The Project Gutenberg EBook of La Faute de l'Abbe Mouret, by Emile Zola Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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Elle traversa l'eglise, pour sonner l'Angelus, boitant davantage dans sa hate, bousculant les bancs. La corde, pres du confessionnal, tombait du plafond, nue, rapee, terminee par un gros noeud, que les mains avaient graisse; et elle s'y pendit de toute sa masse, a coups reguliers, puis s'y abandonna, roulant dans ses jupes, le bonnet de travers, le sang crevant sa face large. Apres avoir ramene son bonnet d'une legere tape, essoufflee, la Teuse revint donner un coup de balai devant l'autel. La poussiere s'obstinait la, chaque jour, entre les planches mal jointes de l'estrade. Le balai fouillait les coins avec un grondement irrite. Elle enleva ensuite le tapis de la table, et se facha en constatant que la grande nappe superieure, deja reprisee en vingt endroits, avait un nouveau trou d'usure au beau milieu; on apercevait la seconde nappe, pliee en deux, si emincee, si claire elle-meme, qu'elle laissait voir la pierre consacree, encadree dans l'autel de bois peint. Elle epousseta ces linges roussis par l'usage, promena vigoureusement le plumeau le long du gradin, contre lequel elle releva les cartons liturgiques. Puis, montant sur une chaise, elle debarrassa la croix et deux des chandeliers de leurs housses de cotonnade jaune. Le cuivre etait pique de taches ternes. - Ah bien! murmura la Teuse a demi-voix, ils ont joliment besoin d'un nettoyage! Je les passerai au tripoli. Alors, courant sur une jambe, avec des dehanchements et des secousses a enfoncer les dalles, elle alla a la sacristie chercher le Missel, qu'elle placa sur le pupitre, du cote de l'Epire, sans l'ouvrir, la tranche tournee vers le milieu de l'autel. Et elle alluma les deux cierges. En emportant son balai, elle jeta un coup d'oeil autour d'elle, pour s'assurer que le menage du bon Dieu etait bien fait. L'eglise dormait; la corde seule, pres du confessionnal, se balancait encore, de la voute au pave, d'un mouvement long et flexible. L'abbe Mouret venait de descendre a la sacristie, une petite piece froide, qui n'etait separee de la salle a manger que par un corridor. - Bonjour, monsieur le cure, dit la Teuse en se debarrassant. Ah! vous avez fait le paresseux, ce matin! Savez-vous qu'il est six heures un quart. Et sans donner au jeune pretre qui souriait le temps de repondre: - J'ai a vous gronder, continua-t-elle. La nappe est encore trouee. Ca n'a pas de bon sens! Nous n'en avons qu'une de rechange, et je me tue les yeux depuis trois jours a la raccommoder... Vous laisserez le pauvre Jesus tout nu, si vous y allez de ce train. L'abbe Mouret souriait toujours. Il dit gaiement: - Jesus n'a pas besoin de tant de linge, ma bonne Teuse. Il a toujours chaud, il est toujours royalement recu, quand on l'aime bien. Puis, se dirigeant vers une petite fontaine, il demanda: - Est-ce que ma soeur est levee? Je ne l'ai pas vue. - Il y a beau temps que mademoiselle Desiree est descendue, repondit la servante, agenouillee devant un ancien buffet de cuisine, dans lequel etaient serres les vetements sacres. Elle est deja a ses poules et a ses lapins... Elle attendait hier des poussins qui ne sont pas venus. Vous pensez quelle emotion! Elle s'interrompit, disant: - La chasuble d'or, n'est-ce pas? Le pretre, qui s'etait lave les mains, recueilli, les levres balbutiant une priere, fit un signe de tete affirmatif. La paroisse n'avait que trois chasubles, une violette, une noire et une d'etoffe d'or. Cette derniere, servant les jours ou le blanc, le rouge ou le vert etaient prescrits, prenait une importance extraordinaire. La Teuse la souleva religieusement de la planche garnie de papier bleu, ou elle la couchait apres chaque ceremonie; elle la posa sur le buffet, enlevant avec precaution les linges fins qui en garantissaient les broderies. Un agneau d'or y dormait sur une croix d'or, entoure de larges rayons d'or. Le tissu, lime aux plis, laissait echapper de minces houppettes! les ornements en relief se rongeaient et s'effacaient. C'etait, dans la maison, une continuelle inquietude autour d'elle, une tendresse terrifiee, a la voir s'en aller ainsi paillette a paillette. Le cure devait la mettre presque tous les jours. Et comment la remplacer, comment acheter les trois chasubles dont elle tenait lieu, lorsque les derniers fils d'or seraient uses! La Teuse, par-dessus la chasuble, etala l'etole, le manipule, le cordon, l'aube et l'amict. Mais elle continuait a bavarder, tout en s'appliquant a mettre le manipule en croix sur l'etole, et a disposer le cordon en guirlande, de facon a tracer l'initiale reveree du saint nom de Marie. - Il ne vaut pas plus grand'chose, ce cordon, murmurait-elle. Il faudra vous decider a en acheter un autre, monsieur le cure... Ce n'est pas l'embarras, je vous en tisserais bien un moi-meme, si j'avais du chanvre. L'abbe Mouret ne repondait pas. Il preparait le calice sur une petite table, un grand vieux calice d'argent dore, a pied de bronze, qu'il venait de prendre au fond d'une armoire de bois blanc, ou etaient enfermes les vases et les linges sacres, les Saintes Huiles, les Missels, les chandeliers, les croix. Il posa en travers de la coupe un purificatoire propre, mit par-dessus ce linge la patene d'argent dore, contenant une hostie, qu'il recouvrit d'une petite pale de lin. Comme il cachait le calice, en pincant les deux plis du voile d'etoffe d'or appareille a la chasuble, la Teuse s'ecria: - Attendez, il n'y a pas de corporal dans la bourse... J'ai pris hier soir tous les purificatoires, les pales et les corporaux sales pour les blanchir, a part bien sur, pas dans la lessive... Je ne vous ai pas dit, monsieur le cure: je viens de la mettre en train, la lessive. Elle est joliment grasse! Elle sera meilleure que la derniere fois. Et pendant que le pretre glissait un corporal dans la bourse, et qu'il posait sur le voile la bourse, ornee d'une croix d'or sur un fond d'or, elle reprit vivement: - A propos, j'oubliais! ce galopin de Vincent n'est pas venu. Voulez-vous que je serve la messe, monsieur le cure? Le jeune pretre la regarda severement. - Eh! ce n'est pas un peche, continua-t-elle avec son bon sourire. Je l'ai servie une fois, la messe, du temps de monsieur Caffin. Je la sers mieux que des polissons qui rient comme des paiens pour une mouche volant dans l'eglise... Allez, j'ai beau porter un bonnet, avoir soixante ans, etre grosse comme un tour, je respecte plus le bon Dieu que ces vermines d'enfant, que j'ai surpris encore, l'autre jour, jouant a saute-mouton derriere l'autel. Le pretre continuait a la regarder, refusant de la tete. - Un trou, ce village, gronda-t-elle. Ils ne sont pas cent cinquante... Il y a des jours, comme aujourd'hui, ou vous ne trouveriez pas ame qui vive aux Artaud. Jusqu'aux enfants au maillot qui vont dans les vignes! Si je sais ce qu'on fait dans les vignes, par exemple! Des vignes qui poussent sous les cailloux, seches comme des chardons! Et un pays de loups, a une lieue de toute route!... A moins qu'un ange ne descende la servir, votre messe, monsieur le cure, vous n'avez que moi, ma parole! ou un des lapins de mademoiselle Desiree, sauf votre respect! Mais, juste a ce moment, Vincent, le cadet des Brichet, poussa doucement la porte de la sacristie. Ses cheveux rouges en broussaille, ses minces yeux gris qui luisaient, facherent la Teuse. - Ah! le mecreant! cria-t-elle, je parie qu'il vient de faire quelque mauvais coup!... Avance donc, polisson, puisque monsieur le cure a peur que je ne salisse le bon Dieu! En voyant l'enfant, l'abbe Mouret avait pris l'amict. Il baisa la croix brodee au milieu, posa le linge un instant sur sa tete; puis, le rabattant sur le collet de sa soutane, il croisa et attacha les cordons, le droit par-dessus le gauche. Il passa ensuite l'aube, symbole de purete, en commencant par le bras droit. Vincent, qui s'etait accroupi, tournait autour de lui, ajustant l'aube, veillant a ce qu'elle tombat egalement de tous les cotes, a deux doigts de terre. Ensuite, il presenta le cordon au pretre, qui s'en ceignit fortement les reins, pour rappeler ainsi les liens dont le Sauveur fut charge dans sa Passion. La Teuse restait debout, jalouse, blessee, faisant effort pour se taire; mais la langue lui demangeait tellement, qu'elle reprit bientot: - Frere Archangias est venu... Il n'aura pas un enfant, a l'ecole, aujourd'hui. Il est parti comme un coup de vent, pour aller tirer les oreilles a cette marmaille, dans les vignes... Vous ferez bien de le voir. Je crois qu'il a quelque chose a vous dire. L'abbe Mouret lui imposa silence de la main. Il n'avait plus ouvert les levres. Il recitait les prieres consacrees, en prenant le manipule, qu'il baisa, avant de le mettre a son bras gauche, au- dessous du coude, comme un signe indiquant le travail des bonnes oeuvres, et en croisant sur sa poitrine, apres l'avoir egalement baisee, l'etole, symbole de sa dignite et de sa puissance. La Teuse dut aider Vincent a fixer la chasuble, qu'elle attacha a l'aide de minces cordons, de facon a ce qu'elle ne retombat pas en arriere. - Sainte Vierge! j'ai oublie les burettes! balbutia-t-elle, se precipitant vers l'armoire. Allons, vite, galopin! Vincent emplit les burettes, des fioles de verre grossier, tandis qu'elle se hatait de prendre un manuterge propre, dans un tiroir. L'abbe Mouret, tenant le calice de la main gauche par le noeud, les doigts de la main droite poses sur la bourse, salua profondement, sans oter sa barrette, un Christ de bois noir pendu au-dessus du buffet. L'enfant s'inclina egalement; puis, passant le premier, tenant les burettes recouvertes du manuterge, il quitta la sacristie, suivi du pretre qui marchait les yeux baisses, dans une devotion profonde. II L'eglise, vide, etait toute blanche, par cette matinee de mai. La corde, pres du confessionnal, pendait de nouveau, immobile. La veilleuse, dans un verre de couleur, brulait, pareille a une tache rouge, a droite du tabernacle, contre le mur. Vincent, apres avoir porte les burettes sur la credence, revint s'agenouiller a gauche, au bas du degre, tandis que le pretre, ayant salue le Saint- Sacrement d'une genuflexion sur le pave, montait a l'autel et etalait le corporal, au milieu duquel il placait le calice. Puis, ouvrant le Missel, il redescendit. Une nouvelle genuflexion le plia; il se signa a voix haute, joignit les mains devant la poitrine, commenca le grand drame divin, d'une face toute pale de foi et d'amour. - Introibo ad altare Dei. - Ad Deum qui laetificat juventutem meam, bredouilla Vincent, qui mangea les repons de l'antienne et du psaume, le derriere sur les talons, occupe a suivre la Teuse rodant dans l'eglise. La vieille servante regardait un des cierges d'un air inquiet. Sa preoccupation parut redoubler, pendant que le pretre, incline profondement, les mains jointes de nouveau, recitait le Confiteor. Elle s'arreta, se frappant a son tour la poitrine, la tete penchee, continuant a guetter le cierge. La voix grave du pretre et les balbutiements du servant alternerent encore pendant un instant. - Dominus vobiscum. - Et cum spiritu tuo. Et le pretre, elargissant les mains, puis les rejoignant, dit avec une componction attendrie: - Oremus... La Teuse ne put tenir davantage. Elle passa derriere l'autel, atteignit le cierge, qu'elle nettoya, du bout de ses ciseaux. Le cierge coulait. Il y avait deja deux grandes larmes de cire perdues. Quand elle revint, rangeant les bancs, s'assurant que les benitiers n'etaient pas vides, le pretre, monte a l'autel, les mains posees au bord de la nappe, priait a voix basse. Il baisa l'autel. Derriere lui, la petite eglise restait blafarde des paleurs de la matinee. Le soleil n'etait encore qu'au ras des tuiles. Les Kyrie, eleison coururent comme un frisson dans cette sorte d'etable, passee a la chaux, au plafond plat, dont on voyait les poutres badigeonnees. De chaque cote, trois hautes fenetres, a vitres claires, felees, crevees pour la plupart, ouvraient des jours d'une crudite crayeuse. Le plein air du dehors entrait la brutalement, mettant a nu toute la misere du Dieu de ce village perdu. Au fond, au-dessus de la grande porte, qu'on n'ouvrait jamais, et dont des herbes barraient le seuil, une tribune en planches, a laquelle on montait par une echelle de meunier, allait d'une muraille a l'autre, craquant sous les sabots les jours de fete. Pres de l'echelle, le confessionnal, aux panneaux disjoints, etait peint en jaune citron. En face, a cote de la petite porte, se trouvait le baptistere, un ancien benitier pose sur un pied en maconnerie. Puis, a droite et a gauche, au milieu, etaient plaques deux minces autels, entoures de balustrades de bois. Celui de gauche, consacre a la sainte Vierge, avait une grande Mere de Dieu en platre dore, portant royalement une couronne d'or fermee sur ses cheveux chatains; elle tenait, assis sur son bras gauche, un Jesus, nu et souriant, dont la petite main soulevait le globe etoile du monde; elle marchait au milieu de nuages, avec des tetes d'anges ailees sous les pieds. L'autel de droite, ou se disaient les messes de mort, etait surmonte d'un Christ en carton peint, faisant pendant a la Vierge; le Christ, de la grandeur d'un enfant de dix ans, agonisait d'une effrayante facon, la tete rejetee en arriere, les cotes saillantes, le ventre creuse, les membres tordus, eclabousses de sang. Il y avait encore la chaire, une caisse carree, ou l'on montait par un escabeau de cinq degres, qui s'elevait vis-a-vis d'une horloge a poids, enfermee dans une armoire de noyer, et dont les coups sourds ebranlaient l'eglise entiere, pareils aux battements d'un coeur enorme, cache quelque part, sous les dalles. Tout le long de la nef, les quatorze stations du chemin de la Croix, quatorze images grossierement enluminees, encadrees de baguettes noires, tachaient du jaune, du bleu et du rouge de la Passion, la blancheur crue des murs. - Deo gratias, begaya Vincent, a la fin de l'Epitre. Le mystere d'amour, l'immolation de la sainte victime se preparait. Le servant prit le Missel, qu'il porta a gauche, du cote de l'Evangile, en ayant soin de ne point toucher les feuillets du livre. Chaque fois qu'il passait devant le tabernacle, il faisait de biais une genuflexion qui lui dejetait la taille. Puis, revenu a droite, il se tint debout, les bras croises, pendant la lecture de l'Evangile. Le pretre, apres avoir fait un signe de croix sur le Missel, s'etait signe lui-meme: au front, pour dire qu'il ne rougirait jamais de la parole divine; sur la bouche, pour montrer qu'il etait toujours pret a confesser sa foi; sur son coeur, pour indiquer que son coeur appartenait a Dieu seul. - Dominus vobiscum, dit-il en se tournant, le regard noye, en face des blancheurs froides de l'eglise. - Et cum spiritu tuo, repondit Vincent, qui s'etait remis a genoux. Apres avoir recite l'Offertoire, le pretre decouvrit le calice. Il tint un instant, a la hauteur de sa poitrine, la patene contenant l'hostie, qu'il offrit a Dieu, pour lui, pour les assistants, pour tous les fideles vivants ou morts. Puis, l'ayant fait glisser au bord du corporal, sans la toucher des doigts, il prit le calice, qu'il essuya soigneusement avec le purificatoire. Vincent etait aller chercher sur la credence les burettes, qu'ils presenta l'une apres l'autre, la burette du vin d'abord, ensuite la burette de l'eau. Le pretre offrit alors, pour le monde entier, le calice a demi plein, qu'il remit au milieu du corporal, ou il le recouvrit de la pale. Et ayant prie encore, il revint se faire verser de l'eau par minces filets sur les extremites du pouce et de l'index de chaque main, afin de se purifier des moindres taches du peche. Quand il se fut essuye au manuterge, la Teuse, qui attendait, vida le plateau des burettes dans un seau de zinc, au coin de l'autel. - Orate, fratres, reprit le pretre a voix haute, tourne vers les bancs vides, les mains elargies et rejointes, dans un geste d'appel aux hommes de bonne volonte. Et, se retournant devant l'autel, il continua, en baissant la voix. Vincent marmotta une longue phrase latine dans laquelle il se perdit. Ce fut alors que des flammes jaunes entrerent par les fenetres. Le soleil, a l'appel du pretre, venait a la messe. Il eclaira de larges nappes dorees la muraille gauche, le confessionnal, l'autel de la Vierge, la grande horloge. Un craquement secoua le confessionnal; la Mere de Dieu, dans une gloire, dans l'eblouissement de sa couronne et de son manteau d'or, sourit tendrement a l'enfant Jesus, de ses levres peintes; l'horloge, rechauffee, battit l'heure, a coups plus vifs. Il sembla que le soleil peuplait les bancs des poussieres qui dansaient dans ses rayons. La petite eglise, l'etable blanchie, fut comme pleine d'une foule tiede. Au dehors, on entendait les petits bruits du reveil heureux de la campagne, les herbes qui soupiraient d'aise, les feuilles s'essuyant dans la chaleur, les oiseaux lissant leurs plumes, donnant un premier coup d'ailes. Meme la campagne entrait avec le soleil: a une des fenetres, un gros sorbier se haussait, jetant des branches par les carreaux casses, allongeant ses bourgeons, comme pour regarder a l'interieur; et, par les fentes de la grande porte, on voyait les herbes du perron, qui menacaient d'envahir la nef. Seul, au milieu de cette vie montante, le grand Christ, reste dans l'ombre, mettait la mort, l'agonie de sa chair barbouillee d'ocre, eclaboussee de laque. Un moineau vint se poser au bord d'un trou; il regarda, puis s'envola; mais il reparut presque aussitot, et, d'un vol silencieux, s'abattit entres les bancs, devant l'autel de la Vierge. Un second moineau le suivit. Bientot, de toutes les branches du sorbier, des moineaux descendirent, se promenant tranquillement a petits sauts, sur les dalles. - Sanctus, Sanctus, Sanctus, Dominus, Deus, Sabaoth, dit le pretre a demi-voix, les epaules legerement penchees. Vincent donna les trois coups de clochette. Mais les moineaux, effrayes de ce tintement brusque, s'envolerent avec un tel bruit d'ailes, que la Teuse, rentree depuis un instant dans la sacristie, reparut en grondant: - Les gueux! ils vont tout salir... Je parie que mademoiselle Desiree est encore venue leur mettre des mies de pain. L'instant redoutable approchait. Le corps et le sang d'un Dieu allaient descendre sur l'autel. Le pretre baisait la nappe, joignait les mains, multipliait les signes de croix sur l'hostile et sur le calice. Les prieres du canon ne tombaient plus de ses levres que dans une extase d'humilite et de reconnaissance. Ses attitudes, ses gestes, ses inflexions de voix, disaient le peu qu'il etait, l'emotion qu'il eprouvait a etre choisi pour une si grande tache. Vincent vint s'agenouiller derriere lui; il prit la chasuble de la main gauche, la soutint legerement, appretant la clochette. Et lui, les coudes appuyes au bord de la table, tenant l'hostie entre le pouce et l'index de chaque main, prononca sur elle les paroles de la consecration: Hoc est enim corpus meum. Puis, ayant fait une genuflexion, il l'eleva lentement, aussi haut qu'il put, en la suivant des yeux, pendant que le servant sonnait, a trois fois, prosterne. Il consacra ensuite le vin: Hic est enim calix, les coudes de nouveau sur l'autel, saluant, elevant le calice, le suivant a son tour des yeux, la main droite serrant le noeud, la gauche soutenant le pied. Le servant donna trois derniers coups de clochette. Le grand mystere de la Redemption venait d'etre renouvele, le Sang adorable coulait une fois de plus. - Attendez, attendez, gronda la Teuse, en tachant d'effrayer les moineaux, le poing tendu. Mais les moineaux n'avaient plus peur. Ils etaient revenus, au beau milieu des coups de clochette, effrontes, voletant sur les bancs. Les tintements repetes les avaient meme mis en joie. Ils repondirent par de petits cris, qui coupaient les paroles latines d'un rire perle de gamins libres. Le soleil leur chauffait les plumes, la pauvrete douce de l'eglise les enchantait. Ils etaient la chez eux, comme dans une grange, dont on aurait laisse une lucarne ouverte, piaillant, se battant, se disputant les mies rencontrees a terre. Un d'eux alla se poser sur le voile d'or de la Vierge qui souriait; un autre vint, lestement, reconnaitre les jupes de la Teuse, que cette audace mit hors d'elle. A l'autel, le pretre aneanti, les yeux arretes sur la sainte hostie, le pouce et l'index joints, n'entendait point cet envahissement de la nef par la tiede matinee de mai, ce flot montant de soleil, de verdures, d'oiseaux, qui debordait jusqu'au pied du Calvaire ou la nature damnee agonisait. - Per omnia saecula saeculorum, dit-il. - Amen, repondit Vincent. Le Pater acheve, le pretre, mettant l'hostie au-dessus du calice, la rompit au milieu. Il detacha ensuite, de l'une des moities, une particule qu'il laissa tomber dans le precieux Sang, pour marquer l'union intime qu'il allait contracter avec Dieu par le communion. Il dit a haute voix l'Agnus Dei, recita tout bas les trois Oraisons prescrites, fit son acte d'indignite; et, les coudes sur l'autel, la patene sous le menton, il communia des deux parties de l'hostie a la fois. Puis, apres avoir joint les mains a la hauteur de son visage, dans une fervente meditation, il recueillit sur le corporal, a l'aide de la patene, les saintes parcelles detachees de l'hostie, qu'il mit dans le calice. Une parcelle s'etant egalement attachee a son pouce, il le frotta du bout de son index. Et, se signant avec le calice, portant de nouveau la patene sous son menton, il prit tout le precieux Sang, en trois fois, sans quitter des levres le bord de la coupe, consommant jusqu'a la derniere goutte le divin Sacrifice. Vincent s'etait leve pour retourner chercher les burettes sur la credence. Mais la porte du couloir qui conduisait au presbytere s'ouvrit toute grande, se rabattit contre le mur, livrant passage a une belle jeune fille de vingt-deux ans, l'air enfant, qui cachait quelque chose dans son tablier. - Il y en a treize! cria-t-elle. Tous les oeufs etaient bons! Et entr'ouvrant son tablier, montrant une couvee de poussins qui grouillaient, avec leurs plumes naissantes et les points noirs de leurs yeux: - Regardez donc! sont-ils mignons, les amours!... Oh! le petit blanc qui monte sur le dos des autres! Et celui-la, le mouchete, qui bat deja des ailes!... Les oeufs etaient joliment bons. Pas un de clair! La Teuse, qui aidait a la messe quand meme, passant les burettes a Vincent pour les ablutions, se tourna, dit a haute voix: - Taisez-vous donc, mademoiselle Desiree! Vous voyez bien que nous n'avons pas fini. Une odeur forte de basse-cour venait par la porte ouverte, soufflant comme un ferment d'eclosion dans l'eglise, dans le soleil chaud qui gagnait l'autel. Desiree resta un instant debout, toute heureuse du petit monde qu'elle portait, regardant Vincent verser le vin de la purification, regardant son frere boire ce vin, pour que rien des saintes especes ne restat dans sa bouche. Et elle etait encore la, lorsqu'il revint tenant le calice a deux mains, afin de recevoir sur le pouce et sur l'index, le vin et l'eau de l'ablution, qu'il but egalement. Mais la poule, cherchant ses petits, arrivait en gloussant, menacait d'entrer dans l'eglise. Alors, Desiree s'en alla, avec des paroles maternelles pour les poussins, au moment ou le pretre, apres avoir appuye le purificatoire sur les levres, le passait sur les bords, puis dans l'interieur du calice. C'etait la fin, les actions de grace rendues a Dieu. Le servant alla chercher une derniere fois le Missel, le rapporta a droite. Le pretre remit sur le calice le purificatoire, la patene, la pale; puis, il pinca de nouveau les deux larges plis du voile, et posa la bourse, dans laquelle il avait plie le corporal. Tout son etre etait un ardent remerciement. Il demandait au ciel la remission de ses peches, la grace d'une sainte vie, le merite de la vie eternelle. Il restait abime dans ce miracle d'amour, dans cette immolation continue qui le nourrissait chaque jour du sang et de la chair de son Sauveur. Apres avoir lu les Oraisons, il se tourna, disant: - Ite, missa est. - Deo gratias, repondit Vincent. Puis, s'etant retourne pour baiser l'autel, il revint, la main gauche au-dessous de la poitrine, la main droite tendue, benissant l'eglise pleine des gaietes du soleil et du tapage des moineaux. - Benedicat vos omnipotens Deus, Pater et Filius, et Spiritus Sanctus. - Amen, dit le servant en se signant. Le soleil avait grandi, et les moineaux s'enhardissaient. Pendant que le pretre lisait, sur le carton de gauche, l'Evangile de Saint Jean, annoncant l'eternite du Verbe, le soleil enflammait l'autel, blanchissait les panneaux de faux marbre, mangeait les clartes des deux cierges, dont les courtes meches ne faisaient plus que deux taches sombres. L'astre triomphant mettait dans sa gloire la croix, les chandeliers, la chasuble, le voile du calice, tout cet or palissant sous ses rayons. Et lorsque le pretre, prenant le calice, faisant une genuflexion, quitta l'autel pour retourner a la sacristie, la tete couverte, precede du servant qui remportait les burettes et le manuterge, l'astre demeura seul maitre de l'eglise. Il s'etait pose a son tour sur la nappe, allumant d'une splendeur la porte du tabernacle, celebrant les fecondites de mai. Une chaleur montait des dalles. Les murailles badigeonnees, la grande Vierge, le grand Christ lui-meme, prenaient un frisson de seve, comme si la mort etait vaincue par l'eternelle jeunesse de la terre. III. La Teuse se hata d'eteindre les cierges. Mais elle s'attarda a vouloir chasser les moineaux. Aussi, quand elle rapporta le Missel a la sacristie, ne trouva-t-elle plus l'abbe Mouret, qui avait range les ornements sacres, apres s'etre lave les mains. Il etait deja dans la salle a manger, debout, dejeunant d'une tasse de lait. - Vous devriez bien empecher votre soeur de jeter du pain dans l'eglise, dit la Teuse en entrant. C'est l'hiver dernier qu'elle a invente ce joli coup-la. Elle disait que les moineaux avaient froid, que le bon Dieu pouvait bien les nourrir... Vous verrez qu'elle finira par nous faire coucher avec ses poules et ses lapins. - Nous aurions plus chaud, repondit gaiement le jeune pretre. Vous grondez toujours, la Teuse. Laissez donc notre pauvre Desiree aimer ses betes. Elle n'a pas d'autre plaisir, la chere innocente. La servante se planta au milieu de la piece. - Oh! vous! reprit-elle, vous accepteriez que les pies elles-memes batissent leurs nids dans l'eglise. Vous ne voyez rien, vous trouvez tout parfait... Votre soeur est joliment heureuse que vous l'ayez prise avec vous, au sortir du seminaire. Pas de pere, pas de mere. Je voudrais savoir qui lui permettrait de patauger comme elle le fait, dans une basse-cour? Puis, changeant de ton, s'attendrissant: - Ca, bien sur, ce serait dommage de la contrarier. Elle est sans malice aucune. Elle n'a pas dix ans d'age, bien qu'elle soit une des plus fortes filles du pays... Vous savez, je la couche encore, le soir, et il faut que je lui raconte des histoires pour l'endormir, comme a une enfant. L'abbe Mouret etait reste debout, achevant sa tasse de lait, les doigts un peu rougis par la fraicheur de la salle a manger, une grande piece carrelee, peinte en gris, sans autres meubles qu'une table et des chaises. La Teuse enleva une serviette, qu'elle avait etalee sur un coin de la table, pour le dejeuner. - Vous ne salissez guere de linge, murmura-t-elle. On dirait que vous ne pouvez pas vous asseoir, que vous etes toujours sur le point de partir... Ah! si vous aviez connu monsieur Caffin, le pauvre defunt cure que vous avez remplace! Voila un homme qui etait douillet! Il n'aurait pas digere, s'il avait mange debout... C'etait un Normand, de Canteleu, comme moi. Oh' je ne le remercie pas de m'avoir amene dans ce pays de loups. Les premiers temps, nous sommes-nous ennuyes, bon Dieu! Le pauvre cure avait eu des histoires bien desagreables chez nous... Tiens! monsieur Mouret, vous n'avez donc pas sucre votre lait? Voila les deux morceaux de sucre. Le pretre posait sa tasse. - Oui, j'ai oublie, je crois, dit-il. La Teuse le regarda en face, en haussant les epaules. Elle plia dans la serviette une tartine de pain bis qui etait egalement restee sur la table. Puis, comme le cure allait sortir, elle courut a lui, s'agenouilla, en criant: - Attendez, les cordons de vos souliers ne sont seulement pas noues... Je ne sais pas comment vos pieds resistent, dans ces souliers de paysan. Vous, si mignon, qui avez l'air d'avoir ete drolement gate!... Allez, il fallait que l'eveque vous connut bien, pour vous donner la cure la plus pauvre du departement. - Mais, dit le pretre en souriant de nouveau, c'est moi qui ai choisi les Artaud... Vous etes bien mauvaise ce matin, la Teuse. Est-ce que nous ne sommes pas heureux, ici? Nous avons tout ce qu'il nous faut, nous vivons dans une paix de paradis. Alors, elle se contint, elle rit a son tour, repondant: - Vous etes un saint homme, monsieur le cure... Venez voir comme ma lessive est grasse. Ca vaudra mieux que de nous disputer. Il du la suivre, car elle menacait de ne pas le laisser sortir, s'il ne la complimentait sur sa lessive. Il quittait la salle a manger, lorsqu'il se heurta a un platras, dans le corridor. - Qu'est-ce donc? demanda-t-il. - Rien, repondit la Teuse, de son air terrible. C'est le presbytere qui tombe. Mais vous vous trouvez bien, vous avez tout ce qu'il vous faut... Ah! Dieu, les crevasses ne manquent pas. Regardez-moi ce plafond. Est-il assez fendu! Si nous ne sommes pas ecrases un de ces jours, nous devrons un fameux cierge a notre ange gardien. Enfin, puisque ca vous convient... C'est comme l'eglise. Il y a deux ans qu'on aurait du remettre les carreaux casses. L'hiver, le bon Dieu gele. Puis, ca empecherait d'entrer ces gueux de moineaux. Je finirai par coller du papier, moi, je vous en avertis. - Eh! c'est une idee, murmura le pretre, on pourrait coller du papier... Quant aux murs, ils sont plus solides qu'on ne croit. Dans ma chambre, le plancher a flechi seulement devant la fenetre. La maison nous enterrera tous. Arrive sous le petit hangar, pres de la cuisine, il s'extasia sur l'excellence de la lessive, voulant faire plaisir a la Teuse; il fallut meme qu'il la sentit, qu'il mit les doigts dedans. Alors, la vieille femme, enchantee, se montra maternelle. Elle ne gronda plus, elle courut chercher une brosse, disant: - Vous n'allez peut-etre pas sortir avec de la boue d'hier a votre soutane! Si vous l'aviez laissee sur la rampe, elle serait propre... Elle est encore bonne, cette soutane. Seulement relevez-la bien, quand vous traversez un champ. Les chardons dechirent tout. Et elle le faisait tourner, comme un enfant, le secouant des pieds a la tete, sous les coups violents de la brosse. - La, la, c'est assez, dit-il en s'echappant. Veillez sur Desiree, n'est-ce pas? Je vais lui dire que je sors. Mais, a ce moment, une voix claire appela: - Serge! Serge! Desiree arrivait en courant, totue rouge de joie, tete nue, ses cheveux noirs noues puissamment sur la nuque, avec des mains et des bras couverts de fumier, jusqu'aux coudes. Elle nettoyait ses poules. Quand elle vit son frere sur le point de sortir, son breviaire sous le bras, elle rit plus fort, l'embrassant a pleine bouche, rejetant les mains en arriere, pour ne pas le toucher. - Non, non, balbutiait-elle, je te salirais... Oh! je m'amuse! Tu verras les betes, quand tu reviendras. Et elle se sauva. L'abbe Mouret dit qu'il rentrerait vers onze heures, pour le dejeuner. Il partait, lorsque la Teuse, qui l'avait accompagne jusqu'au seuil, lui cria ses dernieres recommandations. - N'oubliez pas de voir Frere Archangias... Passez aussi chez les Brichet; la femme est venue hier, toujours pour ce mariage... Monsieur le cure, ecoutez donc! J'ai rencontre la Rosalie. Elle ne demanderait pas mieux, elle, que d'epouser le grand Fortune. Parlez au pere Bambousse, peut-etre qu'il vous ecoutera, maintenant... Et ne revenez pas a midi, comme l'autre jour. A onze heures, dites, a onze heures, n'est-ce pas? Mais le pretre ne se tournait plus. Elle rentra, en disant entre ses dents: - Si vous croyez qu'il m'ecoute... Ca n'a pas vingt-six ans, et ca n'en fait qu'a sa tete. Bien sur, il en remontrerait pour la saintete a un homme de soixante ans; mais il n'a point vecu, il ne sait rien, il n'a pas de peine a etre sage comme un cherubin, ce mignon-la. IV. Quand l'abbe Mouret ne sentit plus la Teuse derriere lui il s'arreta, heureux d'etre enfin seul. L'eglise etait batie sur un tertre peu eleve, qui descendait en pente douce jusqu'au village; elle s'allongeait, pareille a une bergerie abandonnee, percee de larges fenetres, egayee par des tuiles rouges. Le pretre se retourna, jetant un coup d'oeil sur le presbytere, une masure grisatre, collee au flanc meme de la nef; puis, comme s'il eut craint d'etre repris par l'intarissable bavardage bourdonnant a ses oreilles depuis le matin, il remonta a droite, il ne se crut en surete que devant le grand portail, ou l'on ne pouvait l'apercevoir de la cure. La facade de l'eglise, toute nue, rongee par les soleils et les pluies, etait surmontee d'une etroite cage en maconnerie, au milieu de laquelle une petite cloche mettait son profil noir; on voyait le bout de la corde, entrant dans les tuiles. Six marches rompues, a demi enterrees par un bout, menaient a la haute porte ronde, crevassee, mangee de poussiere, de rouille, de toiles d'araignees, si lamentable sur ses gonds arraches, que les coups de vent semblaient devoir entrer, au premier souffle. L'abbe Mouret, qui avait des tendresses pour cette ruine, alla s'adosser contre un des vantaux, sur le perron. De la, il embrassait d'un coup d'oeil tout le pays. Les mains aux yeux, il regarda, il chercha a l'horizon. En mai, une vegetation formidable crevait ce sol de cailloux. Des lavandes colossales, des buissons de genevriers, des nappes d'herbes rudes, montaient sur le perron, plantaient des bouquets de verdure sombre jusque sur les tuiles. La premiere poussee de la seve menacait d'emporter l'eglise, dans le dur taillis des plantes noueuses. A cette heure matinale, en plein travail de croissance c'etait un bourdonnement de chaleur, un long effort silencieux soulevant les roches d'un frisson. Mais l'abbe ne sentait pas l'ardeur de ces couches laborieuses; il crut que la marche basculait, et s'adossa contre l'autre battant de la porte. Le pays s'etendait a deux lieues, ferme par un mur de collines jaunes, que des bois de pins tachaient de noir; pays terrible aux landes sechees, aux aretes rocheuses dechirant le sol. Les quelques coins de terre labourable etalaient des mares saignantes, des champs rouges, ou s'alignaient des files d'amandiers maigres, des tetes grises d'oliviers, des trainees de vignes, rayant la campagne de leurs souches brunes. On aurait dit qu'un immense incendie avait passe la, semant sur les hauteurs les cendres des forets, brulant les prairies, laissant son eclat et sa chaleur de fournaise dans les creux. A peine, de loin en loin, le vert pale d'un carre de ble mettait-il une note tendre. L'horizon restait farouche, sans un filet d'eau, mourant de soif, s'envolant par grandes poussieres aux moindres haleines. Et, tout au bout, par un coin ecroule des collines de l'horizon, on apercevait un lointain de verdures humides, une echappee de la vallee voisine, que fecondait la Viorme, une riviere descendue des gorges de la Seille. Le pretre, les yeux eblouis, abaissa les regards sur le village, dont les quelques maisons s'en allaient a la debandade, au bas de l'eglise. Miserables maisons, faites de pierres seches et de planches maconnees, jetees le long d'un etroit chemin, sans rues indiquees. Elles etaient au nombre d'une trentaine, les unes tassees dans le fumier, noires de misere, les autres plus vastes, plus gaies, avec leurs tuiles roses. Des bouts de jardin, conquis sur le roc, etalaient des carres de legumes, coupes de haies vives. A cette heure, les Artaud etaient vides; pas une femme aux fenetres, pas un enfant vautre dans la poussiere; seules, des bandes de poules allaient et venaient, fouillant la paille, quetant jusqu'au seuil des maisons, dont les portes laissees ouvertes baillaient complaisamment au soleil. Un grand chien noir, assis sur son derriere, a l'entree du village, semblait le garder. Une paresse engourdissait peu a peu l'abbe Mouret. Le soleil montant le baignait d'une telle tiedeur, qu'il se laissait aller contre la porte de l'eglise, envahi par une paix heureuse. Il songeait a ce village des Artaud, pousse la, dans les pierres, ainsi qu'une des vegetations noueuses de la vallee. Tous les habitants etaient parents, tous portaient le meme nom, si bien qu'ils prenaient des surnoms des le berceau, pour se distinguer entre eux. Un ancetre, un Artaud, etait venu, qui s'etait fixe dans cette lande, comme un paria; puis, sa famille avait grandi, avec la vitalite farouche des herbes sucant la vie des rochers; sa famille avait fini par etre une tribu, une commune, dont les cousinages se perdaient, remontaient a des siecles. Ils se mariaient entre eux, dans une promiscuite ehontee; on ne citait pas un exemple d'un Artaud ayant amene une femme d'un village voisin; les filles seules s'en allaient, parfois. Ils naissaient, ils mouraient, attaches a ce coin de terre, pullulant sur leur fumier, lentement, avec une simplicite d'arbres qui repoussaient de leur semence, sans avoir une idee nette du vaste monde, au dela de ces roches jaunes, entre lesquelles ils vegetaient. Et pourtant deja, parmi eux, se trouvaient des pauvres et des riches; des poules ayant disparu, les poulaillers, la nuit, etaient fermes par de gros cadenas; un Artaud avait tue un Artaud, un soir, derriere le moulin. C'etait, au fond de cette ceinture desolee de collines, un peuple a part, une race nee du sol, une humanite de trois cents tetes qui recommencait les temps. Lui, gardait toute l'ombre morte du seminaire. Pendant des annees, il n'avait pas connu le soleil. Il l'ignorait meme encore, les yeux fermes, fixes sur l'ame, n'ayant que du mepris pour la nature damnee. Longtemps, aux heures de recueillement, lorsque la meditation le prosternait, il avait reve un desert d'ermite, quelque trou dans une montagne, ou rien de la vie, ni etre, ni plante, ni eau, ne le viendrait distraire de la contemplation de Dieu. C'etait un elan d'amour pur, une horreur de la sensation physique. La, mourant a lui-meme, le dos tourne a la lumiere, il aurait attendu de n'etre plus, de se perdre dans la souveraine blancheur des ames. Le ciel lui apparaissait tout blanc, d'un blanc de lumiere, comme s'il neigeait des lis, comme si toutes les puretes, toutes les innocences, toutes les chastetes flambaient. Mais son confesseur le grondait, quand il lui racontait ses desirs de solitude, ses besoins de candeur divine; il le rappelait aux luttes de l'Eglise, aux necessites du sacerdoce. Plus tard, apres son ordination, le jeune pretre etait venu aux Artaud, sur sa propre demande, avec l'espoir de realiser son reve d'aneantissement humain. Au milieu de cette misere, sur ce col sterile, il pourrait se boucher les oreilles aux bruits du monde, il vivrait dans le sommeil des saints. Et, depuis plusieurs mois, en effet, il demeurait souriant; a peine un frisson du village le troublait-il de loin en loin; a peine une morsure plus chaude du soleil le prenait-elle a la nuque, lorsqu'il suivait les sentiers, tout au ciel, sans entendre l'enfantement continu au milieu duquel il marchait. Le grand chien noir qui gardait les Artaud venait de se decider a monter aupres de l'abbe Mouret. Il s'etait assis de nouveau sur son derriere, a ses pieds. Mais le pretre restait perdu dans la douceur du matin. La veille, il avait commence les exercices du Rosaire de Marie; il attribuait la grande joie qui descendait en lui a l'intercession de la Vierge aupres de son divin Fils. Et que les biens de la terre lui semblaient meprisables! Avec quelle reconnaissance il se sentait pauvre! En entrant dans les ordres, ayant perdu son pere et sa mere le meme jour, a la suite d'un drame dont il ignorait encore les epouvantes, il avait laisse a un frere aine toute la fortune. Il ne tenait plus au monde que par sa soeur. Il s'etait charge d'elle, pris d'une sorte de tendresse religieuse pour sa tete faible. La chere innocente etait si puerile, si petite fille, qu'elle lui apparaissait avec la purete de ces pauvres d'esprit, auxquels l'Evangile accorde le royaume des cieux. Cependant, elle l'inquietait depuis quelque temps; elle devenait trop forte, trop saine; elle sentait trop la vie. Mais c'etait a peine un malaise. Il passait ses journees dans l'existence interieure qu'il s'etait faite, ayant tout quitte pour se donner entier. Il fermait la porte de ses sens, cherchait a s'affranchir des necessites du corps, n'etait plus qu'une ame ravie par la contemplation. La nature ne lui presentait que pieges, qu'ordures; il mettait sa gloire a lui faire violence, a la mepriser, a se degager de sa boue humaine. Le juste doit etre insense selon le monde. Aussi se regardait-il comme un exile sur la terre; il n'envisageait que les biens celestes, ne pouvant comprendre qu'on mit en balance une eternite de felicite avec quelques heures d'une joie perissable. Sa raison le trompait, ses desirs mentaient. Et, s'il avancait dans la vertu, c'etait surtout par son humilite et son obeissance. Il voulait etre le dernier de tous, soumis a tous, pour que la rosee divine tombat sur son coeur comme sur un sable aride; il se disait couvert d'opprobre et de confusion, indigne a jamais d'etre sauve du peche. Etre humble, c'est croire, c'est aimer. Il ne dependait meme plus de lui-meme, aveugle, sourd, chair morte. Il etait la chose de Dieu. Alors, de cette abjection ou il s'enfoncait, un hosannah l'emportait au-dessus des heureux et des puissants, dans le resplendissement d'un bonheur sans fin. Aux Artaud, l'abbe Mouret avait ainsi trouve les ravissements du cloitre, si ardemment souhaites jadis, a chacune de ses lectures de l'Imitation. Rien en lui n'avait encore combattu. Il etait parfait, des le premier agenouillement, sans lutte, sans secousse, comme foudroye par la grace, dans l'oubli absolu de sa chair. Extase de l'approche de Dieu que connaissent quelques jeunes pretres; heure bienheureuse ou tout se tait, ou les desirs ne sont qu'un immense besoin de purete. Il n'avait mis sa consolation chez aucune creature. Lorsqu'on croit qu'une chose est tout, on ne saurait etre ebranle, et il croyait que Dieu etait tout, que son humilite, son obeissance, sa chastete, etaient tout. Il se souvenait d'avoir entendu parler de la tentation comme d'une torture abominable qui eprouve les plus saints. Lui, souriait. Dieu ne l'avait jamais abandonne. Il marchait dans sa foi, ainsi que dans une cuirasse qui le protegeait contre les moindres souffles mauvais. Il se rappelait qu'a huit ans il pleurait d'amour, dans les coins; il ne savait pas qui il aimait; il pleurait, parce qu'il aimait quelqu'un, bien loin. Toujours il etait reste attendri. Plus tard, il avait voulu etre pretre, pour satisfaire ce besoin d'affection surhumaine qui faisait son seul tourment. Il ne voyait pas ou aimer davantage. Il contentait la son etre, ses predispositions de race, ses reves d'adolescent, ses premiers desirs d'homme. Si la tentation devait venir, il l'attendait avec sa serenite de seminariste ignorant. On avait tue l'homme en lui, il le sentait, il etait heureux de se savoir a part, creature chatree, deviee, marquee de la tonsure ainsi qu'une brebis du Seigneur. V. Cependant, le soleil chauffait la grande porte de l'eglise. Des mouches dorees bourdonnaient autour d'une grande fleur qui poussait entre deux des marches du perron. L'abbe Mouret, un peu etourdi, se decidait a s'eloigner, lorsque le grand chien noir s'elanca, en aboyant violemment, vers la grille du petit cimetiere, qui se trouvait a gauche de l'eglise. En meme temps une voix apre cria: - Ah! vaurien, tu manques l'ecole, et c'est dans le cimetiere qu'on te trouve!... Ne dis pas non! Il y a un quart d'heure que je te surveille. Le pretre s'avanca. Il reconnut Vincent, qu'un Frere des ecoles chretiennes tenait rudement par une oreille. L'enfant se trouvait comme suspendu au-dessus d'un gouffre qui longeait le cimetiere, et au fond duquel coulait le Mascle, un torrent dont les eaux blanches allaient, a deux lieues de la, se jeter dans la Viorne. - Frere Archangias! dit doucement l'abbe, pour inviter le terrible homme a l'indulgence. Mais le Frere ne lachait pas l'oreille. - Ah! c'est vous, monsieur le cure, gronda-t-il. Imaginez-vous que ce gredin est toujours fourre dans le cimetiere. Je ne sais pas quel mauvais coup il peut faire ici... Je devrais le lacher pour qu'il allat se casser la tete, la-bas au fond. Ce serait bien fait. L'enfant ne soufflait mot, cramponne aux broussailles, ses yeux sournoisement fermes. - Prenez garde, Frere Archangias, reprit le pretre; il pourrait glisser. Et il aida lui-meme Vincent a remonter. - Voyons, mon petit ami, que faisais-tu la? On ne doit pas jouer dans les cimetieres. Le galopin avait ouvert les yeux, s'ecartant peureusement du Frere, se mettant sous la protection de l'abbe Mouret. - Je vais vous dire, murmura-t-il en levant sa tete futee vers celui ci. Il y a un nid de fauvettes dans les ronces, dessous cette roche. Voici plus de dix jours que je le guette... Alors, comme les petits sont eclos, je suis venu, ce matin, apres avoir servi votre messe... - Un nid de fauvettes! dit Frere Archangias. Attends, attends! Il s'ecarta, chercha sur une tombe une motte de terre, qu'il revint jeter dans les ronces. Mais il manqua le nid. Une seconde motte lancee plus adroitement bouscula le frele berceau, jeta les petits au torrent. - De cette facon, continua-t-il en se tapant les mains pour les essuyer, tu ne viendras peut-etre plus roder ici comme un paien... Les morts iront te tirer les pieds, la nuit, si tu marches encore sur eux. Vincent, qui avait ri de voir le nid faire le plongeon, regarda autour de lui, avec le haussement d'epaules d'un esprit fort. - Oh! je n'ai pas peur, dit-il. Les morts, ca ne bouge plus. Le cimetiere, en effet, n'avait rien d'effrayant. C'etait un terrain nu, ou d'etroites allees se perdaient sous l'envahissement des herbes. Des renflements bossuaient la terre, de place en place. Une seule pierre, debout, toute neuve, la pierre de l'abbe Caffin, mettait sa decoupure blanche, au milieu. Rien autre que des bras de croix arraches, des buis seches, de vieilles dalles fendues, mangees de mousse. On n'enterrait pas deux fois l'an. La mort ne semblait point habiter ce sol vague, ou la Teuse venait, chaque soir, emplir son tablier d'herbe pour les lapins de Desiree. Un cypres gigantesque, plante a la porte, promenait seul son ombre sur le champ desert. Ce cypres, qu'on voyait de trois lieues a la ronde, etait connu de toute la contree sous le nom de Solitaire. - C'est plein de lezards, ajouta Vincent, qui regardait le mur crevasse de l'eglise. On s'amuserait joliment... Mais il sortit d'un bond, en voyant le Frere allonger le pied. Celui-ci fit remarquer au cure le mauvais etat de la grille. Elle etait toute rongee de rouille, un gond descelle, la serrure brisee. - On devrait reparer cela, dit-il. L'abbe Mouret sourit, sans repondre. Et, s'adressant a Vincent, qui se battait avec le chien: - Dis, petit? demanda-t-il, sais-tu ou travaille le pere Bambousse, ce matin? L'enfant jeta un coup d'oeil sur l'horizon. - Il doit etre a son champ des Olivettes, repondit-il, la main tendue vers la gauche... D'ailleurs, Voriau va vous conduire, monsieur le cure. Il sait surement ou est son maitre, lui. Alors, il tapa dans ses mains, criant: - Eh! Voriau! eh! Le grand chien noir hesita un instant, la queue battante, cherchant a lire dans les yeux du gamin. Puis, aboyant de joie, il descendit vers le village. L'abbe Mouret et Frere Archangias le suivirent, en causant. Cent pas plus loin, Vincent les quittait sournoisement, remontant vers l'eglise, les surveillant, pret a se jeter derriere un buisson, s'ils tournaient la tete. Avec une souplesse de couleuvre, il se glissa de nouveau dans le cimetiere, ce paradis ou il y avait des nids, des lezards, des fleurs. Cependant, tandis que Voriau les devancait sur la route poudreuse, Frere Archangias disait au pretre, de sa voix irritee: - Laissez donc! monsieur le cure, de la graine de damnes, ces crapauds-la! On devrait leur casser les reins, pour les rendre agreables a Dieu. Ils poussent dans l'irreligion, comme leurs peres. Il y a quinze ans que je suis ici, et je n'ai pas encore pu faire un chretien. Des qu'ils sortent de mes mains, bonsoir! Ils sont tout a la terre, a leurs vignes, a leurs oliviers. Pas un qui mette le pied a l'eglise. Des brutes qui se battent avec leurs champs de cailloux!... Menez-moi ca a coups de baton, monsieur le cure, a coups de baton! Puis, reprenant haleine, il ajouta, avec un geste terrible: - Voyez-vous, ces Artaud, c'est comme ces ronces qui mangent les rocs, ici. Il a suffi d'une souche pour que le pays fut empoisonne. Ca se cramponne, ca se multiplie, ca vit quand meme. Il faudra le feu du ciel, comme a Gomorrhe, pour nettoyer ca. - On ne doit jamais desesperer des pecheurs, dit l'abbe Mouret, qui marchait a petits pas, dans sa paix interieure. - Non, ceux-la sont au diable, reprit plus violemment le Frere. J'ai ete paysan comme eux. Jusqu'a dix-huit ans, j'ai pioche la terre. Et plus tard, a l'Institution, j'ai balaye, epluche des legumes, fait les plus gros travaux. Ce n'est pas leur rude besogne que je leur reproche. Au contraire, Dieu prefere ceux qui vivent dans la bassesse... Mais les Artaud se conduisent en betes, voyez-vous! Ils sont comme leurs chiens qui n'assistent pas a la messe, qui se moquent des commandements de Dieu et de l'Eglise. Ils forniqueraient avec leurs pieces de terre, tant ils les aiment! Voriau, la queue au vent, s'arretait, reprenait son trot, apres s'etre assure que les deux hommes le suivaient toujours. - Il y a des abus deplorables, en effet, dit l'abbe Mouret. Mon predecesseur, l'abbe Caffin... - Un pauvre homme, interrompit le Frere. Il nous est arrive de Normandie, a la suite d'une vilaine histoire. Ici, il n'a songe qu'a bien vivre; il a tout laisse aller a la debandade. - Non, l'abbe Caffin a certainement fait ce qu'il a pu; mais il faut avouer que ses efforts sont restes a peu pres steriles. Les miens eux-memes demeurent le plus souvent sans resultat. Frere Archangias haussa les epaules. Il marcha un instant en silence, dehanchant son grand corps maigre taille a coups de hache. Le soleil tapait sur sa nuque, au cuir tanne, mettant dans l'ombre sa dure face de paysan, en lame de sabre. - Ecoutez, monsieur le cure, reprit-il enfin, je suis trop bas pour vous adresser des observations; seulement, j'ai presque le double de votre age, je connais le pays, ce qui m'autorise a vous dire que vous n'arriverez a rien par la douceur... Entendez-vous, le catechisme suffit. Dieu n'a pas de misericorde pour les impies. Ils les brulent. Tenez-vous-en a cela. Et comme l'abbe Mouret, la tete penchee, n'ouvrait point la bouche, il continua: - La religion s'en va des campagnes, parce qu'on la fait trop bonne femme. Elle a ete respectee tant qu'elle a parle en maitresse sans pardon... Je ne sais ce qu'on vous apprend dans les seminaires. Les nouveaux cures pleurent comme des enfants avec leurs paroissiens. Dieu semble tout change... Je jurerais, monsieur le cure, que vous ne savez meme plus votre catechisme par coeur? Le pretre, blesse de cette volonte qui cherchait a s'imposer si rudement, leva la tete, disant avec quelque secheresse: - C'est bien, votre zele est louable... Mais n'avez-vous rien a me dire? Vous etes venu ce matin a la cure, n'est-ce pas? Frere Archangias repondit brutalement: - J'avais a vous dire ce que je vous ai dit... Les Artaud vivent comme leurs cochons. J'ai encore appris hier que Rosalie, l'ainee du pere Bambousse, est grosse. Toutes attendent ca pour se marier. Depuis quinze ans, je n'en ai pas connu une qui ne soit allee dans les bles avant de passer a l'eglise... Et elles pretendent en riant que c'est la coutume du pays! - Oui, murmura l'abbe Mouret, c'est un grand scandale... Je cherche justement le pere Bambousse pour lui parler de cette affaire. Il serait desirable, maintenant, que le mariage eut lieu au plus tot... Le pere de l'enfant, parait-il, est Fortune, le grand fils des Brichet. Malheureusement les Brichet sont pauvres. - Cette Rosalie! poursuivit le Frere, elle a juste dix-huit ans. Ca se perd sur les bancs de l'ecole. Il n'y a pas quatre ans, je l'avais encore. Elle etait deja vicieuse... J'ai maintenant sa soeur Catherine, une gamine de onze ans qui promet d'etre plus ehontee que son ainee. On la rencontre dans tous les trous avec ce petit miserable de Vincent... Allez, on a beau leur tirer les oreilles jusqu'au sang, la femme pousse toujours en elles. Elles ont la damnation dans leurs jupes. Des creatures bonnes a jeter au fumier, avec leurs saletes qui empoisonnent! Ca serait un fameux debarras, si l'on etranglait toutes les filles a leur naissance. Le degout, la haine de la femme le firent jurer comme un charretier. L'abbe Mouret, apres l'avoir ecoute, la face calme, finit par sourire de sa violence. Il appela Voriau, qui s'etait ecarte dans un champ voisin. - Et, tenez! cria Frere Archangias, en montrant un groupe d'enfants jouant au fond d'une ravine, voila mes garnements qui manquent l'ecole, sous pretexte d'aller aider leurs parents dans les vignes!... Soyez sur que cette gueuse de Catherine est au milieu. Elle s'amuse a glisser. Vous allez voir ses jupes par-dessus sa tete. La, qu'est-ce que je vous disais!... A ce soir, monsieur le cure... Attendez, attendez, gredins! Et il partit en courant, son rabat sale volant sur l'epaule, sa grande soutane graisseuse arrachant les chardons. L'abbe Mouret le regarda tomber au milieu de la bande des enfants, qui se sauverent comme un vol de moineaux effarouches. Mais il avait reussi a saisir par les oreilles Catherine et un autre gamin. Il les ramena du cote du village, les tenant ferme de ses gros doigts velus, les accablant d'injures. Le pretre reprit sa marche. Frere Archangias lui causait parfois d'etranges scrupules; il lui apparaissait dans sa vulgarite, dans sa crudite, comme le veritable homme de Dieu, sans attache terrestre, tout a la volonte du ciel, humble, rude, l'ordure a la bouche contre le peche. Et il se desesperait de ne pouvoir se depouiller davantage de son corps, de ne pas etre laid, immonde, puant la vermine des saints. Lorsque le Frere l'avait revolte par des paroles trop crues, par quelque brutalite trop prompte, il s'accusait ensuite de ses delicatesses, de ses fiertes de nature, comme de veritables fautes. Ne devait-il pas etre mort a toutes les faiblesses de ce monde? Cette fois encore, il sourit tristement, en songeant qu'il avait failli se facher, de la lecon emportee du Frere. C'etait l'orgueil, pensait-il, qui cherchait a le perdre en lui faisant prendre les simples en mepris. Mais, malgre lui, il se sentait soulage d'etre seul, de s'en aller a petits pas, lisant son breviaire, delivre de cette voix apre qui troublait son reve de tendresse pure. VI. La route tournait entre des ecroulements de rocs au milieu desquels les paysans avaient, de loin en loin, conquis quatre ou cinq metres de terre crayeuse, plantee de vieux oliviers. Sous les pieds de l'abbe, la poussiere des ornieres profondes avait de legers craquements de neige. Parfois, en recevant a la face un souffle plus chaud, il levait les yeux de son livre, cherchant d'ou lui venait cette caresse; mais son regard restait vague, perdu sans le voir, sur l'horizon enflamme, sur les lignes tordues de cette campagne de passion, sechee, pamee au soleil, dans un vautrement de femme ardente et sterile. Il rabattait son chapeau sur son front, pour echapper aux haleines tiedes; il reprenait sa lecture, paisiblement; tandis que sa soutane, derriere lui, soulevait une petite fumee, qui roulait au ras du chemin. - Bonjour, monsieur le cure, lui dit un paysan qui passa. Des bruits de beche, le long des pieces de terre, le sortaient encore de son recueillement. Il tournait la tete, apercevait au milieu des vignes de grands vieillards noueux, qui le saluaient. Les Artaud, en plein soleil, forniquaient avec la terre, selon le mot de Frere Archangias. C'etaient des fronts suants apparaissant derriere les buissons, des poitrines haletantes se redressant lentement, un effort ardent de fecondation, au milieu duquel il marchait de son pas si calme d'ignorance. Rien de troublant ne venait jusqu'a sa chair du grand labeur d'amour dont la splendide matinee s'emplissait. - Eh! Voriau, on ne mange pas le monde! cria gaiement une voix forte, faisant taire le chien qui aboyait violemment. L'abbe Mouret leva la tete. - C'est vous, Fortune, dit-il, en s'avancant au bord du champ, dans lequel le jeune paysan travaillait. Je voulais justement vous parler. Fortune avait le meme age que le pretre. C'etait un grand garcon, l'air hardi, la peau dure deja. Il defrichait un coin de lande pierreuse. - Par rapport, monsieur le cure? demanda-t-il. - Par rapport a ce qui c'est passe entre Rosalie et vous, repondit le pretre. Fortune se mit a rire. Il devait trouver drole qu'un cure s'occupat d'une pareille chose. - Dame, murmura-t-il, c'est qu'elle a bien voulu. Je ne l'ai pas forcee... Tant pis si le pere Bambousse refuse de me la donner! Vous avez bien vu que son chien cherchait a me mordre tout a l'heure. Il le lanca contre moi. L'abbe Mouret allait continuer, lorsque le vieil Artaud, dit Brichet, qu'il n'avait pas vu d'abord, sortit de l'ombre d'un buisson, derriere lequel il mangeait avec sa femme. Il etait petit, seche par l'age, la mine humble. - On vous aura conte des menteries, monsieur le cure, s'ecria-t-il. L'enfant est tout pret a epouser la Rosalie... Ces jeunesses sont allees ensemble. Ce n'est la faute de personne. Il y en a d'autres qui ont fait comme eux et qui n'en ont pas moins bien vecu pour cela... L'affaire ne depend pas de nous. Il faut parler a Bambousse. C'est lui qui nous meprise, a cause de son argent. - Oui, nous sommes trop pauvres, gemit la mere Brichet, une grande femme pleurnicheuse, qui se leva a son tour. Nous n'avons que ce bout de champ, ou le diable fait greler les cailloux, bien sur. Il ne nous donne pas du pain... Sans vous, monsieur le cure, la vie ne serait pas possible. La mere Brichet etait la seule devote du village. Quand elle avait communie, elle rodait autour de la cure, sachant que la Teuse lui gardait toujours une paire de pains de la derniere cuisson. Parfois meme, elle emportait un lapin ou une poule, que lui donnait Desiree. - Ce sont de continuels scandales, reprit le pretre. Il faut que ce mariage ait lieu au plus tot. - Mais tout de suite, quand les autres voudront, dit la vieille femme, tres inquiete sur les cadeaux qu'elle recevait. N'est-ce pas? Brichet, ce n'est pas nous qui serons assez mauvais chretiens pour contrarier monsieur le cure. Fortune ricanait. - Moi, je suis tout pret, declara-t-il, et la Rosalie aussi... Je l'ai vue hier, derriere le moulin. Nous ne sommes pas faches, au contraire. Nous sommes restes ensemble, a rire... L'abbe Mouret l'interrompit: - C'est bien. Je vais parler a Bambousse. Il est la, aux Olivettes, je crois. Le pretre s'eloignait, lorsque la mere Brichet lui demanda ce qu'etait devenu son cadet Vincent, parti depuis le matin pour aller servir la messe. C'etait un galopin qui avait bien besoin des conseils de monsieur le cure. Et elle accompagna le pretre pendant une centaine de pas, se plaignant de sa misere, des pommes de terre qui manquaient, du froid qui avait gele les oliviers, des chaleurs qui menacaient de bruler les maigres recoltes. Elle le quitta, en lui affirmant que son fils Fortune recitait ses prieres, matin et soir. Voriau, maintenant, devancait l'abbe Mouret. Brusquement, a un tournant de la route, il se lanca dans les terres. L'abbe dut prendre un petit sentier qui montait sur un coteau. Il etait aux Olivettes, le quartier le plus fertile du pays, ou le maire de la commune, Artaud, dit Bambousse, possedait plusieurs champs de ble, des oliviers et des vignes. Cependant, le chien s'etait jete dans les jupes d'une grande fille brune, qui eut un beau rire, en apercevant le pretre. - Est-ce que votre pere est la, Rosalie? lui demanda ce dernier. - La, tout contre, dit-elle, etendant la main, sans cesser de sourire. Puis, quittant le coin du champ qu'elle sarclait, elle marcha devant lui. Sa grossesse, peu avancee, s'indiquait seulement dans un leger renflement des hanches. Elle avait le dandinement puissant des fortes travailleuses, nu-tete au soleil, la nuque roussie, avec des cheveux noirs plantes comme des crins. Ses mains, verdies, sentaient les herbes qu'elle arrachait. - Pere, cria-t-elle, voici monsieur le cure qui vous demande. Et elle ne s'en retourna pas, effrontee, gardant son rire sournois de bete impudique. Bambousse, gras, suant, la face ronde, lacha sa besogne pour venir gaiement a la rencontre de l'abbe. - Je jurerais que vous voulez me parler des reparations de l'eglise, dit-il, en tapant ses mains pleines de terre. Eh bien! non, monsieur le cure, ce n'est pas possible. La commune n'a pas le sou... Si le bon Dieu fournit le platre et les tuiles, nous fournirons les macons. Cette plaisanterie de paysan incredule le fit eclater d'un rire enorme. Il se frappa sur les cuisses, toussa, faillit etrangler. - Ce n'est pas pour l'eglise que je suis venu, repondit l'abbe Mouret. Je voulais vous parler de votre fille Rosalie... - Rosalie? qu'est-ce qu'elle vous a donc fait? demanda Bambousse, en clignant les yeux. La paysanne regardait le jeune pretre avec hardiesse, allant de ses mains blanches a son cou de fille, jouissant, cherchant a le faire devenir tout rose. Mais lui, crument, la face paisible, comme parlant d'une chose qu'il ne sentait point: - Vous savez ce que je veux dire, pere Bambousse. Elle est grosse, il faut la marier. - Ah! c'est pour ca, murmura le vieux, de son air goguenard. Merci de la commission, monsieur le cure. Ce sont les Brichet qui vous envoient, n'est-ce pas? La mere Brichet va a la messe, et vous lui donnez un coup de main pour caser son fils; ca se comprend... Mais moi, je n'entre pas la dedans. L'affaire ne me va pas. Voila tout. Le pretre surpris, lui expliqua qu'il fallait couper court au scandale, qu'il devait pardonner a Fortune, puisque celui-ci voulait bien reparer sa faute, enfin que l'honneur de sa fille exigeait un prompt mariage. - Ta, ta, ta, reprit Bambousse en branlant la tete, que de paroles! Je garde ma fille, entendez-vous. Tout ca ne me regarde pas... Un gueux, ce Fortune. Pas deux liards. Ce serait commode si, pour epouser une jeune fille, il suffisait d'aller avec elle. Dame! entre jeunesses, on verrait des noces matin et soir... Dieu merci! je ne suis pas en peine de Rosalie: on sait ce qui lui est arrive: ca ne la rend ni bancale, ni bossue, et elle se mariera avec qui elle voudra dans le pays. - Mais son enfant? interrompit le pretre. - L'enfant? il n'est pas la, n'est-ce pas? Il n'y sera peut-etre jamais... Si elle fait le petit, nous verrons. Rosalie, voyant comment tournait la demarche du cure, crut devoir s'enfoncer les poings dans les yeux en geignant. Elle se laissa meme tomber par terre, montrant ses bas bleus qui lui montaient au-dessus des genoux. - Tu vas te taire, chienne! cria le pere devenu furieux. Et il la traita ignoblement, avec des mots crus, qui la faisaient rire en-dessous, sous ses poings fermes. - Si je te trouve avec ton male, je vous attache ensemble, je vous amene comme ca devant le monde... Tu ne veux pas te taire? Attends, coquine! Il ramassa une motte de terre, qu'il lui jeta violemment, a quatre pas. La motte s'ecrasa sur son chignon, glissant dans son cou, la couvrant de poussiere. Etourdie, elle se leva d'un bond, se sauva, la tete entre les mains pour se garantir. Mais Bambousse eut le temps de l'atteindre encore avec deux autres mottes: l'une ne fit que lui effleurer l'epaule gauche; l'autre lui arriva en pleine echine, si rudement, qu'elle tomba sur les genoux. - Bambousse! s'ecria le pretre, en lui arrachant une poignee de cailloux, qu'il venait de prendre. - Laissez donc! monsieur le cure, dit le paysan. C'etait de la terre molle. J'aurais du lui jeter ces cailloux... On voit bien que vous ne connaissez pas les filles. Elles sont joliment dures. Je tremperais celle-la au fond de notre puits, je lui casserais les os a coups de trique, qu'elle n'en irait pas moins a ses saletes! Mais je la guette, et si je la surprends!... Enfin, elles sont toutes comme cela. Il se consolait. Il but un coup de vin, a une grande bouteille plate, garnie de sparterie, qui chauffait sur la terre ardente. Et, retrouvant son gros rire: - Si j'avais un verre, monsieur le cure, je vous en offrirais de bon coeur. - Alors, demanda de nouveau le pretre, ce mariage?... - Non, ca ne peut pas se faire, on rirait de moi... Rosalie est gaillarde. Elle vaut un homme, voyez-vous. Je serai oblige de louer un garcon, le jour ou elle s'en ira... On reparlera de la chose, apres la vendange. Et puis, je ne veux pas etre vole. Donnant, donnant, n'est-ce pas? Le pretre resta encore la une grande demi-heure a precher Bambousse, a lui parler de Dieu, a lui donner toutes les raisons que la situation comportait. Le vieux s'etait remis a la besogne; il haussait les epaules, plaisantait, s'entetant davantage. Il finit par crier: - Enfin, si vous me demandiez un sac de ble, vous me donneriez de l'argent... Pourquoi voulez-vous que je laisse aller ma fille contre rien! L'abbe Mouret, decourage, s'en alla. Comme il descendait le sentier, il apercut Rosalie se roulant sous un olivier avec Voriau, qui lui lechait la figure, ce qui la faisait rire. Elle disait au chien: - Tu me chatouilles, grande bete. Finis donc! Puis, quand elle vit le pretre, elle fit mine de rougir, elle ramena ses vetements, les poings de nouveau dans les yeux. Lui, chercha a la consoler, en lui promettant de tenter de nouveaux efforts aupres de son pere. Et il ajouta qu'en attendant, elle devait obeir, cesser tout rapport avec Fortune, ne pas aggraver son peche davantage. - Oh! maintenant, murmura-t-elle en souriant de son air effronte, il n'y a plus de risque, puisque ca y est. Il ne comprit pas, il lui peignit l'enfer, ou brulent les vilaines femmes. Puis, il la quitta, ayant fait son devoir, repris par cette serenite qui lui permettait de passer sans un trouble au milieu des ordures de la chair. VII. La matinee devenait brulante. Dans ce vaste cirque de roches, le soleil allumait, des les premiers beaux jours, un flamboiement de fournaise. L'abbe Mouret, a la hauteur de l'astre, comprit qu'il avait tout juste le temps de rentrer au presbytere, s'il voulait etre la a onze heures, pour ne pas se faire gronder par la Teuse. Son breviaire lu, sa demarche aupres de Bambousse faite, il s'en retournait a pas presses, regardant au loin la tache grise de son eglise, avec la haute barre noire que le grand cypres, le Solitaire, mettait sur le bleu de l'horizon. Il songeait, dans l'assoupissement de la chaleur, a la facon la plus riche possible, dont il decorerait, le soir, la chapelle de la Vierge, pour les exercices du mois de Marie. Le chemin allongeait devant lui un tapis de poussiere doux aux pieds, une purete d'une blancheur eclatante. A la Croix-Verte, comme l'abbe allait traverser la route qui mene de Plassans a la Palud, un cabriolet qui descendait la rampe, l'obligea a se garer derriere un tas de cailloux. Il coupait le carrefour, lorsqu'une voix l'appela. - Eh! Serge, eh! mon garcon! Le cabriolet s'etait arrete, un homme se penchait. Alors, le jeune pretre reconnut un de ses oncles, le docteur Pascal Rougon, que le peuple de Plassans, ou il soignait les pauvres gens pour rien, nommait "monsieur Pascal" tout court. Bien qu'ayant a peine depasse la cinquantaine, il etait deja d'un blanc de neige, avec une grande barbe, de grands cheveux, au milieu desquels sa belle figure reguliere prenait une finesse pleine de bonte. - C'est a cette heure-ci que tu patauges dans la poussiere, toi! dit-il gaiement, en se penchant davantage pour serrer les deux mains de l'abbe. Tu n'as donc pas peur des coups de soleil? - Mais pas plus que vous, mon oncle, repondit le pretre en riant. - Oh! moi, j'ai la capote de ma voiture. Puis, les malades n'attendent pas. On meurt par tous les temps, mon garcon. Et il lui conta qu'il courait chez le vieux Jeanbernat, l'intendant du Paradou, qu'un coup de sang avait frappe dans la nuit. Un voisin, un paysan qui se rendait au marche de Plassans, etait venu le chercher. - Il doit etre mort a l'heure qu'il est, continua-t-il. Enfin, il faut toujours voir... Ces vieux diables-la ont la vie joliment dure. Il levait le fouet, lorsque l'abbe Mouret l'arreta. - Attendez... Quelle heure avez-vous, mon oncle? - Onze heures moins un quart. L'abbe hesitait. Il entendait a ses oreilles la voix terrible de la Teuse, lui criant que le dejeuner allait etre froid. Mais il fut brave, il reprit aussitot: - Je vais avec vous, mon oncle... Ce malheureux voudra peut-etre se reconcilier avec Dieu, a sa derniere heure. Le docteur Pascal ne put retenir un eclat de rire. - Lui! Jeanbernat! dit-il, ah! bien! si tu le convertis jamais, celui-la!... Ca ne fait rien, viens toujours. Ta vue seule est capable de le guerir. Le pretre monta. Le docteur, qui parut regretter sa plaisanterie, se montra tres affectueux, tout en jetant au cheval de legers claquements de langue. Il regardait son neveu curieusement, du coin de l'oeil, de cet air aigu des savants qui prennent des notes. Il l'interrogea, par petites phrases, avec bonhomie, sur sa vie, sur ses habitudes, sur le bonheur tranquille dont il jouissait aux Artaud. Et, a chaque reponse satisfaisante, il murmurait, comme se parlant a lui-meme, d'un ton rassure: - Allons, tant mieux, c'est parfait. Il insista surtout sur l'etat de sante du jeune cure. Celui-ci, etonne, lui assurait qu'il se portait a merveille, qu'il n'avait ni vertiges, ni nausees, ni maux de tete. - Parfait, parfait, repetait l'oncle Pascal. Au printemps, tu sais, le sang travaille. Mais tu es solide, toi... A propos, j'ai vu ton frere Octave, a Marseille, le mois passe. Il va partir pour Paris, il aura la-bas une belle situation dans le haut commerce. Ah! le gaillard, il mene une jolie vie! - Quelle vie? demanda naivement le pretre. Le docteur, pour eviter de repondre, claqua de la langue. Puis, il reprit: - Enfin, tout le monde se porte bien, ta tante Felicite, ton oncle Rougon, et les autres... Ca n'empeche pas que nous ayons bon besoin de tes prieres. Tu es le saint de la famille, mon brave; je compte sur toi pour faire le salut de toute la bande. Il riait, mais avec tant d'amitie, que Serge lui-meme arriva a plaisanter. - C'est qu'il y en a, dans le tas, continua-t-il, qui ne seront pas aises a mener en paradis. Tu entendrais de belles confessions, s'ils venaient a tour de role... Moi, je n'ai pas besoin qu'ils se confessent, je les suis de loin, j'ai leurs dossiers chez moi, avec mes herbiers et mes notes de praticien. Un jour, je pourrai etablir un tableau d'un fameux interet... On verra, on verra! Il s'oubliait, pris d'un enthousiasme juvenile pour la science. Un coup d'oeil jete sur la soutane de son neveu, l'arreta net. - Toi, tu es cure, murmura-t-il; tu as bien fait, on est tres heureux, cure. Ca t'a pris tout entier, n'est-ce pas? de facon, que te voila tourne au bien... Va, tu ne te serais jamais contente ailleurs. Tes parents, qui partaient comme toi, ont eu beau faire des vilenies; ils sont encore a se satisfaire... Tout est logique la dedans, mon garcon. Un pretre complete la famille. C'etait force, d'ailleurs. Notre sang devait aboutir la... Tant mieux pour toi, tu as eu le plus de chance. Mais il se reprit, souriant etrangement. - Non, c'est ta soeur Desiree qui a eu le plus de chance. Il siffla, donna un coup de fouet, changea de conversation. Le cabriolet, apres avoir monte une cote assez roide, filait entre des gorges desolees; puis, il arriva sur un plateau, dans un chemin creux, longeant une haute muraille interminable. Les Artaud avaient disparu; on etait en plein desert. - Nous approchons, n'est-ce pas? demanda le pretre. - Voici le Paradou, repondit le docteur, en montrant la muraille. Tu n'es donc point encore venu par ici? Nous ne sommes pas a une lieue des Artaud... Une propriete qui a du etre superbe, ce Paradou. La muraille du parc, de ce cote, a bien deux kilometres. Mais, depuis plus de cent ans, tout y pousse a l'aventure. - Il y a de beaux arbres, fit remarquer l'abbe, en levant la tete, surpris des masses de verdure qui debordaient. - Oui, ce coin-la est tres fertile. Aussi le parc est-il une veritable foret, au milieu des roches pelees qui l'entourent... D'ailleurs, c'est de la que le Mascle sort. On m'a parle de trois ou quatre sources, je crois. Et, en phrases hachees, coupees d'incidentes etrangeres au sujet, il raconta l'histoire du Paradou, une sorte de legende qui courait le pays. Du temps de Louis XV, un seigneur y avait bati un palais superbe, avec des jardins immenses, des bassins, des eaux ruisselantes, des statues, tout un petit Versailles perdu dans les pierres, sous le grand soleil du Midi. Mais il n'y etait venu passer qu'une saison, en compagnie d'une femme adorablement belle, qui mourut la sans doute, car personne ne l'avait vue en sortir. L'annee suivante, le chateau brula, les portes du parc furent clouees, les meurtrieres des murs elles-memes s'emplirent de terre; si bien que, depuis cette epoque lointaine, pas un regard n'etait entre dans ce vaste enclos, qui tenait tout un des hauts plateaux des Garrigues. - Les orties ne doivent pas manquer, dit en riant l'abbe Mouret... Ca sent l'humide tout le long de ce mur, vous ne trouvez pas, mon oncle? Puis, apres un silence: - Et a qui appartient le Paradou, maintenant? demanda-t-il. - Ma foi, on ne sait pas, repondit le docteur. Le proprietaire est venu dans le pays, il y a une vingtaine d'annees. Mais il a ete tellement effraye par ce nid a couleuvres, qu'il n'a plus reparu... Le vrai maitre est le gardien de la propriete, ce vieil original de Jeanbernat, qui a trouve le moyen de se loger dans un pavillon, dont les pierres tiennent encore... Tiens, tu vois, cette masure grise, la bas, avec ces grandes fenetres mangees de lierre. Le cabriolet passa devant une grille seigneuriale, toute saignante de rouille, garnie a l'interieur de planches maconnees. Les sauts- de-loup etaient noirs de ronces. A une centaine de metres, le pavillon habite par Jeanbernat se trouvait enclave dans le parc, sur lequel une de ses facades donnait. Mais le gardien semblait avoir barricade sa demeure, de ce cote; il avait defriche un etroit jardin, sur la route; il vivait la, au midi, tournant le dos au Paradou, sans paraitre se douter de l'enormite des verdures debordant derriere lui. Le jeune pretre sauta a terre, regardant curieusement, interrogeant le docteur qui se hatait d'attacher le cheval a un anneau scelle dans le mur. - Et ce vieillard vit seul, au fond de ce trou perdu? demanda-t-il. - Oui, completement seul, repondit l'oncle Pascal. Mais il se reprit. - Il a avec lui une niece qui lui est tombee sur les bras, une drole de fille, une sauvage... Depechons. Tout a l'air mort dans la maison. VIII. Au soleil de midi, la maison dormait, les persiennes closes, dans le bourdonnement des grosses mouches qui montaient le long du lierre, jusqu'aux tuiles. Une paix heureuse baignait cette ruine ensoleillee. Le docteur poussa la porte de l'etroit jardin, qu'une haie vive, tres elevee, entourait. La, a l'ombre d'un pan de mur, Jeanbernat, redressant sa haute taille, fumait tranquillement sa pipe, dans le grand silence, en regardant pousser ses legumes. - Comment! vous etes debout, farceur! cria le docteur stupefait. - Vous veniez donc m'enterrer, vous! gronda le vieillard rudement. Je n'ai besoin de personne. Je me suis saigne... Il s'arreta net en apercevant le pretre, et eut un geste si terrible, que l'oncle Pascal s'empressa d'intervenir. - C'est mon neveu, dit-il, le nouveau cure des Artaud, un brave garcon... Que diable! nous n'avons pas couru les routes a pareille heure pour vous manger, pere Jeanbernat. Le vieux se calma un peu. - Je ne veux pas de calotin chez moi, murmura-t-il. Ca suffit pour faire crever les gens. Entendez-vous, docteur, pas de drogues et pas de pretres quand je m'en irai; autrement, nous nous facherions... Qu'il entre tout de meme, celui-la, puisqu'il est votre neveu. L'abbe Mouret, interdit, ne trouva pas une parole. Il restait debout, au milieu d'une allee, a examiner cette etrange figure, ce solitaire couture de rides, a la face de brique cuite, aux membres seches et tordus comme des paquets de cordes, qui semblait porter ses quatre-vingts ans avec un dedain ironique de la vie. Le docteur ayant tente de lui prendre le pouls, il se facha de nouveau. - Laissez-moi donc tranquille! Je vous dis que je me suis saigne avec mon couteau! C'est fini, maintenant... Quelle est la brute de paysan qui est alle vous deranger? Le medecin, le pretre, pourquoi pas les croque-morts?... Enfin, que voulez-vous, les gens sont betes. Ca ne va pas nous empecher de boire un coup. Il servit une bouteille et trois verres, sur une vieille table, qu'il sortit, a l'ombre. Les verres remplis jusqu'au bord, il voulut trinquer. Sa colere se fondait dans une gaiete goguenarde. - Ca ne vous empoisonnera pas, monsieur le cure, dit-il. Un verre de bon vin n'est pas un peche... Par exemple, c'est bien la premiere fois que je trinque avec une soutane, soit dit sans vous offenser. Ce pauvre abbe Caffin, votre predecesseur, refusait de discuter avec moi... Il avait peur. Et il eut un large rire, continuant: - Imaginez-vous qu'il s'etait engage a me prouver que Dieu existe... Alors, je ne le rencontrais plus sans le defier. Lui, filait l'oreille basse, je vous assure. - Comment, Dieu n'existe pas! s'ecria l'abbe Mouret, sortant de son mutisme. - Oh! comme vous voudrez, reprit railleusement Jeanbernat. Nous recommencerons ensemble, si cela peut vous faire plaisir... Seulement, je vous previens que je suis tres fort. Il y a la-haut, dans une chambre, quelques milliers de volumes sauves de l'incendie du Paradou, tous les philosophes du dix-huitieme siecle, un tas de bouquins sur la religion. J'en ai appris de belles, la dedans. Depuis vingt ans, je lis ca... Ah! dame, vous trouverez a qui parler, monsieur le cure. Il s'etait leve. D'un long geste, il montra l'horizon entier, la terre, le ciel, en repetant solennellement: - Il n'y a rien, rien, rien... Quand on soufflera sur le soleil, ca sera fini. Le docteur Pascal avait donne un leger coup de coude a l'abbe Mouret. Il clignait les yeux, etudiant curieusement le vieillard, approuvant de la tete pour le pousser a parler. - Alors, pere Jeanbernat, vous etes un materialiste? demanda-t-il. - Eh! je ne suis qu'un pauvre homme, repondit le vieux en rallumant sa pipe. Quand le comte de Corbiere, dont j'etais le frere de lait, est mort d'une chute de cheval, les enfants m'ont envoye garder ce parc de la Belle-au-Bois-dormant, pour se debarrasser de moi. J'avais soixante ans, je me croyais fini. Mais la mort m'a oublie. Et j'ai du m'arranger un trou... Voyez-vous, lorsqu'on vit tout seul, on finit par voir les choses d'une drole de facon. Les arbres ne sont plus des arbres, la terre prend des airs de personne vivante, les pierres vous racontent des histoires. Des betises, enfin. Je sais des secrets qui vous renverseraient. Puis, que voulez-vous qu'on fasse, dans ce diable de desert? J'ai lu les bouquins, ca m'a plus amuse que la chasse... Le comte, qui sacrait comme un paien, m'avait toujours repete: "Jeanbernat, mon garcon, je compte bien te retrouver en enfer, pour que tu me serves la-bas comme tu m'auras servi la-haut." Il fit de nouveau son large geste autour de l'horizon, en reprenant: - Entendez-vous, rien, il n'y a rien... Tout ca, c'est de la farce. Le docteur Pascal se mit a rire. - Une belle farce, en tous cas, dit-il. Pere Jeanbernat, vous etes un cachottier. Je vous soupconne d'etre amoureux, avec vos airs blases. Vous parliez bien tendrement des arbres et des pierres, tout a l'heure. - Non, je vous assure, murmura le vieillard, ca m'a passe. Autrefois, c'est vrai, quand je vous ai connu et que nous allions herboriser ensemble, j'etais assez bete pour aimer toutes sortes de choses, dans cette grande menteuse de campagne. Heureusement que les bouquins ont tue ca... Je voudrais que mon jardin fut plus petit; je ne sors pas sur la route deux fois par an. Vous voyez ce banc. Je passe la mes journees, a regarder pousser mes salades. - Et vos tournees dans le parc? interrompit le docteur. - Dans le parc! repeta Jeanbernat d'un air de profonde surprise, mais il y a plus de douze ans que je n'y ai mis les pieds! Que voulez-vous que j'aille faire, au milieu de ce cimetiere? C'est trop grand. C'est stupide, ces arbres qui n'en finissent plus, avec de la mousse partout, des statues rompues, des trous dans lesquels on manque de se casser le cou a chaque pas. La derniere fois que j'y suis alle, il faisait si noir sous les feuilles, ca empoisonnait si fort les fleurs sauvages, des souffles si droles passaient dans les allees, que j'ai eu comme peur. Et je me suis barricade, pour que le parc n'entrat pas ici... Un coin de soleil, trois pieds de laitue devant moi, une grande haie qui me barre tout l'horizon, c'est deja trop pour etre heureux. Rien, voila ce que je voudrais, rien du tout, quelque chose de si etroit, que le dehors ne put venir m'y deranger. Deux metres de terre, si vous voulez, pour crever sur le dos. Il donna un coup de poing sur la table, haussant brusquement la voix, criant a l'abbe Mouret: - Allons, encore un coup, monsieur le cure. Le diable n'est pas au fond de la bouteille, allez! Le pretre eprouvait un malaise. Il se sentait sans force pour ramener a Dieu cet etrange vieillard, dont la raison lui parut singulierement detraquee. Maintenant, il se rappelait certains bavardages de la Teuse sur le Philosophe, nom que les paysans des Artaud donnaient a Jeanbernat. Des bouts d'histoires scandaleuses trainaient vaguement dans sa memoire. Il se leva, faisant un signe au docteur, voulant quitter cette maison, ou il croyait respirer une odeur de damnation. Mais, dans sa crainte sourde, une singuliere curiosite l'attardait. Il restait la, allant au bout du petit jardin, fouillant le vestibule du regard, comme pour voir au dela, derriere les murs. Par la porte grande ouverte, il n'apercevait que la cage noire de l'escalier. Et il revenait, cherchant quelque trou, quelque echappee sur cette mer de feuilles, dont il sentait le voisinage, a un large murmure qui semblait battre la maison d'un bruit de vagues. - Et la petite va bien? demanda le docteur en prenant son chapeau. - Pas mal, repondit Jeanbernat. Elle n'est jamais la. Elle disparait pendant des matinees entieres... Peut-etre tout de meme qu'elle est dans les chambres du haut. Il leva la tete, il appela: - Albine! Albine! Puis, haussant les epaules: - Ah bien! oui, c'est une fameuse gourgandine... Au revoir, monsieur le cure. Tout a votre disposition. Mais l'abbe Mouret n'eut pas le temps de relever ce defi du Philosophe. Une porte venait de s'ouvrir brusquement, au fond du vestibule; une trouee eclatante s'etait faite, dans le noir de la muraille. Ce fut comme une vision de foret vierge, un enfoncement de futaie immense, sous une pluie de soleil. Dans cet eclair, le pretre saisit nettement, au loin, des details precis: une grande fleur jaune au centre d'une pelouse, une nappe d'eau qui tombait d'une haute pierre, un arbre colossal empli d'un vol d'oiseaux; le tout noye, perdu, flambant, au milieu d'un tel gachis de verdure, d'une debauche telle de vegetation, que l'horizon entier n'etait plus qu'un epanouissement. La porte claqua, tout disparut. - Ah! la gueuse! cria Jeanbernat, elle etait encore dans le Paradou! Albine riait sur le seuil du vestibule. Elle avait une jupe orange, avec un grand fichu rouge attache derriere la taille, ce qui lui donnait un air de bohemienne endimanchee. Et elle continuait a rire, la tete renversee, la gorge toute gonflee de gaiete, heureuse de ses fleurs, des fleurs sauvages tressees dans ses cheveux blonds, nouees a son cou, a son corsage, a ses bras minces, nus et dores. Elle etait comme un grand bouquet d'une odeur forte. - Va, tu es belle! grondait le vieux. Tu sens l'herbe, a empester... Dirait-on qu'elle a seize ans, cette poupee! Albine, effrontement, riait plus fort. Le docteur Pascal, qui etait son grand ami, se laissa embrasser par elle. - Alors, tu n'as pas peur dans le Paradou, toi? lui demanda-t-il. - Peur? de quoi donc? dit-elle avec des yeux etonnes. Les murs sont trop hauts, personne ne peut entrer... Il n'y a que moi. C'est mon jardin, a moi toute seule. Il est joliment grand. Je n'en ai pas encore trouve le bout. - Et les betes? interrompit le docteur. - Les betes? elles ne sont pas mechantes, elles me connaissent bien. - Mais il fait noir sous les arbres? - Pardi! il y a de l'ombre; sans cela, le soleil me mangerait la figure... On est bien a l'ombre, dans les feuilles. Et elle tournait, emplissant l'etroit jardin du vol de ses jupes, secouant cette apre senteur de verdure qu'elle portait sur elle. Elle avait souri a l'abbe Mouret, sans honte aucune, sans s'inquieter des regards surpris dont il la suivait. Le pretre s'etait ecarte. Cette enfant blonde, a la face longue, ardente de vie, lui semblait la fille mysterieuse et troublante de cette foret entrevue dans une nappe de soleil. - Dites, j'ai un nid de merles, le voulez-vous? demanda Albine au docteur. - Non, merci, repondit celui-ci en riant. Il faudra le donner a la soeur de monsieur le cure, qui aime bien les betes... Au revoir, Jeanbernat. Mais Albine s'etait attaquee au pretre. - Vous etes le cure des Artaud, n'est-ce pas? Vous avez une soeur? J'irai la voir... Seulement, vous ne me parlerez pas de Dieu. Mon oncle ne veut pas. - Tu nous ennuies, va-t-en, dit Jeanbernat en haussant les epaules. D'un bond de chevre, elle disparut, laissant une pluie de fleurs derriere elle. On entendit le claquement d'une porte, puis des rires derriere la maison, des rires sonores qui allerent en se perdant, comme au galop d'une bete folle lachee dans l'herbe. - Vous verrez qu'elle finira par coucher dans le Paradou, murmura le vieux de son air indifferent. Et, comme il accompagnait les visiteurs: - Docteur, reprit-il, si vous me trouviez mort, un de ces quatre matins, rendez-moi donc le service de me jeter dans le trou au fumier, la, derriere mes salades... Bonsoir, messieurs. Il laissa retomber la barriere de bois qui fermait la haie. La maison reprit sa paix heureuse, au soleil de midi, dans le bourdonnement des grosses mouches qui montaient le long du lierre, jusqu'aux tuiles. IX. Cependant, le cabriolet suivait de nouveau le chemin creux, le long de l'interminable mur du Paradou. L'abbe Mouret, silencieux, levait les yeux, regardait les grosses branches qui se tendaient par-dessus ce mur, comme des bras de geants caches. Des bruits venaient du parc, des frolements d'ailes, des frissons de feuilles, des bonds furtifs cassant les branches, de grands soupirs ployant les jeunes pousses, toute une haleine de vie roulant sur les cimes d'un peuple d'arbres. Et, parfois, a certain cri d'oiseau qui ressemblait a un rire humain, le pretre tournait la tete avec une sorte d'inquietude. - Une drole de gamine! disait l'oncle Pascal, en lachant un peu les guides. Elle avait neuf ans, lorsqu'elle est tombee chez ce paien. Un frere a lui, qui s'est ruine, je ne sais plus dans quoi. La petite se trouvait en pension quelque part, quand le pere s'est tue. C'etait meme une demoiselle, savante deja, lisant, brodant, bavardant, tapant sur les pianos. Et coquette donc! Je l'ai vue arriver, avec des bas a jour, des jupes brodees, des guimpes, des manchettes, un tas de falbalas... Ah bien! les falbalas ont dure longtemps! Il riait. Une grosse pierre faillit faire verser le cabriolet. - Si je ne laisse pas une roue de ma voiture dans ce gredin de chemin! murmura-t-il. Tiens-toi ferme, mon garcon. La muraille continuait toujours. Le pretre ecoutait. - Tu comprends, reprit le docteur, que le Paradou, avec son soleil, ses cailloux, ses chardons, mangerait une toilette par jour. Il n'a fait que trois ou quatre bouchees des belles robes de la petite. Elle revenait nue... Maintenant, elle s'habille comme une sauvage. Aujourd'hui, elle etait encore possible. Mais il y a des fois ou elle n'a guere que ses souliers et sa chemise!... Tu as entendu? le Paradou est a elle. Des le lendemain de son arrivee, elle en a pris possession. Elle vit la, sautant par le fenetre, lorsque Jeanbernat ferme la porte, s'echappant quand meme, allant on ne sait ou, au fond de trous perdus, connus d'elle seule... Elle doit mener un joli train, dans ce desert. - Ecoutez donc, mon oncle, interrompit l'abbe Mouret. On dirait un trot de bete, derriere cette muraille. L'oncle Pascal ecouta. - Non, dit-il au bout d'un silence, c'est le bruit de la voiture, contre les pierres... Va, la petite ne tape plus sur les pianos, a present. Je crois meme qu'elle ne sait plus lire. Imagine-toi une demoiselle retournee a l'etat de vaurienne libre, lachee en recreation dans une ile abandonnee. Elle n'a garde que son fin sourire de coquette, quand elle veut... Ah! par exemple, si tu sais jamais une fille a elever, je ne te conseille pas de la confier a Jeanbernat. Il a une facon de laisser agir la nature tout a fait primitive. Lorsque je me suis hasarde a lui parler d'Albine, il m'a repondu qu'il ne fallait pas empecher les arbres de pousser a leur gre. Il est, dit-il, pour le developpement normal des temperaments... N'importe, ils sont bien interessants tous les deux. Je ne passe pas dans les environs sans leur rendre visite. Le cabriolet sortait enfin du chemin creux. La, le mur du Paradou faisait un coude, se developpant ensuite a perte de vue, sur la crete des coteaux. Au moment ou l'abbe Mouret tournait la tete pour donner un dernier regard a cette barre grise, dont la severite impenetrable avait fini par lui causer un singulier agacement, des bruits de branches violemment secouees se firent entendre, tandis qu'un bouquet de jeunes bouleaux semblaient saluer les passants, du haut de la muraille. - Je savais bien qu'une bete courait la derriere, dit le pretre. Mais, sans qu'on vit personne, sans qu'on apercut autre chose, en l'air, que les bouleaux balances de plus en plus furieusement, on entendit une voix claire, coupee de rires, qui criait: - Au revoir, docteur! au revoir, monsieur le cure!... J'embrasse l'arbre, l'arbre vous envoie mes baisers. - Eh! c'est Albine, dit le docteur Pascal. Elle aura suivi notre voiture au trot. Elle n'est pas embarrassee pour sauter les buissons, cette petite fee! Et criant, a son tour: - Au revoir, mignonne!... Tu es joliment grande, pour nous saluer comme ca. Les rires redoublerent, les bouleaux saluerent plus bas, semant les feuilles au loin, jusque sur la capote du cabriolet: - Je suis grande comme les arbres, toutes les feuilles qui tombent sont des baisers, reprit la voix, changee par l'eloignement, si musicale, si fondue dans les haleines roulantes du parc, que le jeune pretre resta frissonnant. La route devenait meilleure. A la descente, les Artaud reparurent, au fond de la plaine brulee. Quand le cabriolet coupa le chemin du village, l'abbe Mouret ne voulut jamais que son oncle le reconduisit a la cure. Il sauta a terre en distant: - Non, merci, j'aime mieux marcher, cela me fera du bien. - Comme il te plaira, finit par repondre le docteur. Puis, lui serrant la main: - Hein! si tu n'avais que des paroissiens comme cet animal de Jeanbernat, tu n'aurais pas souvent a te deranger. Enfin, c'est toi qui a voulu venir... Et porte-toi bien. Au moindre bobo, de nuit ou de jour, envoie-moi chercher. Tu sais que je soigne toute la famille pour rien... Adieu, mon garcon. X. Quand l'abbe Mouret se retrouva seul, dans la poussiere du chemin, il se sentit plus a l'aise. Ces champs pierreux rendaient a son reve de rudesse, de vie interieure vecue au desert. Le long du chemin creux, les arbres avaient laisse tomber sur sa nuque, des fraicheurs inquietantes, que maintenant le soleil ardent sechait. Les maigres amandiers, les bles pauvres, les vignes infirmes, aux deux bords de la route, l'apaisaient, le tiraient du trouble ou l'avaient jete les souffles trop gras du Paradou. Et, au milieu de la clarte aveuglante qui coulait du ciel sur cette terre nue, les blasphemes de Jeanbernat ne mettaient meme plus une ombre. Il eut une joie vive lorsque, en levant la tete, il apercut a l'horizon la barre immobile du Solitaire, avec la tache des tuiles roses de l'eglise. Mais, a mesure qu'il avancait, l'abbe etait pris d'une autre inquietude. La Teuse allait le recevoir d'une belle facon, avec son dejeuner froid qui devait attendre depuis pres de deux heures. Il s'imaginait son terrible visage, le flot de paroles dont elle l'accueillerait, les bruits irrites de vaisselle qu'il entendrait l'apres-midi entiere. Quand il eut traverse les Artaud, sa peur devint si vive, qu'il hesita, pris de lachete, se demandant s'il ne serait pas plus prudent de faire le tour et de rentrer par l'eglise. Mais, comme il se consultait, la Teuse en personne parut, au seuil du presbytere, le bonnet de travers, les poings aux hanches. Il courba le dos, il dut monter la pente sous ce regard gros d'orage, qu'il sentait peser sur ses epaules. - Je crois bien que je suis en retard, ma bonne Teuse, balbutia-t- il, des le dernier coude du sentier. La Teuse attendit qu'il fut en face d'elle, tout pres. Alors, elle le regarda entre les deux yeux, furieusement; puis, sans rien dire, elle se tourna, elle marcha devant lui, jusque dans la salle a manger, en tapant ses gros talons, si roidie par la colere, qu'elle ne boitait presque plus. - J'ai eu tant d'affaires! commenca le pretre que cet accueil muet epouvantait. Je cours depuis ce matin... Mais elle lui coupa la parole d'un nouveau regard, si fixe, si fache, qu'il eut les jambes comme rompues. Il s'assit, il se mit a manger. Elle le servait, avec des secheresses d'automate, risquant de casser les assiettes, tant elle les posait avec violence. Le silence devenait si formidable, qu'il ne put avaler la troisieme bouchee, etrangle par l'emotion. - Et ma soeur a dejeune? demanda-t-il. Elle a bien fait. Il faut toujours dejeuner, lorsque je suis retenu dehors. Pas de reponse. La Teuse, debout, attendait qu'il eut vide son assiette pour la lui enlever. Alors, sentant qu'il ne pourrait manger sous cette paire d'yeux implacables qui l'ecrasaient, il repoussa son couvert. Ce geste de colere fut comme un coup de fouet, qui tira la Teuse de sa roideur entetee. Elle bondit. - Ah! c'est comme ca! cria-t-elle. C'est encore vous qui vous fachez! Eh bien! je m'en vais! Vous allez me payer mon voyage, pour que je m'en retourne chez moi. J'en ai assez des Artaud, et de votre eglise! et de tout! Elle retirait son tablier de ses mains tremblantes. - Vous deviez bien voir que je ne voulais pas parler... Est-ce une vie, ca! Il n'y a que les saltimbanques, monsieur le cure, qui font ca! Il est onze heures, n'est-ce pas? Vous n'avez pas honte, d'etre encore a table a pres de deux heures? Ce n'est pas d'un chretien, non, ce n'est pas d'un chretien! Puis, se plantant devant lui: - Enfin, d'ou venez-vous? qui avez-vous vu? quelle affaire a pus vous retenir?... Vous seriez un enfant qu'on vous donnerait le fouet. Un pretre n'est pas a sa place sur les routes, au grand soleil, comme les gueux qui n'ont pas de toit... Ah! vous etes dans un bel etat, les souliers tout blancs, la soutane perdue de poussiere! Qui vous la brossera, votre soutane? qui vous en achetera une autre?... Mais parlez donc, dites ce que vous avez fait! Ma parole! si l'on ne vous connaissait pas, on finirait par croire de droles de choses. Et, voulez-vous que je vous le dise? eh bien! je n'en mettrais pas la main au feu. Quand on dejeune a des heures pareilles, on peut tout faire. L'abbe Mouret, soulage, laissait passer l'orage. Il eprouvait comme une detente nerveuse, dans les paroles emportees de la vieille servante. - Voyons, ma bonne Teuse, dit-il, vous allez d'abord remettre votre tablier. - Non, non, cria-t-elle, c'est fini, je m'en vais. Mais lui, se levant, lui noua le tablier a la taille, en riant. Elle se debattait, elle begayait: - Je vous dis que non!... Vous etes un enjoleur. Je lis dans votre jeu, je vois bien que vous voulez m'endormir, avec vos paroles sucrees... Ou etes-vous alle? Nous verrons ensuite. Il se remit a table, gaiement, en homme qui a victoire gagnee. - D'abord, reprit-il, il faut me permettre de manger... Je meurs de faim. - Sans doute, murmura-t-elle, apitoyee. Est-ce qu'il y a du bon sens!... Voulez-vous que j'ajoute deux oeufs sur le plat? Ce ne serait pas long. Enfin, si vous avez assez... Et tout est froid! Moi qui avais tant soigne vos aubergines! Elles sont propres, maintenant! On dirait de vieilles semelles... Heureusement que vous n'etes pas sur votre bouche, comme ce pauvre monsieur Caffin... Oh! ca, vous avez des qualites, je ne le nie pas. Elle le servait, avec des attentions de mere, tout en bavardant. Puis, quand il eut fini, elle courut a la cuisine voir si le cafe etait encore chaud. Elle s'abandonnait, elle boitait d'une facon extravagante, dans la joie du raccommodement. D'ordinaire, l'abbe Mouret redoutait la cafe, qui lui occasionnait de grands troubles nerveux; mais, en cette circonstance, voulant sceller la paix, il accepta la tasse qu'elle lui apporta. Et comme il s'oubliait un instant a table, elle s'assit devant lui, elle repeta doucement, en femme que la curiosite torture: - Ou etes-vous alle, monsieur le cure? - Mais, repondit-il en souriant, j'ai vu les Brichet, j'ai parle a Babousse... Alors, il fallut qu'il lui racontat ce que les Brichet avaient dit, ce qu'avait decide Bambousse, et la mine qu'ils faisaient, et l'endroit ou ils travaillaient. Lorsqu'elle connut la reponse du pere de Rosalie: - Pardi! cria-t-elle, si le petit mourait, la grossesse ne compterait pas. Puis, joignant les mains d'un air d'admiration envieuse: - Avez-vous du bavarder, monsieur le cure! Plus d'une demi-journee pour arriver a ce beau resultat!... Et vous etes revenu tout doucement? Il devait faire diablement chaud sur la route? L'abbe; qui s'etait leve, ne repondit pas. Il allait parler du Paradou, demander des renseignements. Mais la crainte d'etre questionne trop vivement, une sorte de honte vague qu'il ne s'avouait pas a lui-meme, le firent garder le silence sur sa visite a Jeanbernat. Il coupa court a tout nouvel interrogatoire, en demandant: - Et ma soeur, ou est-elle donc? Je ne l'entends pas. - Venez, monsieur, dit la Teuse qui se mit a rire, un doigt sur la bouche. Ils entrerent dans la piece voisine, un salon de campagne, tapisse d'un papier a grandes fleurs grises d'eteintes, meuble de quatre fauteuils et d'un canape tendus d'une etoffe de crin. Sur le canape, Desiree dormait, jetee tout de son long, la tete soutenue par ses deux poings fermes. Ses jupes pendaient, lui decouvrant les genoux; tandis que ses bras leves, nus jusqu'aux coudes, remontaient les lignes puissantes de la gorge. Elle avait un souffle un peu fort, entre ses levres rouges entr'ouvertes, montrant les dents. - Hein? dort-elle? murmura la Teuse. Elle ne vous a seulement pas entendu me crier vos sottises, tout a l'heure... Dame! elle doit etre joliment fatiguee. Imaginez qu'elle a nettoye ses betes jusqu'a pres de midi... Quand elle a eu mange, elle est venue tomber la comme un plomb. Elle n'a plus bouge. Le pretre la regarda un instant, avec une grande tendresse. - Il faut la laisser reposer tant qu'elle voudra, dit-il. - Bien sur... Est-ce malheureux qu'elle soit si innocente! Voyez donc, ces gros bras! Quand je l'habille, je pense toujours a la belle femme qu'elle serait devenue. Allez, elle vous aurait donne de fiers neveux, monsieur le cure... Vous ne trouvez pas qu'elle ressemble a cette grande dame de pierre qui est a la halle au ble de Plassans? Elle voulait parler d'une Cybele allongee sur des gerbes, oeuvre d'un eleve de Puget, sculptee au fronton du marche. L'abbe Mouret, sans repondre, la poussa doucement hors du salon, en lui recommandant de faire le moins de bruit possible. Et, jusqu'au soir, le presbytere resta dans un grand silence. La Teuse achevait sa lessive, sous le hangar. Le pretre, au fond de l'etroit jardin, son breviaire tombe sur les genoux, etait abime dans une contemplation pieuse, pendant que des petales roses pleuvaient des pechers en fleurs. XI. Vers six heures, ce fut un brusque reveil. Un tapage de portes ouvertes et refermees, au milieu d'eclats de rire, ebranla toute la maison, et Desiree parut, les cheveux tombants, les bras toujours nus jusqu'aux coudes, criant: - Serge! Serge! Puis, quand elle eut apercu son frere dans le jardin, elle accourut, elle s'assit un instant par terre, a ses pieds, le suppliant: - Viens donc voir les betes!... Tu n'as pas encore vu les betes, dis! Si tu savais comme elles sont belles, maintenant! Il se fit beaucoup prier. La basse-cour l'effrayait un peu. Mais voyant des larmes dans les yeux de Desiree, il ceda. Alors, elle se jeta a son cou, avec une joie soudaine de jeune chien, riant plus fort, sans meme s'essuyer les joues. - Ah! tu es gentil! balbutia-t-elle en l'entrainant. Tu verras les poules, les lapins, les pigeons, et mes canards qui ont de l'eau fraiche, et ma chevre, dont la chambre est aussi propre que la mienne a present... Tu sais, j'ai trois oies et deux dindes. Viens vite. Tu verras tout. Desiree avait alors vingt-deux ans. Grandie a la campagne, chez sa nourrice, une paysanne de Saint-Eutrope, elle avait pousse en plein fumier. Le cerveau vide, sans pensees graves d'aucune sorte, elle profitait du sol gras, du plein air de la campagne, se developpant toute en chair, devenant une belle bete, fraiche, blanche, au sang rose, a la peau ferme. C'etait comme une anesse de race qui aurait eu le don du rire. Bien que pataugeant du matin au soir, elle gardait ses attaches fines, les lignes souples de ses reins, l'affinement bourgeois de son corps de vierge; si bien qu'elle etait une creature a part, ni demoiselle, ni paysanne, une fille nourrie de la terre, avec une ampleur d'epaules et un front borne de jeune deesse. Sans doute, ce fut sa pauvrete d'esprit qui la rapprocha des animaux. Elle n'etait a l'aise qu'en leur compagnie, entendait mieux leur langage que celui des hommes, les soignait avec des attendrissements maternels. Elle avait, a defaut de raisonnement suivi, un instinct qui la mettait de plain-pied avec eux. Au premier cri qu'ils poussaient, elle savait ou etait leur mal. Elle inventait des friandises sur lesquelles ils tombaient gloutonnement. Elle mettait la paix d'un geste dans leurs querelles, semblait connaitre d'un regard leur caractere bon ou mauvais, racontait des histoires considerables, donnait des details si abondants, si precis, sur les facons d'etre du moindre poussin, qu'elle stupefiait profondement les gens pour lesquels un petit poulet ne se distingue en aucune facon d'un autre petit poulet. Sa basse-cour etait ainsi devenue tout un pays, ou elle regnait en maitresse absolue; un pays d'une organisation tres compliquee, trouble par des revolutions, peuple des etres les plus differents, dont elle seule connaissait les annales. Cette certitude de l'instinct allait si loin, qu'elle flairait les oeufs vides d'une couvee, et qu'elle annoncait a l'avance le nombre des petits, dans une portee de lapins. A seize ans, lorsque la puberte etait venue, Desiree n'avait point eu les vertiges ni les nausees des autres filles. Elle prit une carrure de femme faite, se porta mieux, fit eclater ses robes sous l'epanouissement splendide de sa chair. Des lors, elle eut cette taille ronde qui roulait librement, ces membres largement assis de statue antique, toute cette poussee d'animal vigoureux. On eut dit qu'elle tenait au terreau de sa basse-cour, qu'elle sucait la seve par ses fortes jambes, blanches et solides comme de jeunes arbres. Et, dans cette plenitude, pas un desir charnel ne monta. Elle trouva une satisfaction continue a sentir autour d'elle un pullulement. Des tas de fumier, des betes accouplees, se degageait un flot de generation, au milieu duquel elle goutait les joies de la fecondite. Quelque chose d'elle se contentait dans la ponte des poules; elle portait ses lapines au male, avec des rires de belle fille calmee; elle eprouvait des bonheurs de femme grosse a traire sa chevre. Rien n'etait plus sain. Elle s'emplissait innocemment de l'odeur, de la chaleur, de la vie. Aucune curiosite depravee ne la poussait a ce souci de la reproduction, en face des coqs battant des ailes, des femelles en couches, du bouc empoisonnant l'etroite ecurie. Elle gardait sa tranquillite de belle bete, son regard clair, vide de pensees, heureuse de voir son petit monde se multiplier, ressentant un agrandissement de son propre corps, fecondee, identifiee a ce point avec toutes ces meres, qu'elle etait comme la mere commune, la mere naturelle, laissant tomber de ses doigts, sans un frisson, une sueur d'engendrement. Depuis que Desiree etait aux Artaud, elle passait ses journees en pleine beatitude. Enfin, elle contentait le reve de son existence, le seul desir qui l'eut tourmentee, au milieu de sa puerilite de faible d'esprit. Elle possedait une basse-cour, un trou qu'on lui abandonnait, ou elle pouvait faire pousser les betes a sa guise. Des lors, elle s'enterra la, batissant elle-meme des cabanes pour les lapins, creusant la mare aux canards, tapant des clous, apportant de la paille, ne tolerant pas qu'on l'aidat. La Teuse en etait quitte pour la debarbouiller. La basse-cour se trouvait situee derriere le cimetiere; souvent meme, Desiree devait rattraper, au milieu des tombes, quelque poule curieuse, sautee par-dessus le mur. Au fond, se trouvait un hangar ou etaient la lapiniere et le poulailler; a droite, logeait la chevre, dans une petite ecurie. D'ailleurs, tous les animaux vivaient ensemble, les lapins laches avec les poules, la chevre prenant des bains de pieds au milieu des canards, les oies, les dindes, les pintades, les pigeons fraternisant en compagnie de trois chats. Quand elle se montrait a la barriere de bois qui empechait tout ce monde de penetrer dans l'eglise, un vacarme assourdissant la saluait. - Hein! les entends-tu? dit-elle a son frere, des la porte de la salle a manger. Mais, lorsqu'elle l'eut fait entrer, en refermant la barriere derriere eux, elle fut assaillie si violemment, qu'elle disparut presque. Les canards et les oies, claquant du bec, la tiraient par ses jupes; les poules goulues sautaient a ses mains qu'elles piquaient a grands coups, les lapins se blottissaient sur ses pieds, avec des bonds qui lui montaient jusqu'aux genoux; tandis que les trois chats lui sautaient sur les epaules, et que la chevre belait, au fond de l'ecurie, de ne pouvoir la rejoindre. - Laissez-moi donc, betes! criait-elle, toute sonore de son beau rire, chatouillee par ces plumes, ces pattes, ces becs qui la frolaient. Et elle ne faisait rien pour se debarrasser. Comme elle le disait, elle se serait laisse manger, tout cela lui etait doux, de sentir cette vie s'abattre contre elle et la mettre dans une chaleur de duvet. Enfin, un seul chat s'enteta a vouloir rester sur son dos. - C'est Moumou, dit-elle. Il a des pattes comme du velours. Puis, orgueilleusement, montrant la basse-cour a son frere, elle ajouta: - Tu vois comme c'est propre! La basse-cour, en effet, etait balayee, lavee, ratissee. Mais de ces eaux sales remuees, de cette litiere retournee a la fourche, s'exhalait une odeur fauve, si pleine de rudesse, que l'abbe Mouret se sentit pris a la gorge. Le fumier s'elevait contre le mur du cimetiere en un tas enorme qui fumait. - Hein! quel tas! reprit Desiree, en menant son frere dans la vapeur acre. J'ai tout mis la, personne ne m'a aidee... Va, ce n'est pas sale. Ca nettoie. Regarde mes bras. Elle allongeait ses bras, qu'elle avait simplement trempes au fond d'un seau d'eau, des bras royaux, d'une rondeur superbe, pousses comme des roses blanches et grasses, dans ce fumier. - Oui, oui, murmura le pretre, tu as bien travaille. C'est tres joli, maintenant. Il se dirigeait vers la barriere; mais elle l'arreta. - Attends donc! Tu vas tout voir. Tu ne te doutes pas... Elle l'entraina sous le hangar, devant la lapiniere. - Il y des petits dans toutes les cases, dit-elle, en tapant les mains d'enthousiasme. Alors, longuement, elle lui expliqua les portees. Il fallut qu'il s'accroupit, qu'il mit le nez contre le treillage, pendant qu'elle donnait des details minutieux. Les meres, avec leurs grandes oreilles anxieuses, les regardaient de biais, soufflantes, clouees de peur. Puis, c'etait, dans une case, un trou de poils, au fond duquel grouillait un tas vivant, une masse noiratre, indistincte, qui avait une grosse haleine, comme un seul corps. A cote, les petits se hasardaient au bord du trou, portant des tetes enormes. Plus loin, ils etaient deja forts, ils ressemblaient a de jeunes rats, furetant, bondissant, le derriere en l'air, tache du bouton blanc de la queue. Ceux-la avaient des graces joueuses de bambins, faisant le tour des cases au galop, les blancs aux yeux de rubis pale, les noirs aux yeux luisants comme des boutons de jais. Et des paniques les emportaient brusquement, decouvrant a chaque saut leurs pattes minces, roussies par l'urine. Et ils se remettaient en un tas, si etroitement, qu'on ne voyait plus les tetes. - C'est toi qui leur fais peur, disait Desiree. Moi, ils me connaissent bien. Elle les appelait, elle tirait de sa poche quelque croute de pain. Les petits lapins se rassuraient, venaient un a un, obliquement, le nez frise, se mettant debout contre le grillage. Et elle les laissait la, un instant, pour montrer a son frere le duvet rose de leur ventre. Puis, elle donnait la croute au plus hardi. Alors, toute la bande accourait, se coulait, se serrait, sans se battre; trois petits, parfois, mordaient a la meme croute; d'autres se sauvaient, se tournaient contre le mur, pour manger tranquilles; tandis que les meres, au fond, continuaient a souffler, mefiantes, refusant les croutes. - Ah! les gourmands! cria Desiree, ils mangeraient comme cela jusqu'a demain matin!... La nuit, on les entend qui croquent les feuilles oubliees. Le pretre s'etait releve, mais elle ne se lassait point de sourire aux chers petits. - Tu vois, le gros, la-bas, celui qui est tout blanc, avec les oreilles noires... Eh bien! il adore les coquelicots. Il les choisit tres bien, parmi les autres herbes... L'autre jour, il a eu des coliques. Ca le tenait sous les pattes de derriere. Alors, je l'ai pris, je l'ai garde au chaud, dans ma poche. Depuis ce temps-la, il est joliment gaillard. Elle allongeait les doigts entre les mailles du treillage, elle leur caressait l'echine. - On dirait un satin, reprit-elle. Ils sont habilles comme des princes. Et coquets avec cela! Tiens, en voila un qui est toujours a se debarbouiller. Il use ses pattes... Si tu savais comme ils sont droles! Moi je ne dis rien, mais je m'apercois bien de leurs malices. Ainsi, par exemple, ce gris qui nous regarde, detestait une petite femelle, que j'ai du mettre a part. Il y a eu des histoires terribles entre eux. Ca serait trop long a conter. Enfin, la derniere fois qu'il l'a battue, comme j'arrivais furieuse, qu'est-ce que je vois? ce gredin-la, blotti dans le fond, qui avait l'air de raler. Il voulait me faire croire que c'etait lui qui avait a se plaindre d'elle... Elle s'interrompit; puis, s'adressant au lapin: - Tu as beau m'ecouter, tu n'es qu'un gueux! Et se tournant vers son frere: - Il entend tout ce que je dis, murmura-t-elle, avec un clignement d'yeux. L'abbe Mouret ne put tenir davantage, dans la chaleur qui montait des portees. La vie, grouillant sous ce poil arrache du ventre des meres, avait un souffle fort, dont il sentait le trouble a ses tempes. Desiree, comme grisee peu a peu, s'egayait davantage, plus rose, plus carree dans sa chair. - Mais rien ne t'appelle! cria-t-elle; tu as l'air de toujours te sauver... Et mes petits poussins, donc! Ils sont nes de cette nuit. Elle prit du riz, elle en jeta une poignee devant elle. La poule, avec des gloussements d'appel, s'avanca gravement, suivie de toute la bande des poussins, qui avaient un gazouillis et des courses folles d'oiseaux egares. Puis, quand ils furent au beau milieu des grains de riz, la mere donna de furieux coups de bec, rejetant les grains qu'elle cassait, tandis que les petits piquaient devant elle, d'un air presse. Ils etaient adorables d'enfance, demi-nus, la tete ronde, les yeux vifs comme des pointes d'acier, le bec plante si drolement, le duvet retrousse d'une facon si plaisante, qu'ils ressemblaient a des joujoux de deux sous. Desiree riait d'aise, a les voir. - Ce sont des amours! balbutiait-elle. Elle en prit deux, un dans chaque main, les couvrant d'une rage de baisers. Et le pretre dut les regarder partout, tandis qu'elle disait tranquillement: - Ce n'est pas facile de reconnaitre les coqs. Moi, je ne me trompe pas... Ca, c'est une poule, et ca, c'est encore une poule. Elle les remit a terre. Mais les autres poules arrivaient, pour manger le riz. Un grand coq rouge, aux plumes flambantes, les suivait, en levant ses larges pattes avec une majeste circonspecte. - Alexandre devient superbe, dit l'abbe pour faire plaisir a sa soeur. Le coq s'appelait Alexandre. Il regardait la jeune fille de son oeil de braise, la tete tournee, la queue elargie. Puis, il vint se planter au bord de ses jupes. - Il m'aime bien, dit-elle. Moi seule peux le toucher... C'est un bon coq. Il a quatorze poules, et je ne trouve jamais un oeuf clair dans les couvees... N'est-ce pas, Alexandre? Elle s'etait baissee. Le coq ne se sauva pas sous sa caresse. Il sembla qu'un flot de sang allumait sa crete. Les ailes battantes, le cou tendu, il lanca un cri prolonge, qui sonna comme souffle par un tube d'airain. A quatre reprises, il chanta, tandis que tous les coqs des Artaud repondaient, au loin. Desiree s'amusa beaucoup de la mine effaree de son frere. - Hein! il te casse les oreilles, dit-elle. Il a un fameux gosier... Mais, je t'assure, il n'est pas mechant. Ce sont les poules qui sont mechantes... Tu te rappelles la grosse mouchetee, celle qui faisait des oeufs jaunes? Avant-hier, elle s'etait ecorche la patte. Quand les autres ont vu le sang, elles sont devenues comme folles. Toutes la suivaient, la piquaient, lui buvaient le sang, si bien que le soir elles lui avaient mange la patte... Je l'ai trouvee la tete derriere une pierre, comme une imbecile, ne disant rien, se laissant devorer. La voracite des poules la laissait riante. Elle raconta d'autres cruautes, paisiblement: de jeunes poulets le derriere dechiquete, les entrailles videes, dont elle n'avait retrouve que le cou et les ailes; une portee de petits chats mangee dans l'ecurie, en quelques heures. - Tu leur donnerais un chretien, continua-t-elle, qu'elles en viendraient a bout... Et dures au mal! Elles vivent tres bien avec un membre casse. Elles ont beau avoir des plaies, des trous dans le corps a y fourrer le poing, elles n'en avalent pas moins leur soupe. C'est pour cela que je les aime; leur chair repousse en deux jours, leur corps est toujours chaud comme si elles avaient une provision de soleil sous les plumes... Quand je veux les regaler, je leur coupe de la viande crue. Et les vers donc! Tu vas voir si elles les aiment. Elle courut au tas de fumier, trouva un ver qu'elle prit sans degout. Les poules se jetaient sur ses mains. Mais elle, tenant le ver tres haut, s'amusait de leur gloutonnerie. Enfin, elle ouvrit les doigts. Les poules se pousserent, s'abattirent; puis, une d'elles se sauva, poursuivie par les autres, le ver au bec. Il fut ainsi pris, perdu, repris, jusqu'a ce qu'une poule, donnant un grand coup de gosier, l'avala. Alors, toutes s'arreterent net, le cou renverse, l'oeil rond, attendant un autre ver. Desiree, heureuse, les appelait par leurs noms, leur disait des mots d'amitie; tandis que l'abbe Mouret, reculait de quelques pas, en face de cette intensite de vie vorace. - Non, je ne suis pas rassure, dit-il a sa soeur qui voulait lui faire peser une poule qu'elle engraissait. Ca m'inquiete, quand je touche des betes vivantes. Il tachait de sourire. Mais Desiree le traita de poltron. - Eh bien! et mes canards, et mes oies, et mes dindes! Qu'est-ce que tu ferais, si tu avais tout cela a soigner?... C'est ca qui est sale, les canards. Tu les entends claquer du bec, dans l'eau? Et quand ils plongent, on ne voit plus que leur queue, droite comme une quille... Les oies et les dindes non plus ne sont pas faciles a gouverner. Hein! est-ce amusant, lorsqu'elles marchent, les unes toutes blanches, les autres toutes noires, avec leurs grands cous. On dirait des messieurs et des dames... En voila encore auxquels je ne te conseillerais pas de confier un doigt. Ils te l'avaleraient proprement, d'un seul coup... Moi, ils me les embrassent, les doigts, tu vois! Elle eut la parole coupee par un belement joyeux de la chevre, qui venait enfin de forcer la porte mal fermee de l'ecurie. En deux sauts, la bete fut pres d'elle, pliant sur ses jambes de devant, la caressant de ses cornes. Le pretre lui trouva un rire de diable, avec sa barbiche pointue et ses yeux troues de biais. Mais Desiree la prit par le cou, l'embrassa sur la tete, jouant a courir, parlant de la teter. Ca lui arrivait souvent, disait-elle. Quand elle avait soif, dans l'ecurie, elle se couchait, elle tetait. - Tiens, c'est plein de lait, ajouta-t-elle en soulevant les pis enormes de la bete. L'abbe battit des paupieres, comme si on lui eut montre une obscenite. Il se souvenait d'avoir vu, dans le cloitre de Saint- Saturnin, a Plassans, une chevre de pierre decorant une gargouille, qui forniquait avec un moine. Les chevres, puant le bouc, ayant des caprices et des entetements de filles, offrant leurs mamelles pendantes a tout venant, etaient restees pour lui des creatures de l'enfer, suant la lubricite. Sa soeur n'avait obtenu d'en avoir une qu'apres des semaines de supplications. Et lui, quand il venait, evitait le frolement des longs poils soyeux de la bete, defendait sa soutane de l'approche de ses cornes. - Va, je vais te rendre la liberte, dit Desiree qui s'apercut de son malaise croissant. Mais, auparavant, il faut que je te montre encore quelque chose... Tu promets de ne pas me gronder? Je ne t'en ai pas parle, parce que tu n'aurais pas voulu... Si tu savais comme je suis contente! Elle se faisait suppliante, joignant les mains, posant la tete contre l'epaule de son frere. - Quelque folie encore, murmura celui-ci, qui ne put s'empecher de sourire. - Tu veux bien, dis? reprit-elle, les yeux luisants de joie. Tu ne te facheras pas?... Il est si joli! Et, courant, elle ouvrit une porte basse, sous le hangar. Un petit cochon sauta d'un bond dans la cour. - Oh! le cherubin! dit-elle d'un air de profond ravissement, en le regardant s'echapper. Le petit cochon etait charmant, tout rose, le groin lave par les eaux grasses, avec le cercle de crasse que son continuel barbotement dans l'auge lui laissait pres des yeux. Il trottait, bousculant les poules, accourant pour leur manger ce qu'on leur jetait, emplissant l'etroite cour de ses detours brusques. Ses oreilles battaient sur ses yeux, son groin ronflait a terre; il ressemblait, sur ses pattes minces, a une bete a roulettes. Et, par derriere, sa queue avait l'air du bout de ficelle qui servait a l'accrocher. - Je ne veux pas ici de cet animal! s'ecria le pretre tres contrarie. - Serge, mon bon Serge, supplia de nouveau Desiree, ne sois pas mechant... Vois comme il est innocent, le cher petit. Je le debarbouillerai, je le tiendrai bien propre. C'est la Teuse qui se l'est fait donner pour moi. On ne peut pas le renvoyer maintenant... Tiens, il te regarde, il te sent. N'aie pas peur, il ne te mangera pas. Mais elle s'interrompit, prise d'un rire fou. Le petit cochon, ahuri, venait de se jeter dans les jambes de la chevre, qu'il avait culbutee. Il reprit sa course, criant, roulant, effarant toute la basse-cour. Desiree, pour le calmer, dut lui donner une terrine d'eau de vaisselle. Alors, il s'enfonca dans la terrine jusqu'aux oreilles; il gargouillait, il grognait, tandis que de courts frissons passaient sur sa peau rose. Sa queue, defrisee, pendait. L'abbe Mouret eut un dernier degout a entendre cette eau sale remuee. Depuis qu'il etait la, un etouffement le gagnait, des chaleurs le brulaient aux mains, a la poitrine, a la face. Peu a peu sa tete avait tourne. Maintenant, il sentait dans un meme souffle pestilentiel la tiedeur fetide des lapins et des volailles, l'odeur lubrique de la chevre, la fadeur grasse du cochon. C'etait comme un air charge de fecondation, qui pesait trop lourdement a ses epaules vierges. Il lui semblait que Desiree avait grandi, s'elargissant des hanches, agitant des bras enormes, balayant de ses jupes, au ras du sol, cette senteur puissante dans laquelle il s'evanouissait. Il n'eut que le temps d'ouvrir la claie de bois. Ses pieds collaient au pave humide encore de fumier, a ce point qu'il se crut retenu par une etreinte de la terre. Et le souvenir du Paradou lui revint tout d'un coup, avec les grands arbres, les ombres noires, les senteurs puissantes, sans qu'il put s'en defendre. - Te voila tout rouge, a present, dit Desiree en le rejoignant de l'autre cote de la barriere. Tu n'es pas content d'avoir tout vu?... Les entends-tu crier? Les betes, en la voyant partir, se poussaient contre les treillages, jetaient des cris lamentables. Le petit cochon surtout avait un gemissement prolonge de scie qu'on aiguise. Mais, elle, leur faisait des reverences, leur envoyait des baisers du bout des doigts, riant de les voir tous la, en tas, comme amoureux d'elle. Puis, se serrant contre son frere, l'accompagnant au jardin: - Je voudrais une vache, lui dit-elle a l'oreille, toute rougissante. Il la regarda, refusant deja du geste. - Non, non, pas maintenant, reprit-elle vivement. Plus tard, je t'en reparlerai... Il y aurait de la place dans l'ecurie. Une belle vache blanche, avec des taches rousses. Tu verras comme nous aurions du bon lait. Une chevre, ca finit par etre trop petit... Et quand la vache ferait un veau! Elle dansait, elle tapait des mains, tandis que le pretre retrouvait en elle la basse-cour qu'elle avait emportee dans ses jupes. Aussi la laissa-t-il au fond du jardin, assise par terre, en plein soleil, devant une ruche dont les abeilles ronflaient comme des balles d'or sur son cou, le long de ses bras nus, dans ses cheveux, sans la piquer. XII. Frere Archangias dinait a la cure tous les jeudis. Il venait de bonne heure, d'ordinaire, pour causer de la paroisse. C'etait lui qui, depuis trois mois, mettait l'abbe au courant, le renseignait sur toute la vallee. Ce jeudi-la, en attendant que la Teuse les appelat, ils allerent se promener a petits pas, devant l'eglise. Le pretre, lorsqu'il raconta son entrevue avec Bambousse, fut tres surpris d'entendre le Frere trouver naturelle la reponse du paysan. - Il a raison, cet homme, disait l'ignorantin. On ne donne pas son bien comme ca... La Rosalie ne vaut pas grand'chose; mais c'est toujours dur de voir sa fille se jeter a la tete d'un gueux. - Cependant, reprit l'abbe Mouret, il n'y a que le mariage pour faire cesser le scandale. Le Frere haussa ses fortes epaules. Il eut un rire inquietant. - Si vous croyez, cria-t-il, que vous allez guerir le pays, avec ce mariage!... Avant deux ans, Catherine sera grosse; puis, les autres viendront, toutes y passeront. Du moment qu'on les marie, elles se moquent du monde... Ces Artaud poussent dans la batardise, comme dans leur fumier naturel. Il n'y aurait qu'un remede, je vous l'ai dit, tordre le cou aux femelles, si l'on voulait que le pays ne fut pas empoisonne... Pas de mari, des coups de baton, monsieur le cure, des coups de baton! Il se calma, il ajouta: - Laissons chacun disposer de son bien comme il l'entend. Et il parla de regler les heures du catechisme. Mais l'abbe Mouret repondait d'une facon distraite. Il regardait le village, a ses pieds, sous le soleil couchant. Les paysans rentraient, des hommes muets, marchant lentement, du pas des boeufs harasses qui regagnent l'ecurie. Devant les masures, les femmes debout jetaient un appel, causaient violemment d'une porte a une autre, tandis que des bandes d'enfants emplissaient la route du tapage de leurs gros souliers, se poussant, se roulant, se vautrant. Une odeur humaine montait de ce tas de maisons branlantes. Et le pretre se croyait encore dans la basse-cour de Desiree, en face d'un pullulement de betes sans cesse multipliees. Il trouvait la la meme chaleur de generation, les memes couches continues, dont la sensation lui avait cause un malaise. Vivant depuis le matin dans cette histoire de la grossesse de Rosalie, il finissait par penser a cela, aux saletes de l'existence, aux poussees de la chair, a la reproduction fatale de l'espece semant les hommes comme des grains de ble. Les Artaud etaient un troupeau parque entre les quatre collines de l'horizon, engendrant, s'etalant davantage sur le sol, a chaque portee des femelles. - Tenez, cria Frere Archangias, qui s'interrompit pour montrer une grande fille se laissant embrasser par son amoureux, derriere un buisson, voila encore une gueuse, la-bas! Il agita ses longs bras noirs, jusqu'a ce qu'il eut mis le couple en fuite. Au loin, sur les terres rouges, sur les roches pelees, le soleil se mourait, dans une derniere flambee d'incendie. Peu a peu, la nuit tomba. L'odeur chaude des lavandes devint plus fraiche, apportee par les souffles legers qui se levaient. Il y eut, par moments, un large soupir, comme si cette terre terrible, toute brulee de passions, se fut enfin calmee, sous la pluie grise du crepuscule. L'abbe Mouret, son chapeau a la main, heureux du froid, sentait la paix de l'ombre redescendre en lui. - Monsieur le cure! Frere Archangias! appela la Teuse. Vite! la soupe est servie. C'etait une soupe aux choux, dont la vapeur forte emplissait la salle a manger du presbytere. Le Frere s'assit, vidant lentement l'enorme assiette que la Teuse venait de poser devant lui. Il mangeait beaucoup, avec un gloussement du gosier qui laissait entendre la nourriture tomber dans l'estomac. Les yeux sur la cuiller, il ne soufflait mot. - Ma soupe n'est donc pas bonne, monsieur le cure? demanda la vieille servante. Vous etes la, a chipoter dans votre assiette. - Je n'ai guere faim, ma bonne Teuse, repondit le pretre en souriant. - Pardi! ce n'est pas etonnant, quand on fait les cent dix-neuf coups!... Vous auriez faim, si vous n'aviez pas dejeune a deux heures passees. Frere Archangias, apres avoir verse dans sa cuiller les quelques gouttes de bouillon restees au fond de son assiette, dit posement: - Il faut etre regulier dans ses repas, monsieur le cure. Cependant Desiree, qui avait, elle aussi, mange sa soupe, serieusement, sans ouvrir les levres, venait de se lever pour suivre la Teuse a la cuisine. Le Frere, reste seul avec l'abbe Mouret, se taillait de longues bouchees de pain, qu'il avalait, tout en attendant le plat. - Alors, vous avez fait une grande tournee? demanda-t-il. Le pretre n'eut pas le temps de repondre. Un bruit de pas, d'exclamations, de rires sonores, s'eleva au bout du corridor, du cote de la cour. Il y eut comme une courte dispute. Une voix de flute qui troubla l'abbe, se fachait, parlant vite, se perdant au milieu d'une bouffee de gaiete. - Qu'est-ce donc? dit-il en quittant sa chaise. Desiree rentra d'un bond. Elle cachait quelque chose sous sa jupe retroussee. Elle repetait vivement: - Est-elle drole! Elle n'a pas voulu venir. Je la tenais par sa robe; mais elle est joliment forte, elle m'a echappe. - De qui parle-t-elle? interrogea la Teuse, qui accourait de la cuisine, apportant un plat de pommes de terre, sur lequel s'allongeait un morceau de lard. La jeune fille s'etait assise. Avec des precautions infinies, elle tira de dessous sa jupe un nid de merles, ou dormaient trois petits. Elle le posa sur son assiette. Des que les petits apercurent la lumiere, ils allongerent des cous freles, ouvrant leurs becs saignants, demandant a manger. Desiree tapa les mains, charmee, prise d'une emotion extraordinaire, en face de ces betes qu'elle ne connaissait pas. - C'est cette fille du Paradou! s'ecria l'abbe, se souvenant brusquement. Le Teuse s'etait approchee de la fenetre. - C'est vrai, dit-elle. J'aurais du la reconnaitre a sa voix de cigale... Ah! la bohemienne! Tenez, elle est restee la-bas, a nous espionner. L'abbe Mouret s'avanca. Il crut voir, en effet, derriere un genevrier, la jupe orange d'Albine. Mais Frere Archangias se haussa violemment derriere lui, allongeant le poing, branlant sa tete rude, tonnant: - Que le diable te prenne, fille de bandit! Je te trainerai par les cheveux autour de l'eglise, si je t'attrape a venir ici tes malefices! Un eclat de rire, frais comme une haleine de la nuit, monta du sentier. Puis, il y eut une course legere, un murmure de robe coulant sur l'herbe, pareil a un frolement de couleuvre. L'abbe Mouret, debout devant la fenetre, suivait au loin une tache blonde glissant entre les bois de pins, ainsi qu'un reflet de lune. Les souffles qui lui arrivaient de la campagne, avaient ce puissant parfum de verdure, cette odeur de fleurs sauvages qu'Albine secouait de ses bras nus, de sa taille libre, de ses cheveux denoues. - Une damnee, une fille de perdition! gronda sourdement Frere Archangias, en se remettant a table. Il mangea gloutonnement son lard, avalant des pommes de terre entieres en guise de pain. Jamais la Teuse ne put decider Desiree a finir de diner. La grande enfant restait en extase devant le nid de merles, questionnant, demandant ce que ca mangeait, si ca faisait des oeufs, a quoi on reconnaissait les coqs, chez ces betes-la. Mais la vieille servante eut comme un soupcon. Elle se posa sur sa bonne jambe, regardant le jeune cure dans les yeux. - Vous connaissez donc les gens du Paradou? dit-elle. Alors, simplement, il dit la verite, il raconta la visite qu'il avait faite au vieux Jeanbernat. La Teuse echangeait des regards scandalises avec Frere Archangias. Elle ne repondit d'abord rien. Elle tournait autour de la table, boitant furieusement, donnant des coups de talon a fendre le plancher. - Vous auriez bien pu me parler de ces gens, depuis trois mois, finit par dire le pretre. J'aurais su au moins chez qui je me presentais. La Teuse s'arreta net, les jambes comme cassees. - Ne mentez pas, monsieur le cure, begaya-t-elle; ne mentez pas, ca augmenterait encore votre peche... Comment osez-vous dire que je ne vous ai pas parle du Philosophe, de ce paien qui est le scandale de toute la contree! La verite est que vous ne m'ecoutez jamais, quand je cause. Ca vous entre par une oreille, ca sort par l'autre... Ah! si vous m'ecoutiez, vous vous eviteriez bien des regrets! - Je vous ai dit aussi un mot de ces abominations, affirma le Frere. L'abbe Mouret eut un leger haussement d'epaules. - Enfin, je ne me suis plus souvenu, reprit-il. C'est au Paradou seulement que j'ai cru me rappeler certaines histoires... D'ailleurs, je me serais rendu quand meme aupres de ce malheureux, que je croyais en danger de mort. Frere Archangias, la bouche pleine, donna un violent coup de couteau sur la table, criant: - Jeanbernat est un chien. Il doit crever comme un chien. Puis, voyant le pretre protester de la tete, lui coupant la parole: - Non, non, il n'y a pas de Dieu pour lui, pas de penitence, pas de misericorde... Il vaudrait mieux jeter l'hostie aux cochons que de la porter a ce gredin. Il reprit des pommes de terre, les coudes sur la table, le menton dans son assiette, machant d'une facon furibonde. La Teuse, les levres pincees, toute blanche de colere, se contenta de dire sechement: - Laissez, monsieur le cure n'en veut faire qu'a sa tete, monsieur le cure a des secrets pour nous, maintenant. Un gros silence regna. Pendant un instant, on n'entendit que le bruit des machoires du Frere, accompagne de l'etrange ronflement de son gosier. Desiree, entourant de ses bras nus le nid de merles reste sur son assiette, la face penchee, souriant aux petits, leur parlait longuement, tout bas, dans un gazouillis a elle, qu'ils semblaient comprendre. - On dit ce qu'on fait, quand on n'a rien a cacher! cria brusquement la Teuse. Et le silence recommenca. Ce qui exasperait la vieille servante, c'etait le mystere que le pretre semblait lui avoir fait de sa visite au Paradou. Elle se regardait comme une femme indignement trompee. Sa curiosite saignait. Elle se promena autour de la table, ne regardant pas l'abbe, ne s'adressant a personne, se soulageant toute seule. - Pardi, voila pourquoi on mange si tard!... On s'en va sans rien dire courir la pretentaine, jusqu'a des deux heures de l'apres-midi. On entre dans des maisons si mal famees, qu'on n'ose pas meme ensuite raconter ce qu'on a fait. Alors, on ment, on trahit tout le monde... - Mais, interrompit doucement l'abbe Mouret, qui s'efforcait de manger, pour ne pas facher la Teuse davantage, personne ne m'a demande si j'etais alle au Paradou, je n'ai pas eu a mentir. La Teuse continua, comme si elle n'avait pas entendu: - On abime sa soutane dans la poussiere, on revient fait comme un voleur. Et, si une bonne personne s'interessant a vous, vous questionne pour votre bien, on la bouscule, on la traite en femme de rien qui n'a pas votre confiance. On se cache comme un sournois, on preferait crever que de laisser echapper un mot, on n'a pas meme l'attention d'egayer son chez soi en disant ce qu'on a vu. Elle se tourna vers le pretre, le regarda en face. - Oui, c'est pour vous, tout ca... Vous etes un cachottier, vous etes un mechant homme! Et elle se mit a pleurer. Il fallut que l'abbe la consolat. - Monsieur Caffin me disait tout, cria-t-elle encore. Mais elle se calmait. Frere Archangias achevait un gros morceau de fromage, sans paraitre le moins du monde derange par cette scene. Selon lui, l'abbe Mouret avait besoin d'etre mene droit; la Teuse faisait bien de lui faire sentir la bride. Il vida un dernier verre de piquette, se renversa sur sa chaise, digerant. - Enfin, demanda la vieille servante, qu'est-ce que vous avez vu, au Paradou? Racontez-nous, au moins. L'abbe Mouret, souriant, dit en peu de mots la singuliere facon dont Jeanbernat l'avait recu. La Teuse, qui l'accablait de questions, poussait des exclamations indignees. Frere Archangias serra les poings, les brandit en avant. - Que le ciel l'ecrase! dit-il; qu'il les brule, lui et sa sorciere! Alors, l'abbe, a son tour, tacha d'avoir de nouveaux details sur les gens du Paradou. Il ecoutait avec une attention profonde le Frere qui racontait des faits monstrueux. - Oui, cette diablesse est venue un matin s'asseoir a l'ecole. Il y a longtemps, elle pouvait avoir dix ans. Moi, je la laissai faire; je pensai que son oncle l'envoyait pour sa premiere communion. Pendant deux mois, elle a revolutionne la classe. Elle s'etait fait adorer, la coquine! Elle savait des jeux, elle inventait des falbalas avec des feuilles d'arbre et des bouts de chiffon. Et intelligente, avec cela, comme toutes ces filles de l'enfer! Elle etait la plus forte sur le catechisme... Voila qu'un matin, le vieux tombe au beau milieu des lecons. Il parlait de casser tout, il criait que les pretres lui avaient pris l'enfant. Le garde champetre a du venir pour le flanquer a la porte. La petite s'etait sauvee. Je la voyais, par la fenetre, dans un champ, en face, rire de la fureur de son oncle... Elle venait d'elle-meme a l'ecole, depuis deux mois, sans qu'il s'en doutat. Histoire de faire battre les montagnes. - Jamais elle n'a fait sa premiere communion, dit la Teuse, a demi- voix, avec un leger frisson. - Non, jamais, reprit Frere Archangias. Elle doit avoir seize ans. Elle grandit comme une bete. Je l'ai vue courir a quatre pattes, dans un fourre, du cote de la Palud. - A quatre pattes, murmura la servante, qui se tourna vers la fenetre, prise d'inquietude. L'abbe Mouret voulut emettre un doute; mais le Frere s'emporta. - Oui, a quatre pattes! Et elle sautait comme un chat sauvage, les jupes troussees, montrant ses cuisses. J'aurais eu un fusil que j'aurais pu l'abattre. On tue des betes qui sont plus agreables a Dieu... Et, d'ailleurs, on sait bien qu'elle vient miauler toutes les nuits autour des Artaud. Elle a des miaulements de gueuse en chaleur. Si jamais un homme lui tombait dans les griffes, a celle- la, elle ne lui laisserait certainement pas un morceau de peau sur les os. Et toute sa haine de la femme parut. Il ebranla la table d'un coup de poing, il cria ses injures accoutumees: - Elles ont le diable dans le corps. Elles puent le diable; elles le puent aux jambes, aux bras, au ventre, partout... C'est ce qui ensorcelle les imbeciles. Le pretre approuva de la tete. La violence de Frere Archangias, la tyrannie bavarde de la Teuse, etaient comme des coups de lanieres, dont il goutait souvent le cinglement sur ses epaules. Il avait une joie pieuse a s'enfoncer dans la bassesse, entre ces mains pleines de grossieretes populacieres. La paix du ciel lui semblait au bout de ce mepris du monde, de cet encanaillement de tout son etre. C'etait une injure qu'il se rejouissait de faire a son corps, un ruisseau dans lequel il se plaisait a trainer sa nature tendre. - Il n'y a qu'ordure, murmura-t-il, en pliant sa serviette. La Teuse desservait la table. Elle voulut enlever l'assiette, ou Desiree avait pose le nid de merles. - Vous n'allez pas coucher la, mademoiselle, dit-elle. Laissez donc ces vilaines betes. Mais Desiree defendit l'assiette. Elle couvrait le nid de ses bras nus, ne riant plus, s'irritant d'etre derangee. - J'espere qu'on ne va pas garder ces oiseaux, s'ecria Frere Archangias. Ca porterait malheur... Il faut leur tordre le cou. Et il avancait deja ses grosses mains. La jeune fille se leva, recula, fremissante, serrant le nid contre sa poitrine. Elle regardait le Frere fixement, les levres gonflees, d'un air de louve prete a mordre. - Ne touchez pas les petits, begaya-t-elle. Vous etes laid! Elle accentua ce mot avec un si etrange mepris, que l'abbe Mouret tressaillit, comme si la laideur du Frere l'eut frappe pour la premiere fois. Celui-ci s'etait contente de grogner. Il avait une haine sourde contre Desiree, dont la belle poussee animale l'offensait. Lorsqu'elle fut sortie, a reculons, sans le quitter des yeux, il haussa les epaules, en machant entre les dents une obscenite que personne n'entendit. -Il vaut mieux qu'elle aille se coucher, dit la Teuse. Elle nous ennuierait, tout a l'heure, a l'eglise. - Est-ce qu'on est venu? demanda l'abbe Mouret. - Il y a beau temps que les filles sont la dehors, avec des brassees de feuillages... Je vais allumer les lampes. On pourra commencer quand vous voudrez. Quelques secondes apres, on l'entendit jurer dans la sacristie, parce que les allumettes etaient mouillees. Frere Archangias, reste seul avec le pretre, demanda d'une voix maussade: - C'est pour le Mois de Marie? - Oui, repondit l'abbe Mouret. Ces jours derniers, les filles du pays, qui avaient de gros travaux, n'ont pu venir, selon l'usage, orner la chapelle de la Vierge. La ceremonie a ete remise a ce soir. - Un joli usage, marmotta le Frere. Quand je les vois deposer chacune leurs rameaux, j'ai envie de les jeter par terre, pour qu'elles confessent au moins leurs vilenies, avant de toucher a l'autel... C'est une honte de souffrir que des femmes promenent leurs robes si pres des saintes reliques. L'abbe s'excusa du geste. Il n'etait aux Artaud que depuis peu, il devait obeir aux coutumes. - Quand vous voudrez, monsieur le cure? cria la Teuse. Mais Frere Archangias le retint un instant encore. - Je m'en vais, reprit-il. La religion n'est pas une fille, pour qu'on la mette dans les fleurs et dans les dentelles. Il marchait lentement vers la porte. Il s'arreta de nouveau, levant un de ses doigts velus, ajoutant: - Mefiez-vous de votre devotion a la Vierge. XIII. Dans l'eglise, l'abbe Mouret trouva une dizaine de grandes filles, tenant des branches d'olivier, de laurier, de romarin. Les fleurs de jardin ne poussant guere sur les roches des Artaud, l'usage etait de parer l'autel de la Vierge d'une verdure resistante qui durait tout le mois de mai. La Teuse ajoutait des giroflees de muraille, dont les queues trempaient dans de vieilles carafes. - Voulez-vous me laisser faire, monsieur le cure? demanda-t-elle. Vous n'avez pas l'habitude... Tenez, mettez-vous la, devant l'autel. Vous me direz si la decoration vous plait. Il consentit, et ce fut elle qui dirigea reellement la ceremonie. Elle etait montee sur un escabeau; elle rudoyait les grandes filles qui s'approchaient tour a tour, avec leurs feuillages. - Pas si vite, donc! Vous me laisserez bien le temps d'attacher les branches. Il ne faut pas que tous ces fagots tombent sur la tete de monsieur le cure... Eh bien! Babet, c'est ton tour. Quand tu me regarderas, avec tes gros yeux! Il est joli, ton romarin! il est jaune comme un chardon. Toutes les bourriques du pays ont donc pisse dessus!... A toi, la Rousse. Ah! voila un beau laurier, au moins! Tu as pris ca dans ton champ de la Croix-Verte. Les grandes filles posaient leurs rameaux sur l'autel, qu'elles baisaient. Elles restaient un instant contre la nappe, passant les branches a la Teuse, oubliant l'air sournoisement recueilli qu'elles avaient pris pour monter le degre; elles finissaient par rire, elles butaient des genoux, ployaient les hanches au bord de la table, enfoncaient la gorge en plein dans le tabernacle. Et, au-dessus d'elles, la grande Vierge de platre dore inclinait sa face peinte, souriait de ses levres roses au petit Jesus tout nu qu'elle portait sur son bras gauche. - C'est ca, Lisa! cria la Teuse, assieds-toi sur l'autel, pendant que tu y es! Veux-tu bien baisser tes jupes! Est-ce qu'on montre ses jambes comme ca!... Qu'une de vous s'avise de se vautrer! je lui envoie ses branches a travers la figure... Vous ne pouvez donc pas me passer cela tranquillement! Et se tournant: - Est-ce a votre gout, monsieur le cure? Trouvez-vous que ca aille? Elle etablissait, derriere la Vierge, une niche de verdure, avec des bouts de feuillage qui depassaient, formant berceau, retombant en facon de palmes. Le pretre approuvait d'un mot, hasardait une observation. - Je crois, murmura-t-il, qu'il faudrait un bouquet de feuilles plus tendres, en haut. - Sans doute, gronda la Teuse. Elles ne m'apportent que du laurier et du romarin... Quelle est celle qui a de l'olivier? Pas une, allez! Elles ont peur de perdre quatre olives, ces paiennes-la. Mais Catherine monta le degre, avec une enorme branche d'olivier, sous laquelle elle disparaissait. - Ah! tu en as, toi, gamine, reprit la vieille servante. - Pardi, dit une voix, elle l'a vole. J'ai vu Vincent qui cassait la branche, pendant qu'elle faisait le guet. Catherine, furieuse, jura que ce n'etait pas vrai. Elle s'etait tournee, sans lacher sa branche, degageant sa tete brune du buisson qu'elle portait; elle mentait avec un aplomb extraordinaire, inventait une longue histoire pour prouver que l'olivier etait bien a elle. - Et puis, conclut-elle, tous les arbres appartiennent a la sainte Vierge. L'abbe Mouret voulut intervenir. Mais la Teuse demanda si on se moquait d'elle, a lui laisser si longtemps les bras en l'air. Et elle attacha solidement la branche d'olivier, pendant que Catherine, grimpee sur l'escabeau, derriere son dos, contre-faisait la facon penible dont elle tournait sa taille enorme, a l'aide de sa bonne jambe; ce qui fit sourire le pretre lui-meme. - La, dit la Teuse, en descendant aupres de celui-ci, pour donner un coup d'oeil a son oeuvre; voila le haut termine... Maintenant, nous allons mettre des touffes entre les chandeliers, a moins que vous ne preferiez une guirlande qui courrait le long des gradins. Le pretre se decida pour de grosses touffes. - Allons, avancez, reprit la servante, montee de nouveau sur l'escabeau. Il ne faut pas coucher ici... Veux-tu bien baiser l'autel, Miette? Est-ce que tu t'imagines etre dans ton ecurie?... Monsieur le cure, voyez donc ce qu'elles font, la-bas? Je les entends qui rient comme des crevees. On eleva une des deux lampes, on eclaira le bout noir de l'eglise. Sous la tribune, trois grandes filles jouaient a se pousser; une d'elles etait tombee la tete dans le benitier, ce qui faisait tant rire les autres, qu'elles se laissaient aller par terre pour rire a leur aise. Elles revinrent, regardant le cure en dessous, l'air heureux d'etre grondees, avec leurs mains ballantes qui leur tapaient sur les cuisses. Mais ce qui facha surtout la Teuse, ce fut d'apercevoir brusquement la Rosalie montant a l'autel comme les autres, avec son fagot. - Veux-tu bien descendre! lui cria-t-elle. Ce n'est pas l'aplomb qui te manque, ma fille!... Voyons, plus vite, emporte-moi ton paquet. - Tiens, pourquoi donc? dit hardiment Rosalie. On ne m'accusera peut-etre pas de l'avoir vole. Les grandes filles se rapprochaient, faisant les betes, echangeant des coups d'oeil luisants. - Va-t'en, repetait la Teuse; ta place n'est pas ici, entends-tu! Puis, perdant son peu de patience, brutalement, elle lacha un mot tres gros, qui fit courir un rire d'aise parmi les paysannes. - Apres? dit Rosalie. Est-ce que vous savez ce que font les autres? Vous n'etes pas allee y voir, n'est-ce pas? Et elle crut devoir eclater en sanglots. Elle jeta ses rameaux, elle se laissa emmener a quelques pas par l'abbe Mouret, qui lui parlait tres severement. Il avait tente de faire taire la Teuse, il commencait a etre gene au milieu de ces grandes filles ehontees, emplissant l'eglise, avec leurs brassees de verdure. Elles se poussaient jusqu'au degre de l'autel, l'entouraient d'un coin de foret vivante, lui apportaient le parfum rude des bois odorants, comme un souffle monte de leurs membres de fortes travailleuses. - Depechons, depechons, dit-il en tapant legerement dans les mains. - Pardi! j'aimerais mieux etre dans mon lit, murmura la Teuse; si vous croyez que c'est commode d'attacher tous ces bouts de bois! Cependant, elle avait fini par nouer entre les chandeliers de hauts panaches de feuillage. Elle plia l'escabeau, que Catherine alla porter derriere le maitre-autel. Elle n'eut plus qu'a planter des massifs, aux deux cotes de la table. Les dernieres bottes de verdure suffirent a ce bout de parterre; meme il resta des rameaux, dont les filles joncherent le sol, jusqu'a la balustrade de bois. L'autel de la Vierge etait un bosquet, un enfoncement de taillis, avec une pelouse verte, sur le devant. La Teuse consentit alors a laisser la place a l'abbe Mouret. Celui- ci monta a l'autel, tapa de nouveau legerement dans ses mains. - Mesdemoiselles, dit-il, nous continuerons demain les exercices du Mois de Marie. Celles qui ne pourront venir, devront tout au moins dire leur chapelet chez elles. Il s'agenouilla, tandis que les paysannes, avec un grand bruit de jupes, se mettaient par terre, s'asseyant sur leurs talons. Elles suivirent son oraison d'un marmottement confus, ou percaient des rires. Une d'elles, se sentant pincee par derriere, laissa echapper un cri, qu'elle tacha d'etouffer dans un acces de toux; ce qui egaya tellement les autres, qu'elles resterent un instant a se tordre, apres avoir dit Amen, le nez sur les dalles, sans pouvoir se relever. La Teuse renvoya ces effrontees, pendant que le pretre, qui s'etait signe, demeurait absorbe devant l'autel, comme n'entendant plus ce qui se passait derriere lui. - Allons, deguerpissez, maintenant, murmurait-elle. Vous etes un tas de propres a rien, qui ne savez meme pas respecter le bon Dieu... C'est une honte, ca ne s'est jamais vu, des filles qui se roulent par terre dans une eglise, comme des betes dans un pre... Qu'est-ce que tu fais la-bas, la Rousse? Si je t'en vois pincer une, tu auras affaire a moi! Oui, oui, tirez-moi la langue, je dirai tout a monsieur le cure. Dehors, dehors, coquines! Elle les refoulait lentement vers la porte, galopant autour d'elles, boitant d'une facon furibonde. Elle avait reussi a les faire sortir jusqu'a la derniere, lorsqu'elle apercut Catherine tranquillement installee dans le confessionnal avec Vincent; ils mangeaient quelque chose, d'un air ravi. Elle les chassa. Et comme elle allongeait le cou hors de l'eglise, avant de fermer la porte, elle vit la Rosalie se pendre aux epaules du grand Fortune qui l'attendait; tous deux se perdirent dans le noir, du cote du cimetiere, avec un bruit affaibli de baisers. - Et ca presente a l'autel de la Vierge! begaya-t-elle, en poussant les verrous. Les autres ne valent pas mieux, je le sais bien. Toutes des gourgandines qui sont venues ce soir, avec leurs fagots, histoire de rire et de se faire embrasser par les garcons, a la sortie! Demain, pas une ne se derangera; monsieur le cure pourra bien dire ses Ave tout seul... On n'apercevra plus que les gueuses qui auront des rendez-vous. Elle bousculait les chaises, les remettait en place, regardait si rien de suspect ne trainait, avant de monter se coucher. Elle ramassa dans le confessionnal une poignee de pelures de pomme, qu'elle jeta derriere le maitre-autel. Elle trouva egalement un bout de ruban arrache de quelque bonnet, avec une meche de cheveux noirs, dont elle fit un petit paquet, pour ouvrir une enquete. A cela pres, l'eglise lui parut en bon ordre. La veilleuse avait de l'huile pour la nuit, les dalles du choeur pouvaient aller jusqu'au samedi sans etre lavees. - Il est pres de dix heures, monsieur le cure, dit-elle en s'approchant du pretre toujours agenouille. Vous feriez bien de monter. Il ne repondit pas, il se contenta d'incliner doucement la tete. - Bon, je sais ce que ca veut dire, continua la Teuse. Dans une heure, il sera encore la, sur la pierre, a se donner des coliques... Je m'en vais, parce que je l'ennuie. N'importe, ca na guere de bon sens: dejeuner quand les autres dinent, se coucher a l'heure ou les poules se levent!... Je vous ennuie, n'est-ce pas? monsieur le cure. Bonsoir. Vous n'etes guere raisonnable, allez! Elle se decidait a partir; mais elle revint eteindre une des deux lampes, en murmurant que de prier si tard "c'etait la mort a l'huile". Enfin, elle s'en alla, apres avoir essuye de sa manche la nappe du maitre-autel, qui lui parut grise de poussiere. L'abbe Mouret, les yeux leves, les bras serres contre la poitrine, etait seul. XIV. Eclairee d'une seule lampe brulant sur l'autel de la Vierge, au milieu des verdures, l'eglise s'emplissait, aux deux bouts, de grandes ombres flottantes. La chaire jetait un pan de tenebre jusqu'aux solives du plafond. Le confessionnal faisait une masse noire, decoupant sous la tribune le profil etrange d'une guerite crevee. Toute la lumiere, adoucie, comme verdie par les feuillages, dormait sur la grande Vierge doree, qui semblait descendre d'un air royal, portee par le nuage ou se jouaient des tetes d'anges ailees. On eut dit, a voir la lampe ronde luire au milieu des branches, une lune pale se levant au bord d'un bois, eclairant quelque souveraine apparition, une princesse du ciel, couronnee d'or, vetue d'or, qui aurait promene la nudite de son divin enfant au fond du mystere des allees. Entre les feuilles, le long des hauts panaches, dans le large berceau ogival, et jusque sur les rameaux jetes a terre, des rayons d'astres coulaient, assoupis, pareils a cette pluie laiteuse qui penetre les buissons, par les nuits claires. Des bruits vagues, des craquements venaient des deux bouts sombres de l'eglise; la grande horloge, a gauche du choeur, battait lentement, avec une haleine grosse de mecanique endormie. Et la vision radieuse, la Mere aux minces bandeaux de cheveux chatains, comme rassuree par la paix nocturne de la nef, descendait davantage, courbait a peine l'herbe des clairieres, sous le vol leger de son nuage. L'abbe Mouret la regardait. C'etait l'heure ou il aimait l'eglise. Il oubliait le Christ lamentable, le supplicie barbouille d'ocre et de laque, qui agonisait derriere lui, a la chapelle des Morts. Il n'avait plus la distraction de la clarte crue des fenetres, des gaietes du matin entrant avec le soleil, de la vie du dehors, des moineaux et des branches envahissant la nef par les carreaux casses. A cette heure de nuit, la nature etait morte, l'ombre tendait de crepe les murs blanchis, la fraicheur lui mettait aux epaules un cilice salutaire; il pouvait s'aneantir dans l'amour absolu, sans que le jeu d'un rayon, la caresse d'un souffle ou d'un parfum, le battement d'une aile d'insecte, vint le tirer de sa joie d'aimer. Sa messe du matin ne lui avait jamais donne les delices surhumains de ses prieres du soir. Les levres balbutiantes, l'abbe Mouret regardait la grande Vierge. Il la voyait venir a lui, du fond de sa niche verte, dans une splendeur croissante. Ce n'etait plus un clair de lune roulant a la cime des arbres. Elle lui semblait vetue de soleil, elle s'avancait majestueusement, glorieuse, colossale, si toute-puissante, qu'il etait tente, par moments, de se jeter la face contre terre, pour eviter le flamboiement de cette porte ouverte sur le ciel. Alors, dans cette adoration de tout son etre, qui faisait expirer les paroles sur la bouche, il se souvint du dernier mot de Frere Archangias, comme d'un blaspheme. Souvent le Frere lui reprochait cette devotion particuliere a la Vierge, qu'il disait etre un veritable vol fait a la devotion de Dieu. Selon lui, cela amollissait les ames, enjuponnait la religion, creait toute une sensiblerie pieuse indigne des forts. Il gardait rancune a la Vierge d'etre femme, d'etre belle, d'etre mere; il se tenait en garde contre elle, pris de la crainte sourde de se sentir tente par sa grace, de succomber a sa douceur de seductrice. "Elle vous menera loin!" avait-il crie un jour au jeune pretre, voyant en elle un commencement de passion humaine, une pente aux delices des beaux cheveux chatains, des grands yeux clairs, du mystere des robes tombant du col a la pointe des pieds. C'etait la revolte d'un saint, qui separait violemment la Mere du Fils, en demandant comme celui- ci: "Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?" Mais l'abbe Mouret resistait, se prosternait, tachait d'oublier les rudesses du Frere. Il n'avait plus que ce ravissement dans la purete immaculee de Marie, qui le sortit de la bassesse ou il cherchait a s'aneantir. Lorsque, seul en face de la grande Vierge doree, il s'hallucinait jusqu'a la voir se pencher pour lui donner ses bandeaux a baiser, il redevenait tres jeune, tres bon, tres fort, tres juste, tout envahi d'une vie de tendresse. La devotion de l'abbe Mouret pour la Vierge datait de sa jeunesse. Tout enfant, un peu sauvage, se refugiant dans les coins, il se plaisait a penser qu'une belle dame le protegeait, que deux yeux bleus, tres doux, avec un sourire, le suivaient partout. Souvent, la nuit, ayant senti un leger souffle lui passer sur les cheveux, il racontait que la Vierge etait venue l'embrasser. Il avait grandi sous cette caresse de femme, dans cet air plein d'un frolement de jupe divine. Des sept ans, il contentait ses besoins de tendresse, en depensant tous les sous qu'on lui donnait a acheter des images de saintete, qu'il cachait jalousement, pour en jouir seul. Et jamais il n'etait tente par les Jesus portant l'agneau, les Christ en croix, les Dieu le Pere se penchant avec une grande barbe au bord d'une nuee; il revenait toujours aux tendres images de Marie, a son etroite bouche riante, a ses fines mains tendues. Peu a peu, il les avait toutes collectionnees: Marie entre un lis et une quenouille, Marie portant l'enfant comme une grande soeur, Marie couronnee de roses, Marie couronnee d'etoiles. C'etait pour lui une famille de belles jeunes filles, ayant une ressemblance de grace, le meme air de bonte, le meme visage suave, si jeunes sous leurs voiles, que, malgre leur nom de mere de Dieu, il n'avait point peur d'elles comme des grandes personnes. Elles lui semblaient avoir son age, etre les petites filles qu'il aurait voulu rencontrer, les petites filles du ciel avec lesquelles les petits garcons morts a sept ans doivent jouer eternellement, dans un coin du paradis. Mais il etait grave deja; il garda, en grandissant, le secret de son religieux amour, pris des pudeurs exquises de l'adolescence. Marie vieillissait avec lui, toujours plus agee d'un ou deux ans, comme il convient a une amie souveraine. Elle avait vingt ans, lorsqu'il en avait dix-huit. Elle ne l'embrassait plus la nuit sur le front; elle se tenait a quelques pas, les bras croises, dans son sourire chaste, adorablement douce. Lui, ne la nommait plus que tout bas, eprouvant comme un evanouissement de son coeur, chaque fois que le nom cheri lui passait sur les levre, dans ses prieres. Il ne revait plus des jeux enfantins, au fond du jardin celeste, mais une contemplation continue, en face de cette figure blanche, si pure, a laquelle il n'aurait pas voulu toucher de son souffle. Il cachait a sa mere elle-meme qu'il l'aimat si fort. Puis, a quelques annees de la, lorsqu'il fut au seminaire, cette belle tendresse pour Marie, si droite, si naturelle, eut de sourdes inquietudes. Le culte de Marie etait-il necessaire au salut? Ne volait-il pas Dieu, en accordant a Marie une part de son amour, la plus grande part, ses pensees, son coeur, son tout? Questions troublantes, combat interieur qui le passionnait, qui l'attachait davantage. Alors il s'enfonca dans les subtilites de son affection. Il se donna des delices inouies a discuter la legitimite de ses sentiments. Les livres de devotion a la Vierge l'excuserent, le ravirent, l'emplirent de raisonnements, qu'il repetait avec des recueillements de priere. Ce fut la qu'il apprit a etre l'esclave de Jesus en Marie. Il allait a Jesus par Marie. Et il citait toutes sortes de preuves, il distinguait, il tirait des consequences: Marie a laquelle Jesus avait obei sur la terre, devait etre obei par tous les hommes; Marie gardait sa puissance de mere dans le ciel, ou elle etait la grande dispensatrice des tresors de Dieu, la seule qui put l'implorer, la seule qui distribuat les trones; Marie, simple creature aupres de Dieu, mais haussee jusqu'a lui, devenait ainsi le lien humain du ciel a terre, l'intermediaire de toute grace, de toute misericorde; et la conclusion etait toujours qu'il fallait l'aimer par-dessus tout, en Dieu lui-meme. Puis, c'etaient des curiosites theologiques plus ardues, le mariage de l'Epoux celeste, le Saint-Esprit scellant le vase d'election, mettant la Vierge Mere dans un miracle eternel, donnant sa purete inviolable a la devotion des hommes; c'etait la Vierge victorieuse de toutes les heresies, l'ennemie irreconciliable de Satan, l'Eve nouvelle annoncee comme devant ecraser la tete du serpent, la Porte auguste de la grace, par laquelle le Sauveur etait entre une premiere fois, par laquelle il entrerait de nouveau, au dernier jour, prophetie vague, annonce d'un role plus large de Marie, qui laissait Serge sous le reve de quelque epanouissement immense d'amour. Cette venue de la femme dans le ciel jaloux et cruel de l'Ancien Testament, cette figure de blancheur, mise au pied de la Trinite redoutable, etait pour lui la grace meme de la religion, ce qui le consolait de l'epouvante de la foi, son refuge d'homme perdu au milieu des mysteres du dogme. Et quand il se fut prouve, points par points, longuement, qu'elle etait le chemin de Jesus, aise, court, parfait, assure, il se livra de nouveau a elle, tout entier, sans remords; il s'etudia a etre son vrai devot, mourant a lui-meme, s'abimant dans la soumission. Heure de volupte divine. Les livres de devotion a la Vierge brulaient entre ses mains. Ils lui parlaient une langue d'amour qui fumait comme un encens. Marie n'etait plus l'adolescente voilee de blanc, les bras croises, debout a quelques pas de son chevet; elle arrivait au milieu d'une splendeur, telle que Jean la vit, vetue de soleil, couronnee de douze etoiles, ayant la lune sous les pieds; elle l'embaumait de sa bonne odeur, l'enflammait du desir du ciel, le ravissait jusque dans la chaleur des astres flambant a son front. Il se jetait devant elle, se criait son esclave; et rien n'etait plus doux que ce mot d'esclave, qu'il repetait, qu'il goutait davantage, sur sa bouche balbutiante, a mesure qu'il s'ecrasait a ses pieds, pour etre sa chose, son rien, la poussiere effleuree du vol de sa robe bleue. Il disait avec David: "Marie est faite pour moi." Il ajoutait avec l'evangeliste: "Je l'ai prise par tout mon bien." Il la nommait: "Ma chere maitresse," manquant de mots, arrivant a un babillage d'enfant et d'amant, n'ayant plus que le souffle entrecoupe de sa passion. Elle etait la Bienheureuse, la Reine du ciel celebree par les neuf choeurs des Anges, la Mere de la belle dilection, le Tresor du Seigneur. Les images vives s'etalaient, la comparaient a un paradis terrestre, fait d'une terre vierge, avec des parterres de fleurs vertueuses, des prairies vertes d'esperance, des tours imprenables de force, des maisons charmantes de confiance. Elle etait encore une fontaine que le Saint-Esprit avait scellee, un sanctuaire ou la tres sainte Trinite se reposait, le trone de Dieu, la cite de Dieu, l'autel de Dieu, le temple de Dieu, le monde de Dieu. Et lui, se promenait dans ce jardin, a l'ombre, au soleil, sous l'enchantement des verdures; lui, soupirait apres l'eau de cette fontaine; lui, habitait le bel interieur de Marie, s'y appuyant, s'y cachant, s'y perdant, sans reserve, buvant le lait d'amour infini qui tombait goutte a goutte de ce sein virginal. Chaque matin, des son lever, au seminaire, il saluait Marie de cent reverences, le visage tourne vers le pan de ciel qu'il apercevait par sa fenetre; le soir, il prenait conge d'elle, en s'inclinant le meme nombre de fois, les yeux sur les etoiles. Souvent, en face des nuits sereines, lorsque Venus luisait toute blonde et reveuse dans l'air tiede, il s'oubliait, il laissait tomber de ses levres, ainsi qu'un leger chant, l'Ave maris stella, l'hymne attendrie qui lui deroulait au loin des plages bleues, une mer douce, a peine ridee d'un frisson de caresse, eclairee par une etoile souriante, aussi grande qu'un soleil. Il recitait encore le Salve Regina, le Regina coeli, l'O gloriosa Domina, toutes les prieres, tous les cantiques. Il lisait l'Office de la Vierge, les livres de saintete en son honneur, le petit Psautier de saint Bonaventure, d'une tendresse si devote, que les larmes l'empechaient de tourner les pages. Il jeunait, il se mortifiait, pour lui faire l'offrande de sa chair meurtrie. Depuis l'age de dix ans, il portait sa livree, le saint scapulaire, la double image de Marie, cousue sur drap, dont il sentait la chaleur a son dos et a sa poitrine, contre sa peau nue, avec des tressaillements de bonheur. Plus tard, il avait pris la chainette, afin de montrer son esclavage d'amour. Mais son grand acte restait toujours la Salutation angelique, l'Ave Maria, la priere parfaite de son coeur. "Je vous salue Marie," et il la voyait s'avancer vers lui, pleine de grace, benie entre toutes les femmes; il jetait son coeur a ses pieds, pour qu'elle marchat dessus, dans la douceur. Cette salutation, il la multipliait, il la repetait de cent facons, s'ingeniant a la rendre plus efficace. Il disait douze Ave, pour rappeler la couronne de douze etoiles, ceignant le front de Marie; il en disait quatorze, en memoire de ses quatorze allegresses; il en disait sept dizaines, en l'honneur des annees qu'elle a vecues sur la terre. Il roulait pendant des heures les grains du chapelet. Puis, longuement, a certains jours de rendez-vous mystique, il entreprenait le chuchotement infini du Rosaire. Quand, seul dans sa cellule, ayant le temps d'aimer, il s'agenouillait sur le carreau, tout le jardin de Marie poussait autour de lui, avec ses hautes floraisons de chastete. Le Rosaire laissait couler entre ses doigts sa guirlande d'Ave coupee de Pater, comme une guirlande de roses blanches, melees des lis de l'Annonciation, des fleurs saignantes du Calvaire, des etoiles du Couronnement. Il avancait a pas lents, le long des allees embaumees, s'arretant a chacune des quinze dizaines d'Ave, se reposant dans le mystere auquel elle correspondait; il restait eperdu de joie, de douleur, de gloire, a mesure que les mysteres se groupaient en trois series, les joyeux, les douloureux, les glorieux. Legende incomparable, histoire de Marie, vie humaine complete, avec ses sourires, ses larmes, son triomphe, qu'il revivait d'un bout a l'autre, en un instant. Et d'abord il entrait dans la joie, dans les cinq mysteres souriants, baignes des serenites de l'aube: c'etaient la salutation de l'archange, un rayon de fecondite glisse du ciel, apportant la pamoison adorable de l'union sans tache; la visite a Elisabeth, par une claire matinee d'esperance, a l'heure ou le fruit de ses entrailles donnait pour la premiere fois a Marie cette secousse qui fait palir les meres; les couches dans un etable de Bethleem, avec la longue file des bergers venant saluer la maternite divine; le nouveau-ne porte au Temple, sur les bras de l'accouchee, qui sourit, lasse encore, deja heureuse d'offrir son enfant a la justice de Dieu, aux embrassements de Simeon, aux desirs du monde; enfin, Jesus grandi, se revelant devant les docteurs, au milieu desquels sa mere inquiete le retrouve, fiere de lui et consolee, puis apres ce matin, d'une lumiere si tendre, il semblait a Serge que le ciel se couvrait brusquement. Il ne marchait plus que sur des ronces, s'ecorchait les doigts aux grains du Rosaire, se courbait sous l'epouvantement des cinq mysteres de douleur: Marie agonisant dans son fils au Jardin des Oliviers, recevant avec lui les coups de fouet de la flagellation, sentant a son propre front le dechirement de la couronne d'epines, portant l'horrible poids de sa croix, mourant a ses pieds sur le Calvaire. Ces necessites de la souffrance, ce martyre atroce d'une Reine adoree, pour qui il eut donne son sang comme Jesus, lui causaient une revolte d'horreur, que dix annees des memes prieres et des memes exercices n'avaient pu calmer. Mais les grains coulaient toujours, une trouee soudaine se faisait dans les tenebres du crucifiement, la gloire resplendissante des cinq derniers mysteres eclatait avec une allegresse d'astre libre. Marie, transfiguree, chantait l'alleluia de la resurrection, la victoire sur la mort, l'eternite de la vie; elle assistait, les mains tendues, renversee d'admiration, au triomphe de son fils, qui s'elevait au ciel, parmi des nuees d'or frangees de pourpre; elle rassemblait autour d'elle les Apotres, goutant comme au jour de la conception l'embrasement de l'esprit d'amour, descendu en flammes ardentes; elle etait a son tour ravie par un vol d'anges, emportees sur des ailes blanches ainsi qu'une arche immaculee, deposee doucement au milieu de la splendeur des trones celestes; et la, comme gloire supreme, dans une clarte si eblouissante, qu'elle eteignait le soleil, Dieu la couronnait des etoiles du firmament. La passion n'a qu'un mot. En disant a la file les cent cinquante Ave, Serge ne les avait pas repetes une seule fois. Ce murmure monotone, cette parole sans cesse la meme qui revenait, pareille au: "Je t'aime" des amants, prenait chaque fois une signification plus profonde; il s'y attardait, causant sans fin a l'aide de l'unique phrase latine, connaissait Marie tout entiere, jusqu'a ce que, le dernier grain du Rosaire s'echappant de ses mains, il se sentit defaillir a la pensee de la separation. Bien des fois le jeune homme avait ainsi passe les nuits, recommencant a vingt reprises les dizaines d'Ave, retardant toujours le moment ou il devrait prendre conge de sa chere maitresse. Le jour naissait, qu'il chuchotait encore. C'etait la lune, disait-il pour se tromper lui-meme, qui faisait palir les etoiles. Ses superieurs devaient le gronder de ces veilles dont il sortait alangui, le teint si blanc, qu'il semblait avoir perdu du sang. Longtemps il avait garde au mur de sa cellule une gravure coloriee du Sacre-Coeur de Marie. La Vierge, souriant d'une facon sereine, ecartait son corsage, montrait dans sa poitrine un trou rouge, ou son coeur brulait, traverse d'une epee, couronne de roses blanches. Cette epee le desesperait; elle lui causait cette intolerable horreur de la souffrance chez la femme, dont la seule pensee le jetait hors de toute soumission pieuse. Il l'effaca, il ne garda que le coeur couronne et flambant, arrache a demi de cette chair exquise pour s'offrir a lui. Ce fut alors qu'il se sentit aime. Marie lui donnait son coeur, son coeur vivant, tel qu'il battait dans son sein, avec l'egouttement rose de son sang. Il n'y avait plus la une image de passion devote, mais une materialite, un prodige de tendresse, qui, lorsqu'il priait devant la gravure, lui faisait elargir les mains pour recevoir religieusement le coeur sautant de la gorge sans tache. Il le voyait, il l'entendait battre. Et il etait aime, le coeur battait pour lui! C'etait comme un affolement de tout son etre, un besoin de baiser le coeur, de se fondre en lui, de se coucher avec lui au fond de cette poitrine ouverte. Elle l'aimait activement, jusqu'a le vouloir dans l'eternite aupres d'elle, toujours a elle. Elle l'aimait efficacement, sans cesse occupee de lui, le suivant partout, lui evitant les moindres infidelites. Elle l'aimait tendrement, plus que toutes les femmes ensemble, d'un amour bleu, profond, infini comme le ciel. Ou aurait-il jamais trouve une maitresse si desirable? Quelle caresse de la terre etait comparable a ce souffle de Marie dans lequel il marchait? Quelle union miserable, quelle jouissance orduriere pouvaient etre mises en balance avec cette eternelle fleur du desir montant toujours sans s'epanouir jamais? Alors, le Magnificat, ainsi qu'une bouffee d'encens, s'exhalait de sa bouche. Il chantait le chant d'allegresse de Marie, son tressaillement de joie a l'approche de l'Epoux divin. Il glorifiait le Seigneur qui renversait les puissants de leurs trones, et qui lui envoyait Marie, a lui, un pauvre enfant nu, se mourant d'amour sur le carreau glace de sa cellule. Et, lorsqu'il avait tout donne a Marie, son corps, son ame, ses biens terrestres, ses biens spirituels, lorsqu'il etait nu devant elle, a bout de prieres, les litanies de la Vierge jaillissaient de ses levres brulees, avec leurs appels repetes., entetes, acharnes, dans un besoin supreme de secours celestes. Il lui semblait qu'il gravissait un escalier de desir; a chaque saut de son coeur, il montait une marche. D'abord, il la disait Sainte. Ensuite, il l'appelait Mere, tres pure, tres chaste, aimable, admirable. Et il reprenait son elan, lui criant six fois sa virginite, la bouche comme rafraichie chaque fois par ce mot de vierge, auquel il joignait des idees de puissances, de bonte, de fidelite. A mesure que son coeur l'emportait plus haut, sur les degres de lumiere, une voix etrange, venue de ses veines, parlait en lui, s'epanouissant en fleurs eclatantes. Il aurait voulu se fondre en parfum, s'epandre en clarte, expirer en un soupir musical. Tandis qu'il la nommait Miroir de justice. Temple de sagesse, Source de sa joie, il se voyait pale d'extase dans ce miroir, il s'agenouillait sur les dalles tiedes de ce temple, il buvait a longs traits l'ivresse de cette source. Et il la transformait encore, lachant la bride a sa folie de tendresse pour s'unir a elle d'une facon toujours plus etroite. Elle devenait un Vase d'honneur choisi par Dieu, un Sein d'election ou il souhaitait de verser son etre, de dormir a jamais. Elle etait la Rose mystique, une grande fleur eclose au paradis, faite des Anges entourant leur Reine, si pure, si odorante, qu'il la respirait du bas de son indignite avec un gonflement de joie dont ses cotes craquaient. Elle se changeait en Maison d'or, en Tour de David, en Tour d'ivoire, d'une richesse inappreciable, d'une purete jalousee des cygnes, d'une taille haute, forte, ronde, a laquelle il aurait voulu faire de ses bras tendus une ceinture de soumission. Elle se tenait debout a l'horizon, elle etait la Porte du ciel, qu'il entrevoyait derriere ses epaules, lorsqu'un souffle de vent ecartait les plis de son voile. Elle grandissait derriere la montagne, a l'heure ou la nuit palit, Etoile du matin, secours des voyageurs egares, aube d'amour. Puis, a cette hauteur, manquant d'haleine, non rassasie encore, mais les mots trahissant les forces de son coeur, il ne pouvait plus que la glorifier du titre de Reine qu'il lui jetait neuf fois comme neuf coups d'encensoir. Son cantique se mourait d'allegresse dans ces cris du triomphe final: Reine des vierges, Reine de tous les saints, Reine concue sans peche! Elle toujours plus haut, resplendissait. Lui, sur la derniere marche, la marche que les familiers de Marie atteignent seuls, restait la un instant, pame au milieu de l'air subtil qui l'etourdissait, encore trop loin pour baiser le bord de la robe bleue, se sentant deja rouler, avec l'eternel desir de remonter, de tenter cette jouissance surhumaine. Que de fois les litanies de la Vierge, recitees en commun, dans la chapelle, avaient ainsi laisse le jeune homme, les genoux casses, la tete vide, comme apres une grande chute! Depuis sa sortie du seminaire, l'abbe Mouret avait appris a aimer la Vierge davantage encore. Il lui vouait ce culte passionne ou Frere Archangias flairait des odeurs d'heresie. Selon lui, c'etait elle qui devait sauver l'Eglise par quelque prodige grandiose dont l'apparition prochaine charmerait la terre. Elle etait le seul miracle de notre epoque impie, la dame bleue se montrant aux petits bergers, la blancheur nocturne vue entre deux nuages, et dont le bord du voile trainait sur les chaumes des paysans. Quand Frere Archangias lui demandait brutalement s'il l'avait jamais apercue, il se contentait de sourire, les levres serrees, comme pour garder son secret. La verite etait qu'il la voyait toutes les nuits. Elle ne lui apparaissait plus ni soeur joueuse, ni belle jeune fille fervente; elle avait une robe de fiancee, avec des fleurs blanches dans les cheveux, les paupieres a demi baissees, laissant couler des regards humides d'esperance qui lui eclairaient les joues. Et il sentait bien qu'elle venait a lui, qu'elle lui promettait de ne plus tarder, qu'elle lui disait: "Me voici, recois-moi." Trois fois chaque jour, lorsque l'Angelus sonnait, au reveil de l'aube, dans la maturite du midi, a la tombee attendrie du crepuscule, il se decouvrait, il disait un Ave en regardant autour de lui, cherchant si la cloche ne lui annoncait pas enfin la venue de Marie. Il avait vingt-cinq ans. Il l'attendait. Au mois de mai, l'attente du jeune pretre etait pleine d'un heureux espoir. Il ne s'inquietait meme plus des gronderies de la Teuse. S'il restait si tard a prier dans l'eglise, c'etait avec l'idee folle que la grande Vierge doree finirait par descendre. Et pourtant, il la redoutait, cette Vierge qui ressemblait a une princesse. Il n'aimait pas toutes les Vierges de la meme facon. Celle-la le frappait d'un respect souverain. Elle etait la Mere de Dieu; elle avait l'ampleur feconde, la face auguste, les bras forts de l'Epouse divine portant Jesus. Il se la figurait ainsi au milieu de la cour celeste, laissant trainer parmi les etoiles la queue de son manteau royal, trop haute pour lui, si puissante, qu'il tomberait en poudre, si elle daignait abaisser les yeux sur les siens. Elle etait la Vierge de ses jours de defaillance, la Vierge severe qui lui rendait la paix interieure par la redoutable vision du paradis. Ce soir-la, l'abbe Mouret resta plus d'une heure agenouille dans l'eglise vide. Les mains jointes, les regards sur la Vierge d'or se levant comme un astre au milieu des verdures, il cherchait l'assoupissement de l'extase, l'apaisement des troubles etranges qu'il avait eprouves pendant la journee. Mais il ne glissait pas au demi-sommeil de la priere avec l'aisance heureuse qui lui etait accoutumee. La maternite de Marie, toute glorieuse et pure qu'elle se revelat, cette taille ronde de femme faite, cet enfant nu qu'elle portait sur un bras, l'inquietaient, lui semblaient continuer au ciel la poussee debordante de generation au milieu de laquelle il marchait depuis le matin. Comme les vignes des coteaux pierreux, comme les arbres du Paradou, comme le troupeau humain des Artaud, Marie apportait l'eclosion, engendrait la vie. Et la priere s'attardait sur ses levres, il s'oubliait a des distractions, voyant des choses qu'il n'avait point encore vues, la courbe molle des cheveux chatains, le leger gonflement du menton, barbouille de rose. Alors, elle devait se faire plus severe, l'aneantir sous l'eclat de sa toute-puissance, pour le ramener a la phrase de l'oraison interrompue. Ce fut enfin par sa couronne d'or, par son manteau d'or, par tout l'or qui la changeait en une princesse terrible, qu'elle acheva de l'ecraser dans une soumission d'esclave, la priere coulant reguliere de la bouche, l'esprit perdu au fond d'une adoration unique. Jusqu'a onze heures, il dormit eveille de cet engourdissement extatique, ne sentant plus ses genoux, se croyant suspendu, balance ainsi qu'un enfant qu'on endort, se laissant aller a ce repos, tout en gardant la conscience d'un poids qui lui alourdissait le coeur. Autour de lui, l'eglise s'emplissait d'ombre, la lampe charbonnait, les hauts feuillages assombrissaient le visage verni de la grande Vierge. Quand l'horloge, avant de sonner l'heure, grinca, d'une voix arrachee, l'abbe Mouret eut un frisson. Il n'avait pas senti la fraicheur de l'eglise lui tomber sur les epaules. Maintenant, il grelottait. Comme il se signait, un rapide souvenir traversa la stupeur de son reveil; le claquement de ses dents lui rappelait les nuits passees sur le carreau de sa cellule, en face du Sacre-Coeur de Marie, le corps tout secoue de fievre. Il se leva peniblement, mecontent de lui. D'ordinaire, il quittait l'autel, la chair sereine, avec la douceur du souffle de Marie sur le front. Cette nuit-la, lorsqu'il prit la lampe pour monter a sa chambre, il lui sembla que ses tempes eclataient: la priere etait restee inefficace, il retrouvait, apres un court soulagement, la meme chaleur grandie depuis le matin de son coeur a son cerveau. Puis, arrive a la porte de la sacristie, au moment de sortir, il se tourna, il eleva la lampe, d'un mouvement machinal, cherchant a voir une derniere fois la grande Vierge. Elle etait noyee sous les tenebres descendues des poutres, enfoncee dans les feuillages, ne laissant passer que la croix d'or de sa couronne. XV. La chambre de l'abbe Mouret, situee a un angle du presbytere, etait une vaste piece, trouee sur deux de ses faces de deux immenses fenetres carrees; l'une de ces fenetres s'ouvrait au-dessus de la basse-cour de Desiree; l'autre donnait sur le village des Artaud, avec la vallee au loin, les collines, tout l'horizon. Le lit tendu de rideaux jaunes, la commode de noyer, les trois chaises de paille, se perdaient sous le haut plafond a solives blanchies. Une legere aprete, cette odeur un peu aigre des vieilles batisses campagnardes, montait du carreau, passe au rouge, luisant comme une glace. Sur la commode, une grande statuette de l'Immaculee Conception mettait une douceur grise, entre deux pots de faience que la Teuse avait emplis de lilas blancs. L'abbe Mouret posa la lampe devant la Vierge, au bord de la commode. Il se sentait si mal a l'aise, qu'il se decida a allumer le feu de souches de vignes qui etait tout prepare. Et il resta la, les pincettes a la main, regardant bruler les tisons, la face eclairee par la flamme. Au-dessous de lui, il entendait le gros sommeil de la maison. Le silence, qui bourdonnait a ses oreilles, finissait par prendre des voix chuchotantes. Lentement, invinciblement, ces voix l'envahissaient, redoublaient l'anxiete dont il avait, dans la journee, senti plusieurs fois le serrement a la gorge. D'ou venait donc cette angoisse? quel pouvait etre ce trouble inconnu, grossi doucement, devenu intolerable? Il n'avait pas peche cependant. Il lui semblait etre sorti la veille du seminaire, avec toute l'ardeur de sa foi, si fort contre le monde, qu'il marchait au milieu des hommes en ne voyant que Dieu. Alors, il se crut dans sa cellule, un matin, a cinq heures, au moment du lever. Le diacre de service passait en donnant un coup de baton dans sa porte, avec le cri reglementaire: - Benedicamus Domino! - Deo gratias! repondait-il, mal reveille, les yeux enfles de sommeil. Et il sautait sur l'etroit tapis, se debarbouillait, faisait son lit, balayait sa chambre, renouvelait l'eau de son cruchon. Ce petit menage etait une joie, dans le frisson matinal qui lui courait sur la peau. Il entendait les pierrots des platanes de la cour se lever en meme temps que lui, au milieu d'un tapage d'ailes et de gosiers assourdissant. Il pensait qu'ils disaient leurs prieres, a leur facon. Lui, descendait dans la salle des Meditations, ou, apres les oraisons, il restait une demi-heure agenouille, a mediter sur cette pensee d'Ignace: "Que sert a l'homme de conquerir l'univers, s'il perd son ame?" C'etait un sujet fertile en bonnes resolutions, qui le faisait renoncer a tous les biens de la terre, avec le reve si souvent caresse d'une vie au desert, sous la seule richesse d'un grand ciel bleu. Au bout de dix minutes, ses genoux, meurtris sur la dalle, devenaient tellement douloureux, qu'il eprouvait peu a peu un evanouissement de tout son etre, une extase dans laquelle ils se voyait grand conquerant, maitre d'un empire immense, jetant sa couronne, brisant son sceptre, foulant aux pieds un luxe inoui, des cassettes d'or, des ruissellements de bijoux, des etoffes cousues de pierreries, pour aller s'ensevelir au fond d'une Thebaide, vetu d'une bure qui lui ecorchait l'echine. Mais la messe le tirait de ces imaginations, dont il sortait comme d'une belle histoire reelle, qui lui serait arrivee en des temps anciens. Il communiait, il chantait le psaume du jour, tres ardemment, sans entendre aucune autre voix que sa voix, d'une purete de cristal, si claire, qu'il la sentait s'envoler jusqu'aux oreilles du Seigneur. Et lorsqu'il remontait a sa chambre, il ne gravissait qu'une marche a la fois, ainsi que le recommandent saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin; il marchait lentement, l'air recueilli, la tete legerement penchee, trouvant a suivre les moindres prescriptions une jouissance indicible. Ensuite, venait le dejeuner. Au refectoire, les croutons de pain, alignes le long des verres de vin blanc, l'enchantaient; car il avait bon appetit, il etait d'humeur gaie, il disait par exemple que le vin etait bon chretien, allusion tres audacieuse a l'eau qu'on accusait l'econome de mettre dans les bouteilles. Cela ne l'empechait pas de retrouver son air grave pour entrer en classe. Il prenait des notes sur ses genoux, tandis que le professeur, les poignets au bord de la chaire, parlait un latin usuel, coupe parfois d'un mot francais, quand il ne trouvait pas mieux. Une discussion s'elevait; les eleves argumentaient en un jargon etrange, sans rire. Puis, c'etait, a dix heures, une lecture de l'Ecriture sainte, pendant vingt minutes. Il allait chercher le livre sacre, relie richement, dore sur tranche. Il le baisait avec une veneration particuliere, le lisait tete nue, en saluant chaque fois qu'il rencontrait les noms de Jesus, de Marie ou de Joseph. La seconde meditation le trouvait alors tout prepare a supporter, pour l'amour de Dieu, un nouvel agenouillement, plus long que le premier. Il evitait de s'asseoir une seule seconde sur ses talons; il goutait cet examen de conscience de trois quarts d'heure, s'efforcant de decouvrir en lui des peches, arrivant a se croire damne pour avoir oublie la veille au soir de baiser les deux images de son scapulaire, ou pour s'etre endormi sur le cote gauche; fautes abominables, qu'il aurait voulu racheter en usant jusqu'au soir ses genoux, fautes heureuses qui l'occupaient, sans lesquelles il n'aurait su de quoi entretenir son coeur candide, endormi par la blanche vie qu'il menait. Il entrait au refectoire tout soulage, comme s'il etait debarrasse la poitrine d'un grand crime. Les seminaristes de service, les manches de la soutane retroussees, un tablier de coutil bleu noue a la ceinture, apportaient le potage au vermicelle, le bouilli coupe par petits carres, les portions de gigot aux haricots. Il y avait des bruits terribles de machoires, un silence glouton, un acharnement de fourchettes seulement interrompu par des coups d'oeil envieux jetes sur la table en fer a cheval, ou les directeurs mangeaient des viandes plus tendres, buvaient des vins plus rouges; pendant que la voix empatee de quelque fils de paysan, aux poumons solides, anonnait sans points ni virgules, au- dessus de cette rage d'appetit, quelque lecture pieuse, des lettres de missionnaires, des mandements d'eveques, des articles de journaux religieux. Lui, ecoutait, entre deux bouchees. Ces bouts de polemiques, ces recits de voyages lointains le surprenaient, l'effrayaient meme, en lui revelant, au dela des murailles du seminaire, une agitation, un immense horizon, auxquels il ne pensait jamais. On mangeait encore, qu'un coup de claquoir annoncait la recreation. La cour etait sablee, plantee de huit gros platanes qui, l'ete, jetaient une ombre fraiche; au midi, il y avait une muraille, haute de cinq metres, herissee de culs de bouteille, au-dessus de laquelle on ne voyait de Plassans que l'extremite du clocher de Saint-Marc, une courte aiguille de pierre, dans le ciel bleu. D'un bout de la cour a l'autre, lentement, il se promenait avec un groupe de camarades, sur une seule ligne; et chaque fois qu'il revenait, le visage vers la muraille, il regardait le clocher, qui etait pour lui toute la ville, toute la terre, sous le vol libre des nuages. Des cercles bruyants, au pied des platanes, discutaient; des amis s'isolaient, deux a deux, dans les coins, epies par quelque directeur cache derriere les rideaux de sa fenetre; des parties de paume et de quilles s'organisaient violemment, derangeant de tranquilles joueurs de loto a demi couches par terre, devant leurs cartons, qu'une boule ou une balle lancee trop fort couvrait de sable. Quand la cloche sonnait, le bruit tombait, une nuee de moineaux s'envolait des platanes, les eleves encore tout essouffles se rendaient au cours de plain-chant, les bras croises, la nuque grave. Et il achevait la journee au milieu de cette paix; il retournait en classe; il goutait a quatre heures, reprenant son eternelle promenade, en face de la fleche de Saint-Marc; il soupait au milieu des memes bruits de machoires, sous la grosse voix achevant la lecture du matin; il montait a la chapelle dire les actions de grace du soir, et se couchait a huit heures un quart, apres avoir asperge son lit d'eau benite, pour se preserver des mauvais reves. Que de belles journees semblables il avait passees, dans cet ancien couvent du vieux Plassans, tout plein d'une odeur seculaire de devotion! Pendant cinq ans, les jours s'etaient suivis, coulant avec le meme murmure d'eau limpide. A cette heure, il se souvenait de mille details qui l'attendrissaient. Il se rappelait son premier trousseau, qu'il etait alle acheter avec sa mere: ses deux soutanes, ses deux ceintures, ses six rabats, ses huit paires de bas noirs, son surplis, son tricorne. Et comme son coeur avait battu, ce doux soir d'octobre, lorsque la porte du seminaire s'etait refermee sur lui! Il venait la, a vingt ans, apres ses annees de college, pris d'un besoin de croire et d'aimer. Des le lendemain, il avait tout oublie, comme endormi au fond de la grande maison silencieuse. Il revoyait la cellule etroite ou il avait passe ses deux annees de philosophie, une case meublee d'un lit, d'une table et d'une chaise, separee des cases voisines par des planches mal jointes, dans une immense salle qui contenait une cinquantaine de reduits pareils. Il revoyait sa cellule de theologien, habitee pendant trois autres annees, plus grande, avec un fauteuil, une toilette, une bibliotheque, heureuse chambre emplie des reves de sa foi. Le long des couloirs interminables, le long des escaliers de pierre, a certains angles, il avait eu des revelations soudaines, des secours inesperes. Les hauts plafonds laissaient tomber des voix d'anges gardiens. Pas un carreau des salles, pas une pierre des murs, pas une branche des platanes, qui ne lui parlaient des jouissances de sa vie contemplative, ses begayements de tendresse, sa lente initiation, les caresses recues en retour du don de son etre, tout ce bonheur des premieres amours divines. Tel jour, en s'eveillant, il avait vu une vive lueur qui l'avait baigne de joie. Tel soir, en fermant la porte de sa cellule, il s'etait senti saisir au cou par des mains tiedes, si tendrement, qu'en reprenant connaissance, il s'etait trouve par terre, pleurant a gros sanglots. Puis parfois, surtout sous la petite voute qui menait a la chapelle, il avait abandonne sa taille a des bras souples qui l'enlevaient. Tout le ciel s'occupait alors de lui, marchait autour de lui, mettait dans ses moindres actes, dans la satisfaction de ses besoins les plus vulgaires, un sens particulier, un parfum surprenant dont ses vetements, sa peau elle-meme, semblaient garder a jamais la lointaine odeur. Et il se souvenait encore des promenades du jeudi. On partait a deux heures pour quelque coin de verdure, a une lieue de Plassans. C'etait le plus souvent au bord de la Viorne, dans le bout d'un pre, avec des saules noueux qui laissaient tremper leurs feuilles au fil de l'eau. Il ne voyait rien, ni les grandes fleurs jaunes du pre, ni les hirondelles buvant au vol, rasant des ailes la nappe de la petite riviere. Jusqu'a six heures, assis par bandes sous les saules, ses camarades et lui recitaient en choeur l'Office de la Vierge, ou lisaient, deux a deux, les Petites Heures, le breviaire facultatif des jeunes seminaristes. L'abbe Mouret eut un sourire, en rapprochant les tisons. Il ne trouvait dans ce passe qu'une grande purete, une obeissance parfaite. Il etait un lis, dont la bonne odeur charmait ses maitres. Il ne se rappelait pas un mauvais acte. Jamais il ne profitait de la liberte absolue des promenades, pendant que les deux directeurs de surveillance allaient causer chez un cure du voisinage, pour fumer derriere une haie ou courir boire de la biere avec quelque ami. Jamais il ne cachait des romans sous sa paillasse, ni n'enfermait des bouteilles d'anisette au fond de sa table de nuit. Longtemps meme, il ne s'etait pas doute les peches qui l'entouraient, des ailes de poulets et des gateaux introduits en contrebande pendant le careme, des lettres coupables apportees par les servants, des conversations abominables tenues a voix basse, dans certains coins de la cour. Il avait pleure a chaudes larmes, le jour ou il s'etait apercu que peu de ses camarades aimaient Dieu pour lui-meme. Il y avait la des fils de paysans entres dans les ordres par terreur de la conscription, des paresseux revant un metier de faineantise, des ambitieux que troublaient deja la vision de la crosse et de la mitre. Et lui, en retrouvant les ordures du monde au pied des autels, s'etait replie encore sur lui-meme, se donnant davantage a Dieu, pour le consoler de l'abandon ou on le laissait. Pourtant, l'abbe se rappela qu'un jour il avait croise les jambes, a la classe. Le professeur lui en ayant fait le reproche, il etait devenu tres rouge, comme s'il avait commis une indecence. Il etait un des meilleurs eleves, ne discutant pas, apprenant les textes par coeur. Il prouvait l'existence et l'eternite de Dieu par des preuves tirees de l'Ecriture sainte, par l'opinion des Peres de l'Eglise, et par le consentement universel de tous les peuples. Les raisonnements de cette nature l'emplissaient d'une certitude inebranlable. Pendant sa premiere annee de philosophie, il travaillait son cours de logique avec une telle application, que son professeur l'avait arrete, en lui repetant que les plus savants ne sont pas les plus saints. Aussi, des sa seconde annee, s'acquittait-il de son etude de la metaphysique, ainsi que d'un devoir reglemente, entrant pour une tres faible part dans les exercices de la journee. Le mepris de la science lui venait; il voulait rester ignorant, afin de garder l'humilite de sa foi. Plus tard, en theologie, il ne suivait plus le cours d'Histoire ecclesiastique, de Rorbacher, que par soumission; il allait jusqu'aux arguments de Gousset, jusqu'a l'Instruction theologique de Bouvier, sans oser toucher a Bellarmin, a Liguori, a Suarez, a saint Thomas d'Aquin. Seule, l'Ecriture sainte le passionnait. Il y trouvait le savoir desirable, une histoire d'amour infini qui devait suffire comme enseignement aux hommes de bonne volonte. Il n'acceptait que les affirmations de ses maitres, se debarrassant sur eux de tout souci d'examen, n'ayant pas besoin de ce fatras pour aimer, accusant les livres de voler le temps a la priere. Il avait meme reussi a oublier ses annees de college. Il ne savait plus, il n'etait plus qu'une candeur, qu'une enfance ramenee aux balbutiements du catechisme. Et c'etait ainsi qu'il etait pas a pas monte jusqu'a la pretrise. Ici, les souvenirs se pressaient, attendris, chauds encore de joies celestes. Chaque annee, il avait approche Dieu de plus pres. Il passait saintement les vacances, chez un oncle, se confessant tous les jours, communiant deux fois par semaine. Il s'imposait des jeunes, cachait au fond de sa malle des boites de gros sel, sur lesquelles il s'agenouillait des heures entieres, les genoux mis a nu. Il restait a la chapelle, pendant les recreations, ou montait dans la chambre d'un directeur, qui lui racontait des anecdotes pieuses, extraordinaires. Puis, quand approchait le jour de la Sainte-Trinite, il etait recompense au dela de toute mesure, envahi par cette emotion dont s'emplissent les seminaires a la veille des ordinations. C'etait la grande fete, le ciel s'ouvrant pour laisser les elus gravir un nouveau degre. Lui, quinze jours a l'avance, se mettait au pain et a l'eau. Il fermait les rideaux de sa fenetre, pour ne plus meme voir le jour, se prosternant dans les tenebres, suppliant Jesus d'accepter son sacrifice. Les quatre derniers jours, il etait pris d'angoisses, de scrupules terribles qui le jetaient hors de son lit, au milieu de la nuit, pour aller frapper a la porte du pretre etranger dirigeant la retraite, quelque carme dechausse, souvent un protestant converti, sur lequel courait une merveilleuse histoire. Il lui faisait longuement la confession generale de sa vie, la voix coupee de sanglots. L'absolution seule le tranquillisait, le rafraichissait, comme s'il avait pris un bain de grace. Il etait tout blanc, au matin du grand jour; il avait une si vive conscience de cette blancheur, qu'il lui semblait faire de la lumiere autour de lui. Et la cloche du seminaire sonnait de sa voix claire, tandis que les odeurs de juin, les quarantaines en fleurs, les resedas, les heliotropes, venaient par-dessus la haute muraille de la cour. Dans la chapelle, les parents attendaient, en grande toilette, emus a ce point, que les femmes sanglotaient sous leurs voilettes. Puis, c'etait le defile: les diacres, qui allaient recevoir la pretrise, en chasuble d'or; les sous-diacres, en dalmatique; les minores, les tonsures, le surplis flottant sur les epaules, la barrette noire a la main. L'orgue ronflait, epanouissait les notes de flute d'un chant d'allegresse. A l'autel, l'eveque, assiste de deux chanoines, officiait, crosse en main. Le chapitre etait la, les pretres de toutes les paroisses se pressaient, au milieu d'un luxe inoui de costumes, d'un flamboiement d'or allume par le large rayon de soleil qui tombait d'une fenetre de la nef. Apres l'epitre, l'ordination commencait. A cette heure, l'abbe Mouret se rappelait encore le froid des ciseaux, lorsqu'on l'avait marque de la tonsure, au commencement de sa premiere annee de theologie. Il avait eu un leger frisson. Mais la tonsure etait alors bien etroite, a peine ronde comme une piece de deux sous. Plus tard, a chaque nouvel ordre recu, elle avait grandi, toujours grandi, jusqu'a le couronner d'une tache blanche, aussi large qu'une grande hostie. Et l'orgue ronflait plus doucement, les encensoirs retombaient avec le bruit argentin de leurs chainettes, en laissant echapper un flot de fumee blanche, qui se deroulait comme de la dentelle. Lui, se voyait en surplis, jeune tonsure, amene a l'autel par le maitre des ceremonies; il s'agenouillait, baissait profondement la tete, tandis que l'eveque, avec des ciseaux d'or, lui coupait trois meches de cheveux, une sur le front, les deux autres pres des oreilles. A un an de la, il se voyait de nouveau, dans la chapelle pleine d'encens, recevant les quatre ordres mineurs: il allait, conduit par un archidiacre, fermer avec fracas la grande porte, qu'il rouvrait ensuite, pour montrer qu'il etait commis a la garde des eglises; il secouait une clochette de la main droite, annoncant par la qu'il avait le devoir d'appeler les fideles aux offices; il revenait a l'autel, ou l'eveque lui conferait de nouveaux privileges, ceux de chanter les lecons, de benir le pain, de catechiser les enfants, d'exorciser le demon, de servir les diacres, d'allumer et d'eteindre les cierges. Puis, le souvenir de l'ordination suivante lui revenait, plus solennel, plus redoutable, au milieu du meme chant des orgues, dont le roulement semblait etre la foudre meme de Dieu; ce jour-la, il avait la dalmatique de sous-diacre aux epaules, il s'engageait a jamais par le voeu de chastete, il tremblait de toute sa chair, malgre sa foi, au terrible: Accedite, de l'eveque, qui mettait en fuite deux de ses camarades, palissant a son cote; ses nouveaux devoirs etaient de servir le pretre a l'autel, de preparer les burettes, de chanter l'epitre, d'essuyer le calice, de porter la croix dans les processions. Et, enfin, il defilait une derniere fois dans la chapelle, sous le rayonnement du soleil de juin; mais, cette fois, il marchait en tete du cortege, il avait l'aube nouee a la ceinture, l'etoile croisee sur la poitrine, la chasuble tombant du cou; defaillant d'une emotion supreme, il apercevait la figure pale de l'eveque qui lui donnait la pretrise, la plenitude du sacerdoce, par une triple imposition des mains. Apres son serment d'obeissance ecclesiastique, il se sentait comme souleve des dalles, lorsque la voix pleine du prelat disait la phrase latine: "Accipe Spiritum sanctum: quorum remiseris peccata, remittuntur eis, et quorum retineris, retenta sunt." XVI Cette evocation des grands bonheurs de sa jeunesse avait donne une legere fievre a l'abbe Mouret. Il ne sentait plus le froid. Il lacha les pincettes, s'approcha du lit comme s'il allait se coucher, puis revint appuyer son front contre une vitre, regardant la nuit, sans voir. Etait-il donc malade, qu'il eprouvait ainsi une langueur des membres, tandis que le sang lui brulait les veines? Au seminaire, a deux reprises, il avait eu des malaises semblables, une sorte d'inquietude physique qui le rendait tres malheureux; une fois meme, il s'etait mis au lit, avec un gros delire. Puis, il songea a une jeune fille possedee, que Frere Archangias racontait avoir guerie d'un simple signe de croix, un jour qu'elle etait tombee raide devant lui. Cela le fit penser aux exorcismes spirituels qu'un de ses maitres lui avait recommandes autrefois: la priere, la confession generale, la communion frequente, le choix d'un directeur sage, ayant un grand empire sur l'esprit de son penitent. Et, sans transition, avec une brusquerie qui l'etonna lui-meme, il apercut au fond de sa memoire la figure ronde d'un de ses anciens amis, un paysan, enfant de choeur a huit ans, dont la pension au seminaire etait payee par une dame qui le protegeait. Il riait toujours, il jouissait naivement a l'avance des petits benefices du metier: les douze cents francs d'appointement, le presbytere au fond d'un jardin, les cadeaux, les invitations a diner, les menus profits des mariages, des baptemes, des enterrements. Celui-la devait etre heureux, dans sa cure. Le regret melancolique que lui apportait ce souvenir, surprit le pretre extremement. N'etait-il pas heureux, lui aussi? Jusqu'a ce jour, il n'avait rien regrette, rien desire, rien envie. Et meme, en ce moment, il s'interrogeait, il ne trouvait en lui aucun sujet d'amertume. Il etait, croyait-il, tel qu'aux premiers temps de son diaconat, lorsque l'obligation de lire son breviaire, a des heures determinees, avait empli ses journees d'une priere continue. Depuis cette epoque, les semaines, les mois, les annees coulaient, sans qu'il eut le loisir d'une mauvaise pensee. Le doute ne le tourmentait point; il s'aneantissait devant les mysteres qu'il ne pouvait comprendre, il faisait aisement le sacrifice de sa raison, qu'il dedaignait. Au sortir du seminaire, il avait eu la joie de se voir etranger parmi les autres hommes, de ne plus marcher comme eux, de porter autrement la tete, d'avoir des gestes, des mots, des sentiments d'etre a part. Il se sentait feminise, rapproche de l'ange, lave de son sexe, de son odeur d'homme. Cela le rendait presque fier, de ne plus tenir a l'espece, d'avoir ete eleve pour Dieu, soigneusement purge des ordures humaines par une education jalouse. Il lui semblait encore etre demeure pendant des annees dans une huile sainte, preparee selon les rites, qui lui avait penetre les chairs d'un commencement de beatification. Certains de ses organes avaient disparu, dissous peu a peu; ses membres, son cerveau, s'etaient appauvris de matiere, pour s'emplir d'ame, d'un air subtil qui le grisait parfois d'un vertige, comme si la terre lui eut manque brusquement. Il montrait des peurs, des ignorances, des candeurs de fille cloitree. Il disait parfois en souriant qu'il continuait son enfance, s'imaginant etre reste tout petit, avec les memes sensations, les memes idees, les memes jugements; ainsi, a six ans, il connaissait Dieu autant qu'a vingt-cinq ans, il avait pour le prier des inflexions de voix semblables, des joies enfantines a joindre les mains bien exactement. Le monde lui semblait pareil au monde qu'il voyait jadis, lorsque sa mere le promenait par la main. Il etait ne pretre, il avait grandi pretre. Lorsqu'il faisait preuve, devant la Teuse, de quelque grossiere ignorance de la vie, elle le regardait stupefaite, entre les deux yeux, en disant avec un singulier sourire "qu'il etait bien le frere de mademoiselle Desiree." Dans son existence, il ne se rappelait qu'une secousse honteuse. C'etait pendant ses derniers six mois de seminaire, entre le diaconat et la pretrise. On lui avait fait lire l'ouvrage de l'abbe Craisson, superieur du grand seminaire de Valence: De rebus venereis ad usum confessariorum. Il etait sorti epouvante, sanglotant, de cette lecture. Cette casuistique savante du vice, etalant l'abomination de l'homme, descendant jusqu'aux cas les plus monstrueux des passions hors nature, violait brutalement sa virginite de corps et d'esprit. Il restait a jamais sali, comme une epousee, initiee d'une heure a l'autre aux violences de l'amour. Et il revenait fatalement a ce questionnaire de honte, chaque fois qu'il confessait. Si les obscurites du dogme, les devoirs du sacerdoce, la mort de tout libre arbitre, le laissaient serein, heureux de n'etre que l'enfant de Dieu, il gardait malgre lui l'ebranlement charnel de ces saletes qu'il devait remuer, il avait conscience d'une tache ineffacable, quelque part, au fond de son etre, qui pouvait grandir un jour et le couvrir de boue. La lune se levait, derriere les Garrigues. L'abbe Mouret, que la fievre brulait davantage, ouvrit la fenetre, s'accouda, pour recevoir au visage la fraicheur de la nuit. Il ne savait plus a quelle heure exacte l'avait pris ce malaise. Il se souvenait pourtant que, le matin, en disant sa messe, il etait tres calme, tres repose. Ce devait etre plus tard, peut-etre pendant sa longue marche au soleil, ou sous le frisson des arbres du Paradou, ou dans l'etouffement de la basse-cour de Desiree. Et il revecut la journee. En face de lui, la vaste plaine s'etendait, plus tragique sous la paleur oblique de la lune. Les oliviers, les amandiers, les arbres maigres faisaient des taches grises, au milieu du chaos des grandes roches, jusqu'a la ligne sombre des collines de l'horizon. C'etaient de larges pans d'ombre, des aretes bossuees, des mares de terre sanglantes ou les etoiles rouges semblaient se regarder, des blancheurs crayeuses pareilles a des vetements de femme rejetes, decouvrant des chairs noyees de tenebres, assoupies dans les enfoncements des terrains. La nuit, cette campagne ardente prenait un etrange vautrement de passion. Elle dormait, debraillee, dehanchee, tordue, les membres ecartes, tandis que de gros soupirs tiedes s'exhalaient d'elle, des aromes puissants de dormeuse en sueur. On eut dit quelque forte Cybele tombee sur l'echine, la gorge en avant, le ventre sous la lune, soule des ardeurs du soleil, et revant encore de fecondation. Au loin, le long de ce grand corps, l'abbe Mouret suivait des yeux le chemin des Olivettes, un mince ruban pale qui s'allongeait comme le lacet flottant d'un corset. Il entendait Frere Archangias, relevant les jupes des gamines qu'il fouettait au sang, crachant aux visages des filles, puant lui-meme l'odeur d'un bouc qui ne se serait jamais satisfait. Il voyait la Rosalie rire en-dessous, de son air de bete lubrique, pendant que le pere Bambousse lui jetait des mottes de terre dans les reins. Et la encore, croyait-il, il etait bien portant, a peine chauffe a la nuque par la belle matinee. Il ne sentait qu'un fremissement derriere son dos, ce murmure confus de vie, qu'il avait entendu vaguement des le matin, au milieu de sa messe, lorsque le soleil etait entre par les fenetres crevees. Jamais, comme a cette heure de nuit, la campagne ne l'avait inquiete, avec sa poitrine geante, ses ombres molles, ses luisants de peau ambree, toute cette nudite de deesse, a peine cachee sous la mousseline argentee de la lune. Le jeune pretre baissa les yeux, regarda le village des Artaud. Le village s'ecrasait dans le sommeil lourd de fatigue, dans le neant que dorment les paysans. Pas une lumiere. Les masures faisaient des tas noirs, que coupaient les raies blanches des ruelles transversales, enfilees par la lune. Les chiens eux-memes devaient ronfler, au seuil des portes closes. Peut-etre les Artaud avaient- ils empoisonne le presbytere de quelque fleau abominable? Derriere lui, il ecoutait toujours grossir le souffle dont l'approche etait si pleine d'angoisse. Maintenant, il surprenait comme un pietinement de troupeau, une volee de poussiere qui lui arrivait, grasse des emanations d'une bande de betes. Ses pensees du matin lui revenaient sur cette poignee d'hommes recommencant les temps, poussant entre les rocs peles ainsi qu'une poignee de chardons que les vents ont semes; il se sentait assister a l'eclosion lente d'une race. Lorsqu'il etait enfant, rien ne le surprenait, ne l'effrayait davantage, que ces myriades d'insectes qu'il voyait sourdre de quelque fente, quand il soulevait certaines pierres humides. Les Artaud, meme endormis, ereintes au fond de l'ombre, le troublaient de leur sommeil, dont il retrouvait l'haleine dans l'air qu'il respirait. Il n'aurait voulu que des roches sous sa fenetre. Le village n'etait pas assez mort; les toits de chaume se gonflaient comme des poitrines; les gercures des portes laissaient passer des soupirs, des craquements legers, des silences vivants, revelant dans ce trou la presence d'une portee pullulante, sous le bercement noir de la nuit. Sans doute, c'etait cette senteur seule qui lui donnait une nausee. Souvent il l'avait pourtant respiree aussi forte, sans eprouver d'autre besoin que de se rafraichir dans la priere. Les tempes en sueur, il alla ouvrir l'autre fenetre, cherchant un air plus vif. En bas, a gauche, s'etendait le cimetiere, avec la haute barre du Solitaire, dont pas une brise ne remuait l'ombre. Il montait du champ vide une odeur de pre fauche. Le grand mur gris de l'eglise, ce mur tout plein de lezards, plante de giroflees, se refroidissait sous la lune; tandis qu'une des larges fenetres luisait, les vitres pareilles a des plaques d'acier. L'eglise endormie ne devait vivre a cette heure que de la vie extra-humaine du Dieu de l'hostie, enferme dans le tabernacle. Il songeait a la tache jaune de la veilleuse, mangee par l'ombre, avec une tentation de redescendre, pour soulager sa tete malade, au milieu de ces tenebres pures de toute souillure. Mais une terreur etrange le retint: il crut tout d'un coup, les yeux fixes sur les vitres allumees par la lune, voir l'eglise s'eclairer interieurement d'un eclat de fournaise, d'une splendeur de fete infernale, ou tournaient le mois de mai, les plantes, les betes, les filles des Artaud, qui prenaient furieusement des arbres entre leurs bras nus. Puis, en se penchant, au-dessous de lui, il apercut la basse-cour de Desiree, toute noire, qui fumait. Il ne distinguait pas nettement les cases des lapins, les perchoirs des poules, la cabane des canards. C'etait une seule masse tassee dans la puanteur, dormant de la meme haleine pestilentielle. Sous la porte de l'etable, la senteur aigre de la chevre passait; pendant que le petit cochon vautre sur le dos, soufflait grassement, pres d'une ecuelle vide. De son gosier de cuivre, le grand coq fauve Alexandre jeta un cri, qui eveilla au loin, un a un, les appels passionnes de tous les coqs du village. Brusquement, l'abbe Mouret se souvint. La fievre dont il entendait la poursuite, l'avait atteint dans la basse-cour de Desiree, en face des poules chaudes encore de leur ponte et des meres lapines, s'arrachant le poil du ventre. Alors, la sensation d'une respiration sur son cou fut si nette, qu'il se tourna, pour voir enfin qui le prenait ainsi a la nuque. Et il se rappela Albine bondissant hors du Paradou, avec la porte qui claquait sur l'apparition d'un jardin enchante; il se la rappela galopant le long de l'interminable muraille, suivant le cabriolet a la course, jetant des feuilles de bouleau au vent comme autant de baisers; il se la rappela encore, au crepuscule, qui riait des jurons de Frere Archangias, les jupes fuyantes au ras du chemin, pareilles a une petite fumee de poussiere roulee par l'air du soir. Elle avait seize ans; elle etait etrange, avec sa face un peu longue; sentait le grand air, l'herbe, la terre. Et il avait d'elle une memoire si precise, qu'il revoyait une egratignure, a l'un de ses poignets souples, rose sur la peau blanche. Pourquoi donc riait-elle ainsi, en le regardant de ses yeux bleus? Il etait pris dans son rire, comme dans une onde sonore qui resonnait partout contre sa chair; il la respirait, il l'entendait vibrer en lui. Oui, tout son mal venait de ce rire qu'il avait bu. Debout au milieu de la chambre, les deux fenetres ouvertes, il resta grelottant, pris d'une peur qui lui faisait cacher la tete entre les mains. La journee entiere aboutissait donc a cette evocation d'une fille blonde, au visage un peu long, aux yeux bleus? Et la journee entiere entrait par les deux fenetres ouvertes. C'etaient, au loin, la chaleur des terres rouges, la passion des grandes roches, des oliviers pousses dans les pierres, des vignes tordant leurs bras au bord des chemins; c'etaient, plus pres, les sueurs humaines que l'air apportait des Artaud, les senteurs fades du cimetiere, les odeurs d'encens de l'eglise, perverties par des odeurs de filles aux chevelures grasses; c'etaient encore des vapeurs de fumier, la buee de la basse-cour, les fermentations suffocantes des germes. Et toutes ces haleines affluaient a la fois, en une meme bouffee d'asphyxie, si rude, s'enflant avec une telle violence, qu'elle l'etouffait. Il fermait ses sens, il essayait de les aneantir. Mais, devant lui, Albine reparut comme une grande fleur, poussee et embellie sur ce terreau. Elle etait la fleur naturelle de ces ordures, delicate au soleil, ouvrant le jeune bouton de ses epaules blanches, si heureuse de vivre, qu'elle sautait de sa tige et qu'elle s'envolait sur sa bouche, en le parfumant de son long rire. Le pretre poussa un cri. Il avait senti une brulure a ses levres. C'etait comme un jet ardent qui avait coule dans ses veines. Alors, cherchant un refuge, il se jeta a genoux devant la statuette de l'Immaculee-Conception, en criant, les mains jointes: - Sainte Vierge des Vierges, priez pour moi! XVII. L'Immaculee-Conception, sur la commode de noyer, souriait tendrement, du coin de ses levres minces, indiquees d'un trait de carmin. Elle etait petite, toute blanche. Son grand voile blanc, qui lui tombait de la tete aux pieds, n'avait, sur le bord, qu'un filet d'or, imperceptible. Sa robe, drapee a longs plis droits sur un corps sans sexe, la serrait au cou, ne degageait que ce cou flexible. Pas une seule meche de ses cheveux chatains ne passait. Elle avait le visage rose, avec des yeux clairs tournes vers le ciel; elle joignait des mains roses, des mains d'enfant, montrant l'extremite des doigts sous les plis du voile, au-dessus de l'echarpe bleue, qui semblait nouer a sa taille deux bouts flottants du firmament. De toutes ses seductions de femme, aucune n'etait nue, excepte ses pieds, des pieds adorablement nus, foulant l'eglantier mystique. Et, sur la nudite de ses pieds, poussaient des roses d'or, comme la floraison naturelle de sa chair deux fois pure. - Vierge fidele, priez pour moi! repetait desesperement le pretre. Celle-la ne l'avait jamais trouble. Elle n'etait pas mere encore; ses bras ne lui tendaient point Jesus, sa taille ne prenait point les lignes rondes de la fecondite. Elle n'etait pas la reine du ciel, qui descendait couronnee d'or, vetue d'or, ainsi qu'une princesse de la terre, portee triomphalement par un vol de cherubins. Celle-la ne s'etait jamais montree redoutable, ne lui avait jamais parle avec la severite d'une maitresse toute puissante, dont la vue seule courbe les fronts dans la poussiere. Il osait la regarder, l'aimer, sans craindre d'etre emu par la courbe molle de ses cheveux chatains; il n'avait que l'attendrissement de ses pieds nus, ses pieds d'amour, qui fleurissaient comme un jardin de chastete, trop miraculeusement pour qu'il contentat son envie de les couvrir de caresses. Elle parfumait la chambre de son odeur de lis. Elle etait le lis d'argent plante dans un vase d'or, la purete precieuse, eternelle, impeccable. Dans son voile blanc, si etroitement serre autour d'elle, il n'y avait plus rien d'humain, rien qu'une flamme vierge brulant d'un feu toujours egal. Le soir a son coucher, le matin a son reveil, il la trouvait la, avec son meme sourire d'extase. Il laissait tomber ses vetements devant elle, sans une gene, comme devant sa propre pudeur. - Mere tres pure, Mere tres chaste, Mere toujours vierge, priez pour moi! balbutia-t-il peureusement, se serrant aux pieds de la Vierge, comme s'il avait entendu derriere son dos le galop sonore d'Albine. Vous etes mon refuge, la source de ma joie, le temple de ma sagesse, la tour d'ivoire ou j'ai enferme ma purete. Je me remets dans vos mains sans tache, je vous supplie de me prendre, de me recouvrir d'un coin de votre voile, de me cacher sous votre innocence, derriere le rempart sacre de votre vetement, pour qu'aucun souffle charnel ne m'atteigne la. J'ai besoin de vous, je me meurs sans vous, je me sens a jamais separe de vous, si vous ne m'emportez entre vos bras secourables, loin d'ici, au milieu de la blancheur ardente que vous habitez. Marie concue sans peche, aneantissez-moi au fond de la neige immaculee tombant de chacun de vos membres. Vous etes le prodige d'eternelle chastete. Votre race a pousse sur un rayon, ainsi qu'un arbre merveilleux qu'aucun germe n'a plante. Votre fils Jesus est ne du souffle de Dieu, vous-meme etes nee sans que le ventre de votre mere fut souille, et je veux croire que cette virginite remonte ainsi d'age en age, dans une ignorance sans fin de la chair. Oh! vivre, grandir, en dehors de la honte des sens! Oh! multiplier, enfanter, sans la necessite abominable du sexe, sous la seule approche d'un baiser celeste! Cet appel desespere, ce cri epure de desir, avait rassure le jeune pretre. La Vierge, toute blanche, les yeux au ciel, semblait sourire plus doucement de ses minces levres roses. Il reprit d'une voix attendrie: - Je voudrais encore etre enfant. Je voudrais n'etre jamais qu'un enfant marchant a l'ombre de votre robe. J'etais tout petit, je joignais les mains pour dire le nom de Marie. Mon berceau etait blanc, mon corps etait blanc, toutes mes pensees etaient blanches. Je vous voyais distinctement, je vous entendais m'appeler, j'allais a vous dans un sourire, sur des roses effeuillees. Et rien autre, je ne sentais pas, je ne pensais pas, je vivais juste assez pour etre une fleur a vos pieds. On ne devrait point grandir. Vous n'auriez autour de vous que des tetes blondes, un peuple d'enfants qui vous aimeraient, les mains pures, les levres saines, les membres tendres, sans une souillure, comme au sortir d'un bain de lait. Sur la joue d'un enfant, on baise son ame. Seul un enfant peut dire votre nom sans le salir. Plus tard, la bouche se gate, empoisonne les passions. Moi-meme, qui vous aime tant, qui me suis donne a vous, je n'ose a toute heure vous appeler, ne voulant pas vous faire rencontrer avec mes impuretes d'homme. J'ai prie, j'ai corrige ma chair, j'ai dormi sous votre garde, j'ai vecu chaste; et je pleure, en voyant aujourd'hui que je ne suis pas encore assez mort a ce monde pour etre votre fiance. O Marie, Vierge adorable, que n'ai-je cinq ans, que ne suis-je reste l'enfant qui collait ses levres sur vos images! Je vous prendrais sur mon coeur, je vous coucherais a mon cote, je vous embrasserais comme une amie, comme une fille de mon age, j'aurais votre robe etroite, votre voile enfantin, votre echarpe bleue, toute cette enfance qui fait de vous une grande soeur. Je ne chercherais pas a baiser vos cheveux, car la chevelure est une nudite qu'on ne doit point voir; mais je baiserais vos pieds nus, l'un apres l'autre, pendant des nuits entieres, jusqu'a que j'aie effeuille sous mes levres les roses d'or, les roses mystiques de nos veines. Il s'arreta, attendant que la Vierge abaissat ses yeux bleus, l'effleurat au front du bord de son voile. La Vierge restait enveloppee dans la mousseline jusqu'au cou, jusqu'aux ongles, jusqu'aux chevilles, tout entiere au ciel, avec cet elancement du corps qui la rendait fluette, degagee deja de la terre. - Eh bien, continua-t-il plus follement, faites que je redevienne enfant, Vierge bonne, Vierge puissante. Faites que j'aie cinq ans. Prenez mes sens, prenez ma virilite. Qu'un miracle emporte tout l'homme qui a grandi en moi. Vous regnez au ciel, rien ne vous est plus facile que de me foudroyer, que de secher mes organes, de me laisser sans sexe, incapable du mal, si depouille de toute force, que je ne puisse meme plus lever le petit doigt sans votre consentement. Je veux etre candide, de cette candeur qui est la votre, que pas un frisson humain ne saurait troubler. Je ne veux plus sentir ni mes nerfs, ni mes muscles, ni le battement de mon coeur, ni le travail de mes desirs. Je veux etre une chose, une pierre blanche a vos pieds, a laquelle vous ne laisserez qu'un parfum, une pierre qui ne bougera pas de l'endroit ou vous l'aurez jetee, sans oreilles, sans yeux, satisfaite d'etre sous votre talon, ne pouvant songer a des ordures avec les autres pierres du chemin. Oh! alors quelle beatitude! J'atteindrai sans effort, du premier coup, a la perfection que je reve. Je me proclamerai enfin votre veritable pretre. Je serai ce que mes etudes, mes prieres, mes cinq annees de lente initiation n'ont pu faire de moi. Oui, je nie la vie, je dis que la mort de l'espece est preferable a l'abomination continue qui la propage. La faute souille tout. C'est une puanteur universelle gatant l'amour, empoisonnant la chambre des epoux, le berceau des nouveau-nes, et jusqu'aux fleurs pamees sous le soleil, et jusqu'aux arbres laissant eclater leurs bourgeons. La terre baigne dans cette impurete dont les moindres gouttes jaillissent en vegetations honteuses. Mais pour que je sois parfait, o Reine des anges, Reine des Vierges, ecoutez mon cri, exaucez-le! Faites que je sois un de ces anges qui n'ont que deux grandes ailes derriere les joues; je n'aurai plus de tronc, plus de membres; je volerai a vous, si vous m'appelez; je ne serai plus qu'une bouche qui dira vos louanges, qu'une paire d'ailes sans tache qui bercera vos voyages dans les cieux. Oh! la mort, la mort, Vierge venerable, donnez-moi la mort de tout! Je vous aimerai dans la mort de mon corps, dans la mort de ce qui vit et de ce qui se multiple. Je consommerai avec vous l'unique mariage dont veuille mon coeur. J'irai plus haut, toujours plus haut, jusqu'a ce que j'aie atteint le brasier ou vous resplendissez. La, c'est un grand astre, une immense rose blanche dont chaque feuille brule comme une lune, un trone d'argent d'ou vous rayonnez avec un tel embrasement d'innocence, que le paradis entier reste eclaire de la seule lueur de votre voile. Tout ce qu'il y a de blanc, les aurores, la neige des sommets inaccessibles, les lis a peine eclos, l'eau des sources ignorees, le lait des plantes respectees du soleil, les sourires des vierges, les ames des enfants morts au berceau, pleuvent sur vos pieds blancs. Alors, je monterai a vos levres, ainsi qu'une flamme subtile; j'entrerai en vous, par votre bouche entr'ouverte, et les noces s'accompliront, pendant que les archanges tressailleront de notre allegresse. Etre vierge, s'aimer vierge, garder au milieu des baisers les plus doux sa blancheur vierge! Avoir tout l'amour, couche sur des ailes de cygne, dans une nuee de purete, aux bras d'une maitresse de lumiere dont les caresses sont des jouissances d'ame! Perfection, reve surhumain, desir dont mes os craquent, delices qui me mettent au ciel! O Marie, Vase d'election, chatrez-en moi l'humanite, faites-moi eunuque parmi les hommes, afin de me livrer sans peur le tresor de votre virginite! Et l'abbe Mouret, claquant des dents, terrasse par la fievre, s'evanouit sur le carreau. LIVRE DEUXIEME I. Devant les deux larges fenetres, des rideaux de calicot, soigneusement tires, eclairaient la chambre de la blancheur tamisee du petit jour. Elle etait haute de plafond, tres vaste, meublee d'un ancien meuble Louis XV, a bois peint en blanc, a fleurs rouges sur un semis de feuillage. Dans le trumeau, au-dessus des portes, aux deux cotes de l'alcove, des peintures laissaient encore voir les ventres et les derrieres roses de petits Amours volant par bandes, jouant a deux jeux qu'on ne distinguait plus, tandis que les boiseries des murs, menageant des panneaux ovales, les portes a double battant, le plafond arrondi, jadis a fond bleu de ciel, avec des encadrements de cartouches, de medaillons, de noeuds de rubans coleur chair, s'effacaient, d'un gris tres doux, un gris qui gardait l'attendrissement de ce paradis fane. En face des fenetres, la grande alcove, s'ouvrant sous des enroulements de nuages, que des Amours de platre ecartaient, penches, culbutes, comme pour regarder effrontement le lit, etait fermee, ainsi que les fenetres, par des rideaux de calicot, cousus a gros points, d'une innocence singuliere au milieu de cette piece restee toute tiede d'une lointaine odeur de volupte. Assise pres d'une console ou une bouilloire chauffait sur une lampe a esprit-de-vin, Albine regardait les rideaux de l'alcove, attentivement. Elle etait vetue de blanc, les cheveux serres dans un fichu de vieille dentelle, les mains abandonnees, veillant d'un air serieux de grande fille. Une respiration faible, un souffle d'enfant assoupi s'entendait, dans le grand silence. Mais elle s'inquieta, au bout de quelques minutes; elle ne put s'empecher de venir, a pas legers, soulever le coin d'un rideau. Serge, au bord du grand lit, semblait dormir, la tete appuyee sur l'un de ses bras replie. Pendant sa maladie, ses cheveux s'etaient allonges, sa barbe avait pousse. Il etait tres blanc, les yeux meurtris de bleu, les levres pales; il avait une grace de fille convalescente. Albine, attendrie, allait laisser retomber le coin du rideau. - Je ne dors pas, dit Serge d'une voix tres basse. Et il restait la tete appuyee, sans bouger un doigt, comme accable d'une lassitude heureuse. Ses yeux s'etaient lentement ouverts; sa bouche soufflait legerement sur l'une de ses mains nues, soulevant le duvet de sa peau blonde. - Je t'entendais, murmura-t-il encore. Tu marchais tout doucement. Elle fut ravie de ce tutoiement. Elle s'approcha, s'accroupi devant le lit, pour mettre son visage a la hauteur du sien. - Comment vas-tu? demanda-t-elle. Et elle goutait a son tour la douceur de ce "tu", qui lui passait pour la premiere fois sur les levres. - Oh! tu es gueri, maintenant, reprit-elle. Sais-tu que je pleurais, tout le long du chemin, lorsque je revenais de la-bas avec de mauvaises nouvelles. On me disait que tu avais le delire, que cette mauvaise fievre, si elle te faisait grace, t'emporterais la raison... Comme j'ai embrasse ton oncle Pascal, lorsqu'il t'a amene ici, pour ta convalescence! Elle bordait le lit, elle etait maternelle. - Vois-tu, ces roches brulees, la-bas, ne te valaient rien. Il te faut des arbres, de la fraicheur, de la tranquillite... Le docteur n'a pas meme raconte qu'il te cachait ici. C'est un secret entre lui et ceux qui t'aiment. Il te croyait perdu... Va, personne ne nous derangera. L'oncle Jeanbernat fume sa pipe devant ses salades. Les autres feront prendre de tes nouvelles en cachette. Et le docteur lui-meme ne reviendra plus, parce que, a cette heure, c'est moi qui suis ton medecin... Il parait que tu n'as plus besoin de drogues. Tu as besoin d'etre aime, comprends-tu? Il semblait ne pas entendre, le crane encore vide. Comme ses yeux, sans qu'il remuat la tete, fouillaient les coins de la chambre, elle pensa qu'il s'inquietait du lieu ou il se trouvait. - C'est ma chambre, dit-elle. Je te l'ai donnee. Elle est jolie, n'est-ce pas? J'ai pris les plus beaux meubles du grenier; puis, j'ai fait ces rideaux de calicot, pour que le jour ne m'aveuglat pas... Et tu ne me genes nullement. Je coucherai au second etage. Il y a encore trois ou quatre pieces vides. Mais il restait inquiet. - Tu es seule? demanda-t-il. - Oui. Pourquoi me fais-tu cette question? Il ne repondit pas, il murmura d'un air d'ennui: - J'ai reve, je reve toujours... J'entends des cloches, et c'est cela qui me fatigue. Au bout d'un silence, il reprit: - Va fermer la porte, mets les verrous. Je veux que tu sois seule, toute seule. Quand elle revint, apportant une chaise, s'asseyant a son chevet, il avait une joie d'enfant, il repetait: - Maintenant, personne n'entrera. Je n'entendrai plus les cloches... Toi, quand tu parles, cela me repose. - Veux-tu boire? demanda-t-elle. Il fit signe qu'il n'avait pas soif. Il regardait les mains d'Albine d'un air si surpris, si charme de les voir, qu'elle en avanca une, au bord de l'oreiller, en souriant. Alors, il laissa glisser sa tete, il appuya une joue sur cette petite main fraiche. Il eut un leger rire, il dit: - Ah! c'est doux comme de la soie. On dirait qu'elle souffle de l'air dans mes cheveux... Ne la retire pas, je t'en prie. Puis, il y eut un long silence. Il se regardaient avec une grande amitie. Albine se voyait paisiblement dans les yeux vides du convalescent. Serge semblait ecouter quelque chose de vague que la petite main fraiche lui confiait. - Elle est tres bonne, ta main, reprit-il. Tu ne peux pas t'imaginer comme elle me fait du bien... Elle a l'air d'entrer au fond de moi, pour m'enlever les douleurs que j'ai dans les membres. C'est une caresse partout, un soulagement, une guerison. Il frottait doucement sa joue, il s'animait, comme ressuscite. - Dis? tu ne me donneras rien de mauvais a boire, tu ne me tourmenteras pas avec toutes sortes de remedes?... Ta main me suffit, vois-tu. Je suis venu pour que tu la mettes la, sous ma tete. - Mon bon Serge, murmura Albine, tu as bien souffert, n'est-ce pas? - Souffert? oui, oui; mais il y a longtemps... J'ai mal dormi, j'ai eu des reves epouvantables. Si je pouvais, je te raconterais tout cela. Il ferma un instant les yeux, il fit un grand effort de memoire. - Je ne vois que du noir, balbutia-t-il. C'est singulier, j'arrive d'un long voyage. Je ne sais plus meme d'ou je suis parti. J'avais la fievre, une fievre qui galopait dans mes veines comme une bete... C'est cela, je me souviens. Toujours le meme cauchemar me faisait ramper, le long d'un souterrain interminable. A certaines grosses douleurs, le souterrain, brusquement, se murait; un amas de cailloux tombait de la voute, les parois se resserraient, je restais haletant, pris de la rage de vouloir passer outre; et j'entrais dans l'obstacle, je travaillais des pieds, des poings, du crane, en desesperant de pouvoir jamais traverser cet eboulement de plus en plus considerable... Puis, souvent, il me suffisait de le toucher du doigt; tout s'evanouissait, je marchais librement, dans la galerie elargie, n'ayant plus que la lassitude de la crise. Albine voulut lui poser la main sur la bouche, - Non, cela ne me fatigue pas de parler. Tu vois, je te parle a l'oreille. Il me semble que je pense, et que tu m'entends... Le plus drole, dans mon souterrain, c'est que je n'avais pas la moindre idee de retourner en arriere; je m'entetais, tout en pensant qu'il me faudrait des milliers d'annees pour deblayer un seul des eboulements. C'etait une tache fatale, que je devais accomplir sous peine des plus grands malheurs. Les genoux meurtris, le front heurtant le roc, je mettais une conscience pleine d'angoisse a travailler de toutes mes forces, pour arriver le plus vite possible. Arriver ou? je ne sais pas, je ne sais pas... Il ferma les yeux, revant, cherchant. Puis, il eut une moue d'insouciance, il s'abandonna de nouveau sur la main d'Albine, en disant avec un rire: - Tiens! c'est bete, je suis un enfant. Mais la jeune fille, pour voir s'il etait bien a elle, tout entier, l'interrogea, le ramena aux souvenirs confus qu'il tenait d'evoquer; il ne se rappelait rien, il etait reellement dans une heureuse enfance. Il croyait etre ne la veille. - Oh! je ne suis pas encore fort, dit-il. Vois-tu, le plus loin que je me souvienne, c'etait dans un lit qui me brulait partout le corps; ma tete roulait sur l'oreiller ainsi que sur un brasier; mes pieds s'usaient l'un contre l'autre, a se frotter, continuellement... Va! j'etais bien mal! Il me semblait qu'on me changeait le corps, qu'on m'enlevait tout, qu'on me raccommodait comme une mecanique cassee... Ce mot le fit rire de nouveau. Il reprit: - Je vais etre tout neuf. Ca m'a joliment nettoye, d'etre malade... Mais qu'est-ce que tu me demandais? Non, personne n'etait la. Je souffrais tout seul, au fond d'un trou noir. Personne, personne. Et, au dela, il n'y a rien, je ne vois rien... Je suis ton enfant, veux- tu? Tu m'apprendras a marcher. Moi, je ne vois que toi, maintenant. Ca m'est bien egal, tout ce qui n'est pas toi. Je te dis que je ne me souviens plus. Je suis venu, tu m'as pris, c'est tout. Et il dit encore, apaise, caressant: - Ta main est diede, a present; elle est bonne comme du soleil... Ne parlons plus. Je me chauffe. Dans la grande chambre, un silence frissonnant tombait du plafond bleu. La lampe a esprit-de-vin venait de s'eteindre, laissant la bouilloire jeter un filet de vapeur de plus en plus mince. Albine et Serge, tous deux la tete sur le meme oreiller, regardaient les grands rideaux de calicot tires devant les fenetres. Les yeux de Serge surtout allaient la, comme a la source blanche de la lumiere. Il s'y baignait, ainsi que dans un jour pali, mesure a ses forces de convalescent. Il devinait le soleil derriere un coin plus jaune du calicot, ce qui suffisait pour le guerir. Au loin, il ecoutait un large roulement de feuillages; tandis que, a la fenetre de droite, l'ombre verdatre d'une haute branche, nettement dessinee, lui donnait le reve inquietant de cette foret qu'il sentait si pres de lui. - Veux-tu que j'ouvre les rideaux? demanda Albine, trompee par la fixite de son regard. - Non, non, se hata-t-il de repondre. - Il fait beau. Tu aurais le soleil. Tu verrais les arbres. - Non, je t'en supplie... Je ne veux rien du dehors. Cette branche qui est la me fatigue, a remuer, a pousser, comme si elle etait vivante... Laisse ta main, je vais dormir. Il faut tout blanc... C'est bon. Et il s'endormit candidement, veille par Albine, qui lui soufflait sur la face, pour rafraichir son sommeil. II. Le lendemain, le beau temps s'etait gate, il pleuvait. Serge, repris par la fievre, passa une journee de souffrance, les yeux fixes desesperement sur les rideaux, d'ou ne tombait qu'une lueur de cave, louche, d'un gris de cendre. Il ne devinait plus le soleil, il cherchait cette ombre dont il avait eu peur, cette branche haute qui, noyee dans la buee blafarde de l'averse, lui semblait avoir emporte la foret en s'effacant. Vers le soir, agite d'un leger delire, il cria en sanglotant a Albine que le soleil etait mort, qu'il entendait tout le ciel, toute la campagne pleurer la mort du soleil. Elle dut le consoler comme un enfant, lui promettre le soleil, l'assurer qu'il reviendrait, qu'elle le lui donnerait. Mais il plaignait aussi les plantes. Les semences devaient souffrir sous le sol, a attendre la lumiere; elles avaient ses cauchemars, elles revaient qu'elles rampaient le long d'un souterrain, arretees par des eboulements, luttant furieusement pour arriver au soleil. Et il se mit a pleurer a voix plus basse, disant que l'hiver etait une maladie de la terre, qu'il allait mourir en meme temps que la terre, si le printemps ne les guerissait tous deux. Pendant trois jours encore, le temps resta affreux. Des ondees crevaient sur les arbres, dans une lointaine clameur de fleuve deborde. Des coups de vent roulaient, s'abattaient contre les fenetres, avec un acharnement de vagues enormes. Serge avait voulu qu'Albine fermat hermetiquement les volets. La lampe allumee, il n'avait plus le deuil des rideaux blafards, il ne sentait plus le gris du ciel entrer par les plus minces fentes, couler jusqu'a lui, ainsi qu'une poussiere qui l'enterrait. Il s'abandonnait, les bras amaigris, la tete pale, d'autant plus faible que la campagne etait plus malade. A certaines heures de nuages d'encre, lorsque les arbres tordus craquaient, que la terre laissait trainer ses herbes sous l'averse comme des cheveux de noyee, il perdait jusqu'au souffle, il trepassait, battu lui-meme par l'ouragan. Puis, a la premiere eclaircie, au moindre coin de bleu, entre deux nuees, il respirait, il goutait l'apaisement des feuillages essuyes, des sentiers blanchissants, des champs buvant leur derniere gorgee d'eau. Albine, maintenant, implorait a son tour le soleil; elle se mettait vingt fois par jour a la fenetre du palier, interrogeant l'horizon, heureuse des moindres taches blanches, inquiete des masses d'ombre, cuivrees, chargees de grele, redoutant quelque nuage trop noir qui lui tuerait son cher malade. Elle parlait d'envoyer chercher le docteur Pascal. Mais Serge ne voulait personne. Il disait: - Demain, il y aura du soleil sur les rideaux, je serai gueri. Un soir qu'il etait au plus mal, Albine lui donna sa main, pour qu'il y posat la joue. Et, la main ne le soulageant pas, elle pleura de se voir impuissante. Depuis qu'il etait retombe dans l'assoupissement de l'hiver, elle ne se sentait plus assez forte pour le tirer a elle seule du cauchemar ou il se debattait. Elle avait besoin de la complicite du printemps. Elle-meme deperissait, les bras glaces, l'haleine courte, ne sachant plus lui souffler la vie. Pendant des heures, elle rodait dans la grande chambre attristee. Quand elle passait devant la glace, elle se voyait noire, elle se croyait laide. Puis, un matin, comme elle relevait les oreillers, sans oser tenter encore le charme rompu de ses mains, elle crut retrouver le sourire du premier jour sur les levres de Serge, dont elle venait d'effleurer la nuque, du bout des doigts. - Ouvre les volets, murmura-t-il. Elle pensa qu'il parlait dans la fievre; car, une heure auparavant, elle n'avait apercu, de la fenetre du palier, qu'un ciel en deuil. - Dors, reprit-elle tristement; je t'ai promis de t'eveiller au premier rayon... Dors encore, le soleil n'est pas la. - Si, je le sens, le soleil est la... Ouvre les volets. III. Le soleil etait la, en effet. Quand Albine eut ouvert les volets, derriere les grands rideaux, la bonne lueur jaune chauffa de nouveau un coin de la blancheur du linge. Mais ce qui fit asseoir Serge sur son seant, ce fut de revoir l'ombre de la branche, le rameau qui lui annoncait le retour a la vie. Toute la campagne ressuscitee, avec ses verdures, ses eaux, son large cercle de collines, etait la pour lui, dans cette tache verdatre frissonnante au moindre souffle. Elle ne l'inquietait plus. Il en suivait le balancement, d'un air avide, ayant le besoin des forces de la seve qu'elle lui annoncait; tandis que, le soutenant dans ses bras, Albine, heureuse, disait: - Ah! mon bon Serge, l'hiver est fini... Nous voila sauves. Il se recoucha, les yeux deja vifs, la voix plus nette. - Demain, dit-il, je serai tres fort... Tu tireras les rideaux, je veux tout voir. Mais, le lendemain, il fut pris d'une peur d'enfant. Jamais il ne consentit a ce que les fenetres fussent grandes ouvertes. Il murmurait: "Tout a l'heure, plus tard." Il demeurait anxieux, il avait l'inquietude du premier coup de lumiere qu'il recevrait dans les yeux. Le soir arriva, qu'il n'avait pu prendre la decision de revoir le soleil en face. Il etait reste le visage tourne vers les rideaux, suivant sur la transparence du linge le matin pale, l'ardent midi, le crepuscule violatre, toutes les couleurs, toutes les emotions du ciel. La, se peignait jusqu'au frisson que le battement d'ailes d'un oiseau donne a l'air tiede, jusqu'a la joie des odeurs, palpitant dans un rayon. Derriere ce voile, derriere ce reve attendri de la vie puissante du dehors, il ecoutait monter le printemps. Et meme il etouffait un peu, par moments, lorsque l'afflux du sang nouveau de la terre, malgre l'obstacle des rideaux, arrivait a lui trop rudement. Et, le matin suivant, il dormait encore, lorsque Albine, brusquant la guerison, lui cria: - Serge! Serge! voici le soleil! Elle tirait vivement les rideaux, elle ouvrait les fenetres toutes larges. Lui, se leva, se mit a genoux sur son lit, suffoquant, defaillant, les mains serrees contra sa poitrine, pour empecher son coeur de se briser. En face de lui, il avait le grand ciel, rien que du bleu, un infini bleu; il s'y lavait de la souffrance, il s'y abandonnait, comme dans un bercement leger, il y buvait de la douceur, de la purete, de la jeunesse. Seule, la branche dont il avait vu l'ombre, depassait la fenetre, tachait la mer bleue d'une verdure vigoureuse; et c'etait deja la un jet trop fort pour ses delicatesses de malade, qui se blessaient de la salissure des hirondelles volant a l'horizon. Il naissait. Il poussait de petits cris involontaires, noye de clarte, battu par des vagues d'air chaud, sentant couler en lui tout un engouffrement de vie. Ses mains se tendirent, et il s'abattit, il retomba sur l'oreiller, dans une pamoison. Quelle heureuse et tendre journee! Le soleil entrait a droite, loin de l'alcove. Serge, pendant toute la matinee, le regarda s'avancer a petits pas. Il le voyait venir a lui, jaune comme de l'or, ecornant les vieux meubles, s'amusant aux angles, glissant parfois a terre, pareil a un bout d'etoffe deroute. C'etait une marche lente, assuree, une approche d'amoureuse, etirant ses membres blonds, s'allongeant jusqu'a l'alcove d'un mouvement rythme, avec une lenteur voluptueuse qui donnait un desir fou de sa possession. Enfin, vers deux heures, la nappe de soleil quitta le dernier fauteuil, monta le long des couvertures, s'etala sur le lit, ainsi qu'une chevelure denouee. Serge abandonna ses mains amaigries de convalescent a cette caresse ardente; il fermait les yeux a demi, il sentait courir sur chacun de ses doigts des baisers de feu, il etait dans un bain de lumiere, dans une etreinte d'astre. Et comme Albine etait la qui se penchait en souriant: - Laisse-moi, balbutia-t-il, les yeux completement fermes; ne me serre plus si fort... Comment fais-tu donc pour me tenir ainsi, tout entier, entre tes bras? Puis, le soleil redescendit du lit, s'en alla a gauche, de son pas ralenti. Alors, Serge le regarda de nouveau tourner, s'asseoir de siege en siege, avec le regret de ne l'avoir pas retenu sur sa poitrine. Albine etait restee au bord des couvertures. Tous deux, un bras passe au cou, virent le ciel palir peu a peu. Par moments, un immense frisson semblait le blanchir d'une emotion soudaine. Les langueurs de Serge s'y promenaient plus a l'aise, y trouvaient des nuances exquises qu'il n'avait jamais soupconnees. Ce n'etait pas tout du bleu, mais du bleu rose, du bleu lilas, du bleu jaune, une chair vivante, une vaste nudite immaculee qu'un souffle faisait battre comme une poitrine de femme. A chaque nouveau regard, au loin, il avait des surprises, des coins inconnus de l'air, des sourires discrets, des rondeurs adorables, des gazes cachant au fond de paradis entrevus de grands corps superbes de deesses. Et il s'envolait, les membres alleges par la souffrance, au milieu de cette soie changeante, dans ce duvet innocent de l'azur; ses sensations flottaient au-dessus de son etre defaillant. Le soleil baissait, le bleu se fondait dans de l'or pur, la chair vivante du ciel blondissait encore, se noyait lentement de toutes les teintes de l'ombre. Pas un nuage, un effacement de vierge qui se couche, un deshabillement ne laissant voir qu'une raie de pudeur a l'horizon. Le grand ciel dormant. - Ah! le cher bambin! dit Albine, en regardant Serge qui s'etait endormi a son cou, en meme temps que le ciel. Elle le coucha, elle ferma les fenetres. Mais le lendemain, des l'aube, elles etaient ouvertes. Serge ne pouvait plus vivre sans le soleil. Il prenait des forces, il s'habituait aux bouffees de grand air qui faisaient envoler les rideaux de l'alcove. Meme le bleu, l'eternel bleu commencait a lui paraitre fade. Cela le laissait d'etre un cygne, une blancheur, et de nager sans fin sur le lac limpide du ciel. Il en arrivait a souhaiter un vol de nuages noirs, quelque ecroulement de nuees qui rompit la monotonie de cette grande purete. A mesure que la sante revenait, il avait des besoins de sensations plus fortes. Maintenant, il passait des heures a regarder la branche verte; il aurait voulu la voir pousser, la voir s'epanouir, lui jeter des rameaux jusque dans son lit. Elle ne lui suffisait plus, elle ne faisait qu'irriter ses desirs, en lui parlant de ces arbres dont il entendait les appels profonds, sans qu'il put en apercevoir les cimes. C'etaient un chuchotement infini de feuilles, un bavardage d'eaux courantes, des battements d'ailes, toute une voix haute, prolongee, vibrante. Quand tu pourras te lever, disait Albine, tu t'assoiras devant la fenetre... Tu verras le beau jardin! Il fermait les yeux, il murmurait: - Oh! je le vois, je l'ecoute... Je sais ou sont les arbres, ou sont les eaux, ou poussent les violettes. Puis, il reprenait: - Mais je le vois mal, je le vois sans lumiere... Il faut que je sois tres fort pour aller jusqu'a la fenetre. D'autre fois, lorsqu'elle le croyait endormi, Albine disparaissait pendant des heures. Et, lorsqu'elle rentrait, elle le trouvait les yeux luisants de curiosite, devore d'impatience. Il lui criait: - D'ou viens-tu? Et il la prenait par les bras, lui sentait les jupes, le corsage, les joues. - Tu sens toutes sortes de bonnes choses... Hein? tu as marche sur de l'herbe? Elle riait, elle lui montrait ses bottines mouillees de rosee. - Tu viens du jardin! tu viens du jardin! repetait-il, ravi. Je le savais. Quand tu es entree, tu avais l'air d'une grande fleur... Tu m'apportes tout le jardin dans ta robe. Il la gardait aupres de lui, la respirant comme un bouquet. Elle revenait parfois avec des ronces, des feuilles, des bouts de bois accroches a ses vetements. Alors, il enlevait ces choses, il les cachait sous son oreiller, ainsi que des reliques. Un jour, elle lui apporta une touffe de roses. Il fut si saisi, qu'il se mit a pleurer. Il baisait les fleurs, il les couchait avec lui, entre ses bras. Mais lorsqu'elles se fanerent, cela lui causa un tel chagrin, qu'il defendit a Albine d'en ceuillir d'autres. Il la preferait, elle, aussi fraiche, aussi embaumee; et elle ne se fanait pas, elle gardait toujours l'odeur de ses mains, l'odeur de ses cheveux, l'odeur de ses joues. Il finit par l'envoyer lui-meme au jardin, en lui recommandant de ne pas remonter avant une heure. - Vois-tu, comme cela, disait-il, j'ai du soleil, j'ai de l'air, j'ai des roses, jusqu'au lendemain. Souvent, en la voyant rentrer, essoufflee, il la questionnait. Quelle allee avait-elle prise? S'etait-elle enfoncee sous les arbres, ou avait-elle suivi le bord des pres. Avait-elle vu des nids? S'etait-elle assise, derriere un eglantier, ou sous un chene, ou a l'ombre d'un bouquet de peupliers? Puis, lorsqu'elle repondait, lorsqu'elle tachait de lui expliquer le jardin, il lui mettait la main sur la bouche. - Non, non, tais-toi, murmurait-il. J'ai tort. Je ne veux pas savoir... J'aime mieux voir moi-meme. Et il retombait dans le reve caresse de ces verdures qu'il sentait pres de lui, a deux pas. Pendant plusieurs jours, il ne vecut que de ce reve. Les premiers temps, disait-il, il avait vu le jardin plus nettement. A mesure qu'il prenait des forces, son reve se troublait sous l'afflux du sang qui chauffait ses veines. Il avait des incertitudes croissantes. Il ne pouvait plus dire si les arbres etaient a droite, si les eaux coulaient au fond, si de grandes roches ne s'entassaient pas sous les fenetres. Il en causait tout seul, tres bas. Sur les moindres indices, il etablissait des plans merveilleux qu'un chant d'oiseau, un craquement de branche, un parfum de fleur, lui faisaient modifier, pour planter la un massif de lilas, pour remplacer plus loin une pelouse par des plates-bandes. A chaque heure, il dessinait un nouveau jardin, aux grands rires d'Albine, qui repetait, lorsqu'elle le surprenait: - Ce n'est pas ca, je t'assure. Tu ne peux pas t'imaginer. C'est plus beau que tout ce que tu as vu de beau... Ne te casse donc pas la tete. Le jardin est a moi, je te le donnerai. Va, il ne s'en ira pas. Serge, qui avait deja eu peur de la lumiere, eprouva une inquietude, lorsqu'il se trouva assez fort pour aller s'accouder a la fenetre. Il disait de nouveau: "Demain," chaque soir. Il se tournait vers la ruelle, frissonnant, lorsque Albine rentrait et lui criait qu'elle sentait l'aubepine, qu'elle s'etait griffe les mains en se creusant un trou dans une haie pour lui apporter toute l'odeur. Un matin, elle dut le prendre brusquement entre les bras. Elle le porta presque a la fenetre, le soutint, le forca a voir. - Es-tu poltron! disait-elle avec son beau rire sonore. Et elle agitait une de ses mains a tous les points de l'horizon, en repetant d'un air de triomphe, plein de promesses tendres: - Le Paradou! le Paradou! Serge, sans voix, regardait. IV. Une mer de verdure, en face, a droite, a gauche, partout. Une mer roulant sa houle de feuilles jusqu'a l'horizon, sans l'obstacle d'une maison, d'un pan de muraille, d'une route poudreuse. Une mer deserte, vierge, sacree, etalant sa douceur sauvage dans l'innocence de la solitude. Le soleil seul entrait la, se vautrait en nappe d'or sur les pres, enfilait les allees de la course echappee de ses rayons, laissait pendre a travers les arbres ses fins cheveux flambants, buvait aux sources d'une levre blonde qui trempait l'eau d'un frisson. Sous ce poudroiement de flammes, le grand jardin vivait avec une extravagance de bete heureuse, lachee au bout du monde, loin de tout, libre de tout. C'etait une debauche telle de feuillages, une maree d'herbes si debordante, qu'il etait comme derobe d'un bout a l'autre, inonde, noye. Rien que des pentes vertes, des tiges ayant des jaillissements de fontaine, des masses moutonnantes, des rideaux de forets hermetiquement tires, des manteaux de plantes grimpantes trainant a terre, des volees de rameaux gigantesques s'abattant de tous cotes. A peine pouvait-on, a la longue, reconnaitre sous cet envahissement formidable de la seve l'ancien dessin du Paradou. En face, dans une sorte de cirque immense, devait se trouver le parterre, avec des bassins effondres, ses rampes rompues, ses escaliers dejetes, ses statues renversees dont on apercevait les blancheurs au fond des gazons noirs. Plus loin, derriere la ligne bleue d'une nappe d'eau, s'etalait un fouillis d'arbres fruitiers; plus loin encore, une haute futaie enfoncait ses dessous violatres, rayes de lumiere, une foret redevenue vierge, dont les cimes se mamelonnaient sans fin, tachees du vert-jaune, du vert pale, du vert puissant de toutes les essences. A droite, la foret escaladait des hauteurs, plantait des petits bois de pins, se mourait en broussailles maigres, tandis que des roches nues entassaient une rampe enorme, un ecroulement de montagne barrant l'horizon; des vegetations ardentes y fendaient le sol, plantes monstrueuses immobiles dans la chaleur comme des reptiles assoupis; un filet d'argent, un eclaboussement qui ressemblait de loin a une poussiere de perles, y indiquait une chute d'eau, la source de ces eaux calmes qui longeaient si indolemment le parterre. A gauche enfin, la riviere coulait au milieu d'une vaste prairie, ou elle se separait en quatre ruisseaux, dont on suivait les caprices sous les roseaux, entre les saules, derriere les grands arbres; a perte de vue, des pieces d'herbage elargissaient la fraicheur des terrains bas, un paysage lave d'une buee bleuatre, une eclaircie de jour se fondant peu a peu dans le bleu verdi du couchant. Le Paradou, le parterre, la foret, les roches, les eaux, les pres, tenaient toute la largeur du ciel. - Le Paradou! balbutia Serge ouvrant les bras comme pour serrer le jardin tout entier contre sa poitrine. Il chancelait. Albine dut l'asseoir dans un fauteuil. La, il resta deux heures sans parler. Le menton sur les mains, il regardait. Par moments, ses paupieres battaient, une rougeur montait a ses joues. Il regardait lentement, avec des etonnements profonds. C'etait trop vaste, trop complexe, trop fort. - Je ne vois pas, je ne comprends pas, cria-t-il en tendant ses mains a Albine, avec un geste de supreme fatigue. La jeune fille alors s'appuya au dossier du fauteuil. Elle lui prit la tete, le forca a regarder de nouveau. Elle lui disait a demi- voix: - C'est a nous. Personne ne viendra. Quand tu seras gueri, nous nous promenerons. Nous aurons de quoi marcher toute notre vie. Nous irons ou tu voudras... Ou veux-tu aller? Il souriait, il murmurait: - Oh! pas loin le premier jour, a deux pas de la porte. Vois-tu, je tomberais... Tiens, j'irai la, sous cet arbre, pres de la fenetre. Elle reprit doucement: - Veux-tu aller dans le parterre? Tu verras les buissons de roses, les grandes fleurs qui ont tout mange, jusqu'aux anciennes allees qu'elles plantent de leurs bouquets... Aimes-tu mieux le verger ou je ne puis entrer qu'a plat ventre, tant les branches craquent sous les fruits?... Nous irons plus loin encore, si tu te sens des forces. Nous irons jusqu'a la foret, dans des trous d'ombre, tres loin, si loin que nous coucherons dehors, lorsque la nuit viendra nous surprendre... Ou bien, un matin, nous monterons la-haut, sur ces rochers. Tu verras des plantes qui me font peur. Tu verras les sources, une pluie d'eau, et nous nous amuserons a en recevoir la poussiere sur la figure... Mais si tu preferes marcher le long des haies, au bord d'un ruisseau, il faudra prendre par les prairies. On est bien sous les saules, le soir, au coucher du soleil. On s'allonge dans l'herbe, on regarde les petites grenouilles vertes sauter sur les brins de jonc. - Non, non, dit Serge, tu me lasses, je ne veux pas voir si loin... Je ferai deux pas. Ce sera beaucoup. - Et moi-meme, continua-t-elle, je n'ai encore pu aller partout. Il y a bien des coins que j'ignore. Depuis des annees que je me promene, je sens des trous inconnus autour de moi, des endroits ou l'ombre doit etre plus fraiche, l'herbe plus molle... Ecoute, je me suis toujours imagine qu'il y en avait un surtout ou je voudrais vivre a jamais. Il est certainement quelque part; j'ai du passer a cote, ou peut-etre se cache-t-il si loin, que je ne suis pas allee jusqu'a lui, dans mes courses continuelles... N'est-ce pas? Serge, nous le chercherons ensemble, nous y vivrons. - Non, non, tais-toi, balbutia le jeune homme. Je ne comprends pas ce que tu me dis. Tu me fais mourir. Elle le laissa un instant pleurer dans ses bras, inquiete, desolee de ne pas trouver les paroles qui devaient le calmer. -Le Paradou n'est donc pas aussi beau que tu l'avais reve? demanda- t-elle encore. Il degagea sa face, il repondit: - Je ne sais plus. C'etait tout petit, et voila que ca grandit toujours... Emporte-moi, cache-moi. Elle le ramena a son lit, le tranquillisant comme un enfant, le bercant d'un mensonge. - Eh bien! non, ce n'est pas vrai, il n'y a pas de jardin. C'est une histoire que je t'ai contee. Dors tranquille. V. Chaque jour, elle le fit ainsi asseoir devant la fenetre, aux heures fraiches. Il commencait a hasarder quelques pas, en s'appuyant aux meubles. Ses joues avaient des lueurs roses, ses mains perdaient leur transparence de cire. Mais, dans cette convalescence, il fut pris d'une stupeur des sens qui le ramena a la vie vegetative d'un pauvre etre ne de la ville. Il n'etait qu'une plante, ayant la seule impression de l'air ou il baignait. Il restait replie sur lui-meme, encore trop pauvre de sang pour se depenser au-dehors, tenant au sol, laissant boire toute la seve a son corps. C'etait une seconde conception, une lente eclosion, dans l'oeuf chaud du printemps. Albine, qui se souvenait de certaines paroles du docteur Pascal, eprouvait un grand effroi, a le voir demeurer ainsi, petit garcon, innocent, hebete. Elle avait entendu conter que certaines maladies laissaient derriere elles la folie pour guerison. Et elle s'oubliait des heures a le regarder, s'ingeniant comme les meres a lui sourire, pour le faire sourire. Il ne riait pas encore. Quand elle lui passait la main devant les yeux, il ne voyait pas, il ne suivait pas cette ombre. A peine, lorsqu'elle lui parlait, tournait-il legerement la tete du cote du bruit. Elle n'avait qu'une consolation: il poussait superbement, il etait un bel enfant. Alors, pendant une semaine, ce furent des soins delicats. Elle patientait, attendant qu'il grandit. A mesure qu'elle constatait certains eveils, elle se rassurait, elle pensait que l'age en ferait un homme. C'etaient de legers tressaillements, lorsqu'elle le touchait. Puis, un soir, il eut un faible rire. Le lendemain, apres l'avoir assis devant la fenetre, elle descendit dans le jardin, ou elle se mit a courir et a l'appeler. Elle disparaissait sous les arbres, traversait des nappes de soleil, revenait, essoufflee, tapant des mains. Lui, les yeux vacillants, ne la vit point d'abord. Mais, comme elle reprenait sa course, jouant de nouveau a cache- cache, surgissant derriere chaque buisson, en lui jetant un cri, il finit par suivre du regard la tache blanche de sa jupe. Et quand elle se planta brusquement sous la fenetre, la face levee, il tendit les bras, il fit mine de vouloir aller a elle. Elle remonta, l'embrassa, toute fiere. - Ah! tu m'as vue, tu m'as vue! criait-elle. Tu veux bien venir dans le jardin avec moi, n'est-ce pas?... Si tu savais comme tu me desoles, depuis quelques jours, a faire la bete, a ne pas me voir, a ne pas m'entendre! Il semblait l'ecouter, avec une legere souffrance qui lui pliait le cou, d'un mouvement peureux. - Tu vas mieux, pourtant, continuait-elle. Te voila assez fort pour descendre, quand tu voudras... Pourquoi ne me dis-tu plus rien? Tu as donc perdu ta langue? Ah! quel marmot! Vous verrez qu'il me faudra lui apprendre a parler! Et, en effet, elle s'amusa a lui nommer les objets qu'il touchait. Il n'avait qu'un balbutiement, il redoublait les syllabes, ne prononcant aucun mot avec nettete. Cependant, elle commencait a le promener dans la chambre. Elle le soutenait, le menait du lit a la fenetre. C'etait un grand voyage. Il manquait de tomber deux ou trois fois en route, ce qui la faisait rire. Un jour, il s'assit par terre, et elle eut toutes les peines du monde a le relever. Puis, elle lui fit entreprendre le tour de la piece, en l'asseyant sur le canape, les fauteuils, les chaises, tour de ce petit monde, qui demandait une bonne heure. Enfin, il put risquer quelques pas tout seul. Elle se mettait devant lui, les mains ouvertes, reculait en l'appelant, de facon a ce qu'il traversat la chambre pour retrouver l'appui de ses bras. Quand il boudait, qu'il refusait de marcher, elle otait son peigne qu'elle lui tendait comme un joujou. Alors, il venait le prendre, et il restait tranquille, dans un coin, a jouer pendant des heures avec le peigne, a l'aide duquel il grattait doucement ses mains. Un matin, Albine trouva Serge debout. Il avait deja reussi a ouvrir un volet. Il s'essayait a marcher, sans s'appuyer aux meubles. - Voyez-vous, le gaillard! dit-elle gaiement. Demain, il sautera par la fenetre, si on le laisse faire... Nous sommes donc tout a fait solide, maintenant? Serge repondit par un rire de puerilite. Ses membres avait repris la sante de l'adolescence, sans que des sensations plus conscientes se fussent eveillees en lui. Il restait des apres-midi entiers en face du Paradou, avec sa moue d'enfant qui ne voit que du blanc, qui n'entend que le frisson des bruits. Il gardait ses ignorances de gamin, son toucher si innocent encore, qu'il ne lui permettait pas de distinguer la robe d'Albine de l'etoffe des vieux fauteuils. Et c'etait toujours un emerveillement d'yeux grands ouverts qui ne comprennent pas, une hesitation de gestes ne sachant point aller ou ils veulent, un commencement d'existence, purement instinctif, en dehors de la connaissance du milieu. L'homme n'etait pas ne. - Bien, bien, fais la bete, murmura Albine. Nous allons voir. Elle ota son peigne, elle le lui presenta. - Veux-tu mon peigne, dit-elle. Viens le chercher. Puis, quand elle l'eut fait sortir de la chambre, en reculant, elle lui passa un bras a la taille, elle le soutint, a chaque marche. Elle l'amusait, tout en remettant son peigne, lui chatouillait le cou du bout de ses cheveux, ce qui l'empechait de comprendre qu'il descendait. Mais, en bas, avant qu'elle eut ouvert la porte, il eut peur, dans les tenebres du corridor. - Regarde donc! cria-t-elle. Et elle poussa la porte toute grande. Ce fut une aurore soudaine, un rideau d'ombre tire brusquement, laissant voir le jour dans sa gaiete matinale. Le parc s'ouvrait, s'etendait, d'une limpidite verte, frais et profond comme une source. Serge, charme, restait sur le seuil, avec le desir hesitant de tater du pied ce lac de lumiere. - On dirait que tu as peur de te mouiller, dit Albine. Va, la terre est solide. Il avait hasarde un pas, surpris de la resistance douce du sable. Ce premier contact de la terre lui donnait une secousse, un redressement de vie, qui le planta un instant debout, grandissant, soupirant. - Allons, du courage, repeta Albine. Tu sais que tu m'as promis de faire cinq pas. Nous allons jusqu'a ce murier qui est sous la fenetre... La, tu te reposeras. Il mit un quart d'heure pour faire les cinq pas. A chaque effort, il s'arretait comme s'il lui avait fallu arracher les racines qui le tenaient au sol. La jeune fille, qui le poussait, lui dit encore en riant: - Tu as l'air d'un arbre qui marche. Et elle l'adossa contre le murier, dans la pluie de soleil tombant des branches. Puis, elle le laissa, elle s'en alla d'un bond, en lui criant de ne pas bouger. Serge, les mains pendantes, tournait lentement la tete, en face du parc. C'etait une enfance. Les verdures pales se noyaient d'un lait de jeunesse, baignaient dans une clarte blonde. Les arbres restaient puerils, les fleurs avaient des chairs de bambin, les eaux etaient bleues d'un bleu naif de beaux yeux grands ouverts. Il y avait, jusque sous chaque feuille, un reveil adorable. Serge s'etait arrete a une trouee jaune qu'une large allee faisait devant lui, au milieu d'une masse epaisse de feuillage; tout au bout, au levant, des prairies trempees d'or semblaient le champ de lumiere ou descendait le soleil; et il attendait que le matin prit cette allee pour couler jusqu'a lui. Il le sentait venir dans un souffle tiede, tres faible d'abord, a peine effleurant sa peau, puis s'enflant peu a peu, si vif, qu'il en tressaillait tout entier. Il le goutait venir, d'une saveur de plus en plus nette, lui apportant l'amertume saine du grand air, mettant a ses levres le regal des aromates sucres, des fruits acides, des bois laiteux. Il le respirait venir avec les parfums qu'il cueillait dans sa course, l'odeur de la terre, l'odeur des bois ombreux, l'odeur des plantes chaudes, l'odeur des betes vivantes, tout un bouquet d'odeurs, dont la violence allait jusqu'au vertige. Il l'entendait venir, du vol leger d'un oiseau, rasant l'herbe, tirant du silence le jardin entier, donnant des voix a ce qu'il touchait, lui faisant sonner aux oreilles la musique des choses et des etres. Il le voyait venir, du fond de l'allee, des prairies trempees d'or, l'air rose, si gai, qu'il eclairait son chemin d'un sourire, au loin gros comme une tache de jour, devenu en quelques bonds la splendeur meme du soleil. Et le matin vint battre le murier contre lequel Serge s'adossait. Serge naquit dans l'enfance du matin. - Serge! Serge, cria la voix d'Albine, perdue derriere les hauts buissons du parterre. N'aie pas peur, je suis la. Mais Serge n'avait plus peur. Il naissait dans le soleil, dans ce bain pur de lumiere qui l'inondait. Il naissait a vingt-cinq ans, les sens brusquement ouverts, ravi du grand ciel, de la terre heureuse, du prodige de l'horizon etale autour de lui. Ce jardin, qu'il ignorait la veille, etait une jouissance extraordinaire. Tout l'emplissait d'extase, jusqu'aux brins d'herbe, jusqu'aux pierres des allees, jusqu'aux haleines qu'il ne voyait pas et qui lui passaient sur les joues. Son corps entier entrait dans la possession de ce bout de nature, l'embrassait de ses membres; ses levres le buvaient, ses narines le respiraient; il l'emportait dans ses oreilles, il le cachait au fond de ses yeux. C'etait a lui. Les roses du parterre, les branches hautes de la futaie, les rochers sonores de la chute des sources, les pres ou le soleil plantait ses epis de lumiere, etaient a lui. Puis, il ferma les yeux, il se donna la volupte de les rouvrir lentement, pour avoir l'eblouissement d'un second reveil. - Les oiseaux ont mange toutes les fraises, dit Albine, qui accourait, desolee. Tiens, je n'ai pu trouver que ces deux-la. Mais elle s'arreta, a quelques pas, regardant Serge avec un etonnement ravi, frappee au coeur. Comme tu es beau! cria-t-elle. Et elle s'approcha davantage; elle resta la, noyee en lui, murmurant: - Jamais je ne t'avais vu. Il avait certainement grandi. Vetu d'un vetement lache, il etait plante droit, un peu mince encore, les membres fins, la poitrine carree, les epaules rondes. Son cou blanc, tache de brun a la nuque, tournait librement, renversait legerement la tete en arriere. La sante, la force, la puissance, etaient sur sa face. Il ne souriait pas, il etait au repos, avec une bouche grave et douce, des joues fermes, un nez grand, des yeux gris, tres clairs, souverains. Ses longs cheveux, qui lui cachaient tout le crane, retombaient sur ses epaules en boucles noires; tandis que sa barbe, legere, frisait a sa levre et a son menton laissant voir le blanc de la peau. - Tu es beau, tu es beau! repetait Albine, lentement accroupie devant lui, levant des regards caressants. Mais pourquoi me boudes- tu, maintenant? Pourquoi ne me dis-tu rien? Lui, sans repondre, demeurait debout. Il avait les yeux au loin, il ne voyait pas cette enfant a ses pieds. Il parla seul. Il dit, dans le soleil: - Que la lumiere est bonne! Et l'on eut dit que cette parole etait une vibration meme du soleil. Elle tomba, a peine murmuree, comme un souffle musical, un frisson de la chaleur et de la vie. Il y avait quelques jours deja qu'Albine n'avait plus entendu la voix de Serge. Elle la retrouvait, ainsi que lui, changee. Il lui sembla qu'elle s'elargissait dans le parc avec plus de douceur que la phrase des oiseaux, plus d'autorite que le vent courbant les branches. Elle etait reine, elle commandait. Tout le jardin l'entendit, bien qu'elle eut passe comme une haleine, et tout le jardin tressaillit de l'allegresse qu'elle lui apportait. - Parle-moi, implora Albine. Tu ne m'as jamais parle ainsi. En haut, dans la chambre, quand tu n'etais pas encore muet, tu causais avec un babillage d'enfant... D'ou vient donc que je ne reconnais plus ta voix? Tout a l'heure, j'ai cru que ta voix descendait des arbres, qu'elle m'arrivait du jardin entier, qu'elle etait un de ces soupirs profonds qui me troublaient la nuit, avant ta venue... Ecoute, tout se tait pour t'entendre parler encore. Mais il continuait a ne pas la savoir la. Et elle se faisait plus tendre. - Non, ne parle pas, si cela te fatigue. Assois-toi a mon cote. Nous resterons sur ce gazon, jusqu'a ce que le soleil tourne... Et, regarde, j'ai trouve deux fraises. J'ai eu bien de la peine, va! Les oiseaux mangent tout. Il y en a une pour toi, les deux si tu veux; ou bien nous les partagerons, pour gouter a chacune... Tu me diras merci, et je t'entendrai. Il ne voulut pas s'asseoir, il refusa les fraises qu'Albine jeta avec depit. Elle-meme n'ouvrit plus les levres. Elle l'aurait prefere malade, comme aux premiers jours, lorsqu'elle lui donnait sa main pour oreiller et qu'elle le sentait renaitre sous le souffle dont elle lui rafraichissait le visage. Elle maudissait la sante, qui maintenant le dressait dans la lumiere pareil a un jeune dieu indifferent. Allait-il donc rester ainsi, sans regard pour elle? Ne guerirait-il pas davantage, jusqu'a la voir et a l'aimer? Et elle revait de redevenir sa guerison, d'achever par la seule puissance de ses petites mains cette cure de seconde jeunesse. Elle voyait bien qu'une flamme manquait au fond de ses yeux gris, qu'il avait une beaute pale, semblable a celle des statues tombees dans les orties du parterre. Alors, elle se leva, elle vint le reprendre a la taille, lui soufflant sur la nuque pour l'animer. Mais, ce matin-la, Serge n'eut pas meme la sensation de cette haleine qui soulevait sa barbe soyeuse. Le soleil avait tourne, il fallut rentrer. Dans la chambre, Albine pleura. A partir de cette matinee, tous les jours, le convalescent fit une courte promenade dans le jardin. Il depassa le murier, il alla jusqu'au bord de la terrasse, devant le large escalier dont les marches rompues descendaient au parterre. Il s'habituait au grand air, chaque bain de soleil l'epanouissait. Un jeune marronnier, pousse d'une graine tombee, entre deux pierres de la balustrade, crevait la resine de ses bourgeons, deployait ses eventails de feuilles avec moins de vigueur que lui. Meme un jour, il avait voulu descendre l'escalier; mais, trahi par ses forces, il s'etait assis sur une marche, parmi des parietaires grandies dans les fentes des dalles. En bas, a gauche, il apercevait un petit bois de roses. C'etait la qu'il revait d'aller. - Attends encore, disait Albine. Le parfum des roses est trop fort pour toi. Je n'ai jamais pu m'asseoir sous les rosiers, sans me sentir toute lasse, la tete perdue, avec une envie tres douce de pleurer... Va, je te menerai sous les rosiers, et je pleurerai, car tu me rends bien triste. VI. Un matin enfin, elle put le soutenir jusqu'au bas de l'escalier, foulant l'herbe du pied devant lui, lui frayant un chemin au milieu des eglantiers qui barraient les dernieres marches de leurs bras souples. Puis, lentement, ils s'en allerent dans le bois de roses. C'etait un bois, avec des futaies de hauts rosiers a tige, qui elargissaient des bouquets de feuillage grands comme des arbres, avec des rosiers en buissons, enormes, pareils a des taillis impenetrables de jeunes chenes. Jadis, il y avait eu la, la plus admirable collection de plants qu'on put voir. Mais, depuis l'abandon du parterre, tout avait pousse a l'aventure, la foret vierge s'etait batie, la foret de roses, envahissant les sentiers, se noyant dans les rejets sauvages, melant les varietes a ce point, que des roses de toutes les odeurs et de tous les eclats semblaient s'epanouir sur les memes pieds. Des rosiers qui rampaient faisaient a terre des tapis de mousse, tandis que des rosiers grimpants s'attachaient a d'autres rosiers, ainsi que des lierres devorants, montaient en fusees de verdure, laissaient retomber, au moindre souffle, la pluie de leurs fleurs effeuillees. Et des allees naturelles s'etaient tracees au milieu du bois, d'etroits sentiers, de larges avenues, d'adorables chemins couverts, ou l'on marchait a l'ombre, dans le parfum. On arrivait ainsi a des carrefours, a des clairieres, sous des berceaux de petites roses rouges, entre des murs tapisses de petites roses jaunes. Certains coins de soleil luisaient comme des etoffes de soie verte brochees de taches voyantes; certains coins d'ombre avaient des recueillements d'alcove, une senteur d'amour, une tiedeur de bouquet pame aux seins d'une femme. Les rosiers avaient des voix chuchotantes. Les rosiers etaient pleins de nids qui chantaient. - Prenons garde de nous perdre, dit Albine en s'engageant dans le bois. Je me suis perdue, une fois. Le soleil etait couche, quand j'ai pu me debarrasser des rosiers qui me retenaient par les jupes, a chaque pas. Mais ils marchaient a peine depuis quelques minutes, lorsque Serge, brise de fatigue, voulut s'asseoir. Il se coucha, il s'endormit d'un sommeil profond. Albine, assise a cote de lui, resta songeuse. C'etait au debouche d'un sentier, au bord d'une clairiere. Le sentier s'enfoncait tres loin, raye de coups de soleil, s'ouvrant a l'autre bout sur le ciel, par une etroite ouverture ronde et bleue. D'autres petits chemins creusaient des impasses de verdure. La clairiere etait faite de grands rosiers etages, montant avec une debauche de branches, un fouillis de lianes epineuses tels, que des nappes epaisses de feuillage s'accrochaient en l'air, restaient suspendues, tendaient d'un arbuste a l'autre les pans d'une tente volante. On ne voyait, entre ces lambeaux decoupes comme de la fine guipure, que des trous de jour imperceptibles, un crible d'azur laissant passer la lumiere en une impalpable poussiere de soleil. Et de la voute, ainsi que des girandoles, pendaient des echappees de branches, de grosses touffes tenues par le fil vert d'une tige, des brassees de fleurs descendant jusqu'a terre, le long de quelque dechirure du plafond, qui trainait, pareille a un coin de rideau arrache. Cependant, Albine regardait Serge dormir. Elle ne l'avait point encore vu dans un tel accablement des membres, les mains ouvertes sur le gazon, la face morte. Il etait ainsi mort pour elle, elle pensait qu'elle pouvait le baiser au visage, sans qu'il sentit meme son baiser. Et, triste, distraite, elle occupait ses mains oisives a effeuiller les roses qu'elle trouvait a sa portee. Au-dessus de sa tete, une gerbe enorme retombait, effleurant ses cheveux, mettant des roses a son chignon, a ses oreilles, a sa nuque, lui jetant aux epaules un manteau de roses. Plus haut, sous ses doigts, les roses pleuvaient, de larges petales tendres, ayant la rondeur exquise, la purete a peine rougissante d'un sein de vierge. Les roses, comme une tombee de neige vivante, cachaient deja ses pieds replies dans l'herbe. Les roses montaient a ses genoux, couvraient sa jupe, la noyaient jusqu'a la taille; tandis que trois feuilles de rose egarees, envolees sur son corsage, a la naissance de la gorge, semblaient mettre la trois bouts de sa nudite adorable. - Oh! le paresseux! murmura-t-elle, prise d'ennui, ramassant deux poignees de roses et les jetant sur la face de Serge pour le reveiller. Il resta appesanti, avec des roses qui lui bouchaient les yeux et la bouche. Cela fit rire Albine. Elle se pencha. Elle lui baisa de tout son coeur les deux yeux, elle lui baisa la bouche, soufflant ses baisers pour faire envoler les roses; mais les roses lui restaient aux levres, et elle eut un rire plus sonore, tout amusee par cette caresse dans les fleurs. Serge s'etait souleve lentement. Il la regardait, frappe d'etonnement, comme effraye de la trouver la. Il lui demanda: - Qui es-tu, d'ou viens-tu, que fais-tu a mon cote? Elle, souriait toujours, ravie de le voir ainsi s'eveiller. Alors, il parut se souvenir, il reprit, avec un geste de confiance heureuse: - Je sais, tu es mon amour, tu viens de ma chair, tu attends que je te prenne entre mes bras, pour que nous ne fassions plus qu'un... Je revais de toi. Tu etais dans ma poitrine, et je te donnais mon sang, mes muscles, mes os. Je ne souffrais pas. Tu me prenais la moitie de mon coeur, si doucement, que c'etait en moi une volupte de me partager ainsi. Je cherchais ce que j'avais de meilleur, ce que j'avais de plus beau, pour te l'abandonner. Tu aurais tout emporte, que je t'aurais dit merci... Et je me suis reveille, quand tu es sortie de moi. Tu es sortie par mes yeux et par ma bouche, je l'ai bien senti. Tu etais toute tiede, toute parfumee, si caressante que c'est le frisson meme de ton corps qui m'a mis sur mon seant. Albine, en extase, l'ecoutait parler. Enfin, il la voyait; enfin, il achevait de naitre, il guerissait. Elle le supplia de continuer, les mains tendues: - Comment ai-je fait pour vivre sans toi? murmura-t-il. Mais je ne vivais pas, j'etais pareil a une bete ensommeillee... Et te voila a moi, maintenant! Et tu n'es autre que moi-meme! Ecoute, il faut ne jamais me quitter; car tu es mon souffle, tu emporterais ma vie. Nous resterons en nous. Tu seras dans ma chair, comme je serai dans la tienne. Si je t'abandonnais un jour, que je sois maudit, que mon corps se seche ainsi qu'une herbe inutile et mauvaise! Il lui prit les mains, en repetant d'une voix fremissante d'admiration: - Comme tu es belle! Albine, dans la poussiere du soleil qui tombait, avait une chair de lait, a peine doree d'un reflet de jour. La pluie de roses, autour d'elle, sur elle, la noyait dans du rose. Ses cheveux blonds, que son peigne attachait mal, la coiffaient d'un astre a son coucher, lui couvrant la nuque du desordre de ses dernieres meches flambantes. Elle portait une robe blanche, qui la laissait nue, tant elle etait vivante sur elle, tant elle decouvrait ses bras, sa gorge, ses genoux. Elle montrait sa peau innocente, epanouie sans honte ainsi qu'une fleur, musquee d'une odeur propre. Elle s'allongeait, point trop grande, souple comme un serpent, avec des rondeurs molles, des elargissements de lignes voluptueux, toute une grace de corps naissant, encore baigne d'enfance, deja renfle de puberte. Sa face longue, au front etroit, a la bouche un peu forte, riait de toute la vie tendre de ses yeux bleus. Et elle etait serieuse pourtant, les joues simples, le menton gras, aussi naturellement belle que les arbres sont beaux. - Et que je t'aime! dit Serge, en l'attirant a lui. Ils resterent l'un a l'autre, dans leurs bras. Ils ne se baisaient point, ils s'etaient pris par la taille, mettant la joue contre la joue, unis, muets, charmes de n'etre plus qu'un. Autour d'eux, les rosiers fleurissaient. C'etait une floraison folle, amoureuse, pleine de rires rouges, de rires roses, de rires blancs. Les fleurs vivantes s'ouvraient comme des nudites, comme des corsages laissant voir les tresors des poitrines. Il y avait la des roses jaunes effeuillant des peaux dorees de filles barbares, des roses paille, des roses citron, des roses couleur de soleil, toutes les nuances des nuques ambrees par les cieux ardents. Puis, les chairs s'attendrissaient, les roses the prenaient des moiteurs adorables, etalaient des pudeurs cachees, des coins de corps qu'on ne montre pas, d'une finesse de soie, legerement bleuis par le reseau des veines. La vie rieuse du rose s'epanouissait ensuite: le blanc rose, a peine teinte d'une pointe de laque, neige d'un pied de vierge qui tate l'eau d'une source; le rose pale, plus discret que la blancheur chaude d'un genou entrevu, que la lueur dont un jeune bras eclaire une large manche; le rose franc, du sang sous du satin, des epaules nues, des hanches nues, tout le nu de la femme, caresse de lumiere; le rose vif, fleurs en boutons de la gorge, fleurs a demi ouvertes des levres, soufflant le parfum d'une haleine tiede. Et les rosiers grimpants, les grands rosiers a pluie de fleurs blanches, habillaient tous ces roses, toutes ces chairs, de la dentelle de leurs grappes, de l'innocence de leur mousseline legere; tandis que, ca et la, des roses lie-de-vin, presque noires, saignantes, trouaient cette purete d'epousee d'une blessure de passion. Noces du bois odorant, menant les virginites de mai aux fecondites de juillet et d'aout; premier baiser ignorant, cueilli comme un bouquet, au matin du mariage. Jusque dans l'herbe, des roses mousseuses, avec leurs robes montantes de laine verte, attendaient l'amour. Le long du sentier, raye de coups de soleil, des fleurs rodaient, des visages s'avancaient, appelant les vents legers au passage. Sous la tente deployee de la clairiere, tous les sourires luisaient. Pas un epanouissement ne se ressemblait. Les roses avaient leurs facons d'aimer. Les unes ne consentaient qu'a entrebailler leur bouton, tres timides, le coeur rougissant, pendant que d'autres, le corset delace, pantelantes, grandes ouvertes, semblaient chiffonnees, folles de leur corps au point d'en mourir. Il y en avait de petites, alertes, gaies, s'en allant a la file, la cocarde au bonnet; d'enormes, crevant d'appas, avec des rondeurs de sultanes engraissees; d'effrontees, l'air fille, d'un debraille coquet, etalant des petales blanchis de poudre de riz; d'honnetes, decolletees en bourgeoises correctes; d'aristocratiques, d'une elegance souple, d'une originalite permise, inventant des deshabilles. Les roses epanouies en coupe offraient leur parfum comme dans un cristal precieux; les roses renversees en forme d'urne le laissaient couler goutte a goutte; les roses rondes, pareilles a des choux, l'exhalaient d'une haleine reguliere de fleurs endormies; les roses en boutons serraient leurs feuilles, ne livraient encore que le soupir vague de leur virginite. - Je t'aime, je t'aime, repetait Serge a voix basse. Et Albine etait une grande rose, une des roses pales, ouvertes du matin. Elle avait les pieds blancs, les genoux et les bras roses, la nuque blonde, la gorge adorablement veinee, pale, d'une moiteur exquise. Elle sentait bon, elle tendait des levres qui offraient dans une coupe de corail leur parfum faible encore. Et Serge la respirait, la mettait a sa poitrine. - Oh! dit-elle en riant, tu ne me fais pas mal, tu peux me prendre tout entiere. Serge resta ravi de son rire, pareil a la phrase cadencee d'un oiseau. - C'est toi qui as ce chant, dit-il; jamais je n'en ai entendu d'aussi doux... Tu es ma joie. Et elle riait, plus sonore, avec des gammes perlees de petites notes de flute, tres aigues, qui se noyaient dans un ralentissement de sons graves. C'etait un rire sans fin, un roucoulement de gorge, une musique sonnante, triomphante, celebrant la volupte du reveil. Tout riait, dans ce rire de femme naissant a la beaute et a l'amour, les roses, le bois odorant, le Paradou entier. Jusque-la, il avait manque un charme au grand jardin, une voix de grace, qui fut la gaiete vivante des arbres, des eaux, du soleil. Maintenant, le grand jardin etait doue de ce charme du rire. - Quel age as-tu? demanda Albine, apres avoir eteint son chant sur une note filee et mourante. - Bientot vingt-six ans, repondit Serge. Elle s'etonna. Comment! il avait vingt-six ans! Lui-meme etait tout surpris d'avoir repondu cela, si aisement. Il lui semblait qu'il n'avait pas un jour, pas une heure. - Et toi, quel age as-tu? demanda-t-il a son tour. - Moi, j'ai seize ans. Et elle repartit, toute vibrante, repetant son age, chantant son age. Elle riait d'avoir seize ans, d'un rire tres fin, qui coulait comme un filet d'eau, dans un rythme tremble de la voix. Serge la regardait de tout pres, emerveille de cette vie du rire, dont la face de l'enfant resplendissait. Il la reconnaissait a peine, les joues trouees de fossettes, les levres arquees, montrant le rose humide de la bouche, les yeux pareils a des bouts de ciel bleu s'allumant d'un lever d'astre. Quand elle se renversait, elle le chauffait de son menton gonfle de rire, qu'elle lui appuyait sur l'epaule. Il tendit la main, il chercha derriere sa nuque, d'un geste machinal. - Que veux-tu? demanda-t-elle. Et, se souvenant, elle cria: - Tu veux mon peigne! tu veux mon peigne! Alors, elle lui donna le peigne, elle laissa tomber les nattes lourdes de son chignon. Ce fut comme une etoffe d'or depliee. Ses cheveux la vetirent jusqu'aux reins. Des meches qui lui coulerent sur la poitrine acheverent de l'habiller royalement. Serge, a ce flamboiement brusque, avait pousse un leger cri. Il baisait chaque meche, il se brulait les levres a ce rayonnement de soleil couchant. Mais Albine, a present, se soulageait de son long silence. Elle causait, questionnait, ne s'arretait plus. - Ah! que tu m'as fait souffrir! Je n'etais plus rien pour toi, je passais mes journees, inutile, impuissante, me desesperant comme une propre a rien... Et pourtant, les premiers jours, je t'avais soulage. Tu me voyais, tu me parlais... Tu ne te rappelles pas, lorsque tu etais couche et que tu t'endormais contre mon epaule, en murmurant que je te faisais du bien? - Non, dit Serge, non, je ne me rappelle pas... Je ne t'avais jamais vue. Je viens de te voir pour la premiere fois, belle, rayonnante, inoubliable. Elle tapa dans ses mains, prise d'impatience, se recriant: - Et mon peigne? Tu te souviens bien que je te donnais mon peigne, pour avoir la paix, lorsque tu etais redevenu enfant? Tout a l'heure, tu le cherchais encore. - Non, je ne me souviens pas... Tes cheveux sont une soie fine. Jamais je n'avais baise tes cheveux. Elle se facha, precisa certains details, lui conta sa convalescence dans la chambre au plafond bleu. Mais lui, riant toujours, finit par lui mettre la main sur les levres, en disant avec une lassitude inquiete: - Non, tais-toi, je ne sais plus, je ne veux plus savoir... Je viens de m'eveiller, et je t'ai trouvee la, pleine de roses. Cela suffit. Et il la reprit entre ses bras, longuement, revant tout haut, murmurant: - Peut-etre ai-je deja vecu. Cela doit etre bien loin... Je t'aimais, dans un songe douloureux. Tu avais tes yeux bleus, ta face un peu longue, ton air enfant. Mais tu cachais tes cheveux, soigneusement, sous un linge; et moi je n'osais ecarter ce linge, parce que tes cheveux etaient redoutables et qu'ils m'auraient fait mourir... Aujourd'hui, tes cheveux sont la douceur meme de ta personne. Ce sont eux qui gardent ton parfum, qui me livrent ta beaute assouplie, tout entiere entre mes doigts. Quand je les baise, quand j'enfonce ainsi mon visage, je bois ta vie. Il roulait les longues boucles dans ses mains, les pressant sur ses levres, comme pour en faire sortir tout le sang d'Albine. Au bout d'un silence, il continua: - C'est etrange, avant d'etre ne, on reve de naitre... J'etais enterre quelque part. J'avais froid. J'entendais s'agiter au-dessus de moi la vie du dehors. Mais je me bouchais les oreilles, desespere, habitue a mon trou de tenebres, y goutant des joies terribles, ne cherchant meme plus a me degager du tas de terre qui pesait sur ma poitrine... Ou etais-je donc? Qui donc m'a mis enfin a la lumiere? Il faisait des efforts de memoire, tandis qu'Albine, anxieuse, redoutait maintenant qu'il ne se souvint. Elle prit en souriant une poignee de ses cheveux, la noua au cou du jeune homme, qu'elle attacha a elle. Ce jeu le fit sortir de sa reverie. - Tu as raison, dit-il, je suis a toi, qu'importe le reste!... C'est toi, n'est-ce pas, qui m'as tire de la terre? Je devais etre sous ce jardin. Ce que j'entendais, c'etaient tes pas roulant les petits cailloux du sentier. Tu me cherchais, tu apportais sur ma tete des chants d'oiseaux, des odeurs d'oeillets, des chaleurs de soleil... Et je me doutais bien que tu finirais par me trouver. Je t'attendais, vois-tu, depuis longtemps. Mais je n'esperais pas que tu te donnerais a moi sans ton voile, avec tes cheveux denoues, tes cheveux redoutables qui sont devenus si doux. Il la prit sur lui, la renversa sur ses genoux, en mettant son visage a cote du sien. - Ne parlons plus. Nous sommes seuls a jamais. Nous nous aimons. Ils demeurerent innocemment aux bras l'un de l'autre. Longtemps encore, ils s'oublierent la. Le soleil montait, une poussiere de jour plus chaude tombait des hautes branches. Les roses jaunes, les roses blanches, les roses rouges, n'etaient plus qu'un rayonnement de leur joie, une de leurs facons de se sourire. Ils avaient certainement fait eclore des boutons autour d'eux. Les roses les couronnaient, leur jetaient des guirlandes aux reins. Et le parfum des roses devenait si penetrant, si fort d'une tendresse amoureuse, qu'il semblait etre le parfum meme de leur haleine. Puis, ce fut Serge qui recoiffa Albine. Il prit ses cheveux a poignee, avec une maladresse charmante, et planta le peigne de travers, dans l'enorme chignon tasse sur la tete. Or, il arriva qu'elle etait adorablement coiffee. Il se leva ensuite, lui tendit les mains, la soutint a la taille pour qu'elle se mit debout. Tous deux souriaient toujours, sans parler. Doucement, ils s'en allerent par le sentier. VII. Albine et Serge entrerent dans le parterre. Elle le regardait avec une sollicitude inquiete, craignant qu'il ne se fatiguat. Mais lui, la rassura d'un leger rire. Il se sentait fort a la porter partout ou elle voudrait aller. Quand il se retrouva en plein soleil, il eut un soupir de joie. Enfin, il vivait; il n'etait plus cette plante soumise aux agonies de l'hiver. Aussi quelle reconnaissance attendrie! Il aurait voulu eviter aux petits pieds d'Albine la rudesse des allees; il revait de la pendre a son cou, comme une enfant que sa mere endort. Deja, il la protegeait en gardien jaloux, ecartait les pierres et les ronces, veillait a ce que le vent ne volat pas sur ses cheveux adores des caresses qui n'appartenaient qu'a lui. Elle s'etait blottie contre son epaule, elle s'abandonnait, pleine de serenite. Ce fut ainsi qu'Albine et Serge marcherent dans le soleil, pour la premiere fois. Le couple laissait une bonne odeur derriere lui. Il donnait un frisson au sentier, tandis que le soleil deroulait un tapis d'or sous ses pas. Il avancait, pareil a un ravissement, entre les grands buissons fleuris, si desirable que les allees ecartees, au loin, l'appelaient, le saluaient d'un murmure d'admiration, comme les foules saluent les rois longtemps attendus. Ce n'etait qu'un etre, souverainement beau. La peau blanche d'Albine n'etait que la blancheur de la peau brune de Serge. Ils passaient lentement, vetus de soleil; ils etaient le soleil lui-meme. Les fleurs, penchees, les adoraient. Dans le parterre, ce fut alors une longue emotion. Le vieux parterre leur faisait escorte. Vaste champ poussant a l'abandon depuis un siecle, coin de paradis ou le vent semait les fleurs les plus rares. L'heureuse paix du Paradou, dormant au grand soleil, empechait la degenerescence des especes. Il y avait la une temperature egale, une terre que chaque plante avait longuement engraissee pour y vivre dans le silence de sa force. La vegetation y etait enorme, superbe, puissamment inculte, pleine de hasards qui etalaient des floraisons monstrueuses, inconnues a la beche et aux arrosoirs des jardiniers. Laissee a elle-meme, libre de grandir sans honte, au fond de cette solitude que des abris naturels protegeaient, la nature s'abandonnait davantage a chaque printemps, prenait des ebats formidables, s'egayait a s'offrir en toutes saisons des bouquets etranges, qu'aucune main ne devait cueillir. Et elle semblait mettre une rage a bouleverser ce que l'effort de l'homme avait fait; elle se revoltait, lancait des debandades de fleurs au milieu des allees, attaquait les rocailles du flot montant de ses mousses, nouait au cou les marbres qu'elle abattait a l'aide de la corde flexible de ses plantes grimpantes; elle cassait les dalles des bassins, des escaliers, des terrasses, en y enfoncant des arbustes; elle rampait jusqu'a ce qu'elle possedat les moindres endroits cultives, les petrissait a sa guise, y plantait comme drapeau de rebellion quelque graine ramassee en chemin, une verdure humble dont elle faisait une gigantesque verdure. Autrefois, le parterre, entretenu pour un maitre qui avait la passion des fleurs, montrait en plates-bandes, en bordures soignees, un merveilleux choix de plantes. Aujourd'hui, on retrouvait les memes plantes, mais perpetuees, elargies en familles si innombrables, courant une telle pretentaine aux quatre coins du jardin, que le jardin n'etait plus qu'un tapage, une ecole buissonniere battant les murs, un lieu suspect ou la nature ivre avait des hoquets de verveine et d'oeillet. C'etait Albine qui conduisait Serge, bien qu'elle parut se livrer a lui, faible, soutenue a son epaule. Elle le mena d'abord a la grotte. Au fond d'un bouquet de peupliers et de saules, une rocaille se creusait, effondree, des blocs de rochers tombes dans une vasque, des filets d'eau coulant a travers les pierres. La grotte disparaissait sous l'assaut des feuillages. En bas, des rangees de roses tremieres semblaient barrer l'entree d'une grille de fleurs rouges, jaunes, mauves, blanches, dont les batons se noyaient dans des orties colossales, d'un vert de bronze, suant tranquillement les brulures de leur poison. Puis, c'etait un elan prodigieux, grimpant en quelques bonds: les jasmins, etoiles de leurs fleurs suaves; les glycines, aux feuilles de dentelle tendre; les lierres epais, decoupes comme de la tole vernie; les chevrefeuilles souples, cribles de leurs brins de corail pale; les clematites amoureuses, allongeant les bras, pomponnees d'aigrettes blanches. Et d'autres plantes, plus freles, s'enlacaient encore a celles-ci, les liaient davantage, les tissaient d'une trame odorante. Des capucines, aux chairs verdatres et nues, ouvraient des bouches d'or rouge. Des haricots d'Espagne, forts comme des ficelles minces, allumaient de place en place l'incendie de leurs etincelles vives. Des volubilis elargissaient le coeur decoupe de leurs feuilles, sonnaient de leurs milliers de clochettes un silencieux carillon de couleurs exquises. Des pois de senteur, pareils a des vols de papillons poses, repliaient leurs ailes fauves, leurs ailes roses, prets a se laisser emporter plus loin, par le premier souffle de vent. Chevelure immense de verdure, piquee d'une pluie de fleurs, dont les meches debordaient de toutes parts, s'echappaient en un echevellement fou, faisaient songer a quelque fille geante, pamee au loin sur les reins, renversant la tete dans un spasme de passion, dans un ruissellement de crins superbes, etales comme une mare de parfums. - Jamais je n'ai ose entrer dans tout ce noir, dit Albine a l'oreille de Serge. Il l'encouragea, il la porta par-dessus les orties; et comme un bloc fermait le seuil de la grotte, il la tint un instant debout, entre ses bras, pour qu'elle put se pencher sur le trou, beant a quelques pieds du sol. - Il y a, murmura-t-elle, une femme de marbre tombee tout de son long dans l'eau qui coule. L'eau lui a mange la figure. Alors, lui, voulut voir a son tour. Il se haussa a l'aide des poignets. Une haleine fraiche le frappa aux joues. Au milieu des joncs et des lentilles d'eau, dans le rayon de jour glissant du trou, la femme etait sur l'echine, nue jusqu'a la ceinture, avec une draperie qui lui cachait les cuisses. C'etait quelque noyee de cent ans, le lent suicide d'un marbre que des peines avaient du laisser choir au fond de cette source. La nappe claire qui coulait sur elle avait fait de sa face une pierre lisse, une blancheur sans visage, tandis que ses deux seins, comme souleves hors de l'eau par un effort de la nuque, restaient intacts, vivants encore, gonfles d'une volupte ancienne. - Elle n'est pas morte, va! dit Serge en redescendant. Un jour, il faudra venir la tirer de la. Mais Albine, qui avait un frisson, l'emmena. Ils revinrent au soleil, dans le devergondage des plates-bandes et des corbeilles. Ils marchaient a travers un pre de fleurs, a leur fantaisie, sans chemin trace. Leurs pieds avaient pour tapis des plantes charmantes, les plantes naines bordant jadis les allees, aujourd'hui etalees en nappes sans fin. Par moments, ils disparaissaient jusqu'aux chevilles dans la soie mouchetee des sirenes roses, dans le satin panache des oeillets mignardises, dans le velours bleu des myosotis, crible de petits yeux melancoliques. Plus loin, ils traversaient des resedas gigantesques qui leur montaient aux genoux, comme un bain de parfums; ils coupaient par un champ de muguets pour epargner un champ voisin de violettes, si douces qu'ils tremblaient d'en meurtrir la moindre touffe; puis, presses de toutes parts, n'ayant plus que des violettes autour d'eux, ils etaient forces de s'en aller a pas discrets sur cette fraicheur embaumee, au milieu de l'haleine meme du printemps. Au-dela des violettes, la laine verte des lobelias se deroulait, un peu rude, piquee de mauve clair; les etoiles nuancees des selaginoides, les coupes bleues des nemophilas, les croix jaunes des saponaires, les croix roses et blanches des juliennes de Mahon dessinaient des coins de tapisserie riche, etendaient a l'infini devant le couple un luxe royal de tenture, pour qu'il s'avancat sans fatigue dans la joie de sa premiere promenade. Et c'etaient les violettes qui revenaient toujours, une mer de violettes coulant partout, leur versant sur les pieds des odeurs precieuses, les accompagnant du souffle de leurs fleurs cachees sous les feuilles. Albine et Serge se perdaient. Mille plantes, de tailles plus hautes, batissaient des haies, menageaient des sentiers etroits qu'ils se plaisaient a suivre. Les sentiers s'enfoncaient avec de brusques detours, s'embrouillaient, emmelaient des bouts de taillis inextricables: des ageratums a houpettes bleu celeste; des asperules, d'une delicate odeur de musc; des mimulus, montrant des gorges cuivrees, ponctuees de cinabre; des phlox ecarlates, des phlox violets, superbes, dressant des quenouilles de fleurs que le vent filait; des lins rouges aux brins fins comme des cheveux; des chrysanthemes pareils a des lunes pleines, des lunes d'or, dardant de courts rayons eteints, blanchatres, violatres, rosatres. Le couple enjambait les obstacles, continuait sa marche heureuse entre les deux haies de verdure. A droite, montaient les fraxinelles legeres, les centranthus retombant en neige immaculee, les cynoglosses grisatres ayant une goutte de rosee dans chacune des coupes minuscules de leurs fleurs. A gauche, c'etait une longue rue d'ancolies, toutes les varietes de l'ancolie, les blanches, les roses pales, les violettes sombres, ces dernieres presque noires, d'une tristesse de deuil, laissant pendre d'un bouquet de hautes tiges leurs petales plisses et gaufres comme un crepe. Et plus loin, a mesure qu'ils avancaient, les haies changeaient, alignaient les batons fleuris de pieds-d'alouettes enormes, perdus dans la frisure des feuilles, laissaient passer les gueules ouvertes des mufliers fauves, haussaient le feuillage grele des schizanthus, plein d'un papillonnage de fleurs aux ailes de soufre tachees de laque tendre. Des campanules couraient, lancant leurs cloches bleues a toute volee, jusqu'au haut de grands asphodeles, dont la tige d'or leur servait de clocher. Dans un coin, un fenouil geant ressemblait a une dame de fine guipure renversant son ombrelle de satin vert d'eau. Puis, brusquement, le couple se trouvait au fond d'une impasse; il ne pouvait plus avancer, un tas de fleurs bouchait le sentier, un jaillissement de plantes tel, qu'il mettait la comme une meule a panache triomphal. En bas, des acanthes batissaient un socle, d'ou s'elancaient des benoites ecarlates, des rhodantes dont les petales secs avaient des cassures de papier peint, des clarkias aux grandes croix blanches, ouvragees, semblables aux croix d'un ordre barbare. Plus haut, s'epanouissaient les viscarias roses, les leptosiphons jaunes, les colinsias blancs, les lagurus plantant parmi les couleurs vives leurs pompons de cendre verte. Plus haut encore, des digitales rouges, les lupins bleus s'elevaient en colonnettes minces, suspendaient une rotonde byzantine, peinturluree violemment de pourpre et d'azur; tandis que, tout en haut, un ricin colossal, aux feuilles sanguines, semblait elargir un dome de cuivre bruni. Et comme Serge avancait deja les mains, voulant passer, Albine le supplia de ne pas faire de mal aux fleurs. - Tu casserais les branches, tu ecraserais les feuilles, dit-elle. Moi, depuis des annees que je vis ici, je prends bien garde de ne tuer personne... Viens, je te montrerai les pensees. Elle l'obligea a revenir sur ses pas, elle l'emmena hors des sentiers etroits, au centre du parterre, ou se trouvaient autrefois de grands bassins. Les bassins, combles, n'etaient plus que de vastes jardinieres, a bordure de marbre emiettee et rompue. Dans un des plus larges, un coup de vent avait seme une merveilleuse corbeille de pensees. Les fleurs de velours semblaient vivantes, avec leurs bandeaux de cheveux violets, leurs yeux jaunes, leurs bouches plus pales, leurs delicats mentons couleur chair. - Quand j'etais plus jeune, elles me faisaient peur, murmura Albine. Vois-les donc. Ne dirait-on pas des milliers de petits visages qui vous regardent, a ras de terre?... Et elles tournent leurs figures, toutes ensemble. On dirait des poupees enterrees qui passent la tete. Elle l'entraina de nouveau. Ils firent le tour des autres bassins. Dans le bassin voisin, des amarantes avaient pousse, herissant des cretes monstrueuses qu'Albine n'osait toucher, songeant a de gigantesques chenilles saignantes. Des balsamines, jaune paille, fleur de pecher, gris de lin, blanc lave de rose, emplissaient une autre vasque, ou les ressorts de leurs graines partaient avec de petits bruits secs. Puis, c'etait au milieu des debris d'une fontaine une collection d'oeillets splendides: des oeillets blancs debordaient de l'auge moussue; des oeillets panaches plantaient dans les fentes des pierres le bariolage de leurs ruches de mousseline decoupee; tandis que, au fond de la gueule du lion qui jadis crachait l'eau, un grand oeillet rouge fleurissait, en jets si vigoureux que le vieux lion mutile semblait, a cette heure, cracher des eclaboussures de sang. Et, a cote, la piece d'eau principale, un ancien lac ou des cygnes avaient nage, etait devenue un bois de lilas, a l'ombre duquel des quarantaines, des verveines, des belles- de-jour, protegeaient leur teint delicat, dormant a demi, toutes moites de parfums. - Et nous n'avons pas traverse la moitie du parterre! dit Albine orgueilleusement. La-bas sont les grandes fleurs, des champs ou je disparais tout entiere, comme une perdrix dans un champ de ble. Ils y allerent. Ils descendirent un large escalier dont les urnes renversees flambaient encore des hautes flammes violettes des iris. Le long des marches coulait un ruissellement de giroflees pareil a une nappe d'or liquide. Des chardons, aux deux bords, plantaient des candelabres de bronze vert, greles, herisses, recourbes en becs d'oiseaux fantastiques, d'un art etrange, d'une elegance de brule- parfum chinois. Des sedums, entre les balustres brises, laissaient pendre des tresses blondes, des chevelures verdatres de fleuve toutes tachees de moisissures. Puis, au bas, un second parterre s'etendait, coupe de buis puissants comme des chenes, d'anciens buis corrects, autrefois tailles en boules, en pyramides, en tours octogonales, aujourd'hui debrailles magnifiquement, avec de grands haillons de verdure sombre, dont les trous montraient des bouts de ciel bleu. Et Albine mena Serge, a droite, dans un champ qui etait comme le cimetiere du parterre. Des scabieuses y mettaient leur deuil. Des corteges de pavots s'en allaient a la file, puant la mort, epanouissant leurs lourdes fleurs d'un eclat fievreux. Des anemones tragiques faisaient des foules desolees, au teint meurtri, tout terreux de quelque souffle epidemique. Des daturas trapus elargissaient leurs cornets violatres, ou des insectes, las de vivre, venaient boire le poison du suicide. Des soucis, sous leurs feuillages engorges, ensevelissaient leurs fleurs, des corps d'etoiles agonisants, exhalant deja la peste de leur decomposition. Et c'etaient encore d'autres tristesses: les renoncules charnues, d'une couleur sourde de metal rouille; les jacinthes et les tubereuses exhalant l'asphyxie, se mourant dans leur parfum. Mais les cineraires surtout dominaient, toute une poussee de cineraires qui promenaient le demi-deuil de leurs robes violettes et blanches, robes de velours raye, robes de velours uni, d'une severite riche. Au milieu du champ melancolique, un Amour de marbre restait debout, mutile, le bras qui tenait l'arc tombe dans les orties, souriant encore sous les lichens dont sa nudite d'enfant grelottait. Puis, Albine et Serge entrerent jusqu'a la taille dans un champ de pivoines. Les fleurs blanches crevaient, avec une pluie de larges petales qui leur rafraichissaient les mains, pareilles aux gouttes larges d'une pluie d'orage. Les fleurs rouges avaient des faces apoplectiques, dont le rire enorme les inquietait. Ils gagnerent, a gauche, un champ de fuchsias, un taillis d'arbustes souples, delies, qui les ravirent comme des joujoux du Japon, garnis d'un million de clochettes. Ils traverserent ensuite des champs de veroniques aux grappes violettes, des champs de geraniums et de pelargoniums, sur lesquels semblaient courir des flammeches ardentes, le rouge, le rose, le blanc incandescent d'un brasier, que les moindres souffles du vent ravivaient sans cesse. Ils durent tourner des rideaux de glaieuls, aussi grands que des roseaux, dressant des hampes de fleurs qui brulaient dans la clarte, avec des richesses de flamme de torches allumees. Ils s'egarerent au milieu d'un bois de tournesols, une futaie faite de troncs aussi gros que la taille d'Albine, obscurcie par des feuilles rudes, larges a y coucher un enfant, peuplee de faces geantes, de faces d'astre, resplendissantes comme autant de soleils. Et ils arriverent enfin dans un autre bois, un bois de rhododendrons, si touffu de fleurs que les branches et les feuilles ne se voyaient pas, etalant des bouquets monstrueux, des hottees de calices tendres qui moutonnaient jusqu'a l'horizon. - Va, nous ne sommes pas au bout! s'ecria Albine. Marchons, marchons toujours. Mais Serge l'arreta. Ils etaient alors au centre d'une ancienne colonnade en ruine. Des futs de colonne faisaient des bancs, parmi des touffes de primeveres et de pervenches. Au loin, entre les colonnes restees debout, d'autres champs de fleurs s'etendaient des champs de tulipes, aux vives panachures de faiences peintes; des champs de calceolaires, legeres soufflures de chair, ponctuees de sang et d'or; des champs de zinnias, pareils a de grosses paquerettes courroucees; des champs de petunias, aux petales molles comme une batiste de femme, montrant le rose de la peau; des champs encore, des champs a l'infini, dont on ne reconnaissait plus les fleurs, dont les tapis s'etalaient sous le soleil, avec la bigarrure confuse des touffes violentes, noyee dans les verts attendris des herbes. - Jamais nous ne pourrons tout voir, dit Serge, la main tendue, avec un sourire. C'est ici qu'il doit etre bon de s'asseoir, dans l'odeur qui monte. A cote d'eux etait un champ d'heliotropes, d'une haleine de vanille, si douce, qu'elle donnait au vent une caresse de velours. Alors, ils s'assirent sur une des colonnes renversees, au milieu d'un bouquet de lis superbes qui avaient pousse la. Depuis plus d'une heure, ils marchaient. Ils etaient venus des roses dans les lis, a travers toutes les fleurs. Les lis leur offraient un refuge de candeur, apres leur promenade d'amants, au milieu de la sollicitation ardente des chevrefeuilles suaves, des violettes musquees, des verveines exhalant l'odeur fraiche d'un baiser, des tubereuses soufflant la pamoison d'une volupte mortelle. Les lis, aux tiges elancees, les mettaient dans un pavillon blanc, sous le toit de neige de leurs calices, seulement egayes des gouttes d'or legeres des pistils. Et ils restaient, ainsi que des fiances enfants, souverainement pudiques, comme au centre d'une tour de purete, d'une tour d'ivoire inattaquable, ou ils ne s'aimaient encore que de tout le charme de leur innocence. Jusqu'au soir, Albine et Serge demeurerent avec les lis. Ils y etaient bien; ils achevaient d'y naitre. Serge y perdait la derniere fievre de ses mains. Albine y devenait toute blanche, d'un blanc de lait qu'aucune rougeur ne teintait de rose. Ils ne virent plus qu'ils avaient les bras nus, le cou nu, les epaules nues. Leurs chevelures ne les troublerent plus, comme des nudites deployees. L'un contre l'autre, ils riaient, d'un rire clair, trouvant de la fraicheur a se serrer. Leurs yeux gardaient un calme limpide d'eau de source, sans que rien d'impur montat de leur chair pour en ternir le cristal. Leurs joues etaient des fruits veloutes, a peine murs, auxquels ils ne songeaient point a mordre. Quand ils quitterent les lis, ils n'avaient pas dix ans; il leur semblait qu'ils venaient de se rencontrer, seuls au fond du grand jardin, pour y vivre dans une amitie et dans un jeu eternels. Et, comme ils traversaient de nouveau le parterre, rentrant au crepuscule, les fleurs parurent se faire discretes, heureuses de les voir si jeunes, ne voulant pas debaucher ces enfants. Les bois de pivoines, les corbeilles d'oeillets, les tapis de myosotis, les tentures de clematites, n'agrandissaient plus devant eux une alcove d'amour, noyes a cette heure de l'air du soir, endormis dans une enfance aussi pure que la leur. Les pensees les regardaient en camarades, de leurs petits visages candides. Les resedas, alanguis, froles par la jupe blanche d'Albine, semblaient pris de compassion, evitant de hater leur fievre d'un souffle. VIII. Le lendemain, des l'aube, ce fut Serge qui appela Albine. Elle dormait dans une chambre de l'etage superieur, ou il n'eut pas l'idee de monter. Il se pencha a la fenetre, la vit qui poussait ses persiennes, au saut du lit. Et tous deux rirent beaucoup, de se retrouver ainsi. - Aujourd'hui, tu ne sortiras pas, dit Albine, quand elle fut descendue. Il faut nous reposer... Demain, je veux te mener loin, bien loin, quelque part ou nous serons joliment a notre aise. - Mais nous allons nous ennuyer, murmura Serge. - Oh! que non!... Je vais te raconter des histoires. Ils passerent une journee charmante. Les fenetres etaient grandes ouvertes, le Paradou entrait, riait avec eux, dans la chambre. Serge prit enfin possession de cette heureuse chambre, ou il s'imaginait etre ne. Il voulut tout voir, tout se faire expliquer. Les Amours de platre, culbutes au bord de l'alcove, l'egayerent au point qu'il monta sur une chaise pour attacher la ceinture d'Albine au cou du plus petit d'entre eux, un bout d'homme, le derriere en l'air, la tete en bas, qui polissonnait. Albine tapait des mains, criait qu'il ressemblait a un hanneton tenu par un fil. Puis, comme prise de pitie: - Non, non, detache-le... Ca l'empeche de voler. Mais ce furent surtout les Amours peints au-dessus des portes qui occuperent vivement Serge. Il se fachait de ne pouvoir comprendre a quels jeux ils jouaient, tant les peintures etaient palies. Aide d'Albine, il roula une table, sur laquelle ils grimperent tous les deux. Albine donnait des explications. - Regarde, ceux-ci jettent des fleurs. Sous les fleurs, on ne voit plus que trois jambes nues. Je crois me souvenir qu'en arrivant ici, j'ai pu distinguer encore une dame couchee. Mais, depuis le temps, elle s'en est allee. Ils firent le tour des panneaux, sans que rien d'impur leur vint de ces jolies indecences de boudoir. Les peintures, qui s'emiettaient comme un visage farde du dix-huitieme siecle, etaient assez mortes pour ne laisser passer que les genoux et les coudes des corps pames dans une luxure aimable. Les details trop crus, auxquels paraissait s'etre complu l'ancien amour dont l'alcove gardait la lointaine odeur, avaient disparu, manges par le grand air; si bien que la chambre, ainsi que le parc, etait naturellement redevenue vierge, sous la gloire tranquille du soleil. - Bah! ce sont des gamins qui s'amusent, dit Serge, en redescendant de la table... Est-ce que tu sais jouer a la main chaude, toi? Albine savait jouer a tous les jeux. Seulement, il fallait etre au moins trois pour jouer a la main chaude. Cela les fit rire. Mais Serge s'ecria qu'on etait trop bien deux, et ils jurerent de n'etre toujours que deux. - On est tout a fait chez soi, on n'entend rien, reprit le jeune homme, qui s'allongea sur le canape. Et les meubles ont une odeur de vieux qui sent bon... C'est doux comme dans un nid. Voila une chambre ou il y a du bonheur. La jeune fille hochait gravement la tete. - Si j'avais ete peureuse, murmura-t-elle, j'aurais eu bien peur, dans les premiers temps... C'est justement cette histoire-la que je veux te raconter. Je l'ai entendue dans le pays. On ment peut-etre. Enfin, ca nous amusera. Et elle s'assit a cote de Serge. - Il y a des annees et des annees... Le Paradou appartenait a un riche seigneur qui vint s'y enfermer avec une dame tres belle. Les portes du chateau etaient si bien fermees, les murailles du jardin avaient une telle hauteur, que jamais personne n'apercevait le moindre bout des jupes de la dame. - Je sais, interrompit Serge, la dame n'a jamais reparu. Comme Albine le regardait toute surprise, fachee de voir son histoire connue, il continua a demi-voix, etonne lui-meme. - Tu me l'as deja racontee, ton histoire. Elle protesta. Puis, elle parut se raviser, elle se laissa convaincre. Ce qui ne l'empecha pas de terminer son recit en ces termes: - Quand le seigneur s'en alla, il avait les cheveux blancs. Il fit barricader toutes les ouvertures, pour qu'on n'allat pas deranger la dame... La dame etait morte dans cette chambre. - Dans cette chambre! s'ecria Serge. Tu ne m'avais pas dit cela... Es-tu sure qu'elle soit morte dans cette chambre? Albine se facha. Elle repetait ce que tout le monde savait. Le seigneur avait fait batir le pavillon, pour y loger cette inconnue qui ressemblait a une princesse. Les gens du chateau, plus tard, assuraient qu'il y passait les jours et les nuits. Souvent aussi, ils l'apercevaient dans une allee, menant les petits pieds de l'inconnue au fond des taillis les plus noirs. Mais, pour rien au monde, ils ne se seraient hasardes a guetter le couple, qui battait le parc pendant des semaines entieres. - Et c'est la qu'elle est morte, repeta Serge, l'esprit frappe. Tu as pris sa chambre, tu te sers de ses meubles, tu couches dans son lit. Albine souriait. - Tu sais bien que je ne suis pas peureuse, dit-elle. Puis, toutes ces choses, c'est si vieux... La chambre te semblait pleine de bonheur. Ils se turent, ils regarderent un instant l'alcove, le haut plafond, les coins d'ombre grise. Il y avait comme un attendrissement amoureux, dans les couleurs fanees des meubles. C'etait un soupir discret du passe, si resigne, qu'il ressemblait encore a un remerciement tiede de femme adoree. - Oui, murmura Serge, on ne peut pas avoir peur. C'est trop tranquille. Et Albine reprit en se rapprochant de lui: - Ce que peu de personnes savent, c'est qu'ils avaient decouvert dans le jardin un endroit de felicite parfaite, ou ils finissaient par vivre toutes leurs heures. Moi, je tiens cela d'une source certaine... Un endroit d'ombre fraiche, cache au fond de broussailles impenetrables, si merveilleusement beau, qu'on y oublie le monde entier. La dame a du y etre enterree. - Est-ce dans le parterre? demanda Serge curieusement. - Ah! je ne sais pas, je ne sais pas! dit la jeune fille, avec un geste decourage. J'ai cherche partout, je n'ai encore pu trouver nulle part cette clairiere heureuse... Elle n'est ni dans les roses, ni dans les lis, ni sur le tapis des violettes. - Peut etre est-ce ce coin de fleurs tristes, ou tu m'as montre un enfant debout, le bras casse? - Non, non. - Peut etre est-ce au fond de la grotte, pres de cette eau claire, ou s'est noyee cette grande femme de marbre, qui n'a plus de visage? - Non, non. Albine resta un instant songeuse. Puis, elle continua, comme se parlant a elle-meme: - Des les premiers jours, je me suis mise en quete. Si j'ai passe des journees dans le Paradou, si j'ai fouille les moindres coins de verdure, c'etait uniquement pour m'asseoir une heure au milieu de la clairiere. Que de matinees perdues vainement a me glisser sous les ronces, a visiter les coins les plus recules du parc!... Oh! je l'aurais vite reconnue, cette retraite enchantee, avec son arbre immense qui doit la couvrir d'un toit de feuilles, avec son herbe fine comme une peluche de soie, avec ses murs de buissons verts que les oiseaux eux-memes ne peuvent percer! Elle jeta l'un de ses bras au cou de Serge, elevant la voix, le suppliant: - Dis? nous sommes deux maintenant, nous chercherons, nous trouverons... Toi qui es fort, tu ecarteras les grosses branches devant moi, pour que j'aille jusqu'au fond des fourres. Tu me porteras, lorsque je serai lasse; tu m'aideras a sauter les ruisseaux, tu monteras aux arbres, si nous venons a perdre notre route... Et quelle joie, lorsque nous pourrons nous asseoir cote a cote, sous le toit de feuilles, au centre de la clairiere! On m'a raconte qu'on vivait la dans une minute toute une vie... Dis? mon bon Serge, des demain, nous partirons, nous battrons le parc broussailles a broussailles, jusqu'a ce que nous ayons contente notre desir. Serge haussait les epaules, en souriant. - A quoi bon! dit-il. N'est-on pas bien dans le parterre? Il faudra rester avec les fleurs, vois-tu, sans chercher si loin un bonheur plus grand. - C'est la que la morte est enterree, murmura Albine, retombant dans sa reverie. C'est la joie de s'etre assise la qui l'a tuee. L'arbre a une ombre dont le charme fait mourir... Moi, je mourrais volontiers ainsi. Nous nous coucherions aux bras l'un de l'autre; nous serions morts, personne ne nous trouverait plus. - Non, tais-toi, tu me desoles, interrompit Serge inquiet. Je veux que nous vivions au soleil, loin de cette ombre mortelle. Tes paroles me troublent, comme si elles nous poussaient a quelque malheur irreparable. Ca doit etre defendu de s'asseoir sous un arbre dont l'ombrage donne un tel frisson. - Oui, c'est defendu, declara gravement Albine. Tous les gens du pays m'ont dit que c'etait defendu. Un silence se fit. Serge se leva du canape ou il etait reste allonge. Il riait, il pretendait que les histoires ne l'amusaient pas. Le soleil baissait, lorsque Albine consentit enfin a descendre un instant au jardin. Elle le mena, a gauche, le long du mur de cloture, jusqu'a un champ de decombres, tout herisse de ronces. C'etait l'ancien emplacement du chateau, encore noir de l'incendie qui avait abattu les murs. Sous les ronces, des pierres cuites se fendaient, des eboulements de charpentes pourrissaient. On eut dit un coin de roches steriles, ravine, bossue, vetu d'herbe rude, de lianes rampantes qui se coulaient dans chaque fente comme des couleuvres. Et ils s'egayerent a traverser en tous sens cette fondriere, descendant au fond des trous, flairant les debris, cherchant s'ils ne devineraient rien de ce passe en cendre. Ils n'avouaient pas leur curiosite, ils se poursuivaient au milieu des planchers creves et des cloisons renversees; mais, a la verite, ils ne songeaient qu'aux legendes de ces ruines, a cette dame plus belle que le jour, qui avait traine sa jupe de soie sur ces marches, ou les lezards seuls aujourd'hui se promenaient paresseusement. Serge finit par se planter sur le plus haut tas de decombres, regardant le parc qui deroulait ses immenses nappes vertes, cherchant entre les arbres la tache grise du pavillon. Albine se taisait, debout a son cote, redevenue serieuse. - Le pavillon est la, a droite, dit-elle, sans qu'il l'interrogeat. C'est tout ce qui reste des batiments... Tu le vois bien, au bout de ce couvert de tilleuls? Ils garderent de nouveau le silence. Et comme continuant a voix haute les reflexions qu'ils faisaient mentalement tous les deux, elle reprit: - Quand il allait la voir, il devait descendre par cette allee; puis, il tournait les gros marronniers, et il entrait sous les tilleuls... Il lui fallait a peine un quart d'heure. Serge n'ouvrit pas les levres. Lorsqu'ils revinrent, ils descendirent l'allee, ils tournerent les gros marronniers, ils entrerent sous les tilleuls. C'etait un chemin d'amour. Sur l'herbe, ils semblaient chercher des pas, un noeud de ruban tombe, une bouffee de parfum ancien, quelque indice qui leur montrat clairement qu'ils etaient bien dans le sentier menant a la joie d'etre ensemble. La nuit venait, le parc avait une grande voix mourante qui les appelait du fond des verdures. - Attends, dit Albine, lorsqu'ils furent revenus devant le pavillon. Toi, tu ne monteras que dans trois minutes. Elle s'echappa gaiement, s'enferma dans la chambre au plafond bleu. Puis, apres avoir laisse Serge frapper deux fois a la porte, elle l'entrebailla discretement, le recut avec une reverence a l'ancienne mode. - Bonjour, mon cher seigneur, dit-elle en l'embrassant. Cela les amusa extremement. Ils jouerent aux amoureux, avec une puerilite de gamins. Ils begayaient la passion qui avait jadis agonise la. Ils l'apprenaient comme une lecon qu'ils anonnaient d'une adorable maniere, ne sachant point se baiser aux levres, cherchant sur les joues, finissant par danser l'un devant l'autre, en riant aux eclats, par ignorance de se temoigner autrement le plaisir qu'ils goutaient a s'aimer. IX. Le lendemain matin, Albine voulut partir des le lever du soleil, pour la grande promenade qu'elle menageait depuis la ville. Elle tapait des pieds joyeusement, elle disait qu'ils ne rentreraient pas de la journee. - Ou me menes-tu donc? demanda Serge. - Tu verras, tu verras! Mais il la prit par les poignets, la regarda en face. - Il faut etre sage, n'est-ce pas? Je ne veux pas que tu cherches ni ta clairiere, ni ton arbre, ni ton herbe ou l'on meurt. Tu sais que c'est defendu. Elle rougit legerement, en protestant, en disant qu'elle ne songeait pas meme a ces choses. Puis, elle ajouta: - Pourtant, si nous trouvions, sans chercher, par hasard, est-ce que tu ne t'assoirais pas?... Tu m'aimes donc bien peu! Ils partirent. Ils traverserent le parterre tout droit, sans s'arreter au reveil des fleurs, nues dans leur bain de rosee. Le matin avait un teint de rose, un sourire de bel enfant ouvrant les yeux au milieu des blancheurs de son oreiller. - Ou me menes-tu? repetait Serge. Et Albine riait, sans vouloir repondre. Mais, comme ils arrivaient devant la nappe d'eau qui coupait le jardin au bout du parterre, elle resta toute consternee. La riviere etait encore gonflee des dernieres pluies. - Nous ne pourrons jamais passer, murmura-t-elle. J'ote mes souliers, je releve mes jupes d'ordinaire. Mais, aujourd'hui, nous aurions de l'eau jusqu'a la taille. Ils longerent un instant la rive, cherchant un gue. La jeune fille disait que c'etait inutile, qu'elle connaissait tous les trous. Autrefois, un pont se trouvait la, un pont dont l'ecroulement avait seme la riviere de grosses pierres, entre lesquelles l'eau passait avec des tourbillons d'ecume. - Monte sur mon dos, dit Serge. - Non, non, je ne veux pas. Si tu venais a glisser, nous ferions un fameux plongeon tous les deux... Tu ne sais pas comme ces pierres-la sont traitres. - Monte donc sur mon dos. Cela finit par la tenter. Elle prit son elan, sauta comme un garcon, si haut, qu'elle se trouva a califourchon sur le cou de Serge. Et, le sentant chanceler, elle cria qu'il n'etait pas encore assez fort, qu'elle voulait descendre. Puis, elle sauta de nouveau, a deux reprises. Ce jeu les ravissait. - Quand tu auras fini! dit le jeune homme, qui riait. Maintenant, tiens-toi ferme. C'est le grand coup. Et, en trois bonds legers, il traversa la riviere, la pointe des pieds a peine mouillee. Au milieu, pourtant, Albine crut qu'il glissait. Elle eut un cri, en se rattrapant des deux mains a son menton. Lui, l'emportait deja, dans un galop de cheval, sur le sable fin de l'autre rive. - Hue! Hue! criait-elle, rassuree, amusee par ce jeu nouveau. Il courut ainsi tant qu'elle voulut, tapant des pieds, imitant le bruit des sabots. Elle claquait de la langue, elle avait pris deux meches de ses cheveux, qu'elle tirait comme des guides, pour le lancer a droite ou a gauche. - La, la, nous y sommes, dit-elle, en lui donnant de petites claques sur les joues. Elle sauta a terre, tandis que lui, en sueur, s'adossait contre un arbre pour reprendre haleine. Alors, elle le gronda, elle menaca de ne pas le soigner, s'il retombait malade. - Laisse donc! Ca m'a fait du bien, repondit-il. Quand j'aurai retrouve toutes mes forces, je te porterai des matinees entieres... Ou me menes-tu? - Ici, dit-elle en s'asseyant avec lui sous un gigantesque poirier. Ils etaient dans l'ancien verger du parc. Une haie vive d'aubepine, une muraille de verdure, trouee de breches, mettait la un bout de jardin a part. C'etait une foret d'arbres fruitiers, que la serpe n'avait pas tailles depuis un siecle. Certains troncs se dejetaient puissamment, poussaient de travers, sous les coups d'orage qui les avaient plies; tandis que d'autres, bossues de noeuds enormes, crevasses de cavites profondes, ne semblaient plus tenir au sol que par les ruines geantes de leur ecorce. Les hautes branches, que le poids des fruits courbait a chaque saison, etendaient au loin des raquettes demesurees; meme, les plus chargees, qui avaient casse, touchaient la terre, sans qu'elles eussent cesse de produire, raccommodees par d'epais bourrelets de seve. Entre eux, les arbres se pretaient des etais naturels, n'etaient plus que des piliers tordus, soutenant une voute de feuilles qui se creusait en longues galeries, s'elancait brusquement en halles legeres, s'aplatissait presque au ras du sol en soupentes effondrees. Autour de chaque colosse, des rejets sauvages faisaient des taillis, ajoutaient l'emmelement de leurs jeunes tiges, dont les petites baies avaient une aigreur exquise. Dans le jour verdatre, qui coulait comme une eau claire, dans le grand silence de la mousse, retentissait seule la chute sourde des fruits que le vent cueillait. Et il y avait des abricotiers patriarches, qui portaient gaillardement leur grand age, paralyses deja d'un cote, avec une foret de bois mort, pareil a un echafaudage de cathedrale, mais si vivants de leur autre moitie, si jeunes, que des pousses tendres faisaient eclater l'ecorce rude de toutes parts. Des pruniers venerables, tout chenus de mousse, grandissaient encore pour aller boire l'ardent soleil, sans qu'une seule de leurs feuilles patit. Des cerisiers batissaient des villes entieres, des maisons a plusieurs etages, jetant des escaliers, etablissant des planchers de branches, larges a y loger dix familles. Puis, c'etaient des pommiers, les reins casses, les membres contournes, comme de grands infirmes, la peau racheuse, maculee de rouille verte; des poiriers lisses, dressant une mature de hautes tiges minces, immense, semblable a l'echappee d'un port, rayant l'horizon de barres brunes; des pechers rosatres, se faisant faire place dans l'ecrasement de leurs voisins, par un rire aimable et une poussee lente de belles filles egarees au milieu d'une foule. Certains pieds, anciennement en espaliers, avaient enfonce les murailles basses qui les soutenaient; maintenant, ils se debauchaient, libres des treillages dont les lambeaux arraches pendaient encore a leurs bras; ils poussaient a leur guise, n'ayant conserve de leur taille particuliere que des apparences d'arbres comme il faut, trainant dans le vagabondage les loques de leur habit de gala. Et, a chaque tronc, a chaque branche, d'un arbre a l'autre, couraient des debandades de vigne. Les ceps montaient comme des rires fous, s'accrochaient un instant a quelque noeud eleve, puis repartaient en un jaillissement de rires plus sonores, eclaboussant tous les feuillages de l'ivresse heureuse des pampres. C'etait un vert tendre dore de soleil qui allumait d'une pointe d'ivrognerie les tetes ravagees des grands vieillards du verger. Puis, vers la gauche, des arbres plus espaces, des amandiers au feuillage grele, laissaient le soleil murir a terre des citrouilles pareilles a des lunes tombees. Il y avait aussi, au bord d'un ruisseau qui traversait le verger, des melons coutures de verrues, perdus dans des nappes de feuilles rampantes, ainsi que des pasteques vernies, d'un ovale parfait d'oeuf d'autruche. A chaque pas, des buissons de groseilliers barraient les anciennes allees, montrant les grappes limpides de leurs fruits, des rubis dont chaque grain s'eclairait d'une goutte de jour. Des haies de framboisiers s'etalaient comme des ronces sauvages; tandis que le sol n'etait plus qu'un tapis de fraisiers, une herbe toute semee de fraises mures, dont l'odeur avait une legere fumee de vanille. Mais le coin enchante du verger etait plus a gauche encore, contre la rampe de rochers qui commencait la a escalader l'horizon. On entrait en pleine terre ardente, dans une serre naturelle, ou le soleil tombait d'aplomb. D'abord, il fallait traverser des figuiers gigantesques, degingandes, etirant leurs branches comme des bras grisatres las de sommeil, si obstrues du cuir velu de leurs feuilles, qu'on devait, pour passer, casser les jeunes tiges repoussant des pieds seches par l'age. Ensuite, on marchait entre des bouquets d'arbousiers, d'une verdure de buis geants, que leurs baies rouges faisaient ressembler a des mais ornes de pompons de soie ecarlate. Puis, venait une futaie d'aliziers, d'azeroliers, de jujubiers, au bord de laquelle des grenadiers mettaient une lisiere de touffes eternellement vertes; les grenades se nouaient a peine, grosses comme un poing d'enfant; les fleurs de pourpre, posees sur le bout des branches, paraissaient avoir le battement d'ailes des oiseaux des iles, qui ne courbent pas les herbes sur lesquelles ils vivent. Et l'on arrivait enfin a un bois d'orangers et de citronniers, poussant vigoureusement en pleine terre. Les troncs droits enfoncaient des enfilades de colonnes brunes; les feuilles luisantes mettaient la gaiete de leur claire peinture sur le bleu du ciel, decoupaient l'ombre nettement en minces lames pointues, qui dessinaient a terre les millions de palmes d'une etoffe indienne. C'etait un ombrage au charme tout autre, aupres duquel les ombrages du verger d'Europe devenaient fades: une joie tiede de la lumiere tamisee en une poussiere d'or volante, une certitude de verdure perpetuelle, une force de parfum continu, le parfum penetrant de la fleur, le parfum plus grave du fruit, donnant aux membres la souplesse pamee des pays chauds. - Et nous allons dejeuner! cria Albine, en tapant dans ses mains. Il est au moins neuf heures. J'ai une belle faim! Elle s'etait levee. Serge confessait qu'il mangerait volontiers, lui aussi. - Grand beta! reprit-elle, tu n'as donc pas compris que je te menais dejeuner. Hein! nous ne mourrons pas de faim, ici? Tout est pour nous. Ils entrerent sous les arbres, ecartant les branches, se coulant au plus epais des fruits. Albine qui marchait la premiere, les jupes entre les jambes, se retournait, demandait a son compagnon, de sa voix flutee: - Qu'est-ce que tu aimes, toi? les poires, les abricots, les cerises, les groseilles?... Je te previens que les poires sont encore vertes; mais elles sont joliment bonnes tout de meme. Serge se decida pour les cerises. Albine dit qu'en effet on pouvait commencer par ca. Mais, comme il allait sottement grimper sur le premier cerisier venu, elle lui fit faire encore dix bonnes minutes de chemin, au milieu d'un gachis epouvantable de branches. Ce cerisier-la avait de mechantes cerises de rien du tout; les cerises de celui-ci etaient trop aigres; les cerises de cet autre ne seraient mures que dans huit jours. Elle connaissait tous les arbres. - Tiens, monte la-dedans, dit-elle enfin, en s'arretant devant un cerisier si charge de fruits, que des grappes pendaient jusqu'a terre comme des colliers de corail accroches. Serge s'etablit commodement entre deux branches, et se mit a dejeuner. Il n'entendait plus Albine; il la croyait dans un autre arbre, a quelques pas, lorsque, baissant les yeux, il l'apercut tranquillement couchee sur le dos, au-dessous de lui. Elle s'etait glissee la, mangeant sans meme se servir des mains, happant des levres les cerises que l'arbre tendait jusqu'a sa bouche. Quand elle se vit decouverte, elle eut des rires prolonges, sautant sur l'herbe comme un poisson blanc sorti de l'eau, se mettant sur le ventre, rampant sur les coudes, faisant le tour du cerisier, tout en continuant a happer les cerises les plus grosses. - Figure-toi, elles me chatouillent! criait-elle. Tiens, en voila encore une qui vient de me tomber dans le cou. C'est qu'elles sont joliment fraiches!... Moi, j'en ai dans les oreilles, dans les yeux, sur le nez, partout! Si je voulais, j'en ecraserais une pour me faire des moustaches... Elles sont bien plus douces en bas qu'en haut. - Allons donc! dit Serge en riant. C'est que tu n'oses pas monter. Elle resta muette d'indignation. - Moi! moi! balbultia-t-elle. Et, serrant sa jupe, la rattachant par-devant a sa ceinture, sans voir quelle montrait ses cuisses, elle prit l'arbre nerveusement, se hissa sur le tronc, d'un seul effort des poignets. La, elle courut le long des branches, en evitant meme de se servir des mains; elle avait des allongements souples d'ecureuil, elle tournait autour des noeuds, lachait les pieds, tenue seulement en equilibre par le pli de la taille. Quand elle fut tout en haut, au bout d'une branche grele, que le poids de son corps secouait furieusement: - Eh bien! cria-t-elle, est-ce que j'ose monter? - Veux-tu vite descendre! implorait Serge pris de peur. Je t'en prie. Tu vas te faire du mal. Mais, triomphante, elle alla encore plus haut. Elle se tenait a l'extremite meme de la branche, a califourchon, s'avancant petit a petit au-dessus du vide, empoignant des deux mains des touffes de feuilles. - La branche va casser, dit Serge eperdu. - Qu'elle casse, pardi! repondit-elle avec un grand rire. Ca m'evitera la peine de descendre. Et la branche cassa, en effet; mais lentement, avec une si longue dechirure, qu'elle s'abattit peu a peu, comme pour deposer Albine a terre d'une facon tres douce. Elle n'eut pas le moindre effroi, elle se renversait, elle agitait ses cuisses demi-nues, en repetant: - C'est joliment gentil. On dirait une voiture. Serge avait saute de l'arbre pour la recevoir dans ses bras. Comme il restait tout pale de l'emotion qu'il venait d'avoir, elle le plaisanta. - Mais ca arrive tous les jours de tomber des arbres. Jamais on ne se fait de mal... Ris donc, gros beta! Tiens, mets-moi un peu de salive sur le cou. Je me suis egratignee. Il lui mit un peu de salive, du bout des doigts. - La, c'est gueri, cria-t-elle, en s'echappant, avec une gambade de gamine. Nous allons jouer a cache-cache, veux-tu? Elle se fit chercher. Elle disparaissait, jetait le cri: Coucou! coucou! du fond de verdures connues d'elle seule, ou Serge ne pouvait la trouver. Mais ce jeu de cache-cache n'allait pas sans une maraude terrible de fruits. Le dejeuner continuait dans les coins ou les deux grands enfants se poursuivaient. Albine, tout en filant sous les arbres, allongeait la main, croquait une poire verte, s'emplissait la jupe d'abricots. Puis, dans certaines cachettes, elle avait des trouvailles qui l'asseyaient par terre, oubliant le jeu, occupee a manger gravement. Un moment, elle n'entendit plus Serge, elle dut le chercher a son tour. Et ce fut pour elle une surprise, presque une facherie, de le decouvrir sous un prunier, un prunier qu'elle-meme ne savait pas la, et dont les prunes mures avaient une delicate odeur de musc. Elle le querella de la belle facon. Voulait-il donc tout avaler, qu'il n'avait souffle mot? Il faisait la bete, mais il avait le nez fin, il sentait de loin les bonnes choses. Elle etait surtout furieuse contre le prunier, un arbre sournois qu'on ne connaissait seulement pas, qui devait avoir pousse dans la nuit, pour ennuyer les gens. Serge, comme elle boudait, refusant de cueillir une seule prune, imagina de secouer l'arbre violemment. Une pluie, une grele de prunes tomba. Albine, sous l'averse, recu des prunes sur les bras, des prunes dans le cou, des prunes au beau milieu du nez. Alors, elle ne put retenir ses rires; elle resta dans ce deluge, criant: Encore! encore! amusee par les balles rondes qui rebondissaient sur elle, tendant la bouche et les mains, les yeux fermes, se pelotonnant a terre pour se faire toute petite. Matinee d'enfance, polissonnerie de galopins laches dans le Paradou. Albine et Serge passerent la des heures pueriles d'ecole buissonniere, a courir, a crier, a se taper, sans que leurs chairs innocentes eussent un frisson. Ce n'etait encore que la camaraderie de deux garnements, qui songeront peut-etre plus tard a se baiser sur les joues, lorsque les arbres n'auront plus de dessert a leur donner. Et quel joyeux coin de nature pour cette premiere escapade! Un trou de feuillage, avec des cachettes excellentes. Des sentiers le long desquels il n'etait pas possible d'etre serieux, tant les haies laissaient tomber de rires gourmands. Le parc avait, dans cet heureux verger, une gaminerie de buissons s'en allant a la debandade, une fraicheur d'ombre invitant a la faim, une vieillesse de bons arbres pareils a des grands-peres pleins de gateries. Meme, au fond des retraites vertes de mousse, sous les troncs casses qui les forcaient a ramper l'un derriere l'autre, dans des corridors de feuilles, si etroits, que Serge s'attelait en riant aux jambes nues d'Albine, ils ne rencontraient point la reverie dangereuse du silence. Rien de troublant ne leur venait du bois en recreation. Et quand ils furent las des abricotiers, des pruniers, des cerisiers, ils coururent sous les amandiers greles, mangeant les amandes vertes, a peine grosses comme des pois, cherchant les fraises parmi le tapis d'herbe, se fachant de ce que les pasteques et les melons n'etaient pas murs. Albine finit par courir de toutes ses forces, suivie de Serge, qui ne pouvait l'attraper. Elle s'engagea dans les figuiers, sautant les grosses branches, arrachant les feuilles qu'elle jetait par-derriere a la figure de son compagnon. En quelques bonds, elle traversa les bouquets d'arbousiers, dont elle gouta en passant les baies rouges; et ce fut dans la futaie des aliziers, des azeroliers et des jujubiers que Serge la perdit. Il la crut d'abord cachee derriere un grenadier; mais c'etait deux fleurs en bouton qu'il avait pris pour les deux noeuds roses de ses poignees. Alors, il battit le bois d'orangers, ravi du beau temps qu'il faisait la, s'imaginant entrer chez les fees du soleil. Au milieu du bois, il apercut Albine qui, ne le croyant pas si pres d'elle, furetait vivement, fouillait du regard les profondeurs vertes. - Qu'est-ce que tu cherches donc la? cria-t-il. Tu sais bien que c'est defendu. Elle eut un sursaut, elle rougit legerement, pour la premiere fois de la journee. Et, s'asseyant a cote de Serge, elle lui parla des jours heureux ou les oranges murissaient. Le bois alors etait tout dore, tout eclaire de ces etoiles rondes, qui criblaient de leurs feux jaunes la voute verte. Puis, quand ils s'en allerent enfin, elle s'arreta a chaque rejet sauvage, s'emplissant les poches de petites poires apres, de petites prunes aigres, disant que ce serait pour manger en route. C'etait cent fois meilleur que tout ce qu'ils avaient goute jusque-la. Il fallut que Serge en avalat, malgre les grimaces qu'il faisait a chaque coup de dent. Ils rentrerent ereintes, heureux, ayant tant ri, qu'ils avaient mal aux cotes. Meme, ce soir-la, Albine n'eut pas le courage de remonter chez elle; elle s'endormit aux pieds de Serge, en travers sur le lit, revant qu'elle montait aux arbres, achevant de croquer en dormant les fruits des sauvageons, qu'elle avait caches sous la couverture, a cote d'elle. X. Huit jours plus tard, il y eut de nouveau un grand voyage dans le parc. Il s'agissait d'aller plus loin que le verger, a gauche, du cote des larges prairies que quatre ruisseaux traversaient. On ferait plusieurs lieues en pleine herbe; on vivrait de sa peche, si l'on venait a s'egarer. - J'emporte mon couteau, dit Albine, en montrant un couteau de paysan, a lame epaisse. Elle mit de tout dans ses poches, de la ficelle, du pain, des allumettes, une petite bouteille de vin, des chiffons, un peigne, des aiguilles. Serge dut prendre une couverture; mais, au bout des tilleuls, lorsqu'ils arriverent devant les decombres du chateau, la couverture l'embarrassait deja a un tel point, qu'il la cacha sous un pan de mur ecroule. Le soleil etait plus fort. Albine s'etait attardee a ses preparatifs. Dans la matinee chaude, ils s'en allerent cote a cote, presque raisonnables. Ils faisaient jusqu'a des vingtaines de pas, sans se pousser, pour rire. Ils causaient. - Moi, je ne m'eveille jamais, dit Albine. J'ai bien dormi, cette nuit. Et toi? - Moi aussi, repondit Serge. Elle reprit: - Qu'est-ce que ca signifie, quand on reve un oiseau qui vous parle? - Je ne sais pas... Et que disait-il, ton oiseau? - Ah! j'ai oublie... Il disait des choses tres bien, beaucoup de choses qui me semblaient droles... Tiens, vois donc ce gros coquelicot, la-bas. Tu ne l'auras pas! Tu ne l'auras pas! Elle prit son elan; mais Serge, grace a ses longues jambes, la devanca, cueillit le coquelicot qu'il agita victorieusement. Alors, elle resta les levres pincees, sans rien dire, avec une grosse envie de pleurer. Lui, ne sut que jeter la fleur. Puis, pour faire la paix: - Veux-tu monter sur mon dos? Je te porterai, comme l'autre jour. - Non, non. Elle boudait. Mais elle n'avait pas fait trente pas, qu'elle se retournait, toute rieuse. Une ronce la retenait par la jupe. - Tiens! je croyais que c'etait toi qui marchais expres sur ma robe... C'est qu'elle ne veut pas me lacher! Decroche-moi, dis! Et, quand elle fut decrochee, ils marcherent de nouveau a cote l'un de l'autre, tres sagement. Albine pretendait que c'etait plus amusant, de se promener ainsi, comme des gens serieux. Ils venaient d'entrer dans les prairies. A l'infini, devant eux, se deroulaient de larges pans d'herbes, a peine coupes de loin en loin par le feuillage tendre d'un rideau de saules. Les pans d'herbes se duvetaient, pareils a des pieces de velours; ils etaient d'un gros vert peu a peu pali dans les lointains, se noyant de jaune vif, au bord de l'horizon, sous l'incendie du soleil. Les bouquets de saules, tout la-bas, semblaient d'or pur, au milieu du grand frisson de la lumiere. Des poussieres dansantes mettaient aux pointes des gazons un flux de clartes, tandis qu'a certains souffles de vent, passant librement sur cette solitude nue, les herbes se moiraient d'un tressaillement de plantes caressees. Et, le long des pres les plus voisins, des foules de petites paquerettes blanches, en tas, a la debandade, par groupes, ainsi qu'une population grouillant sur le pave pour quelque fete publique, peuplaient de leur joie repandue le noir des pelouses. Des boutons-d'or avaient une gaiete de grelots de cuivre poli, que l'effleurement d'une aile de mouche allait faire tinter; de grands coquelicots isoles eclataient avec des petards rouges, s'en allaient plus loin, en bandes, etaler des mares rejouissantes comme des fonds de cuvier encore pourpres de vin; de grands bleuets balancaient leurs legers bonnets de paysanne ruches de bleu, menacant de s'envoler par-dessus les moulins a chaque souffle. Puis c'etaient des tapis de houques laineuses, de flouves odorantes, de lotiers velus, des nappes de fetuques, de cretelles, d'agrostis, de paturins. Le sainfoin dressait ses longs cheveux greles, le trefle decoupait ses feuilles nettes, le plantain brandissait des forets de lances, la luzerne faisait des couches molles, des edredons de satin vert d'eau broche de fleurs violatres. Cela, a droite, a gauche, en face, partout, roulant sur le sol plat, arrondissant la surface moussue d'une mer stagnante, dormant sous le ciel qui paraissait plus vaste. Dans l'immensite des herbes, par endroits, les herbes etaient limpidement bleues, comme si elles avaient reflechi le bleu du ciel. Cependant, Albine et Serge marchaient au milieu des prairies, ayant de la verdure jusqu'aux genoux. Il leur semblait avancer dans une eau fraiche qui leur battait les mollets. Ils se trouvaient par instants au travers de veritables courants, avec des ruissellements de hautes tiges penchees dont ils entendaient la fuite rapide entre leurs jambes. Puis, des lacs calmes sommeillaient, des bassins de gazons courts, ou ils trempaient a peine plus haut que les chevilles. Ils jouaient en marchant ainsi, non plus a tout casser, comme dans le verger, mais a s'attarder, au contraire, les pieds lies par les doigts souples des plantes goutant la une purete, une caresse de ruisseau, qui calmait en eux la brutalite du premier age. Albine s'ecarta, alla se mettre au fond d'une herbe geante qui lui arrivait au menton. Elle ne passait que la tete. Elle se tint un instant bien tranquille, appelant Serge. - Viens donc! On est comme dans un bain. On a de l'eau verte partout. Puis, elle s'echappa d'un saut, sans meme l'attendre, et ils suivirent la premiere riviere qui leur barra la route. C'etait une eau plate, peu profonde, coulant entre deux rives de cresson sauvage. Elle s'en allait ainsi mollement, avec des detours ralentis, si propre, si nette, qu'elle refletait comme une glace le moindre jonc de ses bords. Albine et Serge durent, pendant longtemps, en descendre le courant, qui marchait moins vite qu'eux, avant de trouver un arbre dont l'ombre se baignat dans ce flot de paresse. Aussi loin que portaient leurs regards, ils voyaient l'eau nue, sur le lit des herbes, etirer ses membres purs, s'endormir en plein soleil du sommeil souple, a demi denoue, d'une couleuvre bleuatre. Enfin, ils arriverent a un bouquet de trois saules; deux avaient les pieds dans l'eau, l'autre etait plante un peu en arriere; troncs foudroyes, emiettes par l'age, que couronnaient des chevelures blondes d'enfant. L'ombre etait si claire, qu'elle rayait a peine de legeres hachures la rive ensoleillee. Cependant, l'eau si unie en amont et en aval avait la un court frisson, un trouble de sa peau limpide, qui temoignait de sa surprise a sentir ce bout de voile trainer sur elle. Entre les trois saules, un coin de pre descendait par une pente insensible, mettant des coquelicots jusque dans les fentes des vieux troncs creves. On eut dit une tente de verdure, plantee sur trois piquets, au bord de l'eau, dans le desert roulant des herbes. - C'est ici, c'est ici! cria Albine, en se glissant sous les saules. Serge s'assit a cote d'elle, les pieds presque dans l'eau. Il regardait autour de lui, il murmurait: - Tu connais tout, tu sais les meilleurs endroits... On dirait une ile de dix pieds carres, rencontree en pleine mer. - Oui, nous sommes chez nous, reprit-elle, si joyeuse, qu'elle tapa les herbes de son poing. C'est une maison a nous... Nous allons tout faire. Puis, comme prise d'une idee triomphante, elle se jeta contre lui, lui dit dans la figure, avec une explosion de joie: - Veux-tu etre mon mari? Je serai ta femme. Il fut enchante de l'invention; il repondit qu'il voulait bien etre le mari, riant plus haut qu'elle. Alors, elle, tout d'un coup, devint serieuse; elle affecta un air presse de menagere. - Tu sais, dit-elle, c'est moi qui commande... Nous dejeunerons quand tu auras mis la table. Et elle lui donna des ordres imperieux. Il dut serrer tout ce qu'elle tira de ses poches dans le creux d'un saule, qu'elle appelait "l'armoire". Les chiffons etaient le linge; le peigne representait le necessaire de toilette; les aiguilles et la ficelle devaient servir a raccommoder les vetements des explorateurs. Quant aux provisions de bouche, elles consistaient dans la petite bouteille de vin et les quelques croutes de la ville. A la verite, il y avait encore les allumettes pour faire cuire le poisson qu'on devait prendre. Comme il achevait de mettre la table, la bouteille au milieu, les trois croutes alentour, il hasarda l'observation que le regal serait mince. Mais elle haussait les epaules, en femme superieure. Elle se mit les pieds a l'eau, disant severement: - C'est moi qui peche. Toi, tu me regarderas. Pendant une demi-heure, elle se donna une peine infinie pour attraper des petits poissons avec les mains. Elle avait releve ses jupes, nouees d'un bout de ficelle. Elle s'avancait prudemment, prenant des precautions infinies afin de ne pas remuer l'eau; puis, lorsqu'elle etait tout pres du petit poisson, tapi entre deux pierres, elle allongeait son bras nu, faisait un barbotage terrible, ne tenait qu'une poignee de graviers. Serge alors riait aux eclats, ce qui la ramenait a la rive, courroucee, lui criant qu'il n'avait pas le droit de rire. - Mais, finit-il par dire, avec quoi le feras-tu cuire, ton poisson? Il n'y a pas de bois. Cela acheva de la decourager. D'ailleurs, ce poisson-la ne lui paraissait pas fameux. Elle sortit de l'eau, sans songer a remettre ses bas. Elle courait dans l'herbe, les jambes nues, pour se secher. Et elle retrouvait son rire, parce qu'il y avait des herbes qui la chatouillaient sous la plante des pieds. - Oh! de la pimprenelle! dit-elle brusquement, en se jetant a genoux. C'est ca qui est bon! Nous allons nous regaler. Serge dut mettre sur la table un tas de pimprenelle. Ils mangerent de la pimprenelle avec leur pain. Albine affirmait que c'etait meilleur que de la noisette. Elle servait en maitresse de maison, coupait le pain de Serge, auquel elle ne voulut jamais confier son couteau. - Je suis la femme, repondait-elle serieusement a toutes les revoltes qu'il tentait. Puis, elle lui fit reporter dans "l'armoire" les quelques gouttes de vin qui restaient au fond de la bouteille. Il fallut meme qu'il balayat l'herbe, pour qu'on put passer de la salle a manger dans la chambre a coucher. Albine se coucha la premiere, tout de son long, en disant: - Tu comprends, maintenant, nous allons dormir... Tu dois te coucher a cote de moi, tout contre moi. Il s'allongea ainsi qu'elle le lui ordonnait. Tous deux se tenaient tres raides, se touchant des epaules aux pieds, les mains vides, rejetees en arriere, par-dessus leurs tetes. C'etaient surtout leurs mains qui les embarrassaient. Ils conservaient une gravite convaincue. Ils regardaient en l'air, de leurs yeux grands ouverts, disant qu'ils dormaient et qu'ils etaient bien. - Vois-tu, murmurait Albine, quand on est marie, on a chaud... Tu ne me sens pas? - Si, tu es comme un edredon... Mais il ne faut pas parler, puisque nous dormons. C'est meilleur de ne pas parler. Ils resterent longtemps silencieux, toujours tres graves. Ils avaient roule leurs tetes, les eloignant insensiblement, comme si la chaleur de leurs haleines les eut genes. Puis, au milieu du grand silence, Serge ajouta cette seule parole: - Moi, je t'aime bien. C'etait l'amour avant le sexe, l'instinct d'aimer qui plante les petits hommes de dix ans sur le passage des bambines en robes blanches. Autour d'eux, les prairies largement ouvertes les rassuraient de la legere peur qu'ils avaient l'un de l'autre. Ils se savaient vus de toutes les herbes, vus du ciel dont le bleu les regardait a travers le feuillage grele; et cela ne les derangeait pas. La tente des saules, sur leurs tetes, etait un simple pan d'etoffe transparente, comme si Albine avait pendu la un coin de sa robe. L'ombre restait si claire, qu'elle ne leur soufflait pas les langueurs des taillis profonds, les sollicitations des trous perdus, des alcoves vertes. Du bout de l'horizon, leur venait un air libre, un vent de sante, apportant la fraicheur de cette mer de verdure, ou il soulevait une houle de fleurs; tandis que, a leurs pieds, la riviere etait une enfance de plus, une candeur dont le filet de voix fraiche leur semblait la voix lointaine de quelque camarade qui riait. Heureuse solitude, toute pleine de serenite, dont la nudite s'etalait avec une effronterie adorable d'ignorance! Immense champ, au milieu duquel le gazon etroit qui leur servait de premiere couche prenait une naivete de berceau. - Voila, c'est fini, dit Albine en se levant. Nous avons dormi. Lui, resta un peu surpris que cela fut fini si vite. Il allongea le bras, la tira par la jupe, comme pour la ramener contre lui. Et elle tomba sur les genoux, riant, repetant - Quoi donc? Quoi donc? Il ne savait pas. Il la regardait, lui prenait les coudes. Un instant, il la saisit par les cheveux, ce qui la fit crier. Puis, lorsqu'elle fut de nouveau debout, il s'enfonca la face dans l'herbe qui avait garde la tiedeur de son corps. - Voila, c'est fini, dit-il en se levant a son tour. Jusqu'au soir, ils coururent les prairies. Ils allaient devant eux, pour voir. Ils visitaient leur jardin. Albine marchait en avant, avec le flair d'un jeune chien, ne disant rien, toujours en quete de la clairiere heureuse, bien qu'il n'y eut pas la les grands arbres qu'elle revait. Serge avait toutes sortes de galanteries maladroites; il se precipitait si rudement pour ecarter les hautes herbes, qu'il manquait la faire tomber; il la soulevait a bras-le- corps, d'une etreinte qui la meurtrissait, lorsqu'il voulait l'aider a sauter les ruisseaux. Leur grande joie fut de rencontrer les trois autres rivieres. La premiere coulait sur un lit de cailloux, entre deux files continues de saules, si bien qu'ils durent se laisser glisser a tatons au beau milieu des branches, avec le risque de tomber dans quelque gros trou d'eau; mais Serge, roule le premier, ayant de l'eau jusqu'aux genoux seulement, recut Albine dans ses bras, la porta a la rive opposee pour qu'elle ne se mouillat point. L'autre riviere etait toute noire d'ombre, sous une allee de hauts feuillages, ou elle passait languissante, avec le froissement leger, les cassures blanches d'une jupe de satin, trainee par quelque dame reveuse, au fond d'un bois; nappe profonde, glacee, inquietante, qu'ils eurent la chance de pouvoir traverser a l'aide d'un tronc abattu d'un bord a l'autre, s'en allant a califourchon, s'amusant a troubler du pied le miroir d'acier bruni, puis se hatant, effrayes des yeux etranges que les moindres gouttes qui jaillissaient ouvraient dans le sommeil du courant. Et ce fut surtout la derniere riviere qui les retint. Celle-la etait joueuse comme eux; elle se ralentissait a certains coudes, partait de la en rires perles, au milieu de grosses pierres, se calmait a l'abri d'un bouquet d'arbustes, essoufflee, vibrante encore; elle montrait toutes les humeurs du monde, ayant tour a tour pour lit des sables fins, des plaques de rochers, des graviers limpides, des terres grasses, que les sauts des grenouilles soulevaient en petites fumees jaunes. Albine et Serge y pataugerent adorablement. Les pieds nus, ils remonterent la riviere pour rentrer, preferant le chemin de l'eau au chemin des herbes, s'attardant a chaque ile qui leur barrait le passage. Ils y debarquaient, ils y conqueraient des pays sauvages, ils s'y reposaient au milieu de grands joncs, de grands roseaux, qui semblaient batir expres pour eux des huttes de naufrages. Retour charmant, amuse par les rives qui deroulaient leur spectacle, egaye de la belle humeur des eaux vivantes. Mais, comme ils quittaient la riviere, Serge comprit qu'Albine cherchait toujours quelque chose, le long des bords, dans les iles, jusque parmi les plantes dormant au fil du courant. Il dut l'aller enlever du milieu d'une nappe de nenuphars, dont les larges feuilles mettaient a ses jambes des collerettes de marquise. Il ne lui dit rien, il la menaca du doigt, et ils rentrerent enfin, tout animes du plaisir de la journee, bras dessus, bras dessous, en jeune menage qui revient d'une escapade. Ils se regardaient, se trouvaient plus beaux et plus forts; ils riaient pour sur d'une autre facon que le matin. XI. - Nous ne sortons donc plus? demanda Serge, a quelques jours de la. Et la voyant hausser les epaules d'un air las, il ajouta comme pour se moquer d'elle: - Tu as donc renonce a chercher ton arbre? Ils tournerent cela en plaisanterie pendant toute la journee. L'arbre n'existait pas. C'etait un conte de nourrice. Ils en parlaient pourtant avec un leger frisson. Et, le lendemain, ils deciderent qu'ils iraient faire une promenade au fond du parc, sous les hautes futaies, que Serge ne connaissait pas encore. Le matin du depart, Albine ne voulut rien emporter; elle etait songeuse, meme un peu triste, avec un sourire tres doux. Ils dejeunerent, ils ne descendirent que tard. Le soleil, deja chaud, leur donnait une langueur, les faisait marcher lentement l'un pres de l'autre, cherchant les filets d'ombre. Ni le parterre, ni le verger, qu'ils durent traverser, ne les retinrent. Quand ils arriverent sous la fraicheur des grands ombrages, ils ralentirent encore leurs pas, ils s'enfoncerent dans le recueillement attendri de la foret, sans une parole, avec un gros soupir, comme s'ils eussent eprouve un soulagement a echapper au plein jour. Puis, lorsqu'il n'y eut que des feuilles autour d'eux, lorsque aucune trouee ne leur montra les lointains ensoleilles du parc, ils se regarderent, souriants, vaguement inquiets. - Comme on est bien! murmura Serge. Albine hocha la tete, ne pouvant repondre, tant elle etait serree a la gorge. Ils ne se tenaient point a la taille, ainsi qu'ils en avaient l'habitude. Les bras ballants, les mains ouvertes, ils marchaient, sans se toucher, la tete un peu basse. Mais Serge s'arreta, en voyant des larmes tomber des joues d'Albine et se noyer dans son sourire. - Qu'as-tu? cria-t-il. Souffres-tu? T'es-tu blessee? - Non, je ris, je t'assure, dit-elle. Je ne sais pas, c'est l'odeur de tous ces arbres qui me fait pleurer. Elle le regarda, elle reprit: - Tu pleures aussi, toi. Tu vois bien que c'est bon. - Oui, murmura-t-il, toute cette ombre, ca vous surprend. On dirait, n'est-ce pas? qu'on entre dans quelque chose de si extraordinairement doux, que cela vous fait mal... Mais il faudrait me le dire, si tu avais quelque sujet de tristesse. Je ne t'ai pas contrariee, tu n'es pas fachee contre moi? Elle jura que non. Elle etait bien heureuse. - Alors, pourquoi ne t'amuses-tu pas?... Veux-tu que nous jouions a courir? - Oh! non, pas a courir, repondit-elle en faisant une moue de grande fille. Et comme il lui parlait d'autres jeux, de monter aux arbres pour denicher des nids, de chercher des fraises ou des violettes, elle finit par dire avec quelque impatience: - Nous sommes trop grands. C'est bete de toujours jouer. Est-ce que ca ne te plait pas davantage, de marcher ainsi, a cote de moi, bien tranquille? Elle marchait, en effet, d'une si agreable facon, qu'il prenait le plus beau plaisir du monde a entendre le petit claquement de ses bottines sur la terre dure de l'allee. Jamais il n'avait fait attention au balancement de sa taille, a la trainee vivante de sa jupe, qui la suivait d'un frolement de couleuvre. C'etait une joie qu'il n'epuiserait pas, de la voir ainsi s'en aller posement a cote de lui, tant il decouvrait de nouveaux charmes dans la moindre souplesse de ses membres. - Tu as raison, cria-t-il. C'est plus amusant que tout. Je t'accompagnerais au bout de la terre, si tu voulais. Cependant, a quelques pas de la, il la questionna pour savoir si elle n'etait pas lasse. Puis, il laissa entendre qu'il se reposerait lui-meme volontiers. - Nous pourrions nous asseoir, balbutia-t-il. - Non, repondit-elle, je ne veux pas! - Tu sais, nous nous coucherions comme l'autre jour, au milieu des pres. Nous aurions chaud, nous serions a notre aise. - Je ne veux pas! Je ne veux pas! Elle s'etait ecartee d'un bond, avec l'epouvante de ces bras d'homme qui se tendaient vers elle. Lui, l'appela grande bete, voulut la rattraper. Mais, comme il la touchait a peine du bout des doigts, elle poussa un cri, si desespere, qu'il s'arreta, tout tremblant. - Je t'ai fait du mal? Elle ne repondit pas tout de suite, etonnee elle-meme de son cri, souriant deja de sa peur. - Non, laisse-moi, ne me tourmente pas... Qu'est-ce que nous ferions, quand nous serions assis? J'aime mieux marcher. Et elle ajouta, d'un air grave qui feignait de plaisanter: - Tu sais bien que je cherche mon arbre. Alors, il se mit a rire, offrant de chercher avec elle. Il se faisait tres doux, pour ne pas l'effrayer davantage: car il voyait qu'elle etait encore frissonnante, bien qu'elle eut repris sa marche lente, a son cote. C'etait defendu, ce qu'ils allaient faire la, ca ne leur porterait pas chance; et il se sentait emu, comme elle, d'une terreur delicieuse, qui le secouait d'un tressaillement, a chaque soupir lointain de la foret. L'odeur des arbres, le jour verdatre qui tombait des hautes branches, le silence chuchotant des broussailles, les emplissaient d'une angoisse, comme s'ils allaient, au detour du premier sentier, entrer dans un bonheur redoutable. Et, pendant des heures, ils marcherent a travers les arbres. Ils gardaient leur allure de promenade; ils echangeaient a peine quelques mots, ne se separant pas une minute, se suivant au fond des trous de verdure les plus noirs. D'abord, ils s'engagerent dans des taillis dont les jeunes troncs n'avaient pas la grosseur d'un bras d'enfant. Ils devaient les ecarter, s'ouvrir une route parmi les pousses tendres qui leur bouchaient les yeux de la dentelle volante de leurs feuilles. Derriere eux, leur sillage s'effacait, le sentier, ouvert, se refermait; et ils avancaient au hasard, perdus, roules, ne laissant de leur passage que le balancement des hautes branches. Albine, lasse de ne pas voir a trois pas, fut heureuse, lorsqu'elle put sauter hors de ce buisson enorme dont ils cherchaient depuis longtemps le bout. Ils etaient au milieu d'une eclaircie de petits chemins; de tous cotes, entre des haies vives, se distribuaient des allees etroites, tournant sur elles-memes, se coupant, se tordant, s'allongeant d'une facon capricieuse. Ils se haussaient pour regarder par-dessus les haies; mais ils n'avaient aucune hate penible, ils seraient restes volontiers la, s'oubliant en detours continuels, goutant la joie de marcher toujours sans arriver jamais, s'ils n'avaient eu devant eux la ligne fiere des hautes futaies. Ils entrerent enfin sous les futaies, religieusement, avec une pointe de terreur sacree, comme on entre sous la voute d'une eglise. Les troncs, droits, blanchis de lichens, d'un gris blafard de vieille pierre, montaient demesurement, alignaient a l'infini des enfoncements de colonnes. Au loin, des nefs se creusaient, avec leurs bas-cotes plus etouffes; des nefs etrangement hardies, portees par des piliers tres minces, dentelees, ouvragees, si finement fouillees, qu'elles laissaient passer de toutes parts le bleu du ciel. Un silence religieux tombait des ogives geantes; une nudite austere donnait au sol l'usure des dalles, le durcissait, sans une herbe, seme seulement de la poudre roussie des feuilles mortes. Et ils ecoutaient la sonorite de leurs pas, penetres de la grandiose solitude de ce temple. C'etait la certainement que devait se trouver l'arbre tant cherche, dont l'ombre procurait la felicite parfaite. Ils le sentaient proche, au charme qui coulait en eux, avec le demi-jour des hautes voutes. Les arbres leur semblaient des etres de bonte, pleins de force, pleins de silence, pleins d'immobilite heureuse. Ils les regardaient un a un, ils les aimaient tous, ils attendaient de leur souveraine tranquillite quelque aveu qui les ferait grandir comme eux, dans la joie d'une vie puissante. Les erables, les frenes, les charmes, les cornouillers, etaient un peuple de colosses, une foule d'une douceur fiere, des bonshommes heroiques qui vivaient de paix, lorsque la chute d'un d'entre eux aurait suffi pour blesser et tuer tout un coin du bois. Les ormes avaient des corps enormes, des membres gonfles, engorges de seve, a peine caches par les bouquets legers de leurs petites feuilles. Les bouleaux, les aunes, avec leurs blancheurs de fille, cambraient des tailles minces, abandonnaient au vent des chevelures de grandes deesses, deja a moitie metamorphosees en arbres. Les platanes dressaient des torses reguliers, dont la peau lisse, tatouee de rouge, semblait laisser tomber des plaques de peinture ecaillee. Les melezes, ainsi qu'une bande barbare, descendaient une pente, drapes dans leurs sayons de verdure tissee, parfumes d'un baume fait de resine et d'encens. Et les chenes etaient rois, les chenes immenses, ramasses carrement sur leur ventre trapu, elargissant des bras dominateurs qui prenaient toute la place au soleil; arbres titans, foudroyes, renverses dans des poses de lutteurs invaincus, dont les membres epars plantaient a eux seuls une foret entiere. N'etait-ce pas un de ces chenes gigantesques? Ou bien un de ces beaux platanes, un de ces bouleaux blancs comme des femmes, un de ces ormes dont les muscles craquaient? Albine et Serge s'enfoncaient toujours, ne sachant plus, noyes au milieu de cette foule. Un instant, ils crurent avoir trouve: ils etaient au milieu d'un carre de noyers, dans une ombre si froide, qu'ils en grelottaient. Plus loin, ils eurent une autre emotion, en entrant sous un petit bois de chataigniers, tout vert de mousse, avec des elargissements de branches bizarres, assez vastes pour y batir des villages suspendus. Plus loin encore, Albine decouvrit une clairiere, ou ils coururent tous deux, haletants. Au centre d'un tapis d'herbe fine, un caroubier mettait comme un ecroulement de verdure, une Babel de feuillages, dont les ruines se couvraient d'une vegetation extraordinaire. Des pierres restaient prises dans le bois, arrachees du sol par le flot montant de la seve. Les branches hautes se recourbaient, allaient se planter au loin, entouraient le tronc d'arches profondes, d'une population de nouveaux troncs, sans cesse multiplies. Et sur l'ecorce, toute crevee de dechirures saignantes, des gousses murissaient. Le fruit meme du monstre etait un effort qui lui trouait la peau. Ils firent lentement le tour, entrerent sous les branches etalees ou se croisaient les rues d'une ville, fouillerent du regard les fentes beantes des racines denudees. Puis, ils s'en allerent, n'ayant pas senti la le bonheur surhumain qu'ils cherchaient. - Ou sommes-nous donc? demanda Serge. Albine l'ignorait. Jamais elle n'etait venue de ce cote du parc. Ils se trouvaient alors dans un bouquet de cytises et d'acacias, dont les grappes laissaient couler une odeur tres douce, presque sucree. - Nous voila perdus, murmura-t-elle avec un rire. Bien sur, je ne connais pas ces arbres. - Mais, reprit-il, le jardin a un bout, pourtant. Tu connais bien le bout du jardin? Elle un eut geste large. - Non, dit-elle. Ils resterent muets, n'ayant pas encore eu jusque-la une sensation aussi heureuse de l'immensite du parc. Cela les ravissait, d'etre seuls, au milieu d'un domaine si grand, qu'eux-memes devaient renoncer a en connaitre les bords. - Eh bien! nous sommes perdus, repeta Serge gaiement. C'est meilleur, lorsqu'on ne sait pas ou l'on va. Il se rapprocha, humblement. - Tu n'as pas peur? - Oh! non. Il n'y a que toi et moi, dans le jardin... De qui veux- tu que j'aie peur? Les murailles sont trop hautes. Nous ne les voyons pas, mais elles nous gardent, comprends-tu? Il etait tout pres d'elle. Il murmura: - Tout a l'heure, tu as eu peur de moi. Mais elle le regardait en face, sereine, sans un battement de paupiere. - Tu me faisais du mal, repondit-elle. Maintenant, tu as l'air tres bon. Pourquoi aurais-je peur de toi? - Alors, tu me permets de te prendre comme cela? Nous retournerons sous les arbres. - Oui. Tu peux me serrer, tu me fais plaisir. Et marchons lentement, n'est-ce pas? pour ne pas retrouver notre chemin trop vite. Il lui avait passe un bras a la taille. Ce fut ainsi qu'ils revinrent sous les hautes futaies, ou la majeste des voutes ralentit encore leur promenade de grands enfants qui s'eveillaient a l'amour. Elle se dit un peu lasse, elle appuya la tete contre l'epaule de Serge. Ni l'un ni l'autre pourtant ne parla de s'asseoir. Ils n'y songeaient pas, cela les aurait deranges. Quelle joie pouvait leur procurer un repos sur l'herbe, comparee a la joie qu'ils goutaient en marchant toujours, cote a cote? L'arbre legendaire etait oublie. Ils ne cherchaient plus qu'a rapprocher leur visage, pour se sourire de plus pres. Et c'etaient les arbres, les erables, les ormes, les chenes, qui leur soufflaient leurs premiers mots de tendresse, dans leur ombre claire. - Je t'aime! disait Serge d'une voix legere qui soulevait les petits cheveux dores des tempes d'Albine. Il voulait trouver une autre parole, il repetait: - Je t'aime! Je t'aime! Albine ecoutait avec un beau sourire. Elle apprenait cette musique. - Je t'aime! Je t'aime! soupirait-elle plus delicieusement, de sa voix perlee de jeune fille. Puis, levant ses yeux bleus, ou une aube de lumiere grandissait, elle demanda: - Comment m'aimes-tu? Alors, Serge se recueillit. Les futaies avaient une douceur solennelle, les nefs profondes gardaient le frisson des pas assourdis du couple. - Je t'aime plus que tout, repondit-il. Tu es plus belle que tout ce que je vois le matin en ouvrant ma fenetre. Quand je te regarde, tu me suffis. Je voudrais n'avoir que toi, et je serais bien heureux. Elle baissait les paupieres, elle roulait la tete comme bercee. - Je t'aime, continua-t-il. Je ne te connais pas, je ne sais qui tu es, je ne sais d'ou tu viens; tu n'es ni ma mere, ni ma soeur; et je t'aime, a te donner tout mon coeur, a n'en rien garder pour le reste du monde... Ecoute, j'aime tes joues soyeuses comme un satin, j'aime ta bouche qui a une odeur de rose, j'aime tes yeux dans lesquels je me vois avec mon amour, j'aime jusqu'a tes cils, jusqu'a ces petites veines qui bleuissent la paleur de tes tempes... C'est pour te dire que je t'aime, que je t'aime, Albine. - Oui, je t'aime, reprit-elle. Tu as une barbe tres fine qui ne me fait pas mal, lorsque j'appuie mon front sur ton cou. Tu es fort, tu es grand, tu es beau. Je t'aime, Serge. Un moment, ils se turent, ravis. Il leur semblait qu'un chant de flute les precedait, que leurs paroles leur venaient d'un orchestre suave qu'ils ne voyaient point. Ils ne s'en allaient plus qu'a tout petits pas, penches l'un vers l'autre, tournant sans fin entre les troncs gigantesques. Au loin, le long des colonnades, il y avait des coups de soleil couchant, pareils a un defile de filles en robes blanches, entrant dans l'eglise, pour des fiancailles, au sourd ronflement des orgues. - Et pourquoi m'aimes-tu? demanda de nouveau Albine. Il sourit, il ne repondit pas d'abord. Puis il dit: - Je t'aime parce que tu es venue. Cela dit tout... Maintenant, nous sommes ensemble, nous nous aimons. Il me semble que je ne vivrais plus, si je ne t'aimais pas. Tu es mon souffle. Il baissa la voix, parlant dans le reve. - On ne sait pas cela tout de suite. Ca pousse en vous avec votre coeur. Il faut grandir, il faut etre fort... Tu te souviens comme nous nous aimions! Mais nous ne le disions pas. On est enfant, on est bete. Puis, un beau jour, cela devient trop clair, cela vous echappe... Va, nous n'avons pas d'autre affaire; nous nous aimons parce que c'est notre vie de nous aimer. Albine, la tete renversee, les paupieres completement fermees, retenait son haleine. Elle goutait le silence encore chaud de cette caresse de paroles. - M'aimes-tu? M'aimes-tu? balbutia-t-elle, sans ouvrir les yeux. Lui, resta muet, tres malheureux, ne trouvant plus rien a dire, pour lui montrer qu'il l'aimait. Il promenait lentement le regard sur son visage rose, qui s'abandonnait comme endormi; les paupieres avaient une delicatesse de soie vivante; la bouche faisait un pli adorable, humide d'un sourire; le front etait une purete, noyee d'une ligne doree a la racine des cheveux. Et lui, aurait voulu donner tout son etre dans le mot qu'il sentait sur ses levres, sans pouvoir le prononcer. Alors, il se pencha encore, il parut chercher a quelle place exquise de ce visage il poserait le mot supreme. Puis, il ne dit rien, il n'eut qu'un petit souffle. Il baisa les levres d'Albine. - Albine, je t'aime! - Je t'aime Serge! Et ils s'arreterent, fremissants de ce premier baiser. Elle avait ouvert les yeux tres grands. Il restait la bouche legerement avancee. Tous deux, sans rougir, se regardaient. Quelque chose de puissant, de souverain les envahissait; c'etait comme une rencontre longtemps attendue, dans laquelle ils se revoyaient grandis, faits l'un pour l'autre, a jamais lies. Ils s'etonnerent un instant, leverent les regards vers la voute religieuse des feuillages, parurent interroger le peuple paisible des arbres, pour retrouver l'echo de leur baiser. Mais, en face de la complaisance sereine de la futaie, ils eurent une gaiete d'amoureux impunis, une gaiete prolongee, sonnante, toute pleine de l'eclosion bavarde de leur tendresse. - Ah! conte-moi les jours ou tu m'as aimee. Dis-moi tout... M'aimais-tu, lorsque tu dormais sur ma main? M'aimais-tu, la fois que je suis tombee du cerisier, et que tu etais en bas, si pale, les bras tendus? M'aimais-tu, au milieu des prairies, quand tu me prenais a la taille pour me faire sauter les ruisseaux? - Tais-toi, laisse-moi dire. Je t'ai toujours aimee... Et toi, m'aimais-tu? M'aimais-tu? Jusqu'a la nuit, ils vecurent de ce mot aimer qui, sans cesse, revenait avec une douceur nouvelle. Ils le cherchaient, le ramenaient dans leurs phrases, le prononcaient hors de propos, pour la seule joie de le prononcer. Serge ne songea pas a mettre un second baiser sur les levres d'Albine. Cela suffisait a leur ignorance, de garder l'odeur du premier. Ils avaient retrouve leur chemin, sans s'etre soucies des sentiers le moins du monde. Comme ils sortaient de la foret, le crepuscule etait tombe, la lune se levait, jaune, entre les verdures noires. Et ce fut un retour adorable, au milieu du parc, avec cet astre discret qui les regardait par tous les trous des grands arbres. Albine disait que la lune les suivait. La nuit etait tres douce, chaude d'etoiles. Au loin, les futaies avaient un grand murmure, que Serge ecoutait, en songeant: "Elles causent de nous." Lorsqu'ils traverserent le parterre, ils marcherent dans un parfum extraordinairement doux, ce parfum que les fleurs ont la nuit, plus alangui, plus caressant, qui est comme la respiration meme de leur sommeil. - Bonne nuit, Serge. - Bonne nuit, Albine. Ils s'etaient pris les mains, sur le palier du premier etage, sans entrer dans la chambre, ou ils avaient l'habitude de se souhaiter le bonsoir. Ils ne s'embrasserent pas. Quand il fut seul, assis au bord de son lit, Serge ecouta longuement Albine qui se couchait, en haut, au-dessus de sa tete. Il etait las d'un bonheur qui lui endormait les membres. XII. Mais, les jours suivants, Albine et Serge resterent embarrasses l'un devant l'autre. Ils eviterent de faire aucune allusion a leur promenade sous les arbres. Ils n'avaient pas echange un baiser, ils ne s'etaient pas dit qu'ils s'aimaient. Ce n'etait point une honte qui les empechait de parler, mais une crainte, une peur de gater leur joie. Et, lorsqu'ils n'etaient plus ensemble, ils ne vivaient que du bon souvenir; ils s'y enfoncaient, ils revivaient les heures qu'ils avaient passees, les bras a la taille, a se caresser le visage de leur haleine. Cela avait fini par leur donner une grosse fievre. Ils se regardaient, les yeux meurtris, tres tristes, causant de choses qui ne les interessaient pas. Puis, apres de longs silences, Serge demandait a Albine d'une voix inquiete: - Tu es souffrante? Mais elle hochait la tete; elle repondait: - Non, non. C'est toi qui ne te portes pas bien. Tes mains brulent. Le parc leur causait une sourde inquietude qu'ils ne s'expliquaient pas. Il y avait un danger au detour de quelque sentier, qui les guettait, qui les prendrait a la nuque pour les renverser par terre et leur faire du mal. Jamais ils n'ouvraient la bouche de ces choses; mais, a certains regards poltrons, ils se confessaient cette angoisse, qui les rendait singuliers, comme ennemis. Cependant, un matin, Albine hasarda, apres une longue hesitation: - Tu as tort de rester toujours enferme. Tu retomberas malade. Serge eut un rire gene. - Bah! murmura-t-il, nous sommes alles partout, nous connaissons tout le jardin. Elle dit non de la tete; puis, elle repeta tres bas - Non, non... Nous ne connaissons pas les rochers, nous ne sommes pas alles aux sources. C'est la que je me chauffais, l'hiver. Il y a des coins ou les pierres elles-memes semblent vivre. Le lendemain, sans avoir ajoute un mot, ils sortirent. Ils monterent a gauche, derriere la grotte ou dormait la femme de marbre. Comme ils posaient le pied sur les premieres pierres, Serge dit: - Ca nous avait laisse un souci. Il faut voir partout. Peut-etre serons-nous tranquilles apres. La journee etait etouffante, d'une chaleur lourde d'orage. Ils n'avaient pas ose se prendre a la taille. Ils marchaient l'un derriere l'autre, tout brulants de soleil. Elle profita d'un elargissement du sentier pour le laisser passer devant elle; car elle etait inquietee par son haleine, elle souffrait de le sentir derriere son dos, si pres de ses jupes. Autour d'eux, les rochers s'elevaient par larges assises; des rampes douces etageaient des champs d'immenses dalles, herisses d'une rude vegetation. Ils rencontrerent d'abord des genets d'or, des nappes de thym, des nappes de sauge, des nappes de lavande, toutes les plantes balsamiques, et les genevriers apres, et les romarins amers, d'une odeur si forte qu'elle les grisait. Aux deux cotes du chemin, des houx, par moments, faisaient des haies, qui ressemblaient a des ouvrages delicats de serrurerie, a des grilles de bronze noir, de fer forge, de cuivre poli, tres compliquees d'ornements, tres fleuries de rosaces epineuses. Puis, il leur fallut traverser un bois de pins, pour arriver aux sources; l'ombre maigre pesait a leurs epaules comme du plomb; les aiguilles seches craquaient a terre, sous leurs pieds, avec une legere poussiere de resine, qui achevait de leur bruler les levres. - Ton jardin ne plaisante pas, par ici, dit Serge en se tournant vers Albine. Ils sourirent. Ils etaient au bord des sources. Ces eaux claires furent un soulagement pour eux. Elles ne se cachaient pourtant pas sous des verdures, comme les sources des plaines, qui plantent autour d'elles d'epais feuillages, afin de dormir paresseusement a l'ombre. Elles naissaient en plein soleil, dans un trou du roc, sans un brin d'herbe qui verdit leur eau bleue. Elles paraissaient d'argent, toutes trempees de la grande lumiere. Au fond d'elles, le soleil etait sur le sable, en une poussiere de clarte vivante qui respirait. Et, du premier bassin, elles s'en allaient, elles allongeaient des bras d'une blancheur pure; elles rebondissaient, pareilles a des nudites joueuses d'enfant; elles tombaient brusquement en une chute, dont la courbe molle semblait renverser un torse de femme, d'une chair blonde. - Trempe tes mains, cria Albine. Au fond, l'eau est glacee. En effet, ils purent se rafraichir les mains. Ils se jeterent de l'eau au visage; ils resterent la, dans la buee de pluie qui montait des nappes ruisselantes. Le soleil etait comme mouille. - Tiens, regarde! cria de nouveau Albine. Voila le parterre, voila les prairies, voila la foret. Un moment, ils regarderent le Paradou etale a leurs pieds. - Et tu vois, continua-t-elle, on n'apercoit pas le moindre bout de muraille. Tout le pays est a nous, jusqu'au bord du ciel. Ils s'etaient, enfin, pris a la taille, sans le savoir, d'un geste rassure et confiant. Les sources calmaient leur fievre. Mais, comme ils s'eloignaient, Albine parut ceder a un souvenir; elle ramena Serge, en disant: - La, au bas des rochers, j'ai vu la muraille, une fois. Il y a longtemps. - Mais on ne voit rien, murmura Serge, legerement pale. - Si, si... Elle doit etre derriere l'avenue des marronniers, apres ces broussailles. Puis, sentant le bras de Serge qui la serrait plus nerveusement, elle ajouta: - Je me trompe peut-etre... Pourtant, je me rappelle que je l'ai trouvee tout d'un coup devant moi, en sortant de l'allee. Elle me barrait le chemin, si haute, que j'en ai eu peur... Et, a quelques pas de la, j'ai ete bien surprise. Elle etait crevee, elle avait un trou enorme, par lequel on apercevait tout le pays d'a cote. Serge la regarda, avec une supplication inquiete dans les yeux. Elle eut un haussement d'epaules pour le rassurer. - Oh! mais j'ai bouche le trou! Va, je te l'ai dit, nous sommes bien seuls... Je l'ai bouche tout de suite. J'avais mon couteau. J'ai coupe des ronces, j'ai roule de grosses pierres. Je defie bien a un moineau de passer... Si tu veux, nous irons voir, un de ces jours. Ca te tranquillisera. Il dit non de la tete. Puis, ils s'en allerent, se tenant a la taille; mais ils etaient redevenus anxieux. Serge abaissait des regards de cote sur le visage d'Albine, qui souffrait, les paupieres battantes, a etre ainsi regardee. Tous deux auraient voulu redescendre, s'eviter le malaise d'une promenade plus longue. Et, malgre eux, comme cedant a une force qui les poussait, ils tournerent un rocher, ils arriverent sur un plateau, ou les attendait de nouveau l'ivresse du grand soleil. Ce n'etait plus l'heureuse langueur des plantes aromatiques, le musc du thym, l'encens de la lavande. Ils ecrasaient des herbes puantes: l'absinthe, d'une griserie amere; la rue, d'une odeur de chair fetide; la valeriane, brulante, toute trempee de sa sueur aphrodisiaque. Des mandragores, des cigues, des hellebores, des belladones, montait un vertige a leurs tempes, un assoupissement, qui les faisait chanceler aux bras l'un de l'autre, le coeur sur les levres. - Veux-tu que je te prenne? demanda Serge a Albine, en la sentant s'abandonner contre lui. Il la serrait deja entre ses deux bras. Mais elle se degagea, respirant fortement. - Non, tu m'etouffes, dit-elle. Laisse. Je ne sais ce que j'ai. La terre remue sous mes pieds... Vois-tu, c'est la que j'ai mal. Elle lui prit une main qu'elle posa sur sa poitrine. Alors, lui, devint tout blanc. Il etait plus defaillant qu'elle. Et tous deux avaient des larmes au bord des yeux, de se voir ainsi, sans trouver de remede a leur grand malheur. Allaient-ils donc mourir la, de ce mal inconnu? - Viens a l'ombre, viens t'asseoir, dit Serge. Ce sont ces plantes qui nous tuent, avec leurs odeurs. Il la conduisit par le bout des doigts, car elle tressaillait, lorsqu'il lui touchait seulement le poignet. Le bois d'arbres verts ou elle s'assit etait fait d'un beau cedre, qui elargissait a plus de dix metres les toits plats de ses branches. Puis, en arriere, poussaient les essences bizarres des coniferes; les cupressus au feuillage mou et plat comme une epaisse guipure; les abies, droits et graves, pareils a d'anciennes pierres sacrees, noires encore du sang des victimes; les taxus, dont les robes sombres se frangeaient d'argent; toutes les plantes a feuillage persistant, d'une vegetation trapue, a la verdure foncee de cuir verni, eclaboussee de jaune et de rouge, si puissante, que le soleil glissait sur elle sans l'assouplir. Un araucaria surtout etait etrange, avec ses grands bras reguliers, qui ressemblaient a une architecture de reptiles, entes les uns sur les autres, herissant leurs feuilles imbriquees comme des ecailles de serpents en colere. La, sous ces ombrages lourds, la chaleur avait un sommeil voluptueux. L'air dormait, sans un souffle, dans une moiteur d'alcove. Un parfum d'amour oriental, le parfum des levres peintes de la Sunamite, s'exhalait des bois odorants. - Tu ne t'assois pas? dit Albine. Et elle s'ecartait un peu, pour lui faire place. Mais lui, recula, se tint debout. Puis, comme elle l'invitait de nouveau, il se laissa glisser sur les genoux, a quelques pas. Il murmurait: - Non, j'ai plus de fievre que toi, je te brulerais... Ecoute, si je n'avais pas peur de te faire du mal, je te prendrais dans mes bras, si fort, si fort, que nous ne sentirions plus nos souffrances. Il se traina sur les genoux, il s'approcha un peu. - Oh! t'avoir dans mes bras, t'avoir dans ma chair... Je ne pense qu'a cela. La nuit, je m'eveille, serrant le vide, serrant ton reve. Je voudrais ne te prendre d'abord que par le bout du petit doigt; puis, je t'aurais tout entiere, lentement, jusqu'a ce qu'il ne reste rien de toi, jusqu'a ce que tu sois devenue mienne, de tes pieds au dernier de tes cils. Je te garderais toujours. Ce doit etre un bien delicieux, de posseder ainsi ce qu'on aime. Mon coeur fondrait dans ton coeur. Il s'approcha encore. Il aurait touche le bord de ses jupes, s'il avait allonge les mains. - Mais, je ne sais pas, je me sens loin de toi... Il y a quelque mur entre nous que mes poings fermes ne sauraient abattre. Je suis fort pourtant, aujourd'hui; je pourrais te lier de mes bras, te jeter sur mon epaule, t'emporter comme une chose a moi. Et ce n'est pas cela. Je ne t'aurais pas assez. Quand mes mains te prennent, elles ne tiennent qu'un rien de ton etre... Ou es-tu donc tout entiere, pour que j'aille t'y chercher? Il etait tombe sur les coudes, prosterne, dans une attitude ecrasee d'adoration. Il posa un baiser au bord de la jupe d'Albine. Alors, comme si elle avait recu ce baiser sur la peau, elle se leva toute droite. Elle portait les mains a ses tempes, affolee, balbutiante. - Non, je t'en supplie, marchons encore. Elle ne fuyait pas. Elle se laissait suivre par Serge, lentement, eperdument, les pieds butant contre les racines, la tete toujours entre les mains, pour etouffer la clameur qui montait en elle. Et quand ils sortirent du petit bois, ils firent quelques pas sur des gradins de rocher, ou s'accroupissait tout un peuple ardent de plantes grasses. C'etait un rampement, un jaillissement de betes sans nom entrevues dans un cauchemar, de monstres tenant de l'araignee, de la chenille, du cloporte, extraordinairement grandis, a peau nue et glauque, a peau herissee de duvets immondes, trainant des membres infirmes, des jambes avortees, des bras casses, les uns ballonnes comme des ventres obscenes, les autres avec des echines grossies d'un pullulement de gibbosites, d'autres degingandes, en loques, ainsi que des squelettes aux charnieres rompues. Les mamillaria entassaient des pustules vivantes, un grouillement de tortues verdatres, terriblement barbues de longs crins plus durs que des pointes d'acier. Les echinocactus, montrant davantage de peau, ressemblaient a des nids de jeunes viperes nouees. Les echinopsis n'etaient qu'une bosse, une excroissance au poil roux, qui faisait songer a quelque insecte geant roule en boule. Les opuntias dressaient en arbres leurs feuilles charnues, poudrees d'aiguilles rougies, pareilles a des essaims d'abeilles microscopiques, a des bourses pleines de vermine et dont les mailles crevaient. Les gasterias elargissaient des pattes de grands faucheux renverses, aux membres noiratres, pointilles, stries, damasses. Les cereus plantaient des vegetations honteuses, des polypiers enormes, maladies de cette terre trop chaude, debauches d'une seve empoisonnee. Mais les aloes surtout epanouissaient en foule leurs coeurs de plantes pamees; il y en avait de tous les verts, de tendres, de puissants, de jaunatres, de grisatres, de bruns eclabousses de rouille, de verts fonces bordes d'or pale; il y en avait de toutes les formes, aux feuilles larges decoupees comme des coeurs, aux feuilles minces semblables a des lames de glaive, les uns denteles d'epines, les autres finement ourles; d'enormes portant a l'ecart le haut baton de leurs fleurs, d'ou pendaient des colliers de corail rose; de petits pousses en tas sur une tige, ainsi que des floraisons charnues, dardant de toutes parts des langues agiles de couleuvre. - Retournons a l'ombre, implora Serge. Tu t'assoiras comme tout a l'heure, et je me mettrai a genoux, et je te parlerai. Il pleuvait la de larges gouttes de soleil. L'astre y triomphait, y prenait la terre nue, la serrait contre l'embrasement de sa poitrine. Dans l'etourdissement de la chaleur, Albine chancela, se tourna vers Serge. - Prends-moi, dit-elle d'une voix mourante. Des qu'ils se toucherent, ils s'abattirent, les levres sur les levres, sans un cri. Il leur semblait tomber toujours, comme si le roc se fut enfonce sous eux, indefiniment. Leurs mains errantes cherchaient sur leur visage, sur leur nuque, descendaient le long de leurs vetements. Mais c'etait une approche si pleine d'angoisse, qu'ils se releverent presque aussitot, exasperes, ne pouvant aller plus loin dans le contentement de leurs desirs. Et ils s'enfuirent, chacun par un sentier different. Serge courut jusqu'au pavillon, se jeta sur son lit, la tete en feu, le coeur au desespoir. Albine ne rentra qu'a la nuit, apres avoir pleure toutes ses larmes, dans un coin du jardin. Pour la premiere fois, ils ne revenaient pas ensemble, las de la joie des longues promenades. Pendant trois jours, ils se bouderent. Ils etaient horriblement malheureux. XIII. Cependant, a cette heure, le parc entier etait a eux. Ils en avaient pris possession, souverainement. Pas un coin de terre qui ne leur appartint. C'etait pour eux que le bois de roses fleurissait, que le parterre avait des odeurs douces, alanguies, dont les bouffees les endormaient, la nuit, par leurs fenetres ouvertes. Le verger les nourrissait, emplissait de fruits les jupes d'Albine, les rafraichissait de l'ombre musquee de ses branches, sous lesquelles il faisait si bon dejeuner, apres le lever du soleil. Dans les prairies, ils avaient les herbes et les eaux: les herbes qui elargissaient indefiniment leur royaume, en deroulant sans cesse devant eux des tapis de soie; les eaux qui etaient la meilleure de leurs joies, leur grande purete, leur grande innocence, le ruissellement de fraicheur ou ils aimaient a tremper leur jeunesse. Ils possedaient la foret, depuis les chenes enormes que dix hommes n'auraient pu embrasser, jusqu'aux bouleaux minces qu'un enfant aurait casse d'un effort; la foret avec tous ses arbres, toute son ombre, ses avenues, ses clairieres, ses trous de verdure, inconnus aux oiseaux eux-memes; la foret dont ils disposaient a leur guise, comme d'une tente geante, pour y abriter, a l'heure de midi, leur tendresse nee du matin. Ils regnaient partout, meme sur les rochers, sur les sources, sur ce sol terrible, aux plantes monstrueuses, qui avait tressailli sous le poids de leurs corps, et qu'ils aimaient, plus que les autres couches molles du jardin, pour l'etrange frisson qu'ils y avaient goute. Ainsi, maintenant, en face, a gauche, a droite, ils etaient les maitres, ils avaient conquis leur domaine, ils marchaient au milieu d'une nature amie, qui les connaissait, les saluant d'un rire au passage, s'offrant a leurs plaisirs, en servante soumise. Et ils jouissaient encore du ciel, du large pan bleu etale au-dessus de leurs tetes; les murailles ne l'enfermaient pas, mais il appartenait a leurs yeux, il entrait dans leur bonheur de vivre, le jour avec son soleil triomphant, la nuit avec sa pluie chaude d'etoiles. Il les ravissait a toutes les minutes de la journee, changeant comme une chair vivante, plus blanc au matin qu'une fille a son lever, dore a midi d'un desir de fecondite, pame le soir dans la lassitude heureuse de ses tendresses. Jamais il n'avait le meme visage. Chaque soir, surtout, il les emerveillait, a l'heure des adieux. Le soleil glissant a l'horizon trouvait toujours un nouveau sourire. Parfois, il s'en allait, au milieu d'une paix sereine, sans un nuage, noye peu a peu dans un bain d'or. D'autres fois, il eclatait en rayons de pourpre, il crevait sa robe de vapeur, s'echappait en ondees de flammes qui barraient le ciel de queues de cometes gigantesques, dont les chevelures incendiaient les cimes des hautes futaies. Puis, c'etaient, sur des plages de sable rouge, sur des bancs allonges de corail rose, un coucher d'astre attendri, soufflant un a un ses rayons; ou encore un coucher discret, derriere quelque gros nuage, drape comme un rideau d'alcove de soie grise, ne montrant qu'une rougeur de veilleuse, au fond de l'ombre croissante; ou encore un coucher passionne, des blancheurs renversees, peu a peu saignantes sous le disque embrase qui les mordait, finissant par rouler avec lui derriere l'horizon, au milieu d'un chaos de membres tordus qui s'ecroulait dans de la lumiere. Les plantes seules n'avaient pas fait leur soumission. Albine et Serge marchaient royalement dans la foule des animaux qui leur rendaient obeissance. Lorsqu'ils traversaient le parterre, des vols de papillons se levaient pour le plaisir de leurs yeux, les eventaient de leurs ailes battantes, les suivaient comme le frisson vivant du soleil, comme des fleurs envolees secouant leur parfum. Au verger, ils se rencontraient, en haut des arbres, avec les oiseaux gourmands; les pierrots, les pinsons, les loriots, les bouvreuils, leur indiquaient les fruits les plus murs, tout cicatrises des coups de leur bec; et il y avait la un vacarme d'ecoliers en recreation, une gaiete turbulente de maraude, des bandes effrontees qui venaient voler des cerises a leurs pieds, pendant qu'ils dejeunaient, a califourchon sur les branches. Albine s'amusait plus encore dans les prairies, a prendre les petites grenouilles vertes accroupies le long des brins de jonc, avec leurs yeux d'or, leur douceur de betes contemplatives; tandis que, a l'aide d'une paille seche, Serge faisait sortir les grillons de leurs trous, chatouillait le ventre des cigales pour les engager a chanter, ramassait des insectes bleus, des insectes roses, des insectes jaunes, qu'il promenait ensuite sur ses manches, pareils a des boutons de saphir, de rubis et de topaze; puis, la etait la vie mysterieuse des rivieres, les poissons a dos sombre filant dans le vague de l'eau, les anguilles devinees au trouble leger des herbes, le frai s'eparpillant au moindre bruit comme une fumee de sable noiratre, les mouches montees sur de grands patins ridant la nappe morte de larges ronds argentes, tout ce pullulement silencieux qui les retenait le long des rives leur donnait l'envie souvent de se planter, les jambes nues, au beau milieu du courant, pour sentir le glissement sans fin de ces millions d'existences. D'autres jours, les jours de langueur tendre, c'etait sous les arbres de la foret, dans l'ombre sonore, qu'ils allaient ecouter les serenades de leurs musiciens, la flute de cristal des rossignols, la petite trompette argentine des mesanges, l'accompagnement lointain des coucous; ils s'emerveillaient du vol brusque des faisans, dont la queue mettait comme une raie de soleil au milieu des branches; ils s'arretaient, souriants, laissant passer a quelques pas une bande joueuse de jeunes chevreuils, ou des couples de cerfs serieux qui ralentissaient leur trot pour les regarder. D'autres jours encore, lorsque le ciel brulait, ils montaient sur les roches, ils prenaient plaisir aux nuees de sauterelles que leurs pieds faisaient lever des landes de thym, avec le crepitement d'un brasier qui s'effare; les couleuvres deroulees au bord des buissons roussis, les lezards allonges sur les pierres chauffees a blanc, les suivaient d'un oeil amical; les flamants roses, qui trempaient leurs pattes dans l'eau des sources, ne s'envolaient pas a leur approche, rassurant par leur gravite confiante les poules d'eau assoupies au milieu du bassin. Cette vie du parc, Albine et Serge ne la sentaient grandir autour d'eux que depuis le jour ou ils s'etaient senti vivre eux-memes, dans un baiser. Maintenant, elle les assourdissait par instants, elle leur parlait une langue qu'ils n'entendaient pas, elle leur adressait des sollicitations, auxquelles ils ne savaient comment ceder. C'etait cette vie, toutes ces voix et ces chaleurs d'animaux, toutes ces odeurs et ces ombres de plantes, qui les troublaient, au point de les facher l'un contre l'autre. Et, cependant, ils ne trouvaient dans le parc qu'une familiarite affectueuse. Chaque herbe, chaque bestiole, leur devenaient des amies. Le Paradou etait une grande caresse. Avant leur venue, pendant plus de cent ans, le soleil seul avait regne la, en maitre libre, accrochant sa splendeur a chaque branche. Le jardin, alors, ne connaissait que lui. Il le voyait, tous les matins, sauter le mur de cloture de ses rayons obliques, s'asseoir d'aplomb a midi sur la terre pamee, s'en aller le soir, a l'autre bout, en un baiser d'adieu rasant les feuillages. Aussi le jardin n'avait-il plus honte, il accueillait Albine et Serge, comme il avait si longtemps accueilli le soleil, en bons enfants avec lesquels on ne se gene pas. Les betes, les arbres, les eaux, les pierres, restaient d'une extravagance adorable, parlant tout haut, vivant tout nus, sans un secret, etalant l'effronterie innocente, la belle tendresse des premiers jours du monde. Ce coin de nature riait discretement des peurs d'Albine et de Serge, il se faisait plus attendri, deroulait sous leurs pieds ses couches de gazon les plus molles, rapprochait les arbustes pour leur menager des sentiers etroits. S'il ne les avait pas encore jetes aux bras l'un de l'autre, c'etait qu'il se plaisait a promener leurs desirs, a s'egayer de leurs baisers maladroits, sonnant sous les ombrages comme des cris d'oiseaux courrouces. Mais eux, souffrant de la grande volupte qui les entourait, maudissaient le jardin. L'apres- midi ou Albine avait tant pleure, a la suite de leur promenade dans les rochers, elle avait crie au Paradou, en le sentant si vivant et si brulant autour d'elle: - Si tu es notre ami, pourquoi nous desoles-tu? XIV. Des le lendemain, Serge se barricada dans sa chambre. L'odeur du parterre l'exasperait. Il tira les rideaux de calicot, pour ne plus voir le parc, pour l'empecher d'entrer chez lui. Peut-etre retrouverait-il la paix de l'enfance, loin de ces verdures, dont l'ombre etait comme un frolement sur sa peau. Puis, dans leurs longues heures de tete-a-tete, Albine et lui ne parlerent plus ni des roches, ni des eaux, ni des arbres, ni du ciel. Le Paradou n'existait plus. Ils tachaient de l'oublier. Et ils le sentaient quand meme la, tout-puissant, enorme, derriere les rideaux minces; des odeurs d'herbe penetraient par les fentes des boiseries; des voix prolongees faisaient sonner les vitres; toute la vie du dehors riait, chuchotait, embusquee sous les fenetres. Alors, palissants, ils haussaient la voix, ils cherchaient quelque distraction qui leur permit de ne pas entendre. - Tu n'a pas vu? dit Serge un matin, dans une de ces heures de trouble; il y a la, au-dessus de la porte, une femme peinte qui te ressemble. Il riait bruyamment. Et ils revinrent aux peintures; ils trainerent de nouveau la table le long des murs, cherchant a s'occuper. - Oh! non, murmura Albine, elle est bien plus grosse que moi. Puis, on ne peut pas savoir: elle est si drolement couchee, la tete en bas! Ils se turent. De la peinture deteinte, mangee par le temps, se levait une scene qu'ils n'avaient point encore apercue. C'etait une resurrection de chairs tendres sortant du gris de la muraille, une image ravivee, dont les details semblaient reparaitre un a un, dans la chaleur de l'ete. La femme couchee se renversait sous l'etreinte d'un faune aux pieds de bouc. On distinguait nettement les bras rejetes, le torse abandonne, la taille roulante de cette grande fille nue, surprise sur des gerbes de fleurs, fauchees par de petits Amours, qui, la faucille en main, ajoutaient sans cesse a la couche de nouvelles poignees de roses. On distinguait aussi l'effort du faune, sa poitrine soufflante qui s'abattait. Puis, a l'autre bout, il n'y avait plus que les deux pieds de la femme, lances en l'air, s'envolant comme deux colombes roses. - Non, repeta Albine, elle ne me ressemble pas... Elle est laide. Serge ne dit rien. Il regardait la femme, il regardait Albine, ayant l'air de comparer. Celle-ci retroussa une de ses manches jusqu'a l'epaule, pour montrer qu'elle avait le bras plus blanc. Et ils se turent une seconde fois, revenant a la peinture, ayant sur les levres des questions qu'ils ne voulaient pas se faire. Les larges yeux bleus d'Albine se poserent un instant sur les yeux gris de Serge, ou luisait une flamme. - Tu as donc repeint toute la chambre? s'ecria-t-elle, en sautant de la table. On dirait que ce monde-la se reveille. Ils se mirent a rire, mais d'un rire inquiet, avec des coups d'oeil jetes aux Amours qui polissonnaient et aux grandes nudites etalant des corps presque entiers. Ils voulurent tout revoir, par bravade, s'etonnant a chaque panneau, s'appelant pour se montrer des membres de personnages qui n'etaient certainement pas la le mois passe. C'etaient des reins souples plies sur des bras nerveux, des jambes se dessinant jusqu'aux hanches, des femmes reparues dans des embrassades d'hommes, dont les mains elargies ne serraient auparavant que le vide. Les Amours de platre de l'alcove semblaient eux-memes se culbuter avec une effronterie plus libre. Et Albine ne parlait plus d'enfants qui jouaient, Serge ne hasardait plus des hypotheses a voix haute. Ils devenaient graves, ils s'attardaient devant les scenes, souhaitant que la peinture retrouvat d'un coup tout son eclat, alanguis et troubles davantage par les derniers voiles qui cachaient les crudites des tableaux. Ces revenants de la volupte achevaient de leur apprendre la science d'aimer. Mais Albine s'effraya. Elle echappa a Serge dont elle sentait le souffle plus chaud sur son cou. Elle vint s'asseoir a un bout du canape, en murmurant: - Ils me font peur, a la fin. Les hommes ressemblent a des bandits, les femmes ont des yeux mourants de personnes qu'on tue. Serge se mit a quelques pas d'elle, dans un fauteuil, parlant d'autre chose. Ils etaient tres las tous les deux, comme s'ils avaient fait une longue course. Et ils eprouvaient un malaise, a croire que les peintures les regardaient. Les grappes d'Amours roulaient hors des lambris, avec un tapage de chairs amoureuses, une debandade de gamins ehontes leur jetant leurs fleurs, les menacants de les lier ensemble, a l'aide des faveurs bleues dont ils enchainaient etroitement deux amants, dans un coin du plafond. Les couples s'animaient, deroulaient l'histoire de cette grande fille nue aimee d'un faune, qu'ils pouvaient reconstruire depuis le guet du faune derriere un buisson de roses, jusqu'a l'abandon de la grande fille au milieu des roses effeuillees. Est-ce qu'ils allaient tous descendre? N'etait-ce pas eux qui soupiraient deja, et dont l'haleine emplissait la chambre de l'odeur d'une volupte ancienne? - On etouffe, n'est-ce pas? dit Albine. J'ai eu beau donner de l'air, la chambre a toujours senti le vieux. - L'autre nuit, raconta Serge, j'ai ete reveille par un parfum si penetrant, que je t'ai appelee, croyant que tu venais d'entrer dans la chambre. On aurait dit la tiedeur de tes cheveux, lorsque tu piques dedans des brins d'heliotrope... Les premiers jours, cela arrivait de loin, comme un souvenir d'odeur. Mais a present, je ne puis plus dormir, l'odeur grandit jusqu'a me suffoquer. Le soir surtout, l'alcove est si chaude que je finirai par coucher sur le canape. Albine mit un doigt a ses levres, murmurant: - C'est la morte, tu sais, celle qui a vecu ici. Ils allerent flairer l'alcove plaisantant, tres serieux au fond. Assurement, jamais l'alcove n'avait exhale une senteur si troublante. Les murs semblaient encore frissonnants d'un frolement de jupe musquee. Le parquet avait garde la douceur embaumee de deux pantoufles de satin tombees devant le lit. Et, sur le lit lui-meme, contre le bois du chevet, Serge pretendait retrouver l'empreinte d'une petite main, qui avait laisse la son parfum persistant de violette. De tous les meubles, a cette heure, se levait le fantome odorant de la morte. - Tiens! voila le fauteuil ou elle devait s'asseoir, cria Albine. On sent ses epaules, dans le dossier. Et elle s'assit elle-meme, elle dit a Serge de se mettre a genoux pour lui baiser la main. - Tu te souviens, le jour ou je t'ai recu, en te disant: "Bonjour, mon cher seigneur..." Mais ce n'etait pas tout, n'est-ce pas? Il lui baisait les mains, quand ils avaient referme la porte... Les voila, mes mains. Elles sont a toi. Alors, ils tenterent de recommencer leurs anciens jeux, pour oublier le Paradou dont ils entendaient le grand rire croissant, pour ne plus voir les peintures, pour ne plus ceder aux langueurs de l'alcove. Albine faisait des mines, se renversait, riait de la figure sotte que Serge avait a ses pieds. - Gros beta, prends-moi la taille, dis-moi des choses aimables, puisque tu es cense mon amoureux... Tu ne sais donc pas m'aimer? Mais des qu'il la tenait, qu'il la soulevait brutalement, elle se debattait, elle s'echappait, toute fachee. - Non, laisse-moi, je ne veux pas!... On meurt dans cette chambre. A partir de ce jour, ils eurent peur de la chambre, de meme qu'ils avaient peur du jardin. Leur dernier asile devenait un lieu redoutable, ou ils ne pouvaient se trouver ensemble, sans se surveiller d'un regard furtif. Albine n'y entrait presque plus; elle restait sur le seuil, la porte grande ouverte derriere elle, comme pour se menager une fuite prompte. Serge y vivait seul, dans une anxiete douloureuse, etouffant davantage, couchant sur le canape, tachant d'echapper aux soupirs du parc, aux odeurs des vieux meubles. La nuit, les nudites des peintures lui donnaient des reves fous, dont il ne gardait au reveil qu'une inquietude nerveuse. Il se crut malade de nouveau; sa sante avait un dernier besoin pour se retablir completement, le besoin d'une plenitude supreme, d'une satisfaction entiere qu'il ne savait ou aller chercher. Alors, il passa ses journees, silencieux, les yeux meurtris, ne s'eveillant d'un leger tressaillement qu'aux heures ou Albine venait le voir. Ils demeuraient en face l'un de l'autre, a se regarder gravement, avec de rares paroles tres douces, qui les navraient. Les yeux d'Albine etaient encore plus meurtris que ceux de Serge, et ils l'imploraient. Puis, au bout d'une semaine, Albine ne resta plus que quelques minutes. Elle paraissait l'eviter. Elle arrivait, toute soucieuse, se tenait debout, avait hate de sortir. Quand il l'interrogeait, lui reprochant de n'etre plus son amie, elle detournait la tete, pour ne pas avoir a repondre. Jamais elle ne voulait lui conter l'emploi des matinees qu'elle vivait loin de lui. Elle secouait la tete d'un air gene, parlait de sa paresse. S'il la pressait davantage, elle se retirait d'un bond, lui jetait le soir un simple adieu au travers de la porte. Cependant, lui, voyait bien qu'elle devait pleurer souvent. Il suivait sur son visage les phases d'un espoir toujours decu, la continuelle revolte d'un desir acharne a se satisfaire. Certains jours, elle etait mortellement triste, la face decouragee, avec une marche lente qui hesitait a tenter plus longtemps la joie de vivre. D'autres jours, elle avait des rires contenus, la figure rayonnante d'une pensee de triomphe, dont elle ne voulait pas parler encore, les pieds inquiets, ne pouvant tenir en place, ayant hate de courir a une derniere certitude. Et, le lendemain, elle retombait a ses desolations, pour se remettre a esperer le jour suivant. Mais ce qu'il lui devint bientot impossible de cacher, ce fut une immense fatigue, une lassitude qui lui brisait les membres. Meme aux instants de confiance, elle flechissait, elle glissait au sommeil, les yeux ouverts. Serge avait cesse de la questionner, comprenant qu'elle ne voulait pas repondre. Maintenant, des qu'elle entrait, il la regardait avec anxiete, craignant qu'elle n'eut plus la force un soir de revenir jusqu'a lui. Ou pouvait-elle se lasser ainsi? Quelle lutte de chaque heure la rendait si desolee et si heureuse? Un matin, un leger pas qu'il entendit sous ses fenetres le fit tressaillir. Ce ne pouvait etre un chevreuil qui se hasardait de la sorte. Il connaissait trop bien ce pas rythme dont les herbes n'avaient pas a souffrir. Albine courait sans lui le Paradou. C'etait du Paradou qu'elle lui rapportait des decouragements, qu'elle lui rapportait des esperances, tout ce combat, toute cette lassitude dont elle se mourait. Et il se doutait bien de ce qu'elle cherchait, seule, au fond des feuillages, sans une parole, avec un entetement muet de femme qui s'est jure de trouver. Des lors, il ecouta son pas. Il n'osait soulever le rideau, la suivre de loin a travers les branches; mais il goutait une singuliere emotion, presque douloureuse, a savoir si elle allait a gauche ou a droite, si elle s'enfoncait dans le parterre, et jusqu'ou elle poussait ses courses. Au milieu de la vie bruyante du parc, de la voix roulante des arbres, du ruissellement des eaux, de la chanson continue des betes, il distinguait le petit bruit de ses bottines, si nettement, qu'il aurait pu dire si elle marchait sur le gravier des rivieres, ou sur la terre emiettee de la foret, ou sur les dalles des roches nues. Meme il en arriva a reconnaitre, au retour, les joies ou les tristesses d'Albine au choc nerveux de ses talons. Des qu'elle montait l'escalier, il quittait la fenetre, il ne lui avouait pas qu'il l'avait ainsi accompagnee partout. Mais elle avait du deviner sa complicite, car elle lui contait ses recherches, desormais, d'un regard. - Reste, ne sors plus, lui dit-il a mains jointes, un matin qu'il la voyait essoufflee encore de la ville. Tu me desesperes. Elle s'echappa, irritee. Lui, commencait a souffrir davantage de ce jardin tout sonore des pas d'Albine. Le petit bruit des bottines etait une voix de plus qui l'appelait, une voix dominante dont le retentissement grandissait en lui. Il se ferma les oreilles, il ne voulut plus entendre, et le pas, au loin, gardait un echo, dans le battement de son coeur. Puis, le soir, lorsqu'elle revenait, c'etait tout le parc qui rentrait derriere elle, avec les souvenirs de leurs promenades, le lent eveil de leurs tendresses, au milieu de la nature complice. Elle semblait plus grande, plus grave, comme murie par ses courses solitaires. Il ne restait rien en elle de l'enfant joueuse, tellement qu'il claquait des dents parfois, en la regardant, a la voir si desirable. Ce fut un jour, vers midi, que Serge entendit Albine revenir au galop. Il s'etait defendu de l'ecouter, lorsqu'elle etait partie. D'ordinaire, elle ne rentrait que tard. Et il demeura surpris des sauts qu'elle devait faire, allant droit devant elle, brisant les branches qui barraient les sentiers. En bas, sous les fenetres, elle riait. Lorsqu'elle fut dans l'escalier, elle soufflait si fortement, qu'il crut sentir la chaleur de son haleine sur son visage. Et elle ouvrit la porte toute grande, elle cria: - J'ai trouve! Elle s'etait assise, elle repetait doucement, d'une voix suffoquee: - J'ai trouve! J'ai trouve! Mais Serge lui mit la main sur les levres, eperdu, balbutiant: - Je t'en prie, ne me dis rien. Je ne veux rien savoir. Cela me tuerait, si tu parlais. Alors, elle se tut, les yeux ardents, serrant les levres pour que les paroles n'en jaillissent pas malgre elle. Et elle resta dans la chambre jusqu'au soir, cherchant le regard de Serge, lui confiant un peu de ce qu'elle savait, des qu'elle parvenait a le rencontrer. Elle avait comme de la lumiere sur la face. Elle sentait si bon, elle etait si sonore de vie, qu'il la respirait, qu'elle entrait en lui autant par l'ouie que par la vue. Tous ses sens la buvaient. Et il se defendait desesperement contre cette lente possession de son etre. Le lendemain, lorsqu'elle fut descendue, elle s'installa de meme dans la chambre. - Tu ne sors pas? demanda-t-il, se sentant vaincu, si elle demeurait la. Elle repondit que non, qu'elle ne sortirait plus. A mesure qu'elle se delassait, il la sentait plus forte, plus triomphante. Bientot elle pourrait le prendre par le petit doigt, le mener a cette couche d'herbe, dont son silence contait si haut la douceur. Ce jour-la, elle ne parla pas encore, elle se contenta de l'attirer a ses pieds, assis sur un coussin. Le jour suivant seulement, elle se hasarda a dire: - Pourquoi t'emprisonnes-tu ici? Il fait si bon sous les arbres! Il se souleva, les bras tendus, suppliant. Mais elle riait. - Non, non, nous n'irons pas, puisque tu ne veux pas... C'est cette chambre qui a une si singuliere odeur! Nous serions mieux dans le jardin, plus a l'aise, plus a l'abri. Tu as tort d'en vouloir au jardin. Il s'etait remis a ses pieds, muet, les paupieres baissees, avec des fremissements qui lui couraient sur la face. - Nous n'irons pas, reprit-elle, ne te fache pas. Mais est-ce que tu ne preferes pas les herbes du parc a ces peintures? Tu te rappelles tout ce que nous avons vu ensemble... Ce sont ces peintures qui nous attristent. Elles sont genantes, a nous regarder toujours. Et comme il s'abandonnait peu a peu contre elle, elle lui passa un bras au cou, elle lui renversa la tete sur ses genoux, murmurant encore, a voix plus basse: - C'est comme cela qu'on serait bien, dans un coin que je connais. La, rien ne nous troublerait. Le grand air guerirait ta fievre. Elle se tut, sentant qu'il frissonnait. Elle craignait qu'un mot trop vif ne le rendit a ses terreurs. Lentement, elle le conquerait, rien qu'a promener sur son visage la caresse bleue de son regard. Il avait releve les paupieres, il reposait sans tressaillements nerveux, tout a elle. - Ah! si tu savais! souffla-t-elle doucement a son oreille. Elle s'enhardit, en voyant qu'il ne cessait pas de sourire. - C'est un mensonge, ce n'est pas defendu, murmura-t-elle. Tu es un homme, tu ne dois pas avoir peur... Si nous allions la, et que quelque danger me menacat, tu me defendrais, n'est-ce pas? Tu saurais bien m'emporter a ton cou? Moi, je suis tranquille, quand je suis avec toi... Vois donc comme tu as des bras forts. Est-ce qu'on redoute quelque chose, lorsqu'on des bras aussi forts que les tiens! D'une main, elle le flattait, longuement, sur les cheveux, sur la nuque, sur les epaules. - Non, ce n'est pas defendu, reprit-elle. Cette histoire-la est bonne pour les betes. Ceux qui l'ont repandue, autrefois, avaient interet a ce qu'on n'allat pas les deranger dans l'endroit le plus delicieux du jardin... Dis-toi que, des que tu seras assis sur ce tapis d'herbe, tu seras parfaitement heureux. Alors seulement nous connaitrons tout, nous serons les vrais maitres... Ecoute-moi, viens avec moi. Il refusa de la tete, mais sans colere, en homme que ce jeu amusait. Puis, au bout d'un silence, desole de la voir bouder, voulant qu'elle le caressat encore, il ouvrit enfin les levres, il demanda: - Ou est-ce? Elle ne repondit pas d'abord. Elle semblait regarder au loin. - C'est la-bas, murmura-t-elle. Je ne puis pas t'indiquer. Il faut suivre la longue allee, puis on tourne a gauche, et encore a gauche. Nous avons du passer a cote vingt fois... Va, tu aurais beau chercher, tu ne trouverais pas, si je ne t'y menais par la main. Moi, j'irais tout droit, bien qu'il me soit impossible de t'enseigner le chemin. - Et qui t'a conduite? - Je ne sais pas... Les plantes, ce matin-la, avaient toutes l'air de me pousser de ce cote. Les branches longues me fouettaient par- derriere, les herbes menageaient des pentes, les sentiers s'offraient d'eux-memes. Et je crois que les betes s'en melaient aussi, car j'ai vu un cerf qui galopait devant moi comme pour m'inviter a le suivre, tandis qu'un vol de bouvreuils allait d'arbre en arbre, m'avertissant par de petits cris, lorsque j'etais tentee de prendre une mauvaise route. - Et c'est tres beau? De nouveau, elle ne repondit pas. Une profonde extase noyait ses yeux. Et quand elle put parler: - Beau comme je ne saurais le dire... J'ai ete penetree d'un tel charme, que j'ai eu simplement conscience d'une joie sans nom, tombant des feuillages, dormant sur les herbes. Et je suis revenue en courant, pour te ramener avec moi, pour ne pas gouter sans toi le bonheur de m'asseoir dans cette ombre. Elle lui reprit le cou entre ses bras, le suppliant ardemment, de tout pres, les levres presque sur ses levres. - Oh! tu viendras, balbutia-t-elle. Songe que je vivrais desolee, si tu ne venais pas... C'est une envie que j'ai, un besoin lointain, qui a grandi chaque jour, qui maintenant me fait souffrir. Tu ne peux pas vouloir que je souffre?... Et quand meme tu devrais en mourir, quand meme cette ombre nous tuerait tous les deux, est-ce que tu hesiterais, est-ce que tu aurais le moindre regret? Nous resterions couches ensemble, au pied de l'arbre; nous dormirions toujours, l'un contre l'autre. Cela serait tres bon, n'est-ce pas? - Oui, oui, begaya-t-il, gagne par l'affolement de cette passion toute vibrante de desir. - Mais nous ne mourrons pas, continua-t-elle, haussant la voix, avec un rire de femme victorieuse; nous vivrons pour nous aimer... C'est un arbre de vie, un arbre sous lequel nous serons plus forts, plus sains, plus parfaits. Tu verras, tout nous deviendra aise. Tu pourras me prendre, ainsi que tu revais de le faire, si etroitement, que pas un bout de mon corps ne sera hors de toi. Alors, j'imagine quelque chose de celeste qui descendra en nous... Veux-tu? Il palissait, il battait des paupieres, comme si une grande clarte l'eut gene. - Veux-tu? Veux-tu? repeta-t-elle, plus brulante, deja soulevee a demi. Il se mit debout, il la suivit, chancelant d'abord, puis attache a sa taille, ne pouvant se separer d'elle. Il allait ou elle allait, entraine dans l'air chaud coulant de sa chevelure. Et comme il venait un peu en arriere, elle se tournait a demi; elle avait un visage tout luisant d'amour, une bouche et des yeux de tentation, qui l'appelaient, avec un tel empire, qu'il l'aurait ainsi accompagnee, partout en chien fidele. XV. Ils descendirent, ils marcherent au milieu du jardin, sans que Serge cessat de sourire. Il n'apercut les verdures que dans les miroirs clairs des yeux d'Albine. Le jardin, en les voyant, avait eu comme un rire prolonge, un murmure satisfait volant de feuille en feuille, jusqu'au bout des avenues les plus profondes. Depuis des journees, il devait les attendre, ainsi lies a la taille, reconcilies avec les arbres, cherchant sur les couches d'herbe leur amour perdu. Un chut solennel courut sous les branches. Le ciel de deux heures avait un assoupissement de brasier. Des plantes se haussaient pour les regarder passer. - Les entends-tu? demandait Albine a demi-voix. Elles se taisent quand nous approchons. Mais, au loin, elles nous attendent, elles se confient de l'une a l'autre le chemin qu'elles doivent nous indiquer... Je t'avais bien dit que nous n'aurions pas a nous inquieter des sentiers. Ce sont les arbres qui me montrent la route, de leurs bras tendus. En effet, le parc entier les poussait doucement. Derriere eux, il semblait qu'une barriere de buissons se herissat, pour les empecher de revenir sur leurs pas; tandis que, devant eux, le tapis des gazons se deroulait, si aisement, qu'ils ne regardaient meme plus a leurs pieds, s'abandonnant aux pentes douces des terrains. - Et les oiseaux nous accompagnent, reprenait Albine. Ce sont des mesanges, cette fois. Les vois-tu?... Elles filent le long des haies, elles s'arretent a chaque detour, pour veiller a ce que nous ne nous egarions pas. Ah! si nous comprenions leur chant, nous saurions qu'elles nous invitent a nous hater. Puis, elle ajoutait: - Toutes les betes du parc sont avec nous. Ne les sens-tu pas? Il y a un grand frolement qui nous suit: ce sont les oiseaux dans les arbres, les insectes dans les herbes, les chevreuils et les cerfs dans les taillis, et jusqu'aux poissons, dont les nageoires battent les eaux muettes... Ne te retourne pas, cela les effrayerait; mais je suis sure que nous avons un beau cortege. Cependant, ils marchaient toujours, d'un pas sans fatigue. Albine ne parlait que pour charmer Serge de la musique de sa voix. Serge obeissait a la moindre pression de la main d'Albine. Ils ignoraient l'un et l'autre ou ils passaient, certains d'aller droit ou ils voulaient aller. Et, a mesure qu'ils avancaient, le jardin se faisait plus discret, retenait le soupir de ses ombrages, le bavardage de ses eaux, la vie ardente de ses betes. Il n'y avait plus qu'un grand silence frissonnant, une attente religieuse. Alors, instinctivement, Albine et Serge leverent la tete. En face d'eux etait un feuillage colossal. Et, comme ils hesitaient, un chevreuil, qui les regardait de ses beaux yeux doux, sauta d'un bond dans les taillis. - C'est la, dit Albine. Elle s'approcha la premiere, la tete de nouveau tournee, tirant a elle Serge; puis, ils disparurent derriere le frisson des feuilles remuees, et tout se calma. Ils entraient dans une paix delicieuse. C'etait, au centre, un arbre noye d'une ombre si epaisse, qu'on ne pouvait en distinguer l'essence. Il avait une taille geante, un tronc qui respirait comme une poitrine, des branches qu'il etendait au loin, pareilles a des membres protecteurs. Il semblait bon, robuste, puissant, fecond; il etait le doyen du jardin, le pere de la foret, l'orgueil des herbes, l'ami du soleil qui se levait et se couchait chaque jour sur sa cime. De sa voute verte, tombait toute la joie de la creation: des odeurs de fleurs, des chants d'oiseaux, des gouttes de lumiere, des reveils frais d'aurore, des tiedeurs endormies de crepuscule. Sa seve avait une telle force, qu'elle coulait de son ecorce; elle le baignait d'une buee de fecondation; elle faisait de lui la virilite meme de la terre. Et il suffisait a l'enchantement de la clairiere. Les autres arbres, autour de lui, batissaient le mur impenetrable qui l'isolait au fond d'un tabernacle de silence et de demi-jour; il n'y avait la qu'une verdure, sans un coin de ciel, sans une echappee d'horizon, qu'une rotonde, drapee partout de la soie attendrie des feuilles, tendue a terre du velours satine des mousses. On y entrait comme dans le cristal d'une source, au milieu d'une limpidite verdatre, nappe d'argent assoupie sous un reflet de roseaux. Couleurs, parfums, sonorites, frissons, tout restait vague, transparent, innomme, pame d'un bonheur allant jusqu'a l'evanouissement des choses. Une langueur d'alcove, une lueur de nuit d'ete mourant sur l'epaule nue d'une amoureuse, un balbutiement d'amour a peine distinct, tombant brusquement a un grand spasme muet, trainaient dans l'immobilite des branches que pas un souffle n'agitait. Solitude nuptiale, toute peuplee d'etres embrasses, chambre vide, ou l'on sentait quelque part, derriere des rideaux tires, dans un accouplement ardent, la nature assouvie aux bras du soleil. Par moments, les reins de l'arbre craquaient; ses membres se raidissaient comme ceux d'une femme en couches; la sueur de vie qui coulait de son ecorce pleuvait plus largement sur les gazons d'alentour, exhalant la mollesse d'un desir, noyant l'air d'abandon, palissant la clairiere d'une jouissance. L'arbre alors defaillait avec son ombre, ses tapis d'herbe, sa ceinture d'epais taillis. Il n'etait plus qu'une volupte. Albine et Serge restaient ravis. Des que l'arbre les eut pris sous la douceur de ses branches, ils se sentirent gueris de l'anxiete intolerable dont ils avaient souffert. Ils n'eprouvaient plus cette peur qui les faisait se fuir, ces luttes chaudes, desesperees, dans lesquelles ils se meurtrissaient, sans savoir contre quel ennemi ils resistaient si furieusement. Au contraire, une confiance absolue, une serenite supreme les emplissaient; ils s'abandonnaient l'un a l'autre, glissant lentement au plaisir d'etre ensemble, tres loin, au fond d'une retraite miraculeusement cachee. Sans se douter encore de ce que le jardin exigeait d'eux, ils le laissaient libre de disposer de leur tendresse; ils attendaient, sans trouble, que l'arbre leur parlat. L'arbre les mettait dans un aveuglement d'amour tel, que la clairiere disparaissait, immense, royale, n'ayant plus qu'un bercement d'odeur. Ils s'etaient arretes, avec un leger soupir, saisis par la fraicheur musquee. - L'air a le gout d'un fruit, murmura Albine. Serge, a son tour, dit tres bas: - L'herbe est si vivante, que je crois marcher sur un coin de ta robe. Ils baissaient la voix par un sentiment religieux. Ils n'eurent pas meme la curiosite de regarder en l'air, pour voir l'arbre. Ils en sentaient trop la majeste sur leurs epaules. Albine, d'un regard, demandait si elle avait exagere l'enchantement des verdures. Serge repondait par deux larmes claires, qui coulaient sur ses joues. Leur joie d'etre enfin la restait indicible. - Viens, dit-elle a son oreille, d'une voix plus legere qu'un souffle. Et elle alla, la premiere, se coucher au pied meme de l'arbre. Elle lui tendit les mains avec un sourire, tandis que lui, debout, souriait aussi, en lui donnant les siennes. Lorsqu'elle les tint, elle l'attira a elle, lentement. Il tomba a son cote. Il la prit tout de suite contre sa poitrine. Cette etreinte les laissa pleins d'aise. - Ah! tu te rappelles, dit-il, ce mur qui semblait nous separer... Maintenant, je te sens, il n'y a plus rien entre nous... Tu ne souffres pas? - Non, non, repondit-elle. Il fait bon. Ils garderent le silence, sans se lacher. Une emotion delicieuse, sans secousse, douce comme une nappe de lait repandue, les envahissait. Puis, Serge promena les mains le long du corps d'Albine. Il repetait: --Ton visage est a moi, tes yeux, ta bouche, tes joues... Tes bras sont a moi, depuis tes ongles jusqu'a tes epaules... Tes pieds sont a moi, tes genoux sont a moi, toute ta personne est a moi. Et il lui baisait le visage, sur les yeux, sur la bouche, sur les joues. Il lui baisait les bras, a petits baisers rapides, remontant des doigts jusqu'aux epaules. Il lui baisait les pieds, il lui baisait les genoux. Il la baignait d'une pluie de baisers, tombant a larges gouttes, tiedes comme les gouttes d'une averse d'ete, partout, lui battant le cou, les seins, les hanches, les flancs. C'etait une prise de possession sans emportement, continue, conquerant les plus petites veines bleues sous la peau rose. - C'est pour me donner que je te prends, reprit-il. Je veux me donner a toi tout entier, a jamais; car, je le sais bien a cette heure, tu es ma maitresse, ma souveraine, celle que je dois adorer a genoux. Je ne suis ici que pour t'obeir, pour rester a tes pieds, guettant tes volontes, te protegeant de mes bras etendus, ecartant du souffle les feuilles volantes qui troubleraient ta paix... Oh! daigne permettre que je disparaisse, que je m'absorbe dans ton etre, que je sois l'eau que tu bois, le pain que tu manges. Tu es ma fin. Depuis que je me suis eveille au milieu de ce jardin, j'ai marche a toi, j'ai grandi pour toi. Toujours, comme but, comme recompense, j'ai vu ta grace. Tu passais dans le soleil, avec ta chevelure d'or; tu etais une promesse m'annoncant que tu me ferais connaitre, un jour, la necessite de cette creation, de cette terre, de ces arbres, de ces eaux, de ce ciel, dont le mot supreme m'echappe encore... Je t'appartiens, je suis esclave, je t'ecouterai, les levres sur tes pieds. Il disait ces choses, courbe a terre, adorant la femme. Albine, orgueilleuse, se laissait adorer. Elle tendait les doigts, les seins, les levres, aux baisers devots de Serge. Elle se sentait reine, a le regarder si fort et si humble devant elle. Elle l'avait vaincu, elle le tenait a sa merci, elle pouvait d'un seul mot disposer de lui. Et ce qui la rendait toute-puissante, c'etait qu'elle entendait autour d'eux le jardin se rejouir de son triomphe, l'aider d'une clameur lentement grossie. Serge n'avait plus que des balbutiements. Ses baisers s'egaraient. Il murmura encore: - Ah! je voudrais savoir... Je voudrais te prendre, te garder, mourir peut-etre, ou nous envoler, je ne puis pas dire... Tous deux, renverses, resterent muets, perdant haleine, la tete roulante. Albine eut la force de lever un doigt, comme pour inviter Serge a ecouter. C'etait le jardin qui avait voulu la faute. Pendant des semaines, il s'etait prete au lent apprentissage de leur tendresse. Puis, au dernier jour, il venait de les conduire dans l'alcove verte. Maintenant, il etait le tentateur, dont toutes les voix enseignaient l'amour. Du parterre, arrivaient des odeurs de fleurs pamees, un long chuchotement, qui contait les noces des roses, les voluptes des violettes; et jamais les sollicitations des heliotropes n'avaient eu une ardeur plus sensuelle. Du verger, c'etaient des bouffees de fruits murs que le vent apportait, une senteur grasse de fecondite, la vanille des abricots, le musc des oranges. Les prairies elevaient une voix plus profonde, faite des soupirs des millions d'herbes que le soleil baisait, large plainte d'une foule innombrable en rut, qu'attendrissaient les caresses fraiches des rivieres, les nudites des eaux courantes, au bord desquelles les saules revaient tout haut de desir. La foret soufflait la passion geante des chenes, les chants d'orgue des hautes futaies, une musique solennelle, menant le mariage des frenes, des bouleaux, des charmes, des platanes, au fond des sanctuaires de feuillage; tandis que les buissons, les jeunes taillis etaient pleins d'une polissonnerie adorable, d'un vacarme d'amants se poursuivant, se jetant au bord des fosses, se volant le plaisir, au milieu d'un grand froissement de branches. Et, dans cet accouplement du parc entier, les etreintes les plus rudes s'entendaient au loin, sur les roches, la ou la chaleur faisait eclater les pierres gonflees de passion, ou les plantes epineuses aimaient d'une facon tragique, sans que les sources voisines pussent les soulager, tout allumees elles-memes par l'astre qui descendait dans leur lit. - Que disent-ils? murmura Serge, eperdu. Que veulent-ils de nous, a nous supplier ainsi? Albine, sans parler, le serra contre elle. Les voix etaient devenues plus distinctes. Les betes du jardin, a leur tour, leur criaient de s'aimer. Les cigales chantaient de tendresse a en mourir. Les papillons eparpillaient des baisers, aux battements de leurs ailes. Les moineaux avaient des caprices d'une seconde, des caresses de sultans vivement promenees au milieu d'un serail. Dans les eaux claires, c'etaient des pamoisons de poissons deposant leur frai au soleil, des appels ardents et melancoliques de grenouilles, toute une passion mysterieuse, monstrueusement assouvie dans la fadeur glauque des roseaux. Au fond des bois, les rossignols jetaient des rires perles de volupte, les cerfs bramaient, ivres d'une telle concupiscence, qu'ils expiraient de lassitude a cote des femelles presque eventrees. Et, sur les dalles des rochers, au bord des buissons maigres, des couleuvres, nouees deux a deux, sifflaient avec douceur, tandis que de grands lezards couvaient leurs oeufs, l'echine vibrante d'un leger ronflement d'extase. Des coins les plus recules, des nappes de soleil, des trous d'ombre, une odeur animale montait, chaude du rut universel. Toute cette vie pullulante avait un frisson d'enfantement. Sous chaque feuille, un insecte concevait; dans chaque touffe d'herbe, une famille poussait; des mouches volantes, collees l'une a l'autre, n'attendaient pas de s'etre posees pour se feconder. Les parcelles de vie invisibles qui peuplent la matiere, les atomes de la matiere eux-memes, aimaient, s'accouplaient, donnaient au sol un branle voluptueux, faisaient du parc une grande fornication. Alors, Albine et Serge entendirent. Il ne dit rien, il la lia de ses bras, toujours plus etroitement. La fatalite de la generation les entourait. Ils cederent aux exigences du jardin. Ce fut l'arbre qui confia a l'oreille d'Albine ce que les meres murmurent aux epousees, le soir des noces. Albine se livra. Serge la posseda. Et le jardin entier s'abima avec le couple, dans un dernier cri de passion. Les troncs se ployerent comme sous un grand vent; les herbes laisserent echapper un sanglot d'ivresse; les fleurs, evanouies, les levres ouvertes, exhalerent leur ame; le ciel lui- meme, tout embrase d'un coucher d'astre, eut des nuages immobiles, des nuages pames, d'ou tombait un ravissement surhumain. Et c'etait une victoire pour les betes, les plantes, les choses, qui avaient voulu l'entree de ces deux enfants dans l'eternite de la vie. Le parc applaudissait formidablement. XVI. Lorsque Albine et Serge s'eveillerent de la stupeur de leur felicite, ils se sourirent. Ils revenaient d'un pays de lumiere. Ils redescendaient de tres haut. Alors, ils se serrerent la main, pour se remercier. Ils se reconnurent et se dirent: - Je t'aime, Albine. - Serge, je t'aime. Et jamais ce mot: "Je t'aime" n'avait eu pour eux un sens si souverain. Il signifiait tout, il expliquait tout. Pendant un temps qu'ils ne purent mesurer, ils resterent la, dans un repos delicieux, s'etreignant encore. Ils eprouvaient une perfection absolue de leur etre. La joie de la creation les baignait, les egalait aux puissances meres du monde, faisait d'eux les forces memes de la terre. Et il y avait encore, dans leur bonheur, la certitude d'une loi accomplie, la serenite du but logiquement trouve, pas a pas. Serge disait, la reprenant dans ses bras forts: - Vois, je suis gueri; tu m'as donne toute ta sante. Albine repondait, s'abandonnant: - Prends-moi toute, prends ma vie. Une plenitude leur mettait de la vie jusqu'aux levres. Serge venait, dans la possession d'Albine, de trouver enfin son sexe d'homme, l'energie de ses muscles, le courage de son coeur, la sante derniere qui avait jusque-la manque a sa longue adolescence. Maintenant, il se sentait complet. Il avait des sens plus nets, une intelligence plus large. C'etait comme si, tout d'un coup, il se fut reveille lion, avec la royaute de la plaine, la vue du ciel libre. Quand il se leva, ses pieds se poserent carrement sur le sol, son corps se developpa, orgueilleux de ses membres. Il prit les mains d'Albine, qu'il mit debout a son tour. Elle chancelait un peu, et il dut la soutenir. - N'aie pas peur, dit-il. Tu es celle que j'aime. Maintenant, elle etait la servante. Elle renversait la tete sur son epaule, le regardant d'un air de reconnaissance inquiete. Ne lui en voudrait-il jamais de ce qu'elle l'avait amene la? Ne lui reprocherait-il pas un jour cette heure d'adoration dans laquelle il s'etait dit son esclave? - Tu n'es point fache? demanda-t-elle humblement. Il sourit, renouant ses cheveux, la flattant du bout des doigts comme une enfant. Elle continua: - Oh! tu verras, je me ferai toute petite. Tu ne sauras meme pas que je suis la. Mais tu me laisseras ainsi, n'est-ce pas? dans tes bras, car j'ai besoin que tu m'apprennes a marcher... Il me semble que je ne sais plus marcher, a cette heure. Puis elle devint tres grave. - Il faut m'aimer toujours, et je serai obeissante, je travaillerai a tes joies, je t'abandonnerai tout, jusqu'a mes plus secretes volontes. Serge avait comme un redoublement de puissance, a la voir si soumise et si caressante. Il lui demanda: - Pourquoi trembles-tu? Qu'ai-je donc a te reprocher? Elle ne repondit pas. Elle regarda presque tristement l'arbre, les verdures, l'herbe qu'ils avaient foulee. - Grande enfant! reprit-il avec un rire. As-tu donc peur que je ne te garde rancune du don que tu m'as fait? Va, ce ne peut etre une faute. Nous nous sommes aimes comme nous devions nous aimer... Je voudrais baiser les empreintes que tes pas ont laissees, lorsque tu m'as amene ici, de meme que je baise tes levres qui m'ont tente, de meme que je baise tes seins qui viennent d'achever la cure, commencee, tu te souviens? par tes petites mains fraiches. Elle hocha la tete. Et, detournant les yeux, evitant de voir l'arbre davantage: - Emmene-moi, dit-elle a voix basse. Serge l'emmena a pas lents. Lui, largement, regarda l'arbre une derniere fois. Il le remerciait. L'ombre devenait plus noire dans la clairiere; un frisson de femme surprise a son coucher tombait des verdures. Quand ils revirent, au sortir des feuillages, le soleil, dont la splendeur emplissait encore un coin de l'horizon, ils se rassurerent, Serge surtout, qui trouvait a chaque etre, a chaque plante, un sens nouveau. Autour de lui, tout s'inclinait, tout apportait un hommage a son amour. Le jardin n'etait plus qu'une dependance de la beaute d'Albine, et il semblait avoir grandi, s'etre embelli, dans le baiser de ses maitres. Mais la joie d'Albine restait inquiete. Elle interrompait ses rires, pour preter l'oreille, avec des tressaillements brusques. - Qu'as-tu donc? demandait Serge. - Rien, repondait-elle, avec des coups d'oeil jetes furtivement derriere elle. Ils ne savaient dans quel coin perdu du parc ils etaient. D'ordinaire, cela les egayait, d'ignorer ou leur caprice les poussait. Cette fois, ils eprouvaient un trouble, un embarras singulier. Peu a peu, ils haterent le pas. Ils s'enfoncaient de plus en plus, au milieu d'un labyrinthe de buissons. - N'as-tu pas entendu? dit peureusement Albine, qui s'arreta essoufflee. Et comme il ecoutait, pris a son tour de l'anxiete qu'elle ne pouvait plus cacher: - Les taillis sont pleins de voix, continua-t-elle. On dirait des gens qui se moquent... Tiens, n'est-ce pas un rire qui vient de cet arbre? Et, la-bas, ces herbes n'ont-elles pas eu un murmure, quand je les ai effleurees de ma robe? - Non, non, dit-il, voulant la rassurer; le jardin nous aime. S'il parlait, ce ne serait pas pour t'effrayer. Ne te rappelles-tu pas toutes les bonnes paroles chuchotees dans les feuilles?... Tu es nerveuse, tu as des imaginations. Mais elle hocha la tete, murmurant: - Je sais bien que le jardin est notre ami... Alors, c'est que quelqu'un est entre. Je t'assure que j'entends quelqu'un. Je tremble trop! Ah! je t'en prie, emmene-moi, cache-moi. Ils se remirent a marcher, surveillant les taillis, croyant voir des visages apparaitre derriere chaque tronc. Albine jurait qu'un pas, au loin, les cherchait. - Cachons-nous, cachons-nous, repetait-elle d'un ton suppliant. Et elle devenait toute rose. C'etait une pudeur naissante, une honte qui la prenait comme un mal, qui tachait la candeur de sa peau, ou jusque-la pas un trouble du sang n'etait monte. Serge eut peur, a la voir ainsi toute rose, les joues confuses, les yeux gros de larmes. Il voulait la reprendre, la calmer d'une caresse; mais elle s'ecarta, elle lui fit signe, d'un geste desespere, qu'ils n'etaient plus seuls. Elle regardait, rougissant davantage, sa robe denouee qui montrait sa nudite, ses bras, son cou, sa gorge. Sur ses epaules, les meches folles de ses cheveux mettaient un frisson. Elle essaya de rattacher son chignon; puis, elle craignit de decouvrir sa nuque. Maintenant, le frolement d'une branche, le heurt leger d'une aile d'insecte, la moindre haleine du vent, la faisaient tressaillir, comme sous l'attouchement deshonnete d'une main invisible. - Tranquillise-toi, implorait Serge. Il n'y a personne... Te voila rouge de fievre. Reposons-nous un instant, je t'en supplie. Elle n'avait point la fievre, elle voulait rentrer tout de suite, pour que personne ne put rire, en la regardant. Et, hatant le pas de plus en plus, elle cueillait, le long des haies, des verdures dont elle cachait sa nudite. Elle noua sur ses cheveux un rameau de murier; elle s'enroula aux bras des liserons, qu'elle attacha a ses poignets; elle se mit au cou un collier, fait de brins de viorne, si longs, qu'ils couvraient sa poitrine d'un voile de feuilles. - Tu vas au bal? demanda Serge, qui cherchait a la faire rire. Mais elle lui jeta les feuillages qu'elle continuait de cueillir. Elle lui dit a voix basse, d'un air d'alarme: - Ne vois-tu pas que nous sommes nus? Et il eut honte a son tour, il ceignit les feuillages sur ses vetements defaits. Cependant, ils ne pouvaient sortir des buissons. Tout d'un coup, au bout d'un sentier, ils se trouverent en face d'un obstacle, d'une masse grise, haute, grave. C'etait la muraille. - Viens, viens! cria Albine. Elle voulait l'entrainer. Mais ils n'avaient pas fait vingt pas, qu'ils retrouverent la muraille. Alors, ils la suivirent en courant, pris de panique. Elle restait sombre, sans une fente sur le dehors. Puis, au bord d'un pre, elle parut subitement s'ecrouler. Une breche ouvrait sur la vallee voisine une fenetre de lumiere. Ce devait etre le trou dont Albine avait parle, un jour, ce trou qu'elle disait avoir bouche avec des ronces et des pierres; les ronces trainaient par bouts epars comme des cordes coupees, les pierres etaient rejetees au loin, le trou semblait avoir ete agrandi par quelque main furieuse. XVII. - Ah! je le sentais! dit Albine, avec un cri de supreme desespoir. Je te suppliais de m'emmener... Serge, par grace, ne regarde pas! Serge regardait, malgre lui, cloue au seuil de la breche. En bas, au fond de la plaine, le soleil couchant eclairait d'une nappe d'or le village des Artaud, pareil a une vision surgissant du crepuscule dont les champs voisins etaient deja noyes. On distinguait nettement les masures baties a la debandade le long de la route, les petites cours pleines de fumier, les jardins etroits plantes de legumes. Plus haut, le grand cypres du cimetiere dressait son profil sombre. Et les tuiles rouges de l'eglise semblaient un brasier, au-dessus duquel la cloche, toute noire, mettait comme un visage d'un dessin delie; tandis que le vieux presbytere, a cote, ouvrait ses portes et ses fenetres a l'air du soir. - Par pitie, repetait Albine, en sanglotant, ne regarde pas, Serge!... Souviens-toi que tu m'as promis de m'aimer toujours. Ah! m'aimeras-tu jamais assez, maintenant!... Tiens, laisse-moi te fermer les yeux de mes mains. Tu sais bien que ce sont mes mains qui t'ont gueri... Tu ne peux me repousser. Il l'ecartait lentement. Puis, pendant qu'elle lui embrassait les genoux, il se passa les mains sur la face, comme pour chasser de ses yeux et de son front un reste de sommeil. C'etait donc la le monde inconnu, le pays etranger auquel il n'avait jamais songe sans une peur sourde. Ou avait-il donc vu ce pays? De quel reve s'eveillait- il, pour sentir monter de ses reins une angoisse si poignante, qui grossissait peu a peu dans sa poitrine, jusqu'a l'etouffer? Le village s'animait du retour des champs. Les hommes rentraient, la veste jetee sur l'epaule, d'un pas de betes harassees; les femmes, au seuil des maisons, avaient des gestes d'appel; tandis que les enfants, par bandes, poursuivaient les poules a coups de pierre. Dans le cimetiere, deux galopins se glissaient, un garcon et une fille, qui marchaient a quatre pattes, le long du petit mur, pour ne pas etre vus. Des vols de moineaux se couchaient sous les tuiles de l'eglise. Une jupe de cotonnade bleue venait d'apparaitre sur le perron du presbytere, si large, qu'elle bouchait la porte. - Ah! misere! balbutiait Albine, il regarde, il regarde... Ecoute- moi. Tu jurais de m'obeir tout a l'heure. Je t'en supplie, tourne- toi, regarde le jardin... N'as-tu pas ete heureux, dans le jardin? C'est lui qui m'a donnee a toi. Et que d'heureuses journees il nous reserve, quelle longue felicite, maintenant que nous connaissons tout le bonheur de l'ombre!... Au lieu que la mort entrera par ce trou, si tu ne te sauves pas, si tu ne m'emportes pas. Vois, ce sont les autres, c'est tout ce monde qui va se mettre entre nous. Nous etions si seuls, si perdus, si gardes par les arbres!... Le jardin, c'est notre amour. Regarde le jardin, je t'en prie a genoux. Mais Serge etait secoue d'un tressaillement. Il se souvenait. Le passe ressuscitait. Au loin, il entendait nettement vivre le village. Ces paysans, ces femmes, ces enfants, c'etait le maire Bambousse, revenant de son champ des Olivettes, en chiffrant la prochaine vendange; c'etaient les Brichet, l'homme trainant les pieds, la femme geignant de misere; c'etait la Rosalie, derriere un mur, se faisant embrasser par le grand Fortune. Il reconnaissait aussi les deux galopins, dans le cimetiere, ce vaurien de Vincent et cette effrontee de Catherine, en train de guetter les grosses sauterelles volantes, au milieu des tombes; meme ils avaient avec eux Voriau, le chien noir, qui les aidait, quetant parmi les herbes seches, soufflant a chaque fente des vieilles dalles. Sous les tuiles de l'eglise, les moineaux se battaient, avant de se coucher; les plus hardis redescendaient, entraient d'un coup d'aile, par les carreaux casses, si bien qu'en les suivant des yeux, il se rappelait leur beau tapage, au bas de la chaire, sur la marche de l'estrade, ou il y avait toujours du pain pour eux. Et, au seuil du presbytere, la Teuse, en robe de cotonnade bleue, semblait avoir encore grossi; elle tournait la tete, souriant a Desiree, qui revenait de la basse- cour, avec de grands rires, accompagnee de tout un troupeau. Puis, elles disparurent toutes deux. Alors, Serge, eperdu, tendit les bras. - Il est trop tard, va! murmura Albine, en s'affaissant au milieu des bouts de ronces coupes. Tu ne m'aimeras jamais assez. Elle sanglotait. Lui, ardemment, ecoutait, cherchant a saisir les moindres bruits lointains, attendant qu'une voix l'eveillat tout a fait. La cloche avait eu un leger saut. Et, lentement, dans l'air endormi du soir, les trois coups de l'Angelus arriverent jusqu'au Paradou. C'etaient des souffles argentins, des appels tres doux, reguliers. Maintenant, la cloche semblait vivante. - Mon Dieu! cria Serge, tombe a genoux, renverse par les petits souffles de la cloche. Il se prosternait, il sentait les trois coups de l'Angelus lui passer sur la nuque, lui retentir jusqu'au coeur. La cloche prenait une voix plus haute. Elle revint, implacable, pendant quelques minutes qui lui parurent durer des annees. Elle evoquait toute sa vie passee, son enfance pieuse, ses joies du seminaire, ses premieres messes, dans la vallee brulee des Artaud, ou il revait la solitude des saints. Toujours elle lui avait parle ainsi. Il retrouvait jusqu'aux moindres inflexions de cette voix de l'eglise, qui sans cesse s'etait elevee a ses oreilles, pareille a une voix de mere grave et douce. Pourquoi ne l'avait-il plus entendue? Autrefois, elle lui promettait la venue de Marie. Etait-ce Marie qui l'avait emmene, au fond des verdures heureuses, ou la voix de la cloche n'arrivait pas? Jamais il n'aurait oublie, si la cloche n'avait cesse de sonner. Et, comme il se courbait davantage, la caresse de sa barbe sur ses mains jointes lui fit peur. Il ne se connaissait pas ce poil long, ce poil soyeux qui lui donnait une beaute de bete. Il tordit sa barbe, il prit ses cheveux a deux mains, cherchant la nudite de la tonsure; mais ses cheveux avait pousse puissamment, la tonsure etait noyee sous un flot viril de grandes boucles rejetees du front jusqu'a la nuque. Toute sa chair, jadis rasee, avait un herissement fauve. - Ah! tu avais raison, dit-il, en jetant un regard desespere a Albine; nous avons peche, nous meritons quelque chatiment terrible... Moi, je te rassurais, je n'entendais pas les menaces qui te venaient a travers les branches. Albine tenta de le reprendre dans ses bras, en murmurant: - Releve-toi, fuyons ensemble... Il est peut-etre temps encore de nous aimer. - Non, je n'ai plus la force, le moindre gravier me ferait tomber... Ecoute. Je m'epouvante moi-meme. Je ne sais quel homme est en moi. Je me suis tue, et j'ai de mon sang plein les mains. Si tu m'emmenais, tu n'aurais plus jamais de mes yeux que des larmes. Elle baisa ses yeux qui pleuraient. Elle reprit avec emportement: - N'importe! M'aimes-tu? Lui, terrifie, ne put repondre. Un pas lourd, derriere la muraille, faisait rouler les cailloux. C'etait comme l'approche lente d'un grognement de colere. Albine ne s'etait pas trompee, quelqu'un etait la, troublant la paix des taillis d'une haleine jalouse. Alors, tous deux voulurent se cacher derriere une broussaille, pris d'un redoublement de honte. Mais deja, debout au seuil de la breche, Frere Archangias les voyait. Le Frere resta un instant, les poings fermes, sans parler. Il regardait le couple, Albine refugiee au cou de Serge, avec un degout d'homme rencontrant une ordure au bord d'un fosse. - Je m'en doutais, macha-t-il entre ses dents. On avait du le cacher la. Il fit quelques pas, il cria: - Je vous vois, je sais que vous etes nus... C'est une abomination. Etes-vous une bete, pour courir les bois avec cette femelle? Elle vous a mene loin, dites! Elle vous a traine dans la pourriture, et vous voila tout couvert de poils comme un bouc... Arrachez donc une branche pour la lui casser sur les reins! Albine, d'une voix ardente, disait tout bas: - M'aimes-tu? M'aimes-tu? Serge, la tete basse, se taisait, sans la repousser encore. - Heureusement que je vous ai trouve, continua Frere Archangias. J'avais decouvert ce trou... Vous avez desobei a Dieu, vous avez tue votre paix. Toujours la tentation vous mordra de sa dent de flamme, et desormais vous n'aurez plus votre ignorance pour la combattre... C'est cette gueuse qui vous a tente, n'est-ce pas? Ne voyez-vous pas la queue du serpent se tordre parmi les meches de ses cheveux? Elle a des epaules dont la vue seule donne un vomissement... Lachez-la, ne la touchez plus, car elle est le commencement de l'enfer... Au nom de Dieu, sortez de ce jardin! - M'aimes-tu? M'aimes-tu? repetait Albine. Mais Serge s'etait ecarte d'elle, comme veritablement brule par ses bras nus, par ses epaules nues. - Au nom de Dieu! Au nom de Dieu! criait le Frere d'une voix tonnante. Serge, invinciblement, marchait vers la breche. Quand Frere Archangias, d'un geste brutal, l'eut tire hors du Paradou, Albine, glissee a terre, les mains follement tendues vers son amour qui s'en allait, se releva, la gorge brisee de sanglots. Elle s'enfuit, elle disparut au milieu des arbres, dont elle battait les troncs de ses cheveux denoues. LIVRE TROISIEME I Apres le Pater, l'abbe Mouret, s'etant incline devant l'autel, alla du cote de l'Epitre. Puis, il descendit, il vint faire un signe de croix sur le grand Fortune et sur la Rosalie, agenouilles cote a cote, au bord de l'estrade. - Ego conjugo vos in matrimonium; in nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti. - Amen, repondit Vincent, qui servait la messe, en regardant la mine de son grand frere, curieusement, du coin de l'oeil. Fortune et Rosalie baissaient le menton, un peu emus, bien qu'ils se fussent pousses du coude en s'agenouillant, pour se faire rire. Cependant, Vincent etait alle chercher le bassin et l'aspersoir. Fortune mit l'anneau dans le bassin, une grosse bague d'argent tout unie. Quand le pretre l'eut beni en l'aspergeant en forme de croix, il le rendit a Fortune qui le passa a l'annulaire de Rosalie, dont la main restait verdie de taches d'herbe que le savon n'avait pu enlever. - Il nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti, murmura de nouveau l'abbe Mouret, en leur donnant une derniere benediction. - Amen, repondit Vincent. Il etait de grand matin. Le soleil n'entrait pas encore par les larges fenetres de l'eglise. Au-dehors, sur les branches du sorbier, dont la verdure semblait avoir enfonce les vitres, on entendait le reveil bruyant des moineaux. La Teuse, qui n'avait pas eu le temps de faire le menage du bon Dieu, epoussetait les autels, se haussait sur sa bonne jambe pour essuyer les pieds du Christ barbouille d'ocre et de laque, rangeait les chaises le plus discretement possible, s'inclinant, se signant, se frappant la poitrine, suivant la messe, tout en ne perdant pas un seul coup de plumeau. Seule, au pied de la chaire, a quelques pas des epoux, la mere Brichet assistait au mariage; elle priait d'une facon outree; elle restait a genoux, avec un balbutiement si fort, que la nef etait comme pleine d'un vol de mouches. Et, a l'autre bout, a cote du confessionnal, Catherine tenait sur ses bras un enfant au maillot; l'enfant s'etant mis a pleurer, elle avait du tourner le dos a l'autel, le faisant sauter, l'amusant avec la corde de la cloche qui lui pendait juste sur le nez. - Dominus vobiscum, dit le pretre, se tournant, les mains elargies. - Et cum spiritu tuo, repondit Vincent. A ce moment, trois grandes filles entrerent. Elles se poussaient, pour voir, sans oser pourtant trop avancer. C'etaient trois amies de la Rosalie, qui, en allant aux champs, venaient de s'echapper, curieuses d'entendre ce que monsieur le cure dirait aux maries. Elles avaient de gros ciseaux pendus a la ceinture. Elles finirent par se cacher derriere le baptistere, se pincant, se tordant avec des dehanchements de grandes vauriennes, etouffant des rires dans leurs poings fermes. - Ah bien! dit a demi-voix la Rousse, une fille superbe, qui avait des cheveux et une peau de cuivre, on ne se battra pas a la sortie! - Tiens! le pere Bambousse a raison, murmura Lisa, toute petite, toute noire, avec des yeux de flamme; quand on a des vignes, on les soigne... Puisque monsieur le cure a absolument voulu marier Rosalie, il peut bien la marier tout seul. L'autre, Babet, bossue, les os trop gros, ricanait. - Il y a toujours la mere Brichet, dit-elle. Celle-la est devote pour toute la famille... Hein! entendez-vous comme elle ronfle! Ca va lui gagner sa journee. Elle sait ce qu'elle fait, allez! - Elle joue de l'orgue, reprit la Rousse. Et elles partirent de rire toutes les trois. La Teuse, de loin, les menaca de son plumeau. A l'autel, l'abbe Mouret communiait. Quand il alla du cote de l'Epitre se faire verser par Vincent, sur le pouce et sur l'index, le vin et l'eau de l'ablution, Lisa dit plus doucement: - C'est bientot fini. Il leur parlera tout a l'heure. - Comme ca, fit remarquer la Rousse, le grand Fortune pourra encore aller a son champ, et la Rosalie n'aura pas perdu sa journee de vendange. C'est commode de se marier matin... Il a l'air bete, le grand Fortune. - Pardi! murmura Babet, ca l'ennuie, ce garcon, de se tenir si longtemps sur les genoux. Bien sur que ca ne lui etait pas arrive depuis sa premiere communion. Mais elles furent tout d'un coup distraites par le marmot que Catherine amusait. Il voulait la corde de la cloche, il tendait les mains, bleu de colere, s'etranglant a crier. - Eh! le petit est la, dit la Rousse. L'enfant pleurait plus haut, se debattait comme un diable. - Mets-le sur le ventre, fais-le teter, souffla Babet a Catherine. Celle-ci, avec son effronterie de gueuse de dix ans, leva la tete et se prit a rire. - Ca ne m'amuse pas, dit-elle, en secouant l'enfant. Veux-tu te taire, petit cochon!... Ma soeur me l'a lache sur les genoux. - Je crois bien, reprit mechamment Babet. Elle ne pouvait pas le donner a garder a monsieur le cure, peut-etre! Cette fois, la Rousse faillit tomber a la renverse, tant elle eclata. Elle se laissa aller contre le mur, les poings aux cotes, riant a se crever. Lisa s'etait jetee contre elle, se soulageant mieux, en lui prenant aux epaules et aux reins des pincees de chair. Babet avait un rire de bossue, qui passait entre ses levres serrees avec un bruit de scie. - Sans le petit, continua-t-elle, monsieur le cure perdait son eau benite... Le pere Bambousse etait decide a marier Rosalie au fils Laurent, du quartier des Figuieres. - Oui, dit la Rousse, entre deux rires, savez-vous ce qu'il faisait, le pere Bambousse? Il jetait des mottes de terre dans le dos de Rosalie, pour empecher le petit de venir. - Il est joliment gros, tout de meme, murmura Lisa. Les mottes lui ont profite. Du coup, elles se mordaient toutes trois, dans un acces d'hilarite folle, lorsque la Teuse s'avanca en boitant furieusement. Elle etait allee prendre son balai derriere l'autel. Les trois grandes filles eurent peur, reculerent, se tinrent sages. - Coquines! begaya la Teuse. Vous venez encore dire vos saletes, ici!... Tu n'as pas honte, toi, la Rousse! Ta place serait la-bas, a genoux devant l'autel, comme la Rosalie... Je vous jette dehors, entendez-vous! si vous bougez. Les joues cuivrees de la Rousse eurent une legere rougeur, pendant que Babet lui regardait la taille, avec un ricanement. - Et toi, continua la Teuse en se tournant vers Catherine, veux-tu laisser cet enfant tranquille! Tu le pinces pour le faire crier. Ne dis pas non!... Donne-le-moi. Elle le prit, le berca un instant, le posa sur une chaise, ou il dormit, dans une paix de cherubin. L'eglise retomba au calme triste, que coupaient seuls les cris des moineaux, sur le sorbier. A l'autel, Vincent avait reporte le Missel a droite, l'abbe Mouret venait de replier le corporal et de le glisser dans la bourse. Maintenant, il disait les dernieres oraisons, avec un recueillement severe, que n'avaient pu troubler ni les pleurs de l'enfant ni les rires des grandes filles. Il paraissait ne rien entendre, etre tout aux voeux qu'il adressait au ciel pour le bonheur du couple dont il avait beni l'union. Ce matin-la, le ciel restait gris d'une poussiere de chaleur, qui noyait le soleil. Par les carreaux casses, il n'entrait qu'une buee rousse, annoncant un jour d'orage. Le long des murs, les gravures violemment enluminees du chemin de la Croix etalaient la brutalite assombrie de leurs taches jaunes, bleues et rouges. Au fond de la nef, les boiseries sechees de la tribune craquaient; tandis que les herbes du perron, devenues geantes, laissaient passer sous la grand-porte de longues pailles mures, peuplees de petites sauterelles brunes. L'horloge, dans sa caisse de bois, eut un arrachement de mecanique poitrinaire, comme pour s'eclaircir la voix, et sonna sourdement le coup de six heures et demie. - Ite, missa est, dit le pretre, se tournant vers l'eglise. - Deo gratias, repondit Vincent. Puis, apres avoir baise l'autel, l'abbe Mouret se tourna de nouveau, murmurant, au-dessus de la nuque inclinee des epoux, la priere finale: - Deus Abraham, Deus Isaac, et Deus Jacob vobiscum sit... Sa voix se perdait dans une douceur monotone. - Voila, il va leur parler, souffla Babet a ses deux amies. - Il est tout pale, fit remarquer Lisa. Ce n'est pas comme monsieur Caffin dont la grosse figure semblait toujours rire... Ma petite soeur Rose m'a conte qu'elle n'ose rien lui dire, a confesse. - N'importe, murmura la Rousse, il n'est pas vilain homme. La maladie l'a un peu vieilli; mais ca lui va bien. Il a des yeux plus grands, avec deux plis aux coins de la bouche qui lui donnent l'air d'un homme... Avant sa fievre, il etait trop fille. - Moi, je crois qu'il a un chagrin, reprit Babet. On dirait qu'il se mine. Son visage semble mort, mais ses yeux luisent, allez! Vous ne le voyez pas, lorsqu'il baisse lentement les paupieres, comme pour eteindre ses yeux. La Teuse agita son balai. - Chut! siffla-t-elle, si energiquement, qu'un coup de vent parut s'etre engouffre dans l'eglise. L'abbe Mouret s'etait recueilli. Il commenca a voix presque basse: - Mon cher frere, ma chere soeur, vous etes unis en Jesus. L'institution du mariage est la figure de l'union sacree de Jesus et de son Eglise. C'est un lien que rien ne peut rompre, que Dieu veut eternel, pour que l'homme ne separe pas ce que le ciel a joint. En vous faisant l'os de vos os, Dieu vous a enseigne que vous avez le devoir de marcher cote a cote, comme un couple fidele, selon les voies preparees par sa toute puissance. Et vous devez vous aimer dans l'amour meme de Dieu. La moindre amertume entre vous serait une desobeissance au Createur qui vous a tires d'un seul corps. Restez donc a jamais unis, a l'image de l'Eglise que Jesus a epousee, en nous donnant a tous sa chair et son sang. Le grand Fortune et la Rosalie, le nez curieusement leve, ecoutaient. - Que dit-il? demanda Lisa qui entendait mal. - Pardi! il dit ce qu'on dit toujours, repondit la Rousse. Il a la langue bien pendue, comme tous les cures. Cependant, l'abbe Mouret continuait a reciter, les yeux vagues, regardant, par-dessus la tete des epoux, un coin perdu de l'eglise. Et peu a peu sa voix mollissait, il mettait un attendrissement dans ces paroles, qu'il avait autrefois apprises, a l'aide d'un manuel destine aux jeunes desservants. Il s'etait legerement tourne vers la Rosalie; il disait, ajoutant des phrases emues, lorsque la memoire lui manquait: - Ma chere soeur, soyez soumise a votre mari, comme l'Eglise est soumise a Jesus. Rappelez-vous que vous devez tout quitter pour le suivre, en servante fidele. Vous abandonnerez votre pere et votre mere, vous vous attacherez a votre epoux, vous lui obeirez, afin d'obeir a Dieu lui-meme. Et votre joug sera un joug d'amour et de paix. Soyez son repos, sa felicite, le parfum de ses bonnes oeuvres, le salut de ses heures de defaillance. Qu'il vous trouve sans cesse a son cote, ainsi qu'une grace. Qu'il n'ait qu'a etendre la main pour rencontrer la votre. C'est ainsi que vous marcherez tous les deux, sans jamais vous egarer, et que vous rencontrerez le bonheur dans l'accomplissement des lois divines. Oh! ma chere soeur, ma chere fille, votre humilite est toute pleine de fruits suaves; elle fera pousser chez vous les vertus domestiques, les joies du foyer, les prosperites des familles pieuses. Ayez pour votre mari les tendresses de Rachel, ayez la sagesse de Rebecca, la longue fidelite de Sara. Dites-vous qu'une vie pure mene a tous les biens. Demandez a Dieu chaque matin la force de vivre en femme qui respecte ses devoirs; car la punition serait terrible, vous perdriez votre amour. Oh! vivre sans amour, arracher la chair de sa chair, n'etre plus a celui qui est la moitie de vous-meme, agoniser loin de ce qu'on a aime! Vous tendriez les bras, et il se detournerait de vous. Vous chercheriez vos joies, et vous ne trouveriez que de la honte au fond de votre coeur. Entendez-moi, ma fille, c'est en vous, dans la soumission, dans la purete, dans l'amour, que Dieu a mis la force de votre union. A ce moment, il y eut un rire, a l'autre bout de l'eglise. L'enfant venait de se reveiller sur la chaise ou l'avait couche la Teuse. Mais il n'etait plus mechant; il riait tout seul, ayant enfonce son maillot, laissant passer des petits pieds roses qu'il agitait en l'air. Et c'etaient ses petits pieds qui le faisaient rire. Rosalie, que l'allocution du pretre ennuyait, tourna vivement la tete, souriant a l'enfant. Mais quand elle le vit gigotant sur la chaise, elle eut peur; elle jeta un regard terrible a Catherine. - Va, tu peux me regarder, murmura celle-ci. Je ne le reprends pas... Pour qu'il crie encore! Et elle alla, sous la tribune, guetter un trou de fourmis, dans l'encoignure cassee d'une dalle. - Monsieur Caffin n'en racontait pas tant, dit la Rousse. Lorsqu'il a marie la belle Miette, il ne lui a donne que deux tapes sur la joue, en lui disant d'etre sage. - Mon cher frere, reprit l'abbe Mouret, a demi tourne vers le grand Fortune, c'est Dieu qui vous accorde aujourd'hui une compagne; car il n'a pas voulu que l'homme vecut solitaire. Mais, s'il a decide qu'elle serait votre servante, il exige de vous que vous soyez un maitre plein de douceur et d'affection. Vous l'aimerez, parce qu'elle est votre chair elle-meme, votre sang et vos os. Vous la protegerez, parce que Dieu ne vous a donne vos bras forts que pour les etendre au-dessus de sa tete, aux heures de danger. Rappelez- vous qu'elle vous est confiee; elle est la soumission et la faiblesse dont vous ne sauriez abuser sans crime. Oh! mon cher frere, quelle fierte heureuse doit etre la votre! Desormais, vous ne vivrez plus dans l'egoisme de la solitude. A toute heure, vous aurez un devoir adorable. Rien n'est meilleur que d'aimer, si ce n'est de proteger ceux qu'on aime. Votre coeur s'y elargira, vos forces d'homme s'y centupleront. Oh! etre un soutien, recevoir une tendresse en garde, voir une enfant s'aneantir en vous, en disant: "Prends-moi, fais de moi ce qu'il te plaira; j'ai confiance dans ta loyaute!" Et que vous soyez damne, si vous la delaissiez jamais! Ce serait le plus lache abandon que Dieu eut a punir. Des qu'elle s'est donnee, elle est votre, pour toujours. Emportez-la plutot entre vos bras, ne la posez a terre que lorsqu'elle devra y etre en surete. Quittez tout, mon cher frere... L'abbe Mouret, la voix profondement alteree, ne fit plus entendre qu'un murmure indistinct. Il avait baisse completement les paupieres, la figure toute blanche, parlant avec une emotion si douloureuse, que le grand Fortune lui-meme pleurait, sans comprendre. - Il n'est pas encore remis, dit Lisa. Il a tort de se fatiguer... Tiens! Fortune qui pleure! - Les hommes, c'est plus tendre que les femmes, murmura Babet... - Il a bien parle tout de meme, conclut la Rousse. Ces cures, ca va chercher un tas de choses auxquelles personne ne songe. - Chut! cria la Teuse, qui s'appretait deja a eteindre les cierges. Mais l'abbe Mouret balbutiait, tachait de trouver les phrases finales. - C'est pourquoi, mon cher frere, ma chere soeur, vous devez vivre dans la foi catholique, qui seule peut assurer la paix de votre foyer. Vos familles vous ont certainement appris a aimer Dieu, a le prier matin et soir, a ne compter que sur les dons de sa misericorde... Il n'acheva pas. Il se tourna pour prendre le calice sur l'autel, et rentra a la sacristie, la tete penchee, precede de Vincent, qui faillit laisser tomber les burettes et le manuterge, en cherchant a voir ce que Catherine faisait, au fond de l'eglise. - Oh! la sans-coeur! dit Rosalie, qui planta la son mari pour venir prendre son enfant entre les bras. L'enfant riait. Elle le baisa, elle rattacha son maillot, tout en menacant du poing Catherine. - S'il etait tombe, je t'aurais allonge une belle paire de soufflets. Le grand Fortune arrivait, en se dandinant. Les trois filles s'etaient avancees, avec des pincements de levres. - Le voila fier, maintenant, murmura Babet a l'oreille des deux autres. Ce gueux-la, il a gagne les ecus du pere Bambousse dans le foin, derriere le moulin... Je le voyais tous les soirs s'en aller avec Rosalie, a quatre pattes, le long du petit mur. Elles ricanerent. Le grand Fortune, debout devant elles, ricana plus haut. Il pinca la Rousse, se laissa traiter de bete par Lisa. C'etait un garcon solide et qui se moquait du monde. Le cure l'avait ennuye. - He! la mere! appela-t-il de sa grosse voix. Mais la vieille Brichet mendiait a la porte de la sacristie. Elle se tenait la, toute pleurarde, toute maigre, devant la Teuse, qui lui glissait des oeufs dans les poches de son tablier. Fortune n'eut pas la moindre honte. Il cligna les yeux, en disant: - Elle est futee, la mere!... Dame! puisque le cure veut du monde dans son eglise! Cependant, Rosalie s'etait calmee. Avant de s'en aller, elle demanda a Fortune s'il avait prie monsieur le cure de venir le soir benir leur chambre, selon l'usage du pays. Alors, Fortune courut a la sacristie, traversant la nef a gros coups de talon, comme il aurait traverse un champ. Et il reparut, en criant que le cure viendrait. La Teuse, scandalisee du tapage de ces gens, qui semblaient se croire sur une grande route, tapait legerement dans ses mains, les poussait vers la porte. - C'est fini, disait-elle, retirez-vous, allez au travail. Et elle les croyait tous dehors, lorsqu'elle apercut Catherine, que Vincent etait venu rejoindre. Tous les deux se penchaient anxieusement au-dessus du trou de fourmis. Catherine, avec une longue paille, fouillait dans le trou, si violemment, qu'un flot de fourmis effarees coulait sur la dalle. Et Vincent disait qu'il fallait aller jusqu'au fond, pour trouver la reine. - Ah! les brigands! cria la Teuse. Qu'est-ce que vous faites la? Voulez-vous bien laisser ces betes tranquilles!... C'est le trou de fourmis a mademoiselle Desiree. Elle serait contente, si elle vous voyait. Les enfants se sauverent. II. L'abbe Mouret, en soutane, la tete nue, etait revenu s'agenouiller au pied de l'autel. Dans la clarte grise tombant des fenetres, sa tonsure trouait ses cheveux d'une tache pale, tres large, et le leger frisson qui lui pliait la nuque semblait venir du froid qu'il devait eprouver la. Il priait ardemment, les mains jointes, si perdu au fond de ses supplications, qu'il n'entendait point les pas lourds de la Teuse, tournant autour de lui, sans oser l'interrompre. Celle- ci paraissait souffrir, a le voir ecrase ainsi, les genoux casses. Un moment, elle crut qu'il pleurait. Alors, elle passa derriere l'autel, pour le guetter. Depuis son retour, elle ne voulait plus le laisser seul dans l'eglise, l'ayant un soir trouve evanoui par terre, les dents serrees, les joues glacees, comme mort. - Venez donc, mademoiselle, dit-elle a Desiree, qui allongeait la tete par la porte de la sacristie. Il est encore la, a se faire du mal... Vous savez bien qu'il n'ecoute que vous. Desiree souriait. - Pardi! il faut dejeuner, murmura-t-elle. J'ai tres faim. Et elle s'approcha du pretre, a pas de loup. Quand elle fut tout pres, elle lui prit le cou, elle l'embrassa. - Bonjour, frere, dit-elle. Tu veux donc me faire mourir de faim, aujourd'hui? Il leva un visage si douloureux, qu'elle l'embrassa de nouveau, sur les deux joues; il sortait d'une agonie. Puis, il la reconnut, il chercha a l'ecarter doucement; mais elle tenait une de ses mains, elle ne la lachait pas. Ce fut a peine si elle lui permit de se signer. Elle l'emmenait. - Puisque j'ai faim, viens donc. Tu as faim aussi, toi. La Teuse avait prepare le dejeuner, au fond du petit jardin, sous deux grands muriers, dont les branches etalees mettaient la une toiture de feuillage. Le soleil, vainqueur enfin des buees orageuses du matin, chauffait les carres de legumes, tandis que le murier jetait un large pan d'ombre sur la table boiteuse, ou etaient servies deux tasses de lait, accompagnees d'epaisses tartines. - Tu vois, c'est gentil, dit Desiree, ravie de manger en plein air. Elle coupait deja d'enormes mouillettes, qu'elle mordait avec un appetit superbe. Comme la Teuse restait debout devant eux: - Alors, tu ne manges pas, toi? demanda-t-elle. - Tout a l'heure, repondit la vieille servante. Ma soupe chauffe. Et, au bout d'un silence, emerveillee des coups de dents de cette grande enfant, elle reprit, s'adressant au pretre: - C'est un plaisir, au moins... Ca ne vous donne pas faim, monsieur le cure? Il faut vous forcer. L'abbe Mouret souriait, en regardant sa soeur. - Oh! elle se porte bien, murmura-t-il. Elle grossit tous les jours. - Tiens! c'est parce que je mange! s'ecria-t-elle. Toi, si tu mangeais, tu deviendrais tres gros... Tu es donc encore malade? Tu as l'air tout triste... Je ne veux pas que ca recommence, entends- tu? Je me suis trop ennuyee, pendant qu'on t'avait emmene pour te guerir. - Elle a raison, dit la Teuse. Vous n'avez pas de bon sens, monsieur le cure; ce n'est point une existence, de vivre de deux ou trois miettes par jour, comme un oiseau. Vous ne vous faites plus de sang, parbleu! C'est ca qui vous rend tout pale... Est-ce que vous n'avez pas honte de rester plus maigre qu'un clou, lorsque nous sommes si grasses, nous autres, qui ne sommes que des femmes? On doit croire que nous ne vous laissons rien dans les plats. Et toutes deux, crevant de sante, le grondaient amicalement. Il avait des yeux tres grands, tres clairs, derriere lesquels on voyait comme un vide. Il souriait toujours. - Je ne suis pas malade, repondit-il. J'ai presque fini mon lait. Il avait bu deux petites gorgees, sans toucher aux tartines. - Les betes, dit Desiree songeuse, ca se porte mieux que les gens. - Eh bien! c'est joli pour nous, ce que vous avez trouve la! s'ecria la Teuse en riant. Mais cette chere innocente de vingt ans n'avait aucune malice. - Bien sur, continua-t-elle. Les poules n'ont pas mal a la tete, n'est-ce-pas? Les lapins, on les engraisse tant qu'on veut. Et mon cochon, tu ne peux pas dire qu'il ait jamais l'air triste. Puis, se tournant vers son frere, d'un air ravi: - Je l'ai appele Mathieu, parce qu'il ressemble a ce gros homme qui apporte les lettres; il est devenu joliment fort... Tu n'es pas aimable de refuser toujours de le voir. Un de ces jours, tu voudras bien que je te le montre, dis? Tout en se faisant caressante, elle avait pris les tartines de son frere, qu'elle mordait a belles dents. Elle en avait acheve une, elle entamait la seconde, lorsque la Teuse s'en apercut. - Mais ce n'est pas a vous, ce pain-la! Voila que vous lui retirez les morceaux de la bouche, maintenant! - Laissez, dit l'abbe Mouret doucement, je n'y aurais pas touche... Mange, mange tout, ma cherie. Desiree etait demeuree un instant confuse, regardant le pain, se contenant pour ne pas pleurer. Puis, elle se mit a rire, achevant la tartine. Et elle continuait: - Ma vache non plus n'est pas triste comme toi... Tu n'etais pas la, lorsque l'oncle Pascal me l'a donnee, en me faisant promettre d'etre sage. Autrement, tu aurais vu comme elle a ete contente, quand je l'ai embrassee, la premiere fois. Elle tendit l'oreille. Un chant de coq venait de la basse-cour, un vacarme grandissait, des battements d'ailes, des grognements, des cris rauques, toute une panique de betes effarouchees. - Ah! tu ne sais pas, reprit-elle brusquement en tapant dans ses mains, elle doit etre pleine... Je l'ai menee au taureau, a trois lieues d'ici, au Beage. Dame! c'est qu'il n'y a pas des taureaux partout!... Alors, pendant qu'elle etait avec lui, j'ai voulu rester, pour voir. La Teuse haussait les epaules, en regardant le pretre, d'un air contrarie. - Vous feriez mieux, mademoiselle, d'aller mettre la paix parmi vos poules... Tout votre monde s'assassine la-bas. Mais Desiree tenait a son histoire. - Il est monte sur elle, il l'a prise entre ses pattes... On riait. Il n'y a pourtant pas de quoi rire; c'est naturel. Il faut bien que les meres fassent des petits, n'est-ce pas?... Dis? Crois-tu qu'elle aura un petit? L'abbe Mouret eut un geste vague. Ses paupieres s'etaient baissees devant les regards clairs de la jeune fille. - Eh! courez donc! cria la Teuse. Ils se mangent. La querelle devenait si violente, dans la basse-cour, qu'elle partait avec un grand bruit de jupes, lorsque le pretre la rappela. - Et le lait, cherie, tu n'as pas fini le lait? Il lui tendait sa tasse, a laquelle il avait a peine touche. Elle revint, but le lait sans le moindre scrupule, malgre les yeux irrites de la Teuse. Puis, elle reprit son elan, courut a la basse- cour, ou on l'entendit mettre la paix. Elle devait s'etre assise au milieu de ses betes; elle chantonnait doucement, comme pour les bercer. III. - Maintenant ma soupe est trop chaude, gronda la Teuse, qui revenait de la cuisine avec une ecuelle, dans laquelle une cuiller de bois etait plantee debout. Elle se tint devant l'abbe Mouret, en commencant a manger sur le bout de la cuiller, avec precaution. Elle esperait l'egayer, le tirer du silence accable ou elle le voyait. Depuis qu'il etait revenu du Paradou, il se disait gueri, il ne se plaignait jamais; souvent meme, il souriait d'une si tendre facon, que la maladie, selon les gens des Artaud, semblait avoir redouble sa saintete. Mais, par moments, des crises de silence le prenaient; il semblait rouler dans une torture qu'il mettait toutes ses forces a ne point avouer; et c'etait une agonie muette qui le brisait, qui le rendait, pendant des heures, stupide, en proie a quelque abominable lutte interieure, dont la violence ne se devinait qu'a la sueur d'angoisse de sa face. La Teuse alors ne le quittait plus, l'etourdissant d'un flot de paroles, jusqu'a ce qu'il eut repris peu a peu son air doux, comme vainqueur de la revolte de son sang. Ce matin-la, la vieille servante pressentait une attaque plus rude encore que les autres. Elle se mit a parler abondamment, tout en continuant a se mefier de la cuiller qui lui brulait la langue. - Vraiment, il faut vivre au fond d'un pays de loups pour voir des choses pareilles. Est-ce que, dans les villages honnetes, on se marie jamais aux chandelles? Ca montre assez que tous ces Artaud sont des pas-grand-chose... Moi, en Normandie, j'ai vu des noces qui mettaient les gens en l'air, a deux lieues a la ronde. On mangeait pendant trois jours. Le cure en etait; le maire aussi; meme, a la noce d'une de mes cousines, les pompiers sont venus. Et l'on s'amusait donc!... Mais faire lever un pretre avant le soleil pour s'epouser a une heure ou les poules elles-memes sont encore couchees, il n'y a pas de bon sens! A votre place, monsieur le cure, j'aurais refuse... Pardi! vous n'avez pas assez dormi, vous avez peut-etre pris froid dans l'eglise. C'est ca qui vous a tout retourne. Ajoutez qu'on aimerait mieux marier des betes que cette Rosalie et son gueux, avec leur mioche qui a pisse sur une chaise... Vous avez tort de ne pas me dire ou vous vous sentez mal. Je vous ferais quelque chose de chaud... Hein? monsieur le cure, repondez- moi? Il repondit faiblement qu'il etait bien, qu'il n'avait besoin que d'un peu d'air. Il venait de s'adosser a un des muriers, la respiration courte, s'abandonnant. - Bien, bien! n'en faites qu'a votre tete, reprit la Teuse. Mariez les gens, lorsque vous n'en avez pas la force, et lorsque cela doit vous rendre malade. Je m'en doutais, je l'avais dit hier... C'est comme, si vous m'ecoutiez, vous ne resteriez pas la, puisque l'odeur de la basse-cour vous incommode. Ca pue joliment, dans ce moment-ci. Je ne sais pas ce que mademoiselle Desiree peut encore remuer. Elle chante, elle; elle s'en moque, ca lui donne des couleurs... Ah! je voulais vous dire. Vous savez que j'ai tout fait pour l'empecher de rester la, quand le taureau a pris la vache. Mais elle vous ressemble, elle est d'un entetement! Heureusement que, pour elle, ca ne tire pas a consequence. C'est sa joie, les betes avec les petits... Voyons, monsieur le cure, soyez raisonnable. Laissez-moi vous conduire dans votre chambre. Vous vous coucherez, vous vous reposerez un peu... Non, vous ne voulez pas? Eh bien! c'est tant pis, si vous souffrez! On ne garde pas ainsi son mal sur la conscience, jusqu'a en etouffer. Et, de colere, elle avala une grande cuilleree de soupe, au risque de s'emporter la gorge. Elle tapait le manche de bois contre son ecuelle, grognant, se parlant a elle-meme. - On n'a jamais vu un homme comme ca. Il creverait plutot que de lacher un mot... Ah! il peut bien se taire. J'en sais assez long. Ce n'est pas malin de deviner le reste... Oui, oui, qu'il se taise. Ca vaut mieux. La Teuse etait jalouse. Le docteur Pascal lui avait livre un veritable combat, pour lui enlever son malade, lorsqu'il avait juge le jeune pretre perdu, s'il le laissait au presbytere. Il dut lui expliquer que la cloche redoublait sa fievre, que les images de saintete, dont sa chambre etait pleine, hantaient son cerveau d'hallucinations, qu'il lui fallait, enfin, un oubli complet, un milieu autre, ou il put renaitre, dans la paix d'une existence nouvelle. Et elle hochait la tete, elle disait que nulle part "le cher enfant" ne trouverait une garde-malade meilleure qu'elle. Pourtant, elle avait fini par consentir; elle s'etait meme resignee a le voir aller au Paradou, tout en protestant contre ce choix du docteur, qui la confondait. Mais elle gardait contre le Paradou une haine solide. Elle se trouvait surtout blessee du silence de l'abbe Mouret sur le temps qu'il y avait vecu. Souvent, elle s'etait vainement ingeniee a le faire causer. Ce matin-la, exasperee de le voir tout pale, s'entetant a souffrir sans une plainte, elle finit par agiter sa cuiller comme un baton, elle cria:$ - Il faut retourner la-bas, monsieur le cure, si vous y etiez si bien... Il y a la-bas une personne qui vous soignera sans doute mieux que moi. C'etait la premiere fois qu'elle hasardait une allusion directe. Le coup fut si cruel, que le pretre laissa echapper un leger cri, en levant sa face douloureuse. La bonne ame de la Teuse eut regret. - Aussi, murmura-t-elle, c'est la faute de votre oncle Pascal. Allez, je lui en ai dit assez. Mais ces savants, ca tient a leurs idees. Il y en a qui vous font mourir, pour vous regarder dans le corps apres... Moi, ca m'avait mise dans une telle colere, que je n'ai voulu en parler a personne. Oui, monsieur, c'est grace a moi, si personne n'a su ou vous etiez, tant je trouvais ca abominable. Quand l'abbe Guyot, de Saint-Eutrope, qui vous a remplace pendant votre absence, venait dire la messe ici, le dimanche, je lui racontais des histoires, je lui jurais que vous etiez en Suisse. Je ne sais seulement pas ou ca est, la Suisse... Certes, je ne veux point vous faire de la peine, mais c'est surement la-bas que vous avez pris votre mal. Vous voila drolement gueri. On aurait bien mieux fait de vous laisser avec moi qui ne me serais pas avisee de vous tourner la tete. L'abbe Mouret, le front de nouveau penche, ne l'interrompait pas. Elle s'etait assise par terre, a quelques pas de lui, pour tacher de rencontrer ses yeux. Elle reprit maternellement, ravie de la complaisance qu'il semblait mettre a l'ecouter. - Vous n'avez jamais voulu connaitre l'histoire de l'abbe Caffin. Des que je parle, vous me faites taire... Eh bien! l'abbe Caffin, dans notre pays, a Canteleu, avait eu des ennuis. C'etait pourtant un bien saint homme, et qui possedait un caractere d'or. Mais, voyez-vous, il etait tres douillet, il aimait les choses delicates. Si bien qu'une demoiselle rodait autour de lui, la fille d'un meunier, que ses parents avaient mise en pension. Bref, il arriva ce qui devait arriver, vous me comprenez, n'est-ce pas? Alors, quand on a su la chose, tout le pays s'est fache contre l'abbe. On le cherchait pour le tuer a coups de pierres. Il s'est sauve a Rouen, il est alle pleurer chez l'archeveque. Et on l'a envoye ici. Le pauvre homme etait bien assez puni de vivre dans ce trou... Plus tard, j'ai eu des nouvelles de la fille. Elle a epouse un marchand de boeufs. Elle est tres heureuse. La Teuse, enchantee d'avoir place son histoire, vit un encouragement dans l'immobilite du pretre. Elle se rapprocha, elle continua: - Ce bon monsieur Caffin! Il n'etait pas fier avec moi, il me parlait souvent de son peche. Ca ne l'empeche pas d'etre dans le ciel, je vous en reponds! Il peut dormir tranquille, la, a cote, sous l'herbe, car il n'a jamais fait de tort a personne... Moi, je ne comprends pas qu'on en veuille tant a un pretre, quand il se derange. C'est si naturel! Ce n'est pas beau, sans doute, c'est une salete qui doit mettre Dieu en colere. Mais il vaut encore mieux faire ca que d'aller voler. On se confesse donc, et on est quitte!... N'est-ce pas, monsieur le cure, lorsqu'on a un vrai repentir, on fait son salut tout de meme? L'abbe Mouret s'etait lentement redresse. Par un effort supreme, il venait de dompter son angoisse. Pale encore, il dit d'une voix ferme: - Il ne faut jamais pecher, jamais, jamais! - Ah! tenez, s'ecria la vieille servante, vous etes trop fier, monsieur! Ce n'est pas beau non plus, l'orgueil!... A votre place, moi, je ne me raidirais pas comme cela. On cause de son mal, on ne se coupe pas le coeur en quatre tout d'un coup, on s'habitue a la separation, enfin! Ca se passe petit a petit... Au lieu que vous, voila que vous evitez meme de prononcer le nom des gens. Vous defendez qu'on parle d'eux, ils sont comme s'ils etaient morts. Depuis votre retour, je n'ai pas ose vous donner la moindre nouvelle. Eh bien! je causerai maintenant, je dirai ce que je saurai, parce que je vois bien que c'est tout ce silence qui vous tourne sur le coeur. Il la regardait severement, levant un doigt pour la faire taire. - Oui, oui, continua-t-elle, j'ai des nouvelles de la-bas, tres souvent meme, et je vous les donnerai... D'abord, la personne n'est pas plus heureuse que vous. - Taisez-vous! dit l'abbe Mouret, qui trouva la force de se mettre debout pour s'eloigner. La Teuse se leva aussi, lui barrant le passage de sa masse enorme. Elle se fachait, elle criait: - La, vous voila deja parti!... Mais vous m'ecouterez. Vous savez que je n'aime guere les gens de la-bas, n'est-ce pas? Si je vous parle d'eux, c'est pour votre bien... On pretend que je suis jalouse. Eh bien, je reve de vous mener un jour la-bas. Vous seriez avec moi, vous ne craindriez pas de mal faire... Voulez-vous? Il l'ecarta du geste, la face calmee, en disant: - Je ne veux rien, je ne sais rien... Nous avons une grand-messe demain. Il faudra preparer l'autel. Puis, s'etant mis a marcher, il ajouta avec un sourire: - Ne vous inquietez pas, ma bonne Teuse. Je suis plus fort que vous ne croyez. Je me guerirai tout seul. Et il s'eloigna, l'air solide, la tete droite, ayant vaincu. Sa soutane, le long des bordures de thym, avait un frolement tres doux. La Teuse, qui etait restee plantee a la meme place, ramassa son ecuelle et sa cuiller de bois, en bougonnant. Elle machait entre ses dents des paroles qu'elle accompagnait de grands haussements d'epaules. - Ca fait le brave, ca se croit bati autrement que les autres hommes, parce que c'est cure... La verite est que celui-la est joliment dur. J'en ai connu qu'on n'avait pas besoin de chatouiller si longtemps. Et il est capable de s'ecraser le coeur, comme on ecrase une puce. C'est son bon Dieu qui lui donne cette force. Elle rentrait a la cuisine, lorsqu'elle apercut l'abbe Mouret debout, devant la porte a claire-voie de la basse-cour. Desiree l'avait arrete pour lui faire peser un chapon qu'elle engraissait depuis quelques semaines. Il disait complaisamment qu'il etait tres lourd, ce qui donnait un rire d'aise a la grande enfant. - Les chapons, eux aussi, s'ecrasent le coeur comme une puce, begaya la Teuse, tout a fait furieuse. Ils ont des raisons pour cela. Alors, il n'y a pas de gloire a bien vivre. IV. L'abbe Mouret passait les journees au presbytere. Il evitait les longues promenades qu'il faisait avant sa maladie. Les terres brulees des Artaud, les ardeurs de cette vallee ou ne poussaient que des vignes tordues, l'inquietaient. A deux reprises, il avait essaye de sortir, le matin, pour lire son breviaire, le long des routes; mais il n'avait pas depasse le village, il etait rentre, trouble par les odeurs, le plein soleil, la largeur de l'horizon. Le soir seulement, dans la fraicheur de la nuit tombante, il hasardait quelques pas devant l'eglise, sur l'esplanade qui s'etendait jusqu'au cimetiere. L'apres-midi, pour s'occuper, pris d'un besoin d'activite qu'il ne savait comment satisfaire, il s'etait donne la tache de coller des vitres de papier aux carreaux casses de la nef. Cela, pendant huit jours, l'avait tenu sur une echelle, tres attentif a poser les vitres proprement, decoupant le papier avec des delicatesses de broderie, etalant la colle de facon a ce qu'il n'y eut pas de bavure. La Teuse veillait au pied de l'echelle. Desiree criait qu'il fallait ne pas boucher tous les carreaux, afin que les moineaux pussent entrer; et, pour ne pas la faire pleurer, le pretre en oubliait deux ou trois, a chaque fenetre. Puis, cette reparation finie, l'ambition lui avait pousse d'embellir l'eglise, sans appeler ni macon, ni menuisier, ni peintre. Il ferait tout lui-meme. Ces travaux manuels, disait-il, l'amusaient, lui rendaient des forces. L'oncle Pascal, chaque fois qu'il passait a la cure, l'encourageait, en assurant que cette fatigue-la valait mieux que toutes les drogues du monde. Des lors, l'abbe Mouret boucha les trous des murs avec des poignees de platre, recloua les autels a grands coups de marteau, broya des couleurs pour donner une couche a la chaire et au confessionnal. Ce fut un evenement dans le pays. On en causait a deux lieues. Des paysans venaient, les mains derriere le dos, voir travailler monsieur le cure. Lui, un tablier bleu serre a la taille, les poignets meurtris, s'absorbait dans cette rude besogne, avait un pretexte pour ne plus sortir. Il vivait ses journees au milieu des platras, plus tranquille, presque souriant, oubliant le dehors, les arbres, le soleil, les vents tiedes, qui le troublaient. - Monsieur le cure est bien libre, du moment que ca ne coute rien a la commune, disait le pere Bambousse avec un ricanement, en entrant chaque soir pour constater ou en etaient les travaux. L'abbe Mouret depensa la ses economies du seminaire. C'etaient, d'ailleurs, des embellissements dont la naivete maladroite eut fait sourire. La maconnerie le rebuta vite. Il se contenta de recrepir le tour de l'eglise, a hauteur d'homme. La Teuse gachait le platre. Quand elle parla de reparer aussi le presbytere, qu'elle craignait toujours, disait-elle, de voir tomber sur leurs tetes, il lui expliqua qu'il ne saurait pas, qu'il faudrait un ouvrier; ce qui amena une querelle terrible entre eux. Elle criait qu'il n'etait pas raisonnable de faire si belle une eglise ou personne ne couchait, lorsqu'il y avait a cote des chambres dans lesquelles on les trouverait surement morts, un de ces matins, ecrases par les plafonds. - Moi, d'abord, grondait-elle, je finirai par venir faire mon lit ici, derriere l'autel. J'ai trop peur, la nuit. Le platre manquant, elle ne parla plus du presbytere. Puis, la vue des peintures qu'executait monsieur le cure la ravissait. Ce fut le grand charme de toute cette besogne. L'abbe, qui avait remis des bouts de planche partout, se plaisait a etaler sur les boiseries une belle couleur jaune, avec un gros pinceau. Il y avait, dans le pinceau, un va-et-vient tres doux, dont le bercement l'endormait un peu, le laissait sans pensee pendant des heures, a suivre les trainees grasses de la peinture. Lorsque tout fut jaune, le confessionnal, la chaire, l'estrade, jusqu'a la caisse de l'horloge, il se risqua a faire des raccords de faux marbre pour rafraichir le maitre-autel. Et, s'enhardissant, il le repeignit tout entier. Le maitre-autel, blanc, jaune et bleu, etait superbe. Des gens qui n'avaient pas assiste a une messe depuis cinquante ans vinrent en procession pour le voir. Les peintures, maintenant, etaient seches. L'abbe Mouret n'avait plus qu'a encadrer les panneaux d'un filet brun. Aussi, des l'apres- midi, se mit-il a l'oeuvre, voulant que tout fut termine le soir meme, le lendemain etant un jour de grand-messe, ainsi qu'il l'avait rappele a la Teuse. Celle-ci attendait pour faire la toilette de l'autel; elle avait deja pose sur la credence les chandeliers et la croix d'argent, les vases de porcelaine plantes de roses artificielles, la nappe garnie de dentelle des grandes fetes. Mais les filets furent si delicats a faire proprement, qu'il s'attarda jusqu'a la nuit. Le jour tombait, au moment ou il achevait le dernier panneau. - Ce sera trop beau, dit une voix rude, sortie de la poussiere grise du crepuscule, dont l'eglise s'emplissait. La Teuse, qui s'etait agenouillee pour mieux suivre le pinceau le long de la regle, eut un tressaillement de peur. - Ah! c'est Frere Archangias, dit-elle en tournant la tete; vous etes donc entre par la sacristie?... Mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai cru que la voix venait de dessous les dalles. L'abbe Mouret s'etait remis au travail, apres avoir salue le Frere d'un leger signe de tete. Celui-ci se tint debout, silencieux, ses grosses mains nouees devant sa soutane. Puis, apres avoir hausse les epaules, en voyant le soin que mettait le pretre a ce que les filets fussent bien droits, il repeta: - Ce sera trop beau. La Teuse, en extase, tressaillit une seconde fois. - Bon, cria-t-elle, j'avais oublie que vous etiez la, vous! Vous pourriez bien tousser, avant de parler. Vous avez une voix qui part brusquement, comme celle d'un mort. Elle s'etait relevee, elle se reculait pour admirer. - Pourquoi, trop beau? reprit-elle. Il n'y a rien de trop beau, quand il s'agit du bon Dieu... Si monsieur le cure avait eu de l'or, il y aurait mis de l'or, allez! Le pretre ayant fini, elle se hata de changer la nappe, en ayant bien soin de ne pas effacer les filets. Puis, elle disposa symetriquement la croix, les chandeliers et les vases. L'abbe Mouret etait alle s'adosser a cote de Frere Archangias, contre la barriere de bois qui separait le choeur de la nef. Ils n'echangerent pas une parole. Ils regardaient la croix d'argent qui, dans l'ombre croissante, gardait des gouttes de lumiere, sur les pieds, le long du flanc gauche et a la tempe droite du crucifie. Quand la Teuse eut fini, elle s'avanca triomphante: - Hein! dit-elle, c'est gentil. Vous verrez le monde, demain, a la messe! Ces paiens ne viennent chez Dieu que lorsqu'ils le croient riche... Maintenant, monsieur le cure, il faudra en faire autant a l'autel de la Vierge. - De l'argent perdu, gronda Frere Archangias. Mais la Teuse se facha. Et, comme l'abbe Mouret continuait a se taire, elle les emmena tous deux devant l'autel de la Vierge, les poussant, les tirant par leur soutane. - Mais regardez donc! Ca jure trop, maintenant que le maitre-autel est propre. On ne sait plus meme s'il y a eu des peintures. J'ai beau essuyer, le matin, le bois garde toute la poussiere. C'est noir, c'est laid... Vous ne savez pas ce qu'on dira, monsieur le cure? On dira que vous n'aimez pas la sainte Vierge, voila tout. - Et apres? demanda Frere Archangias. La Teuse resta toute suffoquee. - Apres, murmura-t-elle, ca serait un peche, pardi!... L'autel est comme une de ces tombes qu'on abandonne dans les cimetieres. Sans moi, les araignees y feraient leurs toiles, la mousse y pousserait. De temps en temps, quand je peux mettre un bouquet de cote, je le donne a la Vierge... Toutes les fleurs de notre jardin etaient pour elle, autrefois. Elle etait montee devant l'autel, elle avait pris deux bouquets seches, oublies sur les gradins. - Vous voyez bien que c'est comme dans les cimetieres, ajouta-t- elle, en les jetant aux pieds de l'abbe Mouret. Celui-ci les ramassa, sans repondre. La nuit etait completement venue. Frere Archangias s'embarrassa au milieu des chaises, manqua tomber. Il jurait, il machait des phrases sourdes, ou revenaient les noms de Jesus et de Marie. Quand la Teuse, qui etait allee chercher une lampe, rentra dans l'eglise, elle demanda simplement au pretre: - Alors, je puis mettre les pots et les pinceaux au grenier? - Oui, repondit-il, c'est fini. Nous verrons plus tard pour le reste. Elle marcha devant eux, emportant tout, se taisant, de peur d'en trop dire. Et, comme l'abbe Mouret avait garde les deux bouquets seches a la main, Frere Archangias lui cria, en passant devant la basse-cour: - Jetez donc ca! L'abbe fit encore quelques pas, la tete penchee; puis, il jeta les fleurs dans le trou au fumier, par-dessus la claire-voie. V. Le Frere, qui avait mange, resta la, a califourchon sur une chaise retournee, pendant le diner du pretre. Depuis que ce dernier etait de retour aux Artaud, il venait ainsi presque tous les soirs s'installer au presbytere. Jamais il ne s'y etait impose plus rudement. Ses gros souliers ecrasaient le carreau, sa voix tonnait, ses poings s'abattaient sur les meubles, tandis qu'il racontait les fessees donnees le matin aux petites filles, ou qu'il resumait sa morale en formules dures comme des coups de baton. Puis, s'ennuyant, il avait imagine de jouer aux cartes avec la Teuse. Ils jouaient a la bataille, interminablement, la Teuse n'ayant jamais pu apprendre un autre jeu. L'abbe Mouret, qui souriait aux premieres cartes abattues rageusement sur la table, tombait peu a peu dans une reverie profonde; et, pendant des heures, il s'oubliait, il s'echappait, sous les coups d'oeil defiants de Frere Archangias. Ce soir-la, la Teuse etait d'une telle humeur, qu'elle parla d'aller se coucher, des que la nappe fut otee. Mais le Frere voulait jouer. Il lui donna des tapes sur les epaules, finit par l'asseoir, et si violemment, que la chaise craqua. Il battait deja les cartes. Desiree, qui le detestait, avait disparu avec son dessert, qu'elle montait presque tous les soir manger dans son lit. - Je veux les rouges, dit la Teuse. Et la lutte s'engagea. La Teuse enleva d'abord quelques belles cartes au Frere. Puis, deux as tomberent en meme temps sur la table. - Bataille! cria-t-elle avec une emotion extraordinaire. Elle jeta un neuf, ce qui la consterna; mais le Frere n'ayant jete qu'un sept, elle ramassa les cartes, triomphante. Au bout d'une demi-heure, elle n'avait plus de nouveau que deux as, les chances se trouvaient retablies. Et, vers le troisieme quart d'heure, c'etait elle qui perdait un as. Le va-et-vient des valets, des dames et des rois, avait toute la furie d'un massacre. - Hein! elle est fameuse, cette partie! dit Frere Archangias, en se tournant vers l'abbe Mouret. Mais il le vit si perdu, si loin, ayant aux levres un sourire si inconscient, qu'il haussa brutalement la voix. - Eh bien! monsieur le cure, vous ne nous regardez donc pas? Ce n'est guere poli... Nous ne jouons que pour vous. Nous cherchons a vous egayer... Allons, regardez le jeu. Ca vous vaudra mieux que de revasser. Ou etiez-vous encore? Le pretre avait eu un tressaillement. Il ne repondit pas, il s'efforca de suivre le jeu, les paupieres battantes. La partie continuait avec acharnement. La Teuse regagna son as, puis le reperdit. Certains soirs, ils se disputaient ainsi les as pendant quatre heures; et souvent meme ils allaient se coucher, furibonds, n'ayant pu se battre. - Mais j'y songe! cria tout d'un coup la Teuse, qui avait une grosse peur de perdre, monsieur le cure devait sortir ce soir. Il a promis au grand Fortune et a la Rosalie d'aller benir leur chambre, comme il est d'usage... Vite, monsieur le cure! Le Frere vous accompagnera. L'abbe Mouret etait deja debout, cherchant son chapeau. Mais Frere Archangias, sans lacher ses cartes, se fachait. - Laissez donc! Est-ce que ca a besoin d'etre beni, ce trou a cochons! Pour ce qu'ils vont y faire de propre, dans leur chambre!... Encore un usage que vous devriez abolir. Un pretre n'a pas a mettre son nez dans les draps des nouveaux maries... Restez. Finissons la partie. Ca vaudra mieux. - Non, dit le pretre, j'ai promis. Ces braves gens pourraient se blesser... Restez, vous. Finissez la partie, en m'attendant. La Teuse, tres inquiete, regardait Frere Archangias. - Eh bien! oui, je reste, cria celui-ci. C'est trop bete! Mais l'abbe Mouret n'avait pas ouvert la porte, qu'il se levait pour le suivre, jetant violemment ses cartes. Il revint, il dit a la Teuse: - J'allais gagner... Laissez les paquets tels qu'ils sont. Nous continuerons la partie demain. - Ah bien, tout est brouille, maintenant, repondit la vieille servante qui s'etait empressee de meler les cartes. Si vous croyez que je vais le mettre sous verre, votre paquet! Et puis je pouvais gagner, j'avais encore un as. Frere Archangias, en quelques enjambees, rejoignit l'abbe Mouret qui descendait l'etroit sentier conduisant aux Artaud. Il s'etait donne la tache de veiller sur lui. Il l'entourait d'un espionnage de toutes les heures, l'accompagnant partout, le faisant suivre par un gamin de son ecole, lorsqu'il ne pouvait s'acquitter lui-meme de ce soin. Il disait, avec son rire terrible, qu'il etait "le gendarme de Dieu". Et, a la verite, le pretre semblait un coupable emprisonne dans l'ombre noire de la soutane du Frere, un coupable dont on se mefie, que l'on juge assez faible pour retourner a sa faute, si on le perdait des yeux une minute. C'etait une aprete de vieille fille jalouse, un souci minutieux de geolier qui pousse son devoir jusqu'a cacher les coins de ciel entrevus par les lucarnes. Frere Archangias se tenait toujours la, a boucher le soleil, a empecher une odeur d'entrer, a murer si completement le cachot, que rien du dehors n'y venait plus. Il guettait les moindres faiblesses de l'abbe, reconnaissait, a la clarte de son regard, les pensees tendres, les ecrasait d'une parole, sans pitie, comme des betes mauvaises. Les silences, les sourires, les paleurs du front, les frissons des membres, tout lui appartenait. D'ailleurs, il evitait de parler nettement de la faute. Sa presence seule etait un reproche. La facon dont il prononcait certaines phrases leur donnait le cinglement d'un coup de fouet. Il mettait dans un geste toute l'ordure qu'il crachait sur le peche. Comme ces maris trompes qui plient leurs femmes sous des allusions sanglantes, dont ils goutent seuls la cruaute, il ne reparlait pas de la scene du Paradou, il se contentait de l'evoquer d'un mot, pour aneantir, aux heures de crise, cette chair rebelle. Lui aussi avait ete trompe par ce pretre, tout souille de son adultere divin, ayant trahi ses serments, rapportant sur lui des caresses defendues, dont la senteur lointaine suffisait a exasperer sa continence de bouc qui ne s'etait jamais satisfait. Il etait pres de dix heures. Le village dormait; mais, a l'autre bout, du cote du moulin, un tapage montait d'une des masures, vivement eclairee. Le pere Bambousse avait abandonne a sa fille et a son gendre un coin de la maison, se reservant pour lui les plus belles pieces. On buvait la un dernier coup, en attendant le cure. - Ils sont souls, gronda Frere Archangias. Les entendez-vous se vautrer? L'abbe Mouret ne repondit pas. La nuit etait superbe, toute bleue d'un clair de lune qui changeait au loin la vallee en un lac dormant. Et il ralentissait sa marche, comme baigne d'un bien-etre par ces clartes douces; il s'arretait meme devant certaines nappes de lumiere, avec le frisson delicieux que donne l'approche d'une eau fraiche. Le Frere continuait ses grandes enjambees, le gourmandant, l'appelant. - Venez donc... Ce n'est pas sain, de courir la campagne a cette heure. Vous seriez mieux dans votre lit. Mais, brusquement, a l'entree du village, il se planta au milieu de la route. Il regardait vers les hauteurs, ou les lignes blanches des ornieres se perdaient dans les taches noires des petits bois de pins. Il avait un grognement de chien qui flaire un danger. - Qui descend de la-haut, si tard? murmura-t-il. Le pretre, n'entendant rien, ne voyant rien, voulut a son tour lui faire presser le pas. - Laissez donc, le voici, reprit vivement Frere Archangias. Il vient de tourner le coude. Tenez, la lune l'eclaire. Vous le voyez bien, a present... C'est un grand, avec un baton. Puis, au bout d'un silence, il reprit, la voix rauque, etouffee par la fureur: - C'est lui, c'est ce gueux!... Je le sentais. Alors, le nouveau venu etant au bas de la cote, l'abbe Mouret reconnut Jeanbernat. Malgre ses quatre-vingts ans, le vieux tapait si dur des talons, que ses gros souliers ferres tiraient des etincelles des silex de la route. Il marchait droit comme un chene, sans meme se servir de son baton, qu'il portait sur son epaule, en maniere de fusil. - Ah! le damne! begaya le Frere cloue sur place, en arret. Le diable lui jette toute la braise de l'enfer sous les pieds. Le pretre, tres trouble, desesperant de faire lacher prise a son compagnon, tourna le dos pour continuer sa route, esperant encore eviter Jeanbernat, en se hatant de gagner la maison des Bambousse. Mais il n'avait pas fait cinq pas, que la voix railleuse du vieux s'eleva, presque derriere son dos. - Eh! cure, attendez-moi. Je vous fais donc peur? Et l'abbe Mouret s'etant arrete, il s'approcha, il continua: - Dame! vos soutanes, ca n'est pas commode, ca empeche de courir. Puis, il a beau faire nuit, on vous reconnait de loin... Du haut de la cote, je me suis dit: "Tiens! c'est le petit cure qui est la- bas." Oh! j'ai encore de bons yeux... Alors, vous ne venez plus nous voir? - J'ai eu tant d'occupations, murmura le pretre, tres pale. - Bien, bien, tout le monde est libre. Ce que je vous en dis, c'est pour vous montrer que je ne vous garde pas rancune d'etre cure. Nous ne parlerions meme pas de votre bon Dieu, ca m'est egal... La petite croit que c'est moi qui vous empeche de revenir. Je lui ai repondu: "Le cure est une bete." Et ca, je le pense. Est-ce que je vous ai mange, pendant votre maladie? Je ne suis meme pas monte vous voir... Tout le monde est libre. Il parlait avec sa belle indifference, en affectant de ne pas s'apercevoir de la presence de Frere Archangias. Mais celui-ci ayant pousse un grognement plus menacant, il reprit: - Eh! cure, vous promenez donc votre cochon avec vous? - Attends, brigand! hurla le Frere, les poings fermes. Jeanbernat, le baton leve, feignit de le reconnaitre. - Bas les pattes! cria-t-il. Ah! c'est toi, calotin! J'aurais du te flairer a l'odeur de ton cuir... Nous avons un compte a regler ensemble. J'ai jure d'aller te couper les oreilles au milieu de ta classe. Ca amusera les gamins que tu empoisonnes. Le Frere, devant le baton, recula, la gorge pleine d'injures. Il balbutiait, il ne trouvait plus les mots. - Je t'enverrai les gendarmes, assassin! Tu as crache sur l'eglise, je t'ai vu! Tu donnes le mal de la mort au pauvre monde, rien qu'en passant devant les portes. A Saint-Eutrope, tu as fait avorter une fille en la forcant a macher une hostie consacree que tu avais volee. Au Beage, tu es alle deterrer des enfants que tu as emportes sur ton dos pour tes abominations... Tout le monde sait cela, miserable! Tu es le scandale du pays. Celui qui t'etranglerait gagnerait du coup le paradis. Le vieux ecoutait, ricanant, faisant le moulinet avec son baton. Entre deux injures de l'autre, il repetait a demi-voix. - Va, va, soulage-toi, serpent! Tout a l'heure, je te casserai les reins. L'abbe Mouret voulut intervenir. Mais Frere Archangias le repoussa, en criant: - Vous etes avec lui, vous! Est-ce qu'il ne vous a pas fait marcher sur la croix, dites le contraire! Et se tournant de nouveau vers Jeanbernat - Ah! Satan, tu as du bien rire, quand tu as tenu un pretre! Le ciel ecrase ceux qui t'ont aide a ce sacrilege!... Que faisais-tu, la nuit, pendant qu'il dormait? Tu venais avec ta salive, n'est-ce pas? lui mouiller la tonsure, afin que ses cheveux grandissent plus vite. Tu lui soufflais sur le menton et sur les joues, pour que la barbe y poussat d'un doigt en une nuit. Tu lui frottais tout le corps de tes malefices, tu lui soufflais dans la bouche la rage d'un chien, tu le mettais en rut... Et c'est ainsi que tu l'avais change en bete, Satan! - Il est stupide, dit Jeanbernat, en reposant son baton sur l'epaule. Il m'ennuie. Le Frere, enhardi, vint lui allonger ses deux poings sous le nez. - Et ta gueuse! cria-t-il. C'est toi qui l'a fourree toute nue dans le lit du pretre! Mais il poussa un hurlement, en faisant un bond en arriere. Le baton du vieux, lance a toute volee, venait de se casser sur son echine. Il recula encore, ramassa dans un tas de cailloux, au bord de la route, un silex gros comme les deux poings, qu'il lanca a la tete de Jeanbernat. Celui-ci avait le front fendu, s'il ne s'etait courbe. Il courut au tas de cailloux voisin, s'abrita, prit des pierres. Et, d'un tas a l'autre, un terrible combat s'engagea. Les silex grelaient. La lune, tres claire, decoupait nettement les ombres. - Oui, tu l'as fourree dans son lit, repetait le Frere affole! Et tu avais mis un Christ sous le matelas, pour que l'ordure tombat sur lui... Ha! ha! tu es etonne que je sache tout. Tu attends quelque monstre de cet accouplement-la. Tu fais chaque matin les treize signes de l'enfer sur le ventre de ta gueuse, pour qu'elle accouche de l'Antechrist. Tu veux l'Antechrist, bandit!... Tiens, que ce caillou t'eborgne! - Et que celui-ci te ferme le bec, calotin! reprit Jeanbernat, redevenu tres calme. Est-il bete, cet animal, avec ses histoires!... Va-t-il falloir que je te casse la tete pour continuer ma route? Est-ce ton catechisme qui t'a tourne sur la cervelle? - Le catechisme! Veux-tu connaitre le catechisme qu'on enseigne aux damnes de ton espece? Oui, je t'apprendrai a faire le signe de croix...Ceci est pour le Pere, et ceci pour le Fils, et ceci pour le Saint-Esprit...Ah! tu es encore debout. Attends, attends!... Ainsi soit-il! Il lui jeta une volee de petites pierres en facon de mitraille. Jeanbernat, atteint a l'epaule, lacha les cailloux qu'il tenait et s'avanca tranquillement, pendant que Frere Archangias prenait dans le tas deux nouvelles poignees, en begayant: - Je t'extermine. C'est Dieu qui le veut. Dieu est dans mon bras. - Te tairas-tu! dit le vieux en l'empoignant a la nuque. Alors, il y eut une courte lutte dans la poussiere de la route, bleuie par la lune. Le Frere, se voyant le plus faible, cherchait a mordre. Les membres seches de Jeanbernat etaient comme des paquets de cordes qui le liaient, si etroitement, qu'il en sentait les noeuds lui entrer dans la chair. Il se taisait, etouffant, revant quelque traitrise. Quand il l'eut mis sous lui, le vieux reprit en raillant: - J'ai envie de te casser un bras pour casser ton bon Dieu... Tu vois bien qu'il n'est pas le plus fort, ton bon Dieu. C'est moi qui t'extermine... Maintenant, je vais te couper les oreilles. Tu m'as trop ennuye. Et il tirait paisiblement un couteau de sa poche. L'abbe Mouret, qui, a plusieurs reprises, s'etait en vain jete entre les combattants, s'interposa si vivement, qu'il finit par consentir a remettre cette operation a plus tard. - Vous avez tort, cure, murmura-t-il. Ce gaillard a besoin d'une saignee. Enfin, puisque ca vous contrarie, j'attendrai. Je le rencontrerai bien encore dans un petit coin. Le Frere ayant pousse un grognement, il s'interrompit pour lui crier: - Ne bouge pas ou je te les coupe tout de suite. - Mais, dit le pretre, vous etes assis sur sa poitrine. Otez-vous de la pour qu'il puisse respirer. - Non, non, il recommencerait ses farces. Je le lacherai, lorsque je m'en irai... Je vous disais donc, cure, quand ce gredin s'est jete entre nous, que vous seriez le bienvenu la-bas. La petite est maitresse, vous savez. Je ne la contrarie pas plus que mes salades. Tout ca pousse... Il n'y a que des imbeciles comme ce calotin-la pour voir le mal... Ou as-tu vu le mal, coquin! C'est toi qui as invente le mal, brute! Il secouait le Frere de nouveau. - Laissez-le se relever, supplia l'abbe Mouret. - Tout a l'heure... La petite n'est pas a son aise depuis quelque temps. Je ne m'apercevais de rien. Mais elle me l'a dit. Alors je vais prevenir votre oncle Pascal, a Plassans. La nuit, on est tranquille, on ne rencontre personne... Oui, oui, la petite ne se porte pas bien. Le pretre ne trouva pas une parole. Il chancelait, la tete basse. - Elle etait si contente de vous soigner, continua le vieux. En fumant ma pipe, je l'entendais rire. Ca me suffisait. Les filles, c'est comme les aubepines: quand elles font des fleurs, elles font tout ce qu'elles peuvent... Enfin, vous viendrez, si le coeur vous en dit. Peut-etre que ca amuserait la petite. Bonsoir, cure. Il s'etait releve avec lenteur, serrant les poings du Frere, se mefiant d'un mauvais coup. Et il s'eloigna, sans tourner la tete, en reprenant son pas dur et allonge. Le Frere, en silence, rampa jusqu'au tas de cailloux. Il attendit que le vieux fut a quelque distance. Puis, a deux mains, il recommenca, furieusement. Mais les pierres roulaient dans la poussiere de la route. Jeanbernat, ne daignant plus se facher, s'en allait, droit comme un arbre, au fond de la nuit sereine. - Le maudit! Satan le pousse! balbutia le Frere Archangias, en faisant ronfler une derniere pierre. Un vieux qu'une chiquenaude devrait casser! Il est cuit au feu de l'enfer. J'ai senti ses griffes. Sa rage impuissante pietinait sur les cailloux epars. Brusquement, il se tourna contre l'abbe Mouret. - C'est votre faute! cria-t-il. Vous auriez du m'aider, et a nous deux nous l'aurions etrangle. A l'autre bout du village, le tapage avait grandi dans la maison de Bambousse. On entendait distinctement les culs de verres tapes en mesure sur la table. Le pretre s'etait remis a marcher, sans lever la tete, se dirigeant vers la grande clarte que jetait la fenetre, pareille a la flambee d'un feu de sarments. Le Frere le suivit, sombre, la soutane souillee de poussiere, une joue saignant de l'effleurement d'un caillou. Puis, de sa voix dure, apres un silence: - Irez-vous? demanda-t-il. Et, l'abbe Mouret ne repondant pas, il continua: - Prenez garde! vous retournez au peche... Il a suffi que cet homme passat, pour que toute votre chair eut un tressaillement. Je vous ai vu sous la lune, pale comme une fille... Prenez garde, entendez- vous! Cette fois Dieu ne pardonnerait pas. Vous tomberiez dans la pourriture derniere... Ah! miserable boue, c'est la salete qui vous emporte! Alors, le pretre leva enfin la face. Il pleurait a grosses larmes, silencieusement. Il dit avec une douceur navree: - Pourquoi me parlez-vous ainsi?... Vous etes toujours la, vous connaissez mes luttes de chaque heure. Ne doutez pas de moi, laissez-moi la force de me vaincre. Ces paroles si simples, baignees de larmes muettes, prenaient dans la nuit un tel caractere de douleur sublime, que Frere Archangias lui-meme, malgre sa rudesse, se sentit trouble. Il n'ajouta pas un mot, secouant sa soutane, essuyant sa joue saignante. Lorsqu'ils furent devant la maison des Bambousse, il refusa d'entrer. Il s'assit, a quelques pas, sur la caisse renversee d'une vieille charrette, ou il attendit avec une patience de dogue. - Voila monsieur le cure! crierent tous les Bambousse et tous les Brichet attables. Et l'on remplit de nouveau les verres. L'abbe Mouret dut en prendre un. Il n'y avait pas eu de noce. Seulement, le soir, apres le diner, on avait pose sur la table une dame-jeanne d'une cinquantaine de litres, qu'il s'agissait de vider, avant d'aller se mettre au lit. Ils etaient dix, et deja le pere Bambousse renversait d'une seule main la dame-jeanne, d'ou ne coulait plus qu'un mince filet rouge. La Rosalie, tres gaie, trempait le menton du petit dans son verre, tandis que le grand Fortune faisait des tours, soulevait des chaises, avec les dents. Tout le monde passa dans la chambre. L'usage voulait que le cure y but le vin qu'on lui avait verse. C'etait la ce qu'on appelait benir la chambre. Ca portait bonheur, ca empechait le menage de se battre. Du temps de M. Caffin, les choses se passaient joyeusement, le vieux pretre aimant a rire; il etait meme repute pour la facon dont il vidait le verre, sans laisser une goutte au fond; d'autant plus que les femmes, aux Artaud, pretendaient que chaque goutte laissee etait une annee d'amour en moins pour les epoux. Avec l'abbe Mouret, on plaisantait moins haut. Il but pourtant d'un trait, ce qui parut flatter beaucoup le pere Bambousse. La vieille Brichet regarda avec une moue le fond du verre, ou un peu de vin restait. Devant le lit, un oncle, qui etait garde champetre, risquait des gaudrioles tres raides, dont riait la Rosalie, que le grand Fortune avait deja poussee a plat ventre au bord des matelas, par maniere de caresse. Et quand tous eurent trouve un mot gaillard, on retourna dans la salle. Vincent et Catherine y etaient demeures seuls. Vincent, monte sur une chaise, penchant l'enorme dame-jeanne, entre ses bras, achevait de la vider dans la bouche ouverte de Catherine. - Merci, monsieur le cure, cria Bambousse en reconduisant le pretre. Eh bien! les voila maries, vous etes content. Ah! les gueux! si vous croyez qu'ils vont dire des Pater et des Ave, tout a l'heure... Bonne nuit, dormez bien, monsieur le cure. Frere Archangias avait lentement quitte le cul de la charrette, ou il s'etait assis. - Que le diable, murmura-t-il, jette des pelletees de charbons entre leurs peaux, et qu'ils en crevent! Il n'ouvrit plus les levres, il accompagna l'abbe Mouret jusqu'au presbytere. La, il attendit qu'il eut referme la porte, avant de se retirer; meme il se retourna, a deux reprises, pour s'assurer qu'il ne ressortait pas. Quand le pretre fut dans sa chambre, il se jeta tout habille sur son lit, les mains aux oreilles, la face contre l'oreiller, pour ne plus entendre, pour ne plus voir. Il s'aneantit, il s'endormit d'un sommeil de mort. VI. Le lendemain etait un dimanche. L'Exaltation de la Sainte-Croix tombant un jour de grand-messe, l'abbe Mouret avait voulu celebrer cette fete religieuse avec un eclat particulier. Il s'etait pris d'une devotion extraordinaire pour la Croix, il avait remplace dans sa chambre la statuette de l'Immaculee Conception par un grand crucifix de bois noir, devant lequel il passait de longues heures d'adoration. Exalter la Croix, la planter devant lui, au-dessus de toutes choses, dans une gloire, comme le but unique de sa vie, lui donnait la force de souffrir et de lutter. Il revait de s'y attacher a la place de Jesus, d'y etre couronne d'epines, d'y avoir les membres troues, le flanc ouvert. Quel lache etait-il donc pour oser se plaindre d'une blessure menteuse, lorsque son Dieu saignait la de tout son corps, avec le sourire de la Redemption aux levres? Et, si miserable qu'elle fut, il offrait sa blessure en holocauste, il finissait par glisser a l'extase, par croire que le sang lui ruisselait reellement du front, des membres, de la poitrine. C'etaient des heures de soulagement, toutes ses impuretes coulaient par ses plaies. Il se redressait avec des heroismes de martyr, il souhaitait des tortures effroyables pour les endurer sans un seul frisson de sa chair. Des le petit jour, il s'agenouilla devant le crucifix. Et la grace vint, abondante comme une rosee. Il ne fit pas d'effort, il n'eut qu'a plier les genoux, pour la recevoir sur le coeur, pour en etre trempe jusqu'aux os, d'une facon delicieusement douce. La veille, il avait agonise, sans qu'elle descendit. Elle restait longtemps sourde a ses lamentations de damne; elle le secourait souvent, lorsque, d'un geste d'enfant, il ne savait plus que joindre les mains. Ce fut, ce matin-la, une benediction, un repos absolu, une foi entiere. Il oublia ses angoisses des jours precedents. Il se donna tout a la joie triomphale de la Croix. Une armure lui montait aux epaules, si impenetrable, que le monde s'emoussait sur elle. Quand il descendit, il marchait dans un air de victoire et de serenite. La Teuse emerveillee alla chercher Desiree, pour qu'il l'embrassat. Toutes deux tapaient des mains, en criant qu'il n'avait pas eu si bonne mine depuis six mois. Dans l'eglise, pendant la grand-messe, le pretre acheva de retrouver Dieu. Il y avait longtemps qu'il ne s'etait approche de l'autel avec un tel attendrissement. Il dut se contenir, pour ne pas eclater en larmes, la bouche collee sur la nappe. C'etait une grand-messe solennelle. L'oncle de la Rosalie, le garde champetre, chantait au lutrin, d'une voix de basse dont le ronflement emplissait d'un chant d'orgue la voute ecrasee. Vincent, habille d'un surplis trop large, qui avait appartenu a l'abbe Caffin, balancait un vieil encensoir d'argent, prodigieusement amuse par le bruit des chainettes, encensant tres haut pour obtenir beaucoup de fumee, regardant derriere lui si ca ne faisait tousser personne. L'eglise etait presque pleine. On avait voulu voir les peintures de monsieur le cure. Des paysannes riaient, parce que ca sentait bon; tandis que les hommes, au fond, debout sous la tribune, hochaient la tete, a chaque note plus creuse du chantre. Par les fenetres, le grand soleil de dix heures, que tamisaient les vitres de papier, entrait, etalant sur les murs recrepis de grandes moires tres gaies, ou l'ombre des bonnets de femme mettait des vols de gros papillons. Et les bouquets artificiels, poses sur les gradins de l'autel, avaient eux-memes une joie humide de fleurs naturelles, fraichement cueillies. Lorsque le pretre se tourna, pour benir les assistants, il eprouva un attendrissement plus vif encore, a voir l'eglise si propre, si pleine, si trempee de musique, d'encens et de lumiere. Apres l'offertoire, un murmure courut parmi les paysannes. Vincent, qui avait leve curieusement la tete, faillit envoyer toute la braise de son encensoir sur la chasuble du pretre. Et comme celui-ci le regardait severement, il voulut s'excuser, il murmura: - C'est l'oncle de monsieur le cure qui vient d'entrer. Au fond de l'eglise, contre une des minces colonnettes de bois qui soutenaient la tribune, l'abbe Mouret apercut le docteur Pascal. Celui-ci n'avait pas sa bonne face souriante, legerement railleuse. Il s'etait decouvert, grave, fache, suivant la messe avec une visible impatience. Le spectacle du pretre a l'autel, son recueillement, ses gestes ralentis, la serenite parfaite de son visage, parurent peu a peu l'irriter davantage. Il ne put attendre la fin de la messe. Il sortit, alla tourner autour de son cabriolet et de son cheval, qu'il avait attache a un des volets du presbytere. - Eh bien! ce gaillard-la n'en finira donc plus, de se faire encenser? demanda-t-il a la Teuse, qui revenait de la sacristie. - C'est fini, repondit-elle. Entrez au salon... Monsieur le cure se deshabille. Il sait que vous etes la. - Pardi! a moins qu'il ne soit aveugle, murmura le docteur, en la suivant dans la piece froide, aux meubles durs, qu'elle appelait pompeusement le salon. Il se promena quelques minutes, de long en large. La piece, d'une tristesse grise, redoublait sa mauvaise humeur. Tout en marchant, il donnait du bout de sa canne de petits coups sur le crin mange des sieges, qui avaient le son cassant de la pierre. Puis, fatigue, il s'arreta devant la cheminee, ou un grand saint Joseph, abominablement peinturlure, tenait lieu de pendule. - Ah! ce n'est pas malheureux! dit-il, lorsqu'il entendit le bruit de la porte. Et s'avancant vers l'abbe: - Sais-tu que tu m'as fait avaler la moitie d'une messe? Il y a longtemps que ca ne m'etait arrive... Enfin, je tenais absolument a te voir aujourd'hui. Je voulais causer avec toi. Il n'acheva pas. Il regardait le pretre avec surprise. Il y eut un silence. - Tu te portes bien, toi? reprit-il enfin d'une voix changee. - Oui, je vais beaucoup mieux, dit l'abbe Mouret en souriant. Je ne vous attendais que jeudi. Ce n'est pas votre jour, le dimanche... Vous avez quelque chose a me communiquer? Mais l'oncle Pascal ne repondit pas sur-le-champ. Il continuait d'examiner l'abbe. Celui-ci etait encore tout trempe des tiedeurs de l'eglise; il apportait dans ses cheveux l'odeur de l'encens; il gardait au fond de ses yeux la joie de la Croix. L'oncle hocha la tete, en face de cette paix triomphante. - Je sors du Paradou, dit-il brusquement. Jeanbernat est venu me chercher cette nuit... J'ai vu Albine. Elle m'inquiete. Elle a besoin de beaucoup de menagements. Il etudiait toujours le pretre en parlant. Il ne vit pas meme ses paupieres battre. - Enfin, elle t'a soigne, ajouta-t-il plus rudement. Sans elle, mon garcon, tu serais peut-etre a cette heure dans un cabanon des Tulettes, avec la camisole de force aux epaules... Eh bien! j'ai promis que tu irais la voir. Je t'emmene avec moi. C'est un adieu. Elle veut partir. - Je ne puis que prier pour la personne dont vous parlez, dit l'abbe Mouret avec douceur. Et comme le docteur s'emportait, allongeant un grand coup de canne sur le canape: - Je suis pretre, je n'ai que des prieres, acheva-t-il simplement, d'une voix tres ferme. - Ah! tiens, tu as raison! cria l'oncle Pascal, se laissant tomber dans un fauteuil, les jambes cassees. C'est moi qui suis un vieux fou. Oui, j'ai pleure dans mon cabriolet en venant ici, tout seul, ainsi qu'un enfant... Voila ce que c'est que de vivre au milieu des bouquins. On fait de belles experiences; mais on se conduit en malhonnete homme... Est-ce que j'allais me douter que tout cela tournerait si mal? Il se leva, se remit a marcher, desespere. - Oui, oui, j'aurais du m'en douter. C'etait logique. Et avec toi ca devenait abominable. Tu n'es pas un homme comme les autres... Mais ecoute, je t'assure que tu etais perdu. L'air qu'elle a mis autour de toi pouvait seul te sauver de la folie. Enfin, tu m'entends, je n'ai pas besoin de te dire ou tu en etais. C'est une de mes plus belles cures. Et je n'en suis pas fier, va! car, maintenant, voila que la pauvre fille en meurt! L'abbe Mouret etait reste debout, tres calme, avec son rayonnement tranquille de martyr, que rien d'humain ne peut plus abattre. - Dieu lui fera misericorde, dit-il. - Dieu! Dieu! murmura le docteur sourdement, il ferait mieux de ne pas se jeter dans nos jambes. On arrangerait l'affaire. Puis, haussant la voix, il reprit: - J'avais tout calcule. C'est la le plus fort! Oh! l'imbecile!... Tu restais un mois en convalescence. L'ombre des arbres, le souffle frais de l'enfant, toute cette jeunesse te remettait sur pied. D'un autre cote, l'enfant perdait sa sauvagerie, tu l'humanisais, nous en faisions a nous deux une demoiselle que nous aurions mariee quelque part. C'etait parfait... Aussi pouvais-je m'imaginer que ce vieux philosophe de Jeanbernat ne quitterait pas ses salades d'un pouce! Il est vrai que moi non plus je n'ai pas bouge de mon laboratoire. J'avais des etudes en train... Et c'est ma faute! Je suis un malhonnete homme! Il etouffait, il voulait sortir. Il chercha partout son chapeau qu'il avait sur la tete. - Adieu, balbutia-t-il, je m'en vais... Alors, tu refuses de venir? Voyons, fais-le pour moi; tu vois combien je souffre. Je te jure qu'elle partira ensuite. C'est convenu... J'ai mon cabriolet. Dans une heure, tu seras de retour... Viens, je t'en prie. Le pretre eut un geste large, un de ces gestes que le docteur lui avait vu faire a l'autel. - Non, dit-il, je ne puis. En accompagnant son oncle, il ajouta: - Dites-lui qu'elle s'agenouille et qu'elle implore Dieu... Dieu l'entendra comme il m'a entendu; il la soulagera comme il m'a soulage. Il n'y a pas d'autre salut. Le docteur le regarda en face, haussa terriblement les epaules. - Adieu, repeta-t-il. Tu te portes bien. Tu n'as plus besoin de moi. Mais, comme il detachait son cheval, Desiree, qui venait d'entendre sa voix, arriva en courant. Elle adorait l'oncle. Quand elle etait plus jeune, il ecoutait son bavardage de gamine pendant des heures, sans se lasser. Maintenant encore, il la gatait, s'interessait a sa basse-cour, restait tres bien un apres-midi avec elle, au milieu des poules et des canards, a lui sourire de ses yeux aigus de savant. Il l'appelait "la grande bete", d'un ton d'admiration caressante. Il paraissait la mettre bien au-dessus des autres filles. Aussi se jeta-t-elle a son cou, d'un elan de tendresse. Elle cria: - Tu restes? Tu dejeunes? Mais il l'embrassa, refusant, se debarrassant de son etreinte d'un air bourru. Elle avait un rire clair; elle se pendit de nouveau a ses epaules. - Tu as bien tort, reprit-elle. J'ai des oeufs tout chauds. Je guettais les poules. Elles en ont fait quatorze, ce matin... Et nous aurions mange un poulet, le blanc, celui qui bat les autres. Tu etais la, jeudi, quand il a creve un oeil au grand mouchete. L'oncle restait fache. Il s'irritait contre le noeud de la bride, qu'il ne parvenait pas a defaire. Alors, elle se mit a sauter autour de lui, tapant des mains, chantonnant, sur un air de flute: - Si, si, tu restes... Nous le mangerons, nous le mangerons! Et la colere de l'oncle ne put tenir davantage. Il leva la tete, il sourit. Elle etait trop saine, trop vivante, trop vraie. Elle avait une gaiete trop large, naturelle et franche comme la nappe de soleil qui dorait sa chair nue. - La grande bete! murmura-t-il, charme. Puis, la prenant par les poignets, pendant qu'elle continuait a sauter: - Ecoute, pas aujourd'hui. J'ai une pauvre fille qui est malade. Mais je reviendrai un autre matin... Je te le promets. - Quand? jeudi? insista-t-elle. Tu sais, la vache est grosse. Elle n'a pas l'air a son aise, depuis deux jours... Tu es medecin, tu pourrais peut-etre lui donner un remede. L'abbe Mouret, qui etait demeure la, paisible, ne put retenir un leger rire. Le docteur monta gaiement dans son cabriolet, en disant: - C'est ca, je soignerai la vache... Approche, que je t'embrasse, la grande bete! Tu sens bon, tu sens la sante. Et tu vaux mieux que tout le monde. Si tout le monde etait comme ma grande bete, la terre serait trop belle. Il jeta a son cheval un leger claquement de la langue, et continua a parler tout seul, pendant que le cabriolet descendait la pente. - Oui, des brutes, il ne faudrait que des brutes. On serait beau, on serait gai, on serait fort. Ah! c'est le reve!... Ca a bien tourne pour la fille, qui est aussi heureuse que sa vache. Ca a mal tourne pour le garcon, qui agonise dans sa soutane. Un peu plus de sang, un peu plus de nerfs, va te promener! On manque sa vie... De vrais Rougon et de vrais Macquart, ces enfants-la! La queue de la bande, la degenerescence finale. Et poussant son cheval, il monta au trot le coteau qui conduisait au Paradou. VII. Le dimanche etait un jour de grande occupation pour l'abbe Mouret. Il avait les vepres, qu'il disait generalement devant les chaises vides, la Brichet elle-meme ne poussant pas la devotion au point de revenir a l'eglise l'apres-midi. Puis, a quatre heures, Frere Archangias amenait les galopins de son ecole pour que monsieur le cure leur fit reciter leur lecon de catechisme. Cette recitation se prolongeait parfois fort tard. Lorsque les enfants se montraient par trop indomptables, on appelait la Teuse, qui leur faisait peur avec son balai. Ce dimanche-la, vers quatre heures, Desiree se trouva seule au presbytere. Comme elle s'ennuyait, elle alla arracher de l'herbe pour ses lapins, dans le cimetiere, ou poussaient des coquelicots superbes, que les lapins adoraient. Elle se trainait a genoux entre les tombes, elle rapportait de pleins tabliers de verdures grasses, sur lesquelles ses betes tombaient goulument. - Oh! les beaux plantains! murmura-t-elle en s'accroupissant devant la pierre de l'abbe Caffin, ravie de sa trouvaille. La, en effet, dans la fissure meme de la pierre, des plantains magnifiques etalaient leurs larges feuilles. Elle avait acheve d'emplir son tablier, lorsqu'elle crut entendre un bruit singulier. Un froissement de branches, un glissement de petits cailloux montaient du gouffre qui longeait un des cotes du cimetiere, et au fond duquel coulait le Mascle, un torrent descendu des hauteurs du Paradou. La pente etait si rude, si impraticable, que Desiree songea a quelque chien perdu, a quelque chevre echappee. Elle s'avanca vivement. Et, comme elle se penchait elle resta stupefaite, en apercevant au milieu des ronces une fille qui s'aidait des moindres creux du roc avec une agilite extraordinaire. - Je vais vous donner la main, lui cria-t-elle. Il y a de quoi se rompre le cou. La fille, se voyant decouverte, eut un saut de peur, comme si elle allait redescendre. Mais elle leva la tete, elle s'enhardit jusqu'a accepter la main qu'on lui tendait. - Oh! je vous reconnais, reprit Desiree, heureuse, lachant son tablier pour la prendre a la taille, avec sa calinerie de grande enfant. Vous m'avez donne des merles. Ils sont morts, les chers petits. J'ai eu bien du chagrin... Attendez, je sais votre nom, je l'ai entendu. La Teuse le dit souvent, quand Serge n'est pas la. Elle m'a bien defendu de le repeter... Attendez, je vais me souvenir. Elle faisait des efforts de memoire, qui la rendaient toute serieuse. Puis, ayant trouve, elle redevint tres gaie, elle gouta a plusieurs reprises la musique du nom. - Albine! Albine!... C'est tres doux. J'avais cru d'abord que vous etiez une mesange, parce que j'ai eu une mesange que j'appelais a peu pres comme cela, je ne sais plus bien. Albine ne sourit pas. Elle etait toute blanche, avec une flamme de fievre dans les yeux. Quelques gouttes de sang roulaient sur ses mains. Quand elle eut repris haleine, elle dit rapidement: - Non, laissez. Vous allez tacher votre mouchoir a m'essuyer. Ce n'est rien, quelques piqures... Je n'ai pas voulu venir par la route, on m'aurait vue. J'ai prefere suivre le torrent... Serge est la? Ce nom prononce familierement, avec une ardeur sourde, ne choqua point Desiree. Elle repondit qu'il etait la, dans l'eglise, a faire le catechisme. - Il ne faut pas parler haut, ajouta-t-elle, en mettant un doigt sur ses levres. Serge me defend de parler haut, quand il fait le catechisme. Autrement, on viendrait nous gronder... Nous allons nous mettre dans l'ecurie, voulez-vous? Nous serons bien; nous causerons. - Je veux voir Serge, dit simplement Albine. La grande enfant baissa encore la voix. Elle jetait des coups d'oeil furtifs sur l'eglise, murmurant: - Oui, oui... Serge sera bien attrape. Venez avec moi. Nous nous cacherons, nous ne ferons pas de bruit. Oh! que c'est amusant! Elle avait ramasse le tas d'herbes glisse de son tablier. Elle sortit du cimetiere, rentra a la cure, avec des precautions infinies, en recommandant bien a Albine de se cacher derriere elle, de se faire toute petite. Comme elles se refugiaient toutes deux en courant dans la basse-cour, elles apercurent la Teuse, qui traversait la sacristie, et qui ne parut pas les voir. - Chut! Chut! repetait Desireee, enchantee, quand elles se furent blotties au fond de l'ecurie. Maintenant, personne ne nous trouvera plus... Il y a de la paille. Allongez-vous donc. Albine dut s'asseoir sur une botte de paille. - Et Serge? demanda-t-elle, avec l'entetement de l'idee fixe. - Tenez, on entend sa voix... Quand il tapera dans ses mains, ca sera fini, les petits s'en iront... Ecoutez, il leur raconte une histoire. La voix de l'abbe Mouret arrivait, en effet, tres adoucie, par la porte de la sacristie, que la Teuse, sans doute, venait d'ouvrir. Ce fut comme une bouffee religieuse, un murmure ou passa a trois fois le nom de Jesus. Albine frissonna. Elle se levait pour courir a cette voix aimee, dont elle reconnaissait la caresse, lorsque le son parut s'envoler, etouffe par la porte, qui etait retombee. Alors, elle se rassit, elle sembla attendre, les mains serrees l'une contre l'autre, tout a la pensee brulant au fond de ses yeux clairs. Desiree, couchee a ses pieds, la regardait avec une admiration naive. - Oh! vous etes belle, murmura-t-elle. Vous ressemblez a une image que Serge avait dans sa chambre. Elle etait toute blanche comme vous. Elle avait de grandes boucles qui lui flottaient le cou. Et elle montrait son coeur rouge, la, a la place ou je sens battre le votre... Vous ne m'ecoutez pas, vous etes triste. Jouons, voulez- vous? Mais elle s'interrompit, criant entre ses dents, contenant sa voix: - Les gueuses! elles vont nous faire surprendre. Elle n'avait pas lache son tablier d'herbes, et ses betes la prenaient d'assaut. Une bande de poules etait accourue, gloussant, s'appelant, piquant les brins verts qui pendaient. La chevre passait sournoisement la tete sous son bras, mordait aux larges feuilles. La vache elle-meme, attachee au mur, tirait sur sa corde, allongeait son mufle, soufflait son haleine chaude. - Ah! les voleuses! repetait Desiree. C'est pour les lapins!... Voulez-vous bien me laisser tranquille! Toi tu vas recevoir une calotte. Et toi, si je t'y prends encore, je te retrousse la queue.... Les poisons! elles me mangeraient plutot les mains! Elle souffletait la chevre, elles dispersait les poules a coups de pied, elle tapait de toute la force de ses poings sur le mufle de la vache. Mais les betes se secouaient, revenaient plus goulues, sautaient sur elle, l'envahissaient, arrachaient son tablier. Et clignant les yeux, elle murmurait a l'oreille d'Albine, comme si les betes avaient pu l'entendre: - Sont-elles droles, ces amours! Attendez, vous allez les voir manger. Albine regardait de son air grave. - Allons, soyez sages, reprit Desiree. Vous en aurez toutes. Mais chacune son tour... La grande Lise, d'abord. Hein! tu aimes joliment le plantain, toi! La grande Lise, c'etait la vache. Elle broya lentement une poignee des feuilles grasses poussees sur la tombe de l'abbe Caffin. Un leger filet de bave pendait de son mufle. Ses gros yeux bruns avaient une douceur gourmande. - A toi, maintenant, continua Desiree, en se tournant vers la chevre. Oh! je sais que tu veux des coquelicots. Et tu les preferes fleuris, n'est-ce pas? avec des boutons qui eclatent sous tes dents comme des papillottes de braise rouge... Tiens, en voila de joliment beaux. Ils viennent du coin a gauche, ou l'on enterrait l'annee derniere. Et, tout en parlant, elle presentait a la chevre un bouquet de fleurs saignantes, que la bete broutait. Quand elle n'eut plus dans les mains que les tiges, elle les lui mit entre les dents. Par- derriere, les poules furieuses lui dechiquetaient les jupes. Elle leur jeta des chicorees sauvages et des pissenlits, qu'elle avait cueillis autour des vieilles dalles rangees le long du mur de l'eglise. Les poules se disputerent surtout les pissenlits, avec une telle voracite, une telle rage d'ailes et d'ergots, que les autres betes de la basse-cour entendirent. Alors, ce fut un envahissement. Le grand coq fauve, Alexandre, parut le premier. Il piqua un pissenlit, le coupa en deux, sans l'entamer. Il cacardait, appelant les poules restees dehors, se reculant pour les inviter a manger. Et une poule blanche entra, puis une poule noire, puis toute une file de poules, qui se bousculaient, se montaient sur la queue, finissaient par couler comme une mare de plumes folles. Derriere les poules vinrent les pigeons, et les canards, et les oies, enfin les dindes. Desiree riait au milieu de ce flot vivant, noyee, perdue, repetant: - Toutes les fois que j'apporte de l'herbe du cimetiere, c'est comme ca. Elles se tueraient pour en manger... L'herbe doit avoir un gout. Et elle se debattait, levant les dernieres poignees de verdure, afin de les sauver de ces becs gloutons qui se levaient vers elle, repetant qu'il fallait en garder pour les lapins, qu'elle allait se facher, qu'elle les mettrait tous au pain sec. Mais elle faiblissait. Les oies tiraient les coins de son tablier, si rudement, qu'elle manquait tomber sur les genoux. Les canards lui devoraient les chevilles. Deux pigeons avaient vole sur sa tete. Des poules montaient jusqu'a ses epaules. C'etait une ferocite de betes sentant la chair, les plantains gras, les coquelicots sanguins, les pissenlits engorges de seve, ou il y avait un peu de la vie des morts. Elle riait trop, elle se sentait sur le point de glisser, de lacher les deux dernieres poignees, lorsqu'un grognement terrible vint mettre la panique autour d'elle. - C'est toi, mon gros, dit-elle ravie. Mange-les, delivre-moi. Le cochon entrait. Ce n'etait plus le petit cochon, rose comme un joujou fraichement peint, le derriere plante d'une queue pareille a un bout de ficelle; mais un fort cochon, bon a tuer, rond comme une bedaine de chantre, l'echine couverte de soies rudes qui pissaient la graisse. Il avait le ventre couleur d'ambre, pour avoir dormi dans le fumier. Le groin en avant, roulant sur ses pattes, il se jeta au milieu des betes, ce qui permit a Desiree de s'echapper et de courir donner aux lapins les quelques herbes qu'elle avait si vaillamment defendues. Quand elle revint, la paix etait faite. Les oies balancaient le cou mollement, stupides, beates; les canards et les dindes s'en allaient le long des murs, avec des dehanchements prudents d'animaux infirmes; les poules caquetaient a voix basse, piquant un grain invisible dans le sol dur de l'ecurie; tandis que le cochon, la chevre, la grande vache, comme peu a peu ensommeilles, clignaient les paupieres. Au-dehors, une pluie d'orage commencait a tomber. - Ah bien! voila une averse, dit Desiree, qui se rassit sur la paille avec un frisson. Vous ferez bien de rester la, mes amours, si vous ne voulez pas etre trempees. Elle se tourna vers Albine, en ajoutant: - Hein! ont-elles l'air godiche! Elles ne se reveillent que pour tomber sur la nourriture, ces betes-la! Albine etait restee silencieuse. Les rires de cette belle fille se debattant au milieu de ces cous voraces, de ces becs goulus, qui la chatouillaient, qui la baisaient, qui semblaient vouloir lui manger la chair, l'avaient rendue plus blanche. Tant de gaiete, tant de sante, tant de vie, la desesperait. Elle serrait ses bras fievreux, elle pressait le vide sur sa poitrine, sechee par l'abandon. - Et Serge? demanda-t-elle de sa meme voix, nette et entetee. - Chut! dit Desiree, je viens de l'entendre, il n'a pas fini... Nous avons fait joliment du bruit tout a l'heure. Il faut que la Teuse soit sourde, ce soir... Tenons-nous tranquilles, maintenant. C'est bon d'entendre tomber la pluie. L'averse entrait par la porte laissee ouverte, battait le seuil a larges gouttes. Des poules, inquietes, apres s'etre hasardees, avaient recule jusqu'au fond de l'ecurie. Toutes les betes se refugiaient la, autour des jupes des deux filles, sauf trois canards qui s'en etaient alles sous la pluie se promener tranquillement. La fraicheur de l'eau, ruisselant au-dehors, semblait refouler a l'interieur les buees ardentes de la basse-cour. Il faisait tres chaud dans la paille. Desiree attira deux grosses bottes, s'y etala comme sur des oreillers, s'y abandonna. Elle etait a l'aise, elle jouissait par tout son corps. - C'est bon, c'est bon, murmura-t-elle. Couchez-vous donc comme moi. J'enfonce, je suis appuyee de tous les cotes, la paille me fait des minettes dans le cou... Et quand on se frotte, ca vous court le long des membres, on dirait que des souris se sauvent sous votre robe. Elle se frottait, elle riait seule, donnant des tapes a droite et a gauche, comme pour se defendre contre les souris. Puis, elle restait la tete en bas, les genoux en l'air, reprenant: - Est-ce que vous vous roulez dans la paille, chez vous? Moi, je ne connais rien de meilleur... Des fois, je me chatouille sous les pieds. C'est bien drole aussi... Dites, est-ce que vous vous chatouillez? Mais le grand coq fauve, qui s'etait approche gravement, en la voyant vautree, venait de lui sauter sur la gorge. - Veux-tu t'en aller, Alexandre! cria-t-elle. Est-il bete, cet animal! Je ne puis pas me coucher, sans qu'il se plante la... Tu me serres trop, tu me fais mal avec tes ongles, entends-tu!... Je veux bien que tu restes, mais tu seras sage, tu ne me piqueras pas les cheveux, hein! Et elle ne s'en inquieta plus. Le coq se tenait ferme a son corsage, ayant l'air par instants de la regarder sous le menton, d'un oeil de braise. Les autres betes se rapprochaient de ses jupes. Apres s'etre encore roulee, elle avait fini par se pamer, dans une position heureuse, les membres ecartes, la tete renversee. Elle continua: - Ah! c'est trop bon, ca me fatigue tout de suite. La paille, ca donne sommeil, n'est-ce pas?... Serge n'aime pas ca. Vous non plus, peut-etre. Alors, qu'est-ce que vous pouvez aimer?... Racontez un peu, pour que je sache. Elle s'assoupissait lentement. Un instant, elle tint ses yeux grands ouverts, ayant l'air de chercher quel plaisir elle ignorait. Puis, elle baissa les paupieres, avec un sourire tranquille, comme pleinement contentee. Elle paraissait dormir, lorsque, au bout de quelques minutes, elle rouvrit les yeux, disant: - La vache va faire un petit... Voila qui est bon aussi. Ca m'amusera plus que tout. Et elle glissa a un sommeil profond. Les betes avaient fini par monter sur elle. C'etait un flot de plumes vivantes qui la couvrait. Des poules semblaient couver ses pieds. Les oies mettaient le duvet de leur cou le long de ses cuisses. A gauche, le cochon lui chauffait le flanc; pendant que la chevre, a droite, allongeait sa tete barbue jusque sous son aisselle. Un peu partout, des pigeons nichaient, dans ses mains ouvertes, au creux de sa taille, derriere ses epaules tombantes. Et elle etait toute rose, en dormant, caressee par le souffle plus fort de la vache, etouffee sous le poids du grand coq accroupi, qui etait descendu plus bas que la gorge, les ailes battantes, la crete allumee, et dont le ventre fauve la brulait d'une caresse de flamme, a travers ses jupes. La pluie, au-dehors, tombait plus fine. Une nappe de soleil, echappee du coin d'un nuage, trempait d'or la poussiere d'eau volante. Albine, restee immobile, regardait dormir Desiree, cette belle fille qui contentait sa chair en se roulant sur la paille. Elle souhaitait d'etre ainsi lasse et pamee, endormie de jouissance, pour quelques fetus qui lui auraient chatouille la nuque. Elle jalousait ces bras forts, cette poitrine dure, cette vie toute charnelle dans la chaleur fecondante d'un troupeau de betes, cet epanouissement purement animal, qui faisait de l'enfant grasse la tranquille soeur de la grande vache blanche et rousse. Elle revait d'etre aimee du coq fauve et d'aimer elle-meme comme les arbres poussent, naturellement, sans honte, en ouvrant chacune de ses veines aux jets de la seve. C'etait la terre qui assouvissait Desiree, lorsqu'elle se vautrait sur le dos. Cependant, la pluie avait completement cesse. Les trois chats de la maison, l'un derriere l'autre, filaient dans la cour, le long du mur, en prenant des precautions infinies pour ne pas se mouiller. Ils allongerent le cou dans l'ecurie, ils vinrent droit a la dormeuse, ronronnant, se couchant contre elle, les pattes sur un peu de sa peau. Moumou, le gros chat noir, blotti pres d'une de ses joues, se mit a lui lecher le menton avec douceur. - Et Serge? murmura machinalement Albine. Ou etait donc l'obstacle? Qui l'empechait de se contenter ainsi, heureuse, en pleine nature? Pourquoi n'aimait-elle pas, pourquoi n'etait-elle pas aimee, au grand soleil, librement, comme les arbres poussent? Elle ne savait pas, elle se sentait abandonnee, a jamais meurtrie. Et elle avait un entetement farouche, un besoin de reprendre son bien dans ses bras, de le cacher, d'en jouir encore. Alors, elle se leva. La porte de la sacristie venait d'etre rouverte; un leger claquement de mains se fit entendre, suivi du vacarme d'une bande d'enfants tapant leurs sabots sur les dalles; le catechisme etait fini. Elle quitta doucement l'ecurie, ou elle attendait, depuis une heure, dans la buee chaude de la basse-cour. Comme elle se glissait le long du couloir de la sacristie, elle apercut le dos de la Teuse, qui rentra dans sa cuisine, sans tourner la tete. Et, certaine de n'etre pas vue, elle poussa la porte, l'accompagnant de la main pour qu'elle retombat sans bruit. Elle etait dans l'eglise. VIII. D'abord, elle ne vit personne. Au-dehors, la pluie tombait de nouveau, une pluie fine, persistante. L'eglise lui parut toute grise. Elle passa derriere le maitre-autel, s'avanca jusqu'a la chaire. Il n'y avait, au milieu de la nef, que des bancs laisses en deroute par les galopins du catechisme. Le balancier de l'horloge battait sourdement, dans tout ce vide. Alors, elle descendit pour aller frapper a la boiserie du confessionnal, qu'elle apercevait a l'autre bout. Mais, comme elle passait devant la chapelle des Morts, elle trouva l'abbe Mouret prosterne au pied du grand Christ saignant. Il ne bougeait pas, il devait croire que la Teuse rangeait les bancs, derriere lui. Albine lui posa la main sur l'epaule. - Serge, dit-elle, je viens te chercher. Le pretre leva la tete, tres pale, avec un tressaillement. Il resta a genoux, il se signa, les levres balbutiantes encore de sa priere. - J'ai attendu, continua-t-elle. Chaque matin, chaque soir, je regardais si tu n'arrivais pas. J'ai compte les jours, puis je n'ai plus compte. Voila des semaines... Alors, quand j'ai su que tu ne viendrais pas, je suis venue, moi. Je me suis dit: "Je l'emmenerai..." Donne-moi tes mains, allons-nous en. Et elle lui tendait les mains, comme pour l'aider a se relever. Lui, se signa de nouveau. Il priait toujours, en la regardant. Il avait calme le premier frisson de sa chair. Dans la grace qui l'inondait depuis le matin, ainsi qu'un bain celeste, il puisait des forces surhumaines. - Ce n'est pas ici votre place, dit-il gravement. Retirez-vous... Vous aggravez vos souffrances. - Je ne souffre plus, reprit-elle avec un sourire. Je me porte mieux, je suis guerie, puisque je te vois... Ecoute, je me faisais plus malade que je n'etais, pour qu'on vint te chercher. Je veux bien l'avouer, maintenant. C'est comme cette promesse de partir, de quitter le pays, apres t'avoir retrouve, tu ne t'es pas imagine peut-etre que je l'aurais tenue. Ah bien! je t'aurais plutot emporte sur mes epaules... Les autres ne savent pas; mais toi tu sais bien qu'a present je ne puis vivre ailleurs qu'a ton cou. Elle redevenait heureuse, elle se rapprochait avec des caresses d'enfant libre, sans voir la rigidite froide du pretre. Elle s'impatienta, tapa joyeusement dans ses mains, en criant: - Voyons, decide-toi! Serge. Tu nous fais perdre un temps, la! Il n'y a pas besoin de tant de reflexions. Je t'emmene, pardi! c'est simple... Si tu desires ne pas etre vu, nous nous en irons par le Mascle. Le chemin n'est pas commode; mais je l'ai bien pris toute seule; nous nous aiderons, quand nous serons deux... Tu connais le chemin, n'est-ce pas? Nous traversons le cimetiere, nous descendons au bord du torrent, puis nous n'avons plus qu'a le suivre, jusqu'au jardin. Et comme l'on est chez soi, la-bas, au fond! Il n'y a personne, va! rien que des broussailles et de belles pierres rondes. Le lit est presque a sec. En venant, je pensais "Lorsqu'il sera avec moi, tout a l'heure, nous marcherons doucement, en nous embrassant..." Allons, depeche-toi. Je t'attends, Serge. Le pretre semblait ne plus entendre. Il s'etait remis en prieres, demandant au ciel le courage des saints. Avant d'engager la lutte supreme, il s'armait des epees flamboyantes de la foi. Un instant, il craignit de faiblir. Il lui avait fallu un heroisme de martyr pour laisser ses genoux colles a la dalle, pendant que chaque mot d'Albine l'appelait: son coeur allait vers elle, tout son sang se soulevait, le jetait dans ses bras, avec l'irresistible desir de baiser ses cheveux. Elle avait, de l'odeur seule de son haleine, eveille et fait passer en une seconde les souvenirs de leur tendresse, le grand jardin, les promenades sous les arbres, la joie de leur union. Mais la grace le trempa de sa rosee plus abondante; ce ne fut que la torture d'un moment, qui vida le sang de ses veines; et rien d'humain ne demeura en lui. Il n'etait plus que la chose de Dieu. Albine dut le toucher de nouveau a l'epaule. Elle s'inquietait, elle s'irritait peu a peu. - Pourquoi ne reponds-tu pas? Tu ne peux refuser, tu vas me suivre... Songe que j'en mourrais, si tu refusais. Mais non, cela n'est pas possible. Rappelle-toi. Nous etions ensemble, nous ne devions jamais nous quitter. Et vingt fois tu t'es donne. Tu me disais de te prendre tout entier, de prendre tes membres, de prendre ton souffle, de prendre ta vie... Je n'ai point reve, peut-etre. Il n'y a pas une place de ton corps que tu ne m'aies livree, pas un de tes cheveux dont je ne sois la maitresse. Tu as un signe a l'epaule gauche, je l'ai baise, il est a moi. Tes mains sont a moi, je les ai serrees pendant des jours dans les miennes. Et ton visage, tes levres, tes yeux, ton front, tout cela est a moi, j'en ai dispose pour mes tendresses... Entends-tu, Serge? Elle se dressait devant lui, souveraine, allongeant les bras. Elle repeta d'une voix plus haute: - Entends-tu, Serge? tu es a moi! Alors, lentement, l'abbe Mouret se leva. Il s'adossa a l'autel, en disant: - Non, vous vous trompez, je suis a Dieu. Il etait plein de serenite. Sa face nue ressemblait a celle d'un saint de pierre, que ne trouble aucune chaleur venue des entrailles. Sa soutane tombait a plis droits, pareille a un suaire noir, sans rien laisser deviner de son corps. Albine recula a la vue du fantome sombre de son amour. Elle ne retrouvait point sa barbe libre, sa chevelure libre. Maintenant, au milieu de ses cheveux coupes, elle apercevait une tache bleme, la tonsure, qui l'inquietait comme un mal inconnu, quelque plaie mauvaise, grandie la pour manger la memoire des jours heureux. Elle ne reconnaissait ni ses mains autrefois tiedes de caresses, ni son cou souple tout sonore de rires, ni ses pieds nerveux dont le galop l'emportait au fond des verdures. Etait-ce donc la le garcon aux muscles forts, le col denoue montrant le duvet de la poitrine, la peau epanouie par le soleil, les reins vibrants de vie, dans l'etreinte duquel elle avait vecu une saison? A cette heure, il ne semblait plus avoir de chair, le poil lui etait honteusement tombe, toute sa virilite se sechait sous cette robe de femme qui le laissait sans sexe. - Oh! murmura-t-elle, tu me fais peur... M'as-tu cru morte, que tu as pris le deuil? Enleve ce noir, mets une blouse. Tu retrousseras les manches, nous pecherons encore des ecrevisses... Tes bras etaient aussi blonds que les miens. Elle avait porte la main sur la soutane, comme pour en arracher l'etoffe. Lui, la repoussa du geste, sans la toucher. Il la regardait, il s'affermissait contre la tentation, en ne la quittant pas des yeux. Elle lui paraissait grandie. Elle n'etait plus la gamine aux bouquets sauvages, jetant au vent ses rires de bohemienne, ni l'amoureuse vetue de jupes blanches, pliant sa taille mince, ralentissant sa marche attendrie derriere les haies. Maintenant, un duvet de fruit blondissait sa levre, ses hanches roulaient librement, sa poitrine avait un epanouissement de fleur grasse. Elle etait femme, avec sa face longue, qui lui donnait un grand air de fecondite. Dans ses flancs elargis, la vie dormait. Sur ses joues, a fleur de peau, venait l'adorable maturite de sa chair. Et le pretre, tout enveloppe de son odeur passionnee de femme faite, prenait une joie amere a braver la caresse de sa bouche rouge, le rire de ses yeux, l'appel de sa gorge, l'ivresse qui coulait d'elle au moindre mouvement. Il poussait la temerite jusqu'a chercher sur elle les places qu'il avait baisees follement, autrefois, les coins des yeux, les coins des levres, les tempes etroites, douces comme du satin, la nuque d'ambre, soyeuse comme du velours. Jamais, meme au cou d'Albine, il n'avait goute les felicites qu'il eprouvait a se martyriser, en regardant en face cette passion qu'il refusait. Puis, il craignit de ceder la a quelque nouveau piege de la chair. Il baissa les yeux, il dit avec douceur: - Je ne puis vous entendre ici. Sortons, si vous tenez a accroitre nos regrets a tous deux... Notre presence en cet endroit est un scandale. Nous sommes chez Dieu. - Qui ca, Dieu? cria Albine affolee, redevenue la grande fille lachee en pleine nature. Je ne le connais pas, ton Dieu, je ne veux pas le connaitre, s'il te vole a moi, qui ne lui ai jamais rien fait. Mon oncle Jeanbernat a donc raison de dire que ton Dieu est une invention de mechancete, une maniere d'epouvanter les gens et de les faire pleurer... Tu mens, tu ne m'aimes plus, ton Dieu n'existe pas. - Vous etes chez lui, repeta l'abbe Mouret avec force. Vous blasphemez. D'un souffle, il pourrait vous reduire en poussiere. Elle eut un rire superbe. Elle levait les bras, elle defiait le ciel. - Alors, dit-elle, tu preferes ton Dieu a moi! Tu le crois plus fort que moi. Tu t'imagines qu'il t'aimera mieux que moi... Tiens! tu es un enfant. Laisse donc ces betises. Nous allons retourner au jardin ensemble, et nous aimer, et etre heureux, et etre libres. C'est la vie. Cette fois, elle avait reussi a le prendre a la taille. Elle l'entrainait. Mais il se degagea, tout frissonnant, de son etreinte; il revint s'adosser a l'autel, s'oubliant, la tutoyant comme autrefois. - Va-t'en, balbutia-t-il. Si tu m'aimes encore, va-t'en... Oh! Seigneur, pardonnez-lui, pardonnez-moi de salir votre maison. Si je passais la porte derriere elle, je la suivrais peut-etre. Ici, chez vous, je suis fort. Permettez que je reste la, a vous defendre. Albine demeura un instant silencieuse. Puis, d'une voix calmee: - C'est bien, restons ici... Je veux te parler. Tu ne peux etre mechant. Tu me comprendras. Tu ne me laisseras pas partir seule... Non, ne te defends pas. Je ne te prendrai plus, puisque cela te fait mal. Tu vois, je suis tres calme. Nous allons causer, doucement, comme lorsque nous nous perdions, et que nous ne cherchions pas notre chemin, pour causer plus longtemps. Elle souriait, elle continua: - Moi, je ne sais pas. L'oncle Jeanbernat me defendait de venir a l'eglise. Il me disait: "Bete, puisque tu as un jardin, qu'est-ce que tu irais faire dans une masure ou l'on etouffe?..." J'ai grandi bien contente. Je regardais dans les nids, sans toucher aux oeufs. Je ne cueillais pas meme les fleurs, de peur de faire saigner les plantes. Tu sais que jamais je n'ai pris un insecte pour le tourmenter... Alors, pourquoi Dieu serait-il en colere contre moi? - Il faut le connaitre, le prier, lui rendre a chaque heure les hommages qui lui sont dus, repondit le pretre. - Cela te contenterait, n'est-ce pas? reprit-elle. Tu me pardonnerais, tu m'aimerais encore?... Eh bien! je veux tout ce que tu veux. Parle-moi de Dieu, je croirai en lui, je l'adorerai. Chacune de tes paroles sera une verite que j'ecouterai a genoux. Est-ce que jamais j'ai eu une pensee autre que la tienne?... Nous reprendrons nos longues promenades, tu m'instruiras, tu feras de moi ce qu'il te plaira. Oh! consens, je t'en prie! L'abbe Mouret montra sa soutane. - Je ne puis, dit-il simplement; je suis pretre. - Pretre! repeta-t-elle en cessant de sourire. Oui, l'oncle pretend que les pretres n'ont ni femme, ni soeur, ni mere. Alors, cela est vrai... Mais pourquoi es-tu venu? C'est toi qui m'as prise pour ta soeur, pour ta femme. Tu mentais donc? Il leva sa face pale, ou perlait une sueur d'angoisse. - J'ai peche, murmura-t-il. - Moi, continua-t-elle, lorsque je t'ai vu si libre, j'ai cru que tu n'etais plus pretre. J'ai pense que c'etait fini, que tu resterais sans cesse la, pour moi, avec moi... Et maintenant, que veux-tu que je fasse, si tu emportes toute ma vie? - Ce que je fais, repondit-il: vous agenouiller, mourir a genoux, ne pas vous relever avant que Dieu pardonne. - Tu es donc lache? dit-elle encore, reprise par la colere, les levres meprisantes. Il chancela, il garda le silence. Une souffrance abominable le serrait a la gorge; mais il demeurait plus fort que la douleur. Il tenait la tete droite, il souriait presque des coins de sa bouche tremblante. Albine, de son regard fixe, le defia un instant. Puis, avec un nouvel emportement: - Eh! reponds, accuse-moi, dis que c'est moi qui suis allee te tenter. Ce sera le comble... Va, je te permets de t'excuser. Tu peux me battre, je prefererais tes coups a ta raideur de cadavre. N'as-tu plus de sang? N'entends-tu pas que je t'appelle lache? Oui, tu es lache, tu ne devais pas m'aimer, puisque tu ne peux etre un homme... Est-ce ta robe noire qui te gene? Arrache-la. Quand tu seras nu, tu te souviendras peut-etre. Le pretre, lentement, repeta les memes paroles: - J'ai peche, je n'ai pas d'excuse. Je fais penitence de ma faute, sans esperer de pardon. Si j'arrachais mon vetement, j'arracherais ma chair, car je me suis donne a Dieu tout entier, avec mon ame, avec mes os. Je suis pretre. - Et moi! et moi! cria une derniere fois Albine. Il ne baissa pas la tete. - Que vos souffrances me soient comptees comme autant de crimes! Que je sois eternellement puni de l'abandon ou je dois vous laisser! Ce sera juste... Tout indigne que je suis, je prie pour vous chaque soir. Elle haussa les epaules, avec un immense decouragement. Sa colere tombait. Elle etait presque prise de pitie. - Tu es fou, murmura-t-elle. Garde tes prieres. C'est toi que je veux... Jamais tu ne comprendras. J'avais tant de choses a te dire! Et tu es la, a me mettre toujours en colere, avec tes histoires de l'autre monde... Voyons, soyons raisonnables tous les deux. Attendons d'etre plus calmes. Nous causerons encore... Il n'est pas possible que je m'en aille comme ca. Je ne peux te laisser ici. C'est parce que tu es ici que tu es comme mort, la peau si froide, que je n'ose te toucher... Ne parlons plus. Attendons. Elle se tut, elle fit quelques pas. Elle examinait la petite eglise. La pluie continuait a mettre aux vitres son ruissellement de cendre fine. Une lumiere froide, trempee d'humidite, semblait mouiller les murs. Du dehors, pas un bruit ne venait, que le roulement monotone de l'averse. Les moineaux devaient s'etre blottis sous les tuiles, le sorbier dressait des branches vagues, noyees dans la poussiere d'eau. Cinq heures sonnerent, arrachees coup a coup de la poitrine felee de l'horloge; puis, le silence grandit encore, plus sourd, plus aveugle, plus desespere. Les peintures, a peine seches, donnaient au maitre-autel et aux boiseries une proprete triste, l'air d'une chapelle de couvent ou le soleil n'entre pas. Une agonie lamentable emplissait la nef, eclaboussee du sang qui coulait des membres du grand Christ; tandis que, le long des murs, les quatorze images de la Passion etalaient leur drame atroce, barbouille de jaune et de rouge, suant l'horreur. C'etait la vie qui agonisait la, dans ce frisson de mort, sur ces autels pareils a des tombeaux, au milieu de cette nudite de caveau funebre. Tout parlait de massacre, de nuit, de terreur, d'ecrasement, de neant. Une derniere haleine d'encens trainait, pareille au dernier souffle attendri de quelque trepassee, etouffee jalousement sous les dalles. - Ah! dit enfin Albine, comme il faisait bon au soleil, tu te rappelles!... Un matin, c'etait a gauche du parterre, nous marchions le long d'une haie de grands rosiers. Je me souviens de la couleur de l'herbe; elle etait presque bleue, avec des moires vertes. Quand nous arrivames au bout de la haie, nous revinmes sur nos pas, tant le soleil avait la une odeur douce. Et ce fut toute notre promenade, cette matinee-la, vingt pas en avant, vingt pas, en arriere, un coin de bonheur dont tu ne voulais plus sortir. Les mouches a miel ronflaient; une mesange ne nous quitta pas, sautant de branche en branche; des processions de betes, autour de nous, s'en allaient a leurs affaires. Tu murmurais: "Que la vie est bonne!" La vie, c'etait les herbes, les arbres, les eaux, le ciel, le soleil, dans lequel nous etions tout blonds, avec des cheveux d'or. Elle reva un instant encore, elle reprit: - La vie, c'etait le Paradou. Comme il nous paraissait grand! Jamais nous ne savions en trouver le bout. Les feuillages y roulaient jusqu'a l'horizon, librement, avec un bruit de vagues. Et que de bleu sur nos tetes! Nous pouvions grandir, nous envoler, courir comme les nuages, sans rencontrer plus d'obstacles qu'eux. L'air etait a nous. Elle s'arreta, elle montra d'un geste les murs ecrases de l'eglise. - Et, ici, tu es dans une fosse. Tu ne pourrais elargir les bras sans t'ecorcher les mains a la pierre. La voute te cache le ciel, te prend ta part de soleil. C'est si petit, que tes membres s'y raidissent, comme si tu etais couche vivant dans la terre. - Non, dit le pretre, l'eglise est grande comme le monde. Dieu y tient tout entier. D'un nouveau geste, elle designa les croix, les christs mourants, les supplices de la Passion. - Et tu vis au milieu de la mort. Les herbes, les arbres, les eaux, le soleil, le ciel, tout agonise autour de toi. - Non, tout revit, tout s'epure, tout remonte a la source de lumiere. Il s'etait redresse, avec une flamme dans les yeux. Il quitta l'autel, invincible desormais, embrase d'une telle foi, qu'il meprisait les dangers de la tentation. Et il prit la main d'Albine, il la tutoya comme une soeur, il l'emmena devant les images douloureuses du chemin de la Croix. - Tiens, dit-il, voici ce que mon Dieu a souffert... Jesus est battu de verges. Tu vois, ses epaules sont nues, sa chair est dechiree, son sang coule jusque sur ses reins... Jesus est couronne d'epines. Des larmes rouges ruissellent de son front troue. Une grande dechirure lui a fendu la tempe... Jesus est insulte par les soldats. Ses bourreaux lui ont jete par derision un lambeau de pourpre au cou, et ils couvrent sa face de crachats, ils le soufflettent, ils lui enfoncent a coups de roseau sa couronne dans le front... Albine detournait la tete, pour ne pas voir les images, rudement coloriees, ou des balafres de laque coupaient les chairs d'ocre de Jesus. Le manteau de pourpre semblait, a son cou, un lambeau de sa peau ecorchee. - A quoi bon souffrir, a quoi bon mourir! repondit-elle. O Serge! si tu te souvenais!... Tu me disais, ce jour-la, que tu etais fatigue. Et je savais bien que tu mentais, parce que le temps etait frais et que nous n'avions pas marche plus d'un quart d'heure. Mais tu voulais t'asseoir, pour me prendre dans tes bras. Il y avait, tu sais bien, au fond du verger, un cerisier plante sur le bord d'un ruisseau, devant lequel tu ne pouvais passer sans eprouver le besoin de me baiser les mains, a petits baisers qui montaient le long de mes epaules jusqu'a mes levres. La saison des cerises etait passee, tu mangeais mes levres... Les fleurs qui se fanaient nous faisaient pleurer. Un jour que tu trouvas une fauvette morte dans l'herbe, tu devins tout pale, tu me serras contre ta poitrine, comme pour defendre a la terre de me prendre. Le pretre l'entrainait devant les autres stations. - Tais-toi! cria-t-il, regarde encore, ecoute encore. Il faut que tu te prosternes de douleur et de pitie... Jesus succombe sous le poids de sa croix. La montee du Calvaire est rude. Il est tombe sur les genoux. Il n'essuie pas meme la sueur de son visage, et il se releve, il continue sa marche... Jesus, de nouveau, succombe sous le poids de sa croix. A chaque pas, il chancelle. Cette fois, il est tombe sur le flanc, si violemment, qu'il reste un moment sans haleine. Ses mains dechirees ont lache la croix. Ses pieds endoloris laissent derriere lui des empreintes sanglantes. Une lassitude abominable l'ecrase, car il porte sur ses epaules les peches du monde... Albine avait regarde Jesus, en jupe bleue, etendu sous la croix demesuree, dont la couleur noire coulait et salissait l'or de son aureole. Puis, les regards perdus, elle murmura: - Oh! les sentiers des prairies!... Tu n'as donc plus de memoire, Serge? Tu ne connais plus les chemins d'herbe fine, qui s'en vont a travers les pres, parmi de grandes mares de verdure?... L'apres-midi dont je te parle, nous n'etions sortis que pour une heure. Puis, nous allames toujours devant nous, si bien que les etoiles se levaient, lorsque nous marchions encore. Cela etait si doux, ce tapis sans fin, souple comme de la soie! Nos pieds ne rencontraient pas un gravier. On eut dit une mer verte, dont l'eau moussue nous bercait. Et nous savions bien ou nous conduisaient ces sentiers si tendres qui ne menaient nulle part. Ils nous conduisaient a notre amour, a la joie de vivre les mains a nos tailles, a la certitude d'une journee de bonheur... Nous rentrames sans fatigue. Tu etais plus leger qu'au depart, parce que tu m'avais donne tes caresses et que je n'avais pu te les rendre toutes. De ses mains tremblantes d'angoisse, l'abbe Mouret indiquait les dernieres images. Il balbutiait: - Et Jesus est attache a la croix. A coups de marteau, les clous entrent dans ses mains ouvertes. Un seul clou suffit pour ses pieds, dont les os craquent. Lui, tandis que sa chair tressaille, sourit, les yeux au ciel... Jesus est entre les deux larrons. Le poids de son corps agrandit horriblement ses blessures. De son front, de ses membres, ruisselle une sueur de sang. Les deux larrons l'injurient, les passants le raillent, les soldats se partagent ses vetements. Et les tenebres se repandent, et le soleil se cache... Jesus meurt sur la croix. Il jette un grand cri, il rend l'esprit. O mort terrible! Le voile du temple fut dechire en deux, du haut en bas; la terre trembla, les pierres se fendirent, les sepulcres s'ouvrirent... Il etait tombe a genoux, la voix coupee par des sanglots, les yeux sur les trois croix du Calvaire, ou se tordaient des corps blafards de supplicies, que le dessin grossier decharnait affreusement. Albine se mit devant les images pour qu'il ne les vit plus. - Un soir, dit-elle, par un long crepuscule, j'avais pose ma tete sur tes genoux... C'etait dans la foret, au bout de cette grande allee de chataigniers, que le soleil couchant enfilait d'un dernier rayon. Ah! quel adieu caressant! Le soleil s'attardait a nos pieds, avec un bon sourire ami nous disant au revoir. Le ciel palissait lentement. Je te racontais en riant qu'il otait sa robe bleue, qu'il mettait sa robe noire a fleurs d'or, pour aller en soiree. Toi, tu guettais l'ombre, impatient d'etre seul, sans le soleil qui nous genait. Et ce n'etait pas de la nuit qui venait, c'etait une douceur discrete, une tendresse voilee, un coin de mystere, pareil a un de ces sentiers tres sombres, sous les feuilles, dans lesquels on s'engage pour se cacher un moment, avec la certitude de retrouver, a l'autre bout, la joie du plein jour. Ce soir-la, le crepuscule apportait, dans sa paleur sereine, la promesse d'une splendide matinee... Alors, moi, je feignis de m'endormir, voyant que le jour ne s'en allait pas assez vite a ton gre. Je puis bien le dire maintenant, je ne dormais pas, pendant que tu m'embrassais sur les yeux. Je goutais tes baisers. Je me retenais pour ne pas rire. J'avais une haleine reguliere que tu buvais. Puis, lorsqu'il fit noir, ce fut comme un long bercement. Les arbres, vois-tu, ne dormaient pas plus que moi... La nuit, tu te souviens, les fleurs avaient une odeur plus forte. Et comme il restait a genoux, la face inondee de larmes, elle lui saisit les poignets, elle le releva, reprenant avec passion: - Oh! si tu savais, tu me dirais de t'emporter, tu lierais tes bras a mon cou pour que je ne pusse m'en aller sans toi... Hier, j'ai voulu revoir le jardin. Il est plus grand, plus profond, plus insondable. J'y ai trouve des odeurs nouvelles, si suaves qu'elles m'ont fait pleurer. J'ai rencontre, dans les allees, des pluies de soleil qui me trempaient d'un frisson de desir. Les roses m'ont parle de toi. Les bouvreuils s'etonnaient de me voir seule. Tout le jardin soupirait... Oh! viens, jamais les herbes n'ont deroule des couches plus douces. J'ai marque d'une fleur le coin perdu ou je veux te conduire. C'est, au fond d'un buisson, un trou de verdure large comme un grand lit. De la, on entend le jardin vivre, avec ses arbres, ses eaux, son ciel. La respiration meme de la terre nous bercera... Oh! viens, nous nous aimerons dans l'amour de tout. Mais il la repoussa. Il etait revenu devant la chapelle des Morts, en face du grand Christ de carton peint, de la grandeur d'un enfant de dix ans, qui agonisait avec une verite si effroyable. Les clous imitaient le fer, les blessures restaient beantes, atrocement dechirees. - Jesus qui etes mort pour nous, cria-t-il, dites-lui donc notre neant! Dites-lui que nous sommes poussiere, ordure, damnation! Ah! tenez! permettez que je couvre ma tete d'un cilice, que je pose mon front a vos pieds, que je reste la immobile, jusqu'a ce que la mort me pourrisse. La terre n'existera plus. Le soleil sera eteint. Je ne verrai plus, je ne sentirai plus, je n'entendrai plus. Rien de ce monde miserable ne viendra deranger mon ame de votre adoration. Il s'exaltait de plus en plus. Il marcha vers Albine, les mains levees. - Tu avais raison, c'est la mort qui est ici, c'est la mort que je veux, la mort qui delivre, qui sauve de toutes les pourritures... Entends-tu! je nie la vie, je la refuse, je crache sur elle. Tes fleurs puent, ton soleil aveugle, ton herbe donne la lepre a qui s'y couche, ton jardin est un charnier ou se decomposent les cadavres des choses. La terre sue l'abomination. Tu mens, quand tu parles d'amour, de lumiere, de vie bienheureuse, au fond de ton palais de verdure. Il n'y a chez toi que des tenebres. Tes arbres distillent un poison qui change les hommes en bete; tes taillis sont noirs du venin des viperes; tes rivieres roulent la peste sous leurs eaux bleues. Si j'arrachais a ta nature sa jupe de soleil, sa ceinture de feuillage, tu la verrais hideuse comme une megere, avec des cotes de squelette, toute mangee de vices... Et meme quand tu dirais vrai, quand tu aurais les mains pleines de jouissances, quand tu m'emporterais sur un lit de roses pour m'y donner le reve du paradis, je me defendrais plus desesperement encore contre ton etreinte. C'est la guerre entre nous, seculaire, implacable. Tu vois, l'eglise est bien petite; elle est pauvre, elle est laide, elle a un confessionnal et une chaire de sapin, un baptistere de platre, des autels faits de quatre planches, que j'ai repeints moi- meme. Qu'importe! elle est plus grande que ton jardin, que la vallee, que toute la terre. C'est une forteresse redoutable que rien ne renversera. Les vents, et le soleil, et les forets, et les mers, tout ce qui vit, aura beau lui livrer assaut, elle restera debout, sans meme etre ebranlee. Oui, que les broussailles grandissent, qu'elles secouent les murs de leurs bras epineux, et que des pullulements d'insectes sortent des fentes du sol pour venir ronger les murs, l'eglise, si ruinee qu'elle soit, ne sera jamais emportee dans ce debordement de la vie! Elle est la mort inexpugnable... Et veux-tu savoir ce qui arrivera, un jour. La petite eglise deviendra si colossale, elle jettera une telle ombre, que toute ta nature crevera. Ah! la mort, la mort de tout, avec le ciel beant pour recevoir nos ames, au-dessus des debris abominables du monde! Il criait, il poussait Albine violemment vers la porte. Celle-ci, tres pale, reculait pas a pas. Quand il se tut, la voix etranglee, elle dit gravement: - Alors, c'est fini, tu me chasses?... Je suis ta femme pourtant. C'est toi qui m'as faite. Dieu, apres avoir permis cela, ne peut nous punir a ce point. Elle etait sur le seuil. Elle ajouta: - Ecoute, tous les jours, quand le soleil se couche, je vais au bout du jardin, a l'endroit ou la muraille est ecroulee... Je t'attends. Et elle s'en alla. La porte de la sacristie retomba avec un soupir etouffe. IX. L'eglise etait silencieuse. Seule, la pluie, qui redoublait, mettait sous la nef un frisson d'orgue. Dans ce calme brusque, la colere du pretre tomba; il se sentit pris d'un attendrissement. Et ce fut le visage baigne de larmes, les epaules secouees par des sanglots, qu'il revint se jeter a genoux devant le grand Christ. Un acte d'ardent remerciement s'echappait de ses levres. - Oh! merci mon Dieu, du secours que vous avez bien voulu m'envoyer. Sans votre grace, j'ecoutais la voix de ma chair, je retournais miserablement a mon peche. Votre grace me ceignait les reins comme une ceinture de combat; votre grace etait mon armure, mon courage, le soutien interieur qui me tenait debout, sans une faiblesse. O mon Dieu, vous etiez en moi; c'etait vous qui parliez en moi, car je ne reconnaissais plus ma lachete de creature, je me sentais fort a couper tous les liens de mon coeur. Et voici mon coeur tout saignant; il n'est plus a personne, il est a vous. Pour vous, je l'ai arrache au monde. Mais ne croyez pas, o mon Dieu, que je tire quelque vanite de cette victoire. Je sais que je ne suis rien sans vous. Je m'abime a vos pieds, dans mon humilite. Il s'etait affaisse, a demi assis sur la marche de l'autel, ne trouvant plus de paroles, laissant son haleine fumer comme un encens, entre ses levres entrouvertes. L'abondance de la grace le baignait d'une extase ineffable. Il se repliait sur lui-meme, il cherchait Jesus au fond de son etre, dans le sanctuaire d'amour qu'il preparait a chaque minute pour le recevoir dignement. Et Jesus etait present, il le sentait la, a la douceur extraordinaire qui l'inondait. Alors, il entama avec Jesus une de ces conversations interieures, pendant lesquelles il etait ravi a la terre, causant bouche a bouche avec son Dieu. Il balbutiait le verset du cantique: "Mon bien-aime est a moi, et je suis a lui; il repose entre les lis, jusqu'a ce que l'aurore se leve et que les ombres declinent." Il meditait les mots de l'Imitation: "C'est un grand art que de savoir causer avec Jesus, et une grande prudence que de savoir le retenir pres de soi." Puis, c'etait une familiarite adorable. Jesus se baissait jusqu'a lui, l'entretenait pendant des heures de ses besoins, de ses bonheurs, de ses espoirs. Et deux amis qui, apres une separation, se retrouvent, s'en vont a l'ecart, au bord de quelque riviere solitaire, ont des confidences moins attendries; car Jesus, a ces heures d'abandon divin, daignait etre son ami, le meilleur, le plus fidele, celui qui ne le trahissait jamais, qui lui rendait pour un peu d'affection tous les tresors de la vie eternelle. Cette fois surtout, le pretre voulut le posseder longtemps. Six heures sonnaient dans l'eglise muette, qu'il l'ecoutait encore, au milieu du silence des creatures. Confession de l'etre entier, entretien libre, sans l'embarras de la langue, effusion naturelle du coeur, s'envolant avant la pensee elle-meme. L'abbe Mouret disait tout a Jesus, comme a un Dieu venu dans l'intimite de sa tendresse, et qui peut tout entendre. Il avouait qu'il aimait toujours Albine; il s'etonnait d'avoir pu la maltraiter, la chasser, sans que ses entrailles se fussent revoltees; cela l'emerveillait, il souriait d'une facon sereine, comme mis en presence d'un acte miraculeusement fort, accompli par un autre. Et Jesus repondait que cela ne devait pas l'etonner, que les plus grands saints etaient souvent des armes inconscientes aux mains de Dieu. Alors, l'abbe exprimait un doute: n'avait-il pas eu moins de merite a se refugier au pied de l'autel et jusque dans la Passion de son Seigneur? N'etait-il pas encore d'un faible courage, puisqu'il n'osait combattre seul? Mais Jesus se montrait tolerant; il expliquait que la faiblesse de l'homme est la continuelle occupation de Dieu, il disait preferer les ames souffrantes, dans lesquelles il venait s'asseoir comme un ami au chevet d'un ami. Etait-ce une damnation d'aimer Albine? Non, si cet amour allait au- dela de la chair, s'il ajoutait une esperance au desir de l'autre vie. Puis, comment fallait-il l'aimer? Sans une parole, sans un pas vers elle, en laissant cette tendresse toute pure s'exhaler ainsi qu'une bonne odeur, agreable au ciel. La, Jesus avait un leger rire de bienveillance, se rapprochant, encourageant les aveux, si bien que le pretre peu a peu s'enhardissait a lui detailler la beaute d'Albine. Elle avait les cheveux blonds des anges. Elle etait toute blanche avec de grands yeux doux, pareille aux saintes qui ont des aureoles. Jesus se taisait, mais riait toujours. Et qu'elle avait grandi! Elle ressemblait a une reine, maintenant, avec sa taille ronde, ses epaules superbes. Oh! la prendre a la taille, ne fut-ce qu'une seconde, et sentir ses epaules se renverser sous cette etreinte! Le rire de Jesus palissait, mourait comme un rayon d'astre au bord de l'horizon. L'abbe Mouret parlait seul, a present. Vraiment, il s'etait montre trop dur. Pourquoi avoir chasse Albine, sans un mot de tendresse, puisque le ciel permettait d'aimer? - Je l'aime, je l'aime! cria-t-il tout haut, d'une voix eperdue, qui emplit l'eglise. Il la voyait encore la. Elle lui tendait les bras, elle etait desirable, a lui faire rompre tous ses serments. Et il se jetait sur sa gorge, sans respect pour l'eglise; il lui prenait les membres, il la possedait sous une pluie de baisers. C'etait devant elle qu'il se mettait a genoux, implorant sa misericorde, lui demandant pardon de ses brutalites. Il expliquait qu'a certaines heures, il y avait en lui une voix qui n'etait pas la sienne. Est-ce que jamais il l'aurait maltraitee! La voix etrangere seule avait parle. Ce ne pouvait etre lui, qui n'aurait pas, sans un frisson, touche a un de ses cheveux. Et il l'avait chassee, l'eglise etait bien vide! Ou devait-il courir, pour la rejoindre, pour la ramener, en essuyant ses larmes sous des caresses? La pluie tombait plus fort. Les chemins etaient des lacs de boue. Il se l'imaginait battue par l'averse, chancelant le long des fosses, avec des jupes trempees, collees a sa peau. Non, non, ce n'etait pas lui, c'etait l'autre, la voix jalouse, qui avait eu cette cruaute de vouloir la mort de son amour. - O Jesus! cria-t-il plus desesperement, soyez bon, rendez-la-moi. Mais Jesus n'etait plus la... Alors l'abbe Mouret, s'eveillant comme en sursaut, devint horriblement pale. Il comprenait. Il n'avait pas su garder Jesus. Il perdait son ami, il restait sans defense contre le mal. Au lieu de cette clarte interieure, dont il etait tout eclaire, et dans laquelle il avait recu son Dieu, il ne trouvait plus en lui que des tenebres, une fumee mauvaise, qui exasperait sa chair. Jesus, en se retirant, avait emporte la grace. Lui, si fort depuis le matin du secours du ciel, il se sentait tout d'un coup miserable, abandonne, d'une faiblesse d'enfant. Et quelle atroce chute, quelle immense amertume! Avoir lutte heroiquement, etre reste debout invincible, implacable, pendant que la tentation etait la, vivante, avec sa taille ronde, ses epaules superbes, son odeur de femme passionnee; puis, succomber honteusement, haleter d'un desir abominable, lorsque la tentation s'eloignait, ne laissant derriere elle qu'un frisson de jupe, un parfum envole de nuque blonde! Maintenant, avec les seuls souvenirs, elle rentrait toute-puissante, elle envahissait l'eglise. - Jesus! Jesus! cria une derniere fois le pretre, revenez, rentrez en moi, parlez-moi encore! Jesus restait sourd. Un instant, l'abbe Mouret implora le ciel de ses bras eperdument leves. Ses epaules craquaient de l'elan extraordinaire de ses supplications. Et bientot ses mains retomberent, decouragees. Il y avait au ciel un de ces silences sans espoir que les devots connaissent. Alors, il s'assit de nouveau sur la marche de l'autel, ecrase, le visage terreux, se serrant les flancs de ses coudes, comme pour diminuer sa chair. Il se rapetissait sous la dent de la tentation. - Mon Dieu! vous m'abandonnez, murmura-t-il. Que votre volonte soit faite! Et il ne prononca plus une parole, soufflant fortement, pareil a une bete traquee, immobile dans la peur des morsures. Depuis sa faute, il etait ainsi le jouet des caprices de la grace. Elle se refusait aux appels les plus ardents; elle arrivait, imprevue, charmante, lorsqu'il n'esperait plus la posseder avant des annees. Les premieres fois, il s'etait revolte, parlant en amant trahi, exigeant le retour immediat de cette consolatrice, dont le baiser le rendait si fort. Puis, apres des crises steriles de colere, il avait compris que l'humilite le meurtrissait moins et pouvait seule l'aider a supporter son abandon. Alors, pendant des heures, pendant des journees, il s'humiliait, dans l'attente d'un soulagement qui ne venait pas. Il avait beau se remettre entre les mains de Dieu, s'aneantir devant lui, repeter jusqu'a satiete les prieres les plus efficaces: il ne sentait plus Dieu; sa chair, echappee, se soulevait de desir; les prieres, s'embarrassant sur ses levres, s'achevaient en un balbutiement ordurier. Agonie lente de la tentation, ou les armes de la foi tombaient, une a une, de ses mains defaillantes, ou il n'etait plus qu'une chose inerte aux griffes des passions, ou il assistait, epouvante, a sa propre ignominie, sans avoir le courage de lever le petit doigt pour chasser le peche. Telle etait sa vie maintenant. Il connaissait toutes les attaques du peche. Pas un jour ne passait sans qu'il fut eprouve. Le peche prenait mille formes, entrait par ses yeux, par ses oreilles, le saisissait de face a la gorge, lui sautait traitreusement sur les epaules, le torturait jusque dans ses os. Toujours, la faute etait la, la nudite d'Albine, eclatante comme un soleil, eclairant les verdures du Paradou. Il ne cessa de la voir qu'aux rares instants ou la grace voulait bien lui fermer les paupieres de ses caresses fraiches. Et il cachait son mal ainsi qu'un mal honteux. Il s'enfermait dans ces silences blemes, qu'on ne savait comment lui faire rompre, emplissant le presbytere de son martyre et de sa resignation, exasperant la Teuse, qui, derriere lui, montrait le poing au ciel. Cette fois, il etait seul, il pouvait agoniser sans honte. Le peche venait de l'abattre d'un tel coup, qu'il n'avait pas la force de quitter la marche de l'autel, ou il etait tombe. Il continuait a y haleter d'un souffle fort, brule par l'angoisse, ne trouvant pas une larme. Et il pensait a sa vie sereine d'autrefois. Ah! quelle paix, quelle confiance, lors de son arrivee aux Artaud! Le salut lui semblait une belle route. Il riait, a cette epoque, quand on parlait de la tentation. Il vivait au milieu du mal, sans le connaitre, sans le craindre, avec la certitude de le decourager. Il etait un pretre parfait, si chaste, si ignorant devant Dieu, que Dieu le menait par la main, ainsi qu'un petit enfant. Maintenant, toute cette puerilite etait morte. Dieu le visitait le matin, et aussitot il l'eprouvait. La tentation devenait sa vie sur la terre. Avec l'age, avec la faute, il entrait dans le combat eternel. Etait-ce donc que Dieu l'aimait davantage, a cette heure? Les grands saints ont tous laisse des lambeaux de leurs corps aux epines de la voie douloureuse. Il tachait de se faire une consolation de cette croyance. A chaque dechirement de sa chair, a chaque craquement de ses os, il se promettait des recompenses extraordinaires. Jamais le ciel ne le frapperait assez. Il allait jusqu'a mepriser son ancienne serenite, sa facile ferveur, qui l'agenouillait dans un ravissement de fille, sans qu'il sentit meme la meurtrissure du sol a ses genoux. Il s'ingeniait a trouver une volupte au fond de la souffrance, a s'y coucher, a s'y endormir. Mais, pendant qu'il benissait Dieu, ses dents claquaient avec plus d'epouvante, la voix de son sang revolte lui criait que tout cela etait un mensonge, que la seule joie desirable etait de s'allonger aux bras d'Albine, derriere une haie en fleurs du Paradou. Cependant, il avait quitte Marie pour Jesus, sacrifiant son coeur, afin de vaincre sa chair, revant de mettre de la virilite dans sa foi. Marie le troublait trop, avec ses minces bandeaux, ses mains tendues, son sourire de femme. Il ne pouvait s'agenouiller devant elle, sans baisser les yeux, de peur d'apercevoir le bord de ses jupes. Puis, il l'accusait de s'etre faite trop douce pour lui, autrefois; elle l'avait si longtemps garde entre les plis de sa robe, qu'il s'etait laisse glisser de ses bras dans ceux de la creature, en ne s'apercevant meme pas qu'il changeait de tendresse. Et il se rappelait les brutalites de Frere Archangias, son refus d'adorer Marie, le regard mefiant dont il semblait la surveiller. Lui, desesperait de se hausser jamais a cette rudesse; il la delaissait simplement, cachait ses images, desertait son autel. Mais elle restait au fond de son coeur, comme un amour inavoue, toujours presente. Le peche, par un sacrilege dont l'horreur l'aneantissait, se servait d'elle pour le tenter. Lorsqu'il l'invoquait encore, a certaines heures d'attendrissement invincible, c'etait Albine qui se presentait, dans le voile blanc, l'echarpe bleue nouee a la ceinture, avec des roses d'or sur ses pieds nus. Toutes les Vierges, la Vierge au royal manteau d'or, la Vierge couronnee d'etoiles, la Vierge visitee par l'Ange de l'Annonciation, la Vierge paisible entre un lis et une quenouille, lui apportaient un ressouvenir d'Albine, les yeux souriants, ou la bouche delicate, ou la courbe molle des joues. Sa faute avait tue la virginite de Marie. Alors, d'un effort supreme, il chassait la femme de la religion, il se refugiait dans Jesus, dont la douceur l'inquietait meme parfois. Il lui fallait un Dieu jaloux, un Dieu implacable, le Dieu de la Bible, environne de tonnerres, ne se montrant que pour chatier le monde epouvante. Il n'y avait plus de saints, plus d'anges, plus de mere de Dieu; il n'y avait que Dieu, un maitre omnipotent, qui exigeait pour lui toutes les haleines. Il sentait la main de ce Dieu lui ecraser les reins, le tenir a sa merci dans l'espace et dans le temps, comme un atome coupable. N'etre rien, etre damne, rever l'enfer, se debattre sterilement contre les monstres de la tentation, cela etait bon. De Jesus, il ne prenait que la croix. Il avait cette folie de la croix, qui a use tant de levres sur le crucifix. Il prenait la croix et il suivait Jesus. Il l'alourdissait, la rendait accablante, n'avait pas de plus grande joie que de succomber sous elle, de la porter a genoux, l'echine cassee. Il voyait en elle la force de l'ame, la joie de l'esprit, la consommation de la vertu, la perfection de la saintete. Tout se trouvait en elle, tout aboutissait a mourir sur elle. Souffrir, mourir, ces mots sonnaient sans cesse a ses oreilles, comme la fin de la sagesse humaine. Et, lorsqu'il s'etait attache sur la croix, il avait la consolation sans bornes de l'amour de Dieu. Ce n'etait plus Marie qu'il aimait d'une tendresse de fils, d'une passion d'amant. Il aimait, pour aimer, dans l'absolu de l'amour. Il aimait Dieu au-dessus de lui-meme, au-dessus de tout, au fond d'un epanouissement de lumiere. Il etait ainsi qu'un flambeau qui se consume en clarte. La mort, quand il la souhaitait, n'etait a ses yeux qu'un grand elan d'amour. Que negligeait-il donc, pour etre soumis a des epreuves si rudes? Il essuya de la main la sueur qui coulait de ses tempes, il songea que, le matin encore, il avait fait son examen de conscience, sans trouver en lui aucune offense grave. Ne menait-il pas une vie d'austerites et de macerations? N'aimait-il pas Dieu seul, aveuglement? Ah! qu'il l'aurait beni, s'il lui avait enfin rendu la paix, en le jugeant assez puni de sa faute. Mais jamais peut-etre cette faute ne pourrait etre expiee. Et, malgre lui, il revint a Albine, au Paradou, aux souvenirs cuisants. D'abord, il chercha des excuses. Un soir, il tombait sur le carreau de sa chambre, foudroye par une fievre cerebrale. Pendant trois semaines, il appartenait a cette crise de sa chair. Son sang, furieusement, lavait ses veines, jusqu'au bout de ses membres, grondait au travers de lui avec un vacarme de torrent lache; son corps, du crane a la plante des pieds, etait nettoye, renouvele, battu par un tel travail de la maladie, que souvent, dans son delire, il avait cru entendre les marteaux des ouvriers reclouant ses os. Puis, il s'eveillait, un matin, comme neuf. Il naissait une seconde fois, debarrasse de ce que vingt-cinq ans de vie avait depose successivement en lui. Ses devotions d'enfant, son education du seminaire, sa foi de jeune pretre, tout s'en etait alle, submerge, emporte, laissant la place nette. Certes, l'enfer seul l'avait prepare ainsi pour le peche, le desarmant, faisant de ses entrailles un lit de mollesse, ou le mal pouvait entrer et dormir. Et lui, restait inconscient, s'abandonnait a ce lent acheminement vers la faute. Au Paradou, lorsqu'il rouvrait les yeux, il se sentait baigne d'enfance, sans memoire du passe, n'ayant plus rien du sacerdoce. Ses organes avaient un jeu doux, un ravissement de surprise, a recommencer la vie, comme s'ils ne la connaissaient pas et qu'ils eussent une joie extreme a l'apprendre. Oh! l'apprentissage delicieux, les rencontres charmantes, les adorables retrouvailles! Ce Paradou etait une grande felicite. En le mettant la, l'enfer savait bien qu'il y serait sans defense. Jamais, dans sa premiere jeunesse, il n'avait goute a grandir une pareille volupte. Cette premiere jeunesse, s'il l'evoquait maintenant, lui apparaissait toute noire, passee loin du soleil, ingrate, bleme, infirme. Aussi comme il avait salue le soleil, comme il s'etait emerveille du premier arbre, de la premiere fleur, du moindre insecte apercu, du plus petit caillou ramasse! Les pierres elles- memes le charmaient. L'horizon etait un prodige extraordinaire. Ses sens, une matinee claire dont ses yeux s'emplissaient, une odeur de jasmin respiree, un chant d'alouette ecoute, lui causaient des emotions si fortes, que ses membres defaillaient. Il avait pris un long plaisir a s'enseigner jusqu'aux plus legers tressaillements de la vie. Et le matin ou Albine etait nee, a son cote, au milieu des roses! Il riait encore d'extase a ce souvenir. Elle se levait ainsi qu'un astre necessaire au soleil lui-meme. Elle eclairait tout, expliquait tout. Elle l'achevait. Alors, il recommencait avec elle leurs promenades, aux quatre coins du Paradou. Il se rappelait les petits cheveux qui s'envolaient sur sa nuque, lorsqu'elle courait devant lui. Elle sentait bon, elle balancait des jupes tiedes, dont les frolements ressemblaient a des caresses. Lorsqu'elle le prenait entre ses bras nus, souples comme des couleuvres, il s'attendait a la voir, tant elle etait mince, s'enrouler a son corps, s'endormir la, collee a sa peau. C'etait elle qui marchait en avant. Elle le conduisait par un sentier detourne, ou ils s'attardaient, pour ne pas arriver trop vite. Elle lui donnait la passion de la terre. Il apprenait a l'aimer, en regardant comment s'aiment les herbes; tendresse longtemps tatonnante, et dont un soir enfin ils avaient surpris la grande joie, sous l'arbre geant, dans l'ombre suant la seve. La, ils etaient au bout de leur chemin. Albine, renversee, la tete roulee au milieu de ses cheveux, lui tendait les bras. Lui, la prenait d'une etreinte. Oh! la prendre, la posseder encore, sentir son flanc tressaillir de fecondite, faire de la vie, etre Dieu! Le pretre, brusquement, poussa une plainte sourde. Il se dressa, comme sous un coup de dent invisible; puis, il s'abattit de nouveau. La tentation venait de le mordre. Dans quelle ordure s'egaraient donc ses souvenirs? Ne savait-il pas que Satan a toutes les ruses, qu'il profite meme des heures d'examen interieur pour glisser jusqu'a l'ame sa tete de serpent? Non, non, pas d'excuse! La maladie n'autorisait point le peche. C'etait a lui de se garder, de retrouver Dieu, au sortir de la fievre. Au contraire, il avait pris plaisir a s'accroupir dans sa chair. Et quelle preuve de ses appetits abominables! Il ne pouvait confesser sa faute, sans glisser malgre lui au besoin de la commettre encore en pensee. N'imposerait- il pas silence a sa fange! Il revait de se vider le crane, pour ne plus penser; de s'ouvrir les veines, pour que son sang coupable ne le tourmentat plus. Un instant, il resta la face entre les mains, grelottant, cachant les moindres bouts de sa peau, comme si les betes qui rodaient autour de lui lui eussent herisse le poil de leur haleine chaude. Mais il pensait quand meme, et le sang battait quand meme dans son coeur. Ses yeux, qu'il fermait de ses poings, voyaient, sur le noir des tenebres, les lignes souples du corps d'Albine, tracees d'un trait de flamme. Elle avait une poitrine nue aveuglante comme un soleil. A chaque effort qu'il faisait pour enfoncer ses yeux, pour chasser cette vision, elle devenait plus lumineuse, elle s'accusait avec des renversements de reins, des appels de bras tendus, qui arrachaient au pretre un rale d'angoisse. Dieu l'abandonnait donc tout a fait, qu'il n'y avait plus pour lui de refuge? Et, malgre la tension de sa volonte, la faute recommencait toujours, se precisait avec une effrayante nettete. Il revoyait les moindres brins d'herbe, au bord des jupes d'Albine; il retrouvait, accrochee a ses cheveux, une petite fleur de chardon, a laquelle il se souvenait d'avoir pique ses levres. Jusqu'aux odeurs, les sucres un peu acres des tiges ecrasees, qui lui revenaient; jusqu'aux sons lointains qu'il entendait encore, le cri regulier d'un oiseau, un grand silence, puis un soupir passant sur les arbres. Pourquoi le ciel ne le foudroyait-il pas tout de suite? Il aurait moins souffert. Il jouissait de son abomination avec une volupte de damne. Une rage le secouait, en ecoutant les paroles scelerates qu'il avait prononcees aux pieds d'Albine. Elles retentissaient, a cette heure, pour l'accuser devant Dieu. Il avait reconnu la femme comme sa souveraine. Il s'etait donne a elle en esclave, lui baisant les pieds, revant d'etre l'eau qu'elle buvait, le pain qu'elle mangeait. Maintenant, il comprenait pourquoi il ne pouvait plus se reprendre. Dieu le laissait a la femme. Mais il la battrait, il lui casserait les membres, pour qu'elle le lachat. C'etait elle l'esclave, la chair impure, a laquelle l'Eglise aurait du refuser une ame. Alors, il se roidit, il leva les poings sur Abine. Et les poings s'ouvraient, les mains coulaient le long des epaules nues, avec une caresse molle, tandis que la bouche, pleine d'injures, se collait sur les cheveux denoues, en balbutiant des paroles d'adoration. L'abbe Mouret ouvrit les yeux. La vision ardente d'Albine disparut. Ce fut un soulagement brusque, inespere. Il put pleurer. Des larmes lentes rafraichirent ses joues, pendant qu'il respirait longuement, n'osant encore remuer, de crainte d'etre repris a la nuque. Il entendait toujours un grondement fauve derriere lui. Puis, cela etait si doux de ne plus tant souffrir, qu'il s'oublia a gouter ce bien-etre. Au-dehors, la pluie avait cesse. Le soleil se couchait dans une grande lueur rouge, qui semblait pendre aux fenetres des rideaux de satin rose. L'eglise, maintenant, etait tiede, toute vivante de cette derniere haleine du soleil. Le pretre remerciait vaguement Dieu du repit qu'il voulait bien lui donner. Un large rayon, une poussiere d'or, qui traversait la nef, allumait le fond de l'eglise, l'horloge, la chaire, le maitre-autel. Peut-etre etait- ce la grace qui lui revenait sur ce sentier de lumiere, descendant du ciel? Il s'interessait aux atomes allant et venant le long du rayon, avec une vitesse prodigieuse, pareils a une foule de messagers affaires portant sans cesse des nouvelles du soleil a la terre. Mille cierges allumes n'auraient pas rempli l'eglise d'une telle splendeur. Derriere le maitre-autel, des draps d'or etaient tendus; sur les gradins, des ruissellements d'orfevrerie coulaient, des chandeliers s'epanouissant en gerbes de clartes, des encensoirs ou brulait une braise de pierreries, des vases sacres peu a peu elargis, avec des rayonnements de cometes; et, partout, c'etait une pluie de fleurs lumineuses au milieu de dentelles volantes, des nappes, des bouquets, des guirlandes de roses, dont les coeurs en s'ouvrant laissaient tomber des etoiles. Jamais il n'avait souhaite une pareille richesse pour sa pauvre eglise. Il souriait, il faisait le reve de fixer la ces magnificences, il les arrangeait a son gre. Lui, aurait prefere voir les rideaux de drap d'or attaches plus haut; les vases lui paraissaient aussi trop negligemment jetes; il ramassait encore les fleurs perdues, renouant les bouquets, donnant aux guirlandes une courbe molle. Mais quel emerveillement, lorsque toute cette pompe etait ainsi etalee! Il devenait le pontife d'une eglise d'or. Les eveques, les princes, des femmes trainant des manteaux royaux, des foules devotes, le front dans la poussiere, la visitaient, campaient dans la vallee, attendaient des semaines a la porte, avant de pouvoir entrer. On lui baisait les pieds, parce que ses pieds, eux aussi, etaient en or, et qu'ils accomplissaient des miracles. L'or montait jusqu'a ses genoux. Un coeur d'or battait dans sa poitrine d'or avec un son musical si clair, que les foules, du dehors, l'entendaient. Alors, un orgueil immense le ravissait. Il etait idole. Le rayon de soleil montait toujours, le maitre-autel flambait, le pretre se persuadait que c'etait bien la grace qui lui revenait, pour qu'il eprouvat une telle jouissance interieure. Le grondement fauve, derriere lui, se faisait calin. Il ne sentait plus sur sa nuque que la douceur d'une patte de velours, comme si quelque chat geant l'eut caresse. Et il continua sa reverie. Jamais il n'avait vu les choses sous un jour aussi eclatant. Tout lui semblait aise, a present, tant il se jugeait fort. Puisque Albine l'attendait, il irait la rejoindre. Cela etait naturel. Le matin, il avait bien marie le grand Fortune a la Rosalie. L'Eglise ne defendait pas le mariage. Il les voyait encore se souriant, se poussant du coude sous ses mains qui les benissaient. Puis, le soir, on lui avait montre leur lit. Chacune des paroles qu'il leur avait adressees eclatait plus haut a ses oreilles. Il disait au grand Fortune que Dieu lui envoyait une compagne, parce qu'il n'a pas voulu que l'homme vecut solitaire. Il disait a la Rosalie qu'elle devait s'attacher a son mari, ne le quitter jamais, etre sa servante soumise. Mais il disait aussi ces choses pour lui et pour Albine. N'etait-elle pas sa compagne, sa servante soumise, celle que Dieu lui envoyait, afin que sa virilite ne se sechat pas dans la solitude? D'ailleurs, ils etaient lies. Il restait tres surpris de ne pas avoir compris cela tout de suite, de ne pas s'en etre alle avec elle, comme le devoir l'exigeait. Mais c'etait chose decidee, il la rejoindrait, des le lendemain. En une demi-heure, il serait aupres d'elle. Il traverserait le village, il prendrait le chemin du coteau; c'etait de beaucoup le plus court. Il pouvait tout, il etait le maitre, personne ne lui dirait rien. Si on le regardait, il ferait, d'un geste, baisser toutes les tetes. Puis, il vivrait avec Albine. Il l'appellerait sa femme. Ils seraient tres heureux. L'or montait de nouveau, ruisselait entre ses doigts. Il rentrait dans un bain d'or. Il emportait les vases sacres pour les besoins de son menage, menant grand train, payant ses gens avec des fragments de calice qu'il tordait entre ses doigts, d'un leger effort. Il mettait a son lit de noces les rideaux de drap d'or de l'autel. Comme bijoux, il donnait a sa femme les coeurs d'or, les chapelets d'or, les croix d'or, pendus au cou de la Vierge et des Saintes. L'eglise meme, s'il l'elevait d'un etage, pourrait leur servir de palais. Dieu n'aurait rien a dire, puisqu'il permettait d'aimer. Du reste, que lui importait Dieu! N'etait-ce pas lui, a cette heure, qui etait Dieu, avec ses pieds d'or que la foule baisait, et qui accomplissait des miracles. L'abbe Mouret se leva. Il fit ce geste large de Jeanbernat, ce geste de negation embrassant tout l'horizon. - Il n'y a rien, rien, rien, dit-il. Dieu n'existe pas. Un grand frisson parut passer dans l'eglise. Le pretre, effare, redevenu d'une paleur mortelle, ecoutait. Qui donc avait parle? Qui avait blaspheme? Brusquement la caresse de velours, dont il sentait la douceur sur sa nuque, etait devenue feroce; des griffes lui arrachaient la chair, son sang coulait une fois encore. Il resta debout pourtant, luttant contre la crise. Il injuriait le peche triomphant, qui ricanait autour de ses tempes, ou tous les marteaux du mal recommencaient a battre. Ne connaissait-il pas ses traitrises? ne savait-il pas qu'il se fait un jeu souvent d'approcher avec des pattes douces, pour les enfoncer ensuite comme des couteaux jusqu'aux os de ses victimes? Et sa rage redoublait, a la pensee d'avoir ete pris a ce piege, ainsi qu'un enfant. Il serait donc toujours par terre, avec le peche accroupi victorieusement sur sa poitrine! Maintenant, voila qu'il niait Dieu. C'etait la pente fatale. La fornication tuait la foi. Puis, le dogme croulait. Un doute de la chair, plaidant son ordure, suffisait a balayer tout le ciel. La regle divine irritait, les mysteres faisaient sourire; dans un coin de la religion abattue, on se couchait en discutant son sacrilege, jusqu'a ce qu'on se fut creuse un trou de bete cuvant sa boue. Alors venaient les autres tentations: l'or, la puissance, la vie libre, une necessite irresistible de jouir, qui ramenait tout a la grande luxure, vautree sur un lit de richesse et d'orgueil. Et l'on volait Dieu. On cassait les ostensoirs pour les pendre a l'impurete d'une femme. Eh bien! il etait damne. Rien ne le genait plus, le peche pouvait parler haut en lui. Cela etait bon de ne plus lutter. Les monstres qui avaient rode derriere sa nuque se battaient dans ses entrailles, a cette heure. Il gonflait les flancs pour sentir leurs dents davantage. Il s'abandonnait a eux avec une joie affreuse. Une revolte lui faisait montrer les poings a l'eglise. Non, il ne croyait plus a la divinite de Jesus, il ne croyait plus a la sainte Trinite, il ne croyait qu'a lui, qu'a ses muscles, qu'aux appetits de ses organes. Il voulait vivre. Il avait le besoin d'etre un homme. Ah! courir au grand air, etre fort, n'avoir pas de maitre jaloux, tuer ses ennemis a coups de pierre, emporter a son cou les filles qui passent! Il ressusciterait du tombeau ou des mains rudes l'avaient couche. Il eveillerait sa virilite, qui ne devait etre qu'endormie. Et qu'il expirat de honte, s'il trouvait sa virilite morte! Et que Dieu fut maudit, s'il l'avait retire d'entre les creatures, en le touchant de son doigt, afin de le garder pour son service seul! Le pretre etait debout, hallucine. Il crut qu'a ce nouveau blaspheme l'eglise croulait. La nappe de soleil qui inondait le maitre-autel avait grandi lentement, allumant les murs d'une rougeur d'incendie. Des flammeches monterent encore, lecherent le plafond, s'eteignirent dans une lueur saignante de braise. L'eglise, brusquement, devint toute noire. Il sembla que le feu de ce coucher d'astre venait de crever la toiture, de fendre les murailles, d'ouvrir de toutes parts des breches beantes aux attaques du dehors. La carcasse sombre branlait, dans l'attente de quelque assaut formidable. La nuit, rapidement, grandissait. Alors, de tres loin, le pretre entendit un murmure monter de la vallee des Artaud. Autrefois, il ne comprenait pas l'ardent langage de ces terres brulees, ou ne se tordaient que des pieds de vignes noueux, des amandiers decharnes, de vieux oliviers se dehanchant sur leurs membres infirmes. Il passait au milieu de cette passion, avec les serenites de son ignorance. Mais, aujourd'hui, instruit dans la chair, il saisissait jusqu'aux moindres soupirs des feuilles pamees sous le soleil. Ce furent d'abord, au fond de l'horizon, les collines, chaudes encore de l'adieu du couchant, qui tressaillirent et qui parurent s'ebranler avec le pietinement sourd d'une armee en marche. Puis, les roches eparses, les pierres des chemins, tous les cailloux de la vallee, se leverent, eux aussi, roulant, ronflant, comme jetes en avant par le besoin de se mouvoir. A leur suite, les mares de terre rouge, les rares champs conquis a coups de pioche, se mirent a couler et a gronder, ainsi que des rivieres echappees, charriant dans le flot de leur sang des conceptions de semences, des eclosions de racines, des copulations de plantes. Et bientot tout fut en mouvement; les souches des vignes rampaient comme de grands insectes; les bles maigres, les herbes sechees, faisaient des bataillons armes de hautes lances; les arbres s'echevelaient a courir, etiraient leurs membres, pareils a des lutteurs qui s'appretent au combat; les feuilles tombees marchaient, la poussiere des routes marchait. Multitude recrutant a chaque pas des forces nouvelles, peuple en rut dont le souffle approchait, tempete de vie a l'haleine de fournaise, emportant tout devant elle, dans le tourbillon d'un accouchement colossal. Brusquement, l'attaque eut lieu. Du bout de l'horizon, la campagne entiere se rua sur l'eglise, les collines, les cailloux, les terres, les arbres. L'eglise, sous ce premier choc, craqua. Les murs se fendirent, des tuiles s'envolerent. Mais le grand Christ, secoue, ne tomba pas. Il y eut un court repit. Au-dehors, les voix s'elevaient, plus furieuses. Maintenant, le pretre distinguait des voix humaines. C'etait le village, les Artaud, cette poignee de batards pousses sur le roc, avec l'entetement des ronces, qui soufflaient a leur tour un vent charge d'un pullulement d'etres. Les Artaud forniquaient par terre, plantaient de proche en proche une foret d'hommes, dont les troncs mangeaient autour d'eux toute la place. Ils montaient jusqu'a l'eglise, ils en crevaient la porte d'une poussee, ils menacaient d'obstruer la nef des branches envahissantes de leur race. Derriere eux, dans le fouillis des broussailles, accouraient les betes, des boeufs cherchant a enfoncer les murs de leurs cornes, des troupeaux d'anes, de chevres, de brebis, battant l'eglise en ruine, comme des vagues vivantes, des fourmilieres de cloportes et de grillons attaquant les fondations, les emiettant de leurs dents de scie. Et il y avait encore, de l'autre cote, la basse-cour de Desiree, dont le fumier exhalait des buees d'asphyxie; le grand coq Alexandre y sonnait l'assaut de son clairon, les poules descellaient les pierres a coups de bec, les lapins creusaient des terriers jusque sous les autels, afin de les miner et de les abimer, le cochon, gras a ne pas bouger, grognait, attendait que les ornements sacres ne fussent plus qu'une poignee de cendre chaude, pour y vautrer son ventre. Une rumeur formidable roula, un second assaut fut donne. Le village, les betes, toute cette maree de vie qui debordait, engloutit un instant l'eglise sous une rage de corps faisant ployer les poutres. Les femelles, dans la melee, lachaient de leurs entrailles un enfantement continu de nouveaux combattants. Cette fois, l'eglise eut un pan de muraille abattu; le plafond flechissait, les boiseries des fenetres etaient emportees, la fumee du crepuscule, de plus en plus noire, entrait par les breches baillant affreusement. Sur la croix, le grand Christ ne tenait plus que par le clou de sa main gauche. L'ecroulement du pan de muraille fut salue d'une clameur. Mais l'eglise restait encore solide, malgre ses blessures. Elle s'entetait d'une facon farouche, muette, sombre, se cramponnant aux moindres pierres de ses fondations. Il semblait que cette ruine, pour demeurer debout, n'eut besoin que du pilier le plus mince, portant, par un prodige d'equilibre, la toiture crevee. Alors, l'abbe Mouret vit les plantes rudes du plateau se mettre a l'oeuvre, ces terribles plantes durcies dans la secheresse des rocs, noueuses comme des serpents, d'un bois dur, bossue de muscles. Les lichens, couleur de rouille, pareils a une lepre enflammee, mangerent d'abord les crepis de platre. Ensuite, les thyms enfoncerent leurs racines entre les briques, ainsi que des coins de fer. Les lavandes glissaient leurs longs doigts crochus sous chaque maconnerie ebranlee, les tiraient a elles, les arrachaient d'un effort lent et continu. Les genevriers, les romarins, les houx epineux, montaient plus haut, donnaient des poussees invincibles. Et jusqu'aux herbes elles-memes, ces herbes dont les brins seches passaient sous la grand-porte, qui se raidissaient comme des piques d'acier, eventrant la grand-porte, s'avancant dans la nef, ou elles soulevaient les dalles de leurs pinces puissantes. C'etait l'emeute victorieuse, la nature revolutionnaire dressant des barricades avec des autels renverses, demolissant l'eglise qui lui jetait trop d'ombre depuis des siecles. Les autres combattants laissaient faire les herbes, les thyms, les lavandes, les lichens, ce rongement des petits plus destructeur que les coups de massue des forts, cet emiettement de la base dont le travail sourd devait achever d'abattre tout l'edifice. Puis, brusquement, ce fut la fin. Le sorbier, dont les hautes branches penetraient deja sous la voute, par les carreaux casses, entra violemment, d'un jet de verdure formidable. Il se planta au milieu de la nef. La, il grandit demesurement. Son tronc devint colossal, au point de faire eclater l'eglise, ainsi qu'une ceinture trop etroite. Les branches allongerent de toutes parts des noeuds enormes, dont chacun emportait un morceau de muraille, un lambeau de toiture; et elles se multipliaient toujours, chaque branche se ramifiant a l'infini, un arbre nouveau poussant de chaque noeud, avec une telle fureur de croissance, que les debris de l'eglise, trouee comme un crible, volerent en eclats, en semant aux quatre coins du ciel une cendre fine. Maintenant, l'arbre geant touchait aux etoiles. Sa foret de branches etait une foret de membres, de jambes, de bras, de torses, de ventres, qui suaient la seve; des chevelures de femmes pendaient; des tetes d'hommes faisaient eclater l'ecorce, avec des rires de bourgeons naissants; tout en haut, les couples d'amants, pames au bord de leurs nids, emplissaient l'air de la musique de leur jouissance et de l'odeur de leur fecondite. Un dernier souffle de l'ouragan qui s'etait rue sur l'eglise en balaya la poussiere, la chaire et le confessionnal en poudre, les images saintes lacerees, les vases sacres fondus, tous ces decombres que piquait avidement la bande des moineaux, autrefois logee sous les tuiles. Le grand Christ, arrache de la croix, reste pendu un moment a une des chevelures de femme flottantes, fut emporte, roule, perdu, dans la nuit noire, au fond de laquelle il tomba avec un retentissement. L'arbre de vie venait de crever le ciel. Et il depassait les etoiles. L'abbe Mouret applaudit furieusement, comme un damne, a cette vision. L'eglise etait vaincue. Dieu n'avait plus de maison. A present, Dieu ne le generait plus. Il pouvait rejoindre Albine, puisqu'elle triomphait. Et comme il riait de lui, qui, une heure auparavant, affirmait que l'eglise mangerait la terre de son ombre! La terre s'etait vengee en mangeant l'eglise. Le rire fou qu'il poussa le tira en sursaut de son hallucination. Stupide, il regarda la nef lentement noyee de crepuscule; par les fenetres, des coins de ciel se montraient, piques d'etoiles. Et il allongeait les bras, avec l'idee de tater les murs, lorsque la voix de Desiree l'appela, du couloir de la sacristie. - Serge! es-tu la?... Parle donc! Il y a une demi-heure que je te cherche. Elle entra. Elle tenait une lampe. Alors, le pretre vit que l'eglise etait toujours debout. Il ne comprit plus, il resta dans un doute affreux, entre l'eglise invincible, repoussant de ses cendres, et Albine toute-puissante, qui ebranlait Dieu d'une seule de ses haleines. X. Desiree approchait, avec sa gaiete sonore. - Tu es la! tu es la! cria-t-elle. Ah bien! tu joues donc a cache- cache? Je t'ai appele plus de dix fois de toutes mes forces... Je croyais que tu etais sorti. Elle fouillait les coins d'ombre du regard, d'un air curieux. Elle alla meme jusqu'au confessionnal, sournoisement, comme si elle s'appretait a surprendre quelqu'un, cache en cet endroit. Elle revint, desappointee, reprenant: - Alors, tu es seul? Tu dormais peut-etre? A quoi peux-tu t'amuser tout seul, quand il fait noir?... Allons, viens, nous nous mettons a table. Lui, passait ses mains fievreuses sur son front, pour effacer des pensees que tout le monde surement allait lire. Il cherchait machinalement a reboutonner sa soutane, qui lui semblait defaite, arrachee, dans un desordre honteux. Puis, il suivit sa soeur, la face severe, sans un frisson, raidi dans cette volonte de pretre cachant les agonies de sa chair sous la dignite du sacerdoce. Desiree ne s'apercut pas meme de son trouble. Elle dit simplement, en entrant dans la salle a manger: - Moi, j'ai bien dormi. Toi, tu as trop bavarde, tu es tout pale. Le soir, apres le diner, Frere Archangias vint faire sa partie de bataille avec la Teuse. Il avait, ce soir-la, une gaiete enorme. Quand le Frere etait gai, il allongeait des coups de poing dans les cotes de la Teuse, qui lui rendait des soufflets, a toute volee. Cela les faisait rire, d'un rire dont les plafonds tremblaient. Puis, il inventait des farces extraordinaires: il cassait avec son nez des assiettes posees a plat, il pariait de fendre a coup de derriere la porte de la salle a manger, il jetait tout le tabac de sa tabatiere dans le cafe de la vieille servante, ou bien apportait une poignee de cailloux qu'il lui glissait dans la gorge, en les enfoncant avec la main, jusqu'a la ceinture. Ces debordements de joie sanguine eclataient pour un rien, au milieu de ses coleres accoutumees; souvent un fait dont personne ne riait lui donnait une veritable attaque de folie bruyante, tapant des pieds, tournant comme une toupie, se tenant le ventre. - Alors, vous ne voulez pas me dire pourquoi vous etes gai? demanda la Teuse. Il ne repondit pas. Il s'etait assis a califourchon sur une chaise, il faisait le tour de la table en galopant. - Oui, oui, faites la bete, reprit-elle. Mon Dieu! que vous etes bete! Si le bon Dieu vous voit, il doit etre content de vous! Le Frere venait de se laisser aller a la renverse, l'echine sur le carreau, les jambes en l'air. Sans se relever, il dit gravement: - Il me voit, il est content de me voir. C'est lui qui veut que je sois gai... Quand il consent a m'envoyer une recreation, il sonne la cloche dans ma carcasse. Alors, je me roule. Ca fait rire tout le paradis. Il marcha sur l'echine jusqu'au mur; puis, se dressant sur la nuque, il tambourina des talons, le plus haut qu'il put. Sa soutane, qui retombait, decouvrait son pantalon noir raccommode aux genoux avec des carres de drap vert. Il reprenait: - Monsieur le cure, voyez donc ou j'arrive. Je parie que vous ne faites pas ca... Allons, riez un peu. Il vaut mieux se trainer sur le dos, que de souhaiter pour matelas la peau d'une coquine. Vous m'entendez, hein! On est une bete pour un moment, on se frotte, on laisse sa vermine. Ca repose. Moi, lorsque je me frotte, je m'imagine etre le chien de Dieu, et c'est ca qui me fait dire que tout le paradis se met aux fenetres, riant de me voir... Vous pouvez rire aussi, monsieur le cure. C'est pour les saints et pour vous. Tenez, voici une culbute pour saint Joseph, en voici une autre pour saint Jean, une autre pour saint Michel, une pour saint Marc, une pour saint Mathieu... Et il continua, defilant tout un chapelet de saints, culbutant autour de la piece. L'abbe Mouret, reste silencieux, les poignets au bord de la table, avait fini par sourire. D'ordinaire, les joies du Frere l'inquietaient. Puis, comme celui-ci passait a la portee de la Teuse, elle lui allongea un coup de pied. - Voyons, dit-elle, jouons-nous, a la fin? Frere Archangias repondit par des grognements. Il s'etait mis a quatre pattes. Il marchait droit a la Teuse, faisant le loup. Lorsqu'il l'eut atteinte, il enfonca la tete sous ses jupons, il lui mordit le genou droit. - Voulez-vous bien me lacher! criait-elle. Est-ce que vous revez des saletes, maintenant! - Moi! balbutia le Frere, si egaye par cette idee, qu'il resta sur la place, sans pouvoir se relever. Eh! regarde, j'etrangle, rien que d'avoir goute a ton genou. Il est trop sale, ton genou... Je mords les femmes, puis je les crache, tu vois. Il la tutoyait, il crachait sur ses jupons. Quand il eut reussi a se mettre debout, il souffla un instant, en se frottant les cotes. Des bouffees de gaiete secouaient encore son ventre, comme une outre qu'on acheve de vider. Il dit enfin, d'une grosse voix serieuse: - Jouons... Si je ris, c'est mon affaire. Vous n'avez pas besoin de savoir pourquoi, la Teuse. Et la partie s'engagea. Elle fut terrible. Le Frere abattait les cartes avec des coups de poing. Quand il criait: Bataille! les vitres sonnaient. C'etait la Teuse qui gagnait. Elle avait trois as depuis longtemps, elle guettait le quatrieme d'un regard luisant. Cependant, Frere Archangias se livrait a d'autres plaisanteries. Il soulevait la table, au risque de casser la lampe; il trichait effrontement, se defendant a l'aide de mensonges enormes, pour la farce, disait-il ensuite. Brusquement, il entonna les Vepres, qu'il chanta d'une voix pleine de chantre au lutrin. Et il ne cessa plus, ronflant lugubrement, accentuant la chute de chaque verset en tapant ses cartes, sur la paume de sa main gauche. Quand sa gaiete etait au comble, quand il ne trouvait plus rien pour l'exprimer, il chantait ainsi les Vepres, pendant des heures. La Teuse, qui le connaissait bien, se pencha pour lui crier, au milieu du mugissement dont il emplissait la salle a manger - Taisez-vous, c'est insupportable!... Vous etes trop gai, ce soir. Alors, il entama les Complies. L'abbe Mouret etait alle s'asseoir pres de la fenetre. Il semblait ne pas voir, ne pas entendre ce qui se passait autour de lui. Pendant le diner, il avait mange comme a son ordinaire, il etait meme parvenu a repondre aux eternelles questions de Desiree. Maintenant, il s'abandonnait, a bout de force; il roulait, brise, aneanti, dans la querelle furieuse qui continuait en lui, sans treve. Le courage meme lui manquait pour se lever et monter a sa chambre. Puis, il craignait que, s'il tournait la face du cote de la lampe, on ne vit ses larmes, qu'il ne pouvait plus retenir. Il appuya le front contre une vitre, il regarda les tenebres du dehors, s'endormant peu a peu, glissant a une stupeur de cauchemar. Frere Archangias, psalmodiant toujours, cligna les yeux, en montrant le pretre endormi, d'un mouvement de tete. - Quoi? demanda la Teuse. Le Frere repeta son jeu de paupiere, en l'accentuant. - Eh! quand vous vous demancherez le cou! dit la servante. Parlez, je vous comprendrai... Tenez, un roi. Bon! je prends votre dame. Il posa un instant ses cartes, se courba sur la table, lui souffla dans la figure: - La gueuse est venue. - Je le sais bien, repondit-elle. Je l'ai vue avec mademoiselle entrer dans la basse-cour. Il la regarda terriblement, il avanca les poings. - Vous l'avez vue, vous l'avez laissee entrer! Il fallait m'appeler, nous l'aurions pendue par les pieds a un clou de votre cuisine. Mais elle se facha, tout en contenant sa voix, pour ne pas reveiller l'abbe Mouret. - Ah bien! begaya-t-elle, vous etes encore bon, vous! Venez donc pendre quelqu'un dans ma cuisine!... Sans doute, je l'ai vue. Et meme, j'ai tourne le dos, quand elle est allee rejoindre monsieur le cure dans l'eglise, apres le catechisme. Ils ont bien pu y faire ce qu'ils ont voulu. Est-ce que ca me regarde? Est-ce que je n'avais pas a mettre mes haricots sur le feu?... Moi, je l'abomine, cette fille. Mais du moment qu'elle est la sante de monsieur le cure... Elle peut bien venir a toutes les heures du jour et de la nuit. Je les enfermerai ensemble, s'ils veulent. - Si vous faisiez cela, la Teuse, dit le Frere avec une rage froide, je vous etranglerais. Elle se mit a rire, en le tutoyant a son tour. - Ne dis donc pas des betises, petit! Les femmes, tu sais bien que ca t'est defendu comme le Pater aux anes. Essaye de m'etrangler un jour, tu verras ce que je te ferai... Sois sage, finissons la partie. Tiens, voila encore un roi. Lui, tenant sa carte levee, continuait a gronder: - Il faut qu'elle soit venue par quelque chemin connu du diable seul, pour m'avoir echappe aujourd'hui. Je vais pourtant tous les apres-midi me poster la-haut, au Paradou. Si je les surprends encore ensemble, je ferai faire connaissance a la gueuse d'un baton de cornouiller, que j'ai taille expres pour elle... Maintenant, je surveillerai aussi l'eglise. Il joua, se laissa enlever un valet par la Teuse, puis se renversa sur sa chaise, repris par son rire enorme. Il ne pouvait se facher serieusement, ce soir-la. Il murmurait: - N'importe, si elle l'a vu, elle n'en est pas moins tombee sur le nez... Je veux tout de meme vous conter ca, la Teuse. Vous savez, il pleuvait. Moi, j'etais sur la porte de l'ecole, quand je l'ai apercue qui descendait de l'eglise. Elle marchait toute droite, avec son air orgueilleux, malgre l'averse. Et voila qu'en arrivant a la route, elle s'est etalee tout de son long, a cause de la terre qui devait etre glissante. Oh! j'ai ri, j'ai ri! Je tapais dans mes mains... Lorsqu'elle s'est relevee, elle avait du sang a un poignet. Ca m'a donne de la joie pour huit jours. Je ne puis pas me l'imaginer par terre, sans avoir a la gorge et au ventre des chatouillements qui me font eclater d'aise. Et enflant les joues, tout a son jeu desormais, il chanta le De profundis. Puis, il le recommenca. La partie s'acheva au milieu de cette lamentation, qu'il grossissait par moments, comme pour la gouter mieux. Ce fut lui qui perdit, mais il n'en eprouva pas la moindre contrariete. Quand la Teuse l'eut mis dehors, apres avoir reveille l'abbe Mouret, on l'entendit se perdre au milieu du noir de la nuit, en repetant le dernier verset du psaume: Et ipse redimet Israel ex omnibus iniquitatibus ejus, d'un air d'extraordinaire jubilation. XI. L'abbe Mouret dormit d'un sommeil de plomb. Lorsqu'il ouvrit les yeux, plus tard que de coutume, il se trouva la face et les mains baignees de larmes; il avait pleure toute la nuit, en dormant. Il ne dit point sa messe, ce matin-la. Malgre son long repos, sa lassitude de la veille au soir etait devenue telle, qu'il demeura jusqu'a midi dans sa chambre, assis sur une chaise, au pied de son lit. La stupeur, qui l'envahissait de plus en plus, lui otait jusqu'a la sensation de la souffrance. Il n'eprouvait plus qu'un grand vide; il restait soulage, ampute, aneanti. La lecture de son breviaire lui couta un supreme effort; le latin des versets lui paraissait une langue barbare, dont il ne parvenait meme plus a epeler les mots. Puis, le livre jete sur le lit, il passa des heures a regarder la campagne par la fenetre ouverte, sans avoir la force de venir s'accouder a la barre d'appui. Au loin, il apercevait le mur blanc du Paradou, un mince trait pale courant a la crete des hauteurs, parmi les taches sombres des petits bois de pins. A gauche, derriere un de ces bois, se trouvait la breche; il ne la voyait pas, mais il la savait la; il se souvenait des moindres bouts de ronce epars au milieu des pierres. La veille encore, il n'aurait point ose lever ainsi les regards sur cet horizon redoutable. Mais, a cette heure, il s'oubliait impunement a reprendre, apres chaque bouquet de verdure, le fil interrompu de la muraille, pareille au lisere d'une jupe accroche a tous les buissons. Cela n'activait meme pas le battement de ses veines. La tentation, comme dedaigneuse de la pauvrete de son sang, avait abandonne sa chair lache. Elle le laissait incapable d'une lutte, dans la privation de la grace, n'ayant meme plus la passion du peche, pret a accepter par hebetement tout ce qu'il repoussait furieusement la veille. Il se surprit un moment a parler haut. Puisque la breche etait toujours la, il rejoindrait Albine, au coucher du soleil. Il ressentait un leger ennui de cette decision. Mais il ne croyait pouvoir faire autrement. Elle l'attendait, elle etait sa femme. Quand il voulait evoquer son visage, il ne le voyait plus que tres pale, tres lointain. Puis, il etait inquiet sur la facon dont ils vivraient ensemble. Il leur serait difficile de rester dans le pays; il leur faudrait fuir, sans que personne s'en doutat; ensuite, une fois caches quelque part, ils auraient besoin de beaucoup d'argent pour etre heureux. A vingt reprises, il tenta d'arreter un plan d'enlevement, d'arranger leur existence d'amants heureux. Il ne trouva rien. Maintenant que le desir ne l'affolait plus, le cote pratique de la situation l'epouvantait, le mettait avec ses mains debiles en face d'une besogne compliquee, dont il ne savait pas le premier mot. Ou prendraient-ils des chevaux pour se sauver? S'ils s'en allaient a pied, ne les arreterait-on pas ainsi que des vagabonds? D'ailleurs, serait-il capable d'etre employe, de decouvrir une occupation quelconque qui put assurer du pain a sa femme? Jamais on ne lui avait appris ces choses. Il ignorait la vie; il ne rencontrait, en fouillant dans sa memoire, que des lambeaux de priere, des details de ceremonial, des pages de l'Instruction theologique, de Bouvier, apprises autrefois par coeur au seminaire. Meme des choses sans importance l'embarrassaient beaucoup. Il se demanda s'il oserait donner le bras a sa femme, dans la rue. Certainement, il ne saurait pas marcher, avec une femme au bras. Il paraitrait si gauche, que le monde se retournerait. On devinerait un pretre, on insulterait Albine. Vainement il tacherait de se laver du sacerdoce, toujours il en emporterait avec lui la paleur triste, l'odeur d'encens. Et s'il avait des enfants, un jour? Cette pensee inattendue le fit tressaillir. Il eprouva une repugnance etrange. Il croyait qu'il ne les aimerait pas. Cependant, ils etaient deux, un petit garcon et une petite fille. Lui, les ecartait de ses genoux, souffrant de sentir leurs mains se poser sur ses vetements, ne prenant point a les faire sauter la joie des autres peres. Il ne s'habituait pas a cette chair de sa chair, qui lui semblait toujours suer son impurete d'homme. La petite fille surtout le troublait, avec ses grands yeux, au fond desquels s'allumaient deja des tendresses de femme. Mais non, il n'aurait point d'enfant, il s'eviterait cette horreur qu'il eprouvait, a l'idee de voir ses membres repousser et revivre eternellement. Alors, l'espoir d'etre impuissant lui fut tres doux. Sans doute, toute sa virilite s'en etait allee pendant sa longue adolescence. Cela le determina. Des le soir, il fuirait avec Albine. Le soir, pourtant, l'abbe Mouret se sentit trop las. Il remit son depart au lendemain. Le lendemain, il se donna un nouveau pretexte: il ne pouvait abandonner sa soeur ainsi seule avec la Teuse; il laisserait une lettre pour qu'on la conduisit chez l'oncle Pascal. Pendant trois jours, il se promit d'ecrire cette lettre; la feuille de papier, la plume et l'encre etaient pretes, sur la table, dans sa chambre. Et, le troisieme jour, il s'en alla, sans ecrire la lettre. Tout d'un coup, il avait pris son chapeau, il etait parti pour le Paradou, par betise, obsede, se resignant, allant la comme a une corvee qu'il ne savait de quelle facon eviter. L'image d'Albine s'etait encore effacee; il ne la voyait plus, il obeissait a d'anciennes volontes, mortes en lui a cette heure, mais dont la poussee persistait dans le grand silence de son etre. Dehors il ne prit aucune precaution pour se cacher. Il s'arreta, au bout du village, a causer un instant avec la Rosalie; elle lui annoncait que son enfant avait des convulsions, et elle riait pourtant, de ce rire du coin des levres qui lui etait habituel. Puis il s'enfonca au milieu des roches, il marcha droit vers la breche. Par habitude, il avait emporte son breviaire. Comme le chemin etait long, s'ennuyant, il ouvrit le livre, il lut les prieres reglementaires. Quand il le remit sous son bras, il avait oublie le Paradou. Il allait toujours devant lui, songeant a une chasuble neuve qu'il voulait acheter pour remplacer la chasuble d'etoffe d'or qui, decidement, tombait en poussiere; depuis quelque temps, il cachait des pieces de vingt sous, et il calculait qu'au bout de sept mois il aurait assez d'argent. Il arrivait sur les hauteurs, lorsqu'un chant de paysan, au loin, lui rappela un cantique qu'il avait su autrefois, au seminaire. Il chercha les premiers vers de ce cantique, sans pouvoir les trouver. Cela l'ennuyait d'avoir si peu de memoire. Aussi, ayant fini par se souvenir, eprouva-t-il une joie tres douce a chanter a demi-voix les paroles qui lui revenaient une a une. C'etait un hommage a Marie. Il souriait, comme s'il eut recu au visage un souffle frais de sa jeunesse. Qu'il etait heureux, dans ce temps-la! Certes, il pouvait etre heureux encore; il n'avait pas grandi, il ne demandait toujours que les memes bonheurs, une paix sereine, un coin de chapelle ou la place de ses genoux fut marquee, une vie de solitude egayee par des puerilites adorables d'enfance. Il elevait peu a peu la voix, il chantait le cantique avec des sons files de flute, quand il apercut la breche, brusquement, en face de lui. Un instant, il parut surpris. Puis, cessant de sourire, il murmura simplement: - Albine doit m'attendre. Le soleil baisse deja. Mais, comme il montait ecarter les pierres pour passer, un souffle terrible l'inquieta. Il dut redescendre, ayant failli mettre le pied en plein sur la figure de Frere Archangias, vautre par terre, dormant profondement. Le sommeil l'avait surpris sans doute, pendant qu'il gardait l'entree du Paradou. Il en barrait le seuil, tombe tout de son long, les membres ecartes, dans une posture honteuse. Sa main droite, rejetee derriere sa tete, n'avait pas lache le baton de cornouiller, qu'il semblait encore brandir, ainsi qu'une epee flamboyante. Et il ronflait au milieu des ronces, la face au soleil, sans que son cuir tanne eut un frisson. Un essaim de grosses mouches volaient au-dessus de sa bouche ouverte. L'abbe Mouret le regarda un moment. Il enviait ce sommeil de saint roule dans la poussiere. Il voulut chasser les mouches; mais les mouches, entetees, revenaient, se collaient aux levres violettes du Frere, qui ne les sentait seulement pas. Alors, l'abbe enjamba ce grand corps. Il entra dans le Paradou. XII. Derriere la muraille, a quelques pas, Albine etait assise sur un tapis d'herbe. Elle se leva, en apercevant Serge. - Te voila! cria-t-elle toute tremblante. - Oui, dit-il paisiblement, je suis venu. Elle se jeta a son cou. Mais elle ne l'embrassa pas. Elle avait senti le froid des perles du rabat sur son bras nu. Elle l'examinait, inquiete deja, reprenant: - Qu'as-tu? Tu ne m'as pas baise sur les joues comme autrefois, tu sais, lorsque tes levres chantaient... Va, si tu es souffrant, je te guerirai encore. Maintenant que tu es la, nous allons recommencer notre bonheur. Il n'y a plus de tristesse... Tu vois, je souris. Il faut sourire, Serge. Et comme il restait grave. - Sans doute, j'ai eu aussi bien du chagrin. Je suis encore toute pale, n'est-ce pas? Depuis huit jours, je vivais la, sur l'herbe ou tu m'as trouvee. Je ne voulais qu'une chose, te voir entrer par ce trou de la muraille. A chaque bruit, je me levais, je courais a ta rencontre. Et ce n'etait pas toi, c'etaient des feuilles que le vent emportait... Mais je savais bien que tu viendrais. J'aurais attendu des annees. Puis, elle lui demanda: - Tu m'aimes encore? - Oui, repondit-il, je t'aime encore. Ils resterent en face l'un de l'autre, un peu genes. Un gros silence tomba entre eux. Serge, tranquille, ne cherchait pas a le rompre. Albine, a deux reprises, ouvrit la bouche, mais la referma aussitot, surprise des choses qui lui montaient aux levres. Elle ne trouvait plus que des paroles ameres. Elle sentait des larmes lui mouiller les yeux. Qu'eprouvait-elle donc, pour ne pas etre heureuse, lorsque son amour etait de retour? - Ecoute, dit-elle enfin, il ne faut pas rester la. C'est ce trou qui nous glace... Rentrons chez nous. Donne-moi ta main. Et ils s'enfoncerent dans le Paradou. L'automne venait, les arbres etaient soucieux, avec leurs tetes jaunies qui se depouillaient feuille a feuille. Dans les sentiers, il y avait deja un lit de verdure morte, trempe d'humidite, ou les pas semblaient etouffer des soupirs. Au fond des pelouses, une fumee flottait, noyant de deuil les lointains bleuatres. Et le jardin entier se taisait, ne soufflant plus que des haleines melancoliques, qui passaient pareilles a des frissons. Serge grelottait sous l'avenue de grands arbres qu'ils avaient prise. Il dit a demi-voix: - Comme il fait froid, ici! - Tu as froid, murmura tristement Albine. Ma main ne te chauffe plus. Veux-tu que je te couvre d'un pan de ma robe?... Viens, nous allons revivre toutes nos tendresses. Elle le mena au parterre. Le bois de roses restait odorant, les dernieres fleurs avaient des parfums amers; tandis que les feuillages, grandis demesurement, couvraient la terre d'une mare dormante. Mais Serge temoigna une telle repugnance a entrer dans ces broussailles, qu'ils resterent sur le bord, cherchant de loin les allees ou ils avaient passe au printemps. Elle se rappelait les moindres coins; elle lui montrait du doigt la grotte ou dormait la femme de marbre, les chevelures pendantes des chevrefeuilles et des clematites, les champs de violettes, la fontaine qui crachait des oeillets rouges, le grand escalier empli d'un ruissellement de giroflees fauves, la colonnade en ruine au centre de laquelle les lis batissaient un pavillon blanc. C'etait la qu'ils etaient nes tous les deux, dans le soleil. Et elle racontait les plus petits details de cette premiere journee, la facon dont ils marchaient, l'odeur que l'air avait a l'ombre. Lui, semblait ecouter; puis, d'une question, il prouvait qu'il n'avait pas compris. Le leger frisson qui le palissait ne le quittait point. Elle le mena au verger, dont ils ne purent meme approcher. La riviere avait grossi, Serge ne songeait plus a prendre Albine sur son dos, pour la porter en trois sauts a l'autre bord. Et pourtant, la-bas, les pommiers et les poiriers etaient encore charges de fruits; la vigne, aux feuilles plus rares, pliait sous des grappes blondes, dont chaque grain gardait la tache rousse du soleil. Comme ils avaient gamine a l'ombre gourmande de ces arbres venerables! Ils etaient des galopins alors. Albine souriait encore de la maniere effrontee dont elle montrait ses jambes, lorsque les branches cassaient. Se souvenait-il au moins des prunes qu'ils avaient mangees? Serge repondait par des hochements de tete. Il paraissait las deja. Le verger, avec son enfoncement verdatre, son pele-mele de tiges moussues, pareil a quelque echafaudage eventre et ruine, l'inquietait, lui donnait le reve d'un lieu humide, peuple d'orties et de serpents. Elle le mena aux prairies. La, il dut faire quelques pas dans les herbes. Elles montaient a ses epaules, maintenant. Elles lui semblaient autant de bras minces qui cherchaient a le lier aux membres, pour le rouler et le noyer au fond de cette mer verte, interminable. Et il supplia Albine de ne pas aller plus loin. Elle marchait en avant, elle ne s'arreta pas; puis, voyant qu'il souffrait, elle se tint debout a son cote, peu a peu assombrie, finissant par etre prise de frissons comme lui. Pourtant, elle paria encore. D'un geste large, elle indiqua les ruisseaux, les rangees de saules, les nappes d'herbe etalees jusqu'au bout de l'horizon. Tout cela etait a eux, autrefois. Ils y vivaient des journees entieres. La-bas, entre ces trois saules, au bord de cette eau, ils avaient joue aux amoureux. Alors, ils auraient voulu que les herbes fussent plus grandes qu'eux, afin de se perdre dans leur flot mouvant, d'etre plus seuls, d'etre loin de tout, comme des alouettes voyageant au fond d'un champ de ble. Pourquoi donc tremblait-il aujourd'hui, rien qu'a sentir le bout de son pied tremper et disparaitre dans le gazon? Elle le mena a la foret. Les arbres effrayerent Serge davantage. Il ne les connaissait pas, avec cette gravite de leur tronc noir. Plus qu'ailleurs, le passe lui semblait mort, au milieu de ces futaies severes, ou le jour descendait librement. Les premieres pluies avaient efface leurs pas sur le sable des allees; les vents emportaient tout ce qui restait d'eux aux branches basses des buissons. Mais Albine, la gorge serree de tristesse, protestait du regard. Elle retrouvait sur le sable les moindres traces de leurs promenades. A chaque broussaille, l'ancienne tiedeur du frolement qu'ils avaient laisse la lui remontait au visage. Et, les yeux suppliants, elle cherchait encore a evoquer les souvenirs de Serge. Le long de ce sentier, ils avaient marche en silence, tres emus, sans oser se dire qu'ils s'aimaient. Dans cette clairiere, ils s'etaient oublies un soir, fort tard, a regarder les etoiles, qui pleuvaient sur eux comme des gouttes de chaleur. Plus loin, sous ce chene, ils avaient echange leur premier baiser. Le chene conservait l'odeur de ce baiser; les mousses elles-memes en causaient toujours. C'etait un mensonge de dire que la foret devenait muette et vide. Et Serge tournait la tete, pour eviter les yeux d'Albine, qui le fatiguaient. Elle le mena aux grandes roches. Peut-etre la ne frissonnerait-il plus de cet air debile qui la desesperait. Seules, les grandes roches, a cette heure, etaient encore chaudes de la braise rouge du soleil couchant. Elles avaient toujours leur passion tragique, leurs lits ardents de cailloux, ou se roulaient des plantes grasses, monstrueusement accouplees. Et, sans parler, sans meme tourner la tete, Albine entrainait Serge le long de la rude montee, voulant le mener plus haut, encore plus haut, au-dela des sources, jusqu'a ce qu'ils fussent de nouveau tous les deux dans le soleil. Ils retrouveraient le cedre sous lequel ils avaient eprouve l'angoisse du premier desir. Ils se coucheraient par terre, sur les dalles ardentes, en attendant que le rut de la terre les gagnat. Mais, bientot, les pieds de Serge se heurterent cruellement. Il ne pouvait plus marcher. Une premiere fois, il tomba sur les genoux. Albine, d'un effort supreme, le releva, l'emporta un instant. Et il retomba, il resta abattu, au milieu du chemin. En face, au-dessous de lui, le Paradou immense s'etendait. - Tu as menti! cria Albine, tu ne m'aimes plus! Et elle pleurait, debout a son cote, se sentant impuissante a l'emporter plus haut. Elle n'avait pas de colere encore, elle pleurait leurs amours agonisantes. Lui, restait ecrase. - Le jardin est mort, j'ai toujours froid, murmura-t-il. Mais elle lui prit la tete, elle lui montra le Paradou, d'un geste. - Regarde donc!... Ah! ce sont tes yeux qui sont morts, ce sont tes oreilles, tes membres, ton corps entier. Tu as traverse toutes nos joies, sans les voir, sans les entendre, sans les sentir. Et tu n'as fait que trebucher, tu es venu tomber ici de lassitude et d'ennui... Tu ne m'aimes plus. Il protestait doucement, tranquillement. Alors, elle eut une premiere violence. - Tais-toi! Est-ce que le jardin mourra jamais! Il dormira, cet hiver; il se reveillera en mai, il nous rapportera tout ce que nous lui avons confie de nos tendresses; nos baisers refleuriront dans le parterre, nos serments repousseront avec les herbes et les arbres... Si tu le voyais, si tu l'entendais, il est plus profondement emu, il aime d'une facon plus doucement poignante, a cette saison d'automne, lorsqu'il s'endort dans sa fecondite... Tu ne m'aimes plus, tu ne peux plus savoir. Lui, levait les yeux sur elle, la suppliant de ne pas se facher. Il avait un visage aminci, que palissait une peur d'enfant. Un eclat de voix le faisait tressaillir. Il finit par obtenir d'elle qu'elle se reposat un instant, pres de lui, au milieu du chemin. Ils causeraient paisiblement, ils s'expliqueraient. Et tous deux, en face du Paradou, sans meme se prendre le bout des doigts, s'entretinrent de leur amour. - Je t'aime, je t'aime, dit-il de sa voix egale. Si je ne t'aimais pas, je ne serais pas venu... C'est vrai, je suis las. J'ignore pourquoi. J'aurais cru retrouver ici cette bonne chaleur dont le souvenir seul etait une caresse. Et j'ai froid, le jardin me semble noir, je n'y vois rien de ce que j'y ai laisse. Mais ce n'est point ma faute. Je m'efforce d'etre comme toi, je voudrais te contenter. - Tu ne m'aimes plus, repeta encore Albine. - Si, je t'aime. J'ai beaucoup souffert, l'autre jour, apres t'avoir renvoyee... Oh! je t'aimais avec un tel emportement, sais- tu, que je t'aurais brisee d'une etreinte, si tu etais revenue te jeter dans mes bras. Jamais je ne t'ai desiree si furieusement. Pendant des heures, tu es restee vivante devant moi, me tenaillant de tes doigts souples. Quand je fermais les yeux, tu t'allumais comme un soleil, tu m'enveloppais de ta flamme... Alors, j'ai marche sur tout, je suis venu. Il garda un court silence, songeur; puis, il continua: - Et maintenant mes bras sont comme brises. Si je voulais te prendre contre ma poitrine, je ne saurais point te tenir, je te laisserais tomber... Attends que ce frisson m'ait quitte. Tu me donneras tes mains, je les baiserai encore. Sois bonne, ne me regarde pas de tes yeux irrites. Aide-moi a retrouver mon coeur. Et il avait une tristesse si vraie, une envie si evidente de recommencer leur vie tendre, qu'Albine fut touchee. Un instant, elle redevint tres douce. Elle le questionna avec sollicitude. - Ou souffres-tu? Quel est ton mal? - Je ne sais. Il me semble que tout le sang de mes veines s'en va... Tout a l'heure, en venant, j'ai cru qu'on me jetait sur les epaules une robe glacee, qui se collait a ma peau, et qui, de la tete aux pieds, me faisait un corps de pierre... J'ai deja senti cette robe sur mes epaules... Je ne me souviens plus. Mais elle l'interrompit d'un rire amical. - Tu es un enfant, tu auras pris froid, voila tout... Ecoute, ce n'est pas moi qui te fais peur, au moins? L'hiver, nous ne resterons pas au fond de ce jardin, comme deux sauvages. Nous irons ou tu voudras, dans quelque grande ville. Nous nous aimerons, au milieu du monde, aussi tranquillement qu'au milieu des arbres. Et tu verras que je ne suis pas qu'une vaurienne, sachant denicher des nids, marchant des heures sans etre lasse... Quand j'etais petite, je portais des jupes brodees, avec des bas a jour, des guimpes, des falbalas. Personne ne t'a conte cela, peut-etre? Il ne l'ecoutait pas, il dit brusquement, en poussant un leger cri: - Ah! je me souviens! Et, quand elle l'interrogea, il ne voulut pas repondre. Il venait de se rappeler la sensation de la chapelle du seminaire sur ses epaules. C'etait la cette robe glacee qui lui faisait un corps de pierre. Alors, il fut repris invinciblement par son passe de pretre. Les vagues souvenirs qui s'etaient eveilles en lui, le long de la route, des Artaud au Paradou, s'accentuerent, s'imposerent avec une souveraine autorite. Pendant qu'Albine continuait a lui parler de la vie heureuse qu'ils meneraient ensemble, il entendait des coups de clochette sonnant l'elevation, il voyait des ostensoirs tracant des croix de feu au-dessus de grandes foules agenouillees. - Eh bien! dit-elle, pour toi, je remettrai mes jupes brodees... Je veux que tu sois gai. Nous chercherons ce qui pourra te distraire. Tu m'aimeras davantage peut-etre, lorsque tu me verras belle, mise comme les dames. Je n'aurai plus mon peigne enfonce de travers, avec des cheveux dans le cou. Je ne retrousserai plus mes manches jusqu'aux coudes. J'agraferai ma robe pour ne plus montrer mes epaules. Et je sais encore saluer, je sais marcher posement, avec de petits balancements de menton. Va, je serai une jolie femme a ton bras, dans les rues. - Es-tu entree dans les eglises, parfois, quand tu etais petite? lui demanda-t-il, a demi-voix, comme s'il eut continue tout haut malgre lui, la reverie qui l'empechait de l'entendre. Moi, je ne pouvais passer devant une eglise sans y entrer. Des que la porte retombait silencieusement derriere moi, il me semblait que j'etais dans le paradis lui-meme, avec des voix d'ange qui me contaient a l'oreille des histoires de douceur, avec l'haleine des saints et des saintes dont je sentais la caresse par tout mon corps... Oui, j'aurais voulu vivre la, toujours, perdu au fond de cette beatitude. Elle le regarda, les yeux fixes, tandis qu'une courte flamme s'allumait dans la tendresse de son regard. Elle reprit, soumise encore: - Je serai comme il plaira a tes caprices. Je faisais de la musique, autrefois; j'etais une demoiselle savante, qu'on elevait pour tous les charmes... Je retournerai a l'ecole, je me remettrai a la musique. Si tu desires m'entendre jouer un air que tu aimes, tu n'auras qu'a me l'indiquer, je l'apprendrai pendant des mois, pour te le faire entendre, un soir chez nous, dans une chambre bien close, dont nous aurons tire toutes les draperies. Et tu me recompenseras d'un seul baiser... Veux-tu? Un baiser sur les levres qui te rendra ton amour. Tu me prendras et tu pourras me briser entre tes bras. - Oui, oui, murmura-t-il, ne repondant toujours qu'a ses propres pensees, mes grands plaisirs ont d'abord ete d'allumer les cierges, de preparer les burettes, de porter le Missel, les mains jointes. Plus tard, j'ai goute l'approche lente de Dieu, et j'ai cru mourir d'amour... Je n'ai pas d'autres souvenirs. Je ne sais rien. Quand je leve la main, c'est pour une benediction. Quand j'avance les levres, c'est pour un baiser donne a l'autel. Si je cherche mon coeur, je ne le trouve plus je l'ai offert a Dieu, qui l'a pris. Elle devint tres pale, les yeux ardents. Elle continua, avec un tremblement dans la voix: - Et je veux que ma fille ne me quitte pas. Tu pourras, si tu le juges bon, envoyer le garcon au college. Je garderai la chere blondine dans mes jupes. C'est moi qui lui apprendrai a lire. Oh! je me souviendrai, je prendrai des maitres, si j'ai oublie mes lettres... Nous vivrons avec tout ce petit monde dans les jambes. Tu seras heureux, n'est-ce pas? Reponds, dis-moi que tu auras chaud, que tu souriras, que tu ne regretteras rien? - J'ai pense souvent aux saints de pierre qu'on encense depuis des siecles, au fond de leur niche, dit-il a voix tres basse. A la longue, ils doivent etre baignes d'encens jusqu'aux entrailles... Et moi je suis comme un de ces saints. J'ai de l'encens jusque dans le dernier pli de mes organes. C'est cet embaumement qui fait ma serenite, la mort tranquille de ma chair, la paix que je goute a ne pas vivre... Ah! que rien ne me derange de mon immobilite! Je resterai froid, rigide, avec le sourire sans fin de mes levres de granit, impuissant a descendre parmi les hommes. Tel est mon seul desir. Elle se leva, irritee, menacante. Elle le secoua, en criant: - Que dis-tu? Que reves-tu la, tout haut?... Ne suis-je pas ta femme? N'es-tu pas venu pour etre mon mari? Lui, tremblait plus fort, se reculait. - Non, laisse-moi, j'ai peur, balbutia-t-il. - Et notre vie commune, et notre bonheur, et nos enfants? - Non, non, j'ai peur Puis, il jeta ce cri supreme: - Je ne peux pas! je ne peux pas! Alors, pendant un instant, elle resta muette, en face du malheureux, qui grelottait a ses pieds. Une flamme sortait de son visage. Elle avait ouvert les bras, comme pour le prendre, le serrer contre elle, dans un elan courrouce de desir. Mais elle parut reflechir; elle ne lui saisit que la main, elle le mit debout. - Viens! dit-elle. Et elle le mena sous l'arbre geant, a la place meme ou elle s'etait livree, et ou il l'avait possedee. C'etait la meme ombre de felicite, le meme tronc qui respirait ainsi qu'une poitrine, les memes branches qui s'etendaient au loin, pareilles a des membres protecteurs. L'arbre restait bon, robuste, puissant, fecond. Comme au jour de leurs noces, une langueur d'alcove, une lueur de nuit d'ete mourant sur l'epaule nue d'une amoureuse, un balbutiement d'amour a peine distinct, tombant brusquement a un grand spasme muet, trainaient dans la clairiere, baignee d'une limpidite verdatre. Et, au loin, le Paradou, malgre le premier frisson de l'automne, retrouvait, lui aussi, ses chuchotements ardents. Il redevenait complice. Du parterre, du verger, des prairies, de la foret, des grandes roches, du vaste ciel, arrivait de nouveau un rire de volupte, un vent qui semait sur son passage une poussiere de fecondation. Jamais le jardin, aux plus tiedes soirees de printemps, n'avait des tendresses si profondes qu'aux derniers beaux jours, lorsque les plantes s'endormaient en se disant adieu. L'odeur des germes murs charriait une ivresse de desir, a travers les feuilles plus rares. - Entends-tu, entends-tu? balbutiait Albine a l'oreille de Serge, qu'elle avait laisse tomber sur l'herbe, au pied de l'arbre. Serge pleurait. - Tu vois bien que le Paradou n'est pas mort. Il nous crie de nous aimer. Il veut toujours notre mariage... Oh! souviens-toi! Prends- moi a ton cou. Soyons l'un a l'autre. Serge pleurait. Elle ne dit plus rien. Elle le prit elle-meme, d'une etreinte farouche. Ses levres se collerent sur ce cadavre pour le ressusciter. Et Serge n'eut encore que des larmes. Au bout d'un grand silence, Albine parla. Elle etait debout, meprisante, resolue. - Va-t'en! dit-elle a voix basse. Serge se leva d'un effort. Il ramassa son breviaire qui avait roule dans l'herbe. Il s'en alla. - Va-t'en! repetait Albine qui le suivait, le chassant devant elle, haussant la voix. Et elle le poussa ainsi de buisson en buisson, elle le reconduisit a la breche, au milieu des arbres graves. Et la, comme Serge hesitait, le front bas, elle lui cria violemment: - Va-t'en! va-t'en! Puis, lentement, elle rentra dans le Paradou, sans tourner la tete. La nuit tombait, le jardin n'etait plus qu'un grand cercueil d'ombre. XIII. Frere Archangias, reveille, debout sur la breche, donnait des coups de baton contre les pierres, en jurant abominablement. - Que le diable leur casse les cuisses! Qu'il les cloue au derriere l'un de l'autre comme des chiens! Qu'il les traine par les pieds, le nez dans leur ordure! Mais quand il vit Albine chassant le pretre, il resta un moment, surpris. Puis, il tapa plus fort, il fut pris d'un rire terrible. - Adieu, la gueuse! Bon voyage! Retourne forniquer avec tes loups... Ah! tu n'as pas assez d'un saint. Il te faut des reins autrement solides. Il te faut des chenes. Veux-tu mon baton? Tiens! couche avec! Voila le gaillard qui te contentera. Et, a toute volee, il jeta son baton derriere Albine, dans le crepuscule. Puis, regardant l'abbe Mouret, il gronda. - Je vous savais la-dedans. Les pierres etaient derangees... Ecoutez, monsieur le cure, votre faute a fait de moi votre superieur, Dieu vous dit par ma bouche que l'enfer n'a pas de tourments assez effroyables pour les pretres enfonces dans la chair. S'il daigne vous pardonner, il sera trop bon, il gatera sa justice. A pas lents, tous deux redescendaient vers les Artaud. Le pretre n'avait pas ouvert les levres. Peu a peu, il relevait la tete, il ne tremblait plus. Quand il apercut, au loin, sur le ciel violatre, la barre noire du Solitaire, avec la tache rouge des tuiles de l'eglise, il eut un faible sourire. Dans ses yeux clairs, se levait une grande serenite. Cependant, le Frere, de temps a autre, donnait un coup de pied a un caillou. Puis, il se tournait, il apostrophait son compagnon. - Est-ce fini, cette fois?... Moi, quand j'avais votre age, j'etais possede; un demon me mangeait les reins. Et puis, il s'est ennuye, il s'en est alle. Je n'ai plus de reins. Je vis tranquille... Oh! je savais bien que vous viendriez. Voila trois semaines que je vous guette. Je regardais dans le jardin, par le trou du mur. J'aurais voulu couper les arbres. Souvent, j'ai jete des pierres. Quand je cassais une branche, j'etais content... Dites, c'est donc extraordinaire, ce qu'on goute la-dedans? Il avait arrete l'abbe Mouret au milieu de la route, en le regardant avec des yeux luisant d'une terrible jalousie. Les delices entrevues du Paradou le torturaient. Depuis des semaines, il etait reste sur le seuil, flairant de loin les jouissances damnables. Mais l'abbe restant muet, il se remit a marcher, ricanant, grognant des paroles equivoques. Et, haussant le ton. - Voyez-vous, quand un pretre fait ce que vous avez fait, il scandalise tous les autres pretres... Moi-meme, je ne me sentais plus chaste, a marcher a cote de vous. Vous empoisonniez le sexe... A cette heure, vous voila raisonnable. Allez, vous n'avez pas besoin de vous confesser. Je connais ce coup de baton-la. Le ciel vous a casse les reins comme aux autres. Tant mieux! tant mieux! Il triomphait, il tapait des mains. L'abbe ne l'ecoutait pas, perdu dans une reverie. Son sourire avait grandi. Et quand le Frere l'eut quitte devant la porte du presbytere, il fit le tour, il entra dans l'eglise. Elle etait toute grise, comme par ce terrible soir de pluie, ou la tentation l'avait si rudement secoue. Mais elle restait pauvre et recueillie, sans ruissellement d'or, sans souffles d'angoisse, venus de la campagne. Elle gardait un silence solennel. Seule, une haleine de misericorde semblait l'emplir. Agenouille devant le grand Christ de carton peint, pleurant des larmes qu'il laissait couler sur ses joues comme autant de joies, le pretre murmurait: - O mon Dieu, il n'est pas vrai que vous soyez sans pitie. Je le sens, vous m'avez deja pardonne. Je le sens a votre grace, qui, depuis des heures, redescend en moi, goutte a goutte, en m'apportant le salut d'une facon lente et certaine... O mon Dieu, c'est au moment ou je vous abandonnais, que vous me protegiez avec le plus d'efficacite. Vous vous cachiez de moi pour mieux me retirer du mal. Vous laissiez ma chair aller en avant, afin de me heurter contre son impuissance... Et, maintenant, o mon Dieu, je vois que vous m'aviez a jamais marque de votre sceau, ce sceau redoutable, plein de delices, qui met un homme hors des hommes, et dont l'empreinte est si ineffacable, qu'elle reparait tot ou tard, meme sur les membres coupables. Vous m'avez brise dans le peche et dans la tentation. Vous m'avez devaste de votre flamme. Vous avez voulu qu'il n'y eut plus que des ruines en moi, pour y descendre en securite. Je suis une maison vide ou vous pouvez habiter... Soyez beni, o mon Dieu! Il se prosternait, il balbutiait dans la poussiere. L'eglise etait victorieuse; elle restait debout, au-dessus de la tete du pretre, avec ses autels, son confessionnal, sa chaire, ses croix, ses images saintes. Le monde n'existait plus. La tentation s'etait eteinte, ainsi qu'un incendie desormais inutile a la purification de cette chair. Il entrait dans la paix surhumaine. Il jetait ce cri supreme: - En dehors de la vie, en dehors des creatures, en dehors de tout, je suis a vous, o mon Dieu, a vous seul, eternellement! XIV. A cette heure, Albine, dans le Paradou, rodait encore, trainant l'agonie muette d'une bete blessee. Elle ne pleurait plus. Elle avait un visage blanc, traverse au front d'un grand pli. Pourquoi donc souffrait-elle toute cette mort? De quelle faute etait-elle coupable, pour que, brusquement, le jardin ne lui tint plus les promesses qu'il lui faisait depuis l'enfance. Et elle s'interrogeait, allant devant elle, sans voir les allees ou l'ombre coulait peu a peu. Pourtant, elle avait toujours obei aux arbres. Elle ne se souvenait pas d'avoir casse une fleur. Elle etait restee la fille aimee des verdures, les ecoutant avec soumission, s'abandonnant a elles, pleine de foi dans les bonheurs qu'elles lui reservaient. Lorsque, au dernier jour, le Paradou lui avait crie de se coucher sous l'arbre geant, elle s'etait couchee, elle avait ouvert les bras, repetant la lecon soufflee par les herbes. Alors, si elle ne trouvait rien a se reprocher, c'etait donc le jardin qui la trahissait, qui la torturait, pour la seule joie de la voir souffrir. Elle s'arreta, elle regarda autour d'elle. Les grandes masses sombres des feuillages gardaient un silence recueilli, les sentiers, ou des murs noirs se batissaient, devenaient des impasses de tenebres; les nappes de gazon, au loin, endormaient les vents qui les effleuraient. Et elle tendit les mains desesperement, elle eut un cri de protestation. Cela ne pouvait finir ainsi. Mais sa voix s'etouffa sous les arbres silencieux. Trois fois, elle conjura le Paradou de repondre, sans qu'une explication lui vint des hautes branches, sans qu'une seule feuille la prit en pitie. Puis, quand elle se fut remise a roder, elle se sentit marcher dans la fatalite de l'hiver. Maintenant qu'elle ne questionnait plus la terre en creature revoltee, elle entendait une voix basse courant au ras du sol, la voix d'adieu des plantes, qui se souhaitaient une mort heureuse. Avoir bu le soleil de toute une saison, avoir vecu toujours en fleurs, s'etre exhale en un parfum continu, puis s'en aller au premier tourment, avec l'espoir de repousser quelque part, n'etait-ce pas une vie assez longue, une vie bien remplie, que gaterait un entetement a vivre davantage? Ah! comme on devait etre bien, morte, ayant une nuit sans fin devant soi, pour songer a la courte journee vecue, pour en fixer eternellement les joies fugitives! Elle s'arreta de nouveau, mais elle ne protesta plus, au milieu du grand recueillement du Paradou. Elle croyait comprendre, a cette heure. Sans doute, le jardin lui menageait la mort comme une jouissance supreme. C'etait a la mort qu'il l'avait conduite d'une si tendre facon. Apres l'amour, il n'y avait plus que la mort. Et jamais le jardin ne l'avait tant aimee; elle s'etait montree ingrate en l'accusant, elle restait sa fille la plus chere. Les feuillages silencieux, les sentiers barres de tenebres, les pelouses ou le vent s'assoupissait, ne se taisaient que pour l'inviter a la joie d'un long silence. Ils la voulaient avec eux, dans le repos du froid; ils revaient de l'emporter, roulee parmi les feuilles seches, les yeux glaces comme l'eau des sources, les membres raidis comme les branches nues, le sang dormant le sommeil de la seve. Elle vivrait leur existence jusqu'au bout, jusqu'a leur mort. Peut-etre avaient- ils deja resolu qu'a la saison prochaine elle serait un rosier du parterre, un saule blond des prairies, ou un jeune bouleau de la foret. C'etait la grande loi de la vie: elle allait mourir. Alors, une derniere fois, elle reprit sa course a travers le jardin, en quete de la mort. Quelle plante odorante avait besoin de ses cheveux pour accroitre le parfum de ses feuilles? Quelle fleur lui demandait le don de sa peau de satin, la blancheur pure de ses bras, la laque tendre de sa gorge? A quel arbuste malade devait-elle offrir son jeune sang? Elle aurait voulu etre utile aux herbes qui vegetaient sur le bord des allees, se tuer la, pour qu'une verdure poussat d'elle, superbe, grasse, pleine d'oiseaux en mai et ardemment caressee du soleil. Mais le Paradou resta muet longtemps encore, ne se decidant pas a lui confier dans quel dernier baiser il l'emporterait. Elle dut retourner partout, refaire le pelerinage de ses promenades. La nuit etait presque entierement tombee, et il lui semblait qu'elle entrait peu a peu dans la terre. Elle monta aux grandes roches, les interrogeant, leur demandant si c'etait sur leurs lits de cailloux qu'il lui fallait expirer. Elle traversa la foret, attendant, avec un desir qui ralentissait sa marche, que quelque chene s'ecroulat et l'ensevelit dans la majeste de sa chute. Elle longea les rivieres des prairies, se penchant presque a chaque pas, regardant au fond des eaux si une couche ne lui etait pas preparee, parmi les nenuphars. Nulle part, la mort ne l'appelait, ne lui tendait ses mains fraiches. Cependant, elle ne se trompait point. C'etait bien le Paradou qui allait lui apprendre a mourir, comme il lui avait appris a aimer. Elle recommenca a battre les buissons, plus affamee qu'aux matinees tiedes ou elle cherchait l'amour. Et, tout d'un coup, au moment ou elle arrivait au parterre, elle surprit la mort, dans les parfums du soir. Elle courut, elle eut un rire de volupte. Elle devait mourir avec les fleurs. D'abord, elle courut au bois de roses. La, dans la derniere lueur du crepuscule, elle fouilla les massifs, elle cueillit toutes les roses qui s'alanguissaient aux approches de l'hiver. Elle les cueillait a terre, sans se soucier des epines; elle les cueillait devant elle, des deux mains; elle les cueillait au-dessus d'elle, se haussant sur les pieds, ployant les arbustes. Une telle hate la poussait, qu'elle cassait les branches, elle qui avait le respect des moindres brins d'herbe. Bientot elle eut des roses plein les bras, un fardeau de roses sous lequel elle chancelait. Puis, elle rentra au pavillon, ayant depouille le bois, emportant jusqu'aux petales tombes; et quand elle eut laisse glisser sa charge de roses sur le carreau de la chambre au plafond bleu, elle redescendit dans le parterre. Alors, elle chercha les violettes. Elle en faisait des bouquets enormes qu'elle serrait un a un contre sa poitrine. Ensuite, elle chercha les oeillets, coupant tout jusqu'aux boutons, liant des gerbes geantes d'oeillets blancs, pareilles a des jattes de lait, des gerbes geantes d'oeillets rouges, pareilles a des jattes de sang. Et elle chercha encore les quarantaines, les belles-de-nuit, les heliotropes, les lis; elle prenait a poignee les dernieres tiges epanouies des quarantaines, dont elle froissait sans pitie les ruches de satin; elle devastait les corbeilles de belles-de-nuit, ouvertes a peine a l'air du soir; elle fauchait le champ des heliotropes, ramassant en tas sa moisson de fleurs; elle mettait sous ses bras des paquets de lis, comme des paquets de roseaux. Lorsqu'elle fut de nouveau chargee, elle remonta au pavillon jeter, a cote des roses, les violettes, les oeillets, les quarantaines, les belles-de-nuit, les heliotropes, les lis. Et, sans reprendre haleine, elle redescendit. Cette fois, elle se rendit a ce coin melancolique qui etait comme le cimetiere du parterre. Un automne brulant y avait mis une seconde poussee des fleurs du printemps. Elle s'acharna surtout sur des plates-bandes de tubereuses et de jacinthes, a genoux au milieu des herbes, menant sa recolte avec des precautions d'avare. Les tubereuses semblaient pour elle des fleurs precieuses, qui devaient distiller goutte a goutte de l'or, des richesses, des biens extraordinaires. Les jacinthes, toutes perlees de leurs grains fleuris, etaient comme des colliers dont chaque perle allait lui verser des joies ignorees aux hommes. Et, bien qu'elle disparut dans la brassee de jacinthes et de tubereuses qu'elle avait coupee, elle ravagea plus loin un champ de pavots, elle trouva moyen de raser encore un champ de soucis. Par-dessus les tubereuses, par-dessus les jacinthes, les soucis et les pavots s'entasserent. Elle revint en courant se decharger dans la chambre au plafond bleu, veillant a ce que le vent ne lui volat pas un pistil. Elle redescendit. Qu'allait-elle cueillir maintenant? Elle avait moissonne le parterre entier. Quand elle se haussait sur les pieds, elle ne voyait plus, sous l'ombre encore grise, que le parterre mort, n'ayant plus les yeux tendres de ses roses, le rire rouge de ses oeillets, les cheveux parfumes de ses heliotropes. Pourtant, elle ne pouvait remonter les bras vides. Et elle s'attaqua aux herbes, aux verdures; elle rampa, la poitrine contre le sol, cherchant dans une supreme etreinte de passion a emporter la terre elle-meme. Ce fut la moisson des plantes odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines, dont elle emplissait sa jupe. Elle rencontra une bordure de baume et n'en laissa pas une feuille. Elle prit meme deux grands fenouils, qu'elle jeta sur ses epaules, ainsi que deux arbres. Si elle avait pu, entre ses dents serrees, elle aurait emmene derriere elle toute la nappe verte du parterre. Puis, au seuil du pavillon, elle se tourna, elle jeta un dernier regard sur le Paradou. Il etait noir; la nuit, tombee completement, lui avait jete un drap noir sur la face. Et elle monta, pour ne plus redescendre. La grande chambre, bientot, fut paree. Elle avait pose une lampe allumee sur la console. Elle triait les fleurs amoncelees au milieu du carreau, elle en faisait de grosses touffes qu'elle distribuait a tous les coins. D'abord, derriere la lampe sur la console, elle mit les lis, une haute dentelle qui attendrissait la lumiere de sa purete blanche. Puis, elle porta des poignees d'oeillets et de quarantaines sur le vieux canape, dont l'etoffe peinte etait deja semee de bouquets rouges, fanes depuis cent ans; et l'etoffe disparut, le canape allongea contre le mur un massif de quarantaines herisse d'oeillets. Elle rangea alors les quatre fauteuils devant l'alcove; elle emplit le premier de soucis, le second de pavots, le troisieme de belles-de-nuit, le quatrieme d'heliotropes; les fauteuils, noyes, ne montrant que des bouts de leurs bras, semblaient des bornes de fleurs. Enfin, elle songea au lit. Elle roula pres du chevet une petite table, sur laquelle elle dressa un tas enorme de violettes. Et, a larges brassees, elle couvrit entierement le lit de toutes les jacinthes et de toutes les tubereuses qu'elle avait apportees; la couche etait si epaisse, qu'elle debordait sur le devant, aux pieds, a la tete, dans la ruelle, laissant couler des trainees de grappes. Le lit n'etait plus qu'une grande floraison. Cependant, les roses restaient. Elle les jeta au hasard, un peu partout; elle ne regardait meme pas ou elles tombaient; la console, le canape, les fauteuils, en recurent; un coin du lit en fut inonde. Pendant quelques minutes, il plut des roses, a grosses touffes, une averse de fleurs lourdes comme des gouttes d'orage, qui faisaient des mares dans les trous du carreau. Mais le tas ne diminuant guere, elle finit par en tresser des guirlandes qu'elle pendit aux murs. Les Amours de platre qui polissonnaient au-dessus de l'alcove eurent des guirlandes de roses au cou, aux bras, autour des reins; leurs ventres nus, leurs culs nus furent tout habilles de roses. Le plafond bleu, les panneaux ovales encadres de noeuds de ruban couleur chair, les peintures erotiques mangees par le temps, se trouverent tendus d'un manteau de roses, d'une draperie de roses. La grande chambre etait paree. Maintenant, elle pouvait y mourir. Un instant, elle resta debout, regardant autour d'elle. Elle songeait, elle cherchait si la mort etait la. Et elle ramassa les verdures odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines, les baumes, les fenouils; elle les tordit, les plia, en fabriqua des tampons, a l'aide desquels elle alla boucher les moindres fentes, les moindres trous de la porte et des fenetres. Puis, elle tira les rideaux de calicot blanc, cousus a gros points. Et, muette, sans un soupir, elle se coucha sur le lit, sur la floraison des jacinthes et des tubereuses. La, ce fut une volupte derniere. Les yeux grands ouverts, elle souriait a la chambre. Comme elle avait aime, dans cette chambre! Comme elle y mourait heureuse! A cette heure, rien d'impur ne lui venait plus des Amours de platre, rien de troublant ne descendait plus des peintures, ou des membres de femme se vautraient. Il n'y avait, sous le plafond bleu, que le parfum etouffant des fleurs. Et il semblait que ce parfum ne fut autre que l'odeur d'amour ancien dont l'alcove etait toujours restee tiede, une odeur grandie, centuplee, devenue si forte, qu'elle soufflait l'asphyxie. Peut-etre etait-ce l'haleine de la dame morte la, il y avait un siecle. Elle se trouvait ravie a son tour, dans cette haleine. Ne bougeant point, les mains jointes sur son coeur, elle continuait a sourire, elle ecoutait les parfums qui chuchotaient dans sa tete bourdonnante. Ils lui jouaient une musique etrange de senteurs qui l'endormait lentement, tres doucement. D'abord, c'etait un prelude gai, enfantin: ses mains, qui avaient tordu les verdures odorantes, exhalaient l'aprete des herbes foulees, lui contaient ses courses de gamine au milieu des sauvageries du Paradou. Ensuite, un chant de flute se faisait entendre, de petites notes musquees qui s'egrenaient du tas de violettes pose sur la table, pres du chevet; et cette flute, brodant sa melodie sur l'haleine calme, l'accompagnement regulier des lis de la console, chantait les premiers charmes de son amour, le premier aveu, le premier baiser sous la futaie. Mais elle suffoquait davantage, la passion arrivait avec l'eclat brusque des oeillets, a l'odeur poivree, dont la voix de cuivre dominait un moment toutes les autres. Elle croyait qu'elle allait agoniser dans la phrase maladive des soucis et des pavots, qui lui rappelait les tourments de ses desirs. Et, brusquement, tout s'apaisait, elle respirait plus librement, elle glissait a une douceur plus grande, bercee par une gamme descendante des quarantaines, se ralentissant, se noyant, jusqu'a un cantique adorable des heliotropes, dont les haleines de vanille disaient l'approche des noces. Les belles-de-nuit piquaient ca et la un trille discret. Puis, il y eut un silence. Les roses, languissamment, firent leur entree. Du plafond coulerent des voix, un choeur lointain. C'etait un ensemble large, qu'elle ecouta au debut avec un leger frisson. Le choeur s'enfla, elle fut bientot tout vibrante des sonorites prodigieuses qui eclataient autour d'elle. Les noces etaient venues, les fanfares des roses annoncaient l'instant redoutable. Elle, les mains de plus en plus serrees contre son coeur, pamee, mourante, haletait. Elle ouvrait la bouche, cherchant le baiser qui devait l'etouffer, quand les jacinthes et les tubereuses fumerent, l'envelopperent d'un dernier soupir, si profond, qu'il couvrit le choeur des roses. Albine etait morte dans le hoquet supreme des fleurs. XV. Le lendemain, vers trois heures, la Teuse et Frere Archangias, qui causaient sur le perron du presbytere, virent le cabriolet du docteur Pascal traverser le village, au grand galop du cheval. De violents coups de fouet sortaient de la capote baissee. - Ou court-il donc comme ca? murmura la vieille servante. Il va se casser le cou. Le cabriolet etait arrive au bas du tertre, sur lequel l'eglise etait batie. Brusquement, le cheval se cabra, s'arreta; et la tete du docteur, toute blanche, toute ebouriffee, s'allongea sous la capote. - Serge est-il la? cria-t-il d'une voix furieuse. La Teuse s'etait avancee au bord du tertre. - Monsieur le cure est dans sa chambre, repondit-elle. Il doit lire son breviaire... Vous avez quelque chose a lui dire? Voulez-vous que je l'appelle? L'oncle Pascal, dont le visage paraissait bouleverse, eut un geste terrible de sa main droite, qui tenait le fouet. Il reprit, se penchant davantage, au risque de tomber: - Ah! il lit son breviaire!... Non, ne l'appelez pas. Je l'etranglerais, et c'est inutile... J'ai a lui dire qu'Albine est morte, entendez-vous! Dites-lui qu'elle est morte, de ma part! Et il disparut, il lanca a son cheval un si rude coup de fouet, que la bete s'emporta. Mais, vingt pas plus loin, il l'arreta de nouveau, allongeant encore la tete, criant plus fort: - Dites-lui aussi de ma part qu'elle etait enceinte! Ca lui fera plaisir. Le cabriolet reprit sa course folle. Il montait avec des cahots inquietants la route pierreuse des coteaux, qui menait au Paradou. La Teuse etait restee toute suffoquee. Frere Archangias ricanait, en fixant sur elle des yeux ou flambait une joie farouche. Et elle le poussa, elle faillit le faire tomber, le long des marches du perron. - Allez-vous-en, begayait-elle, se fachant a son tour, se soulageant sur lui. Je finirai par vous detester, vous!... Est-il possible de se rejouir de la mort du monde! Moi, je ne l'aimais pas cette fille. Mais quand on meurt a son age, ce n'est pas gai... Allez-vous-en, tenez! Ne riez plus comme ca, ou je vous jette mes ciseaux a la figure! C'etait vers une heure seulement qu'un paysan, venu a Plassans pour vendre ses legumes, avait appris au docteur Pascal la mort d'Albine, en ajoutant que Jeanbernat le demandait. Maintenant, le docteur se sentait un peu soulage par le cri qu'il venait de jeter, en passant devant l'eglise. Il s'etait detourne de son chemin, afin de se donner cette satisfaction. Il se reprochait cette mort comme un crime dans lequel il aurait trempe. Tout le long de la route, il n'avait cesse de s'accabler d'injures, s'essuyant les yeux pour voir clair a conduire son cheval, poussant le cabriolet sur les tas de pierres, avec la sourde envie de culbuter et de se casser quelque membre. Lorsqu'il se fut engage dans le chemin creux longeant la muraille interminable du parc, une esperance lui vint. Peut-etre qu'Albine n'etait qu'en syncope. Le paysan lui avait conte qu'elle s'etait asphyxiee avec des fleurs. Ah! s'il arrivait a temps, s'il pouvait la sauver! Et il tapait ferocement sur son cheval, comme s'il eut tape sur lui. La journee etait fort belle. Ainsi qu'aux beaux jours de mai, le pavillon lui apparut tout baigne de soleil. Mais le lierre qui montait jusqu'au toit avait des feuilles tachees de rouille, et les mouches a miel ne ronflaient plus autour des giroflees, grandies entre les fentes. Il attacha vivement son cheval, il poussa la barriere du petit jardin. C'etait toujours ce grand silence, dans lequel Jeanbernat fumait sa pipe. Seulement, le vieux n'etait plus la, sur son banc, devant ses salades. - Jeanbernat! appela le docteur. Personne ne repondit. Alors, en entrant dans le vestibule, il vit une chose qu'il n'avait jamais vue. Au fond du couloir, au bas de la cage noire de l'escalier, une porte etait ouverte sur le Paradou; l'immense jardin, sous le soleil pale, roulait ses feuilles jaunes, etendait sa melancolie d'automne. Il franchit le seuil de cette porte, il fit quelques pas sur l'herbe humide. - Ah! c'est vous, docteur! dit la voix calme de Jeanbernat. Le vieux, a grands coups de beche, creusait un trou, au pied d'un murier. Il avait redresse sa haute taille, en entendant des pas. Puis, il s'etait remis a la besogne, enlevant d'un seul effort une motte enorme de terre grasse. - Que faites-vous donc la? demanda le docteur Pascal. Jeanbernat se redressa de nouveau. Il essuyait la sueur de son front sur la manche de sa veste. - Je fais un trou, repondit-il simplement. Elle a toujours aime le jardin. Elle sera bien la pour dormir. Le docteur sentit l'emotion l'etrangler. Il resta un instant au bord de la fosse, sans pouvoir parler. Il regardait Jeanbernat donner ses rudes coups de beche. - Ou est-elle? dit-il enfin. - La-haut, dans sa chambre. Je l'ai laissee sur le lit. Je veux que vous lui ecoutiez le coeur, avant de la mettre la-dedans... Moi, j'ai ecoute je n'ai rien entendu. Le docteur monta. La chambre n'avait pas ete touchee. Seule, une fenetre etait ouverte. Les fleurs, fanees, etouffees dans leur propre parfum, ne mettaient plus la que la senteur fade de leur chair morte. Au fond de l'alcove, pourtant, restait une chaleur d'asphyxie, qui semblait couler dans la chambre et s'echapper encore par minces filets de fumee. Albine, tres blanche, les mains sur son coeur, dormait avec un sourire, au milieu de sa couche de jacinthes et de tubereuses. Et elle etait bien heureuse, elle etait bien morte. Debout devant le lit, le docteur la regarda longuement, avec cette fixite des savants qui tentent des resurrections. Puis, il ne voulut pas meme deranger ses mains jointes; il la baisa au front, a cette place que sa maternite avait deja tachee d'une ombre legere. En bas, dans le jardin, la beche de Jeanbernat enfoncait toujours ses coups sourds et reguliers. Cependant, au bout d'un quart d'heure, le vieux monta. Il avait fini sa besogne. Il trouva le docteur assis devant le lit, plonge dans une telle songerie, qu'il paraissait ne pas sentir les grosses larmes coulant une a une sur ses joues. Les deux hommes n'echangerent qu'un regard. Puis, apres un silence: - Allez, j'avais raison, dit lentement Jeanbernat, repetant son geste large, il n'y a rien, rien, rien... Tout ca, c'est de la farce. Il restait debout, il ramassait les roses tombees du lit, qu'il jetait une a une sur les jupes d'Albine. - Les fleurs, ca ne vit qu'un jour, dit-il encore; tandis que les mauvaises orties comme moi, ca use les pierres ou ca pousse... Maintenant, bonsoir, je puis crever. On m'a souffle mon dernier coin de soleil. C'est de la farce. Et il s'assit a son tour. Il ne pleurait pas, il avait le desespoir raide d'un automate dont la mecanique se casse. Machinalement, il allongea la main, il prit un livre sur la petite table couverte de violettes. C'etait un des bouquins du grenier, un volume depareille d'Holbach!, qu'il lisait depuis le matin, en veillant le corps d'Albine. Comme le docteur se taisait toujours, accable, il se remit a tourner les pages. Mais une idee lui vint tout d'un coup. - Si vous m'aidiez, dit-il au docteur, nous la descendrions a nous deux, nous l'enterrerions avec toutes ces fleurs. L'oncle Pascal eut un frisson. Il expliqua qu'il n'etait pas permis de garder ainsi les morts. - Comment, ce n'est pas permis! cria le vieux. Eh bien! je me le permettrai!... Est-ce qu'elle n'est pas a moi? Est-ce que vous croyez que je vais me la laisser prendre par les cures? Qu'ils essayent, s'ils veulent etre recus a coups de fusil. Il s'etait leve, il brandissait terriblement son livre. Le docteur lui saisit les mains, les serra contre les siennes, en le conjurant de se calmer. Pendant longtemps, il parla, disant tout ce qui lui venait aux levres; il s'accusait, il laissait echapper des lambeaux d'aveux, il revenait vaguement a ceux qui avaient tue Albine. - Ecoutez, dit-il enfin, elle n'est plus a vous, il faut la leur rendre. Mais Jeanbernat hochait la tete, refusant du geste. Il etait ebranle, cependant. Il finit par dire: - C'est bien. Qu'ils la prennent et qu'elle leur casse les bras! Je voudrais qu'elle sortit de leur terre pour les tuer tous de peur... D'ailleurs, j'ai une affaire a regler la-bas. J'irai demain... Adieu, docteur. Le trou sera pour moi. Et, quand le docteur fut parti, il se rassit au chevet de la morte, et reprit gravement la lecture de son livre. XVI. Ce matin-la, il y avait un grand remue-menage, dans la basse-cour du presbytere. Le boucher des Artaud venait de tuer Mathieu, le cochon, sous le hangar. Desiree, enthousiasmee, avait tenu les pieds de Mathieu, pendant qu'on le saignait, le baisant sur l'echine pour qu'il sentit moins le couteau, lui disant qu'il fallait bien qu'on le tuat, maintenant qu'il etait si gras. Personne comme elle ne tranchait la tete d'une oie d'un seul coup de hachette, ou n'ouvrait le gosier d'une poule avec une paire de ciseaux. Son amour des betes acceptait tres gaillardement ce massacre. C'etait necessaire, disait-elle; ca faisait de la place aux petits qui poussaient. Et elle etait tres gaie. - Mademoiselle, grondait la Teuse a chaque minute, vous allez vous faire mal. Ca n'a pas de bon sens, de se mettre dans un etat pareil, parce qu'on tue un cochon. Vous etes rouge comme si vous aviez danse tout un soir. Mais Desiree tapait des mains, tournait, s'occupait. La Teuse, elle, avait les jambes qui lui rentraient dans le corps, ainsi qu'elle le disait. Depuis le matin six heures, elle roulait sa masse enorme, de la cuisine a la basse-cour. Elle devait faire le boudin. C'etait elle qui avait battu le sang, deux larges terrines toutes roses au grand soleil. Et jamais elle n'aurait fini, parce que mademoiselle l'appelait toujours, pour des riens. Il faut dire qu'a l'heure meme ou le boucher saignait Mathieu, Desiree avait eu une grosse emotion, en entrant dans l'ecurie. Lise, la vache, etait en train d'y accoucher. Alors, saisie d'une joie extraordinaire, elle avait acheve de perdre la tete. - Un s'en va, un autre arrive! cria-t-elle, sautant, pirouettant sur elle-meme. Mais viens donc voir, la Teuse! Il etait onze heures. Par moments, un chant sortait de l'eglise. On saisissait un murmure confus de voix desolees, un balbutiement de priere, d'ou montaient brusquement des lambeaux de phrases latines, jetes a pleine voix. - Viens donc! repeta Desiree pour la vingtieme fois. - Il faut que j'aille sonner, murmura la vieille servante; jamais je n'aurai fini... Qu'est-ce que vous voulez encore, mademoiselle? Mais elle n'attendit pas la reponse. Elle se jeta au milieu d'une bande de poules, qui buvaient goulument le sang, dans les terrines. Elle les dispersa a coups de pied, furieuse. Puis elle couvrit les terrines, en disant: - Ah bien! au lieu de me tourmenter vous feriez mieux de veiller sur ces gueuses... Si vous les laissez faire, vous n'aurez pas de boudin, comprenez-vous! Desiree riait. Quand les poules auraient bu un peu de sang, le grand mal! Ca les engraissait. Puis, elle voulut emmener la Teuse aupres de la vache. Celle-ci se debattait. - Il faut que j'aille sonner... L'enterrement va sortir. Vous entendez bien. A ce moment, dans l'eglise, les voix grandirent, tronerent sur un ton mourant. Un bruit de pas arriva, tres distinct. - Non, regarde, insistait Desiree en la poussant vers l'ecurie. Dis-moi ce qu'il faut que je fasse. La vache, etendue sur la litiere, tourna la tete, les suivit de ses gros yeux. Et Desiree pretendait qu'elle avait pour sur besoin de quelque chose. Peut-etre qu'on aurait pu l'aider, pour qu'elle souffrit moins. La Teuse haussait les epaules. Est-ce que les betes ne savaient pas faire leurs affaires elles-memes! Il ne fallait pas la tourmenter, voila tout. Elle se dirigeait enfin vers la sacristie, lorsqu'en repassant devant le hangar, elle jeta un nouveau cri. - Tenez, tenez! dit-elle, le poing tendu. Ah! la gredine! Sous le hangar, Mathieu, en attendant qu'on le grillat, s'allongeait, tombe sur le dos, les pattes en l'air. Le trou du couteau, a son cou, etait tout frais, avec des gouttes de sang qui perlaient. Et une petite poule blanche, l'air tres delicat, piquait une a une les gouttes de sang. - Pardi! elle se regale, dit simplement Desiree. Elle s'etait penchee, elle donnait des tapes sur le ventre ballonne du cochon, en ajoutant: - Hein! mon gros, tu leur as assez de fois vole leur soupe pour qu'elles te mangent un peu le cou maintenant. La Teuse ota rapidement son tablier, dont elle enveloppa le cou de Mathieu. Ensuite, elle se hata, elle disparut dans l'eglise. La grande porte venait de crier sur ses gonds rouilles, une bouffee de chant s'elargissait en plein air, au milieu du soleil calme. Et, tout d'un coup, la cloche se mit a sonner, a coups reguliers. Desiree, qui etait restee agenouillee devant le cochon, lui tapant toujours sur le ventre, avait leve la tete, ecoutait, sans cesser de sourire. Puis, se voyant seule, ayant regarde sournoisement autour d'elle, elle se glissa dans l'ecurie, dont elle referma la porte sur elle. Elle allait aider la vache. La petite grille du cimetiere, qu'on avait voulu ouvrir toute grande, pour laisser passer le corps, pendait contre le mur, a demi arrachee. Dans le champ vide, le soleil dormait, sur les herbes seches. Le convoi entra, en psalmodiant le dernier verset du Miserere. Et il y eut un silence. - Requiem oeternam dona ei, Domine, reprit d'une voix grave l'abbe Mouret. - Et lux perpetua luceat ei, ajouta Frere Archangias, avec un mugissement de chantre. D'abord, Vincent s'avancait, en surplis, portant la croix, une grande croix de cuivre a moitie desargentee, qu'il levait a deux mains, tres haut. Puis, marchait l'abbe Mouret, pale dans sa chasuble noire, la tete droite, chantant sans un tremblement des levres, les yeux fixes au loin, devant lui. Le cierge allume qu'il tenait tachait a peine le plein jour d'une goutte chaude. Et, a deux pas, le touchant presque, venait le cercueil d'Albine, que quatre paysans portaient sur une sorte de brancard peint en noir. Le cercueil mal recouvert par un drap trop court montrait, aux pieds, le sapin neuf de ses planches, dans lequel les tetes des clous mettaient des etincelles d'acier. Au milieu du drap, des fleurs etaient semees, des poignees de roses blanches, de jacinthes et de tubereuses, prises au lit meme de la morte. - Faites donc attention! cria Frere Archangias aux paysans, lorsque ceux-ci pencherent un peu le brancard, pour qu'il put passer, sans s'accrocher a la grille. Vous allez tout flanquer par terre! Et il retint le cercueil de sa grosse main. Il portait l'aspersoir, faute d'un second clerc; et il remplacait egalement le chantre, le garde-champetre, qui n'avait pu venir. - Entrez aussi, vous autres, dit-il en se tournant. C'etait un autre convoi, le petit de la Rosalie, mort la veille, dans une crise de convulsions. Il y avait la, la mere, le pere, la vieille Brichet, Catherine, et deux grandes filles, la Rousse et Lisa. Ces dernieres tenaient le cercueil du petit, chacune par un bout. Brusquement, les voix tomberent. Il y eut un nouveau silence. La cloche sonnait toujours, sans se presser, d'une facon navree. Le convoi traversa tout le cimetiere, se dirigeant vers l'angle que formaient l'eglise et le mur de la basse-cour. Des vols de sauterelles s'envolaient, des lezards rentraient vivement dans leurs trous. Une chaleur, lourde encore, pesait sur ce coin de terre grasse. Les petits bruits des herbes cassees sous le pietinement du cortege prenaient un murmure de sanglots etouffes. - La, arretez-vous, dit le Frere en barrant le chemin aux deux grandes filles qui tenaient le petit. Attendez votre tour. Vous n'avez pas besoin d'etre dans nos jambes. Et les grandes filles poserent le petit a terre. La Rosalie, Fortune et la vieille Brichet s'arreterent au milieu du cimetiere, tandis que Catherine suivait sournoisement Frere Archangias. La fosse d'Albine etait creusee a gauche de la tombe de l'abbe Caffin, dont la pierre blanche semblait au soleil toute semee de paillettes d'argent. Le trou beant, frais du matin, s'ouvrait parmi de grosses touffes d'herbe; sur le bord, de hautes plantes, a demi arrachees, penchaient leurs tiges; au fond, une fleur etait tombee, tachant le noir de la terre de ses petales rouges. Lorsque l'abbe Mouret s'avanca, la terre molle ceda sous ses pieds; il dut reculer, pour ne pas rouler dans la fosse. - Ego sum... entonna-t-il d'une voix pleine, qui dominait les lamentations de la cloche. Et, pendant l'antienne, les assistants instinctivement jetaient des coups d'oeil furtifs au fond du trou, vide encore. Vincent, qui avait plante la croix au pied de la fosse, en face du pretre, poussait du soulier de petits filets de terre, qu'il s'amusait a regarder tomber; et cela faisait rire Catherine, penchee derriere lui, pour mieux voir. Les paysans avaient pose la biere sur l'herbe. Ils s'etiraient les bras, pendant que Frere Archangias preparait l'aspersoir. - Ici, Voriau! appela Fortune. Le grand chien noir, qui etait alle flairer la biere, revint en rechignant. - Pourquoi a-t-on amene ce chien? s'ecria Rosalie. - Pardi! il nous a suivis, dit Lisa, en s'egayant discretement. Tout ce monde causait a demi-voix, autour du cercueil du petit. Le pere et la mere l'oubliaient par moments; puis, ils se taisaient, quand ils le retrouvaient la, entre eux, a leurs pieds. - Et le pere Bambousse n'a pas voulu venir? demanda la Rousse. La vieille Brichet leva les yeux au ciel. - Il parlait de tout casser, hier, quand le petit est mort, murmura-t-elle. Non, ce n'est pas un bon homme, je le dis devant vous, Rosalie... Est-ce qu'il n'a pas failli m'etrangler, en criant qu'on l'avait vole, qu'il aurait donne un de ses champs de ble, pour que le petit mourut trois jours avant la noce! - On ne pouvait pas savoir, dit d'un air malin le grand Fortune. - Qu'est-ce que ca fait que le vieux se fache! ajouta Rosalie. Nous sommes maries tout de meme, maintenant. Ils se souriaient par-dessus la petite biere, les yeux luisants. Lisa et la Rousse se pousserent du coude. Tous redevinrent tres serieux. Fortune avait pris une motte de terre pour chasser Voriau, qui rodait a present parmi les vieilles dalles. - Ah! voila que ca va etre fini, souffla tres bas la Rousse. Devant la fosse, l'abbe Mouret achevait le De profundis. Puis, il s'approcha du cercueil, a pas lents, se redressa, le regarda un instant, sans un battement de paupieres. Il semblait plus grand, il avait une serenite de visage qui le transfigurait. Et il se baissa, il ramassa une poignee de terre qu'il sema sur la biere en forme de croix. Il recitait, d'une voix si claire, que pas une syllabe ne fut perdue: - Revertitur in terram suam unde erat, et spiritus redit ad Deum qui dedit illum. Un frisson avait couru parmi les assistants. Lisa reflechissait, disant d'un air ennuye: - Ca n'est pas gai tout de meme, quand on pense qu'on y passera a son tour. Frere Archangias avait tendu l'aspersoir au pretre. Celui-ci le secoua au-dessus du corps, a plusieurs reprises. Il murmura: - Requiescat in pace. - Amen, repondirent a la fois Vincent et le Frere, d'un ton si aigu et d'un ton si grave, que Catherine dut se mettre le poing sur la bouche, pour ne pas eclater. - Non, non, ce n'est pas gai, continuait Lisa... Il n'y a seulement personne, a cet enterrement. Sans nous, le cimetiere serait vide. - On raconte qu'elle s'est tuee, dit la vieille Brichet. - Oui, je sais, interrompit la Rousse. Le Frere ne voulait pas qu'on l'enterrat avec les chretiens. Mais monsieur le cure a repondu que l'eternite etait pour tout le monde. J'etais la... N'importe, le Philosophe aurait pu venir. Mais la Rosalie les fit taire en murmurant: - Eh! regardez, le voila, le Philosophe! En effet, Jeanbernat entrait dans le cimetiere. Il marcha droit au groupe qui se tenait autour de la fosse. Il avait son pas gaillard, si souple encore, qu'il ne faisait aucun bruit. Quand il se fut avance, il demeura debout derriere Frere Archangias, dont il sembla couver un instant la nuque des yeux. Puis, comme l'abbe Mouret achevait les oraisons, il tira tranquillement un couteau de sa poche, l'ouvrit, et abattit, d'un seul coup, l'oreille droite du Frere. Personne n'avait eu le temps d'intervenir. Le Frere poussa un hurlement. - La gauche sera pour une autre fois, dit paisiblement Jeanbernat en jetant l'oreille par terre. Et il repartit. La stupeur fut telle, qu'on ne le poursuivit meme pas. Frere Archangias s'etait laisse tomber sur le tas de terre fraiche retiree du trou. Il avait mis son mouchoir en tampon sur sa blessure. Un des quatre porteurs voulut l'emmener, le reconduire chez lui. Mais il refusa du geste. Il resta la, farouche, attendant, voulant voir descendre Albine dans le trou. - Enfin, c'est notre tour, dit la Rosalie avec un leger soupir. Cependant, l'abbe Mouret s'attardait pres de la fosse, a regarder les porteurs qui attachaient le cercueil d'Albine avec des cordes, pour le faire glisser sans secousse. La cloche sonnait toujours; mais la Teuse devait se fatiguer, car les coups s'egaraient, comme irrites de la longueur de la ceremonie. Le soleil devenait plus chaud, l'ombre du Solitaire se promenait lentement, au milieu des herbes toutes bossuees de tombes. Lorsque l'abbe Mouret dut se reculer, afin de ne point gener, ses yeux rencontrerent le marbre de l'abbe Caffin, ce pretre qui avait aime et qui dormait la, si paisible, sous les fleurs sauvages. Puis, tout d'un coup, pendant que le cercueil descendait, soutenu par les cordes, dont les noeuds lui arrachaient des craquements, un tapage effroyable monta de la basse-cour, derriere le mur. La chevre belait. Les canards, les oies, les dindes, claquaient du bec, battaient des ailes. Les poules chantaient l'oeuf, toutes ensemble. Le coq fauve Alexandre jetait son cri de clairon. On entendait jusqu'aux bonds des lapins, ebranlant les planches de leurs cabines. Et, par-dessus toute cette vie bruyante du petit peuple des betes, un grand rire sonnait. Il y eut un froissement de jupes. Desiree, decoiffee, les bras nus jusqu'aux coudes, la face rouge de triomphe, parut, les mains appuyees au chaperon du mur. Elle devait etre montee sur le tas de fumier. - Serge! Serge! appela-t-elle. A ce moment, le cercueil d'Albine etait au fond du trou. On venait de retirer les cordes. Un des paysans jetait une premiere pelletee de terre. - Serge! Serge! cria-t-elle plus fort, en tapant des mains, la vache a fait un veau! End of this Project Gutenberg Etext of La Faute de l'abbe Mouret par Emile Zola. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LA FAUTE DE L'ABBE MOURET *** This file should be named 7mour10.txt or 7mour10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7mour11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7mour10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. 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