d'oie, un gros chanteau de pain, le tout arrose de rakiou, il ne lui en fallut pas moins pour reparer ses forces. Mais, s'il parvint a calmer sa faim, il ne parvint pas a calmer sa peur. << Maintenant, dormons, dit Nic Deck, des qu'il eut range son bissac au pied de la roche. -- Dormir, forestier ! -- Bonne nuit, docteur. -- Bonne nuit, c'est facile a souhaiter, et je crains bien que celle-ci ne finisse mal... >> Nie Deck, n'etant guere en humeur de converser, ne repondit pas. Habitue par profession a coucher au milieu des bois, il s'accota de son mieux contre le banc de pierre, et ne tarda pas a tomber dans un profond sommeil. Aussi le docteur ne put-il que maugreer entre ses dents, lorsqu'il entendit le souffle de son compagnon s'echappant a intervalles reguliers. Quant a lui, il lui fut impossible, meme quelques minutes, d'annihiler ses sens de l'ouie et de la vue. En depit de la fatigue, il ne cessait de regarder, il ne cessait de preter l'oreille. Son cerveau etait en proie a ces extravagantes visions (lui naissant des troubles de l'insomnies Qu'essayait-il d'apercevoir dans les epaisseurs de l'ombre ? Tout et rien, les formes indecises des objets qui l'environnaient, les nuages echeveles a travers le ciel, la masse a peine perceptible du chateau. Puis c'etaient les roches dit plateau d'Orgall, qui lui semblaient se mouvoir dans une sorte d'infernale sarabande. Et si elles allaient s'ebranler sur leur base, devaler le long du talus, rouler sur les deux imprudente, les ecraser a la porte de ce burg, dont l'entree leur etait interdite ! Il s'etait redresse, l'infortune docteur, il ecoutait ces bruits qui se propagent a la surface des hauts plateaux, ces murmures inquietante, qui tiennent a la fois du susurrement, du gemissement et du soupir. Il entendait aussi les nyctalopes qui effleuraient les roches d'un frenetique coup d'aile, les striges envolees pour leur promenade nocturne, deux ou trois couples de ces funebres hulottes, dont le chuintement retentissait comme une plainte. Alors ses muscles se contractaient simultanement, et son corps tremblotait, baigne d'une transsudation glaciale. Ainsi s'ecoulerent de longues heures jusqu'a minuit. Si le docteur Patak avait pu causer, echanger de temps en temps un bout de phrase, donner libre cours a ses recriminations, il se serait senti moins apeure. Mais Nic Deck dormait, et dormait d'un profond sommeil. Minuit -- c'etait l'heure effrayante entre toutes, l'heure des apparitions, l'heure des malefices. Que se passait-il donc ? Le docteur venait de se relever, se demandant s'il etait eveille, ou s'il se trouvait sous l'influence d'un cauchemar. En effet, la-haut, il crut voir - non ! il vit reellement des formes etranges, eclairees d'une lumiere spectrale, passer d'un horizon a l'autre, monter, s'abaisser, descendre avec les nuages. On eut dit des especes de monstres, dragons a queue de serpent, hippogriffes aux larges ailes, krakens gigantesques, vampires enormes, qui s'abattaient comme pour le saisir de leurs griffes ou l'engloutir dans leurs machoires. Puis, tout lui parut etre en mouvement sur le plateau d'Orgall, les roches, les arbres qui se dressaient a sa lisiere. Et tres distinctement, des battements, jetes a petits intervalles, arriverent a son oreille. << La cloche... murmure-t-il, la cloche du burg ! >> Oui ! c'est bien la cloche de la vieille chapelle, et non celle de l'eglise de Vulkan, dont le vent eut emporte les sons en une direction contraire. Et voici que ses battements sont plus precipites... La main qui la met en branle ne sonne pas un glas de mort ! Non ! c'est un tocsin dont les coups haletants reveillent les echos de la frontiere transylvaine. En entendant ces vibrations lugubres, le docteur Patak est pris d'une peur convulsive, d'une insurmontable angoisse, d'une irresistible epouvante, qui lui fait courir de froides horripilations sur tout le corps. Mais le forestier a ete tire de son sommeil par les volees terrifiantes de cette cloche. Il s'est redresse, tandis que le docteur Patak semble comme rentre en lui-meme. Nic Deck tend l'oreille, et ses yeux cherchent a percer les epaisses tenebres qui recouvrent le burg. << Cette cloche !... Cette cloche !.., repete le docteur Patak. C'est le Chort qui la sonne !... >> Decidement, il croit plus que jamais au diable, le pauvre docteur absolument affole ! Le forestier, immobile, ne lui a pas repondu. Soudain, des rugissements, semblables a ceux que , jettent les sirenes marines a l'entree des ports, se dechainent en tumultueuses ondes. L'espace est ebranle sur un large rayon par leurs souffles assourdissants. Puis, une clarte jaillit du donjon central, une clarte intense, d'ou sortent des eclats d'une penetrante vivacite, des corruscations aveuglantes. Quel foyer produit cette puissante lumiere, dont les irradiations se promenent en longues nappes a la surface du plateau d'Orgall ? De quelle fournaise s'echappe cette source photogenique, qui semble embraser les roches, en meme temps qu'elle les baigne d'une lividite etrange ? << Nic... Nic... s'ecrie le docteur, regarde-moi !... Ne suis-je plus comme toi qu'un cadavre ?... >> En effet, le forestier et lui ont pris un aspect cadaverique, figure blafarde, yeux eteints, orbites vides, joues verdatres au teint grivele, cheveux ressemblant a ces mousses qui croissent, suivant la legende, sur le crane des pendus... Nic Deck est stupefie de ce qu'il voit, comme de ce qu'il entend. Le docteur Patak, arrive au dernier degre de l'effroi, a les muscles retractes, le poil herisse, la pupille dilatee, le corps pris d'une raideur tetanique. Comme dit le poete des _Contemplations_, il << respire de l'epouvante ! >> Une minute -- une minute au plus -- dura cet horrible phenomene. Puis, l'etrange lumiere s'affaiblit graduellement, les mugissements s'eteignirent, et le plateau d'Orgall rentra dans le silence et l'obscurite. Ni l'un ni l'autre ne chercherent plus a dormir, le docteur, accable par la stupeur, le forestier, debout contre le banc de pierre, attendant le retour de l'aube. A quoi songeait Nic Deck devant ces choses si evidemment surnaturelles a ses yeux ? N'y avait-il pas la de quoi ebranler sa resolution ? S'enteterait-il a poursuivre cette temeraire aventure ? Certes, il avait dit qu'il penetrerait dans le burg, qu'il explorerait le donjon... Mais n'etait-ce pas assez que d'etre venu jusqu'a son infranchissable enceinte, d'avoir encouru la colere des genies et provoque ce trouble des elements ? Lui reprocherait-on de n'avoir pas tenu sa promesse, s'il revenait au village, saris avoir pousse la folie jusqu'a s'aventurer a travers ce diabolique chateau ? Tout a coup, le docteur se precipite sur lui, le saisit par la main, cherche a l'entrainer, repetant d'une voix sourde : << Viens !... Viens !... Non ! >> repond Nic Deck. Et, a son tour, il retient le docteur Patak, qui retombe apres ce dernier effort. Cette nuit s'acheva enfin, et tel avait ete l'etat de leur esprit que ni le forestier ni le docteur n'eurent conscience du temps qui s'ecoula jusqu'au lever du jour. Rien ne resta dans leur memoire des heures qui precederent les premieres lueurs du matin. A cet instant, une ligne rosee se dessina sur l'arete du Paring, a l'horizon de l'est, de l'autre cote de la vallee des deux Sils. De legeres blancheurs s'eparpillerent au zenith sur un fond de ciel raye comme une peau de zebre. Nic Deck se tourna vers le chateau. Il vit ses formes s'accentuer peu a peu, le donjon se degager des hautes brumes qui descendaient le col de Vulkan, la chapelle, les galeries, la courtine emerger des vapeurs nocturnes, puis, sur le bastion d'angle, se decouper le hetre, dont les feuilles bruissaient a la brise du levant. Rien de change a l'aspect ordinaire du burg. La cloche etait aussi immobile que la vieille girouette feodale. Aucune fumee n'empanachait les cheminees du donjon, dont les fenetres grillagees etaient obstinement closes. Au-dessus de la plate-forme, quelques oiseaux voltigeaient en jetant de petits cris clairs. Nic Deck tourna son regard vers l'entree principale du chateau. Le pont-levis, releve contre la baie, fermait la poterne entre les deux pilastres de pierre ecussonnes aux armes des barons de Gortz. Le forestier etait-il donc decide a pousser jusqu'au bout cette aventureuse expedition ? Oui, et sa resolution n'avait point ete entamee par les evenements de la nuit. Chose dite, chose faite: c'etait sa devise, comme on sait. Ni la voix mysterieuse qui l'avait menace personellement dans la grande salle du _Roi Mathias_, ni les phenomenes inexplicables de sons et de lumiere dont il venait d'etre temoin, ne l'empecheraient de franchir la muraille du burg, Une heure lui suffirait pour parcourir les galeries, visiter le donjon, et alors, sa promesse accomplie, il reprendrait le chemin de Werst, ou il pourrait arriver avant midi. Quant au docteur Patak, ce n'etait plus qu'une machine inerte, n'ayant ni la force de resister ni meme celle de vouloir. Il irait ou on le pousserait. S'il tombait, il lui serait impossible de se relever. Les epouvantements de cette nuit l'avaient reduit au plus complet hebetement, et il ne fit aucune observation, lorsque le forestier, montrant le chateau, lui dit : << Allons ! >> Et pourtant le jour etait revenu, et le docteur aurait pu regagner Werst,. sans craindre de s'egarer a travers les forets du Plesa. Mais qu'on ne lui sache aucun gre d'etre reste avec Nic Deck. S'il n'abandonna pas son compagnon pour reprendre la route du village, c'est qu'il n'avait plus conscience de la situation, c'est qu'il n'etait plus qu'un corps sans ame. Aussi, lorsque le forestier l'entraina vers le talus de la contrescarpe, se laissa-t-il faire. Maintenant etait-il possible de penetrer dans le burg autrement que par la poterne ? C'. est ce que Nic Deck vint prealablement reconnaitre. La courtine ne presentait aucune breche, aucun eboulement, aucune faille, qui put donner acces a l'interieur de l'enceinte. Il etait meme surprenant que ces vieilles murailles fussent dans un tel etat de conservation, -- ce qui devait etre attribue a leur epaisseur. S'elever jusqu'a la ligne de creneaux qui les couronnait paraissait etre impraticable, puisqu'elles dominaient le fosse d'une quarantaine de pieds. il semblait par suite que Nic Deck, au moment ou il venait d'atteindre le chateau des Carpathes, allait se heurter a des obstacles insurmontables. Tres heureusement -- ou tres malheureusement pour lui --, il existait au-dessus de la poterne une sorte de meurtriere, ou plutot une embrasure ou s'allongeait autrefois la volee d'une couleuvrine. Or, en se servant de l'une des chaines du pont-levis qui pendait jusqu'au sol, il ne serait pas tres difficile a un homme leste et vigoureux de se hisser jusqu'a cette embrasure. Sa largeur etait suffisante pour livrer passage, et, a moins qu'elle ne fut barree d'une grille en dedans, Nic Deck parviendrait sans doute a s'introduire dans la cour du burg. Le forestier comprit, a premiere vue, qu'il n'y avait pas moyen de proceder autrement, et voila pourquoi, suivi de l'inconscient docteur, il descendit par un raidillon oblique le revers interne de la contrescarpe. Tous deux eurent bientot atteint le fond du fosse, seme de pierres entre le fouillis des plantes sauvages. On ne savait trop ou l'on posait le pied, et si des myriades de betes venimeuses ne fourmillaient pas sous les herbes de cette humide excavation. Au milieu du fosse et parallelement a la courtine, se creusait le lit de l'ancienne cuvette, presque entierement dessechee, et qu'une bonne enjambee permettait de franchir. Nic Deck, n'ayant rien perdu de son energie physique et morale, agissait avec sang-froid, tandis que le docteur le suivait machinalement, comme une bete que l'on tire par une corde. Apres avoir depasse la cuvette, le forestier longea la base de la courtine pendant une vingtaine de pas, et s'arreta au-dessous de la poterne, a l'endroit ou pendait le bout de chaine. En s'aidant des pieds et des mains, il pourrait aisement atteindre le cordon de pierre qui faisait saillie au-dessous de l'embrasure. Evidemment, Nic Deck n'avait pas la pretention d'obliger le docteur Patak a tenter avec lui cette escalade. Un aussi lourd bonhomme ne l'aurait pu. Il se borna donc a le secouer vigoureusement pour se faire comprendre, et lui recommanda de rester sans bouger au fond du fosse. Puis, Nic Deck commenca a grimper le long de la chaine, et ce ne fut qu'un jeu pour ses muscles de montagnard. Mais, lorsque le docteur se vit seul, voila que le sentiment de la situation lui revint dans une certaine mesure. Il comprit, il regarda, il apercut son compagnon deja suspendu a un douzaine de pieds au-dessus du sol, et, alors, de s'ecrier d'une voix etranglee par les affres de la peur : << Arrete... Nic... arrete ! >> Le forestier ne l'ecouta point. << Viens... viens... ou je m'en vais ! gemit le docteur, qui parvint a se remettre sur ses pieds. -- Va-t'en ! >> repondit Nic Deck. Et il continua de s'elever lentement le long de la chaine du pont-levis. Le docteur Patak, au paroxysme de l'effroi, voulut alors regagner le raidillon de la contrescarpe, afin de remonter jusqu'a la crete du plateau d'Orgall et de reprendre a toutesjambes le chemin de Werst... O prodige, devant lequel s'effacaient ceux qui avaient trouble la nuit precedente ! - voici qu'il ne peut bouger... Ses pieds sont retenus comme s'ils etaient saisis entre les machoires d'un etau... Peut-il les deplacer l'un apres l'autre ?... Non !... Ils adherent par les talons et les semelles de leurs bottes... Le docteur s'est-il donc laisse prendre aux ressorts d'un piege il est trop affole pour le reconnaitre... Il semble plutot qu'il soit retenu par les clous de sa chaussure. Quoi qu'il en soit, le pauvre homme est immobilise a cette place... Il est rive au sol... N'ayant meme plus la force de crier il tend desesperement les mains... On dirait qu'il veut s'arracher aux etreintes de quelque tarasque, dont la gueule emerge des entrailles de la terre... Cependant, Nic Deck etait parvenu a la hauteur de la poterne et il venait de poser sa main sur l'une des ferrures ou s'emboitait l'un des gonds du pont-levis... Un cri de douleur lui echappa ; puis, se rejetant en arriere comme s'il eut ete frappe d'un coup de foudre, il glissa le long de la chaine qu'un dernier instinct lui avait fait ressaisir, et roula jusqu'au fond du fosse. << La voix avait bien dit qu'il m'arriverait malheur ! >> murmura-t-il et il perdit connaissance. VII Comment decrire l'anxiete a laquelle etait en proie le village de Werst depuis le depart du jeune forestier et du docteur Patak ? Elle n'avait cesse de s'accroitre avec les heures qui s'ecoulaient et semblaient interminables. Maitre Koltz, l'aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres n'avaient pas manque de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun d'eux s'obstinait a observer la masse lointaine du burg, a regarder si quelque volute reapparaissait au-dessus du donjon. Aucune fumee ne se montrait -- ce qui fut constate au moyen de la lunette invariablement braquee dans cette direction. En verite, les deux florins employes a l'acquisition de cet appareil, c'etait de l'argent qui avait recu un bon emploi. jamais le biro, bien interesse pourtant, bien regardant a sa bourse, n'avait eu moins de regret d'une depense faite si a-propos. A midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la pature, on l'interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l'extraordinaire, du surnaturel ?... Frik repondit qu'il venait de parcourir la vallee de la Sil valaque, sans avoir rien vu de suspect, Apres le diner, vers deux heures, chacun regagna son poste d'observation. Personne n'eut pense a rester chez soi, et surtout personne ne songeait a remettre le pied au _Roi Mathias_, ou des voix comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles, passe encore, puisque c'est une locution qui a cours dans le langage usuel... mais une bouche !... Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret fut mis en quarantaine, et cela ne laissait pas de le preoccuper au dernier point. En serait-il donc reduit a fermer boutique, a boire son propre fonds, faute de clients ? Et pourtant, dans le but de rassurer la population de Werst, il avait procede a une longue investigation du _Roi Mathias_, fouille les chambres jusque sous leurs lits, visite les bahuts et le dressoir, explore minutieusement les coins et recoins de la grande salle, de la cave et du grenier, ou quelque mauvais plaisant aurait pu organiser cette mystification. Rien !... Rien non plus du cote de la facade qui dominait le Nyad. Les fenetres etaient trop hautes pour qu'il fut possible de s'elever jusqu'a leur embrasure, au revers d'une muraille taillee a pic et dont l'assise plongeait dans le cours impetueux du torrent. N'importe ! la peur ne raisonne pas, et bien du temps s'ecoulerait, sans doute, avant que les hotes habituels de Jonas eussent rendu leur confiance a son auberge, a son schnaps et a son rakiou. Bien du temps ?... Erreur, et, on le verra, ce facheux pronostic ne devait point se realiser. En effet, quelques jours plus tard, par suite d'une circonstance tres imprevue, les notables du village allaient reprendre leurs conferences quotidiennes, entremelees de bonnes rasades, devant les tables du _Roi Mathias_. Mais il faut revenir au jeune forestier et a son compagnon, le docteur Patak. On s'en souvient, au moment de quitter Werst, Nie Deck avait promis a la desolee Miriota de ne pas s'attarder dans sa visite au chateau des Carpathes. S'il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulminees contre lui ne se realisaient pas, il comptait etre de retour aux premieres heures de la soiree. On, l'attendait donc, et avec quelle impatience ! D'ailleurs, ni la jeune fille, ni son pere, ni le maitre d'ecole ne pouvaient prevoir que les difficultes de la route ne permettraient pas au forestier d'atteindre la crete du plateau d'Orgall avant la nuit tombante. Il suit de la que l'inquietude, deja si vive pendant la journee, depassa toute mesure, lorsque huit heures sonnerent au clocher de Vulkan, qu'on entendait tres distinctement au village de Werst. Que s'etait-il passe pour que Nic Deck et le docteur n'eussent pas reparu, apres une journee d'absence ? Cela etant, nul n'aurait songe a reintegrer sa demeure, avant qu'ils fussent de retour. A chaque instant, on s'imaginait les voir poindre au tournant de la route du col. Maitre Koltz et sa fille s'etaient portes a l'extremite de la rue, a l'endroit ou le patour avait ete mis en faction. Maintes fois, ils crurent voir des ombres se dessiner au lointain, a travers l'eclaircie des arbres... Illusion pure ! Le col etait desert, comme a l'habitude, car il etait rare que les gens de la frontiere voulussent s'y hasarder pendant la nuit. Et puis, on etait au mardi soir -- ce mardi des genies malfaisants --, et, ce jour-la, les Transylvains ne courent pas volontiers la campagne, au coucher du soleil. Il fallait que Nie Deck fut fou d'avoir choisi un pareil jour pour visiter le burg. La verite est que le jeune forestier n'y avait point reflechi, ni personne, au surplus, dans le village. Mais c'est bien a cela que Miriota songeait alors. Et quelles effrayantes images s'offraient a elle ! En imagination, elle avait suivi son fiance heure par heure, a travers ces epaisses forets du Plesa, tandis qu'il remontait vers le plateau d'Orgall... Maintenant, la nuit venue, il lui semblait qu'elle le voyait dans l'enceinte, essayant d'echapper aux esprits qui hantaient le chateau des Carpathes... Il etait devenu rejouer de leurs malefices... C'etait la victime vouee a leur vengeance... Il etait emprisonne au fond de quelque souterraine geole... mort peut- Pauvre fille, que n'eut-elle donne pour se lancer sur les traces de Nic Deck ! Et, puisqu'elle ne le pouvait, du moins aurait-elle voulu l'attendre toute la nuit en cet endroit. Mais son pere l'obligea a rentrer, et, laissant le berger en observation, tous deux revinrent a leur logis. Des qu'elle fut seule en sa petite chambre, Miriota s'abandonna sans reserve a ses larmes. Elle l'aimait, de toute son ame, ce brave Nic, et d'un amour d'autant plus reconnaissant que le jeune forestier ne l'avait point recherchee dans les conditions ou se decident ordinairement les mariages en ces campagnes transylvaines et d'une facon si bizarre. Chaque annee, a la fete de la Saint-Pierre, s'ouvre la << foire aux fiances >>. Ce jour-la, il y a reunion de toutes les jeunes filles du comitat. Elles sont venues avec leurs plus belles carrioles attelees de leurs meilleurs chevaux ; elles ont apporte leur dot, c'est-a-dire des vetements files, cousus, brodes de leurs mains, enfermes dans des coffres aux brillantes couleurs ; familles, amies, voisines, les ont accompagnees. Et alors arrivent les jeunes gens, pares de superbes habits, ceints d'echarpes de soie. Ils courent la foire en se pavanant ; ils choisissent la fille qui leur plait ; ils lui remettent un anneau et un mouchoir en signe de fiancailles, et les mariages se font au retour de la fete. Ce n'etait point sur l'un de ces marches que Nicolas Deck avait rencontre Miriota. Leur liaison ne s'etait pas etablie par hasard. Tous deux se connaissaient depuis l'enfance, ils s'aimaient depuis qu'ils avaient l'age d'aimer. Le jeune forestier n'etait pas alle querir au milieu d'une foire celle qui devait etre son epouse, et Miriota lui en avait grand gre. Ah ! pourquoi Nic Deck etait-il d'un caractere si resolu, si tenace, si entete a tenir une promesse imprudente ! il l'aimait, pourtant, il l'aimait, et elle n'avait pas eu assez d'influence pour l'empecher de prendre le chemin de ce chateau maudit ! Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des pleurs ! Elle n'avait point voulu se coucher. Penchee a sa fenetre, le regard fixe sur la rue montante, il lui semblait entendre une voix qui murmurait : << Nicolas Deck n'a pas tenu compte des menaces !... Miriota n'a plus de fiance ! >> Erreur de ses sens troubles. Aucune voix ne se propageait a travers le silence de la nuit. L'inexplicable phenomene de la salle du _Roi Mathias_ ne se reproduisait pas dans la maison de maitre Koltz. Le lendemain, a l'aube, la population de Werst etait dehors. Depuis la terrasse jusqu'au detour du col, les uns remontaient, les autres redescendaient la grande rue, -- ceux-ci pour demander des nouvelles, ceux-la pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se porter en avant, a un bon mille dit village, non point a travers les forets du Plesa, mais en suivant leur lisiere, et qu'il n'avait pas agi ainsi sans motif. Il fallait l'attendre, et, afin de pouvoir communiquer plus promptement avec lui, maitre Koltz, Miriota et Jonas se rendirent a l'extremite du village. Une demi-heure apres, Frik etait signale a quelques centaines de pas, en haut de la route. Comme il ne paraissait pas hater son allure, on en tira mauvais indice. << Eh bien, Frik, que sais-tu ?... Qu'as-tu appris ?... lui demanda maitre Koltz, des que le berger l'eut rejoint. -- Rien vu... rien appris ! repondit Frik. -- Rien ! murmura la jeune fille, dont les yeux s'emplirent de larmes. -- Au lever du jour, reprit le berger, j'avais apercu deux hommes a un mille d'ici. J'ai d'abord cru que c'etait Nic Deck, accompagne du docteur... ce n'etait pas lui ! -- Sais-tu quels sont ces hommes ? demanda Jonas. -- Deux voyageurs etrangers qui venaient de traverser la frontiere valaque. -- Tu leur as parle ?... -- Oui. -- Est-ce qu'ils descendent vers le village ? -- Non, ils font route dans la direction du Retyezat dont ils veulent atteindre le sommet. -- Ce sont deux touristes ?... -- Ils en ont l'air, maitre Koltz. -- Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan, ils n'ont rien vu du cote du burg ?... -- Non... puisqu'ils se trouvaient encore de l'autre cote de la frontiere, repondit Frik. -- Ainsi tu n'as aucune nouvelle de Nic Deck ? -- Aucune. -- Mon Dieu !... soupira la pauvre Miriota. -- Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs dans quelques jours, ajouta Frik, car ils comptent faire halte a Werst, avant de repartir pour Kolosvar. -- Pourvu qu'on ne leur dise pas de mal de mon auberge ! pensa Jonas inconsolable. Ils seraient capables de n'y point vouloir prendre logement ! >> Et, depuis trente-six heures, l'excellent hotelier etait obsede par cette crainte qu'aucun voyageur n'oserait desormais manger et dormir au _Roi Mathias_. En somme, ces demandes et ces reponses, echangees entre le berger et son maitre, n'avaient en rien eclairci la situation. Et comme ni le jeune forestier ni le docteur Patak n'avaient reparu a huit heures du matin, pouvait-on etre fonde a esperer qu'ils dussent jamais revenir ?... C'est qu'on ne s'approche pas impunement du chateau des Carpathes ! Brisee par les emotions de cette nuit d'insomnie, Miriota n'avait plus la force de se soutenir. Toute defaillante, c'est a peine si elle parvenait a marcher. Son pere dut la ramener au logis. La, ses larmes redoublerent... Elle appelait Nic d'une voix dechirante... Elle voulait partir pour le rejoindre... Cela faisait pitie, et il y avait lieu de craindre qu'elle tombat malade. Cependant il etait necessaire et urgent de prendre un parti. Il fallait aller au secours du forestier et du docteur sans perdre un instant. Qu'il y eut a courir des dangers, en s'exposant aux represailles des etres quelconques, humains ou autres, qui occupaient le burg, peu importait. L'essentiel etait de savoir ce qu'etaient devenus Nic Deck et le docteur. Ce devoir s'imposait aussi bien a leurs amis qu'aux autres habitants du village. Les plus braves ne refuseraient pas de se jeter au milieu des forets du Plesa, afin de remonter jusqu'au chateau des Carpathes. Cela decide, apres maintes discussions et demarches, les plus braves se trouverent au nombre de trois : ce furent maitre Koltz, le berger Frik et l'aubergiste Jonas, -- pas un de plus. Quant au magister Hermod, il s'etait soudainement ressenti d'une douleur de goutte a la jambe, et il avait du s'allonger sur deux chaises dans la classe de son ecole. Vers neuf heures, maitre Koltz et ses compagnons, bien armes par prudence, prirent la route du col de Vulkan., Puis, a l'endroit meme ou Nic Deck l'avait quittee, ils l'abandonnerent, afin de s'enfoncer sous l'epais massif. Ils se disaient, non sans raison, que, si le jeune forestier et le docteur etaient en marche pour revenir au village, ils prendraient le chemin qu'ils avaient du suivre a travers le Plesa. Or, il serait facile de reconnaitre leurs traces, et c'est ce qui fut constate, aussitot que tous trois eurent franchi la lisiere d'arbres. Nous les laisserons aller pour dire quel revirement se fit a Werst, des qu'on les eut perdus de vue. S'il avait paru indispensable que des gens de bonne volonte se portassent au-devant de Nic Deck et de Patak, on trouvait que c'etait d'une imprudence sans nom maintenant qu'ils etaient partis. Le beau resultat, lorsque la premiere catastrophe serait doublee d'une seconde ! Que le forestier et le docteur eussent ete victimes de leur tentative, personne n'en doutait plus et, alors, a quoi servait que maitre Koltz, Frik et Jonas s'exposassent a etre victimes de leur devouement ? On serait bien avance, lorsque la jeune fille aurait a pleurer son pere comme elle pleurait son fiance, lorsque les amis du patour et de l'aubergiste auraient a se reprocher leur perte ! La desolation devint generale a Werst, et il n'y avait pas apparence qu'elle dut cesser de sitot. En admettant qu'il ne leur arrivat pas malheur, on ne pouvait compter sur le retour de maitre Koltz et de ses deux compagnons avant que la nuit eut enveloppe les hauteurs environnantes. Quelle fut donc la surprise, lorsqu'ils furent apercus vers deux heures de l'apres-midi, dans le lointain de la route ! Avec quel empressement, Miriota, qui fut immediatement prevenue, courut a leur rencontre. Ils n'etaient pas trois, ils etaient quatre, et le quatrieme se montra sous les traits du docteur. << Nic... mon pauvre Nic !... s'ecria la jeune fille. Nic n'est-il pas la ?... >> Si... Nic Deck etait la, etendu sur une civiere de branchages que Jonas et le berger portaient peniblement. Miriota se precipita vers son fiance, elle se pencha sur lui, elle le serra entre ses bras. << Il est mort... s'ecriait-elle, il est mort ! -- Non... il n'est pas mort, repondit le docteur Patak, niais il meriterait de -l'etre... et moi aussi ! >> La verite est que le jeune forestier avait perdu connaissance. Les membres raidis, la figure exsangue, sa respiration lui soulevait a peine la poitrine. Quant au docteur, si sa face n'etait pas decoloree comme celle de son compagnon, cela tenait a ce que la marche lui avait rendu sa teinte habituelle de brique rougeatre. La voix de Miriota, si tendre, si dechirante, n'eut pas le pouvoir d'arracher Nic Deck de cette torpeur ou il etait plonge. Lorsqu'il eut ete ramene au village et depose dans la chambre de maitre Koltz, il n'avait pas encore prononce une seule parole. Quelques instants apres, cependant, ses yeux se rouvrirent, et, des qu'il apercut la jeune fille penchee a son chevet, un sourire erra sur ses levres ; mais quand il essaya de se relever, il ne put y parvenir. Une partie de son corps etait paralysee, comme s'il eut ete frappe d'hemiplegie. Toutefois, voulant rassurer Miriota, il lui dit, d'une voix bien faible, il est vrai : << Ce ne sera rien... ce ne sera rien ! -- Nic... mon pauvre Nic ! repetait la jeune fille. -- Un peu de fatigue seulement, chere Miriota, et un peu d'emotion... Cela se passera vite... avec tes soins... >> Mais il fallait du calme et du repos au malade. Aussi maitre Koltz quitta-t-il la chambre, laissant Miriota pres du jeune forestier, qui n'eut pu souhaiter une garde-malade plus diligente, et ne tarda pas a s'assoupir. Pendant ce temps, l'aubergiste Jonas racontait a un nombreux auditoire et d'une voix forte, afin de bien etre entendu de tous, ce qui s'etait passe depuis leur depart. Maitre Koltz, le berger et lui, apres avoir retrouve sous bois le sentier que Nic Deck et le docteur s'etaient fraye, avaient pris direction vers le chateau des Carpathes. Or, depuis deux heures, ils gravissaient les pentes du Plesa, et la lisiere de la foret n'etait plus qu'a un demi-mille en avant, lorsque deux hommes apparurent. C'etaient le docteur et le forestier, l'un, auquel ses jambes refusaient tout service, l'autre, a bout de forces et qui venait de tomber au pied d'un arbre : Courir au docteur, l'interroger, mais sans pouvoir en obtenir un seul mot, car il etait trop hebete pour repondre, fabriquer une civiere avec des branches, y coucher Nic Deck, remettre Patak sur ses pieds, c'est ce qui fut accompli en un tour de main. Puis, maitre Koltz et le berger, que relayait parfois Jonas, avaient repris la route de Werst. Quant a dire pourquoi Nic Deck se trouvait dans un pareil etat, et s'il avait explore les ruines du burg, l'aubergiste ne le savait pas plus que maitre Koltz, pas plus que le berger Frik, le docteur n'ayant pas encore suffisamment recouvre ses esprits pour satisfaire leur curiosite. Mais si Patak n'avait pas jusqu'alors parle, il fallait qu'il parlat maintenant. Que diable ! il etait en surete dans le village, entoure de ses amis, au milieu de ses clients !Il n'avait plus rien a redouter des etres de la-bas ! Meme s'ils lui avaient arrache le serment de se taire, de ne rien raconter de ce qu'il avait vu au chateau des Carpathes, l'interet public lui commandait de manquer a son serment. << Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit maitre Koltz, et rappelez vos souvenirs ! -- Vous voulez... que je parle... -- Au nom des habitants de Werst, et pour assurer la securite du village, je vous l'ordonne ! >> Un bon verre de rakiou, apporte par Jonas, eut pour effet de rendre au docteur l'usage de sa langue, et ce fut par phrases entrecoupees qu'il s'exprima en ces termes : , Nous sommes partis tous les deux... Nic et moi... Des fous... des fous !... Il a fallu presque une journee pour traverser ces forets maudites... Parvenus au soir seulement devant le burg J'en tremble encore j'en tremblerai toute ma vie ! Nic voulait y entrer Oui ! il voulait passer la nuit dans le donjon... autant dire la chambre a coucher de Belzebuth !... >> Le docteur Patak disait ces choses d'une voix si caverneuse, que l'on fremissait rien qu'a l'entendre. >> je n'ai pas consenti... reprit-il, non... je n'ai pas consenti !... Et que serait-il arrive... si j'eusse cede aux desirs de Nic Deck ?... Les cheveux me dressent d'y penser ! >> Et si les cheveux du docteur se dressaient sur son crane, c'est que sa main s'y egarait machinalement. << Nic s'est donc resigne a camper sur le plateau d'Orgall... Quelle nuit... mes amis, quelle nuit !... Essayez donc de reposer, lorsque les esprits ne vous permettent pas de dormir une heure... non, pas meme une heure !... Tout a coup, voila que des monstres de feu apparaissent entre les nuages, de veritables balauris !... Ils se precipitent sur le plateau pour nous devorer... >> Tous les regards se porterent vers le ciel pour voir s'il n'etait pas chevauche par quelque galopade de spectres. << Et, quelques instants apres, reprit le docteur, voici la cloche de la chapelle qui se met en branle ! >> Toutes les oreilles. se tendirent vers l'horizon, et plus d'un crut entendre des battements lointains, tant le recit du docteur impressionnait son auditoire. << Soudain, s'ecria-t-il, d'effroyables mugissements emplissent l'espace... ou plutot des hurlements de fauves... Puis une clarte jaillit des fenetres du donjon... Une flamme infernale illumine tout le plateau jusqu'a la sapiniere... Nic Deck et moi, nous nous regardons... Ah ! l'epouvantable vision !... Nous sommes pareils a deux cadavres... deux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer l'un en face de l'autre !... >> Et, a regarder le docteur Patak avec sa figure convulsee, ses yeux fous, il y avait vraiment lieu de se demander s'il ne revenait pas de cet autre monde ou il avait deja envoye bon nombre de ses semblables ! Il fallut lui laisser reprendre haleine, car il eut ete incapable de continuer son recit. Cela couta a Jonas un second verre de rakiou, qui parut rendre a l'ex-infirmier une partie de la raison que les esprits lui avaient fait perdre. << Mais enfin, qu'est-il arrive a ce pauvre Nic Deck ? >> demanda maitre Koltz. Et, non sans raison, le biro attachait une extreme importance a la reponse du docteur, . puisque c'etait le jeune forestier qui avait ete Personnellement vise par la voix des genies dans la grande salle du _Roi Mathias_. << Voici ce qui m'est reste dans la memoire, repondit le docteur. Le jour etait revenu... J'avais supplie Nic Deck de renoncer a ses projets... Mais vous le connaissez... il n'y a rien a obtenir d'un entete pareil... Il est descendu dans le fosse... et j'ai ete force de le suivre, car il m'entrainait... D'ailleurs, je n'avais plus conscience de ce que je faisais... Nic s'avance alors jusqu'au-dessous de la poterne... Il saisit une chaine du pont-levis avec laquelle il se hisse le long de la courtine A ce moment, le sentiment de la situation me revient Il est temps encore de l'arreter, cet imprudent... je dirai plus, ce sacrilege !... Une derniere fois, je lui ordonne de redescendre, de revenir en arriere, de reprendre avec moi le chemin de Werst... << Non ! >> me crie-t-il... je veux fuir... oui... mes amis... je l'avoue... j'ai voulu fuir, et il n'est pas un de vous qui n'aurait eu la meme pensee a ma place !... Mais c'est en vain que je cherche a me degager du sol... Mes pieds y sont cloues... visses enracines... J'essaie de les en arracher... c'est impossible...J'essaie de me debattre... c'est inutile. >> Et le docteur Patak imitait les mouvements desesperes d'un homme retenu par les jambes, semblable a un renard qui s'est laisse prendre au piege. Puis, revenant a son recit : << En ce moment, dit-il, un cri se fait entendre... et quel cri !... C'est Nic Deck qui l'a pousse... Ses mains, accrochees a la chaine, ont lache prise, et il tombe au fond du fosse, comme s'il avait ete frappe par une main invisible ! >> il est certain que le docteur venait de raconter les choses de la facon qu'elles s'etaient passees, et son imagination n'y avait rien ajoute, si troublee qu'elle fut. Tels il les avait decrits, tels s'etaient produits les prodiges dont le plateau d'Orgall avait ete le theatre pendant la nuit derniere. Quant a ce qui a suivi la chute de Nic Deck, le voici Le forestier est evanoui et le docteur Patak est incapable de lui venir en aide, car ses bottes sont clouees au sol, et ses pieds gonfles n'en peuvent sortir... Soudain, l'invisible force qui l'enchaine est brusquement rompue... Ses jambes sont libres... Il se precipite vers son compagnon, et -- ce qui etait de sa part un fier acte de courage... il mouille la figure de Nic Deck avec son mouchoir qu'il a trempe dans l'eau de la cuvette... Le forestier reprend connaissance, mais son bras gauche et une partie de son corps sont inertes depuis l'effroyable secousse qu'il a subie... Cependant, avec l'aide du docteur, il parvient a se relever, a remonter le revers de la contrescarpe, a regagner le plateau... Puis, il se remet en route vers le village... Apres une heure de marche, ses douleurs au bras et au flanc sont si violentes qu'elles l'obligent a s'arreter... Enfin, c'est au moment ou le docteur se disposait a partir afin d'aller chercher du secours a Werst, que maitre Koltz, Jonas et Frik sont arrives tres a propos. Pour ce qui est du jeune forestier, savoir s'il avait ete gravement atteint, le docteur Patak evitait de se prononcer, bien qu'il montrat habituellement une rare assurance, lorsqu'il s'agissait d'un cas medical. << Si l'on est malade d'une maladie naturelle, se contenta-t-il de repondre d'un ton dogmatique, c'est deja grave ! Mais, s'agit-il d'une maladie surnaturelle, que le Chort vous envoie dans le corps, il n'y a guere que le Chort qui puisse la guerir ! >> A defaut de diagnostic, ce pronostic n'etait pas rassurant pour Nic Deck. Tres heureusement, ces paroles n'etaient point paroles d'evangile, et combien de medecins se sont trompes depuis Hippocrate et Galien et se trompent journellement, qui sont superieurs au docteur Patak. Le jeune forestier etait un gars solide; avec sa vigoureuse constitution, il etait permis d'esperer qu'il s'en tirerait -- meme sans aucune intervention diabolique --, et a la condition de ne pas suivre trop exactement les prescriptions de l'ancien infirmier de la quarantaine. VIII De tels evenements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants de Werst. Il n'y avait plus a en douter maintenant, ce n'etaient pas de vaines menaces que la << bouche d'ombre >>, comme dirait le poete, avait fait entendre aux clients du _Roi Mathias_. Nic Deck, frappe d'une maniere inexplicable, avait ete puni de sa desobeissance et de sa temerite. N'etait-ce pas un avertissement a l'adresse de tous ceux qui seraient tentes de suivre son exemple ? Interdiction formelle de chercher a s'introduire dans le chateau des Carpathes, voila ce qu'il fallait conclure de cette deplorable tentative. Quiconque la reprendrait, y risquerait sa vie. Tres certainement, si le forestier fut parvenu a franchir la courtine, il n'aurait jamais reparu au village. Il suit de la que l'epouvante fut plus complete que jamais a Werst, meme a Vulkan, et aussi dans toute la vallee des deux Sils. On ne parlait rien moins que d'abandonner le pays ; deja quelques familles tsiganes emigraient plutot que de sejourner au voisinage du burg. A present qu'il servait de refuge a des etres surnaturels et malfaisants, c'etait au-dela de ce que pouvait supporter le temperament public. Il n'y avait plus qu'a s'en aller vers quelque autre region du comitat, a moins que le gouvernement hongrois ne se decidat a detruire cet inabordable repaire. Mais le chateau des Carpathes etait-il destructible par les seuls moyens que des hommes eussent a leur disposition ? Pendant la premiere semaine de juin, personne ne s'aventura hors du village, pas meme pour vaquer aux travaux de culture. Le moindre coup de beche ne pouvait-il provoquer l'apparition d'un fantome, enfoui dans les entrailles du sol ?... Le coutre de la charrue, en creusant le sillon, ne ferait-il pas envoler des bandes de staffii ou de striges ?... Ou l'on semerait du grain de ble ne pousserait-il pas de la graine de demons ? << C'est ce qui ne manquerait pas d'arriver ! >> disait le berger Frik d'un ton convaincu. Et, pour son compte, il se gardait bien de retourner avec ses moutons dans les patures de la Sil. Ainsi, le village etait terrorise. Le travail des champs etait entierement delaisse. On se tenait chez soi, portes et fenetres closes. Maitre Koltz ne savait quel parti prendre pour ramener chez ses administres une confiance qui lui faisait defaut, d'ailleurs, a lui-meme. Decidement, le seul moyen, ce serait d'aller a Kolosvar, afin de reclamer l'intervention des autorites. Et la fumee, est-ce qu'elle reparaissait encore a la pointe de la cheminee du donjon ?... Oui, plusieurs fois la lunette permit de l'apercevoir, au milieu des vapeurs qui trainaient a la surface du plateau d'Orgall. Et les nuages, la nuit venue, est-ce qu'ils ne prenaient pas une teinte rougeatre, semblable a quelque reflet d'incendie ?... Oui, et on eut dit que des volutes enflammees tourbillonnaient au-dessus du chateau. Et ces mugissements, qui avaient tant effraye le docteur Patak, se propageaient-ils a travers les massifs du Plesa, a la grande epouvante des habitants de Werst ?... Oui, ou du moins, malgre la distance, les vents de sud-ouest apportaient de terribles grondements que repercutaient les echos du col. En outre, d'apres ces gens affoles, on eut dit que le sol etait agite de trepidations souterraines, comme si un ancien cratere se fut rallume a la chaine des Carpathes. Mais peut-etre y avait-il une bonne part d'exageration dans ce que les Werstiens croyaient voir, entendre et ressentir. Quoi qu'il en soit, il s'etait produit des faits positifs, tangibles, on en conviendra, et il n'y avait plus moyen de vivre en un pays si extraordinairement machine. Il va de soi que l'auberge du _Roi Mathias_ continuait d'etre deserte. Un lazaret en temps d'epidemie n'eut pas ete plus abandonne. Personne n'avait l'audace d'en franchir le seuil, et Jonas se demandait si, faute de clients, il n'en serait pas reduit a cesser son commerce, lorsque l'arrivee de deux voyageurs vint modifier cet etat de choses. Dans la soiree du 9 juin, vers huit heures, le loquet de la porte fut souleve du dehors ; mais cette porte, verrouillee en dedans, ne put s'ouvrir. Jonas, qui avait deja regagne sa mansarde, se hata de descendre. A l'espoir qu'il eprouvait de se trouver en face d'un hote se joignait la crainte que cet hote ne fut quelque revenant de mauvaise mine, auquel il ne saurait trop se hater de refuser souper et gite. Jonas se mit donc a parlementer prudemment a travers la porte, sans l'ouvrir. << Qui est la ? demanda-t-il. -- Ce sont deux voyageurs. -- Vivants ?... -- Tres vivants. -- En etes-vous bien surs ?... -- Aussi vivants qu'on peut l'etre, monsieur l'aubergiste, mais qui ne tarderont pas a mourir de faim, si vous avez la cruaute de les laisser dehors. >> Jonas se decida a repousser les verrous, et deux hommes franchirent le seuil de la salle. A peine furent-ils entres que leur premier soin fut de demander chacun une chambre, ayant intention de sejourner pendant vingt-quatre heures a Werst. A la clarte de sa lampe, Jonas examina les nouveaux venus avec une extreme attention, et il acquit la certitude que c'etaient bien des etres humains auxquels il avait affaire. Quelle bonne fortune pour le _Roi Mathias_ ! Le plus jeune de ces voyageurs paraissait avoir trente-deux ans environ. Une taille elevee, une figure noble et belle, des yeux noirs, des cheveux chatain fonce, une barbe brune elegamment taillee, la physionomie un peu triste mais fiere, tout cela etait d'un gentilhomme, et un aubergiste aussi observateur que Jonas ne pouvait s'y tromper. Au surplus, lorsqu'il eut demande sous quel nom il devait inscrire les deux voyageurs : << Le comte Franz de Telek, repondit le jeune homme, et son soldat Rotzko. -- De quel pays ?... -- De Krajowa. >> Krajowa est une des principales bourgades de l'Etat de Roumanie, qui confine aux provinces transylvaines vers le sud de la chaine des Carpathes. Franz de Telek etait donc de race roumaine, -- ce que Jonas avait reconnu au premier aspect. Quant a Rotzko, homme d'une quarantaine d'annees, grand, robuste, epaisse moustache, cheveux drus, poils rudes, il avait une tournure bien militaire. Il portait meme le sac du soldat, retenu sur ses epaules par des bretelles, et une valise assez legere qu'il tenait a la main. C'etait la tout le bagage du jeune comte, qui voyageait en touriste, a pied le plus souvent. Cela se voyait a son costume, manteau en bandouliere, passe-montagne sur la tete, vareuse serree a la taille par un ceinturon d'ou pendait la gaine de cuir du couteau valaque, guetres s'ajustant etroitement a des souliers larges et epais de semelle. Ces deux voyageurs n'etaient autres que ceux rencontres par le berger Frik, une dizaine de jours auparavant, sur la route du col, alors qu'ils se dirigeaient vers le Retyezat. Apres avoir visite la contree jusqu'aux limites du Maros, et avoir fait l'ascension de la montagne, ils venaient prendre un peu de repos au village de Werst, pour remonter ensuite la vallee des deux Sils. << Vous avez des chambres a nous donner ? demanda Franz de Telek. -- Deux... trois... quatre... autant qu'il plaira a monsieur le comte, repondit Jonas. -- Deux suffiront, dit Rotzko ; il faut seulement qu'elles soient l'une pres de l'autre. -- Celles-ci vous conviendront-elles ? reprit Jonas, en ouvrant deux portes a l'extremite de la grande salle, -- Tres bien >>, repondit Franz de Telek. On le voit, Jonas n'avait rien a craindre de ses nouveaux hotes. Ce n'etaient point des etres surnaturels, des esprits ayant revetu l'apparence humaine. Non ! ce gentilhomme se presentait comme un de ces personnages de distinction qu'un aubergiste est toujours tres honore de recevoir. Voila une heureuse circonstance qui ramenerait la vogue au _Roi Mathias_. -- A quelle distance sommes-nous de Kolosvar ? demanda le jeune comte. -- A une cinquantaine de milles, en suivant la route qui passe par Petroseny et Karlsburg, repondit Jonas. -- Est-ce que l'etape est fatigante ? -- Tres fatigante pour des pietons, et, s'il m'est permis d'adresser cette observation a monsieur le comte, il parait avoir besoin d'un repos de quelques jours... -- Pouvons-nous souper ? demanda Franz de Telek en coupant court aux invites de l'aubergiste. -- Une demi-heure de patience, et j'aurai l'honneur d'offrir a monsieur le comte un repas digne de lui... -- Du pain, du vin, des oeufs et de la viande froide nous suffiront pour ce soir. -- je vais vous servir. -- Le plus tot possible. -- A l'instant. >> Et Jonas se disposait a regagner la cuisine, lorsqu'une question l'arreta. , Vous ne semblez pas avoir grand monde a votre auberge ?... dit Franz de Telek. -- En effet... il ne s'y trouve personne en ce moment, monsieur le comte. -- Ce n'est donc pas l'heure ou les gens du pays viennent boire en fumant leur pipe ? -- L'heure est passee... monsieur le comte... car on se couche avec les poules au village de Werst. >> Jamais il n'aurait voulu dire pourquoi le _Roi Mathias_ ne renfermait pas un seul client. << Est-ce que votre village ne compte pas de quatre a cinq cents habitants ? -- Environ, monsieur le comte. -- Pourtant, nous n'avons pas rencontre ame qui vive en descendant la principale rue... -- C'est que... aujourd'hui... nous sommes au samedi... et la veille du dimanche... >> Franz de Telek n'insista pas, heureusement pour Jonas, qui ne savait plus que repondre. Pour rien au monde il ne se serait decide a avouer la situation. Les etrangers ne l'apprendraient que trop tot, et qui sait s'ils ne se hateraient pas de fuir un village suspect a si juste titre ! << Pourvu que la voix ne recommence pas a bavarder, tandis qu'ils seront en train de souper ! >> pensait Jonas, en dressant la table au milieu de la salle. Quelques instants apres, le tres simple repas qu'avait commande le jeune comte etait proprement servi sur une nappe bien blanche. Franz de Telek s'assit, et Rotzko prit place en face de lui, suivant leur habitude en voyage. Tous deux mangerent de grand appetit ; puis, le repas acheve, ils se retirerent chacun dans sa chambre. Comme le jeune comte et Rotzko n'avaient point echange dix paroles pendant le repas, Jonas n'avait pu en aucune facon se meler a leur conversation -- a son vif deplaisir. Du reste, Franz de Telek paraissait etre peu communicatif. Quant a Rotzko, apres l'avoir observe, l'aubergiste comprit qu'il n'aurait rien a en tirer de ce qui concernait la famille de son maitre. Jonas avait donc du se contenter de souhaiter le bonsoir a ses hotes. Mais, avant de remonter a sa mansarde, il parcourut la grande salle du regard, pretant une oreille inquiete aux moindres bruits du dedans et du dehors, et se repetant : -- Pourvu que cette abominable voix ne les reveille pas pendant leur sommeil ! >> La nuit s'ecoula tranquillement. Le lendemain, des le point du jour, la nouvelle se repandit que deux voyageurs etaient descendus au Roi Mathias, et nombre d'habitants accoururent devant l'auberge. Tres fatigues par leur excursion de la veille, Franz de Telek et Rotzko dormaient encore. Il n'etait guere probable qu'ils eussent l'intention de se lever avant sept. ou huit heures du matin. De la, grande impatience des curieux, qui, pourtant, n'auraient pas eu le courage d'entrer dans la salle tant que les voyageurs n'auraient pas quitte leur chambre. Tous deux parurent enfin sur le coup de huit heures. Rien de facheux ne leur etait arrive. On put les voir allant et venant dans l'auberge. Puis ils s'assirent pour leur dejeuner du matin. Cela ne laissait pas d'etre rassurant. D'ailleurs, Jonas, debout sur le seuil de la porte, souriait d'un air aimable, invitant ses anciens clients a lui rendre leur confiance. Puisque le voyageur qui honorait le _Roi Mathias_ de sa presence etait un gentilhomme -- un gentilhomme roumain, s'il vous plait, et de l'une des plus vieilles familles roumaines -- que pouvait-on craindre en si noble compagnie ? Bref', il advint que maitre Koltz, pensant qu'il etait de son devoir de donner l'exemple, se hasarda a faire acte de presence. Vers neuf heures, le biro entra, quelque peu hesitant. Presque aussitot, il fut suivi du magister Hermod, de trois ou quatre autres habitues et du patour Frik. Quant au docteur Patak, il avait ete impossible de le decider a les accompagner. << Remettre le pied chez Jonas, avait-il repondu, jamais, quand il me paierait dix florins ma visite ! >> Il convient de faire ici une remarque qui n'est pas sans avoir une certaine importance : si maitre Koltz avait consenti a revenir au _Roi Mathias_, ce n'etait pas dans l'unique but de satisfaire un sentiment de curiosite, ni par desir de se mettre en relation avec le comte Franz de Telek. Non ! L'interet entrait pour une bonne part dans sa determination. En effet, en sa qualite de voyageur, le jeune comte etait astreint a payer une taxe de passage pour son soldat et pour lui. Or, on ne l'a point oublie, ces taxes allaient directement a la poche du premier magistrat de Werst. Le biro vint donc faire sa reclamation en termes fort convenables, et Franz de Telek, quoique un peu surpris de la demande, s'empressa d'y faire droit. Il offrit meme. a maitre Koltz et au magister de s'asseoir un instant a sa table. Ceux-ci accepterent, ne pouvant refuser une offre si poliment formulee. Jonas se hata de servir des liqueurs variees, les meilleures de sa cave. Quelques gens de Werst demanderent alors une tournee pour leur compte. Il y avait ainsi lieu de croire que l'ancienne clientele, un instant dispersee, ne tarderait pas a reprendre le chemin du _Roi Mathias_. Apres avoir acquitte la taxe des voyageurs, Franz de Telek desira savoir si elle etait productive. << Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, repondit maitre Koltz. -- Est-ce que les etrangers ne visitent que rarement cette partie de la Transylvanie ? -- Rarement, en effet, repliqua le biro, et pourtant le pays merite d'etre explore. -- C'est mon avis, dit le jeune comte. Ce que j'en ai vu m'a paru digne d'attirer l'attention des voyageurs. Du sommet du Retyezat, j'ai beaucoup admire les vallees de la Sil, les bourgades que l'on decouvre dans l'est, et ce cirque de montagnes que ferme en arriere le massif des Carpathes. -- C'est fort beau, monsieur le comte, c'est fort beau, repondit le magister Hermod -- , et, pour completer votre excursion, nous vous engageons a faire l'ascension du Paring. -- je crains de ne point avoir le temps necessaire, repondit Franz de Telek. -- Une journee suffirait. -- Sans doute, mais je me rends a Karlsburg, et je compte partir demain matin. -- Quoi, monsieur le comte songerait a nous quitter si tot ? >> dit Jonas en prenant son air le plus gracieux. Et il n'aurait pas ete fache de voir ses deux hotes prolonger leur halte au _Roi Mathias_. Il le faut, repondit le comte de Telek. Du reste, a quoi me servirait de sejourner a Werst ?... -- Croyez que notre village vaut la peine d'arreter quelque temps un touriste ! fit observer maitre Koltz. -- Cependant, il parait etre peu frequente, repliqua le jeune comte, et c'est probablement parce que ses environs n'offrent rien de curieux... -- En effet, rien de curieux... dit le biro, en songeant au burg. -- Non..... rien de curieux... repeta le magister. -- Oh !... Oh !... >> fit le berger Frik, auquel cette exclamation echappa involontairement. Quels regards lui jeterent maitre Koltz et les autres et plus particulierement l'aubergiste ! Etait-il donc urgent de mettre un etranger au courant des secrets du pays ? Lui devoiler ce qui se passait sur le plateau d'Orgall, signaler a son attention le chateau des Carpathes, n'etait-ce pas vouloir l'effrayer, lui donner l'envie de quitter le village ? Et a l'avenir, quels voyageurs voudraient suivre la route du col de Vulkan pour penetrer en Transylvanie ? Vraiment, ce patour ne montrait pas plus d'intelligence que le dernier de ses moutons. << Mais tais-toi donc, imbecile, tais-toi donc ! >> lui dit a mi-voix maitre Koltz. Toutefois, la curiosite du jeune comte ayant ete eveillee, il s'adressa directement a Frik, lui demanda ce que signifiait ces oh ! oh ! interjectifs. Le berger n'etait point homme a reculer, et, au fond, peut-etre pensait-il que Franz de Telek pourrait donner un bon conseil dont le village ferait son profit. << J'ai dit : Oh !... Oh !... monsieur le comte, repliquat-il, et je ne m'en dedis point. -- Y a-t-il dans les environs de Werst quelque merveille a visiter ? reprit le jeune comte. -- Quelque merveille... repliqua maitre Koltz. -- Non !... non !... >> s'ecrierent les assistants. Et ils s'effrayaient deja a la pensee qu'une seconde tentative faite pour penetrer dans le burg ne manquerait pas d'attirer de nouveaux malheurs. Franz de Telek, non sans un peu de surprise, observa ces braves gens, dont les figures exprimaient diversement la terreur, mais d'une maniere tres significative. << Qu'il y a-t-il donc ?... demanda-t-il. -- Ce qu'il y a, mon maitre ? repondit Rotzko. Eh bien, parait-il, il y a le chateau des Carpathes. -- Le chateau des Carpathes ?... -- Oui !... c'est le nom que ce berger vient de me glisser dans l'oreille. >> Et, ce disant, Rotzko montrait Frik, qui secouait la tete sans trop oser regarder le biro. Maintenant une breche etait faite au mur de la vie privee du superstitieux village, et toute son histoire ne tarda pas a passer par cette breche. Maitre Koltz, qui en avait pris son parti, voulut lui-meme faire connaitre la situation au jeune comte, et il lui raconta tout ce qui concernait le chateau des Carpathes. Il va sans dire que Franz de Telek ne put cacher l'etonnement que ce recit lui fit eprouver et les sentiments qu'il lui suggera. Quoique mediocrement instruit des choses de science, a l'exemple des jeunes gens de sa condition qui vivaient en leurs chateaux au fond de campagnes valaques, c'etait un homme de bon sens. Aussi, croyait-il peu aux apparitions, et se riait-il volontiers des legendes. Un burg hante par des esprits, cela etait bien pour exciter son incredulite. A son avis, dans ce que venait de lui raconter maitre Koltz, il n'y avait rien de merveilleux, mais uniquement quelques faits plus ou moins etablis, auxquels les gens de Werst attribuaient une origine surnaturelle. La fumee du donjon, la cloche sonnant a toute volee, cela pouvait s'expliquer tres simplement. Quant aux fulgurations et aux mugissements sortis de l'enceinte, c'etait pur effet d'hallucination. Franz de Telek ne se gena point pour le dire et en plaisanter, au grand scandale de ses auditeurs. << Mais, monsieur le comte, lui fit observer maitre Koltz, il y a encore autre chose. -- Autre chose ?... -- Oui ! Il est impossible de penetrer a l'interieur du chateau des Carpathes. -- Vraiment ?... -- Notre forestier et notre docteur ont voulu en franchir les murailles, il y a quelques jours, par devouement pour le village, et ils ont failli payer cher leur tentative. -- Que leur est-il arrive ?... >> demanda Franz de Telek d'un ton assez ironique. Maitre Koltz raconta en detail les aventures de Nic Deck et du docteur Patak. << Ainsi, dit le jeune comte, lorsque le docteur a voulu sortir du fosse, ses pieds etaient si fortement retenus au sol qu'il n'a pu faire un pas en avant ?... -- Ni un pas en avant ni un pas en arriere ! ajouta le magister Hermod. -- Il l'aura cru, votre docteur, repliqua Franz de Telek, et c'est la peur qui le talonnait... jusque dans les talons ! -- Soit, monsieur le comte, reprit maitre Koltz. Mais comment expliquer que Nic Deck ait eprouve une effroyable secousse, quand il a mis la main sur la ferrure du pont-levis... -- Quelque mauvais coup dont il a ete victime... -- Et meme si mauvais, reprit le biro, qu'il est au lit depuis ce jour-la... -- Pas en danger de mort, je l'espere ? se hata de repliquer le jeune comte. -- Non... par bonheur. >> En realite, il y avait la un fait materiel, un fait indeniable, et maitre Koltz attendait l'explication que Franz de Telek en allait donner. Voici ce qu'il repondit tres explicitement. << Dans tout ce que je viens d'entendre, il n'y a rien, je le repete, qui ne soit tres simple. Ce qui n'est pas douteux pour moi, c'est que le chateau des Carpathes est maintenant occupe. Par qui ?... je l'ignore. En tout cas, ce ne sont point des esprits, ce sont des gens qui ont interet a se cacher, apres y avoir cherche refuge... sans doute des malfaiteurs... -- Des malfaiteurs ?... s'ecria maitre Koltz. -- C'est probable, et comme ils ne veulent point que l'on vienne les y relancer, ils ont tenu a faire croire que le burg etait hante par des etres surnaturels. -- Quoi, monsieur le comte, repondit le magister Hermod, vous pensez ?... -- je pense que ce pays est tres superstitieux, que les hotes du chateau le savent, et qu'ils ont voulu prevenir de cette facon la visite des importuns. >> Il etait vraisemblable que les choses avaient du se passer ainsi ; mais on ne s'etonnera pas que personne a Werst ne voulut admettre cette explication. Le jeune comte vit bien qu'il n'avait aucunement convaincu un auditoire qui ne voulait pas se laisser convaincre. Aussi se contenta-t-il d'ajouter : << Puisque vous ne voulez pas vous rendre a mes raisons, messieurs, continuez a croire tout ce qu'il vous plaira du chateau des Carpathes. -- Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, repondit maitre Koltz. -- Et ce qui est, ajouta le magister. -- Soit, et, vraiment, je regrette de ne pouvoir disposer de vingt-quatre heures, car Rotzko et moi, nous serions alles visiter votre fameux burg, et je vous assure que nous aurions bientot su a quoi nous en tenir... -- Visiter le burg !... s'ecria maitre Koltz. -- Sans hesiter, et le diable en personne ne nous eut pas empeches d'en franchir l'enceinte. >> En entendant Franz de Telek s'exprimer en termes si positifs, si moqueurs meme, tous furent saisis d'une bien autre epouvante. Est-ce que de traiter les esprits du chateau avec ce sans-gene, cela n'etait pas pour attirer quelque catastrophe sur le village ?... Est-ce que ces genies n'entendaient pas tout ce qui se disait a l'auberge du _Roi Mathias_ ?... Est-ce que la voix n'allait pas y retentir une seconde fois ? Et, a ce propos, maitre Koltz apprit au jeune comte dans quelles conditions le forestier avait ete, en nom propre, menace d'un terrible chatiment, s'il s'avisait de vouloir decouvrir les secrets du burg. Franz de Telek se contenta de hausser les epaules ; puis, il se leva, disant que jamais aucune voix n'avait pu etre entendue dans cette salle, comme on le pretendait. Tout cela, affirma-t-il, n'existait que dans l'imagination des clients par trop credules et un peu trop amateurs du schnaps du _Roi Mathias._ La-dessus, quelques-uns se dirigerent vers la porte, peu soucieux de rester plus longtemps en un logis ou ce jeune sceptique osait soutenir de pareilles choses. Franz de Telek les arreta d'un geste. << Decidement, messieurs, dit-il, je vois que le village de Werst est sous l'empire de la peur. -- Et ce n'est pas sans raison, monsieur le comte, repondit maitre Koltz. -- Eh bien, le moyen est tout indique d'en finir avec les machinations qui, selon vous, se passent au chateau des Carpathes. Apres demain, je serai a Karlsburg, et, si vous le voulez, je previendrai les autorites de la ville. On vous enverra une escouade de gendarmes ou d'agents de la police, et je vous reponds que ces braves sauront bien penetrer dans le burg, soit pour chasser les farceurs qui se jouent de votre credulite, soit pour arreter les malfaiteurs qui preparent peut-etre quelques mauvais coup. >> Rien n'etait plus acceptable que cette proposition, et pourtant elle ne fut pas du gout des notables de Werst. A les en croire, ni les gendarmes, ni la police, ni l'armee elle-meme, n'auraient raison de ces etres surhumains, disposant pour se defendre de procedes surnaturels ! << Mais j'y pense, messieurs, reprit alors le jeune comte, vous ne m'avez pas encore dit a qui appartient ou appartenait le chateau des Carpathes ? -- A une ancienne famille du pays, la famille des barons de Gortz, repondit maitre Koltz. -- La famille de Gortz ?... s'ecria Franz de Telek. -- Elle-meme ! -- Cette famille dont etait le baron Rodolphe ?... -- Oui, monsieur le comte. -- Et vous savez ce qu'il est devenu ?... -- Non. Voila nombre d'annees que le baron de Gortz n'a reparu au chateau. >> Franz de Telek avait pali, et, machinalement, il repetait ce nom d'une voix alteree << Rodolphe de Gortz ! >> IX La famille des comtes de Telek, l'une des plus anciennes et des plus illustres de la Roumanie, y tenait deja un rang considerable avant que le pays eut conquis son independance vers le commencement du XVIe siecle. Melee a toutes les peripeties politiques qui forment l'histoire de ces provinces, le nom de cette famille s'y est inscrit glorieusement. Actuellement, moins favorisee que ce fameux hetre du chateau des Carpathes, auquel il restait encore trois branches, la maison de Telek se voyait reduite a une seule, la branche des Telek de Krajowa, dont le dernier rejeton etait ce jeune gentilhomme qui -venait d'arriver au village de Werst. Pendant son enfance, Franz n'avait jamais quitte le chateau patrimonial, ou demeuraient le comte et la comtesse de Telek. Les descendants de cette famille jouissaient d'une grande consideration et ils faisaient un genereux usage de leur fortune. Menant la vie large et facile de la noblesse des campagnes, c'est a peine s'ils quittaient le domaine de Krajowa une fois l'an, lorsque leurs affaires les appelaient a la bourgade de ce nom, bien qu'elle ne fut distante que de quelques milles. Ce genre d'existence influa necessairement sur l'education de leur fils unique, et Franz devait longtemps se ressentir du milieu ou s'etait ecoulee sa jeunesse. Il n'eut pour instituteur qu'un vieux pretre italien, qui ne put rien lui apprendre que ce qu'il savait, et il ne savait pas grand-chose. Aussi l'enfant, devenu jeune homme, n'avait-il acquis que de tres insuffisantes connaissances dans les sciences, les arts et la litterature contemporaine. Chasser avec passion, courir nuit et jour a travers les forets et les plaines, poursuivre cerfs ou sangliers, attaquer, le couteau a la main, les fauves des montagnes, tels furent les passe-temps ordinaires du jeune comte, lequel, etant tres brave et tres resolu, accomplit de veritables prouesses en ces rudes exercices. La comtesse de Telek mourut, quand son fils avait a peine quinze ans, et il n'en comptait pas vingt et un, lorsque le comte perit dans un accident de chasse. La douleur du jeune Franz fut extreme. Comme il avait pleure sa mere, il pleura son pere. L'un et l'autre venaient de lui etre enleves en peu d'annees. Toute sa tendresse, tout ce que son coeur renfermait d'affectueux elans, s'etait jusqu'alors concentre dans cet amour filial, qui peut suffire aux expansions du premier age et de l'adolescence. Mais, lorsque cet amour vint a lui manquer, n'ayant jamais eu d'amis, et son precepteur etant mort, il se trouva seul au monde. Le jeune comte resta encore trois annees au chateau de Krajowa, d'ou il ne voulait point sortir. Il y vivait sans chercher a se creer aucunes relations exterieures. A peine alla-t-il une ou deux fois a Bucarest, parce que certaines affaires l'y obligeaient. Ce n'etaient d'ailleurs que de courtes absences, car il avait hate de revenir a son domaine. Cependant cette existence ne pouvait toujours durer, et Franz finit par sentir le besoin d'elargir un horizon que limitaient etroitement les montagnes roumaines et de s'envoler au-dela. Le jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu'il prit la resolution de voyager. Sa fortune devait lui permettre de satisfaire largement ses nouveaux gouts. Un jour, il abandonna le chateau de Krajowa a ses vieux serviteurs, et quitta le pays valaque. Il emmenait avec lui Rotzko, un ancien soldat roumain, depuis dix ans deja au service de la famille de Telek, le compagnon de toutes ses expeditions de chasse. C'etait un homme de courage et de resolution, entierement devoue a son maitre. L'intention du jeune comte etait de visiter l'Europe, en sejournant quelques mois dans les capitales et les villes importantes du continent. Il estimait, non sans raison, que son instruction, qui n'avait ete qu'ebauchee au chateau de Krajowa, pourrait se completer par les enseignements d'un voyage, dont il avait soigneusement prepare le plan. Ce fut l'Italie que Franz de Telek voulut visiter d'abord, car il parlait assez couramment la langue italienne que le vieux pretre lui avait apprise. L'attrait de cette terre, si riche de souvenirs et vers laquelle il se sentait preferablement attire, fut tel qu'il y demeura quatre ans. Il ne quittait Venise que pour Florence, Rome que pour Naples, revenant sans cesse a ces centres artistes, dont il ne pouvait s'arracher. La France, l'Allemagne, l'Espagne, la Russie, l'Angleterre, il les verrait plus tard, il les etudierait meme avec plus de profit lui semblait-il -- lorsque l'age aurait muri ses idees. Au contraire, il faut avoir toute l'effervescence de la jeunesse pour gouter le charme des grandes cites italiennes. Franz de Telek avait vingt-sept ans, lorsqu'il vint a Naples pour la derniere fois. Il ne comptait y passer que quelques jours, avant de se rendre en Sicile. C'est par l'exploration de l'ancienne _Trinacria_ qu'il voulait terminer son voyage ; puis, il retournerait au chateau de Krajowa afin d'y prendre une annee de repos. Une circonstance inattendue allait non seulement changer ses dispositions, mais decider de sa vie et en modifier le cours. Pendant ces quelques annees vecues en Italie, si le jeune comte avait mediocrement gagne du cote des sciences pour lesquelles il ne se sentait aucune aptitude, du moins le sentiment du beau lui avait-il ete revele comme a un aveugle la lumiere. L'esprit largement ouvert aux splendeurs de l'art, il s'enthousiasmait devant les chefs-d'oeuvre de la peinture, lorsqu'il visitait les musees de Naples, de Venise, de Rome et de Florence. En meme, temps, les theatres lui avaient fait connaitre les oeuvres lyriques de cette epoque, et il s'etait passionne pour l'interpretation des grands artistes. Ce fut lors de son dernier sejour a Naples, et dans les circonstances particulieres qui vont etre rapportees, qu'un sentiment d'une nature plus intime, d'une penetration plus intensive, s'empara de son coeur. Il y avait a cette epoque au theatre San-Carlo une celebre cantatrice, dont la voix pure, la methode achevee, le jeu dramatique, faisaient l'admiration des dilettanti. jusqu'alors la Stilla n'avait jamais recherche les bravos de l'etranger, et elle ne chantait pas d'autre musique que la musique italienne, qui avait repris le premier rang dans l'art de la composition. Le theatre de Carignan a Turin, la Scala a Milan, le Fenice a Venise, le theatre Alfieri a Florence, le theatre Apollo a Rome, San-Carlo a Naples, la possedaient tour a tour, et ses triomphes ne lui laissaient aucun regret de n'avoir pas encore paru sur les autres scenes de l'Europe. La Stilla, alors agee de vingt-cinq ans, etait une femme d'une beaute incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dorees, ses yeux noirs et profonds, ou s'allumaient des flammes, la purete de ses traits, sa carnation chaude, sa taille que le ciseau d'un Praxitele n'aurait pu former plus parfaite. Et de cette femme se degageait une artiste sublime, une autre Malibran, dont Musset aurait pu dire aussi : Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur ! Mais cette voix que le plus aime des poetes a celebree en ses stances immortelles : ... cette voix du coeur qui seule au coeur arrive, cette voix, c'etait celle de la Stilla dans toute son inexprimable magnificence. Cependant, cette grande artiste qui reproduisait avec une telle perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus puissants de l'ame, jamais, disait-on, son coeur n'en avait ressenti les effets. jamais elle n'avait aime, jamais ses yeux n'avaient repondu aux mille regards qui l'enveloppaient sur la scene. il semblait qu'elle ne voulut vivre que dans son art et uniquement pour son art. Des la premiere fois qu'il vit la Stilla, Franz eprouva les entrainements irresistibles d'un premier amour. Aussi, renoncant au projet qu'il avait forme de quitter l'Italie, apres avoir visite la Sicile, resolut-il de rester a Naples jusqu'a la fin de la saison. Comme si quelque lien invisible qu'il n'aurait pas eu la force de rompre, l'eut attache a la cantatrice, il etait de toutes ces representations que l'enthousiasme du public transformait en veritables triomphes. Plusieurs fois, incapable de maitriser sa passion, il avait essaye d'avoir acces pres d'elle ; mais la porte de la Stilla demeura impitoyablement fermee pour lui comme pour tant d'autres de ses fanatiques admirateurs. Il suit de la que le jeune comte fut bientot le plus a plaindre des hommes. Ne pensant qu'a la Stilla, ne vivant que pour la voir et l'entendre, ne cherchant pas a se creer des relations dans le monde ou l'appelaient son nom et sa fortune, sous cette tension du coeur et de l'esprit, sa sante ne tarda pas a etre serieusement compromise. Et que l'on juge de ce qu'il aurait souffert, s'il avait eu un rival. Mais, il le savait, nul n'aurait pu lui porter ombrage, -- pas meme un certain personnage assez etrange, dont les peripeties de cette histoire exigent que nous fassions connaitre les traits et le caractere. C'etait un homme de cinquante a cinquante-cinq ans, -- on le supposait, du moins, lors du dernier voyage de Franz de Telek a Naples. Cet etre peu communicatif paraissait affecter de se tenir en dehors de ces conventions sociales qui sont acceptees des hautes classes. On ne savait rien de sa famille, de sa situation, de son passe. On le rencontrait aujourd'hui a Rome, demain a Florence, et, il faut le dire, suivant que la Stilla etait a Florence ou a Rome. En realite, on ne lui connaissait qu'une passion : entendre la prima-donna d'un si grand renom, qui occupait alors la premiere place dans l'art du chant. Si Franz de Telek ne vivait plus que pour la Stilla depuis le jour ou il l'avait vue sur le theatre de Naples, il y avait six ans deja que cet excentrique dilettante ne vivait plus que pour l'entendre, et il semblait que la voix de la cantatrice fut devenue necessaire a sa vie comme l'air qu'il respirait. Jamais il n'avait cherche a la rencontrer ailleurs qu'a la scene, jamais il ne s'etait presente chez elle ni ne lui avait ecrit. Mais, toutes les fois que la Stilla devait chanter, sur n'importe quel theatre d'Italie, on voyait passer devant le controle un homme de taille elevee, enveloppe d'un long pardessus sombre, coiffe d'un large chapeau lui cachant la figure. Cet homme se hatait de prendre place au fond d'une loge grillee, prealablement louee pour lui. il y restait enferme, immobile et silencieux, pendant toute la representation. Puis, des que la Stilla avait acheve son air final, il s'en allait furtivement, et aucun autre chanteur, aucune autre chanteuse, n'auraient pu le retenir ; il ne les eut pas meme entendus. Quel etait ce spectateur si assidu ? La Stilla avait en vain cherche a l'apprendre. Aussi, etant d'une nature tres impressionnable, avait-elle fini par s'effrayer de la presence de cet homme bizarre, -- frayeur irraisonnee quoique tres reelle en somme. Bien qu'elle ne put l'apercevoir au fond de sa loge, dont il ne baissait jamais la grille, elle le savait la, elle sentait son regard imperieux fixe sur elle, et qui la troublait a ce point qu'elle n'entendait meme plus les bravos dont le public accueillait son entree en scene. Il a ete dit que ce personnage ne s'etait jamais presente a la Stilla. Mais s'il n'avait pas essaye de connaitre la femme -- nous insisterons particulierement sur ce point --, tout ce qui pouvait lui rappeler l'artiste avait ete l'objet de ses constantes attentions. C'est ainsi qu'il possedait le plus beau des portraits que le grand peintre Michel Gregorio eut fait de la cantatrice, passionnee, vibrante, sublime, incarnee dans l'un de ses plus beaux roles, et ce portrait, acquis au poids de l'or, valait le prix dont l'avait paye son admirateur. Si cet original etait toujours seul, lorsqu'il venait occuper sa loge aux representations de la Stilla, s'il ne sortait jamais de chez lui que pour se rendre au theatre, il ne faudrait pas en conclure qu'il vecut dans un isolement absolu. Non, un compagnon, non moins heteroclite que lui, partageait son existence. Cet individu s'appelait Orfanik. Quel age avait-il, d'ou venait-il, ou etait-il ne ? Personne n'aurait pu repondre a ces trois questions. A l'entendre -- car il causait volontiers --, il etait un de ces savants meconnus, dont le genie n'a pu se faire jour, et qui ont pris le monde en aversion. On supposait, non sans raison, que ce devait etre quelque pauvre diable d'inventeur que soutenait largement la bourse du riche dilettante. Orfanik etait de taille moyenne, maigre, chetif, etique, avec une de ces figures pales que, dans l'ancien langage, on qualifiait de << chiches-faces >>. Signe particulier, il portait une oeillere noire sur son oeil droit qu'il avait du perdre dans quelque experience de physique ou de chimie, et, sur son nez, une paire d'epaisses lunettes dont l'unique verre de myope servait a son oeil gauche, allume d'un regard verdatre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait, comme s'il eut cause avec quelque etre invisible qui l'ecoutait sans jamais lui repondre. Ces deux types, l'etrange melomane et le non moins etrange Orfanik, etaient fort connus, du moins autant qu'ils pouvaient l'etre, en ces villes d'Italie, ou les appelait regulierement la saison theatrale. Ils avaient le privilege d'exciter la curiosite publique, et, bien que l'admirateur de la Stilla eut toujours repousse les reporters et leurs indiscretes interviews, on avait fini par connaitre son nom et sa nationalite. Ce personnage etait d'origine roumaine, et, lorsque Franz de Telek demanda comment il s'appelait, on lui repondit : << Le baron Rodolphe de Gortz. >> Les choses en etaient la a l'epoque ou le jeune comte venait d'arriver a Naples. Depuis deux mois, le theatre San-Carlo ne desemplissait pas, et le succes de la Stilla s'accroissait chaque soir. jamais elle ne s'etait montree aussi admirable dans les divers roles de son repertoire, jamais elle n'avait provoque de plus enthousiastes ovations. A chacune de ces representations, tandis que Franz occupait son fauteuil a l'orchestre, le baron de Gortz, cache dans le fond de sa loge, s'absorbait dans ce chant exquis, s'impregnait de cette voix penetrante, faute de laquelle il semblait qu'il n'aurait pu vivre. Ce fut alors qu'un bruit courut a Naples, -- un bruit auquel le public refusait de croire, mais qui finit par alarmer le monde des dilettante. On disait que, la saison achevee, la Stilla allait renoncer au theatre. Quoi ! dans toute la possession de son talent, dans toute la plenitude de sa beaute, a l'apogee de sa carriere d'artiste, etait-il possible qu'elle songeat a prendre sa retraite ? Si invraisemblable que ce fut, c'etait vrai, et, sans qu'il s'en doutat, le baron de Gortz etait en partie cause de cette resolution. Ce spectateur aux allures mysterieuses, toujours la, quoique invisible derriere la grille de sa loge, avait fini par provoquer chez la Stilla une emotion nerveuse et persistante, dont elle ne pouvait plus se defendre. Des son entree en scene, elle se sentait impressionnee a un tel point que ce trouble, tres apparent pour le public, avait altere peu a peu sa sante. Quitter Naples, s'enfuir a Rome, a Venise, ou dans toute autre ville de la peninsule, cela n'eut pas suffi, elle le savait, a la delivrer de la presence du baron de Gortz. Elle ne fut meme pas parvenue a lui echapper, en abandonnant l'Italie pour l'Allemagne, la Russie ou la France. Il la suivrait partout ou elle irait se faire entendre, et, pour se delivrer de cette obsedante importunite, le seul moyen etait d'abandonner le theatre. Or, depuis deux mois deja, avant que le bruit de sa retraite se fut repandu, Franz de Telek s'etait decide a faire aupres de la cantatrice une demarche, dont les consequences devaient amener, par malheur, la plus irreparable des catastrophes. Libre de sa personne, maitre d'une grande fortune, il avait pu se faire admettre chez la Stilla et lui avait offert de devenir comtesse de Telek. La Stilla n'etait pas sans connaitre de longue date les sentiments qu'elle inspirait au jeune comte. Elle s'etait dit que c'etait un gentilhomme, auquel toute femme, meme du plus haut monde, eut ete heureuse de confier son bonheur. Aussi, dans la disposition d'esprit ou elle se trouvait, lorsque Franz de Telek lui offrit son nom, l'accueillit-elle avec une sympathie qu'elle ne chercha point a dissimuler. Ce fut avec une entiere foi dans ses sentiments qu'elle consentit a devenir la femme du comte de Telek, et sans regret d'avoir a quitter la carriere dramatique. La nouvelle etait donc vraie, la Stilla ne reparaitrait plus sur aucun theatre, des que la saison de San-Carlo aurait pris fin. Son mariage, dont on avait eu quelques soupcons, fut alors donne comme certain. On le pense, cela produisit un effet prodigieux non seulement parmi le monde artiste, mais aussi dans le grand monde d'Italie. Apres avoir refuse de croire a la realisation de ce projet, il fallut pourtant se rendre. Jalousies et haines se dresserent alors contre le jeune comte, qui ravissait a son art, a ses succes, a l'idolatrie des dilettante, la plus grande cantatrice de l'epoque. Il en resulta des menaces personnelles a l'adresse de Franz de Telek -- menaces dont le jeune homme ne se preoccupa pas un instant. Mais, s'il en fut ainsi dans le public, que l'on imagine ce que dut eprouver le baron Rodolphe de Gortz a la pensee que la Stilla allait lui etre enlevee, qu'il perdrait avec elle tout ce qui l'attachait a la vie. Le bruit se repandit qu'il tenta d'en finir par le suicide. Ce qui est certain, c'est qu'a partir de ce jour, on cessa de voir Orfanik courir les rues de Naples. Ne quittant plus le baron Rodolphe, il vint meme plusieurs fois s'enfermer avec lui dans cette loge de San-Carlo que le baron occupait a chaque representation, -- ce qui ne lui etait jamais arrive, etant absolument refractaire, comme tant d'autres savants, au charme de la musique. Cependant les jours s'ecoulaient, l'emotion ne se calmait pas, et elle allait etre portee au comble le soir ou la Stilla ferait sa derniere apparition sur le theatre. C'etait dans le superbe role d'Angelica, d'Orlando, ce chef-d'oeuvre du maestro Arconati, qu'elle devait adresser ses adieux au public. Ce soir-la, San-Carlo fut dix fois trop petit pour contenir les spectateurs qui se pressaient a ses portes et dont la majeure partie dut rester sur la place. On craignait des manifestations contre le comte de Telek, sinon tandis que la Stilla serait en scene, du moins lorsque le rideau baisserait sur le cinquieme acte de l'opera. Le baron de Gortz avait pris place dans sa loge, et, cette fois encore, Orfanik s'y trouvait pres de lui. La Stilla parut, plus emue qu'elle ne l'avait jamais ete. Elle se remit pourtant, elle s'abandonna a son inspiration, elle chanta, avec quelle perfection, avec quel incomparable talent, cela ne saurait s'exprimer. L'enthousiasme indescriptible qu'elle excita parmi les spectateurs s'eleva jusqu'au delire. Pendant la representation, le jeune comte s'etait tenu au fond de la coulisse, impatient, enerve, fievreux, a ne pouvoir se moderer, maudissant la longueur des scenes, s'irritant des retards que provoquaient les applaudissements et les rappels. Ah ! qu'il lui tardait d'arracher a ce theatre celle qui allait devenir comtesse de Telek, et de l'emmener loin, bien loin, si loin, qu'elle ne serait plus qu'a lui, a lui seul ! Elle arriva, cette dramatique scene ou meurt l'heroine d'Orlando. jamais l'admirable musique d'Arconati ne parut plus penetrante, jamais la Stilla ne l'interpreta avec des accents plus passionnes. Toute son ame semblait se distiller a travers ses levres... Et, cependant, on eut dit que cette voix, dechiree par instants, allait se briser, cette voix qui ne devait plus se faire entendre ! En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s'abaissa. Une tete etrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra, sa figure extatique etait effrayante de paleur, et, du fond de la coulisse, Franz l'apercut en pleine lumiere, ce qui ne lui etait pas encore arrive. La Stilla se laissait emporter alors a toute la fougue de cette enlevante strette du chant final... Elle venait de redire cette phrase d'un sentiment sublime : _Innamorata, mio cuore, tremante,_ Voglio morire... Soudain, elle s'arrete... La face du baron de Gortz la terrifie... Une epouvante inexplicable la paralyse... Elle porte vivement la main a sa bouche, qui se rougit de sang... Elle chancelle... elle tombe... Le public s'est leve, palpitant, affole, au comble de l'angoisse... Un cri s'echappe de la loge du baron de Gortz... Franz vient de se precipiter sur la scene, il prend la Stilla entre ses bras, il la releve... il la regarde... il l'appelle : -- Morte ! morte !... s'ecrie-t-il, morte !... >> La Stilla est morte... Un vaisseau s'est rompu dans sa poitrine... Son chant s'est eteint avec son dernier soupir ! Le jeune comte fut rapporte a son hotel, dans un tel etat que l'on craignit pour sa raison. Il ne put assister aux funerailles de la Stilla, qui furent celebrees au milieu d'un immense concours de la population napolitaine. Au cimetiere du _Campo Santo Nuovo_, ou la cantatrice fut inhumee, on ne lit que ce nom sur un marbre blanc STILLA Le soir des funerailles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. La, les yeux hagards, la tete inclinee, les levres serrees comme si elles eussent ete deja scellees par la mort, il regarda longtemps la place ou la Stilla etait ensevelie. Il semblait preter l'oreille, comme si la voix de la grande artiste allait une derniere fois s'echapper de cette tombe... C'etait Rodolphe de Gortz. La nuit meme, le baron de Gortz, accompagne de Orfanik, quitta Naples, et, depuis son depart, personne n'aurait pu dire ce qu'il etait devenu. Mais, le lendemain, une lettre arrivait a l'adresse du jeune comte. Cette lettre ne contenait que ces mots d'un laconisme menacant : << C'est vous qui l'avez tuee !... Malheur a vous, comte de Telek ! << RUDOLPHE DE GORTZ. >> X Telle avait ete cette lamentable histoire. Pendant un mois, l'existence de Franz de Telek fut en danger. Il ne reconnaissait personne -- pas meme son soldat Rotzko. Au plus fort de la fievre, un seul nom entrouvrait ses levres, pretes a rendre leur dernier souffle : c'etait celui de la Stilla. Le jeune comte echappa a la mort. L'habilete des medecins, les soins incessants de Rotzko, et aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz de Telek fut sauve. Sa raison sortit intacte de cet effroyable ebranlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu'il se rappela la tragique scene finale d'Orlando, dans laquelle l'ame de l'artiste s'etait brisee : << Stilla !... ma Stilla ! >> s'ecriait-il, tandis que ses mains se tendaient comme pour l'applaudir encore. Des que son maitre put quitter le lit, Rotzko obtint de lui qu'il fuirait cette ville maudite, qu'il se laisserait transporter au chateau de Krajowa. Toutefois, avant d'abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de la morte, et lui donner un supreme, un eternel adieu. Rotzko l'accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre cruelle, il s'efforcait de la creuser avec ses ongles, pour s'y ensevelir... Rotzko parvint a l'entrainer loin de la tombe, ou gisait tout son bonheur. Quelques jours apres, Franz de Telek, de retour a Krajowa, au fond du pays valaque, avait revu l'antique domaine de sa famille. Ce fut a l'interieur de ce chateau qu'il vecut pendant cinq ans dans un isolement absolu, dont il se refusait a sortir. Ni le temps, ni la distance n'avaient pu apporter un adoucissement a sa douleur. Il lui aurait fallu oublier, et c'etait hors de question. Le souvenir de la Stilla, vivace comme au premier jour, etait identifie a son existence. Il est de ces blessures qui ne se ferment qu'a la mort. Cependant, a l'epoque ou debute cette histoire, le jeune comte avait quitte le chateau depuis quelques semaines. A quelles longues et pressantes instances Rotzko avait du recourir pour decider son maitre a rompre avec cette solitude ou il deperissait ! Que Franz ne parvint pas a se consoler, soit ; du moins etait-il indispensable qu'il tentat de distraire sa douleur. Un plan de voyage avait ete arrete, pour visiter d'abord les provinces transylvaines. Plus tard -- Rotzko l'esperait --, le jeune comte consentirait a reprendre a travers l'Europe ce voyage qui avait ete interrompu par les tristes evenements de Naples. Franz de Telek etait donc parti, en touriste cette fois, et seulement pour une exploration de courte duree. Rotzko et lui avaient remonte les plaines valaques jusqu'au massif imposant des Carpathes ; ils s'etaient engages entre les defiles du col de Vulkan ; puis, apres l'ascension du Retyezat et une excursion a travers la vallee du Maros, ils etaient venus se reposer au village de Werst, a l'auberge du _Roi Mathias_. On sait quel etait l'etat des esprits au moment ou Franz de Telek arriva, et comment il avait ete mis au courant des faits incomprehensibles dont le burg etait le theatre. On sait aussi comment tout a l'heure il avait appris que le chateau appartenait au baron Rodolphe de Gortz. L'effet produit par ce nom sur le jeune comte avait ete trop sensible pour que maitre Koltz et les autres notables ne l'eussent point remarque. Aussi Rotzko envoya-t-il volontiers au diable ce maitre Koltz, qui l'avait si malencontreusement prononce, et ses sottes histoires. Pourquoi fallait-il qu'une mauvaise chance eut amene Franz de Telek precisement a ce village de Werst, dans le voisinage du chateau des Carpathes ! Le jeune comte gardait le silence. Son regard, errant de l'un a l'autre, n'indiquait que trop le profond trouble de son ame qu'il cherchait vainement a calmer. Maitre Koltz et ses amis comprirent qu'un lien mysterieux devait rattacher le comte de Telek au baron de Gortz ; mais, si curieux qu'ils fussent, ils se tinrent sur une convenable reserve et n'insisterent pas pour en apprendre davantage. Plus tard, on verrait ce qu'il y aurait a faire. Quelques instants apres, tous avaient quitte le _Roi Mathias_, tres intrigues de cet extraordinaire enchainement d'aventures, qui ne presageait rien de bon pour le village. Et puis, a present que le jeune comte savait a qui appartenait le chateau des Carpathes, tiendrait-il sa promesse ? Une fois arrive a Karlsburg, previendrait-il les autorites et reclamerait-il leur intervention ? Voila ce que se demandaient le biro, le magister, le docteur Patak et les autres. Dans tous les cas, s'il ne le faisait, maitre Koltz etait decide a le faire. La police serait avertie, elle viendrait visiter le chateau, elle verrait s'il etait hante par des esprits ou habite par des malfaiteurs, car le village ne pouvait pas rester plus longtemps sous une pareille obsession. Pour la plupart de ses habitants, il est vrai, ce serait la une tentative inutile, une mesure inefficace. S'attaquer a des genies !... Mais les sabres des gendarmes se briseraient comme verre, et leurs fusils rateraient a chaque coup ! Franz de Telek, demeure seul dans la grande salle du _Roi Mathias_, s'abandonna au cours de ces souvenirs que le nom du baron de Gortz venait d'evoquer si douloureusement. Apres etre reste pendant une heure comme aneanti dans un fauteuil, il se releva, quitta l'auberge, se dirigea vers l'extremite de la terrasse, regarda au loin. Sur la croupe du Plesa, au centre du plateau d'Orgall, se dressait le chateau des Carpathes. La avait vecu cet etrange personnage, le spectateur de San-Carlo, l'homme qui inspirait une si insurmontable frayeur a la malheureuse Stilla. Mais, a present, le burg etait delaisse, et le baron de Gortz n'y etait pas rentre depuis qu'il avait fui Naples. On ignorait meme ce qu'il etait devenu, et il etait possible qu'il eut mis fin a son existence, apres la mort de la grande artiste. Franz s'egarait ainsi a travers le champ des hypotheses, ne sachant a laquelle s'arreter. D'autre part, l'aventure du forestier Nie Deck ne laissait pas de le preoccuper dans une certaine mesure, et il lui aurait plu d'en decouvrir le mystere, ne fut-ce que pour rassurer la population de Werst. Aussi, comme le jeune comte ne mettait pas en doute que des malfaiteurs eussent pris le chateau pour refuge, il resolut de tenir la promesse qu'il avait faite de dejouer les manoeuvres de ces faux revenants, en prevenant la police de Karlsburg. Toutefois, pour etre en mesure d'agir, Franz voulait avoir des details plus circonstancies sur cette affaire. Le mieux etait de s'adresser au jeune forestier en personne. C'est pourquoi, vers trois heures de l'apres-midi, avant de retourner au _Roi Mathias_, il se presenta a la maison du biro. Maitre Koltz se montra tres honore de le recevoir un gentilhomme tel que M. le comte de Telek... ce descendant d'une noble famille de race roumaine... auquel le village de Werst serait redevable d'avoir retrouve le calme... et aussi la prosperite... puisque les touristes reviendraient visiter le pays... et acquitter les droits de peage, saris avoir rien a craindre des genies malfaisants du chateau des Carpathes... etc. Franz de Telek remercia maitre Koltz de ses compliments, et demanda s'il n'y aurait aucun inconvenient a ce qu'il fut introduit pres de Nic Deck. << Il n'y en a aucun, monsieur le comte, repondit le biro. Ce brave garcon va aussi bien que possible, et il ne tardera pas a reprendre son service. >> Puis, se retournant : << N'est-il pas vrai, Miriota ? ajouta-t-il, en interpellant sa fille, qui venait d'entrer dans la salle. -- Dieu veuille que cela soit, mon pere ! >> repondit Miriota d'une voix emue. Franz fut charme du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. Et, la voyant encore inquiete de l'etat de son fiance, il se hata de lui demander quelques explications a ce sujet. << D'apres ce que. j'ai entendu, dit-il, Nic Deck n'a pas ete gravement atteint... -- Non, monsieur le comte, repondit Miriota, et que le Ciel en soit beni ! -- Vous avez un bon medecin a Werst ? -- Hum ! fit maitre Koltz, d'un ton qui etait peu flatteur pour l'ancien infirmier de la quarantaine. -- Nous avons le docteur Patak, repondit Miriota. -- Celui-la meme qui accompagnait Nic Deck au chateau des Carpathes ? -- Oui, monsieur le comte. -- Mademoiselle Miriota, dit alors Franz, je desirerais, dans son interet, voir votre fiance, et obtenir des details plus precis sur cette aventure. -- Il s'empressera de vous les donner, meme au prix peu de fatigue... -- Oh ! je n'abuserai pas, mademoiselle Miriota, et, ne ferai rien qui soit susceptible de nuire a Nic Deck. -- je le sais, monsieur le comte. -- Quand votre mariage doit-il avoir lieu ?... -- Dans une quinzaine de jours, repondit le biro. -- Alors j'aurai le plaisir d'y assister, si maitre Koltz veut bien m'inviter toutefois... -- Monsieur le comte, un tel honneur... -- Dans une quinzaine de jours, c'est convenu, et je suis certain que Nic Deck sera gueri, des qu'il aura pu se permettre un tour de promenade avec sajolie fiancee. - Dieu le protege, monsieur le comte ! >> repondit en rougissant la jeune fille. Et, en ce moment, sa charmante figure exprima une anxiete si visible, que Franz lui en demanda la cause : << Oui ! que Dieu le protege, repondit Miriota, car, en essayant de penetrer dans le chateau malgre leur defense, Nic a brave les genies malfaisants !... Et qui sait s'ils ne s'acharneront pas a le tourmenter toute sa vie... -- Oh ! pour cela, mademoiselle Miriota, repondit Franz, nous y mettrons bon ordre, je vous le promets. -- Il n'arrivera rien a mon pauvre Nic ?... -- Rien, et grace aux agents de la police, on pourra dans quelques jours parcourir l'enceinte du burg avec autant de securite que la place de Werst ! >> Le jeune comte, jugeant inopportun de discuter cette question du surnaturel devant des esprits si prevenus, pria Miriota de le conduire a la chambre du forestier. C'est ce que la jeune fille se hata de faire, et elle laissa Franz seul avec son fiance. Nic Deck avait ete instruit de l'arrivee des deux voyageurs a l'auberge du _Roi Mathias_. Assis au fond d'un vieux fauteuil, large comme une guerite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se ressentait presque plus de la paralysie qui l'avait momentanement frappe, il etait en etat de repondre aux questions du comte de Telek. << Monsieur Deck, dit Franz, apres avoir amicalement serre la main du jeune forestier, je vous demanderai tout d'abord si vous croyez a la presence d'etres surnaturels dans le chateau des Carpathes ? -- je suis bien force d'y croire, monsieur le comte, repondit Nic Deck. -- Et ce seraient eux qui vous auraient empeche de franchir la muraille du burg ? -- je n'en doute pas. -- Et pourquoi, s'il vous plait ?... -- Parce que, s'il n'y avait pas de genies, ce qui m'est arrive serait inexplicable. -- Auriez-vous la complaisance de nie raconter cette affaire sans rien omettre de ce qui s'est passe ? -- Volontiers, monsieur le comte. >> Nic Deck fit par le menu le recit qui lui etait demande. Il ne put que confirmer les faits qui avaient ete portes a la connaissance de Franz lors de sa conversation avec les hotes du _Roi Mathias_, -- faits auxquels le jeune comte, on le sait, donnait une interpretation purement naturelle. En somme, les evenements de cette nuit aux aventures, tout cela s'expliquait facilement si les etres humains, malfaiteurs ou autres, qui occupaient le burg, possedaient la machinerie capable de produire ces effets fantasmagoriques. Quant a cette singuliere pretention du docteur Patak de s'etre senti enchaine au sol par quelque force invisible, on pouvait soutenir que ledit docteur avait ete le jouet d'une illusion. Ce qui paraissait vraisemblable, c'est que les jambes lui avaient manque tout simplement parce qu'il etait fou d'epouvante, et c'est ce que Franz declara au jeune forestier. << Comment, monsieur le comte, repondit Nic Deck, c'est au moment ou il voulait s'enfuir que les jambes auraient manque a ce poltron ? Cela n'est guere possible, vous cri conviendrez... -- Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engages dans quelque piege cache sous les herbes au fond du fosse... Lorsque des pieges se referment, repondit le forestier, ils vous blessent cruellement, ils vous dechirent les chairs, et les jambes du docteur Patak n'ont pas trace de blessure. -- Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s'il est vrai que le docteur n'a pu se degager, c'est que ses pieds etaient retenus de cette facon... -- je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un piege aurait pu se rouvrir de lui-meme pour rendre la liberte au docteur ? >> Franz fut assez embarrasse pour repondre. << Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne ce qui concerne le docteur Patak. Apres tout, je ne puis affirmer que ce que je sais par moi-meme. -- Oui... laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous est arrive, Nic Deck. -- Ce qui m'est arrive est tres clair. Il n'est pas douteux que j'ai recu une terrible secousse, et cela d'une maniere qui n'est guere naturelle. -- Il n'y avait aucune apparence de blessure sur votre corps ? demanda Franz. -- Aucune, monsieur le comte, et pourtant j'ai ete atteint avec une violence... -- Est-ce bien au moment ou vous aviez pose la main sur la ferrure du pont-levis ?... -- Oui, monsieur le comte, et a peine l'avais-je touchee que j'ai ete comme paralyse. Heureusement, mon autre main, qui tenait la chaine, n'a pas lache prise, et j'ai glisse jusqu'au fond du fosse, ou le docteur m'a releve sans connaissance. >> Franz secouait la tete en homme que ces explications laissaient incredule. << Voyons, monsieur le comte, reprit Nie Deck, ce que je vous ai raconte la, je ne l'ai pas reve, et si, pendant huit jours, je suis reste etendu tout de mon long sur ce lit, n'ayant plus l'usage ni du bras ni de la jambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figure tout cela ! -- Aussi je ne le pretends pas, et il est bien certain que vous avez recu une commotion brutale... -- Brutale et diabolique ! -- Non, et c'est en cela que nous differons, Nic Deck, repondit le jeune comte. Vous croyez avoir ete frappe par un etre surnaturel, et moi, je ne le crois pas, par ce motif qu'il n'y a pas d'etres surnaturels, ni malfaisants ni bienfaisants. -- Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce qui m'est arrive ? -- je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez sur que tout s'expliquera et de la facon la plus simple. -- Plaise a Dieu ! repondit le forestier. -- Dites-moi, reprit Franz, ce chateau a-t-il appartenu de tout temps a la famille de Gortz ? -- Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le dernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans qu'on ait jamais eu de ses nouvelles. -- Et a quelle epoque remonte cette disparition ? -- A vingt ans environ. -- A vingt ans ?... -- Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitte le chateau, dont le dernier serviteur est decede quelques mois apres son depart, et on ne l'a plus revu. -- Et depuis, personne n'a mis le pied dans le burg ? -- Personne. -- Et que croit-on dans le pays ?... -- On croit que le baron Rodolphe a du mourir a l'etranger et que sa mort a suivi de pres sa disparition. -- On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore -- il y a cinq ans du moins. -- Il vivait, monsieur le comte ?... -- Oui... en Italie... a Naples. -- Vous l'y avez vu ?... -- Je l'ai vu. -- Et depuis cinq ans ?... -- Je n'en ai plus entendu parler. >> Le jeune forestier resta songeur. Une idee lui etait venue -- une idee qu'il hesitait a formuler. Enfin il se decida, et relevant la tete, le sourcil fronce :. << Il n'est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron Rodolphe de Gortz soit rentre au pays avec l'intention de s'enfermer au fond de ce burg ?... -- Non... ce n'est pas supposable, Nic Deck. -- Quel interet aurait-il a s'y cacher... a ne laisser jamais penetrer jusqu'a lui ?... -- Aucun >>, repondit Franz de Telek. Et pourtant, c'etait la une pensee qui commencait a prendre corps dans l'esprit du jeune comte. N'etait-il pas possible que ce personnage, dont l'existence avait toujours ete si enigmatique, fut venu se refugier dans ce chateau, apres son depart de Naples ? La, grace a des croyances superstitieuses habilement entretenues, rie lui avait-il pas ete facile, s'il voulait vivre absolument isole, de se defendre contre toute recherche importune, etant donne qu'il connaissait l'etat des esprits du pays environnant ? Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens sur cette hypothese. Il aurait fallu les mettre dans la confidence de faits qui lui etaient trop personnels. D'ailleurs, il n'eut convaincu personne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck ajouta : -- Si c'est le baron Rodolphe qui est au chateau, il faut croire que le baron Rodolphe est le Chort, car il n'y a que le Chort qui ait pu me traiter de cette facon ! >> Desireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de la conversation. Quand il eut employe tous les moyens pour rassurer le forestier sur les consequences de sa tentative, il l'engagea cependant a ne point la renouveler. Ce n'etait pas son affaire, c'etait celle des autorites, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien penetrer le mystere du chateau des Carpathes. Le jeune comte prit alors conge de Nic Deck en lui faisant l'expresse recommandation de se guerir le plus vite possible, afin de ne point retarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait d'assister. Absorbe dans ses reflexions, Franz rentra au _Roi Mathias_, d'ou il ne sortit plus de la journee. A six heures, Jonas lui servit a diner dans la grande salle, ou, par un louable sentiment de reserve, ni maitre Koltz ni personne du village ne vint troubler sa solitude. Vers huit heures, Rotzko dit au jeune comte : << Vous n'avez plus besoin de moi, mon maitre ? -- Non, Rotzko. -- Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse. -- Va, Rotzko, va. >> A demi couche dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau a remonter le cours inoubliable du passe. Il etait a Naples pendant la derniere representationdu theatre San-Carlo... Il revoyait le baron de Gortz, au moment ou cet homme lui etait apparu, la tete hors de sa loge, ses regards ardemment fixes sur l'artiste, comme s'il eut voulu la fasciner... Puis, la pensee du jeune comte se reporta sur cette lettre signee de l'etrange personnage, qui l'accusait, lui, Franz de Telek, d'avoir tue la Stilla... Tout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil le gagner peu a peu. Mais il etait encore en cet etat mixte ou l'on peut percevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un phenomene surprenant. Il semble qu'une voix, douce et modulee, passe a travers dans cette salle ou Franz est seul, bien seul pourtant. Sans se demander s'il reve ou non, Franz se releve et il ecoute. Oui ! on dirait qu'une bouche s'est approchee de son oreille, et que des levres invisibles laissent echapper l'expressive melodie de Stefano, inspiree par ces paroles : Nel giardino de' mille fiori, Andiamo, mio cuore... Cette romance, Franz la connait... Cette romance, d'une ineffable suavite, la Stilla l'a chantee dans le concert qu'elle a donne au theatre San-Carlo avant sa representation d'adieu... Comme berce, sans s'en rendre compte Franz s'abandonne au charme de l'entendre encore une fois... Puis la phrase s'acheve, et la voix, qui diminue par degres, s'eteint avec les molles vibrations de l'air. Mais Franz a secoue sa torpeur... Il s'est dresse brusquement... Il retient son haleine, il cherche a saisir quelque lointain echo de cette voix qui lui va au coeur... Tout est silence au-dedans et au-dehors. << Sa voix t... murmure-t-il. Oui 1... c'etait bien sa voix... sa voix que j'ai tant aimee ! >> Puis, revenant au sentiment de la realite << je dormais... et j'ai reve ! >> dit-il. XI Le lendemain, le jeune comte se reveilla des l'aube, l'esprit encore trouble des visions de la nuit. C'etait dans la matinee qu'il devait partir du village de Werst pour prendre la route de Kolosvar. Apres avoir visite les bourgades industrielles de Petroseny et de Livadzel, l'intention de Franz etait de s'arreter une journee entiere a Karlsburg, avant d'aller sejourner quelque temps dans la capitale de la Transylvanie. A partir de la, le chemin de fer le conduirait a travers les provinces de la Hongrie centrale, derniere etape de son voyage. Franz avait quitte l'auberge et, tout en se promenant sur la terrasse, sa lorgnette aux yeux, il examinait avec une profonde emotion les contours du burg que le soleil levant profilait assez nettement sur le plateau d'Orgall. Et ses reflexions portaient sur ce point : une fois arrive a Karlsburg, tiendrait-il la promesse qu'il avait faite aux gens de Werst ? Previendrait-il la police de ce qui se passait au chateau des Carpathes ? Lorsque le jeune comte s'etait engage a ramener le calme au village, c'etait avec l'intime conviction que le burg servait de refuge a une bande de malfaiteurs, ou, tout au moins, a des gens suspects qui, ayant interet a n'y point etre recherches, s'etaient ingenies a en interdire l'approche. Mais, pendant la nuit, Franz avait reflechi. Un revirement s'etait opere dans ses idees, et il hesitait a present. En effet, depuis cinq ans, le dernier descendant de la famille de Gortz, le baron Rodolphe, avait disparu, et ce qu'il etait devenu, personne ne l'avait jamais pu savoir. Sans doute, le bruit s'etait repandu qu'il etait mort, quelque temps apres son depart de Naples. Mais qu'y avait-il de vrai ? Quelle preuve avait-on de cette mort ? Peut-etre le baron de Gortz vivait-il, et, s'il vivait, pourquoi ne serait-il pas retourne au chateau de ses ancetres ? Pourquoi Orfanik, le seul familier qu'on lui connut, ne l'y aurait-il pas accompagne, et pourquoi cet etrange physicien ne serait-il pas l'auteur et le metteur en scene de ces phenomenes qui ne cessaient d'entretenir l'epouvante dans le pays ? C'est precisement ce qui faisait l'objet des reflexions de Franz. On en conviendra, cette hypothese paraissait assez plausible, et, si le baron Rodolphe de Gortz et Orfanik avaient cherche refuge dans le burg, on comprenait qu'ils eussent voulu le rendre inabordable, afin d'y mener la vie d'isolement qui convenait a leurs habitudes. Or, s'il en etait ainsi, quelle conduite Lejeune comte devait-il adopter ? Etait-il a propos qu'il cherchat a intervenir dans les affaires privees du comte de Gortz ? C'est ce qu'il se demandait, pesant le pour et le contre de la question, lorsque Rotzko vint le rejoindre sur la terrasse. Il jugea a propos de lui faire connaitre ses idees a ce sujet : << Mon maitre, repondit Rotzko, il est possible que ce soit le baron de Gortz qui se livre a toutes ces imaginations diaboliques. Eh bien ! si cela est, mon avis est qu'il ne faut point nous en meler. Les poltrons de Werst se tireront de la comme ils l'entendront, c'est leur affaire, et nous n'avons point a nous inquieter de rendre le calme a ce village. -- Soit, repondit Franz, et, tout bien considere, je pense que tu as raison, mon brave Rotzko. -- je le pense aussi, repondit simplement le soldat. -- Quant a maitre Koltz et aux autres, ils savent comment s'y prendre a cette heure pour en finir avec les pretendus esprits du burg. -- En effet, mon maitre, ils n'ont qu'a prevenir la police de Karlsburg. -- Nous nous mettrons en route apres dejeuner, Rotzko. -- Tout sera pret. -- Mais, avant de redescendre dans la vallee de la Sil, nous ferons un detour vers le Plesa. -- Et pourquoi, mon maitre ? -- je desirerais voir de plus pres ce singulier chateau des Carpathes. -- A quoi bon ?... Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas meme d'une demi-journee. >> Rotzko fut tres contrarie de cette determination, qui lui paraissait au moins inutile. Tout ce qui pouvait rappeler trop vivement au jeune comte le souvenir du passe, il aurait voulu l'ecarter. Cette fois, ce fut en vain, et il se heurta a une inflexible resolution de son maitre. C'est que Franz -- comme s'il eut subi quelque influence irresistible -- se sentait attire vers le burg. Sans qu'il s'en rendit compte, peut-etre cette attraction se rattachait-elle a ce reve dans lequel il avait entendu la voix de la Stilla murmurer la plaintive melodie de Stefano. Mais avait-il reve ?... Oui ! voila ce qu'il en etait a se demander se rappelant que, dans cette meme salle du _Roi Mathias_, une voix s'etait deja fait entendre, assurait-on, -- cette voix dont Nic Deck avait si imprudemment brave les menaces. Aussi, avec la disposition mentale ou se trouvait le jeune comte, ne s'etonnerait-on pas qu'il eut forme le projet de se diriger vers le chateau des Carpathes, de remonter jusqu'au pied de ses vieilles murailles, sans avoir d'ailleurs la pensee d'y penetrer. Il va de soi que Franz de Telek etait bien decide a ne rien faire connaitre de ses intentions aux habitants de Werst. Ces gens auraient ete capables de se joindre a Rotzko pour le dissuader de s'approcher du burg, et il avait recommande a son soldat de se taire sur ce projet. En le voyant descendre du village vers la vallee de la Sil, personne ne mettrait en doute que ce ne fut pour prendre la route de Karlsburg. Mais, du haut de la terrasse, il avait remarque qu'un autre chemin longeait la base du Retyezat jusqu'au col de Vulkan. Il serait donc possible de remonter les croupes du Plesa sans repasser par le village, et, par consequent, sans etre vu de maitre Koltz ni des autres. Vers midi, apres avoir regle sans discussion la note un peu enflee que lui presenta Jonas en l'accompagnant de son meilleur sourire, Franz se disposa au depart. Maitre Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le berger Frik et nombre d'autres habitants etaient venus lui adresser leurs adieux. Le jeune forestier avait meme pu quitter sa chambre, et l'on voyait bien qu'il ne tarderait pas a etre remis sur pied, -- ce dont l'ex-infirmier s'attribuait tout l'honneur. << Je vous fais mes compliments, Nic Deck, lui dit Franz, a vous ainsi qu'a votre fiancee. -- Nous les acceptons avec reconnaissance, repondit la jeune fille, rayonnante de bonheur. -- Que votre voyage soit heureux, monsieur le comte, ajouta le forestier. -- Oui... puisse-t-il l'etre ! repondit Franz, dont le front s'etait assombri. -- Monsieur le comte, dit alors maitre Koltz, nous vous prions de ne point oublier les demarches que vous avez promis de faire a Karlsburg. -- Je ne l'oublierai pas, maitre Koltz, repondit Franz. Mais, au cas ou je serais retarde dans mon voyage, vous connaissez le tres simple moyen de vous debarrasser de ce voisinage inquietant, et le chateau n'inspirera bientot plus aucune crainte a la brave population de Werst. -- Cela est facile a dire... murmura le magister. -- Et a faire, repondit Franz. Avant quarante-huit heures, si vous le voulez, les gendarmes auront eu raison des etres quelconques qui se cachent dans le burg... -- Sauf le cas, tres probable, ou ce seraient des esprits, fit observer le berger Frik. -- Meme dans ce cas, repondit Franz avec un imperceptible haussement d'epaules. -- Monsieur le comte, dit le docteur Patak, si vous nous aviez accompagnes, Nic Deck et moi, peut-etre ne parleriez-vous pas ainsi ! -- Cela m'etonnerait, docteur, repondit Franz, et, quand meme j'aurais ete comme vous si singulierement retenu par les pieds dans le fosse du burg... -- Par les pieds... oui, monsieur le comte, ou plutot par les bottes ! Et a moins que vous ne pretendiez que... dans l'etat d'esprit... ou je me trouvais... j'aie... reve... -- je ne pretends rien, monsieur, repondit Franz, et ne chercherai point a vous expliquer ce qui vous parait inexplicable. Mais soyez certain que si les gendarmes viennent rendre visite au chateau des Carpathes, leurs bottes, qui ont l'habitude de la discipline, ne prendront pas racine comme les votres. >> Ceci dit a l'intention du docteur, le jeune comte recut une derniere fois les hommages de l'hotelier du _Roi Mathias_, si honore d'avoir eu l'honneur que l'honorable Franz de Telek.... etc. Ayant salue maitre Koltz, Nic Deck, sa fiancee et les habitants reunis sur la place, il fit un signe a Rotzko ; puis, tous deux descendirent d'un bon pas la route du col. En moins d'une heure, Franz et son soldat eurent atteint la rive droite de la riviere qu'ils remonterent en suivant la base meridionale du Retyezat. Rotzko s'etait resigne a ne plus faire aucune observation a son maitre : c'eut ete peine perdue. Habitue a lui obeir militairement, si le jeune comte se jetait dans quelque perilleuse aventure, il saurait bien l'en tirer. Apres deux heures de marche, Franz et Rotzko s'arreterent pour se reposer un instant. En cet endroit, la Sil valaque, qui s'etait legerement inflechie vers la droite, se rapprochait de la route par un coude tres marque. De l'autre cote, sur le renflement du Plesa, s'arrondissait le plateau d'Orgall, a la distance d'un demi-mille, soit pres d'une lieue. Il convenait donc d'abandonner la Sil, puisque Franz voulait traverser le col afin de prendre direction sur le chateau. Evidemment, evitant de repasser par Werst, ce detour avait allonge du double la distance qui separe le chateau du village. Neanmoins, il ferait encore grand jour, lorsque Franz et Rotzko arriveraient a la crete du plateau d'Orgall. Le jeune comte aurait donc le temps d'observer le burg a l'exterieur. Quand il aurait attendu jusqu'au soir pour redescendre la route de Werst, il lui serait aise de la suivre avec la certitude de n'y etre vu de personne. L'intention de Franz etait d'aller passer la nuit a Livadzel, petit bourg situe au confluent des deux Sils, et de reprendre le lendemain le chemin de Karlsburg. La halte dura une demi-heure. Franz, tres absorbe dans ses souvenirs, tres agite aussi a la pensee que le baron de Gortz avait peut-etre cache son existence au fond de ce chateau, ne prononca pas une parole... Et il fallut que Rotzko s'imposat une bien grande reserve pour ne pas lui dire : << Il est inutile d'aller plus loin, mon maitre !... Tournons le dos a ce maudit burg, et partons ! >> Tous deux commencerent a suivre le thalweg de la vallee. Ils durent d'abord s'engager a travers un fouillis d'arbres que ne sillonnait aucun sentier. Il y avait des parties dit sol assez profondement ravinees, car, a l'epoque des pluies, la Sil deborde quelquefois, et son trop plein s'ecoule en torrents tumultueux sur ces terrains qu'elle change en marecages. Cela amena quelques difficultes de marche, et consequemment un peu de retard. Une heure fut employee a rejoindre la route du col de Vulkan, qui fut franchie vers cinq heures. Le flanc droit du Plesa n'est point herisse de ces forets que Nie Deck n'avait pu traverser qu'en s'y frayant un passage a la hache, mais il y eut necessite de compter alors avec des difficultes d'une autre espece. C'etaient des eboulis de moraines entre lesquels on ne pouvait se hasarder sans precautions, des denivellations brusques, des failles profondes, des blocs mal assures sur leur base et se dressant comme les seracs d'une region alpestre, tout le pele-mele d'un amoncellement d'enormes pierres que les avalanches avaient precipitees de la cime du mont, enfin un veritable chaos dans toute son horreur. Remonter les talus dans ces conditions demanda encore une bonne heure d'efforts tres penibles. Il semblait, vraiment, que le chateau des Carpathes aurait pu se defendre rien que par la seule impraticabilite de ses approches. Et peut-etre Rotzko esperait-il qu'il se presenterait de tels obstacles qu'il serait impossible de les franchir : il n'en fut rien. Au-dela de la zone des blocs et des excavations, la crete anterieure du plateau d'Orgall fut finalement atteinte. De ce point, le chateau se dessinait d'un profil plus net au milieu de ce morne desert, d'ou, depuis tant d'annees, l'epouvante eloignait les habitants du pays. Ce qu'il convient de faire remarquer, c'est que Franz et Rotzko allaient aborder le burg par sa courtine laterale, celle qui etait orientee vers le nord. Si Nic Deck et le docteur Patak etaient arrives devant la courtine de l'est, c'est qu'en cotoyant la gauche du Plesa, ils avaient laisse a droite le torrent du Nyad et la route du col. Les deux directions, en effet, dessinent un angle tres ouvert, dont le sommet est forme par le donjon central. Du cote nord, d'ailleurs, il aurait ete impossible de franchir l'enceinte, car, non seulement il ne s'y trouvait ni poterne, ni pont-levis, mais la courtine, en se modelant sur les irregularites du plateau, s'elevait a une assez grande hauteur. Peu importait, en somme, que tout acces fut interdit de ce cote, puisque le jeune comte ne songeait point a depasser les murailles du chateau. Il etait sept heures et demie, lorsque Franz de Telek et Rotzko s'arreterent a la limite extreme du plateau d'Orgall. Devant eux se developpait ce farouche entassement noye d'ombre, et confondant sa teinte avec l'antique coloration des roches du Plesa. A gauche, l'enceinte faisait un coude brusque, flanque par le bastion d'angle. C'etait la, sur le terre-plein, au-dessus de son parapet crenele, que grimacait le hetre, dont les branches contorsionnees temoignaient des violentes rafales du sud-ouest a cette hauteur. En verite, le berger Frik ne s'etait point trompe. Si l'on s'en rapportait a elle, la legende ne donnait plus que trois annees d'existence au vieux burg des barons de Gortz. Franz, silencieux, regardait l'ensemble de ces constructions, dominees par le donjon trapu du centre. La, sans doute, sous cet amas confus se cachaient encore des salles voutees, vastes et sonores, longs corridors dedaleens, des reduits enfouis dans les entrailles du sol, tels qu'en possedent encore les forteresses des anciens Magyars. Nulle autre habitation n'aurait pu mieux convenir que cet antique manoir au dernier descendant de la famille de Gortz pour s'y ensevelir dans un oubli dont personne ne pourrait connaitre le secret. Et plus le jeune comte y songeait, plus il s'attachait a cette idee que Rodolphe de Gortz avait du se refugier entre les remparts isoles de son chateau des Carpathes. Rien, d'ailleurs, ne decelait la presence d'hotes quelconques a l'interieur du donjon. Pas une fumee ne se detachait de ses cheminees, pas un bruit ne sortait de ses fenetres hermetiquement closes. Rien -- pas meme un cri d'oiseau -- ne troublait le mystere de la tenebreuse demeure. Pendant quelques moments, Franz embrassa avidement du regard cette enceinte qui s'emplissait autrefois du tumulte des fetes et du fracas des armes. Mais il se taisait, tant son esprit etait hante de pensees accablantes, son coeur gros de souvenirs. Rotzko, qui voulait laisser Lejeune comte a lui-meme, avait eu soin de se mettre a l'ecart. Il ne se fut pas permis de l'interrompre par une seule observations Mais, lorsque le soleil declinant derriere le massif' du Plesa, la vallee des deux Sils commenca a s'emplir d'ombre, il n'hesita plus. << Mon maitre, dit-il, le soir est venu... Nous allons bientot sur huit heures. >> Franz ne parut pas l'entendre. Il est temps de partir, reprit Rotzko, si nous voulons etre a Livadzel avant que les auberges soient fermees. -- Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis a toi, repondit Franz. -- Il nous faudra bien une heure, mon maitre, pour regagner la route du col, et comme la nuit sera close alors, nous ne risquerons point d'etre vus en la traversant. -- Encore quelques minutes, repondit Franz, et nous redescendrons vers le village. >> Le jeune comte n'avait pas bouge de la place ou il s'etait arrete en arrivant sur le plateau d'Orgall. << N'oubliez pas, mon maitre, reprit Rotzko que, la nuit, il sera difficile de passer au milieu de ces roches... A peine y sommes-nous parvenus, lorsqu'il faisait grand jour... Vous m'excuserez, si j'insiste... -- Oui... partons... Rotzko... Je te suis... >> Et il semblait que Franz fut invinciblement retenu devant le burg, peut-etre par un de ces pressentiments secrets dont le coeur est inhabile a se rendre compte. Etait-il donc enchaine au sol, comme le docteur Patak disait l'avoir ete dans le fosse, au pied de la courtine ?... Non ! ses jambes etaient libres de toute entrave, de toute embuche... Il pouvait aller et venir a la surface du plateau, et s'il l'avait voulu, rien ne l'eut empeche de faire le tour de l'enceinte, en longeant le rebord de la contrescarpe... Et peut-etre le voulait-il ? C'est meme ce que pensa Rotzko, qui se decida a dire une derniere fois : << Venez-vous, mon maitre ?... -- Oui... oui... >>, repondit Franz. Et il restait immobile. Le plateau d'Orgall etait deja obscur. L'ombre elargie du massif, en remontant vers le sud, derobait l'ensemble des constructions, dont les contours ne presentaient plus qu'une silhouette incertaine. Bientot rien n'en serait visible, si aucune lueur ne jaillissait des etroites fenetres du donjon. << Mon maitre... venez donc ! >> repeta Rotzko. Et Franz allait enfin le suivre, lorsque, sur le terre-plein du bastion, ou se dressait le hetre legendaire, apparut une forme vague... Franz s'arreta, regardant cette forme, dont le profil s'accentuait peu a peu. C'etait une femme, la chevelure denouee, les mains tendues, enveloppee d'un long vetement blanc. Mais ce costume, n'etait-ce pas celui que portait la Stilla dans cette scene finale d'Orlando, ou Franz de Telek l'avait vue pour la derniere fois ? Oui ! et c'etait la Stilla, immobile, les bras diriges vers le jeune comte, son regard si penetrant attache sur lui... << Elle !... Elle !... >> s'ecria-t-il. Et, se precipitant, il eut roule jusqu'aux assises de la muraille, si Rotzko ne l'eut retenu... L'apparition s'effaca brusquement. C'est a peine si la Stilla s'etait montree pendant une minute... Peu importait ! Une seconde eut suffi a Franz pour la reconnaitre, et ces mots lui echapperent : << Elle... elle... vivante ! >> XII Etait-ce possible ? La Stilla, que Franz de Telek ne croyait jamais revoir, venait de lui apparaitre sur le terre-plein du bastion !... Il n'avait pas ete le jouet d'une illusion, et Rotzko l'avait vue comme lui !... C'etait bien la grande artiste, vetue de son costume d'Angelica, telle qu'elle s'etait montree au public a sa representation d'adieu au theatre San-Carlo ! L'effroyable verite eclata aux yeux du jeune comte. Ainsi, cette femme adoree, celle qui allait devenir comtesse de Telek, etait enfermee depuis cinq ans au milieu des montagnes transylvaines ! Ainsi, celle que Franz avait vue tomber morte en scene, avait survecu ! Ainsi, tandis qu'on le rapportait mourant a son hotel, le baron Rodolphe avait pu penetrer chez la Stilla, l'enlever, l'entrainer dans ce chateau des Carpathes, et ce n'etait qu'un cercueil vide que toute la population avait suivi, le lendemain, au Campo Santo Nuovo de Naples ! Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, repulsif au bon sens. Cela tenait du prodige, cela etait invraisemblable, et Franz aurait du se le repeter jusqu'a l'obstination... Oui 1... mais un fait dominait : la Stilla avait ete enlevee par le baron de Gortz, puisqu'elle etait dans le burg !... Elle etait vivante, puisqu'il venait de la voir au-dessus de cette muraille !... Il y avait la une certitude absolue. Le jeune comte cherchait pourtant a se remettre du desordre de ses idees, qui, d'ailleurs, allaient se concentrer en une seule : arracher a Rodolphe de Gortz la Stilla, depuis cinq ans prisonniere au chateau des Carpathes ! << Rotzko, dit Franz d'une voix haletante, ecoute-moi... comprends-moi surtout... car il me semble que la raison va m'echapper... -- Mon maitre... mon cher maitre ! -- A tout prix, il faut que j'arrive jusqu'a elle... elle !... ce soir meme... -- Non... demain... -- Ce soir, te dis-je !... Elle est la... Elle m'a vu comme je la voyais... Elle m'attend... -- Eh bien... je vous suivrai... -- Non !... J'irai seul. -- Seul ?... -- Oui. -- Mais comment pourrez-vous penetrer dans le burg, puisque Nic Deck ne l'a pas pu ?... -- J'y entrerai, te dis-je. -- La poterne est fermee... -- Elle ne le sera pas pour moi... je chercherai... je trouverai une breche... j'y passerai... -- Vous ne voulez pas que je vous accompagne... mon maitre... vous ne le voulez pas ?... -- Non !... Nous allons nous separer, et c'est en nous separant que tu pourras me servir... -- Je vous attendrai donc ici ?... -- Non, Rotzko. -- Ou irai-je alors ?... -- A Werst... ou plutot... non... pas a Werst... repondit Franz. Il est inutile que ces gens sachent... Descends au village de Vulkan, ou tu resteras cette nuit... Si tu ne me revois pas demain, quitte Vulkan des le matin... c'est-a-dire... non... attends encore quelques heures. Puis, pars pour Karlsburg... La, tu previendras le chef de la police... Tu lui raconteras tout... Enfin, reviens avec des agents... S'il le faut, que l'on donne l'assaut au burg !... Delivrez-la !... Ah ! ciel de Dieu... elle... vivante... au pouvoir de Rodolphe de Gortz !... >> Et, tandis que ces phrases entrecoupees etaient jetees par le jeune comte, Rotzko voyait la surexcitation de son maitre s'accroitre et se manifester par les sentiments desordonnes d'un homme qui ne se possede plus. Va... Rotzko ! s'ecria-t-il une derniere fois. -- Vous le voulez ?... -- je le veux ! >> Devant cette formelle injonction, Rotzko n'avait plus qu'a obeir. D'ailleurs, Franz s'etait eloigne, et , deja l'ombre le derobait aux regards du soldat. Rotzko resta quelques instants a la meme place, ne pouvant se decider a partir. Alors l'idee lui vint que les efforts de Franz seraient inutiles, qu'il ne parviendrait meme pas a franchir l'enceinte, qu'il serait force de revenir au village de Vulkan... peut-etre le lendemain... peut-etre cette nuit... Tous deux iraient alors a Karlsburg, et ce que ni Franz ni le forestier n'avaient pu faire, on le ferait avec les agents de l'autorite... on aurait raison de ce Rodolphe de Gortz... on lui arracherait l'infortunee Stilla... on fouillerait ce burg des Carpathes... on n'en laisserait pas une pierre, au besoin... quand tous les diables de l'enfer seraient reunis pour le defendre ! Et Rotzko redescendit les pentes du plateau d'Orgall, afin de rejoindre la route du col de Vulkan. Cependant, en suivant le rebord de la contrescarpe, Franz avait deja contourne le bastion d'angle qui la flanquait a gauche. Mille pensees se croisaient dans son esprit. Il n'y avait pas de doute maintenant sur la presence du baron de Gortz dans le burg, puisque la Stilla y etait sequestree... Ce ne pouvait etre que lui qui etait la... La Stilla vivante !... Mais comment Franz parviendrait-il jusqu'a elle ?... Comment arriverait-il a l'entrainer hors du chateau ?... Il ne savait, mais il fallait que ce fut... et cela serait... Les obstacles que n'avait pu vaincre Nic Deck, il les vaincrait... Ce n'etait pas la curiosite qui le poussait au milieu de ces ruines, c'etait la passion, c'etait son amour pour cette femme qu'il retrouvait vivante, oui ! vivante !... apres avoir cru qu'elle etait morte, et il l'arracherait a Rodolphe de Gortz ! A la verite, Franz s'etait dit qu'il ne pourrait avoir acces que par la courtine du sud, ou s'ouvrait la poterne a laquelle aboutissait le pont-levis. Aussi, comprenant qu'il n'y avait pas a tenter d'escalader ces hautes murailles, continua-t-il de longer la crete du plateau d'Orgall, des qu'il eut tourne l'angle du bastion. De jour, cela n'eut point offert de difficultes. En pleine nuit, la lune n'etant pas encore levee -- une nuit epaissie par ces brumes qui se condensent entre les montagnes -- c'etait plus que hasardeux. Au danger des faux pas, au danger d'une chute jusqu'au fond du fosse, se joignait celui de heurter les roches et d'en provoquer peut-etre l'eboulement. Franz allait toujours, cependant, serrant d'aussi pres que possible les zigzags de la contrescarpe, tatant de la main et du pied, afin de s'assurer qu'il ne s'en eloignait pas. Soutenu par une force surhumaine, il se sentait en outre guide par un extraordinaire instinct qui ne pouvait le tromper. Au-dela du bastion se developpait la courtine du sud, celle avec laquelle le pont-levis etablissait une communication, lorsqu'il n'etait pas releve contre la poterne. A partir de ce bastion, les obstacles semblerent se multiplier. Entre les enormes rocs qui herissaient le plateau, suivre la contrescarpe n'etait plus praticable, et il fallait s'en eloigner. Que l'on se figure un homme cherchant a se reconnaitre au milieu d'un champ de Carnac, dont les dolmens et les menhirs seraient disposes sans ordre. Et pas un repere pour se diriger, pas une lueur dans la sombre nuit, qui voilait jusqu'au faite du donjon central ! Franz allait pourtant, se hissant ici sur un bloc enorme qui lui fermait tout passage, la rampant entre les roches, ses mains dechirees aux chardons et aux broussailles, sa tete. effleuree par des couples d'orfraies, qui s'enfuyaient en jetant leur horrible cri de crecelle. Ah ! pourquoi la cloche de la vieille chapelle ne sonnait-elle pas alors comme elle avait sonne pour Nie Deck et le docteur ? Pourquoi cette lumiere intense qui les avait enveloppes ne s'allumait-elle pas au-dessus des creneaux du donjon ? Il eut marche vers ce son, il eut marche vers cette lueur, comme le marin sur les sifflements d'une sirene d'alarme ou les eclats d'un phare ! Non !... Rien que la profonde nuit limitant la portee de son regard a quelques pas. Cela dura pres d'une heure. A la declivite du sol qui se prononcait sur sa gauche, Franz sentait qu'il s'etait egare. Ou bien avait-il descendu plus bas que la poterne ? Peut-etre s'etait-il avance au-dela du pont-levis ? Il s'arreta, frappant du pied, se tordant les mains. De quel cote devait-il se diriger ? Quelle rage le prit a la pensee qu'il serait oblige d'attendre le jour !... Mais alors il serait vu des gens du burg... il ne pourrait les surprendre... Rodolphe de Gortz se tiendrait sur ses gardes... C'etait la nuit, c'etait des cette nuit meme qu'il importait de penetrer dans l'enceinte, et Franz ne parvenait pas a s'orienter au milieu de ces tenebres ! Un cri lui echappa... un cri de desespoir. << Stilla... s'ecria-t-il, ma Stilla !... >> En etait-il a penser que la prisonniere put l'entendre, qu'elle put lui repondre ?... Et, pourtant, a vingt reprises, il jeta ce nom que lui renvoyerent les echos du Plesa. Soudain les yeux de Franz furent impressionnes. Une lueur se glissait a travers l'ombre - une lueur assez vive, dont le foyer devait etre place a une certaine hauteur. << La est le burg... la ! >> se dit-il. Et, vraiment, par la position qu'elle occupait, cette lueur ne pouvait venir que du donjon central. Etant donne sa surexcitation mentale, Franz n'hesita pas a croire que c'etait la Stilla qui lui envoyait ce secours. Plus de doute, elle l'avait reconnu, au moment ou il l'apercevait lui-meme sur le terre-plein du bastion. Et, maintenant, c'etait elle qui lui adressait ce signal, c'etait elle qui lui indiquait la route a suivre pour arriver jusqu'a la poterne... Franz se dirigea vers cette lumiere, dont l'eclat s'accroissait a mesure qu'il s'en rapprochait. Comme il etait porte trop a gauche sur le plateau d'Orgall, il fut oblige de remonter d'une vingtaine de pas a droite, et, apres quelques tatonnements, il retrouva le rebord de la contrescarpe. La lumiere brillait en face de lui, et sa hauteur prouvait bien qu'elle venait de l'une des fenetres du donjon. Franz allait ainsi se trouver en face des derniers obstacles -- insurmontables peut-etre ! En effet, puisque la poterne etait fermee, le pont-levis releve, il faudrait qu'il se laissat glisser jusqu'au pied de la courtine... Puis, que ferait-il devant une muraille qui se dresserait a cinquante pieds au-dessus de lui ?... Franz s'avanca vers l'endroit ou s'appuyait le pont-levis, lorsque la poterne etait ouverte... Le pont-levis etait baisse. Sans meme prendre le temps de reflechir, Franz franchit le tablier branlant du pont, et mit la main sur la porte... Cette porte s'ouvrit. Franz se precipita sous la voute obscure. Mais a peine avait-il marche quelques pas que le pont-levis se relevait avec fracas contre la poterne... Le comte Franz de Telek etait prisonnier dans le chateau des Carpathes. XIII Les gens du pays transylvain et les voyageurs qui remontent ou redescendent le col de Vulkan ne connaissent du chateau des Carpathes que son aspect exterieur. A la respectueuse distance ou la crainte arretait les plus braves du village de Werst et des environs, il ne presente aux regards que l'enorme amas de pierres d'un burg en ruine. Mais, a l'interieur de l'enceinte, le burg etait-il si delabre qu'on devait le supposer ? Non. A l'abri de ses murs solides, les batiments restes intacts de la vieille forteresse feodale auraient encore pu loger toute une garnison. Vastes salles voutees, caves profondes, corridors multiples, cours dont l'empierrement disparaissait sous la haute lisse des herbes, reduits souterrains ou n'arrivait jamais la lumiere du jour, escaliers derobes dans l'epaisseur des murs, casemates eclairees par les etroites meurtrieres de la courtine, donjon central a trois etages avec appartements suffisamment habitables, couronne d'une plate-forme crenelee, entre les diverses constructions de l'enceinte, d'interminables couloirs capricieusement enchevetres, montant jusqu'au terre-plein des bastions, descendant jusqu'aux entrailles de l'infrastructure, ca et la quelques citernes, ou se recueillaient les eaux pluviales et dont l'excedent s'ecoulait vers le torrent du Nyad, enfin de longs tunnels, non bouches comme on le croyait, et qui donnaient acces sur la route du col de Vulkan, -- tel etait l'ensemble de ce chateau des Carpathes, dont le plan geometral offrait un systeme aussi complique que ceux des labyrinthes de Porsenna, de Lemnos ou de Crete. Tel que Thesee, pour conquerir la fille de Minos, c'etait aussi un sentiment intense, irresistible qui venait d'attirer le jeune comte a travers les infinis meandres de ce burg. Y trouverait-il le fil d'Ariane qui servit a guider le heros grec ? Franz n'avait eu qu'une pensee, penetrer dans cette enceinte, et il y avait reussi. Peut-etre aurait-il du se faire cette reflexion : a savoir que le pont-levis, releve jusqu'a ce jour, semblait s'etre expressement rabattu pour lui livrer passage !... Peut-etre aurait-il du s'inquieter de ce que la poterne venait de se refermer brusquement derriere lui !... Mais il n'y songeait meme pas. Il etait enfin dans ce chateau, ou Rodolphe de Gortz retenait la Stilla, et il sacrifierait sa vie pour arriver jusqu'a elle. La galerie, dans laquelle Franz s'etait elance, large, haute, a voute surbaissee, se trouvait plongee alors au milieu de la plus complete obscurite, et son dallage disjoint ne permettait pas d'y marcher d'un pied sur. Franz se rapprocha de la paroi de gauche, et il la suivit en s'appuyant sur un parement dont la surface salpetree s'effritait sous sa main. Il n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui de ses pas, qui provoquaient des resonances lointaines. Un courant tiede, charge d'un relent de vetuste, le poussait de dos, comme si quelque appel d'air se fut fait a l'autre extremite de cette galerie. Apres avoir depasse un pilier de pierre qui contrebutait le dernier angle a gauche, Franz se trouva a l'entree d'un couloir sensiblement plus etroit. Rien qu'en etendant les bras, il en touchait le revetement. Il s'avanca ainsi, le corps penche, tatonnant du pied et de la main, et cherchant a reconnaitre si ce couloir suivait une direction rectiligne. A deux cents pas environ a partir du pilier d'angle, Franz sentit que cette direction s'inflechissait vers la gauche pour prendre, cinquante pas plus loin, un sens absolument contraire. Ce couloir revenait-il vers la courtine du burg, ou ne conduisait-il pas au pied du donjon ? Franz essaya d'accelerer sa marche ; mais, a chaque instant, il etait arrete soit par un ressaut du sol contre lequel il se heurtait, soit par un angle brusque qui modifiait sa direction. De temps en temps, il rencontrait quelque ouverture, trouant la paroi, qui desservait des ramifications laterales. Mais tout etait obscur, insondable, et c'est en vain qu'il cherchait a s'orienter au sein de ce labyrinthe, veritable travail de taupes. Franz dut rebrousser chemin plusieurs fois, reconnaissant qu'il se fourvoyait dans des impasses. Ce qu'il avait a craindre, c'etait qu'une trappe mal fermee cedat sous son pied, et le precipitat au fond d'une oubliette, dont il n'aurait pu se tirer. Aussi, lorsqu'il foulait quelque panneau sonnant le creux, avait-il soin de se soutenir aux murs, mais s'avancant toujours avec une ardeur qui ne lui laissait meme pas le loisir de la reflexion. Toutefois, puisque Franz n'avait eu encore ni a monter ni a descendre, c'est qu'il se trouvait toujours au niveau des cours interieures, menagees entre les divers batiments de l'enceinte, et il y avait chance que ce couloir aboutit au don. on central, a la naissance meme de l'escalier. Incontestablement, il devait exister un mode de communication plus direct entre la poterne et les batiments du burg. Oui, et au temps ou la famille de Gortz l'habitait, il n'etait pas necessaire de s'engager a travers ces interminables passages. Une seconde porte, qui faisait face a la poterne, a l'oppose de la premiere galerie, s'ouvrait sur la place d'armes, au milieu de laquelle s'elevait le donjon ; mais elle etait condamnee, et Franz n'avait pas meme pu en reconnaitre la place. Une heure s'etait passee pendant que le jeune comte allait au hasard des detours, ecoutant s'il n'entendait pas quelque bruit lointain, n'osant crier ce nom de la Stilla, que les echos auraient pu repercuter jusqu'aux etages du donjon. Il ne se decourageait point, et il irait tant que la force ne lui manquerait pas, tant qu'un infranchissable obstacle ne l'obligerait pas a s'arreter. Cependant, sans qu'il s'en rendit compte, Franz etait extenue deja. Depuis son depart de Werst, il n'avait rien mange. Il souffrait de la faim et de la soif. Son pas n'etait plus sur, ses jambes flechissaient. Au milieu de cet air humide et chaud qui traversait son vetement, sa respiration etait devenue haletante, son coeur battait precipitamment. Il devait etre pres de neuf heures, lorsque Franz, en projetant son pied gauche, ne rencontra plus le sol. Il se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une seconde. Il y avait la un escalier. Cet escalier s'enfoncait dans les fondations du chateau, et peut-etre n'avait-il pas d'issue ? Franz n'hesita pas a le prendre, et il en compta les marches, dont le developpement suivait une direction oblique par rapport au couloir. Soixante-dix-sept marches furent ainsi descendues pour atteindre un second boyau horizontal, qui Se perdait en de multiples et sombres detours. Franz marcha ainsi l'espace d'une demi-heure, et, brise de fatigue, il venait de s'arreter, lorsqu'un point lumineux apparut a deux ou trois centaines de pieds en avant. D'ou provenait cette lueur ? Etait-ce simplement quelque phenomene naturel, l'hydrogene d'un feu follet qui se serait enflamme a cette profondeur ? N'etait-ce pas plutot un falot, porte par une des personnes qui habitaient le burg ? << Serait-ce elle ?... >> murmura Franz. Et il lui revint a la pensee qu'une lumiere avait deja paru, comme pour lui indiquer l'entree du chateau, lorsqu'il etait egare entre les roches du plateau d'Orgall. Si c'etait la Stilla qui lui avait montre cette lumiere a l'une des fenetres du donjon, n'etait-ce pas elle encore qui cherchait a le guider a travers les sinuosites de cette substruction ? A peine maitre de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un mouvement. Une clarte diffuse plutot qu'un point lumineux, paraissait emplir une sorte d'hypogee a l'extremite du couloir. Hater sa marche en rampant, car ses jambes pouvaient a peine le soutenir, c'est a quoi se decida Franz, et apres avoir franchi une etroite ouverture, il tomba sur le seuil d'une crypte. Cette crypte, en bon etat de conservation, haute d'une douzaine de pieds, se developpait circulairement sur un diametre a peu pres egal. Les nervures de sa voute', que portaient les chapiteaux de huit piliers ventrus, rayonnaient vers une clef pendentive, au centre de laquelle etait enchassee une ampoule de verre, pleine d'une lumiere jaunatre. En face de la porte, etablie entre deux des piliers, il existait une autre porte, qui etait fermee et dont les gros clous, rouilles a leur tete, indiquaient la place ou s'appliquait l'armature exterieure des verrous. Franz se redressa, se traina jusqu'a cette seconde porte, chercha a en ebranler les lourds montants... Ses efforts furent inutiles. Quelques meubles delabres garnissaient la crypte ; ici, un lit ou plutot un grabat en vieux coeur de chene, sur lequel etaient jetes differents objets de literie ; la, un escabeau aux pieds tors, une table fixee au mur par des tenons de fer. Sur la table se trouvaient divers ustensiles, un large broc rempli d'eau, un plat contenant un morceau de venaison froide, une grosse miche de pain, semblable a du biscuit de mer. Dans un coin murmurait une vasque, alimentee par un filet liquide, et dont le trop-plein s'ecoulait par une perte menagee a la base de l'un des piliers. Ces dispositions prealablement prises n'indiquaient-elles pas qu'un hote etait attendu dans cette crypte, ou plutot un prisonnier dans cette prison ! Le prisonnier etait-il donc Franz, et avait-il ete attire par ruse ? Dans le desarroi de ses pensees, Franz n'en eut pas meme le soupcon. Epuise par le besoin et la fatigue, il devora les aliments deposes sur la table, il se desaltera avec le contenu du broc ; puis il se laissa tomber en travers de ce lit. grossier, ou un repos de quelques minutes pouvait lui rendre un peu de ses forces. Mais, lorsqu'il voulut rassembler ses idees, il lui sembla qu'elles s'echappaient comme une eau que sa main aurait voulu retenir. Devrait-il plutot attendre le jour pour recommencer ses recherches ? Sa volonte etait-elle engourdie a ce point qu'il ne fut plus maitre de ses actes ?... << Non ! se dit-il, je n'attendrai pas !... Au donjon... il faut que j'arrive au donjon cette nuit meme !... >> Tout a coup, la clarte factice que versait l'ampoule encastree a la clef de voute s'eteignit, et la crypte fut plongee' dans une complete obscurite. Franz voulut se relever... Il n'y parvint pas, et sa pensee s'endormit ou, pour mieux dire, s'arreta brusquement, comme l'aiguille d'une horloge dont le ressort se casse. Ce fut un sommeil etrange, ou plutot une torpeur accablante, un absolu aneantissement de l'etre, qui ne provenait pas de l'apaisement de l'esprit... Combien de temps avait dure ce sommeil, Franz ne sut le constater, lorsqu'il se reveilla. Sa montre arretee ne lui indiquait plus l'heure. Mais la crypte etait baignee de nouveau d'une lumiere artificielle. Franz s'eloigna hors de son lit, fit quelques pas du cote de la premiere porte : elle etait toujours ouverte ; -- vers la seconde porte : elle etait toujours fermee. Il voulut reflechir et cela ne se fit pas sans peine. Si son corps etait remis des fatigues de la veille, il se sentait la tete a la fois vide et pesante. << Combien de temps ai-je dormi ? se demanda-t-il. Fait-il nuit, fait-il jour ?... >> A l'interieur de la crypte, il n'y avait rien de change, si ce n'est que la lumiere avait ete retablie, la, nourriture renouvelee, le broc rempli d'une eau claire. Quelqu'un etait-il donc entre pendant que Franz etait plonge dans cet accablement torpide ? On savait qu'il avait atteint les profondeurs du burg ?... Il se trouvait au pouvoir du baron Rodolphe de Gortz... Etait-il condamne a ne plus avoir aucune communication avec ses semblables ? Ce n'etait pas admissible, et, d'ailleurs, il fuirait, puisqu'il pouvait encore le faire, il retrouverait la galerie qui conduisait a la poterne, il sortirait du chateau... Sortir ?... Il se souvint alors que la poterne s'etait refermee derriere lui... Eh bien ! il chercherait a gagner le mur d'enceinte, et par une des embrasures de la courtine, il essaierait de se glisser au-dehors... Coute que coute, il fallait qu'avant une heure, il se fut echappe du burg... Mais la Stilla... Renoncerait-il a parvenir jusqu'a elle ?... Partirait-il sans l'avoir arrachee a Rodolphe de Gortz ?... Non ! et ce dont il n'aurait pu venir a bout, il le ferait avec le concours des agents que Rotzko avait du ramener de Karlsburg au village de Werst... On se precipiterait a l'assaut de la vieille enceinte... on fouillerait le burg de fond en comble !... Cette resolution prise, il s'agissait de la mettre a execution sans perdre un instant. Franz se leva, et il se dirigeait vers le couloir par lequel il etait arrive, lorsqu'une sorte de glissement se produisit derriere la seconde porte de la crypte. C'etait certainement un bruit de pas qui se rapprochaient -- lentement. Franz vint placer son oreille contre le vantail de la porte, et, retenant sa respiration, il ecouta... Les pas semblaient se poser a intervalles reguliers, comme s'ils eussent monte d'une marche a une autre. Nul doute qu'il y eut la un second escalier, qui reliait la crypte aux cours interieures. Pour etre pret a tout evenement, Franz tira de sa gaine le couteau qu'il portait a sa ceinture et l'emmancha solidement dans sa main. Si c'etait un des serviteurs du baron de Gortz qui entrait, il se jetterait sur lui, il lui arracherait ses clefs, il le mettrait hors d'etat de le suivre ; puis, s'elancant par cette nouvelle issue, il tenterait d'atteindre le donjon. Si c'etait le baron Rodolphe de Gortz -- et il reconnaitrait bien l'homme qu'il avait apercu au moment ou la Stilla tombait sur la scene de San-Carlo --, il le frapperait sans pitie. Cependant les pas s'etaient arretes au palier qui formait le seuil exterieur. Franz, ne faisant pas un mouvement, attendait que la porte s'ouvrit... Elle ne s'ouvrit pas, et une voix d'une douceur infinie arriva jusqu'au jeune comte. C'etait la voix de la Stilla... oui !... mais sa voix un peu affaiblie avec toutes ses inflexions, son charme inexprimable, ses caressantes modulations, admirable instrument de cet art merveilleux qui semblait etre mort avec l'artiste. Et la Stilla repetait la plaintive melodie, qui avait berce le reve de Franz, lorsqu'il sommeillait dans la grande salle de l'auberge de Werst : Nel giardino de' mille fiori, Andiamo, mio cuore... Ce chant penetrait Franz jusqu'au plus profond de son ame... Il l'aspirait, il le buvait comme une liqueur divine, tandis que la Stilla semblait l'inviter a la suivre, repetant : Andiamo, mio cuore... andiamo... Et pourtantl a porte ne s'ouvrait pas pour lui livrer passage !... Ne pourrait-il donc arriver jusqu'a la Stilla, la prendre entre ses bras, l'entrainer hors du burg ?... << Stilla... ma Stilla... >> s'ecria-t-il. Et il se jeta sur la porte, qui resista a ses effets. Deja le chant semblait s'affaiblir... la voix s'eteindre... les pas s'eloigner... Franz, agenouille, cherchait a ebranler les ais, se dechirant les mains aux ferrures, appelait toujours la Stilla, dont la voix ne s'entendait presque plus. C'est alors qu'une effroyable pensee lui traversa l'esprit comme un eclair. << Folle !... s'ecria-t-il, elle est folle, puisqu'elle ne m'a pas reconnu... puisqu'elle n'a pas repondu !... Depuis cinq ans, enfermee ici... au pouvoir de cet homme... ma pauvre Stilla... sa raison s'est egaree... >> Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes desordonnes, la tete en feu... << Moi aussi... je sens que ma raison s'egare !... repetait-il. je sens que je vais devenir fou... fou comme elle... >> Il allait et venait a travers la crypte avec les bonds d'un fauve dans sa cage... << Non ! repeta-t-il, non !... Il ne faut pas que ma tete se perde !... Il faut que je sorte du burg... J'en sortirai ! >> Et il s'elanca vers la premiere porte... Elle venait de se fermer sans bruit. Franz ne s'en etait pas apercu, pendant qu'il ecoutait la voix de la Stilla... Apres avoir ete emprisonne dans l'enceinte du burg, il etait maintenant emprisonne dans la crypte. XIV Franz etait atterre. Ainsi qu'il avait pu le craindre, la faculte de reflechir, la comprehension des choses, l'intelligence necessaire pour en deduire les consequences, lui echappaient peu a peu. Le seul sentiment qui persistait en lui, c'etait le souvenir de la Stilla, c'etait l'impression de ce chant que les echos de cette sombre crypte ne lui renvoyaient plus. Avait-il donc ete le jouet d'une illusion ? Non, mille fois non ! C'etait bien la Stilla qu'il avait entendue tout a l'heure, et c'etait bien elle qu'il avait vue sur le bastion du chateau. Alors cette pensee le reprit, cette pensee qu'elle etait privee de raison, et ce coup horrible le frappa comme s'il venait de la perdre une seconde fois. << Folle ! se repeta-t-il. Oui !... folle... puisqu'elle n'a pas reconnu ma voix... puisqu'elle n'a pas pu repondre... folle... folle ! >> Et cela n'etait que trop vraisemblable ! Ah ! s'il pouvait l'arracher de ce burg, l'entrainer au chateau de Krajowa, se consacrer tout entier a elle, ses soins, son amour sauraient bien lui rendre la raison ! Voila ce que disait Franz, en proie a un effrayant delire, et plusieurs heures s'ecoulerent avant qu'il eut repris possession de lui-meme. Il essaya alors de raisonner froidement, de se reconnaitre dans le chaos de ses pensees. << Il faut m'enfuir d'ici... se dit-il. Comment ?... Des qu'on rouvrira cette porte !... Oui !... C'est pendant mon sommeil que l'on vient renouveler ces provisions... J'attendrai... je feindrai de dormir... >> Un soupcon lui vint alors : c'est que l'eau du broc devait renfermer quelque substance soporifique... S'il avait ete plonge dans ce lourd sommeil, dans ce complet aneantissement dont la duree lui echappait, c'etait pour avoir bu de cette eau... Eh bien ! il n'en boirait plus... Il ne toucherait meme pas aux aliments qui avaient ete deposes sur cette table... Un des gens du burg ne tarderait pas a entrer, et bientot... Bientot ?... Qu'en savait-il ?... En ce moment, le soleil montait-il vers le zenith ou s'abaissait-il sur l'horizon ?... Faisait-il jour ou nuit ? Aussi Franz cherchait-il a surprendre le bruit d'un pas, qui se fut approche de l'une ou de l'autre porte... Mais aucun bruit n'arrivant jusqu'a lui, il rampait le long des murs de la crypte, la tete brulante, l'oeil egare, l'oreille bourdonnante, la respiration haletante sous l'oppression d'une atmosphere alourdie, qui se renouvelait a peine a travers le joint des portes. Soudain, a l'angle de l'un des piliers de droite, il sentit un souffle plus frais arriver a ses levres. En cet endroit existait-il donc une ouverture par laquelle penetrait un peu de l'air du dehors ? Oui... il y avait un passage qu'on ne soupconnait pas sous l'ombre du pilier. Se glisser entre les deux parois, se diriger vers une assez vague clarte qui semblait venir d'en haut, c'est ce que le jeune comte eut fait en un instant. La s'arrondissait une petite cour, large de cinq a six pas, dont les murailles s'elevaient d'une centaine de pieds. On eut dit le fond d'un puits qui servait de preau a cette cellule souterraine, et par lequel tombait un peu d'air et de clarte. Franz put s'assurer qu'il faisait jour encore. A l'orifice superieur de ce puits se dessinait un angle de lumiere, oblique au niveau de la margelle. Le soleil avait accompli au moins la moitie de sa course diurne, car cet angle lumineux tendait a se retrecir. il devait etre environ cinq heures du soir. De la cette consequence, c'est que le sommeil de Franz se serait prolonge pendant au moins quarante heures, et il ne douta pas qu'il n'eut ete provoque par une boisson soporifique. Or, comme le jeune comte et Rotzko avaient quitte le village de Werst l'avant-veille, 11 juin, c'etait la journee du 13 qui allait s'achever... Si humide que fut l'air au fond de cette cour, Franz l'aspira a pleins poumons, et se sentit un peu soulage. Mais, s'il avait espere qu'une evasion serait possible par ce long tube de pierre, il fut vite detrompe. Tenter de s'elever le long de ses parois, qui ne presentaient aucune saillie, etait impraticable. Franz revint a l'interieur de la crypte. Puisqu'il ne pouvait s'enfuir que par l'une des deux portes, il voulut se rendre compte de l'etat dans lequel elles se trouvaient. La premiere porte -- par laquelle il etait arrive etait tres solide, tres epaisse, et devait etre maintenue exterieurement par des verrous engages dans une gache de fer : donc inutile d'essayer d'en forcer les vantaux. La seconde porte -- derriere laquelle s'etait fait entendre la voix de la Stilla -- semblait moins bien conservee. Les planches etaient pourries par endroits... Peut-etre ne serait-il pas trop difficile de se frayer un passage de ce cote. << Oui... c'est par la... c'est par la !... >> se dit Franz, qui avait repris son sang-froid. Mais il n'y avait pas de temps a perdre, car il etait probable que quelqu'un entrerait dans la crypte, des qu'on le supposerait endormi sous l'influence de la boisson somnifere. Le travail marcha plus vite qu'il n'aurait pu l'esperer, la moisissure ayant ronge le bois autour de l'armature metallique qui retenait les verrous contre l'embrasure. Avec son couteau, Franz parvint a en detacher la partie circulaire, operant presque sans bruit, s'arretant parfois, pretant l'oreille, s'assurant qu'il n'entendait rien au dehors. Trois heures apres, les verrous etaient degages, et la porte s'ouvrait en grincant sur ses gonds. Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins etouffant. En ce moment, l'angle lumineux ne se decoupait plus a l'orifice du puits, preuve que le soleil etait deja descendu au-dessous du Retyezat. La cour se trouvait plongee dans une obscurite profonde. Quelques etoiles brillaient a l'ovale de la margelle, comme si on les eut regardees par le tube d'un long telescope. De petits nuages s'en allaient lentement au souffle intermittent de ces brises qui mollissent avec la nuit. Certaines teintes de l'atmosphere indiquaient aussi que la lune, a demi pleine encore, avait depasse l'horizon des montagnes de l'est. Il devait etre a peu pres neuf heures du soir. Franz rentra pour prendre un peu de nourriture et se desalterer a l'eau de la vasque, ayant d'abord renverse celle du broc. Puis, fixant son couteau a sa ceinture, il franchit la porte qu'il repoussa derriere lui. Et peut-etre, maintenant, allait-il rencontrer l'infortunee Stilla, errant a travers ces galeries souterraines ?... A cette pensee, son coeur battait a se rompre. Des qu'il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu'il l'avait pense, la commencait un escalier, dont il compta les degres en le montant, -- soixante seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu'il avait du descendre pour arriver au seuil de la crypte. Il s'en fallait donc de quelque huit pieds qu'il fut revenu au niveau du sol. N'imaginant rien de mieux, d'ailleurs, que de suivre l'obscur corridor, dont ses deux mains etendues frolaient les parois, il continua d'avancer. Une demi-heure s'ecoula, sans qu'il eut ete arrete ni par une porte ni par une grille. Mais de nombreux coudes l'avaient empeche de reconnaitre sa direction par rapport a la courtine, qui faisait face au plateau d'Orgall. Apres une halte de quelques minutes, pendant lesquelles il reprit haleine, Franz se remit en marche et il semblait que ce corridor fut interminable, quand un obstacle l'arreta. C'etait la paroi d'un mur de briques. Et tatant a diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre ouverture. Il n'y avait aucune issue de ce cote. Franz ne put retenir un cri. Tout ce qu'il avait concu d'espoir se brisait contre cet obstacle. Ses genoux flechirent, se jambes se deroberent, il tomba le long de la muraille. Mais, au niveau du sol, la paroi presentait une etroite crevasse, dont les briques disjointes adheraient a peine et s'ebranlaient sous les doigts. << Par la... oui !... par la !... >> s'ecria Franz. Et il commencait a enlever les briques une a une, lorsqu'un bruit se fit entendre de l'autre cote. Franz s'arreta. Le bruit n'avait pas cesse, et, en meme temps, un rayon de lumiere arrivait a travers la crevasse. Franz regarda. La etait la vieille chapelle du chateau. A quel lamentable etat de delabrement le temps et l'abandon l'avaient reduite: une voute a demi effondree, dont quelques nervures se raccordaient encore sur des piliers gibbeux, deux ou trois arceaux de style ogival menacant ruine ; un fenestrage disloque ou se dessinaient de freles meneaux du gothique flamboyant ; ca et la, un marbre poussiereux, sous lequel dormait quelque ancetre de la famille de Gortz ; au fond du chevet, un fragment d'autel dont le retable montrait des sculptures egratignees, puis un reste de la toiture, coiffant le dessus de l'abside, qui avait ete epargne par les rafales, et enfin au faite du portail, le campanile branlant, d'ou pendait une corde jusqu'a terre, -- la corde de cette cloche, qui tintait quelquefois, a l'inexprimable epouvante des gens de Werst, attardes sur la route du col. Dans cette chapelle, deserte depuis si longtemps, ouverte aux intemperies du climat des Carpathes, un homme venait d'entrer, tenant a la main un fanal, dont la clarte mettait sa face en pleine lumiere. Franz reconnut aussitot cet homme. C'etait Orfanik, cet excentrique dont le baron faisait son unique societe pendant son sejour dans les grandes villes italiennes, cet original que l'on voyait passer a travers les rues, gesticulant et se parlant a lui-meme, . ce savant incompris, cet inventeur toujours a la poursuite de quelque chimere, et qui mettait certainement ses inventions au service de Rodolphe de Gortz ! Si donc Franz avait pu conserver jusque-la quelque doute sur la presence du baron au chateau des Carpathes, meme apres l'apparition de la Stilla, ce doute se fut change en certitude, puisque Orfanik etait la devant ses yeux. Qu'avait-il a faire dans cette chapelle en ruine, a cette heure avancee de la nuit ? Franz essaya de s'en rendre compte, et voici ce qu'il vit assez distinctement. Orfanik, courbe vers le sol, venait de soulever plusieurs cylindres de fer, -auxquels il attachait un fil, qui se deroulait d'une bobine deposee dans un coin de la chapelle. Et telle etait l'attention qu'il apportait a ce travail qu'il n'eut pas meme apercu le jeune comte, si celui-ci avait ete a meme de s'approcher ; Ah ! pourquoi la crevasse que Franz avait entrepris d'elargir n'etait-elle pas suffisante pour lui livrer passage ! Il serait entre dans la chapelle, il se serait precipite sur Orfanik, il l'aurait oblige a le conduire au donjon... Mais peut-etre etait-il heureux qu'il fut hors d'etat de le faire, car, en cas que sa tentative eut echoue, le baron de Gortz lui aurait fait payer de sa vie les secrets qu'il venait de decouvrir ! Quelques minutes apres l'arrivee de Orfanik, un autre homme penetra dans la chapelle. C'etait le baron Rodolphe de Gortz. L'inoubliable physionomie de ce personnage n'avait pas change. Il ne semblait meme pas avoir vieilli, avec sa figure pale et longue que le fanal eclairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejetes en arriere, son regard etincelant jusqu'au fond de ses noires orbites. Rodolphe de Gortz s'approcha pour examiner le travail dont s'occupait Orfanik. Et voici les propos qui furent echanges d'une voix breve entre ces deux hommes. XV << Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik ? -- je viens de l'achever. -- Tout est prepare dans les casemates des bastions ? -- Tout. -- Maintenant les bastions et la chapelle sont directement relies au donjon ? -- Ils le sont. -- Et, apres que l'appareil aura lance le courant, nous aurons le temps de nous enfuir ? -- Nous l'aurons. -- A-t-on verifie si le tunnel qui debouche sur le col de Vulkan etait libre ? -- Il l'est. >> Il y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant repris son fanal, en projetait la clarte a travers les profondeurs de la chapelle. << Ah ! mon vieux burg, s'ecria le baron, tu couteras cher a ceux qui tenteront de forcer ton enceinte ! >> Et Rodolphe de Gortz prononca ces mots d'un ton qui fit fremir le jeune comte. << Vous avez entendu ce qui se disait a Werst ? demanda-t-il a Orfanik. Il y a cinquante minutes, le fil m'a rapporte les propos que l'on tenait dans l'auberge du _Roi Mathias_. Est-ce que l'attaque est pour cette nuit ? -- Non, elle ne doit avoir lieu qu'au lever du jour. -- Depuis quand ce Rotzko est-il revenu a Werst ? -- Depuis deux heures, avec les agents de la police qu'il a ramenes de Karlsburg. Eh bien ! puisque le chateau ne peut plus se defendre, repeta le baron de Gortz, du moins ecrasera-t-il sous ses debris ce Franz de Telek et tous ceux qui lui viendront en aide. >> Puis, au bout de quelques moments : << Et ce fil, Orfanik ? reprit-il. Il ne faut pas que l'on puisse jamais savoir qu'il etablissait une communication entre le chateau et le village de Werst... -- On ne le saura pas ; je detruirai ce fil. >> A notre avis, l'heure est venue de donner l'explication de certains phenomenes, qui se sont produits au cours de ce recit, et dont l'origine ne devait pas tarder a etre revelee. A cette epoque -- nous ferons tres particulierement remarquer que cette histoire s'est deroulee dans l'une des dernieres annees du XIXe siecle, -- l'emploi de l'electricite, qui est a juste titre consideree comme << l'ame de l'univers >>, avait ete pousse aux derniers perfectionnements. L'illustre Edison et ses disciples avaient paracheve leur oeuvre. Entre autres appareils electriques, le telephone fonctionnait alors avec une precision si merveilleuse que les sons, recueillis par les plaques, arrivaient librement a l'oreille sans l'aide de cornets. Ce qui se disait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait meme, on pouvait l'entendre quelle que fut la distance, et deux personnes, comme si elles eussent ete assises en face l'une de l'autre [Elles pouvaient meme se voir dans des glaces reliees par des fils. grace a l'invention du telephote.] . Depuis bien des annees deja, Orfanik, l'inseparable du baron Rodolphe de Gortz, etait, en ce qui concerne l'utilisation pratique de l'electricite, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses admirables decouvertes n'avaient pas ete accueillies comme elles le meritaient. Le monde savant n'avait voulu voir en lui qu'un fou au lieu d'un homme de genie dans son art. De la, cette implacable haine que l'inventeur, econduit et rebute, avait vouee a ses semblables. Ce fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik, talonne par la misere. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa bourse, et, finalement, il se l'attacha a la condition, toutefois, que le savant lui reserverait le benefice de ses inventions et qu'il serait seul a en profiter. Au total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun a sa facon, etaient bien de nature a s'entendre. Aussi, depuis leur rencontre, ne se separerent-ils plus -- pas meme lorsque le baron de Gortz suivait la Stilla a travers toutes les villes de l'Italie. Mais, tandis que le melomane s'enivrait du chant de l'incomparable artiste, Orfanik ne s'occupait que de completer les decouvertes qui avaient ete faites par les electriciens pendant ces dernieres annees, a perfectionner leurs applications, a en tirer les plus extraordinaires effets. Apres les incidents qui terminerent la campagne dramatique de la Stilla, le baron de Gortz disparut sans que l'on put savoir ce qu'il etait devenu. Or, en quittant Naples, c'etait au chateau des Carpathes qu'il etait alle se refugier, accompagne de Orfanik, tres satisfait de s'y enfermer avec lui. Lorsqu'il eut pris la resolution d'enfouir son existence entre les murs de ce vieux burg, l'intention du baron de Gortz etait qu'aucun habitant du pays ne put soupconner son retour, et que personne ne fut tente de lui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen d'assurer tres suffisamment la vie materielle dans le chateau. En effet, il existait une communication secrete avec la route du col de Vulkan, et c'est par cette route qu'un homme sur, un ancien serviteur du baron que nul ne connaissait, introduisait a dates fixes tout ce qui etait necessaire a l'existence du baron Rodolphe et de son compagnon. En realite, ce qui restait du burg -- et notamment le donjon central --, etait moins delabre qu'on ne le croyait et meme plus habitable que ne l'exigeaient les besoins de ses hotes. Aussi, pourvu de tout ce qu'il fallait pour ses experiences, Orfanik put-il s'occuper de ces prodigieux travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les elements. Et alors l'idee lui vint de les utiliser en vue d'eloigner les importuns. Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et Orfanik installa une machinerie speciale, destinee a epouvanter le pays en produisant des phenomenes, qui ne pouvaient etre attribues qu'a une intervention diabolique. Mais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d'etre tenu au courant de ce qui se disait au village le plus rapproche. Y avait-il donc un moyen d'entendre causer les gens sans qu'ils puissent s'en douter ? Oui, si l'on reussissait a etablir une communication telephonique entre le chateau et cette grande salle de l'auberge du _Roi Mathias_, ou les notables de Werst avaient l'habitude de se reunir chaque soir. C'est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secretement dans les conditions les plus simples. Un fil de cuivre, revetu de sa gaine isolante, et dont un bout remontait au premier etage du donjon, fut deroule sous les eaux du Nyad jusqu'au village de Werst. Ce premier travail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une nuit au _Roi Mathias_, afin de raccorder ce fil a la grande salle de l'auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d'en ramener l'extremite, plongee dans le lit du torrent, a la hauteur de cette fenetre de la facade posterieure qui ne s'ouvrait jamais. Puis, ayant place un appareil telephonique, que cachait l'epais fouillis du feuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil etant merveilleusement dispose pour emettre comme pour recueillir les sons, il s'en suivit que le baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se disait au _Roi Mathias_, et y faire entendre aussi tout ce qui lui convenait. Durant les premieres annees, la tranquillite du burg ne fut aucunement troublee. La mauvaise reputation dont il jouissait suffisait a en ecarter les habitants de Werst. D'ailleurs, on le savait abandonne depuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, a l'epoque ou commence ce recit, la lunette du berger Frik permit d'apercevoir une fumee qui s'echappait de l'une des cheminees du donjon. A partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus belle, et l'on sait ce qui en resulta. C'est alors que la communication telephonique fut utile, puisque le baron de Gortz et Orfanik purent etre tenus au courant de tout ce qui se passait a Werst. C'est par le fil qu'ils connurent l'engagement qu'avait pris Nie Deck de se rendre au burg, et c'est par le fil qu'une voix menacante se fit soudain entendre dans la salle du _Roi Mathias_ pour l'en detourner. Des lors, le jeune forestier ayant persiste dans sa resolution malgre cette menace,. le baron de Gortz decida-t-il de lui infliger une telle lecon qu'il perdit l'envie d'y jamais revenir. Cette nuit-la, la machinerie de Orfanik, qui etait toujours prete a fonctionner, produisit une serie de phenomenes purement physiques, de nature a jeter l'epouvante sur le pays environnant : cloche tintant au campanile de la chapelle, projection d'intenses flammes, melangees de sel marin, qui donnaient a tous les objets une apparence spectrale, formidables sirenes d'ou l'air comprime s'echappait en mugissements epouvantables, silhouettes photographiques de monstres projetees au moyen de puissants reflecteurs, plaques disposees entre les herbes du fosse de l'enceinte et mises en communication avec des piles dont le courant avait saisi le docteur par ses bottes ferrees, enfin decharge electrique, lancee des batteries du laboratoire, et qui avait renverse le forestier, au montent ou sa main se posait sur la ferrure du pont-levis. Ainsi que le baron de Gortz le pensait, apres l'apparition de ces inexplicables prodiges, apres la tentative de Nic Deck qui avait si mal tourne, la terreur fut au comble, et, ni pour or ni pour argent, personne n'eut voulu s'approcher -- meme a deux bons milles de ce chateau des Carpathes, evidemment hante par des etres surnaturels. Rodolphe de Gortz devait donc se croire a l'abri de toute curiosite importune, lorsque Franz de Telek arriva au village de Wertz. Tandis qu'il interrogeait soit Jonas, soit maitre Koltz et les autres, sa presence a l'auberge du _Roi Mathias_ fut aussitot signalee par le fil du Nyad. La haine du baron de Gortz pour le jeune comte se ralluma avec le souvenir des evenements qui s'etaient passes a Naples. Et non seulement Franz de Telek etait dans ce village, a quelques milles du burg, mais voila que, devant les notables, il raillait leurs absurdes superstitions ; il demolissait cette reputation fantastique qui protegeait le chateau des Carpathes, il s'engageait meme a prevenir les autorites de Karlsburg, afin que la police vint mettre a neant toutes ces legendes ! Aussi le baron de Gortz resolut-il d'attirer Franz de Telek dans le burg, et l'on sait par quels divers moyens il y etait parvenu. La voix de la Stilla, envoyee a l'auberge du _Roi Mathias_ par l'appareil telephonique, avait provoque le jeune comte a se detourner de sa route pour s'approcher du chateau ; l'apparition de la cantatrice sur le terre-plein du bastion lui avait donne l'irresistible desir d'y penetrer ; une lumiere, montre a une des fenetres du donjon, l'avait guide vers la poterne qui etait ouverte pour lui donner passage. Au fond de cette crypte, eclairee electriquement, de laquelle il avait encore entendu cette voix si penetrante, entre les murs de cette cellule, ou des aliments lui etaient apportes alors qu'il dormait d'un sommeil lethargique, dans cette prison enfouie sous les profondeurs du burg et dont la porte s'etait refermee sur lui, Franz de Telek etait au pouvoir du baron de Gortz, et le baron de Gortz comptait bien qu'il n'en pourrait jamais sortir. Tels etaient les resultats obtenus par cette collaboration mysterieuse de Rodolphe de Gortz et de son complice Orfanik. Mais, a son extreme depit, le baron savait que l'eveil avait ete donne par Rotzko qui, n'ayant point suivi son maitre a l'interieur du chateau, avait prevenu les autorites de Karlsburg. Une escouade d'agents etait arrivee au village de Werst, et le baron de Gortz allait avoir affaire a trop forte partie. En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils a se defendre contre une troupe nombreuse ? Les moyens employes contre Nic Deck et le docteur Patak seraient insuffisants, car la police ne croit guere aux interventions diaboliques. Aussi tous deux s'etaient-ils determines a detruire le burg de fond en comble, et ils n'attendaient plus que le moment d'agir. Un courant electrique etait prepare pour mettre le feu aux charges de dynamite qui avaient ete enterrees sous le donjon, les bastions, la vieille chapelle, et l'appareil, destine, a lancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et a son complice le temps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, apres l'explosion dont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escalade l'enceinte du chateau seraient les victimes, tous deux s'enfuiraient si loin que jamais on ne retrouverait leurs traces. Ce qu'il venait d'entendre de cette conversation avait donne a Franz l'explication des phenomenes du passe. Il savait maintenant qu'une communication telephonique existait entre le chateau des Carpathes et le village de Werst. Il n'ignorait pas non plus que le burg allait etre aneanti dans une catastrophe qui lui couterait la vie et serait fatale aux agents de la police amenes par Rotzko. Il savait enfin que le baron de Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir, -- fuir en entrainant la Stilla, inconsciente... Ah ! pourquoi Frantz ne pouvait-il forcer l'entree de la chapelle, se jeter sur ces deux hommes !... il les aurait terrasses, il les aurait frappes, il les aurait mis hors d'etat de nuire, il aurait pu empecher l'effroyable ruine ! Mais ce qui etait impossible en ce moment, ne le serait peut-etre pas apres le depart du baron. Lorsque tous deux auraient quitte la chapelle, Franz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu'au donjon, et, Dieu aidant, il ferait justice ! Le baron de Gortz et Orfanik etaient deja au fond du chevet. Franz ne les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir ? Serait-ce une porte donnant sur l'une des cours de l'enceinte, ou quelque couloir interieur qui devait raccorder la chapelle avec le donjon, car il semblait que toutes les constructions du burg communiquaient entre elles ? Peu importait, si le jeune comte ne rencontrait pas un obstacle qu'il ne pourrait franchir. En ce moment, quelques paroles furent encore echangees entre le baron de Gortz et Orfanik. << Il n'y a plus rien a faire ici ? -- Rien. -- Alors separons-nous. -- Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le chateau ?... -- Oui, Orfanik, et partez a l'instant par le tunnel du col de Vulkan. -- Mais vous ?... -- Je ne quitterai le burg qu'au dernier instant. -- Il est bien convenu que c'est a Bistritz que je dois aller vous attendre ? -- A Bistritz. -- Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c'est votre volonte. -- Oui... car je veux l'entendre... je veux l'entendre encore une fois pendant cette derniere nuit que j'aurai passee au chateau des Carpathes ! >> Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait quitte la chapelle. Bien que le nom de Stilla n'eut pas ete prononce dans cette conversation, Frantz l'avait bien compris, c'etait d'elle que venait de parler Rodolphe de Gortz. XVI Le desastre etait imminent. Franz ne pouvait le prevenir qu'en mettant le baron de Gortz hors d'etat d'executer son projet. Il etait alors onze heures du soir. Ne craignant plus d'etre decouvert, Franz reprit son travail. Les briques de la paroi se detachaient assez facilement ; mais son epaisseur etait telle qu'une demi-heure s'ecoula avant que l'ouverture fut assez large pour lui livrer passage. Des que Franz eut mis pied a l'interieur de cette chapelle ouverte a tous les vents, il se sentit ranime par l'air du dehors. A travers les dechirures de la nef et l'embrasure des fenetres, le ciel laissait voir de legers nuages, chasses par la brise. Ca et la apparaissaient quelques etoiles que faisait palir l'eclat de la lune montant sur l'horizon. Il s'agissait de trouver la porte qui s'ouvrait au fond de la chapelle, et par laquelle le baron de Gortz et Orfanik etaient sortis. C'est pourquoi, ayant traverse la nef obliquement, Franz s'avanca-t-il vers le chevet. En cette partie tres obscure, ou ne penetraient pas les rayons lunaires, son pied se heurtait a des debris de tombes et aux fragments detaches de la voute. Enfin, a l'extremite du chevet, derriere le retable de l'autel, pres d'une sombre encoignure, Franz sentit une porte vermoulue ceder sous sa poussee. Cette porte s'ouvrait sur une galerie, qui devait traverser l'enceinte. C'etait par la que le baron de Gortz et Orfanik etaient entres dans la chapelle, et c'etait par la qu'ils venaient d'en sortir. Des que Franz fut dans la galerie, il se trouva de nouveau au milieu d'une complete. obscurite. Apres nombre de detours, sans avoir eu ni a monter ni a descendre, il etait certain de s'etre maintenu au niveau des cours interieures. Une demi-heure plus tard, l'obscurite parut etre moins profonde : une demi-clarte se glissait a travers quelques ouvertures laterales de la galerie. Franz put marcher plus rapidement, et il deboucha dans une large casemate, menagee sous ce terre-plein du bastion, qui flanquait l'angle gauche de la courtine. Cette casemate etait percee d'etroites meurtrieres, par lesquelles penetraient les rayons de la lune. A l'oppose il y avait une porte ouverte. Le premier soin de Franz fut de se placer devant une des meurtrieres, afin de respirer cette fraiche brise de la nuit durant quelques secondes. Mais, au moment ou il allait se retirer, il crut apercevoir deux ou trois ombres, qui se mouvaient a l'extremite inferieure du plateau d'Orgall, eclaire jusqu'au sombre massif de la sapiniere. Franz regarda. Quelques hommes allaient et venaient sur ce plateau, un peu en avant des arbres -- sans doute les agents de Karlsburg, ramenes par Rotzko. S'etaient-ils donc decides a operer de nuit, dans l'espoir de surprendre les hotes du chateau, ou attendaient-ils en cet endroit les premieres lueurs de l'aube ? Quel effort Franz dut faire sur lui-meme pour retenir le cri pret a lui echapper, pour ne pas appeler Rotzko, qui aurait bien su entendre et reconnaitre sa voix ! Mais ce cri pouvait arriver jusqu'au donjon, et, avant que les agents eussent escalade l'enceinte, Rodolphe de Gortz aurait le temps de mettre son appareil en activite et de s'enfuir par le tunnel. Franz parvint a se maitriser et s'eloigna de la meurtriere. Puis, la casemate traversee, il franchit la porte et continua de suivre la galerie. Cinq cents pas plus loin, il arriva au seuil d'un escalier qui se deroulait dans l'epaisseur du mur. Etait-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d'armes ? Il avait lieu de le croire. Cependant, cet escalier ne devait pas etre l'escalier principal qui accedait aux divers etages. Il ne se composait que d'une suite d'echelons circulaires, disposes comme les filets d'une vis a l'interieur d'une cage etroite et obscure. Franz monta sans bruit, ecoutant, mais n'entendant rien, et, au bout d'une vingtaine de marches, il s'arreta sur un palier. La, une porte s'ouvrait attenant a la terrasse, dont le donjon etait entoure a son premier etage. Franz se glissa le long de cette terrasse et, en prenant le soin de s'abriter derriere le parapet, il regarda dans la direction du plateau d'Orgall. Plusieurs hommes apparaissaient encore au bord de la sapiniere, et rien n'indiquait qu'ils voulussent se rapprocher du burg. Decide a rejoindre le baron de Gortz avant qu'il se fut enfui par le tunnel du col, Franz contourna l'etage et arriva devant une autre porte, ou la vis de l'escalier reprenait sa revolution ascendante. Il mit le pied sur la premiere marche, appuya ses deux mains aux parois, et commenca a monter. Toujours meme silence. L'appartement du premier etage n'etait point habite. Franz se hata d'atteindre les paliers qui donnaient acces aux etages superieurs. Lorsqu'il eut atteint le troisieme palier, son pied ne rencontra plus de marche. La se terminait l'escalier, qui desservait l'appartement le plus eleve du donjon, celui que couronnait la plate-forme crenelee, ou flottait autrefois l'etendard des barons de Gortz. La paroi, a gauche du palier, etait percee d'une porte, fermee en ce moment. A travers le trou de la serrure, dont la clef etait en dehors, filtrait un vif rayon de lumiere. Franz ecouta et ne percut aucun bruit a l'interieur de l'appartement. En appliquant son oeil a la serrure, il ne distingua que la partie gauche d'une chambre, qui etait tres eclairee, la partie droite etant plongee dans l'ombre. Apres avoir tourne la clef doucement, Franz poussa la porte qui s'ouvrit. Une salle spacieuse occupait tout cet etage superieur du donjon. Sur ses murs circulaires s'appuyait une voute a caissons, dont les nervures, en se rejoignant au centre, se fondaient en un lourd pendentif. Des tentures epaisses, d'anciennes tapisseries a personnages, recouvraient ses parois. Quelques vieux meubles, bahuts, dressoirs, fauteuils, escabeaux, la meublaient assez artistement. Aux fenetres pendaient d'epais rideaux, qui ne laissaient rien passer au-dehors de la clarte interieure. Sur le plancher se developpait un tapis de haute laine, sur lequel s'amortissaient les pas. L'arrangement de la salle etait au moins bizarre, et, en y penetrant, Franz fut surtout frappe du contraste qu'elle offrait, suivant qu'elle etait baignee d'ombre ou de lumiere. A droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d'une profonde obscurite. A gauche, au contraire, une estrade, dont la surface etait drapee d'etoffes noires, recevait une puissante lumiere, due a quelque appareil de concentration, place en avant, mais de maniere a ne pouvoir etre apercu. A une dizaine de pieds de cette estrade, dont il etait separe par un ecran a hauteur d'appui, se trouvait un antique fauteuil a long dossier, que l'ecran entourait d'une sorte de penombre. Pres du fauteuil, une petite table, recouverte d'un tapis, supportait une boite rectangulaire. Cette boite, longue de douze a quinze pouces, large de cinq a six, dont le couvercle, incruste de pierreries, etait releve, contenait un cylindre metallique. Des son entree dans la salle, Franz s'apercut que le fauteuil etait occupe. La, en effet, il y avait une personne qui gardait une complete immobilite, la tete renversee contre le dos du fauteuil, les paupieres closes, le bras droit etendu sur la table, la main appuyee sur la partie anterieure de la boite. C'etait Rodolphe de Gortz. Etait-ce donc pour s'abandonner au sommeil que le baron avait voulu passer cette derniere nuit a l'extreme etage du vieux donjon ? Non !... Cela ne pouvait etre, d'apres ce que Franz lui avait entendu dire a Orfanik. Le baron de Gortz etait seul dans cette chambre, d'ailleurs, et, conformement aux ordres qu'il avait recus, il n'etait pas douteux que son compagnon ne se fut deja enfui par le tunnel. Et la Stilla ?... Rodolphe de Gortz n'avait-il pas dit aussi qu'il voulait l'entendre une derniere fois dans ce chateau des Carpathes, avant qu'il n'eut ete detruit par l'explosion ?... Et pour quelle autre raison aurait-il regagne cette salle, ou elle devait venir, chaque soir, l'enivrer de son chant ?... Ou etait donc la Stilla ?... Franz ne la voyait ni ne l'entendait... Apres tout, qu'importait, maintenant que Rodolphe de Gortz etait a la merci du jeune comte !... Franz saurait bien le contraindre a parler. Mais, etant donne l'etat de surexcitation ou il se trouvait, n'allait-il pas se jeter sur cet homme qu'il haissait comme il en etait hai, qui lui avait enleve la Stilla... la Stilla, vivante et folle... folle par lui... et le frapper ?... Franz vint se poster derriere le fauteuil. Il n'avait plus qu'un pas a faire pour saisir le baron de Gortz, et, le sang aux yeux, la tete perdue, il levait la main... Soudain la Stilla apparut. Franz laissa tomber son couteau sur le tapis. La Stilla etait debout sur l'estrade, en pleine lumiere, sa chevelure denouee, ses bras tendus, admirablement belle dans son costume blanc de l'Angelica d'Orlando, telle qu'elle s'etait montree sur le bastion du burg. Ses yeux, fixes sur le jeune comte, le penetraient jusqu'au fond de l'ame... Il etait impossible que Franz ne fut pas vu d'elle, et, pourtant, la Stilla ne faisait pas un geste pour l'appeler... elle n'entrouvrait pas les levres pour lui parler... Helas ! elle etait folle ! Franz allait s'elancer sur l'estrade pour la saisir entre ses bras, pour l'entrainer au-dehors... La Stilla venait de commencer a chanter. Sans quitter son fauteuil, le baron de Gortz s'etait penche vers elle. Au paroxysme de l'extase, le dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une liqueur divine. Tel il etait autrefois aux representations des theatres d'Italie, tel il etait alors au milieu de cette salle, dans une solitude infinie, au sommet de ce donjon, qui dominait la campagne transylvaine ! Oui ! la Stilla chantait !... Elle chantait pour lui... rien que pour lui !... C'etait comme un souffle s'exhalant de ses levres, qui semblaient etre immobiles... Mais, si la raison l'avait abandonnee, du moins son ame d'artiste lui etait-elle restee toute entiere ! Franz, lui aussi, s'enivrait du charme de cette voix qu'il n'avait pas entendue depuis cinq longues annees... Il s'absorbait dans l'ardente contemplation de cette femme qu'il croyait ne jamais revoir, et qui etait la, vivante, comme si quelque miracle l'eut ressuscitee a ses yeux ! Et ce chant de la Stilla, n'etait-ce pas entre tous celui qui devait faire vibrer plus vivement au coeur de Franz les cordes du souvenir ? Oui ! il avait reconnu le finale de la tragique scene d'_Orlando_, ce finale ou l'ame de la cantatrice s'etait brisee sur cette derniere phrase : Innamorata, mio cuore tremante, Voglio morire... Franz la suivait note par note, cette phrase ineffable... Et il se disait qu'elle ne serait pas interrompue, comme elle l'avait ete sur le theatre de San-Carlo !... Non !... Elle ne mourrait pas entre les levres de la Stilla, comme elle etait morte a sa representation d'adieu... Franz ne respirait plus... Toute sa vie etait attachee a ce chant... Encore quelques mesures, et ce chant s'acheverait dans toute son incomparable purete... Mais voici que la voix commence a faiblir... On dirait que la Stilla hesite en repetant ces mots d'une douleur poignante : Voglio morire... La Stilla va-t-elle tomber sur cette estrade comme elle est autrefois tombee sur la scene ?... Elle ne tombe pas, mais le chant s'arrete a la meme mesure, a la meme note qu'au theatre de San-Carlo... Elle pousse un cri... et c'est le meme cri que Franz avait entendu ce soir-la... Et pourtant, la Stilla est toujours la, debout, immobile, avec son regard adore, -- ce regard qui jette au jeune comte toutes les tendresses de son ame... Franz s'elance vers elle... Il veut l'emporter hors de cette salle, hors de ce chateau... A ce moment, il se rencontre face a face avec le baron, qui venait de se relever. << Franz de Telek !... s'ecrie Rodolphe de Gortz. Franz de Telek qui a pu s'echapper... >> Mais Franz ne lui repond meme pas, et, se precipitant vers l'estrade : << Stilla... ma chere Stilla, repete-t-il, toi que je retrouve ici... vivante... -- Vivante... la Stilla... vivante !... >> s'ecrie le baron de Gortz. Et cette phrase ironique s'acheve dans un eclat de rire, ou l'on sent tout l'emportement de la rage. << Vivante !... reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien ! que Franz de Telek essaie donc de me l'enlever ! >> Franz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment fixes sur lui... A ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s'est echappe de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile... Franz se precipite sur lui, afin de detourner le coup qui menace la malheureuse folle... Il est trop tard... le couteau la frappe au coeur... Soudain, le bruit d'une glace qui se brise se fait entendre, et, avec les mille eclats de verre, disperses a travers la salle, disparait la Stilla... Franz est demeure inerte... Il ne comprend plus... Est-ce qu'il est devenu fou, lui aussi ?... Et alors Rodolphe de Gortz de s'ecrier : << La Stilla echappe encore a Franz de Telek !... Mais sa voix... sa voix me reste... Sa voix est a moi... a moi seul... et ne sera jamais a personne ! >> Au moment ou Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces l'abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l'estrade. Rodolphe de Gortz ne prend meme pas garde au jeune comte. Il saisit la boite deposee sur la table, il se precipite hors de la salle, il descend au premier etage du donjon ; puis, arrive sur la terrasse, il la contourne, et il allait gagner l'autre porte, lorsqu'une detonation retentit. Rotzko, poste au rebord de la contrescarpe, venait de tirer sur le baron de Gortz. Le baron ne fut pas atteint, mais la balle de Rotzko fracassa la boite qu'il serrait entre ses bras. Il poussa un cri terrible. << Sa voix... sa voix !... repetait-il. Son ame... l'ame de la Stilla... Elle est brisee... brisee... brisee !... >> Et alors, les cheveux herisses, les mains crispees, on le vit courir le long de la terrasse, criant toujours : << Sa voix... sa voix !... Ils m'ont brise sa voix !... Qu'ils soient maudits ! >> Puis, il disparut a travers la porte, au moment ou Rotzko et Nic Deck cherchaient a escalader l'enceinte du burg, sans attendre l'escouade des agents de police. Presque aussitot, une formidable explosion fit trembler tout le massif du Plesa. Des gerbes de flammes s'eleverent jusqu'aux nuages, et une avalanche de pierres retomba sur la route du Vulkan. Des bastions, de la courtine, du donjon, de la chapelle du chateau des Carpathes, il ne restait plus qu'une masse de ruines fumantes a la surface du plateau d'Orgall. XVII On ne l'a point oublie, en se reportant a la conversation du baron et de Orfanik, l'explosion ne devait detruire le chateau qu'apres le depart de Rodolphe de Gortz. Or, au moment ou cette explosion s'etait produite, il etait impossible que le baron eut eu le temps de s'enfuir par le tunnel sur la route du col. Dans l'emportement de la douleur, dans la folie du desespoir, n'ayant plus conscience de ce qu'il faisait, Rodolphe de Gortz avait-il provoque une catastrophe immediate dont il devait avoir ete la premiere victime ? Apres les incomprehensibles paroles qui lui etaient echappees, au moment ou la balle de Rotzko venait de briser la boite qu'il emportait, avait-il voulu s'ensevelir sous les ruines du burg ? En tout cas, il fut tres heureux que les agents, surpris par le coup de fusil de Rotzko, se trouvassent encore a une certaine distance, lorsque l'explosion ebranla le massif. C'est a peine si quelques-uns furent atteints par les debris qui tomberent au pied du plateau d'Orgall. Seuls, Rotzko et le forestier etaient alors au bas de la courtine, et, en verite, ce fut miracle qu'ils n'eussent pas ete ecrases sous cette pluie de pierres. L'explosion avait donc produit son effet, lorsque Rotzko, Nic Deck et les agents parvinrent, sans trop de peine, a franchir l'enceinte, en remontant le fosse, qui avait ete a demi comble par le renversement des murailles. Cinquante pas au-dela de la courtine, un corps fut releve au milieu des decombres, a la base du donjon. C'etait celui de Rodolphe de Gortz. Quelques anciens du pays -- entre autres maitre Koltz -- le reconnurent sans hesitation. Quant a Rotzko et a Nic Deck, ils ne songeaient qu'a retrouver le jeune comte. Puisque Franz n'avait pas reparu dans les delais convenus entre son soldat et lui, c'est qu'il n'avait pu s'echapper du chateau. Mais Rotzko n'osait esperer qu'il eut survecu, qu'il ne fut pas une victime de la catastrophe ; aussi pleurait-il a grosses larmes, et Nic Deck ne savait comment le calmer. Cependant, apres une demi-heure de recherches, Lejeune comte fut retrouve an premier etage du donjon, sous un arc-boutement de la muraille, qui l'avait empeche d'etre ecrase. << Mon maitre... mon pauvre maitre... --Monsieur le comte... >> Ce furent les premieres paroles que prononcerent Rotzko et Nic Deck, lorsqu'ils se pencherent sur Franz. Ils devaient le croire mort, il n'etait qu'evanoui. Franz rouvrit les veux ; mais son regard sans fixite ne semblait ni reconnaitre Rotzko ni l'entendre. Nic Deck, qui avait souleve le jeune comte dans ses bras, lui parla encore ; il ne fit aucune reponse. Ces derniers mots du chant de la Stilla s'echappaient seuls de sa bouche : Innamorata... Voglio morire... Franz de Telek etait fou. XVIII Personne, sans doute, puisque le jeune comte avait perdu la raison, n'aurait jamais eu l'explication des derniers phenomenes dont le chateau des Carpathes avait ete le theatre, sans les revelations qui furent faites dans les circonstances que voici : Pendant quatre jours, Orfanik avait attendu, comme c'etait convenu, que le baron de Gortz vint le rejoindre a la bourgade de Bistritz. En ne le voyant pas reparaitre, il s'etait demande s'il n'avait pas ete victime de l'explosion. Pousse alors par la curiosite autant que par l'inquietude, il avait quitte la bourgade, il avait repris la route de Werst, et il etait revenu roder aux environs du burg. Mal lui en prit, car les agents de la police ne tarderent pas a s'emparer de sa personne sur les indications de Rotzko, qui le connaissait et de longue date'. Une fois dans la capitale du comitat, en presence des magistrats devant lesquels il fut conduit, Orfanik ne fit aucune difficulte de repondre aux questions qui lui furent posees au cours de l'enquete ordonnee sur cette catastrophe. Nous avouerons meme que la triste fin du baron Rodolphe de Gortz ne parut pas emouvoir autrement ce savant egoiste et maniaque, qui n'avait a coeur que ses inventions. En premier lieu, sur les demandes pressantes de Rotzko, Orfanik affirma que la Stilla etait morte, et -- ce sont les expressions memes dont il se servit --, qu'elle etait enterree et bien enterree depuis cinq ans dans le cimetiere du Campo Santo Nuovo, a Naples. Cette affirmation ne fut pas le moindre des etonnements que devait provoquer cette etrange aventure. En effet, si la Stilla etait morte, comment se faisait-il que Franz eut pu entendre sa voix dans la grande salle de l'auberge, puis la voir apparaitre sur le terre-plein du bastion, puis s'enivrer de son chant, lorsqu'il etait enferme dans la crypte ?... Enfin comment l'avait-il retrouvee vivante dans la chambre du donjon ? Voici l'explication de ces divers phenomenes, qui semblaient devoir etre inexplicables. On se souvient de quel desespoir avait ete saisi le baron de Gortz, lorsque le bruit s'etait repandu que la Stilla avait pris la resolution de quitter le theatre pour devenir comtesse de Telek. L'admirable talent de l'artiste, c'est-a-dire toutes ses satisfactions de dilettante, allaient lui manquer. Ce fut alors que Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen d'appareils phonographiques, les principaux morceaux de son repertoire que la cantatrice se proposait de chanter a ses representations d'adieu. Ces appareils etaient merveilleusement perfectionnes a cette epoque, et Orfanik les avait rendus si parfaits que la voix humaine n'y subissait aucune alteration, ni dans son charme, ni dans sa purete. Le baron de Gortz accepta l'offre du physicien. Des phonographes furent installes successivement et secretement au fond de la loge grillee pendant le dernier mois de la saison. C'est ainsi que se graverent sur leurs plaques, cavatines, romances d'operas ou de concerts, entre autres, la melodie de Stefano et cet air final d'Orlando qui fut interrompu par la mort de la Stilla. Voici en quelles conditions le baron de Gortz etait venu s'enfermer au chateau des Carpathes, et la, chaque soir, il pouvait entendre les chants qui avaient ete recueillis par ces admirables appareils. Et non seulement il entendait la Stilla, comme s'il eut ete dans sa loge, mais -- ce qui peut paraitre absolument incomprehensible --, il la voyait comme si elle eut ete vivante, devant ses yeux. C'etait un simple artifice d'optique. On n'a pas oublie que le baron de Gortz avait acquis un magnifique portrait de la cantatrice. Ce portrait la representait en pied avec son costume blanc de l'Angelica d'Orlando et sa magnifique chevelure denouee. Or, au moyen de glaces inclinees suivant un certain angle calcule par Orfanik, lorsqu'un foyer puissant eclairait ce portrait place devant un miroir, la Stilla apparaissait, par reflexion, aussi << reelle >> que lorsqu'elle etait pleine de vie et dans toute la splendeur de sa beaute. C'est grace a cet appareil, transporte pendant la nuit sur le terre-plein du bastion, que Rodolphe de Gortz l'avait fait apparaitre, lorsqu'il avait voulu attirer Franz de Telek ; c'est grace a ce meme appareil que Lejeune comte avait revu la Stilla dans la salle du donjon, tandis que son fanatique admirateur s'enivrait de sa voix et de ses chants. Tels sont, tres sommaires, les renseignements que donna Orfanik d'une maniere plus detaillee au cours de son interrogatoire. Et, il faut le dire, c'est avec une fierte sans egale qu'il se declara l'auteur de ces inventions geniales, qu'il avait portees au plus haut degre de perfection. Cependant, si Orfanik avait materiellement explique ces divers phenomenes, ou plutot ces << trucs >>, pour employer le mot consacre, ce qu'il ne s'expliquait pas, c'etait pourquoi le baron de Gortz, avant l'explosion, n'avait pas eu le temps de s'enfuir par le tunnel du col du Vulkan. Mais, lorsque Orfanik eut appris qu'une balle avait brise l'objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet objet, c'etait l'appareil phonographique qui renfermait le dernier chant de la Stilla, c'etait celui que Rodolphe de Gortz avait voulu entendre une fois encore dans la salle du donjon, avant son effondrement. Or, cet appareil detruit, c'etait la vie du baron de Gortz detruite aussi, et, fou de desespoir, il avait voulu s'ensevelir sous les ruines du burg. Le baron Rodolphe de Gortz a ete inhume clins le cimetiere de Werst avec les honneurs dus a l'ancienne famille qui finissait en sa personne. Quant au jeune comte de Telek, Rotzko l'a fait transporter au chateau de Krajowa, ou il se consacre tout entier a soigner son maitre. Orfanik lui a volontiers cede les phonographes ou sont recueillis les autres chants de la Stilla, et, lorsque Franz entend la voix de la grande artiste, il y prete une certaine attention, il reprend sa lucidite d'autrefois, il semble que son ame s'essaie a revivre dans les souvenirs de cet inoubliable passe. De fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvert la raison, et c'est par lui qu'on a connu les details de cette derniere nuit au chateau des Carpathes. Disons maintenant que le mariage de la charmante Miriota et de Nic Deck fut celebre dans la huitaine qui suivit la catastrophe. Apres que les fiances eurent recu la benediction du pope au village de Vulkan, ils revinrent a Werst, ou maitre Koltz leur avait reserve la plus belle chambre de sa maison. Mais, de ce que ces divers phenomenes ont ete mis au jour d'une facon naturelle, il ne faudrait pas s'imaginer que la jeune femme ne croit plus aux fantastiques apparitions du burg. Nic Deck a beau la raisonner -- Jonas aussi, car il tient a ramener la clientele au _Roi Mathias_ --, elle n'est point convaincue, pas plus, d'ailleurs, que ne le sont maitre Koltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres habitants de Werst. On comptera bien des annees, vraisemblablement, avant que ces braves gens aient renonce a leurs superstitieuses croyances. Toutefois, le docteur Patak, qui a repris ses fanfaronnades habituelles, ne cesse de repeter a qui veut l'entendre : << Eh bien ! ne l'avais-je pas dit ?... Des genies dans le burg !... Est-ce qu'il existe des genies ! >> Mais personne ne l'ecoute, et on le prie meme de se taire, lorsque ses railleries depassent la mesure. Du reste, le magister Hermod n'a pas cesse de baser ses lecons sur l'etude des legendes transylvaines. Longtemps encore, la jeune generation du village de Werst croira que les esprits de l'autre monde hantent les ruines du chateau des Carpathes. Fin *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LE CHâTEAU DES CARPATHES *** This file should be named 7carp10.txt or 7carp10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7carp11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7carp10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. 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The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN [Employee Identification Number] 64-622154. Donations are tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund-raising will begin in the additional states. We need your donations more than ever! You can get up to date donation information online at: http://www.gutenberg.net/donation.html *** If you can't reach Project Gutenberg, you can always email directly to: Michael S. Hart Prof. Hart will answer or forward your message. We would prefer to send you information by email. **The Legal Small Print** (Three Pages) ***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". 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