The Project Gutenberg EBook of Histoire des Montagnards, by Alphonse Esquiros Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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J'eus la bonne fortune de connaitre Barere, auquel je fus presente par le sculpteur David, Lakanal, Souberbielle, Rouget de l'Isle. Ce que j'attendais d'eux n'etait point des renseignements qui peuvent se retrouver dans les livres, les journaux ou les brochures du temps; c'etait l'ame d'une epoque qui n'a jamais eu d'egale dans l'histoire. Il m'arriva souvent de recueillir dans ces entretiens des details curieux, des souvenirs personnels, des impressions tres-profondes sur les evenements auxquels ces derniers temoins d'un monde evanoui avaient plus ou moins participe. Si la memoire leur faisait quelquefois defaut sur les dates et les circonstances accessoires, le sentiment des choses etait reste intact, et c'est ce sentiment qu'il m'importait surtout de connaitre. En un mot, n'etait-ce point la source a laquelle on pouvait retrouver la vie de la Revolution Francaise? Il faut pourtant avouer que les hommes de 93 n'aimaient guere a parler de ce qu'ils avaient vu ni de ce qu'ils avaient fait. On avait quelque peine a les attirer sur ce terrain. Il semble que la gravite des scenes terribles auxquelles ils avaient assiste leur eut pose sur les levres un sceau de plomb. Il est du moins certain que leurs convictions n'etaient nullement ebranlees et qu'ils soumettaient leurs actes au jugement de l'histoire avec une parfaite tranquillite de conscience. Les femmes se montraient naturellement plus communicatives que les hommes; deux d'entre elles m'ont laisse un vif souvenir. La premiere est madame Lebas, veuve du conventionnel, l'autre est la soeur de Marat. Madame Lebas devait avoir ete jolie dans sa jeunesse. Elle avait l'oeil noir, des manieres distinguees et une memoire tres-sure. C'est d'elle que deux ou trois historiens de la Revolution Francaise ont appris des details interessants sur la famille Duplay et sur la vie privee de Robespierre. Ses souvenirs ne depassaient guere le cercle des relations intimes; mais comme a dater de 93 la maison de Duplay devint le foyer vers lequel convergeait toute la vie politique autour de Robespierre, elle avait passe sa jeunesse au coeur meme de la Revolution. Elle avait aime son mari, comme elle disait elle-meme, d'un amour patriotique; mais par une reserve et une delicatesse de coeur que les femmes comprendront, c'etait celui dont elle parlait le moins. De Saint-Just, de Couthon, de Robespierre jeune, elle citait de belles et de bonnes actions qui l'avaient touchee. Sa grande admiration etait pour Maximilien. L'interieur de la famille Duplay etait une maison a la Jean-Jacques Rousseau, une arche des vertus domestiques risquee sur un deluge de sang. Parlait-elle du 9 thermidor, son front s'assombrissait, ses yeux se remplissaient de larmes. Malheureusement son fils assistait a toutes nos conversations et la surveillait de pres, craignant sans doute des indiscretions qui pussent blesser son amour-propre comme fils d'un conventionnel et comme membre de l'Institut. Je n'oublierai jamais l'expression consternee de sa figure, un jour que cette respectable veuve me confia l'etat de detresse et de misere auquel elle avait ete reduite apres la mort de son mari. Elle s'etait faite blanchisseuse et allait battre son linge sur les bateaux de la Seine. Pour le coup c'etait trop fort, et l'academicien palit. Raconter de pareilles choses, passe encore, mais les ecrire (et il savait bien que je les ecrirais plus tard), c'etait selon lui deroger a la dignite classique de l'histoire. Entre la veuve de Lebas et la soeur de Marat, quel contraste! Comme je tenais a recueillir et a controler tous les temoignages, je m'acheminai vers la demeure de celle qui portait un nom si terrible, mais qui, dit-on, avait refuse autrefois de se marier pour ne point perdre ce nom dont elle se faisait gloire. C'etait un jour de pluie. Rue de la Barillerie n deg. 32 (c'est l'adresse que m'avait indiquee le statuaire David), je rencontrai une allee etroite et sombre, gardee par une petite porte basse. Sur le mur, je lus ces mots ecrits en lettres noires: "Le portier est au deuxieme." Je montai. Au deuxieme etage, je demandai mademoiselle Marat. Le portier et sa femme s'entre-regarderent en silence. --C'est ici? --Oui, monsieur, reprirent-ils apres s'etre consultes du coin de l'oeil. --Elle est chez elle? --Toujours: cette malheureuse est paralysee des jambes. --A quel etage? --Au _cintieme_, la porte a droite. La femme du portier, qui jusque-la m'avait observe sans rien dire, ajouta d'une voix goguenarde: --Ce n'est pas une jeune et jolie fille, oui-da! Je continuai a monter l'escalier qui devenait de plus en plus raide et gras. Les murs sans badigeon etalaient dans le clair-obscur la sale nudite du platre. Arrive tout en haut devant une porte mal close, je frappai. Apres quelques instants d'attente, durant lesquels je donnai un dernier coup d'oeil au delabrement des lieux, la porte s'ouvrit. Je demeurai frappe de stupeur. L'etre que j'avais devant moi et qui me regardait fixement, c'etait Marat. On m'avait prevenu de cette ressemblance extraordinaire entre le frere et la soeur; mais qui pouvait croire a une telle vision de la tombe presente en chair et en os? Son vetement douteux--une sorte de robe de chambre--pretait encore a l'illusion. Elle etait coiffee d'une serviette blanche qui laissait passer tres-peu de cheveux. Cette serviette me fit souvenir que Marat avait la tete ainsi couverte quand il fut tue dans son bain par Charlotte Corday. Je fis la question d'usage: --Mademoiselle Marat? Elle arreta sur moi deux yeux noirs et percants: --C'est ici: entrez. Je la suivis et passai par un cabinet tres-sombre ou l'on distinguait confusement une maniere de lit. Ce cabinet donnait dans une chambre unique, situee sous les toits, assez propre, mais triste et miserable. Il y avait pour tous meubles trois chaises, une table, une cage ou chantaient deux serins et une armoire ouverte qui contenait quelques livres, entre autres une collection complete des numeros de l'_Ami du peuple_, dont on lui avait offert un bon prix, mais qu'elle avait toujours refuse de vendre. L'un des carreaux de la fenetre ayant ete brise, on l'avait remplace par une feuille de papier huileuse sur laquelle pleuraient des gouttes de pluie et qui repandait dans la chambre une lumiere livide. Voyant toute cette misere, j'admirai au fond du coeur le desinteressement de ces hommes de 93 qui avaient tenu dans leurs mains toutes les fortunes avec toutes les tetes, et qui etaient morts laissant a leur femme, a leur soeur, cinq francs en assignats. La soeur de Marat se placa dans une chaise a bras et m'invita a m'asseoir a cote d'elle. Je lui dis mon nom et l'objet de ma visite, puis je hasardai quelques questions sur son frere. Elle me parla, je l'avoue, beaucoup plus de la Revolution que de Marat. Je fus surpris de trouver sous les vetements et les dehors d'une pauvre femme des idees viriles, une etonnante memoire des faits, des connaissances assez etendues, un langage correct, precis et vehement. Sa maniere d'apprecier les caracteres et les evenements etait d'ailleurs celle de l'_Ami du peuple_. Aussi me faisait-elle, au jour taciturne qui regnait dans cette chambre, un effet particulier. La terreur qui s'attache aux hommes de 93 me penetrait peu a peu. J'avais froid. Cette femme ne m'apparaissait plus comme la soeur de Marat, mais comme son ombre. Je l'ecoutai en silence. Les paroles qui tombaient de sa bouche etaient des paroles austeres. --On ne fonde pas, me disait-elle, un etat democratique avec de l'or ni avec des ambitions, mais avec des vertus. Il faut _moraliser_ le peuple. Une republique veut des hommes purs que l'attrait des richesses et les seductions des femmes trouvent inflexibles. Il n'y a pas d'autre grandeur sur la terre que celle de travailler pour le maintien des droits et l'observation des devoirs. Ciceron est grand parce qu'il a su dejouer les desseins de Catilina et defendre les libertes de Rome. Mon frere lui-meme ne m'est quelque chose que parce qu'il a travaille toute sa vie a detruire les factions et a etablir le regne du peuple: autrement je le renierais. Monsieur, retenez bien ceci: ce n'est pas la liberte d'un parti qu'il faut vouloir, c'est la liberte de tous et celle-ci ne s'acquiert dans un Etat que par des moeurs rigides. Il faut, quand les circonstances l'exigent, sacrifier aux vrais principes sa vie et celle des ennemis du bien public. Mon frere est mort a l'oeuvre. On aura beau faire, l'on n'effacera pas sa memoire. Elle me parla ensuite de Robespierre avec amertume. --Il n'y avait rien de commun, ajouta-t-elle, entre lui et Marat. Si mon frere eut vecu, les tetes de Danton et de Camille Desmoulins ne seraient pas tombees. Je lui demandai si son frere avait ete vraiment medecin de la maison du comte d'Artois. --Oui, repondit-elle, c'est la verite. Sa charge consistait a soigner les gardes du corps et les gens preposes au service des ecuries. Aussi fut-il poursuivi plus tard par une foule de marquises et de comtesses qui venaient le trouver chez lui, le flattaient et l'engageaient a deserter la cause du peuple. Le bruit courut meme par la ville qu'il s'etait vendu pour un chateau.... --Monsieur, ajouta-t-elle en me designant d'un geste son miserable reduit,--je suis sa soeur et son unique heritiere: regardez, voici mon chateau! Et il y avait de l'orgueil dans sa voix. L'humeur soupconneuse de certains revolutionnaires ne s'etait point endormie chez elle avec les annees. Plusieurs fois je la surpris a fixer sur mon humble personne des regards mefiants et inquisiteurs. Elle m'avoua meme eprouver le besoin de prendre des renseignements sur mon _civisme_ aupres d'un ami dans lequel elle avait confiance. Je la vis aussi s'emporter a chaque fois que je lui fis quelques objections: c'etait bien le sang de Marat. Mes questions sur les habitudes de son frere, sur sa maniere de vivre, n'obtinrent guere plus de succes. Les details de la vie intime rentraient d'apres elle dans les conditions de l'homme, etre calamiteux et passager que la mort efface sous un peu de terre. L'histoire ne devait point descendre jusqu'a ces futilites. Elle me parla incidemment de Charlotte Corday, comme d'une aventuriere et d'une fille de mauvaise vie. Ce qui me frappa fut son opinion sur l'assassinat politique. Louis-Philippe venait d'echapper a l'un des nombreux attentats qui signalerent son regne; on pense bien qu'elle detestait en lui l'homme et le roi. --N'importe! s'ecria-t-elle; c'est toujours un mauvais moyen de se defaire des tyrans. Je me levai pour sortir. --Monsieur, me dit-elle, revenez dans quinze jours, je vous communiquerai des renseignements biographiques sur mon frere, si je vis encore; car dans l'etat de maladie ou vous me voyez je m'eteindrai subitement. Un jour, demain peut-etre, en ouvrant la porte, on me trouvera morte dans mon lit; mais je ne m'en afflige aucunement. La mort n'est un mal que pour ceux qui ont la conscience troublee. Moi, qui suis sur le bord de la fosse et qui vous parle, je sais qu'on quitte la vie sans regrets quand on n'a rien a se reprocher. Mon frere est mort pauvre et victime de son devouement a la patrie; c'est la toute sa gloire. Je redescendis l'escalier avec un poids sur le coeur. --Voila des gens, me disais-je, qui voulaient le bien de l'humanite, qui poursuivirent ce reve jusqu'a la mort avec un desinteressement heroique, et qui ne sont guere arrives qu'a une renommee sanglante, a une dictature ephemere. On en est meme a se demander s'ils n'ont point compromis la grande cause qu'ils croyaient servir. Ce n'est point assez que de vouloir le bien: il faut l'atteindre par des voies que ne desavouent ni la raison ni la justice. Marat se definissait lui-meme le bouc emissaire qui se charge en passant de tous les maux de l'humanite. Il y avait dix siecles d'oppression, de miseres, de tortures entasses sur cet enfant du peuple, laid et mal venu, qui, a bout de patience, se retourne contre ses anciens maitres, furieux, ecumant. Ce petit homme sur les pieds duquel toute une societe a marche; ce medecin qui porte dans son corps malade la paleur et la fievre des hopitaux; ce journaliste inquiet, ombrageux, mefiant, lache sur la place publique comme un dogue vigilant dans une ville ouverte et peu sure, pour y faire le guet; cet oeil du peuple qui va rodant ca et la pour decouvrir les traitres; cet homme-anatheme, qui assume sur sa tete maudite tout l'odieux des mesures de sang, constitue bien un caractere a part, une des maladies de la Revolution. Il a ete trop legerement traite de charlatan et d'aventurier par les ecrivains royalistes. Avant d'entrer dans la carriere politique, Marat etait un savant. Voltaire lui fit l'honneur de critiquer un de ses premiers livres [Note: De l'Homme ou des principes et des lois de l'influence de l'ame sur le corps et du corps sur l'ame, 1775] ou il placait le siege de l'ame dans les meninges. [Note: Nom collectif des trois membranes qui enveloppent le cerveau.] On voit du moins que l'auteur etait spiritualiste. Il publia ensuite differents travaux sur le feu, l'electricite, la lumiere, l'optique. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire me racontait que vers 1830 (si ma memoire est fidele) l'administration du Jardin des Plantes fit l'emplette d'une boite contenant des instruments de physique: par un hasard singulier, une partie de ces instruments avait servi a Marat pour faire ses experiences; l'autre avait appartenu au comte de Provence, depuis Louis XVIII. Un autre caractere excentrique avec lequel me mit en relation cette histoire des Montagnards etait l'avocat Deschiens. Celui-la n'avait jamais demande de tetes; c'etait l'indifference politique, l'ordre et l'urbanite en personne. Il habitait Versailles ou il possedait plusieurs chambrees de brochures et de papiers publics, comme on disait au temps de la Revolution. Tous ces documents etaient classes, etiquetes. A chaque grande epoque historique il se rencontre un homme (un, c'est assez) qui s'isole du mouvement general des esprits pour se livrer a des gouts personnels, et en apparence bizarres; mais, sans lui, ou trouverait-on les materiaux de l'histoire? C'est ce qu'on appelle le collectionneur. La question que s'adressait a lui-meme l'avocat Deschiens, en s'eveillant des l'aube (de 89 a 94) n'etait pas du tout celle qui preoccupait alors tout le monde: "La cour triomphera-t-elle de l'Assemblee nationale ou est-ce au contraire l'Assemblee nationale qui aura raison du roi et de la reine? Qui l'emportera aujourd'hui de la Montagne ou de la Gironde? Ou s'arretera la terreur? Les Dantonistes delivreront-ils la France des Hebertistes? Que pense et que fait le Comite de salut public? Ou nous conduit la Commune de Paris?" Non, rien de tout cela ne l'interessait tres-vivement. Sa question a lui etait celle-ci: "Combien paraitra-t-il aujourd'hui de feuilles nouvelles et de pamphlets?" Alerte et cette pensee dans la tete, il parcourait aussitot les rues de Paris, ecoutant les crieurs, s'arretant aux boutiques des libraires, interrogeant les affiches, achetant tout, classant tout avec un soin minutieux. He bien! cet homme particulier a rendu un grand service. S'il se fut laisse entrainer comme tant d'autres par l'ambition de la tribune, nous compterions un pale orateur de plus dans un temps qui regorgeait deja de parleurs et d'hommes d'Etat; tandis que la collection Deschiens a laquelle j'ai beaucoup puise pour ecrire cette histoire etait a peu pres unique dans le monde. Malheureusement, si je ne me trompe, cette collection a ete dispersee, apres la mort de celui qui l'avait formee avec tant de zele et de perseverance. Le second Empire ne tenait point du tout a enrichir notre Bibliotheque nationale des archives de la Revolution Francaise. II LES GIRONDINS L'_Histoire des Montagnards_ parut en meme temps que le premier volume de l'_Histoire de la Revolution Francaise_ par Louis Blanc, l'_Histoire des Girondins_ par Lamartine et l'_Histoire de la Revolution Francaise_ par Michelet. Pourquoi ce titre: _Histoire des Montagnards_? Est-ce a dire que les Girondins ne comptent point dans le mouvement revolutionnaire? Aurions-nous par hasard ete insensible aux charmes de leur eloquence? N'aurions-nous rien compris au caractere et aux sublimes discours de Vergniaud, a l'esprit philosophique de Condorcet, le revelateur de la loi du progres, a la fougue patriotique d'Isnard, a l'energie de Barbaroux, a la science politique de Brissot, a l'honnetete de Petion, a la grande ame de madame Roland? Etions-nous tellement aveugle que nous eussions le parti pris de denigrer les hommes de la Gironde au profit des hommes de la Montagne? Non, rien de tout cela. Les Girondins representent un cote de la Revolution Francaise, les Montagnards en representent un autre; c'est cet autre cote que nous avons voulu mettre en lumiere. Voila tout. Autre consideration: les Girondins n'ont joue, dans le grand drame revolutionnaire, qu'un role de courte duree. Non-seulement la Montagne leur a survecu, mais encore c'est de cette cime formidable, au milieu des eclairs et des tonnerres, que se sont reveles les oracles de l'esprit moderne. De ces hauteurs sont parties la force et la lumiere. A peine si les Girondins ont resiste; ils ont pali devant les evenements; ils se sont effaces dans un rayon d'eloquence. Les Montagnards au contraire ont renouvele entre eux, avec le pays et avec le monde entier, la lutte des Titans. Foudroyes, ils ont enseveli la Revolution dans les plis de leur drapeau, et apres eux la Republique n'a plus ete qu'un fantome. Lamartine lui-meme comprit tres-bien que les Girondins n'avaient point tranche le noeud gordien de la Revolution: aussi, en depit du titre, continua-t-il son histoire jusqu'au 9 thermidor. On est convenu de regarder les Girondins comme des moderes et les Montagnards comme des buveurs de sang. Fort bien; mais on oublie peut-etre que ce sont les Girondins qui ont declare la guerre a toute l'Europe et vote la mort du roi. La verite est qu'il faut etre logique: si la Revolution Francaise etait, comme le croient encore certains esprits faibles, une abominable levee de boucliers contre les dieux et les lois eternelles du genre humain, il faudrait condamner tous les hommes qui y ont participe, a quelque parti qu'ils appartiennent et sous quelque banniere qu'ils se soient rallies a l'esprit du mal. Le crime des Girondins fut d'avoir allume la guerre civile dans les departements ou ils s'etaient refugies apres leur chute. Qu'on ait ete injuste envers eux, je le veux bien; que les accusations portees contre leur systeme politique fussent ou fausses ou exagerees, je l'admets encore; que leur expulsion de l'Assemblee fut un acte illegal, je n'y contredis point; mais si persecute que soit un parti, il n'a jamais le droit d'armer les citoyens les uns contre les autres, surtout quand les bataillons etrangers foulent sous leurs pieds le sol sacre de la patrie. Quoi qu'il en soit, ce livre n'a point ete dicte par un esprit d'exclusion. Ne batissons point de petites eglises dans la grande unite de la Revolution Francaise. L'histoire de ces jours de luttes, d'antagonismes terribles et de haines violentes demande a etre ecrite avec amour. Ce n'est point ici un paradoxe. Oui, il y avait une sympathie immense, un elan passionne vers l'ideal, dans cette fureur du bien public qui immolait tout a un principe. Il faut donc embrasser d'un point de vue eleve cette epoque sinistre et glorieuse qui reunit tous les contrastes. Le moment est venu d'amnistier les uns pour leur ardent amour de la patrie, les autres pour leur devouement a l'humanite. Ayons enfin le courage d'admirer ce qui fut grand dans tous les partis et sous toutes les nuances. Parmi ceux que la Montagne eleva, dans un jour de tempete, jusqu'au gouvernement du pays, je dirais presque jusqu'a la dictature, il y en a qui ont sauve le territoire de l'invasion etrangere, renouvele les institutions sociales, ebauche une constitution, ecrase les factions abjectes dont le triomphe aurait amene la perte de la France, assure le respect de la souverainete nationale, retabli sur de larges bases les services publics; apres avoir tout detruit, ils essayerent de tout reconstruire. La vie de pareils hommes merite bien d'etre racontee et, quelles que soient leurs fautes, la posterite les jugera en s'inclinant devant leur memoire. [Illustration: Louis XIV] Nous ne promettons pas toutefois une rehabilitation systematique de la Terreur ni des Terroristes. Il y a tels de leurs actes que rien ne peut justifier. A chacun d'eux sa responsalbilite devant l'histoire. Loin de nous cette froide theorie de la souverainete du but qui absout tous les crimes au nom de la raison d'Etat. Nous n'admettrons jamais non plus qu'on puisse rejeter sur les circonstances, sur la necessite des temps, le fardeau des oeuvres sanglantes. Pas de fatalite: ce serait une injure a la conscience humaine. Ce que nous aimons chez les Montagnards, ce que nous defendrons, la tete haute, ce sont les vrais principes de la Revolution Francaise. Ils ont secouru le pauvre, releve le faible, protege l'enfant, delivre l'opprime en frappant l'oppresseur; ils ont voulu regenerer les moeurs. Agites dans l'opinion publique, comme ils l'avaient ete eux-memes dans la vie, les hommes de la Montagne n'ont pu jusqu'ici degager leur memoire de la tourmente qui les avait engloutis. Des voix retentissantes insultent, depuis plus d'un siecle, leurs ombres proscrites, tandis que d'autres les acclament avec enthousiasme. Il n'y a peut-etre eu de mesure ni dans le blame ni dans l'eloge. Pour moi, je me rejouis d'ecrire ces pages dans un moment calme (1847), ou l'opinion se recueille et ou se prepare le jugement definitif de l'histoire. Libre envers le pouvoir, libre meme envers les partis, sans autre passion qu'un ardent amour du peuple, je me crois a meme de promettre une chose grave et difficile a tenir, la verite. CHAPITRE PREMIER PRELUDES DE LA REVOLUTION FRANCAISE I Du sentiment religieux.--Principaux evenements de notre histoire.--Comment les faits s'enchainaient les uns aux autres pour amener un changement dans l'ordre politique et social.--Affranchissement des communes.--Luther et Calvin.--La Saint-Barthelemy.--Richelieu.--Louis XIV.--Louis XV. L'histoire de la Montagne se lie etroitement a l'histoire de la Revolution, laquelle se rattache a toute notre histoire de France. Il nous faut donc renouer le fil des evenements. Le point de vue religieux, presque absent au XVIIIe siecle des speculations de l'esprit, a exerce, dans ces derniers temps, une grande influence sur la direction des etudes historiques et sociales. Doit-on s'en applaudir? doit-on s'en plaindre? Il faut du moins se tenir sur ses gardes et se defendre contre les utopies. De nombreuses erreurs se sont glissees dans les ouvrages qui ont trait a l'origine de la democratie en France, et comme ces erreurs tendent a obscurcir une des questions dominantes de la philosophie politique, il est utile de signaler le mal. Quelques historiens envisagent la democratie moderne comme le developpement necessaire des idees chretiennes; pour eux, la Revolution Francaise est sortie tout armee de l'Evangile. [Note: Nous avions en vue l'ecole de Buchez, dont l'importance etait alors considerable.] Les societes antiques rapportaient presque toutes leur fondation a un dieu ou au fils d'un dieu. Peu s'en faut que les theodemocrates n'arrivent, par un effort d'imagination, a la meme consequence. S'il faut les en croire, c'est un dogme, une verite de foi qui a preside au berceau des nations modernes. Jesus-Christ a ete le premier citoyen francais, le precurseur de la _Declaration des droits_. D'ou vient cette maniere de voir? Il existe assurement une certaine conformite entre les doctrines de l'Evangile et celles de la Revolution Francaise. Dix-sept cents ans avant Voltaire, le fils d'un charpentier, dans un temps ou plus de la moitie du genre humain etait esclave, ou la societe s'appuyait sur une hierarchie de naissance, avait prononce ces paroles memorables: "Vous etes tous freres, et vous n'avez qu'un pere qui est la-haut." Cette relation entre les principes du christianisme et ceux de la democratie n'avait point echappe aux hommes de 93. L'abbe Maury et l'abbe Fouchet en firent le texte de touchantes homelies. On connait le mot de Camille Desmoulins devant le tribunal revolutionnaire: "J'ai l'age du sans-culotte Jesus, trente-deux ans." L'un des hommes qu'on s'attend le moins a rencontrer sur ce terrain, Marat, qui n'etait point devot, rend lui-meme justice sur ce point aux croyances chretiennes. "Si la religion, dit-il, influait sur le prince comme sur ses sujets, cet esprit de charite que preche le christianisme adoucirait sans doute l'exercice de la puissance. Elle embrasse egalement tous les hommes dans l'amour du prochain; elle leve la barriere qui separe les nations et reunit tous les chretiens en un peuple de freres. Tel est le veritable esprit de l'Evangile." Oui, mais cet esprit a-t-il ete souvent applique au gouvernement des affaires humaines? L'alliance du sentiment religieux et des aspirations revolutionraires peut etre seduisante; elle flatte les entrainements de l'esprit et du coeur, elle convient a la jeunesse; mais nous trouvons cette theorie a la fois excessive et incomplete. Le christianisme a ete une grande chose; la democratie en est une autre; gardons-nous bien de meler ces deux courants, si nous tenons a ne point tomber dans une confusion d'idees. Toute la question est de savoir si le christianisme seul, abandonne a ses propres forces, eut pu faire la Revolution Francaise; nous ne le croyons pas. Il fallait la protestation de la dignite humaine, violee depuis des siecles par l'insolente domination des classes privilegiees. Il fallait le travail lent et souterrain de la raison humaine. Il fallait la liberte d'examen. N'ayant a son service que des armes spirituelles, le christianisme n'aurait jamais pu realiser un mouvement national qui tenait a l'ordre philosophique par les principes, a l'ordre moral par le droit et a l'ordre materiel par la force. C'est donc dans un autre ordre de faits et d'idees qu'il nous faut chercher les racines de la Revolution Francaise. Tout le monde sait que, issu de la conquete, le gouvernement de la France fut a la fois militaire et theocratique. Le pouvoir etait divise entre une foule de petits tyrans locaux. C'est ce qu'on appelle la feodalite. La guerre etait l'occupation des hommes libres: guerre entre les Etats, guerre entre les provinces, guerre de chateau a chateau, de seigneur a seigneur. Au milieu de ces troubles et de ces chocs perpetuels, que devenait le pauvre vassal? Son champ etait ravage, sa famille sans cesse sur le qui-vive, le fruit de son dur travail pille par des bandes armees. Je glisse tres-rapidement sur ces origines bien connues. Le grand evenement du moyen age, c'est l'affranchissement des communes. A l'ombre des chateaux forts s'etaient formes dans les villes et les bourgs populeux des groupes d'artisans qui avaient besoin d'une certaine securite pour exercer leur industrie. Avec le temps, et par suite du mouvement naturel qui pousse les races asservies vers la lumiere et la liberte, ces confederations reclamerent quelques garanties. Elles offrirent meme d'acheter leurs franchises, soit du roi, soit du haut et puissant seigneur dont elles dependaient. Aimant mieux se priver d'un morceau de pain que de vivre sans droits, les ouvriers, les petits debitants des villes s'imposerent les plus durs sacrifices, et meme, dans quelques localites, se souleverent pour conquerir la dignite d'hommes. D'un autre cote, les nobles tenaient a remplir leurs coffres-forts, et Louis le Gros avait interet a favoriser le developpement des communes pour s'en faire un rempart contre les entreprises de certains seigneurs feodaux. Il importe surtout de constater que le sentiment religieux fut tout a fait etranger a ces transactions; la politique seule y joua un role. A partir de ce jour, les communes, ces associations libres et regulieres, jouirent d'une juridiction a elles et tinrent de la sanction royale le droit d'avoir un echevin, un tribunal, un sceau, un beffroi, une cloche, une garde mobile. En temps de guerre, elles ne devaient preter qu'au roi de France leurs soldats, qui, banniere en tete, rejoignaient les corps d'armee. Qui ne voit d'ici l'importance de cette revolution accomplie sans bruit, sans eclat, sans une goutte de sang verse, par une sorte d'elan spontane, mais dont les consequences devaient s'etendre de siecle en siecle! Avec le temps, en effet, l'industrie et le commerce, delivres de leurs entraves, purent se redresser; le pauvre s'enrichissait par son ardeur a l'ouvrage, son adresse, son economie; les familles que le hasard de la naissance avait d'abord placees au bas de l'echelle sociale s'elevaient peu a peu et contractaient quelquefois des alliances avantageuses; c'est alors qu'entre la noblesse et la masse obscure des plebeiens se forma une classe intermediaire qui prit plus tard le nom de tiers etat ou de bourgeoisie. L'affranchissement des communes peut se definir d'un mot: ce fut la victoire du travail sur la guerre. La tradition chretienne, fort obscurcie au milieu de ces luttes, s'eloignait de plus en plus de la democratie evangelique. Il se rencontra, de siecle en siecle, des hommes qui protesterent contre la direction du clerge; mais comme ils etaient en petit nombre, on les declara heretiques. "L'an 1320, dit Belleforest, on a vu des novateurs qui sous le nom de _Frerots_ estoient venus en telles resveries qu'ils disoient et prechoient publiquement que les gens d'eglise ne devoient rien tenir qui leur fust propre; que l'Eglise estoit fondee en pauvrete telle que Jesus-Christ avoit et approuve et institue, veu qu'il n'avoit jamais possede.... Par la ils inferoiont que c'estoit abusivement proceder au pape, cardinaux, evesques et autres preslats, d'etre riches et puissants." Cette secte avait pour chef Jehan de La Rochetaillade, "lequel, ajoute Froissard, proposoit des choses si profondes ... que par aventure il oust fait le monde errer.... A tant que moult, souvent les cardinaux en estoient esbahis et volontiers l'eussent a mort condamne." A la lumiere de cette tradition democratique s'alluma le flambeau de Wiclef, de Jean Huss et de Jerome de Prague, qui voulaient ramener l'Eglise a sa constitution primitive. La tentative etait genereuse, mais elle etait temeraire. L'Eglise et l'Etat avaient desormais si bien confondu leurs interets, qu'il devenait impossible de toucher a l'une sans ebranler l'autre; le pape etait roi, le roi de France etait "clerc et homme d'eglise". Aussi les nouveaux predicateurs furent-ils traites comme seditieux et punis de mort. On les frappa au nom de l'Eglise avec un glaive aiguise sur l'Evangile de celui qui avait dit: "Remettez le glaive dans le fourreau." L'affranchissement des communes fut suivi plus tard de l'affranchissement des serfs sur plusieurs points du royaume. Ce qu'il y a encore de tres-remarquable, c'est que le clerge n'intervint nullement dans cet acte d'humanite. Les edits memes d'affranchissement ne font aucune allusion au sentiment religieux ni a l'esprit chretien. Que conclure de leur silence, sinon que le developpement du droit naturel et le respect de la dignite humaine amenerent, en dehors de toute autre influence, l'abolition de la servitude corporelle? Elle existait pourtant encore, cette servitude, dans certaines localites, jusqu'a la veille de la Revolution. Un grand coup porte a l'edifice des anciennes croyances religieuses fut le mouvement de la Reformation. L'esprit de libre examen, foudroye dans la personne de Jean Huss par la puissance de l'orthodoxie erigee en concile, trouva dans Martin Luther un vigoureux lutteur qui dechira l'unite de l'Eglise. La liberte de penser avait apparu dans le monde. Quoique Luther eut voulu limiter sa revolte a l'ordre de foi, bien autres devaient en etre les consequences. Tous les esprits serieux savent quelle etroite affinite relie la pensee a l'action, l'heresie a la guerre contre les pouvoirs absolus. Ces deux courants se cotoyaient l'un l'autre et partaient du meme principe. L'heresie en voulait a la tete de l'Eglise, de meme que la Revolution au chef de l'Etat. Les peuples qui avaient vu un ancien moine jeter au feu la bulle du pape ne reculerent plus devant la majeste d'un roi; la lutte contre Leon X amena la resistance du Parlement anglais contre Charles 1er. Luther appela Cromwell. C'est une loi douloureuse, mais qu'y faire? Le progres s'ecrit d'un cote de la page avec la plume et de l'autre avec le glaive. Le peuple anglais s'etait rallie a la noblesse contre la monarchie pour conquerir certains droits octroyes dans ce qu'on appelle la grande charte, _magna charta_. Chez nous, au contraire, le populaire se rattacha fortement a la royaute en haine de l'aristocratie. C'est la difference des deux histoires. La France aspirait a l'imite. C'est a cet esprit d'unite qu'il faut rapporter l'erection des parlements en cours permanentes et sedentaires de justice. Cette institution rendit des services, "en nous sauvant, dit Loyscau, d'etre cantonnes et demembres comme en Italie et en Allemagne". Les doctrines de Luther et de Calvin avaient mis le feu aux poudres. La France n'echappa pointe cet embrasement general. La guerre civile etait imminente. Les Huguenots tenaient dans leurs mains une partie des services publics. On les trouvait partout, meme a la cour. La noblesse etait aussi bien atteinte que la classe moyenne par l'esprit de liberte en matiere de religion. La France allait-elle devenir protestante? Il serait oiseux de rechercher quelle influence bonne ou mauvaise ce changement de croyances aurait pu exercer sur ses destinees. Une femme, Catherine de Medicis, superstitieuse faute de religion, hautaine, vindicative, se chargea d'abattre l'hydre de l'heresie. Ce fut une oeuvre de tenebres. La nuit de la Saint-Barthelemy ne saurait etre trop severement reprochee a cette reine et a son fils Charles IX. Les entrailles fremissent d'horreur quand on songe a cet infame massacre qui fut pourtant approuve par la cour de Rome. Quelques historiens neocatholiques ont cherche a justifier cette oeuvre de sang par les avantages qu'en aurait retires le pays. Ne jouons pas avec la conscience et n'admettons jamais de pareilles excuses! Que me parlez-vous de la raison d'Etat, du droit de legitime defense, de certains progres couves dans la boue du crime? L'historien juge les faits et ne saurait absoudre que ce qui est juste. Cependant la royaute gagnait chaque jour du terrain. Richelieu reprit l'oeuvre et la politique de Louis XI, qui consistait a se debarrasser des grands seigneurs pour ramener toute l'autorite a la couronne. La feodalite s'etait implantee sur le sol avec l'epee, le cardinal-duc la detruisit par la hache. Non content de supprimer les grands vassaux, les principaux de la noblesse de France, il effaca en quelque sorte le souverain lui-meme. L'homme rouge se posa comme une goutte de sang sur la lignee bleue des rois de France. De Henri IV a Louis XIV, il y eut une sorte d'interregne. Louis XIII avait disparu derriere son ministre. C'etait l'ombre d'un roi; il ne mourut point, il s'evanouit. La concentration de tous les pouvoirs entre les mains de la royaute etait d'ailleurs une oeuvre necessaire. Decomposant a l'infini l'autorite, l'emiettant, si l'on ose ainsi dire, le regime feodal aurait inevitablement conduit la France soit a l'anarchie, soit a la domination d'une foule de maitres avides et d'autant plus ombrageux qu'ils etaient plus faibles. Comment eut-on pu extirper ces tyrannies locales? Or voila que la royaute vint en aide au peuple; elle mit environ quatre siecles a fonder l'unite, a reprimer toutes les revoltes, a briser toutes les resistances, et au moment ou elle croyait avoir atteint son but eclaterent les troubles de la Fronde. Louis XIV sortit victorieux de la Journee des Barricades. La fraction de l'aristocratie qui lui disputait les renes du gouvernement etait ecrasee. Ceci fait, il profita de l'humiliation de la noblesse pour la fixer a la cour et lui enlever ainsi les moyens de nuire. Que pouvaient contre le roi les grands seigneurs eloignes de leur province? Il les chargea de rubans et de chaines d'or, les fit asseoir autour de lui sur des fauteuils ou des banquettes de velours, en un mot les enguirlanda de servitude. Versailles devint un foyer de grandeur et de magnificence. Ce n'etaient que fetes, carrousels, spectacles, chasses, galas. Le roi-soleil attirait a lui tous les jeunes moucherons de l'aristocratie, trop heureux de venir se bruler les ailes a sa lumiere. Le pouvoir absolu etant remonte tout entier a la couronne, on entoura le chef de l'Etat d'une sorte de culte bien fait pour degrader les caracteres. Louis XIV assista vivant a son apotheose: il avait ainsi trouve un moyen qui valait mieux que d'exterminer les grands, c'etait de les avilir. Autour de cette idole s'organisa tout un systeme de fetichisme, ayant le palais de Versailles pour temple, les courtisans pour sacrificateurs et le peuple pour victime. S'apercut-on alors du gouffre qui se creusait autour du trone? En tout cas, il etait trop tard. La royaute avait abaisse toutes les barrieres qui genaient l'exercice du pouvoir arbitraire; elle avait domestique ces farouches barons qui etaient quelquefois les rivaux, mais le plus souvent les soutiens de l'edifice monarchique; elle s'isolait ainsi dans des hauteurs ou la foudre devait tot ou tard l'atteindre. Louis XIV mort, la France, un instant courbee sous son fouet et ses bottes a eperons, redressa superbement la tete. Les parlements moins soumis, et fortifies des armes de l'opinion, essayerent ca et la quelque resistance. Vint la Regence, qui engourdit dans la debauche ce qui restait de vigueur a l'aristocratie. Sous Louis XV, le pays s'accoutuma a ne plus avoir de maitres; il etait gouverne par des maitresses qu'il meprisait. Quand Louis XVI monta sur le trone, les esprits, eclaires desormais sur les abus, etaient dans une horrible agitation, et il ne fit rien pour les calmer. Alors le peuple vint se presenter, la pique d'une main et la constitution de l'autre, sur les marches du Louvre.--Ce visiteur-la n'attend pas longtemps a la porte des rois. Telle est la serie des faits qui ont amene la Revolution Francaise. Un mot maintenant sur les doctrines. Quoique le veritable esprit chretien ne fut nullement en contradiction avec les principes de 89, il est tres-difficile de lui attribuer une influence dans la Declaration des droits de l'homme et du citoyen. La liberte dont on retrouve tenebreusement les traces dans les ecrits des Peres de l'Eglise n'avait rien de commun avec la liberte civile et politique fondee par la Revolution Francaise. Nous voyons au contraire les doctrines de l'Eglise aboutir partout a l'obeissance passive. Lisez dans Bossuet le chapitre intitule: _Les sujets n'ont a opposer a la violence des princes que des remontrances, sans mutinerie et sans murmure, et des prieres pour leur conversion._ Voila quoi etait en politique le sentiment du clerge orthodoxe; les armes de la priere etaient les seules que la liberte chretienne put forger dans son arsenal. Nous doutons qu'avec ces armes-la on eut jamais pris la Bastille, et nous trouvons que le peuple de 89 fit sagement d'y ajouter un fer de lance. Parmi les elements qui preparerent la Revolution Francaise, on n'a pas assez tenu compte du vieil esprit gaulois dont on retrouve la trace dans les fabliaux et dans quelques romans du moyen age, esprit frondeur, satirique, riant sous cape de la noblesse et du clerge. A cote des ecrivains orthodoxes se forma d'ailleurs, du XVe au XVIe siecle, une ecole de philosophes calmes, stoiques, degages des luttes religieuses, relevant plutot de la tradition paienne que de l'Evangile, denoncant avec une rare hardiesse tous les abus de leur temps: ce furent Michel Montaigne, Etienne de La Boetie, Charron, Rabelais. Dans leurs ouvrages, si differents de verve et de style, s'epanouit la veritable liberte d'examen. Apres eux vint Descartes, qui commenca par faire table rase de toutes les connaissances acquises, et deplacant des le premier coup la base de la certitude, mit dans le _moi_ le criterium de l'erreur ou de la verite. Pascal demasqua les jesuites dans ses _Lettres provinciales_. Les voies etaient ouvertes: le XVIIIe siecle s'y precipita. Montesquieu, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Buffon, Condorcet, d'Alembert, quelle pleiade de genies! La theologie chretienne s'etait placee elle-meme en dehors du monde et de la nature, la philosophie intervient et fournit a l'humanite ce qui lui manquait, la notion de ses droits. Est-ce a dire que la Revolution Francaise soit l'oeuvre d'une ecole de philosophes? Non. Les grands esprits du XVIIIe siecle exercerent sans doute une vaste influence sur le mouvement des idees; sans eux, le triomphe des libertes publiques eut ete ajourne indefiniment. Mais les penseurs excitent et dirigent les forces vives de leur epoque, ils ne les creent jamais. La source de toutes les forces et de toutes les initiatives etait dans le peuple. [Illustration: Louis XVI.] Resumons-nous: La Revolution Francaise n'emane point du sentiment religieux; elle est fille du droit et de la justice. Que repondre d'un autre cote a ceux qui lui reprochent de n'avoir point fait surgir de l'autel de la patrie un Dieu nouveau? Elle n'etait point faite pour cela: essentiellement pratique et realiste, elle s'est attachee aux faits, a la loi, a la reforme des institutions. Son oeuvre fut de deplacer l'axe des societes modernes en substituant au regne de la foi l'autorite de la raison. II La Revolution en germe dans la cabale.--La franc-maconnerie.--Les mystiques.--Les inventeurs. On n'a pas assez tenu compte d'une autre source d'opposition a l'ancien regime theocratique et monarchique: cette source, c'est la science. Il est bien vrai que la science n'existait guere au moyen age et meme a l'epoque de la renaissance des lettres et des arts. On ne decouvre, a cette epoque, que des systemes incoherents, vagues, entaches de merveilleux. N'oublions pas toutefois que de l'alchimie s'est degagee la chimie et que l'astrologie a ete l'embryon de l'astronomie. L'Eglise n'avait point en elle-meme le principe de la science. L'homme, d'apres elle, a ete dechu pour avoir voulu savoir; il ne se releve que par l'ignorance volontaire, c'est-a-dire par la soumission de l'esprit a des dogmes reveles et a l'autorite visible des conciles. Une telle doctrine devait logiquement proscrire la libre pensee et frapper d'une reprobation terrible la recherche des lois de la nature. Les oeuvres d'Aristote furent brulees par la main du bourreau. Condamnee, poursuivie par la justice ecclesiastique et seculiere, la science se cacha, rentra sous terre. Enveloppee de formes obscures, bizarres, impenetrables, elle eut ses initiations, ses mysteres. Elle se fit societe secrete et prit le nom de _cabale_. La cabale etait une contre-Eglise. Pour peu qu'on fouille dans les ouvrages des cabalistes (astrologues, alchimistes, magiciens), on decouvre les opinions les plus etranges sur l'eternite de la matiere, la transmutation des mineraux, l'engendrement des plantes et des animaux par une serie de transformations naturelles, la chaine magnetique des etres, le tout brouille dans des reveries et des mythes dont le secret n'etait accessible qu'aux inities. Pourquoi ces voiles? C'est qu'alors la libre pensee ne se sentait point en surete sous les formes vulgaires du langage. Le livre ecrit a style decouvert courait grand risque d'etre condamne aux flammes s'il contenait des opinions equivoques [Note: Temoin celui de Jean Scott qu'Honorius fit bruler]. C'est pour eviter cette menace perpetuelle de destruction que les cabalistes couvrirent opiniatrement leurs idees d'une obscurite prudente. Ces precautions ne desarmerent pas la surveillance de l'Eglise. Elle ne tarda point a decouvrir la retraite dans laquelle l'esprit humain s'etait refugie. L'antagonisme de la science et de la foi eclata. Les cabalistes, sans fronder ouvertement l'autorite du dogme ni du mystere, ouvraient aux esprits curieux une voie d'investigations hasardeuses. De la conflit. Et pourtant beaucoup d'ecclesiastiques mordirent, durant le moyen age, a la pomme des sciences occultes, comme quelques-uns d'entre eux gouterent plus tard aux doctrines philosophiques du XVIIIe siecle. Entendons-nous bien: je ne veux pas dire que ces savants livres, d'apres un auteur du temps, a la pratique des arts seditieux, _artibus quibusdam seditiosis_, eussent sur la reforme religieuse et politique les memes idees que nos peres de 89. Non; mais ces hommes etaient des dissidents. Leur opposition, relative au temps ou ils vivaient, inquieta les maitres de la societe. L'Eglise et l'Etat condamnerent la cabale comme la racine amere de toutes les heresies et de toutes les nouveautes. La verite est que l'orthodoxie sentait par cette voie tenebreuse les meilleures intelligences du temps lui echapper. Quoique l'esprit des sciences occultes fut tres-indetermine, le clerge jugea nettement que cet esprit n'etait pas le sien. Qu'etait-il donc? une tendance a se rapprocher de la nature, cette grande excommuniee que les docteurs declaraient etre la fille de Satan. Moins la science est avancee, plus elle se nourrit de chimeres et de folles illusions, plus elle croit deja tenir sous sa main tous les secrets de la nature. L'ambition des alchimistes et des astrologues n'avait d'egale que leur inexperience. Ils affichaient la pretention de faire de l'or, de prolonger indefiniment la vie au moyen d'un elixir dont ils disaient avoir la formule, de creer un homme "en dehors et sans le secours du moule naturel", de derober aux astres qui roulent au-dessus de nos tetes les arcanes de la destinee et de predire ainsi a chacun les evenements futurs, la grandeur ou la decadence des royaumes. Que ne promettaient-ils point a leurs adeptes? En agissant ainsi, etaient-ils de bonne foi? Il faut croire qu'ils se trompaient eux-memes. La base de la methode experimentale leur manquant, ils n'echappaient au mysticisme chretien que pour se jeter dans les reveries. Toujours est-il que l'attrait de ces sciences occultes devait seduire les imaginations et que le nombre des affilies etait considerable. Or la plupart d'entre eux (nous le savons par leurs ouvrages) se montraient tres-preoccupes de palingenesie sociale. Ils s'attendaient a de grands evenements, a des guerres durant lesquelles le sang coulerait a flot, "a des mutations de royaume et a des revolutions," apres lesquelles la paix et le repos retourneraient sur la terre. Songes creux, dira-t-on; soit, mais songes d'esprits inquiets, aspirant a un ordre de choses meilleur que celui sous lequel ils vivaient. Non contents de voiler leurs idees sous les pages symboliques du grimoire, les alchimistes les avaient fixees dans la pierre. Il y avait a Paris un monument qui passait surtout pour contenir les secrets de la science hermetique; mais il fallait etre initie pour dechiffrer le sens des figures. C'etait le cimetiere des Innocents. Sur l'un des murs on voyait un lion accroupi et enroule d'une banderole avec ces mots: _Requiescens accubuit ut leo; quis suscitabit cum?_ "Mon fils est couche comme un lion; qui le fera lever?" Le lion s'est leve le 14 juillet 1789; il a aiguise ses ongles sur les pierres de la Bastille, et ses rugissements ont fait trembler toute la terre. Mal vus, mais redoutes a cause de la puissance infernale dont le vulgaire les croyait investis, les inities aux sciences occultes exercerent une assez grande influence sur l'opinion publique. La foule ignorante crut s'egaler a eux en se donnant au diable. Il y eut des confreries de sorciers. Dans ces ages d'ignorance et de superstition, une idee tourne tout de suite en epidemie morale. Le nombre de tels insenses devint considerable; Henri Boguet, grand juge en la terre de Saint-Claude, propose qu'on coupe la tete a trois cent mille, et demande "que chacun prete la main a un si bon office". Les moins coupables etaient conduits "a la fosse" pour y faire penitence au pain et a l'eau. [Note: J'ai trouve une ancienne gravure sur bois qui represente bien les idees du temps sur la Justice: une femme assise sur un siege de fer, la tete couverte d'un voile noir, les pieds enveloppes d'un suaire, la place du coeur vide et une balance a la main. C'est cette Justice qui expediait les sorciers et les heretiques.] La societe d'alors, pour exercer ses violences contre les sorciers, s'autorisa du pacte qu'ils avaient, disait-on, jure entre eux de detruire les chefs de l'Eglise et de la monarchie. "S'il advient, dit Juvenal des Ursins, que... icieux _innovateurs_ de diables idolatres soient mis en prison, ils doivent etre punys comme _trahistes_ du roy et crimineux de _leze-majeste_." Les magistrats, aux XVe et XVIe siecle, firent arreter un si grand nombre de ces malheureux, qu'on ne pouvait plus, dit un auteur du temps, les juger ni les executer, quoiqu'on y allat tres-vite. De la mauvaise physionomie d'un homme on pouvait tirer contre lui un indice suffisant pour l'appliquer a la question. Le fils etait appele a porter temoignage de ce crime contre le pere, le pere contre le fils. Le chatiment des sorciers etait la peine du feu. Le seul doute qui tourmentait, en France, plus d'un legiste, etait de savoir s'ils devaient etre brules tout vifs ou s'il convenait premierement de les etrangler. Ces deux opinions reunissaient des partisans.--Je recommande de tels faits aux historiens sensibles qui versent tant de larmes sur les victimes du tribunal revolutionnaire; les exces provoquent toujours, dans l'avenir, d'autres exces; l'abime appelle l'abime; le bucher appelle l'echafaud. Les aveugles etaient, jusqu'en 1450, proteges par la loi: la peine de mort passait muette et desarmee devant cette grande infortune. Le bourreau n'avait rien a faire la ou la justice divine s'etait arretee si rigoureuse et si implacable. Le parlement de Paris n'en condamna pas moins au feu, pour crime de magie, un aveugle des Quinze-Vingts. Ce parlement celebre fit executer en moins de trois mois (c'est lui qui s'en vante) un nombre presque innombrable, _numerum pene innumerum_, de sorciers. Celui de Toulouse, voulant prouver son orthodoxie et son attachement au roi, en jeta d'un seul coup plus de quatre cents dans les flammes du bucher. Ces faits ne sont pas seulement atroces, ils sont feconds en enseignements. Si la magie n'eut pas ete, dans la pensee des juges, une insurrection contre l'ordre religieux et politique, elle n'eut pas ete soumise a de semblables atrocites. Les delits relatifs aux institutions etablies etaient en effet les seuls que l'Etat, menace dans sa forme, dans sa duree, dans son repos, frappait a coups redoubles et a travers toutes les lois humaines, _per fas et nefas_. Les anciens cabalistes revaient l'execution du _grand oeuvre_; ils demandaient pour cela du feu, du metal et du sang. Precurseurs de la science, vous serez satisfaits! Le grand oeuvre s'accomplira; j'apercois un inconnu qui, le visage masque, les bras nus, la poitrine haletante et penchee sur la fournaise, remue les elements d'une transmutation future: cet alchimiste, c'est le Progres. L'astrologie etait une chimere; mais elle n'en servit pas moins a elargir pour l'homme la notion de l'univers. Melange de fatalisme et de chaldeisme, elle reliait du moins notre globe a l'ensemble de la mecanique celeste: son erreur etait d'y attacher aussi nos destinees. Les rois et les reines s'etaient fait longtemps tirer leur horoscope; en 92, ce fut le tour de la Republique Francaise. "Heureuse France! s'ecriait l'enthousiaste Loustalot, le soleil au signe de la Balance entrait dans le point equinoxial d'automne, quand tu jurais l'egalite et fondais la Republique; une concordance parfaite regnait, en ce moment, entre le ciel et la terre; c'est sous ces beaux auspices que tu disais anatheme a la royaute et donnais a la liberte cette egalite sainte, que le soleil, a pareille epoque, etablit entre les jours et les nuits. Republique des Francs, tes hautes destinees sont ecrites sur le livre meme de la nature. Nation puissante et fortunee par-dessus toutes les autres, tous les ans a pareil jour tu trouveras le soleil au signe de la Balance, symbole de l'egalite." Helas! cet oracle ne fut guere plus vrai que ceux de Nostradamus; mais si la Republique meurt quelquefois etouffee dans le sang de ses heros, elle renait toujours. Aux sciences occultes, a la societe secrete des cabalistes succeda plus tard la franc-maconnerie, poursuivant a peu pres le meme but, mais par des moyens beaucoup plus pratiques. Reduite durant des siecles a dissimuler sa marche, la libre pensee prit successivement differents masques. Elle se cacha sous le boisseau, sachant bien que le moment viendrait ou elle pourrait poser dessus la lumiere. Un des chefs de la franc-maconnerie, Thomas Crammer, se faisait appeler lui-meme le fouet des princes, _flagellum principum_. Les deux colonnes de cette grande institution etaient l'egalite et la fraternite. Les signes, les symboles, les initiations etaient autant de formes protectrices sous lesquelles s'exercaient sa propagande et son action bienfaisante. Dans le temple s'effacaient toutes les distinctions de naissance, de couleur, de rang, de patrie. La maconnerie encourut a plusieurs reprises les disgraces de l'Eglise et de plusieurs gouvernements. Laissons parler un inquisiteur romain: "Parmi ces assemblees, formees sous l'apparence de s'occuper des devoirs de la societe ou d'etudes sublimes, les unes professent une irreligion effrontee ou une licence abominable, les autres cherchent a secouer le joug de la subordination et a detruire les monarchies. Peut-etre, en derniere analyse, est-ce la l'objet de toutes: mais ce secret ne se communique pas en meme temps ni a toutes les loges." [Note: Extrait de la procedure instruite a Rome en 1790 contre Cagliostro. Les noms de Mesnier et de Cagliostro se trouvent meles, sur la fin du dix-huitieme siecle, aux preludes de la Revolution francaise. Ce n'est pas que ces deux hommes aient jamais exerce sur ce grand evenement une influence directe; mais la tournure cabalistique de leurs idees les fit ranger a tort ou a raison du cote des novateurs.] Cette accusation ne manque pas d'un fond de verite; la Revolution serpenta durant des siecles par des chemins obscurs, jusqu'au jour ou, transmise de la cabale aux loges maconniques et des loges maconniques aux clubs, elle apparut enfin la face decouverte. Tous les historiens royalistes qui ont ecrit vers la fin du dernier siecle signalent d'ailleurs le role important que joua la maconnerie dans le mouvement de 89. Presque tous les chefs revolutionnaires appartenaient a differentes loges. De meme que les francs-macons, les _illumines_, les _martinistes_, preparaient le monde aux fetes de l'egalite, a cette celebre confederation du Champ-de-Mars ou tous les Francais se reunirent sous le soleil en un peuple de freres. Quels transports de joie! Une meme nation, un meme coeur. L'element mystique est inseparable du travail de l'esprit humain et, cette fois du moins, malgre quelques ecarts, il seconda l'elan general vers la verite. D'un autre cote, ne perdons point de vue qu'avec le temps la science reelle, positive, exacte, avait fait son chemin dans le monde. Elle s'etait delivree des langes du merveilleux et de l'utopie. Apres bien des tatonnements et des essais malheureux, elle s'etait enfin trouvee sur son terrain: la methode experimentale. A chaque decouverte qu'elle faisait se dissipait une erreur, s'evanouissait une superstition. Galilee, Kepler, Newton avaient trouve la loi qui preside au mouvement des corps celestes. Ce n'est point le soleil qui tourne, c'est la terre. Que devenait alors la legende de Josue? Harvey avait penetre dans le mystere de la circulation du sang. Descartes, Pascal, Leibniz avaient de beaucoup recule les bornes des connaissances humaines. Chaque conquete sur la matiere est une victoire pour l'esprit. L'industrie, le commerce, la navigation avaient largement profite des progres de la chimie et de l'astronomie. Grace aux recherches d'un protestant francais, Denis Papin, et d'un Anglais, Watt, la puissance de la vapeur etait presque conquise. L'associe de Watt assistait un jour au lever du roi d'Angleterre; Georges III le reconnut. --Ah! Boulton, s'ecria-t-il, voici longtemps qu'on ne vous a vu a la cour; que faites-vous donc?--Sire, je m'occupe de produire une chose qui est le grand desir des rois.--Et laquelle?--La force. Les peuples en ont autant besoin que les souverains. Il existe d'ailleurs un lien etroit entre la science et l'affranchissement de l'esprit humain. Quand les intelligences s'accoutument a chercher des lois dans la nature, elles en demandent bientot a la societe. L'arbitraire ne peut se soutenir qu'en face de l'ignorance. Aussi la Revolution fut-elle generalement saluee avec enthousiasme par les savants. Tous ceux qui avaient cherche dans l'univers un ordre appuye sur les rapports naturels des choses ne pouvaient logiquement souffrir, dans les institutions civiles et politiques, un ordre impose par la volonte d'un seul. III Les prisons d'Etat.--Le Prevot de Beaumont.--Decadence de l'ancien regime. On peut caracteriser l'etat des institutions monarchiques des le milieu du XVIIIe siecle: une grande impuissance d'etre. Tous les rouages du gouvernement personnel s'usent; la royaute est salie; le peuple se desaffectionne; la noblesse elle-meme tourne aux philosophes; le numeraire manque. Il n'y a que les prisons qui tiennent encore; mais leur secret est decouvert. Le voile s'est dechire sur l'abime des iniquites de la justice humaine. Les geoliers ont beau faire, leurs victimes sont connues et pleurees. La bouche comprimee se tait, les pierres crient. Chaque regne a son prisonnier celebre:--sous Louis XIV, le masque de fer;--sous Louis XV ou plutot sous madame de Pompadour, Latude;--sous Louis XVI, Le Prevot de Beaumont. Le crime de ce dernier etait d'avoir decouvert par hasard l'existence du pacte en vertu duquel on affamait la France. M. de Sartines le fit incarcerer. Transporte de la Bastille au donjon de Vincennes, de Vincennes a Charenton, de Charenton a Bicetre, il defia successivement, dans une captivite de vingt-deux ans et deux mois, l'horreur de quatre prisons d'Etat. Couche nu, les chaines aux pieds et aux mains, sur un grabat en forme d'echafaud, couvert d'un peu de paille reduite en fumier puant, la barbe longue de plus d'un demi-pied, condamne a la faim pour avoir denonce les auteurs de la famine qui ravageait la France, ne recevant que trois onces de pain par jour et un verre d'eau pour tout aliment, il vecut. La Providence, comme on dit, veillait sur cet homme, car il devait un jour reveler au monde un mystere d'iniquite. Vainement de Sartines, son successeur Lenoir, le directeur du donjon de Vincennes, Rouge-Montagne,--quel nom de geolier!--s'epuisent a etouffer cette bouche incorruptible. Possesseur d'un secret qui opprime sa conscience, Le Prevot de Beaumont ecrit dans la nuit du cachot, ecrit toujours. On saisit les papiers; on les detruit; il recommence. Les persecutions des geoliers redoublent; cet homme est une tete de fer incorrigible, on n'aura _plus de bontes_ pour lui. On le change de cachot; plus d'air, plus de jour. "De Sartines, raconte-t-il lui-meme, avait essaye de me faire perir, en ne me delivrant tous les huit jours que trois demi-livres de pain et un petit pot d'eau pour ce temps. Je ne savais ou placer cette petite provision. Les rats la sentaient, et je ne voulais point m'en plaindre, parce que d'ailleurs, plus officieux que mon geolier, ils m'avaient, par leur travail, dessous les portes de mon cachot, procure un filon d'air qui m'empechait d'etouffer dans un lieu hermetiquement ferme; car le defaut d'air fait aussi promptement perir que la faim." Dieu et les rats aidant, ce prisonnier reussit encore a vivre. Louis XV, sous le regne duquel il avait ete arrete, meurt; Louis XVI monte sur le trone; les ministres se succedent. De temps en temps l'un d'eux venait faire, par maniere de ceremonial, une visite au donjon de Vincennes. Malesherbes y vint. Le prisonnier fit retentir la prison de ses cris et de ses revelations foudroyantes. --Ce pacte existe, criait-il, je l'ai vu! Malesherbes jugea un tel homme dangereux et s'eloigna. Sa famille reclamait au dehors, on lui repondait avec la brutalite du laconisme administratif: --Rien a faire. Il esperait, il attendait, il ecrivait toujours du fond de sa fosse; il accusait sans relache les affameurs de la France et les siens. Une toile d'araignee en fer obscurcissait la fenetre de son cachot; l'encre lui manquait; n'importe, il trouvait encore le moyen de tracer des caracteres sur du linge avec du jus de reglisse ou du sang. La soif ni la faim n'ayant pu amortir cet indiscret temoin des horreurs d'un tel regne, on compta sur le scorbut: le voila transporte a Bicetre. Cet homme etait indomptable et immortel comme la conscience; rien n'y fit: il avait vu, il devait reveler. La verite, celle surtout qui est destinee a faire revolution dans le monde, a besoin de s'epurer au creuset d'une adversite perseverante. Cependant les idees marchaient; un souffle de liberte avait penetre jusqu'aux pierres de la Bastille et du donjon de Vincennes. Les geoliers, Lenoir en tete, sentaient le sol chanceler sous eux. Comme les mauvais traitements n'epuisaient ni la vie ni le courage de Le Prevot, on capitula. Le nouveau lieutenant de police, de Crosne, adoucit le sort du prisonnier et le fit transferer a Bercy, dans une maison de force. Il esperait que le prisonnier, dont le sort allait etre ameliore, finirait par s'oublier lui-meme dans cette nouvelle detention. C'etait le moyen de derober son secret a la connaissance du monde. Heureusement les previsions et les intrigues des hommes de police furent dejouees. Il comptait les jours apres les jours dans une fievreuse angoisse, trompant les heures de sa longue captivite (vingt-deux ans!) par le travail et par la foi inebranlable en la justice de sa cause. N'etait-il point appele a rendre un grand service aux malheureux qui mouraient de faim? Enfin il respire.--Le 11 juillet 1789, Le Prevot apercut de Bercy, a l'aide d'une lunette, une fumee noire sur le faubourg Saint-Antoine; il vit le peuple foudroyer une masse hideuse et sombre: c'etait la Bastille qu'on prenait. Pendant trois jours, il regarda tomber cette forteresse ou il avait passe treize sans air et presque sans nourriture. Quelle joie! La Bastille etait une ennemie personnelle dont on le delivrait; chaque pierre qui tombait, c'etait un douloureux souvenir dont sa memoire etait allegee. [Illustration: Necker.] La liberte de cet homme suivit de pres la ruine de son ennemie; les verrous ne tenaient plus. Le Prevot etait un revenant qui accusait l'ancien regime en face de la Revolution. Le terrible secret qu'on avait voulu engloutir avec lui dans les cachots remontait a la lumiere. Qu'etait donc ce secret qui, decouvert par megarde, avait coute a un malheureux vingt-deux ans de martyre? Le voici: il existait un projet arrete, signe entre quelques hommes, ministres et directeurs generaux, "1re de vendre Louis XV dans le temps present, avec son autorite, et Louis XVI pour l'avenir; 2e de donner la France, a bail de douze annees, a quatre millionnaires designes par noms, qualites et domiciles, lesquels masquaient toute la ligne; 3e d'etablir methodiquement les disettes, la cherte en tout temps, et, dans les annees de mediocre recolte, les famines generales dans toutes les provinces du royaume, par l'exercice des accaparements et du plus grand monopole des bles et des farines." Ce pacte avait ete conclu; les auteurs en avaient recu le prix,--le prix du sang. Idee infernale! organiser la disette, faire la faim! La terre, de son cote, semble epuisee comme la monarchie; elle ne donne qu'a regret. Une mauvaise annee succede a une annee mauvaise; il parait qu'on touche a la fin du monde; l'abomination de la desolation est dans les affaires de l'Etat. Les abus debordent; l'argent passe aux lieutenants de police, aux favorites et aux geoliers. Un Lenoir se fait, par ses machinations, 900,000 livres de revenu. A Vincennes, comme a la Bastille, une compagnie de cent quatre hommes coute, depuis soixante-dix ans, trois millions et demi chaque annee, pour ne garder dans ces deux prisons que les murailles et les fosses. Le commerce des lettres de cachet produit des benefices enormes; les arrestations, les translations d'une prison dans une autre, les espionnages, les delations mangent la fortune publique et le bien des familles; d'incroyables attentats se commettent chaque jour contre la liberte des individus. On assure que Lenoir a vendu plusieurs fois des Francais, arretes par lettres de cachet, a des marchands hollandais, qui les emmenaient pour etre revendus comme esclaves a Batavia. Ces hommes de police se livraient a des monstruosites sous le voile de la surete de l'Etat; et quand plus tard le peuple indigne voulut mettre la main sur ces accapareurs et ces traitres,--rien: ils s'etaient enfuis a l'etranger avec le fruit de leurs rapines. Cependant les signes du temps et les presages annoncaient une catastrophe. Une maladie hideuse avait frappe Louis XV, et ce galant monarque n'etait plus que la figure de la lepre avec l'odeur du sepulcre. Les premiers-nes des maisons royales mouraient. La moisson etait devoree en herbe par la secheresse du sol et les grains par les accapareurs qui se jetaient sur cette proie comme une nuee de sautereiles. Une main invisible renouvelait sur la France les plaies d'Egypte, mais le coeur des grands etait endurci. Il ne restait plus qu'a changer en sang l'eau des puits. La catastrophe etait inevitable. Les prophetes ne manquaient pas: la Revolution etait predite, annoncee dans les termes les plus clairs. Rousseau ecrivait en 1770: [Note: _Emile_, livre III.] "Nous approchons de l'etat de crise et du siecle de revolution. Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l'Europe aient encore longtemps a durer; toutes ont brille, et tout Etat qui brille est sur son declin. J'ai de mon opinion des raisons plus particulieres que cette maxime; mais il n'est pas a propos de les dire, et chacun ne les voit que trop.." Voltaire ecrivait en 1762: "Tout ce que je vois jette les semences d'une revolution qui arrivera immanquablement et dont je n'aurai pas le plaisir d'etre temoin. La lumiere s'est tellement repandue de proche en proche qu'on eclatera a la premiere occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront bien des choses." [Note: Lettre a M. de Chauvelin.] Ainsi le voile qui couvrait l'avenir etait transparent; seuls les privilegies s'obstinaient a ne pas voir. La cognee etait a la racine de la monarchie, que les classes nobles s'enivraient encore follement, a l'ombre de cet arbre ronge par mille abus. Les gentilshommes de la cour plaisantaient des cerveaux alarmes. Les oisifs reprochaient gaiement aux penseurs et aux ecrivains de detourner le peuple de son travail et de ses devoirs. Cependant tout declinait. La beaute elle-meme etait vieillotte: du fard et de la poudre. L'etat des moeurs rappelait la corruption des Romains sous les Empereurs. On s'amusait aux petits vers et aux petits soupers. La coquetterie remplacait la pudeur, le libertinage tuait l'amour. Les abbes effeuillaient des roses aux divinites de l'Opera: le breviaire etait devenu dans leurs mains l'almanach des Graces. Voila de quelle maniere passait son temps cette societe frivole, a la veille du jour ou le chatiment allait eclater, ou la Justice allait revendiquer ses droits. Ce ne fut pourtant pas sur les plus coupables que tomba la foudre de l'irritation populaire. Cette parole de Moise fut une fois de plus verifiee: "Les peres seront punis dans leurs enfants." La noblesse transmit a ses descendants la responsabilite de ses actes, et Louis XV fut guillotine dans Louis XVI qui valait beaucoup mieux que l'amant de la Pompadour, le digne eleve de l'infame Dubois. La foi n'existait plus que dans le clerge inferieur, et ca et la dans quelques campagnes. Sorti d'une etable, le christianisme etait retourne aux toits recouverts de chaume. Dans les villes, l'esprit philosophique remettait en question tous les dogmes religieux. A cote des orgies d'une societe mourante, une apre ecole de libres penseurs, avocats, ecrivains, rheteurs, medecins, tabellions, travaillaient dans le silence a reconstituer les titres perdus de l'humanite. La conscience troublee revelait ses inquietudes par des tressaillements infinis. On sentait vaguement que quelque chose d'inconnu allait venir. IV La Revolution pouvait-elle etre evitee?--Louis XVI et Marie-Antoinette.--Affaire du collier.--Personne ne voit de salut que dans la convocation des Etats generaux. Il y en a qui se demandent encore si la Revolution de 89 pouvait etre eludee par des reformes. Turgot et Malesherbes l'ont essaye; l'un et l'autre ont echoue devant les obstacles. Le bras d'un homme n'etait pas assez fort pour s'opposer aux exces d'une caste puissante et nombreuse; il fallait le rempart vivant de toute une nation. Peut-etre meme etait-il inevitable que cette reformation du vieux monde fut produite par des moyens extraordinaires et violents. Les crimes contre la societe entrainent des chatiments exemplaires qui epouvantent la Justice elle-meme. On ne deracine pas les chenes sans remuer le sol autour d'eux. Au moment ou s'ouvre l'histoire de la Revolution, les deux derniers regnes ont detrompe la France royaliste. Les prisons d'Etat, les lettres de cachet, la censure, les impots, livres au caprice d'une courtisane ou d'un favori, ont cree dans les populations des villes l'esprit de resistance. Les iniquites des droits feodaux et des justices feodales, la corvee, les aides, la dime, la milice, avaient souleve les classes agricoles. Sans doute les abus etaient grands; mais, il faut en convenir, la Revolution Francaise fut surtout provoquee par les nouveaux instincts du peuple. La premiere moitie de la vie des nations appartient au pouvoir et la seconde moitie a la liberte. A cote du sommeil de la cour et de la molle ignorance des grands seigneurs, les sciences et les lettres, ces filles du peuple, avaient marche: la parole mise au bout des doigts du sourd-muet; la foudre derobee aux nuages; l'aerostat, ce vaisseau qui semble fait pour dompter un jour l'ocean de l'air; tout cela avait donne aux hommes, jusque-la timides et soumis, une grande opinion de leurs forces. La nation etouffait de pensees; le moment de les ecrire etait venu, et quand les idees sont semees il faut qu'elles levent. Les philosophes sortaient en general de la classe inferieure ou moyenne. De toutes parts les larges tetes du peuple et de la bourgeoisie chassaient devant elles les fronts bas et renverses des petits-maitres de la cour. On touchait a l'annee memorable qui devait decider la lutte. L'horizon politique devenait de plus en plus sombre. Louis XVI, depuis son avenement, avait essaye successivement a la France plusieurs ministeres que des obstacles nouveaux et imprevus venaient toujours renverser. Les circonstances etaient insurmontables; elles usaient les hommes. Calonne, bel-esprit, vain et prodigue, venait de disperser les restes du tresor public, dans lequel les maitresses de Louis XV avaient puise a pleines mains. [Note: La Dubarry recut, en quinze mois, du tresor public 2,400,000 fr.] Comme l'or est, dans les Etats monarchiques, le soleil de la corruption et l'instrument du pouvoir sur les consciences, _instrumentum regni_, Calonne, en agitant les finances, avait reveille pour un instant autour du trone un eclat factice qui ne tarda pas a s'eteindre. On avait depense beaucoup trop d'argent; il crut que le remede etait d'en depenser davantage. Illusions!--Bientot le numeraire manqua dans les caisses. Le cardinal de Brienne, eleve au rang de premier ministre par la retraite de Calonne, n'avait rien pu contre les progres d'une banqueroute. Il venait de sortir des affaires, emportant le sentiment d'une calamite prochaine. Le mauvais etat des finances creusait de plus en plus, sous les marches du trone, un gouffre devorant, dans lequel devait s'engloutir l'ancien regime. Dans le mauvais etat ou etaient les affaires, un grand roi eut-il sauve la monarchie en se mettant a la tete des reformes? J'en doute. Les abus avaient depasse la mesure; la coupe debordait; la reaction contre l'ancien regime devait donc malheureusement etre entachee d'exces. En pareil cas, on n'arrive a la moderation qu'apres un temps de violence. Louis XVI, d'un autre cote, n'etait pas du tout l'homme qu'il fallait pour dominer les evenements. Il ne savait pas vouloir. Eleve dans les traditions de la cour, il ne comprenait absolument rien a l'etat des esprits ni aux tempetueuses exigences de l'opinion publique. Contracter une alliance serieuse avec le tiers-etat eut peut-etre ete le moyen de tout sauver; il n'y songea meme point. Engage comme roi par des liens seculaires envers la noblesse de France et le clerge, il s'obstinait a compter sur leur concours pour defendre la majeste du trone. Ne sachant trop de quel cote attaquer les abus, il se contenta d'abolir la torture et d'adoucir l'exercice du pouvoir arbitraire. Effraye du role que lui imposaient les evenements, il se refugia dans les devoirs de la vie privee qui sont apres tout les derniers devoirs d'un roi. On raconte que le Regent, homme d'esprit, liberal, mais sceptique, et avec lequel Louis XVI n'avait aucun autre trait de ressemblance, cherchait l'heure a une table chargee de montres, quand il eut du la demander au cadran de son siecle. Au milieu du reveil des esprits, Louis XVI, lui, se livrait plus volontiers a des travaux manuels qu'a des plans de regeneration politique. Il forgeait volontiers des clefs, des serrures; il entreprit et executa plusieurs grands ouvrages de serrurerie, entre autres une grille pour le palais de Versailles. Quelle derision! Quelle amere critique des institutions monarchiques! Le culte du trone etait en France une veritable idolatrie. Le roi se montrait a distance comme une sorte d'etre surnaturel. Que dut penser la noblesse, le jour ou se tournant vers ce fetiche pour lui demander aide et protection, a la place d'un dieu elle ne trouva plus sur l'autel qu'un forgeron? Cependant la nation, mal servie par ses ministres, mecontente du roi qui demeurait irresolu, entendait bien ne plus prendre conseil que d'elle-meme. Le voeu unanime reclamait la convocation des Etats generaux. Ces grandes assemblees etaient depuis longtemps suspendues: la derniere avait eu lieu en 1614. Formes a la vie politique par les ecrits de Montesquieu, de Diderot, de Jean-Jacques, de Voltaire, beaucoup d'orateurs et d'hommes d'Etat qui n'avaient point encore fait leurs preuves, brulaient du desir d'attaquer en face les privileges et les abus. N'etait-on pas a bout d'expedients? N'avait-on pas eu recours vainement a l'Assemblee des notables (1787)? Quel autre moyen que la convocation des Etats generaux pour remedier aux embarras dans lesquels les profusions des deux derniers regnes avaient jete les finances? On avait reduit les Francais a l'etat de servitude et de silence en les isolant; il leur suffisait maintenant, pour redevenir libres, de se reunir. C'est un spectacle curieux sur lequel on ne saurait trop reflechir: le plus grand evenement que le monde ait encore vu, entrant sur la scene par la porte basse et etroite d'une question d'argent. Sans le deficit legue par Louis XIV a Louis XV et par Louis XV a son successeur, il ne se fut pas rencontre de motif assez imperieux aux yeux de la cour pour convoquer la nation et l'eriger en conseil. La Revolution, ne voyant pas alors d'ouverture favorable, aurait bien pu s'eloigner et attendre encore un demi-siecle. La royaute, en somme, n'y aurait pas beaucoup gagne; mais Louis XVI aurait conserve sa tete. Tout le monde tournait les yeux vers l'assemblee future comme vers une arche de salut. Le peuple affame lui demandait du pain; la cour, embarrassee du poids des affaires, esperait y trouver des lumieres pour sortir d'une situation difficile; le tiers etat y voyait un moyen de ressaisir son existence politique. A peine la declaration du roi relative a l'assemblee des Etats generaux (23 decembre 1788) fut-elle connue, qu'une joie universelle eclata. Cette declaration etait arrachee a Louis XVI par la necessite des circonstances. Il avait plusieurs fois ecarte le fantome d'une assemblee nationale comme une ombre importune qui en voulait a son autorite. Pour ce que le pauvre roi faisait de cette autorite, ce n'etait guere la peine de tant marchander, mais enfin il la tenait et il ne voulait pas s'en defaire. Le projet d'une convocation des Etats generaux, envisage d'abord avec effroi, quitte, puis repris, avait fini par s'imposer. La Revolution, en germe dans ce projet, devait courber bien d'autres obstacles que la resistance du faible monarque. Au fond, ses craintes personnelles n'etaient pas chimeriques. Du jour ou l'existence des Etats generaux fut decidee, le peuple francais comprit qu'il venait de se donner un souverain. Louis XVI n'avait jamais beaucoup compte; il ne comptait plus du tout. Ni aime ni hai, il passait cependant pour bonhomme. Le roi est excellent, disait la cour; le roi est bon, repetait la bourgeoisie; le roi est tres-bon, s'avisa de demander un jour le peuple: _mais a quoi?_ Il y avait quelqu'un de plus etranger en France que le roi. Si Louis XVI n'etait pas l'homme qui convenait a la gravite des circonstances, la reine Marie-Antoinette s'accordait encore moins avec les idees et les tendances nouvelles. Quoique jolie, elle manquait de charmes. Se montrait-elle en public, son air hautain soulevait dans la foule un sentiment qui ressemblait a de l'aversion. Une aventure acheva de la perdre: je parle de la vilaine affaire du collier. Coupable? Je n'assure pas qu'elle le fut; mais de tels scandales n'eclatent jamais autour des femmes sur le compte desquelles il n'y a rien a dire. Le cardinal de Rohan, esprit faible et ambitieux, grand depensier, etait tombe en disgrace a la cour. La comtesse de La Motte lui persuada qu'elle avait le moyen de le remettre a flot. Elle alla jusqu'a lui promettre une entrevue de nuit avec Marie-Antoinette, dans le parc de Versailles. Le cardinal donna dans le piege. Une fille, dit-on, qui ressemblait beaucoup a la reine, couverte d'un mantelet blanc et la tete enveloppee d'une _therese_, joua le role que madame de La Motte lui avait appris, et de Rohan se crut au comble de la faveur. L'intrigante insinua alors au cardinal que la reine avait grande envie d'un collier de diamants et qu'elle le chargeait de l'acheter en secret. De Rohan alla chez les joailliers de la couronne et en rapporta ce precieux talisman qui valait 1,600,000 livres. Le collier passa par les mains de la comtesse qui devait le remettre a la reine, mais qui se hata de le vendre a son profit. De jour en jour les joailliers attendaient leur argent qui ne venait pas; c'est alors que se decouvrit le pot aux roses. Le cardinal fut envoye a la Bastille revetu de ses habits pontificaux, et le parlement fut saisi de l'affaire. Cagliostro, implique dans cette intrigue et confronte avec madame de La Motte, nia intrepidement toute participation a ces coupables manoeuvres. Ne pouvant ebranler la force des arguments qu'il fit valoir pour sa defense, cette femme irritee lui jeta un chandelier a la tete en presence des juges. Cagliostro fut acquitte comme innocent et le cardinal de Rohan comme dupe. La comtesse, condamnee au fouet, a la marque et a la reclusion perpetuelle, fut enfermee a l'hospice de Bicetre, dans un quartier qui servait alors de prison d'Etat. Vers 1840, feuilletant dans cet hospice l'ancien registre des ecrous, je tombai sur la note suivante: _21 juin 1786, Jeanne de Valois, de Saint-Remy de Luz, epouse de Marc-Antoine-Nicolas de La Motte, agee de 29 ans, native de Fontette, en Champagne. Arret de la Cour: (a perpetuite), fletrie d'un_ V _sur les deux epaules._ Et plus bas, ecrit par une autre main: _Evadee de la maison de force le 5 juin 1787._ Nous avons raconte cette scandaleuse histoire du collier, d'apres les temoignages des ecrivains les plus favorables a la reine; mais l'affaire ne reste-t-elle point chargee de tenebres? Quoi! des lettres fausses dans lesquelles l'ecriture de la reine etait imitee a s'y meprendre, une entrevue derriere une charmille, dans laquelle une soubrette est prise pour la reine par un cardinal habitue du chateau, un grand seigneur ayant tous les moyens de verifier s'il a ete dupe et qui persiste dans son mutisme, une rose donnee et recue sans que le courtisan honore d'une telle faveur ait cherche a lever le masque qui couvrait toute l'intrigue, tout cela peut etre utile pour bien mener l'action d'un roman ou d'une comedie; mais, quand il s'agit d'un episode de la vie reelle, l'histoire exige plus de vraisemblance. Aussi l'opinion publique resta-t-elle partagee en deux camps. A tort ou a raison, Marie-Antoinette etait deja fort decriee; elle avait marche d'un pied leger sur toutes les regles de l'etiquette et se livrait a mille caprices. Le Petit-Trianon etait son sejour favori. "Une robe de percale blanche, un fichu de gaze, un chapeau de paille etaient la seule parure des princesses. Le plaisir de voir traire les vaches, de pecher dans le lac enchantait la reine. On y jouait la comedie: _le Devin du village_ de Rousseau, _le Barbier de Seville_ de Beaumarchais y furent representes. La reine remplissait le role de Rosine." [Note: _Memoires de madame Campan._] Tout cela etait sans doute fort innocent; mais cette idylle convenait-elle bien a la tragique solennite des evenements qui deja obscurcissaient l'horizon politique? Les excentricites de la reine trouvaient du moins une excuse dans la froideur du roi a son egard. Ce gros homme etait tres-peu voluptueux: il fallut cinq ans de mariage, les murmures de la cour et une conversation secrete entre lui et le frere de Marie-Antoinette, avant qu'il sut donner un dauphin au royaume de France. Dans la meme annee ou s'ebruita l'affaire du collier (1786), une autre aventure sentimentale se passait en haut lieu, qui ne fut point connue du public et du moins ne deshonora personne. La lecture de _la Nouvelle Heloise_ avait grise jusqu'aux princesses du sang; la tete disputait encore contre les idees philosophiques, mais le coeur etait pris; quelques femmes de la cour furent, a leur insu, les anges precurseurs de la Revolution. Elles allumaient dans leur propre sein la flamme qui allait regenerer la France. Au moment ou le peuple devait abattre l'edifice monstrueux de la noblesse, l'amour effacait de son cote les inegalites sociales. Louise de Bourbon, petite-fille du grand Conde, belle et pieuse, avait toujours mene une vie irreprochable. Elle avait ete elevee au couvent (le couvent de Beaumont-lez-Tours) avec toutes les princesses de ce temps-la: mais, differente de beaucoup d'entre elles, madame Louise avait conserve une reputation sans tache et toute blanche comme sa robe de pensionnaire. Quelle surprise et quel scandale, si l'on etait venu dire alors: Cette vertu, cette sainte, cette grande fille de trente-deux ans a une affection dans le coeur que vous ne connaissez pas; Son Altesse Serenissime la princesse de Conde aime un homme que son rang et sa naissance lui defendent d'epouser.--Cet homme obscur etait le marquis de La Gervaisais. Leur liaison donna lieu a un commerce de lettres tres-tendres qui demeurerent secretes jusqu'apres 1830. Le marquis, simple officier de carabiniers, etait grand admirateur de _Werther_, de _la Nouvelle Heloise_ et de _Clarisse Harlowe_. Imperieux, tracassier, original, grand discuteur, il s'eloignait presque en tout des routes battues. Madame Louise l'adora malgre ou peut-etre pour ses singularites. Le coeur de cette princesse etait excellent. "Comme il m'aime! s'ecriait-elle dans ses lettres; vraiment, si quelque chose pouvait me rendre orgueilleuse, ce serait cela!" Fuir et s'unir a l'etranger par les liens du mariage, on y pensait quelquefois. Oh! combien dans ces moments-la une petite maison au bord d'une riviere, un bateau, une vigne et quelques pigeons flattaient leur imagination troublee! Vains songes! Il fallait qu'elle refoulat son coeur, emprisonnee dans la grandeur comme dans une cage d'or, inquiete et consolee, heureuse et malheureuse a la fois du seul sentiment naturel qui fut entre jusque-la dans son ame: elle n'avait pas connu sa mere. Des scrupules de conscience interrompirent apres un an cette correspondance si douce et si contraire aux regles de l'etiquette. Je vis le marquis de La Gervaisais en 1836: c'etait un grand vieillard, obsede par une idee fixe. Dans son enthousiasme nebuleux il parlait sans cesse d'_Elle_, de l'_Etre_, de l'_Ame_; on comprenait bientot a qui s'appliquaient ces designations mystiques. Apres la Restauration, la princesse se retira dans le couvent du Temple! Tout enfant, je fus conduit dans cette chapelle par ma grand'mere. Au moment de l'elevation, un grand rideau qui voilait tout le choeur s'ouvrait; on distinguait alors dans un clair-obscur des tetes de religieuses et de novices etagees dans des stalles de bois, puis tout au fond, a genoux sur un prie-dieu, une figure immobile et enveloppee: c'etait madame Louise. Triste temps que celui ou les princesses du sang royal n'avaient a choisir qu'entre une cour frivole ou le cloitre! [Illustration: Serment du Jeu de-Paume.] Au debut d'un evenement qui finit par inscrire sur son drapeau la Terreur, je dois me demander une derniere fois s'il n'y avait pas un moyen de sauver la France sans traverser une mer de sang. J'ai beau chercher, je ne vois que le clerge dont la main aurait pu intervenir d'une maniere efficace. Si, renoncant aux biens temporels, l'Eglise avait courageusement separe sa cause de celle des privilegies et des riches; si, prevenant le tumulte des esprits, elle eut elle-meme ramene dans l'Etat l'egalite qui est dans l'Evangile; si, abandonnant au siecle les parties usees de son vetement, elle eut reconnu la necessite de regenerer le christianisme, de renouveler l'idee de Dieu, j'estime que son action sur la societe aurait encore pu etre feconde. Au lieu de cela, les pretres, s'embarrassant dans toutes sortes d'intrigues et de complots, resserrant le lien qui les rattachait au temple vermoulu des vieilles institutions, s'obstinerent a mourir sous des debris. C'est pour avoir manque a leur mission que la justice humaine les chatia si cruellement et que la main du peuple s'appesantit sur eux. Ministres de la paix, ils laisserent s'engager la guerre: la guerre les tua. Et cependant ils n'avaient qu'a ouvrir les yeux. Deja plusieurs fois, du haut de la chaire chretienne, des avertissements leur avaient ete donnes. J'entends gronder les murmures du peuple derriere ces paroles du P. Bridaine: "C'est ici ou mes regards ne tombent que sur des grands, sur des riches, sur des oppresseurs de l'humanite souffrante, ou des pecheurs audacieux et endurcis; c'est ici seulement qu'il fallait faire retentir la parole sainte dans toute la force de son tonnerre, et placer avec moi, dans cette chaire, d'un cote la mort, de l'autre mon grand Dieu qui vient vous juger." Si cette voix eut ete alors celle de tout le clerge de France, l'edifice des privileges et des abus qui s'ecroula, quelques annees plus tard, sous la main du peuple, serait tombe sans le secours de la hache. L'egoisme du haut clerge s'opposait a cet heureux denouement. On se demande comment une Revolution nee de la justice a pu, dans l'ivresse de la colere et du succes, reculer quelquefois jusqu'a l'injustice meme. Autant demander pourquoi le reflux succede au flux. Les hommes de la Terreur avaient commence par vouloir presque tous l'abolition de la peine de mort; les circonstances seules leur avaient mis le glaive dans la main. Leurs entrailles saignaient sans doute des blessures que la Revolution portait de temps en temps a l'humanite; mais comme ils croyaient sincerement cette Revolution necessaire au bonheur du monde entier et qu'ils s'y devouaient eux-memes corps et ame, ils se firent une volonte de fer. La situation des affaires etait d'ailleurs tellement extreme que, d'une part comme d'une autre, on poussait egalement aux violences. Le langage des defenseurs de la cour ne differait guere, en 1789, de celui de Marat. Que disaient-ils au roi? _Un peu de sang impur verse a propos fait souvent le salut d'un empire._--Si le sang des revolutionnaires etait impur aux yeux des royalistes, celui des royalistes ne devait pas etre plus sacre pour les revolutionnaires. De tous les cotes, je vois les partis entraines a l'agression et les epees a demi tirees du fourreau. Il faut donc nous resoudre a un cataclysme. Les fleaux regenerateurs qui agitent, a un moment donne, la vie des nations, rentrent-ils dans les lois qui president aux destinees du genre humain?--Demandez aux crises geologiques qui ont prepare l'economie actuelle du globe! De pres, ce ne sont que convulsions et ravages; il semble que les elements saisis de terreur se precipitent vers une grande ruine, et que la creation touche a son dernier jour. Attendons. A peine la face agitee des choses s'est-elle reposee, que les agents de destruction se changent visiblement en des agents de formation et de progres. Le depouillement douloureux du vieux monde laisse entrevoir, apres les jours de dechirement et d'angoisses, la figure d'un monde nouveau qui lui succede. La mort, la feconde mort, n'a fait que renouveler encore une fois le spectacle de la vie; rien n'a fini que ce qui devait finir. Par malheur, ces salutaires changements ne sont pas tout de suite apprecies; longtemps une grande voix sort du sepulcre, et l'on entend retentir dans l'age suivant comme un bruit d'ossements qui s'agitent. Que repondre aux elegies sentimentales des adversaires de la Revolution? Ils ressemblent a Laban qui poursuivait Jacob et lui reprochait de lui avoir vole ses dieux: _Cur furatus es deos meos?_--He! bonnes ames, le grand mal, si ces dieux etaient des idoles! Depuis plus d'un siecle, le ver du doute commencait a ronger vos croyances monarchiques; vous aviez mis la Divinite dans des images de chair; la religion meme du Christ expirait sous les chaines d'or d'une politique athee. Le dix-huitieme siecle, sensuel et corrompu, avait amene le paganisme dans nos moeurs; l'esprit allait de nouveau chatier la chair. Des hommes parurent qui, traitant la matiere pour ce qu'elle est, exagererent envers les autres, comme envers eux-memes, le mepris du corps et de la vie. Entraines par la tourmente a immoler les ennemis de la Revolution et a s'immoler apres eux, ils se couvrirent stoiquement de l'immortalite de l'ame. Ecoutez Saint-Just: "Je meprise la poussiere qui me compose et qui vous parle; on pourra la persecuter et faire mourir cette poussiere, mais je defie qu'on m'arrache cette vie independante que je me suis donnee dans les siecles et dans les cieux!" Quel langage! Fort de ces convictions, il mourut sur l'echafaud, bravant la calomnie et l'injure. Parmi les adversaires systematiques de la Revolution Francaise, il en est sans doute de considerables par le talent; leur jugement ne saurait toutefois prevaloir contre le sentiment national. A l'avenement du christianisme, ceux qui ont voulu contrarier la marche de la nouvelle doctrine ont ete brises. Le plus grand de tous, Julien, qui etait pourtant un sage et un penseur, n'a reussi qu'a fletrir son nom d'une epithete odieuse. La posterite traitera de meme les hommes qui resistent aux principes de la Revolution; lutter contre elle, c'est lutter contre l'esprit moderne. Le jour viendra ou, blesses a leurs propres armes, ces ennemis de la lumiere jetteront eux-memes leur sang vers le ciel en s'ecriant: "Revolution, tu as vaincu!" V Le clerge, la noblesse et le tiers etat.--La mission de la France, et pourquoi elle devait tomber aux mains des Montagnards. Un mot sur les trois ordres qui vont representer la nation aux Etats generaux. Au moyen age, le clerge, etant seul en possession des lumieres, jouissait d'une autorite incomparable. Il perdit cette autorite a mesure que l'education se repandit dans le royaume. "C'est la clergie qui a fait le clerge, ecrivait Camille Desmoulins. Aujourd'hui que nous savons tous lire, il ne peut plus y avoir que deux ordres, et chacun doit rentrer dans le sien. Nous sommes tous clerge." Le titre d'ecclesiastique avait disparu dans le sens de lettre; il ne subsistait plus que pour designer un ministre de la religion. Or, comme l'Eglise etait alors menacee, d'un cote par l'esprit sceptique du siecle, de l'autre par la corruption interieure des ordres religieux, il en resulta que la puissance du clerge n'avait plus de grandes racines dans le pays. Il en est de meme de toutes les institutions; elles se detruisent avec le temps et s'evanouissent en inoculant leur superiorite morale a la nation tout entiere. On a beaucoup ecrit sur l'origine militaire de la feodalite. A vrai dire, ce n'est pas la noblesse qui est sortie du droit des armes, c'est la conquete; mais la conquete fut suivie du partage des terres entre les envahisseurs, et c'est sur la propriete fonciere que l'aristocratie feodale s'est etablie. Le cadre de notre travail nous interdit toute excursion sur le terrain des premiers siecles de la monarchie. Il suffira donc de savoir que l'importance de chaque seigneur etait alors determinee par le rang qu'occupaient ses ancetres dans la hierarchie sociale, et par l'etendue des domaines qu'ils lui avaient transmis. Se regardant comme d'une race superieure a celle des autres mortels, les nobles adopterent pour eux-memes le titre de _gentilshommes_, par opposition aux roturiers qui furent appeles _vilains_. La division des classes s'appuyait donc, a l'origine, sur des caracteres physiologiques. C'etait du moins quelque chose de trace dans la nature. Avec le temps, les races se croiserent, le sang des conquerants fut mele a celui de la population conquise. Les privileges de la noblesse n'eurent plus alors d'autres raisons d'etre que la force, l'usage et la tradition. Tout cet edifice s'appuyait sur l'ignorance et la dependance des vassaux comme sur une base inebranlable. Ce qu'il nous importe surtout de connaitre est l'histoire du tiers etat. Grace a une infatigable economie, la classe bourgeoise etait arrivee a sortir de la situation humiliante que l'aristocratie lui avait faite. Eclairee, avide, envahissante, elle se remuait pour saisir la part d'influence qui lui revenait, en toute justice, dans les affaires de l'Etat. Son seul tort fut de vouloir limiter les resultats de la Revolution; elle voulait bien ameliorer le sort du peuple, mais non l'admettre a la participation des droits qu'elle reclamait pour elle-meme. Cet egoisme de caste devait etre puni. La borne qu'elle avait marquee fut emportee par le courant. L'isolement et la resistance du tiers firent de plus avorter une partie des resultats moraux que la Revolution Francaise devait produire. Le peuple etait cette masse obscure, laborieuse, feconde, qui alimentait depuis des siecles l'agriculture, le commerce, l'industrie, l'armee. Son origine remontait a la vieille couche celtique. Recouverte par des invasions successives qui s'etaient superposees a la population des Gaules, cette race forte se remontrait toujours et donnait ses traits au caractere national. Incomparablement plus nombreux que les trois autres ordres, le peuple etait la nation meme. "C'est le peuple, ecrivait en 1760 Jean-Jacques Rousseau, qui compose le genre humain; ce qui n'est pas peuple est si peu de chose, que ce n'est pas la peine de le compter." Ce _si peu de chose_ neanmoins etait tout dans l'Etat, tandis que le reste n'etait rien. Voila l'injustice que le mouvement de 89 allait sans doute reparer. Le peuple servait d'assise a la Montagne; c'est par lui qu'elle domina toute la Revolution; qu'elle a fait la loi, soutenu la guerre, dompte les factions. La France etait a la veille de sa perte: les Montagnards la sauverent; les ennemis du dedans furent comprimes et les ennemis du dehors furent repousses la baionnette dans les reins. Il y avait, comme toujours, un troupeau d'hommes qui rapportent tout a eux-memes et a des jouissances sensibles, indifferents pour la vertu et pour l'honneur national, laches, egoistes, avides; mais alors, du moins, ils se cachaient. Des legislateurs moins convaincus auraient pris le genre humain en pitie; ceux de la Montagne s'indignerent. Comme Moise, ils voulurent faire un peuple. Des institutions monarchiques, fondees sur la corruption et la bassesse, aux institutions republicaines, assises sur le devoir et la dignite humaine, il y avait la distance d'un desert a traverser; aucun obstacle ne les arreta. Le sol de la Revolution etait brulant; il s'entr'ouvrait de lui-meme sous les pieds des mecontents et des trainards pour les engloutir. De regrettables exces ternirent cette grande epoque; mais au-dessus et par dela les mauvais jours, les chefs du mouvement revolutionnaire entrevoyaient la terre du repos. Ils marchaient a la fraternite a travers la discorde et le chatiment, mais ils y marchaient; la peine de mort elle-meme allait disparaitre, quand, arretes dans leur reve sublime par la trahison et l'intrigue, condamnes, non juges, les Montagnards tomberent. La Revolution Francaise ne ressemble a aucune des revolutions qui ont agite le monde: les autres etaient des deplacements de la force; celle-ci fut un avenement d'idees. Ce qu'il importe surtout de degager dans cette grande tentative de regeneration morale, c'est la purete des motifs. Que parle-t-on de represailles? Le sang de toute la noblesse de France n'aurait point suffi a laver les plaies que l'ancien regime avait faites au peuple et a la liberte. Non, l'ivresse de la colere ni de la vengeance n'a point dirige, quoi qu'on en dise, les mesures energiques (trop energiques souvent) dont la Revolution a frappe ses ennemis; la raison des coups terribles qu'elle leur porta est dans la resistance qu'ils opposaient a ses principes et a ses droits. Est-il plus vrai que la Convention ait maitrise par le glaive la volonte du pays? Jamais gouvernement n'a demontre, au contraire, d'une facon plus eclatante, l'impuissance de la force materielle. Ou etait-elle en effet, cette force? Dans la Vendee, dans les departements revoltes, surtout dans la coalition etrangere. Sans doute l'Assemblee nationale a repondu au canon par le canon; a defaut d'armee dans l'interieur, l'echafaud consterna les rebelles: qu'est-ce que cela aupres du systeme complique d'armes offensives et defensives dont les gouvernements dits reguliers se servent pour assurer leur existence? La puissance de la Convention, avant tout, appartenait a l'ordre moral; elle envoya des armees sur les frontieres,--pauvres armees de volontaires, sans fusils et sans pain!--elle decreta la terreur dans le pays souleve par d'odieuses manoeuvres; mais ce fut bien plutot l'artillerie des idees nouvelles qui foudroya au dehors l'etranger, et le poids de l'opinion qui accabla au dedans les conspirateurs et les traitres. Je repousse le systeme historique de la force et de la necessite. La force ne donne pas le droit; la necessite n'excuse que les consciences douteuses. Il faut s'elever vers un autre ordre d'idees. Le peuple francais accomplit dans la Revolution Francaise une grande mission: designe par son caractere au role d'initiateur du genre humain, il a conquis, pour lui et pour les autres nations, a force de sacrifices et de larmes, une verite, une existence nouvelle. A sa tete se sont trouves, quand les circonstances l'exigeaient, des hommes extraordinaires, des hommes prevus, qui, faisant taire dans leur coeur les sentiments de la nature, etouffant jusqu'a la pitie, ont mis les principes au-dessus de la vie. Ce sont ces principes, en effet, qui devaient regenerer les institutions. Il en est des peuples comme des hommes: les uns sont nes pour l'egoisme, les autres pour le devouement. La France est douee d'une force d'expansion merveilleuse; elle travaille, meurt et renait sans cesse pour le salut du monde. Voila sa destinee, son devoir. Si les hommes de 93 ont defendu la patrie avec un heroisme qui tient du prodige, soit a la tribune, soit sur le champ de bataille, c'est que la France etait a leurs yeux le sol d'une idee; otez cette idee, et le territoire, malgre les interets qui s'y attachent, malgre le sang martial de ses enfants, le territoire eut ete envahi. Dira-t-on qu'ils combattaient _pro aris et focis_, ces conscrits sans veste et sans souliers, qui opposaient leur poitrine nue a la mitraille? Des autels? ils etaient renverses. Des foyers? ces hommes-la n'en avaient pas encore.--Pour qui donc combattaient-ils? Oh! nous le savons tous, ils combattaient pour la Revolution. C'est l'esprit de la liberte qui a garde nos frontieres. La Montagne etait le Sinai de la loi nouvelle; terrible et foudroyante, avec des eclairs aux flancs, un peuple prosterne a ses pieds et Dieu au sommet. Au peuple francais se rattachaient les destinees des autres peuples, a la Revolution, etait lie le renouvellement de l'esprit humain. Qui pouvait resister a cela? Trop pres des hommes et des choses pour voir la main qui poussait les evenements, d'insenses agitateurs demanderent au passe et aux tenebres de les couvrir. Ils se plongerent d'eux-memes dans la mort. Quant aux chefs de la Revolution, ils lutterent jusqu'au bout l'epee haute. Depositaires de la puissance, ils voulurent hater le terme des douleurs, enfanter l'avenir. Ils perirent aussi dans l'action; mais leur oeuvre ne perira pas. La Revolution desormais n'a plus de violences a exercer; elle forcera l'entree des esprits par la lumiere et ouvrira les coeurs par l'amour. Deja ses ennemis se sentent flechir. Le moment viendra, je l'espere, ou nous nous reconcilierons tous au pied de l'arbre de la liberte dont elle a enfonce les racines dans un sol nouveau et parmi des debris taches de sang. Mais n'anticipons point sur la marche des evenements: nous n'en sommes encore qu'aux debuts de la Revolution Francaise. Louis XVI regne a Versailles entoure du respect de son peuple; tout le monde le felicite d'avoir enfin convoque les Etats generaux; Necker, son premier ministre, est l'idole de la classe moyenne. Le ciel, naguere charge de nuages, s'est eclairci; tout le monde espere en l'avenir. CHAPITRE DEUXIEME L'ASSEMBLEE CONSTITUANTE I Les elections.--Convocation des Etats generaux.--Serment du Jeu-de-Paume. L'election des deputes aux Etats generaux fut la preface de la Revolution Francaise; qui ne la trouve digne de l'oeuvre? Le pays, las de l'arbitraire, reclamait, par la voie des cahiers, une _maniere fixe d'etre gouverne_, une constitution. Les communes entendaient qu'on les delivrat de ces formes surannees qui classaient la nation en deux especes d'hommes: les oppresseurs et les opprimes. Dans ces cahiers, dits de _condoleance_, on se plaignait des abus du systeme feodal, de l'absence d'une juridiction fixe et uniforme, des privileges qui pesaient sur l'industrie, de l'inegalite des impots et contributions territoriales. Tout etait incertain, abandonne au hasard, c'est-a-dire au caprice des puissants. Le moyen qu'on indiquait pour remedier a ce mal dans la societe, c'etait de substituer la loi a l'arbitraire et d'armer les volontes generales d'une force reelle, superieure a l'action de toute autre volonte. Deja l'esprit de la Revolution etait mur; sa marche etait tracee. L'autorite se deplacait naturellement et sans bruit. De toutes parts, on sentait le besoin de limiter les anciens pouvoirs et d'en creer de nouveaux dans la nation meme. Jusqu'ici le roi avait dit: "Nous voulons"; maintenant le pays voulait. [Note: Voyez les _Cahiers de la Revolution_, par Chassin, et le _Bonhomme Jadis_, par l'auteur des _Montagnards_ editeur Dentu.] Les obstacles a cette heureuse renovation etaient grands, mais ils ne semblaient point insurmontables. Les interets prives, en contradiction ouverte avec l'interet general, etaient de plus divises entre eux. La guerre eclatait au sein meme des privileges et des privilegies. La noblesse comptait sur les Etats generaux pour lier les mains du roi et pour appauvrir le clerge, qui, de son cote, songeait a humilier l'aristocratie. Il y avait alors le haut et le bas clerge: quel contre-sens parmi les ministres de Celui qui n'admettait pas qu'on fit acception des personnes! Le haut clerge voulait conserver tous les abus; le clerge inferieur consentait a certaines reformes. Le tiers etat seul s'entendait pour detruire les inegalites dans l'Eglise et dans l'aristocratie. Les cahiers du clerge et de la noblesse contiennent d'ailleurs quelques voeux significatifs; on se reconnaissait mutuellement des torts. La conversion de l'ancien regime devait commencer par un examen de conscience et par une confession publique. Ces importantes elections se firent dans les circonstances les plus critiques. L'annee 1788 avait afflige la France d'une nouvelle disette. La terre se resserrait comme le coeur des riches dans cette societe egoiste. L'ete avait ete sec, l'hiver fut froid: ni pain, ni feu. L'inactivite des travaux entrainait la baisse des salaires, qui, combinee avec la cherte des subsistances, repandait la tristesse et la misere dans les familles. Il faut sans doute que toutes les grandes choses germent dans le besoin et la pauvrete: la Revolution eut pour langes le deficit et la disette. Le peuple supportait heroiquement tous ces maux. En presence de la demoralisation effroyable de la noblesse et du clerge, il avait les vertus qu'engendre le travail. Quelques troubles insignifiants, presque tous suscites par l'aristocratie ou par la cour, traverserent, dans les provinces, les operations des electeurs. A Paris, Reveillon, ancien ouvrier, fabricant de papiers peints, avait tenu des propos atroces. Il se proposait de reduire la paie des ouvriers a quinze sous par jour, disant tout haut que le pain etait trop bon pour ces gens-la, qu'il fallait les nourrir de pommes de terre. Sa maison fut saccagee. Apres un simulacre de jugement, il fut pendu lui-meme en effigie sur la place de Greve. [Note: L'impartialite veut que je recueille tous les avis; voici celui de Barere: "Des intrigants exciterent et ameuterent les ouvriers pour avoir le pretexte de se plaindre officiellement des troubles de Paris et provoquer le deploiement violent de la force armee contre cette _emeute de fabrique_. On accusait alors un grand personnage d'avoir voulu effrayer les deputes, produire une commotion populaire pour amener des troubles et par suite l'impossibilite de convoquer les Etats generaux."] Depuis quelques annees, en France, les esprits etaient malades, comme il arrive presque toujours a la veille des transformations sociales. L'annonce de la convocation des Etats generaux fut pour tous un grand soulagement, une detente. Le 4 mai eut lieu a Versailles la messe du Saint-Esprit. Les deputes du tiers etat, en modestes habits noirs, mais acclames par la faveur publique; la noblesse en grande pompe, avec ses chapeaux a plumes, ses dentelles et ses parements d'or, accueillie par un morne silence; le clerge divise en deux classes: les prelats en rochet et robe violette, puis les simples cures dans leur robe noire, defilerent devant une foule immense. Le roi fut applaudi; c'etait pour le remercier d'avoir convoque les Etats. Au passage de la reine s'eleverent quelques murmures; des femmes crierent: "Vive le duc d'Orleans!" Marie-Antoinette palit et chancela; la princesse de Lamballe fut obligee de la soutenir. Ce jour-la, Versailles etait Paris, la nation semblait etonnee d'avoir recouvre la parole apres un silence force de soixante-quinze annees. L'enthousiasme ne peut se decrire. Les vieillards pleuraient de joie, les femmes agitaient leurs mouchoirs aux fenetres et jetaient des fleurs sur les deputes des communes. Tous les coeurs s'ouvraient a une vie nouvelle. Les Francais n'avaient ete jusqu'ici que des sujets, le moment etait venu pour eux de se montrer citoyens. L'eveque de Nancy, M. de La Fare, fit un sermon politique. Il parla contre le luxe et le despotisme des cours, sur les devoirs des souverains, sur les droits du peuple. Les idees de liberte, enveloppees dans les formes chretiennes, avaient je ne sais quoi d'attendrissant et de solennel qui penetrait toutes les ames. On appellerait volontiers ce 4 mai le jour de la naissance morale d'une grande nation. [Illustration: Camille Desmoulins.] Le 5, les douze cents deputes se reunirent dans la salle des Menus, convertie en salle des seances. Le clerge fut assis a la droite du trone, la noblesse a gauche et le tiers en face. Le roi ouvrait d'une tremblante main l'antre des discussions politiques; il craignait d'en dechainer les vents et les tempetes. La frayeur percait dans son langage embarrasse, diffus, ombrageux, et dans celui de son ministre, le garde des sceaux M. de Necker. On avait convoque la nation, et on lui exprimait indirectement le voeu d'etre delivre de son concours. La France pretendait hater, par l'assemblee des Etats, les innovations necessaires; la couronne comptait, au contraire, sur cette mesure pour les moderer. A des hommes rassembles pour reformer et gouverner le pays, on ne parla que de finances, on ne demanda que des subsides. La cour ne voulant pas que la discussion s'elevat jusqu'aux idees, elle lui tracait d'avance un programme. Les representants de la nation etaient encore attaches a la personne du roi, mais ils se retrancherent derriere leur mandat pour lui resister. Louis XVI avait une belle occasion de retremper ses droits dans la souverainete populaire: c'etait d'abdiquer son pouvoir en entrant dans la salle des seances, pour le recevoir ensuite du libre consentement de l'Assemblee. Il n'en fit rien. Une question preoccupait surtout les esprits: quelle serait enfin la situation du tiers relativement aux deux autres ordres? Le voeu des communes etait formel: les Francais devaient cesser d'appartenir a differentes classes; a l'avenir, l'ensemble des citoyens et du territoire constituerait l'Etat. Il ne doit y avoir qu'un peuple, qu'une Assemblee nationale. Les Etats se trouverent reduits, des le debut, a l'inaction. La noblesse et le clerge voulaient qu'on votat par ordres, et les communes par tetes. La noblesse montrait pour ses privileges un attachement intraitable; le clerge ne voulait pas abandonner ses pretentions; la vieille France hesitait a se fondre dans la France nouvelle. Composee d'elements heterogenes, l'Assemblee ne pouvait vivre qu'en les ramenant a l'unite. Le tiers etat se trouvait etre le lien de cette unite necessaire, le mediateur des pouvoirs particuliers qui allaient se reunir dans un grand pouvoir national. Je passe sur bien des lenteurs et des retards; je ne puis pourtant omettre les resistances qui amenerent la ruine de ce qu'on esperait sauver. Ces fluctuations (on perdit tout un grand mois a negocier pour la reunion des trois ordres) rejouissaient la cour. Les defiances du pouvoir souverain croissaient avec l'energie des communes. En meme temps, on serrait Paris de troupes. Le mauvais vouloir des conseillers du roi eclatait par des actes significatifs: le _Journal des Etats generaux_, dont Mirabeau avait publie la premiere feuille, venait d'etre supprime. Quel moment choisissait-on pour mettre le scelle sur les idees? Celui ou la nation, impatiente, s'etait reunie pour rompre le silence violent qu'on lui imposait depuis des siecles! La liberte de la presse, mere de toutes les autres libertes, venait d'etre frappee: c'est toujours la premiere a laquelle s'attaquent les reactions. La cour esperait rencontrer peu de resistance a l'execution de ses projets. Quels etaient ces projets? Louis XVI avait-il l'intention de frapper un grand coup? Voulait-il attaquer ou se defendre? Mais se defendre contre qui? Le peuple et l'Assemblee tenaient encore pour le roi. Cette conduite louche et tenebreuse entretenait une inquietude profonde. "Que la tyrannie se montre avec franchise, s'ecriait Mirabeau, et nous verrons alors si nous devons nous roidir ou nous envelopper la tete!" Mirabeau! qu'etait cet homme?--Un monstre d'eloquence.--Que venait-il faire?--Detruire. Il reprochait a la societe les meurtrissures qu'elle lui avait faites, et les vices dont il etait gangrene. Ses aventures scandaleuses avaient fait du bruit, mais, comme les rugissements du lion imposent silence, dans la foret, aux cris lugubres du chacal et aux hurlements de la hyene, cet homme allait ecraser la medisance sous la puissance de son organe. Le jour ou il parut aux Etats generaux fut pour lui, de meme que pour le pays, un jour de renovation. Mirabeau avait eu a souffrir de la tyrannie de la famille et de celle du pouvoir; il allait envelopper son ressentiment dans la colere d'un grand peuple. La situation devenait perilleuse. La cour, livree a une agitation extreme, n'osait ni frapper ni ceder. Dans des conjonctures si difficiles, l'Assemblee sentait le besoin de lier son sort a celui du peuple. "Que nos concitoyens nous entourent de toutes parts, s'ecriait Volney, que leur presence nous anime et nous inspire!" D'un autre cote, les royalistes repetaient a outrance que la societe allait perir sous le debordement de la democratie. Au milieu de tant d'ennemis, l'Assemblee ne disposait que d'une force morale; a la verite, cette force commencait a etre immense. La voix des deputes du tiers etait grossie par tous les echos de l'opinion publique. Les tetes bouillonnaient, et le volcan dont on entendait deja les grondements sourds et profonds ouvrait son cratere a quatre lieues de Versailles. La cour avait pour elle l'armee; l'Assemblee avait Paris. La, l'exasperation etait au comble: les aristocrates indignaient le peuple par le retard qu'ils apportaient a l'organisation de l'Assemblee. Au milieu du jardin du Palais-Royal s'elevait une sorte de tente en planches ou l'on discutait sur les affaires publiques. Chaque cafe etait un club; chaque club avait ses orateurs. Les plus hardis declaraient que si la cour persistait dans sa resistance, la noblesse dans son refus de se joindre aux deux autres ordres et l'Assemblee des Etats dans son immobilite, le peuple ferait bien d'agir par lui-meme. La disette contribuait a entretenir cette fermentation. Des nouvelles inquietantes circulaient de bouche en bouche. Les troupes se massaient entre Paris et Versailles. Pourquoi ce deploiement de forces? Pourquoi dans l'etat de detresse ou etaient les finances de la nation, faisait-on venir des frontieres, a grands frais, des trains formidables d'artillerie? Il fallait du pain, on apportait des boulets! A Versailles, le sentiment national etait plus calme; mais il etait aussi ferme. On s'attendait a un acte d'autorite royale, a un coup d'Etat. La situation etait telle qu'elle ne pouvait se prolonger. L'entetement et la violence des conservateurs devait, d'un jour a l'autre, provoquer la lutte. Le bien allait-il sortir de l'exces du mal? Les Communes, entravees dans leur marche par la resistance passive des deux autres ordres, le haut clerge et la noblesse, enveloppees par les intrigues de la cour, a bout de patience, mettaient une lenteur desesperante dans la verification des pouvoirs. Les deputes du tiers, comme etant les plus nombreux, avaient pris possession de la grande salle. C'est la qu'ils sommaient les deux autres ordres de se reunir a eux; mais toutes les tentatives de rapprochement avaient echoue. L'Assemblee existait depuis un mois, et elle n'avait pas encore de nom. On en proposa plusieurs qui furent ecartes. Enfin l'abbe Sieyes obtint qu'elle s'intitulat ASSEMBLEE NATIONALE. Pres de cinq cents voix consacrerent cet acte de hardiesse.--Qu'etait l'abbe Sieyes? Un esprit profond, marchant droit a son but par des voies souterraines, l'homme de la revolution bourgeoise, un grand logicien qui avait pose le fameux axiome du tiers etat, entre _tout_ et _rien_. Contrarie par la volonte de ses parents, dans le choix d'une carriere, il se soumit a epouser tristement l'Eglise. Ce fut un mariage de raison. Comme chez lui la passion etait dans la tete, le jeune homme se livra tout entier aux charmes austeres de l'etude. Il contracta dans ce commerce une melancolie sauvage et une morne insensibilite. Au sortir du seminaire de Saint-Sulpice ou l'etude sterile de la theologie n'avait point absorbe toutes ses forces, il se livra a de profondes recherches sur la _marche egaree de l'esprit humain_. Ses meditations se tournerent vers la politique. Quand les vieilles institutions sociales furent attaquees, il se montra tout a coup sur la breche. Son caractere etait timide, effet inevitable de la solitude dans laquelle il avait vecu; mais il possedait la hardiesse de l'esprit. Taciturne, il gardait en lui-meme ses pensees, et quand le moment de les dire etait venu, il les acerait comme des fleches. L'Assemblee, reduite au tiers etat par l'absence volontaire de la noblesse et du clerge, poursuivait ses travaux. Cette marche inquieta serieusement la cour, qui resolut de suspendre les seances. Une mesure aussi arbitraire etait bien faite pour jeter la consternation dans Versailles et la guerre civile dans Paris. On annonca une seance royale pour le 23 juin. Puis, sous pretexte de travaux a faire pour la decoration du trone, un detachement de soldats s'empare de la salle des Etats, et en defend l'entree: la nation est mise a la porte de chez elle. Ou aller? Les deputes ahuris ouvrirent entre eux des avis differents. Deja plusieurs brochures avaient emis le voeu que l'Assemblee nationale eut son siege a Paris. S'y transporterait-on? Les sages reculerent devant cette resolution extreme. Les uns voulaient s'assembler sur la place d'Armes et deliberer a ciel ouvert; invoquant en faveur de leur opinion les souvenirs de notre histoire, ils proposaient de tenir un _champ de mai_. D'autres criaient: "A la terrasse de Marly!" On flottait entre ces avis contradictoires, quand on apprit que Bailly, d'apres le conseil du depute Guillotin, avait choisi pour lieu de la seance la salle du Jeu-de-Paume.--Bailly avait la figure longue, grave et froide, un peu le profil calviniste. Son opposition a l'ancien regime etait aussi calme qu'inflexible. Il avait obtenu tres-longtemps le _prix de sagesse_; on designait ainsi une pension accordee aux ecrivains serieux et tranquilles. Astronome, il avait etudie la marche de la Revolution tout en suivant le mouvement des corps celestes. De meme que les mondes observes dans l'espace, l'esprit humain est soumis a des lois: c'est un equivalent de ces lois que Bailly, homme d'ordre, aurait voulu introduire dans la societe de son temps. Revenons aux deputes errants dans les rues de Versailles par une journee pluvieuse et triste. Le peuple escorte avec respect et en silence ces representants de la nation blesses dans leurs droits et dans leur dignite. La salle du Jeu-de-Paume, triste et nue, convenait a la circonstance. Tous les membres influents des commumes etaient reunis. On remarquait surtout parmi eux un ministre protestant, Rabaud Saint-Etienne; un chartreux, dom Gerle; un cure, l'abbe Gregoire [Note: Un jour le statuaire David accompagnait a Versailles l'abbe Gregoire. L'ancien membre de l'Assemblee nationale voulait revoir cette salle du Jeu-de-Paume, muet temoin d'un si grand acte de courage. Il la retrouve. Tel ses souvenirs l'oppressent, il garde un religieux silence que son compagnon a la delicatesse de respecter. Quand David leva les yeux, il vit de grandes larmes rouler noblement sur les joues du vieillard. "Si jamais mon amour de la liberte pouvait s'affaiblir, s'ecria l'abbe Gregoire, pour le rallumer, je tournerais les regards vers cette salle!"]. Ce fut un modere, Mounier, de Grenoble, qui proposa le serment du Jeu-de-Paume: "Les membres de l'Assemblee nationale jurent de ne se separer jamais jusqu'a ce que la constitution du royaume et la regeneration de l'ordre public soient etablies et affermies sur des bases solides." Bailly, d'une voix distincte et haute, lit la formule du serment, et en sa qualite de president jure le premier. Alors tous les bras se levent. L'ivresse du patriotisme eclate de toutes parts; on s'embrasse; les mains cherchent les mains; tous les coeurs palpitent, l'enthousiasme deborde. Cependant le ciel fait fureur; de larges gouttes de pluie tombent sur le toit de l'edifice; a l'une des fenetres defoncees un rideau est tordu par l'orage; le jour est si sombre qu'on y voit a peine dans la salle. Un eclair dechire cette obscurite sinistre; le tonnerre gronde. Quel moment et quelle grandeur! Un orage au dehors, une revolution dans l'assemblee. A peine les deputes du tiers eurent-ils accompli cet acte de sagesse virile et d'autorite, qu'effrayes eux-memes de leur audace ils pousserent le cri de _Vive le roi!_ L'illusion de la monarchie constitutionnelle n'etait point alors evanouie. Quoi qu'il en soit, l'effet de cette seance fut electrique; les curieux firent entendre au dehors leurs applaudissements prolonges qui allerent se perdre dans les derniers eclats de la foudre. Les representants s'etaient montres dignes de la nation: tout etait sauve. II La seance royale--Paroles de Mirabeau--Necker--Troubles a Paris--Conduite des deputes--Pris de la Bastille. Le lendemain (2l juin 1789) etait un dimanche; on respecta le jour du repos. Le lundi, l'Assemblee n'avait point encore trouve ou s'abriter; la salle du Jeu-de-Paume ne convenait nullement comme lieu de reunion: ni sieges, ni banquettes. Le comte d'Artois l'avait d'ailleurs fait retenir pour son agrement. Le tiers tint seance dans l'eglise Saint-Louis. L'Assemblee des communes ne cessait de sommer le clerge, au nom du Dieu de paix, de se reunir a elle. La noblesse etait surtout attachee a ses titres, le clerge a ses interets; mais il y a tels moments ou la force des doctrines desarme l'amour-propre des plus obstines. L'abbe Gregoire, ce genereux transfuge, qui avait assiste la veille a la fameuse seance du Jeu-de-Paume, rejoignit son ordre dans l'intention de la ramener. Vers une heure, la majorite du clerge, l'archeveque de Bordeaux en tete, fut introduite dans le choeur. La joie et les applaudissements eclaterent; lorsque l'on prononca le nom de l'abbe Gregoire, l'air retentit d'acclamations universelles. L'Assemblee fit entendre, par la bouche de son president, des paroles d'union. Bailly exprima en ces termes le regret de ne pas voir la noblesse sieger avec les communes et avec le clerge: "Des freres d'un autre ordre manquent a cette auguste famille." Comment pouvait-on supposer des passions haineuses et subversives chez des hommes qui tenaient un langage si conforme a l'esprit evangelique? L'Assemblee augmentait ses forces par la lutte et les delais; la cour epuisait les siennes. C'est la seule fois peut-etre que l'inaction fut mise au service du progres. Quelques semaines auparavant, le clerge avait voulu forcer cette inaction salutaire, en proposant a l'Assemblee de s'occuper de la misere publique et de la cherte des grains. Cette demarche n'etait qu'un piege; l'Assemblee ne s'y trompa pas, et elle eut le courage d'y resister. Le clerge croyait le peuple dispose a vendre son droit d'hommes libres pour un morceau de pain; il se trompait. Les grandes conquetes morales ne s'achetent que par le sacrifice; la France de la Revolution preferait encore a la nourriture materielle le pain de la parole qui fait les justes, et le pain de la liberte qui fait les forts.--Le 9, l'Assemblee avait d'ailleurs institue un Comite de subsistances. La seance royale eut enfin lieu le 23 juin. On commenca par humilier les communes. Quelle est cette procession d'hommes noirs qui attendent dehors, sous une pluie battante, l'ouverture de la salle?--Annoncez la nation! Le despotisme, banni depuis quelques mois des affaires du pays, reparut tout a coup sous des formes si odieuses, que les plus moderes furent contraints d'ouvrir les yeux. Le roi tint un langage severe, inconvenant: il menaca les deputes, et leur fit entendre qu'il se passerait de leur concours, s'il rencontrait chez eux une resistance inebranlable. Il cassa les arretes de l'Assemblee, qu'il ne reconnut que comme l'ordre du tiers; les libertes que la representation nationale s'etait donnees depuis un mois se trouvaient violemment reprises, confisquees. "Le roi veut, etait-il dit, que l'ancienne distinction des trois ordres de l'Etat soit conservee en entier, comme essentiellement liee a la constitution du royaume." Ces declarations furent accueillies comme elles devaient l'etre, par le silence. Dans les temps de revolution, l'ombre du passe marche a cote du present; elle le depasse meme quelquefois, mais c'est pour s'evanouir. "Je vous ordonne, messieurs, avait dit le roi en finissant, de vous separer tout de suite." Presque tous les eveques, quelques cures et une grande partie de la noblesse obeirent; les deputes du peuple, mornes, deconcertes, fremissant d'indignation, resterent a leur place. Ils se regardaient, cherchant, dans ce moment-la, non une resolution, mais une bouche pour la dire. Mirabeau se leve: "Messieurs, s'ecrie-t-il, j'avoue que ce que vous venez d'entendre pourrait etre le salut de la patrie, si les presents du despotisme n'etaient pas toujours dangereux. Quelle est cette insultante dictature? l'appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d'etre heureux! Qui vous fait ce commandement? votre mandataire! Qui vous donne des lois imperieuses? votre mandataire, qui doit les recevoir de nous, messieurs, qui sommes revetus d'un caractere politique et inviolable; de nous, enfin, de qui vingt-cinq millions d'hommes attendent un bonheur certain, parce qu'il doit etre consenti, donne et recu par tous. Mais la liberte des voix deliberatives est enchainee: une force militaire environne les Etats! Ou sont les ennemis de la nation? Catilina est-il a nos portes? Je demande qu'en vous couvrant de votre dignite, de votre puissance legislative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment: il ne nous permet de nous separer qu'apres avoir fait la constitution." Alors le grand-maitre des ceremonies, petit manteau, frisure a l'_oiseau royal_, surmonte d'un chapeau absurde, s'avancant vers le bureau, prononce quelques mots d'une voix basse et mal assuree: _Plus haut!_ lui crie-t-on. "Messieurs, dit alors M. de Breze, vous avez entendu les ordres du roi." Bailly allait discuter; mais Mirabeau: "Allez dire a votre maitre que nous sommes ici par la volonte du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baionnettes!" Il accompagna ces paroles d'un geste de majeste terrible. Breze voulut repliquer; il balbutia, perdit contenance et sortit. "Vous etes aujourd'hui, ajouta Sieyes avec calme, ce que vous etiez hier; deliberons..." Mirabeau, pour couronner la seance, propose aux deputes de declarer infame et traitre envers la nation quiconque preterait les mains a des attentats ordonnes contre eux. Par cet arrete, l'Assemblee elevait une barriere morale entre l'arbitraire des ministres et sa surete personnelle. L'inviolabilite, ce caractere essentiel du souverain, passait aux elus de la nation. Necker n'assistait point a la seance royale. Cette absence le rendit populaire. La nouvelle d'une disgrace, encourue par ce ministre, augmenta le trouble des esprits. Il y eut emeute a Versailles. L'apparition de bandes armees jetait la terreur dans les provinces. Des hommes qui semblaient sortir de terre et y rentrer, tant leurs traces se perdaient dans les tenebres, saccageaient les bles verts. La cour se montrait toujours prete a agir; mais la difficulte de determiner le roi etait extreme. La noblesse, abandonnee du clerge, resistait seule et refusait encore de se reunir au tiers. Son attachement a ce qu'elle appelait ses droits etait fortifie chez elle par le sentiment de l'heredite qui n'existait pas dans l'Eglise. Le 25, une minorite de la noblesse vint prendre siege dans l'Assemblee. Le 27, le roi ecrivit lui-meme aux Ordres, les invitant a ne point se separer du noyau qui s'etait forme dans la grande salle des seances. On assure que la veille Louis XVI avait fait appeler le duc de Luxembourg, president des deputes de la noblesse. Celui-ci deroula aux yeux du roi un plan de defense. Le roi, frappe de l'incertitude du succes, aurait repondu: "Non, je ne souffrirai pas qu'un seul homme perisse pour ma querelle." Ce mot, s'il est vrai, montre l'etat d'isolement ou la couronne s'etait placee. Les intrigues de la reine et de sa cour n'avaient reussi qu'a mettre le souverain a la tete d'un parti. La noblesse ne se soumit a l'invitation du roi qu'avec une repugnance extreme. Quelques gentilshommes affectaient de dire tout haut qu'il fallait preferer la monarchie au monarque. La reunion s'opera neanmoins; a chaque membre de l'aristocratie qui allait se confondre, sur les banquettes, avec le reste de l'Assemblee, l'ancien regime s'evanouissait comme un fantome. Les craintes, les soupcons, les alarmes n'en continuaient pas moins d'augmenter a la vue des preparatifs de guerre civile qui frappaient les plus confiants dans la loyaute de Louis XVI. La royaute songeait-elle a se defendre? Tout l'indique et pourtant elle n'etait pas encore attaquee; ce fut la son erreur et l'une des causes de sa perte. L'Assemblee en masse etait alors royaliste. L'historien distingue bien ca et la, dans les profondeurs de la salle, des acteurs qui joueront tout a l'heure un autre role: pour les contemporains, cet avenir etait voile. La Montagne etait en formation dans l'Assemblee nationale, mais c'etait une formation latente. Que font la-bas ces trente voix muettes qui parleront si haut dans la suite? Leur heure n'est pas encore venue. Pour les partis comme pour les hommes prophetiques, il faut la preparation du silence. Alors les membres des communes se croyaient d'accord, parce qu'ils attaquaient ensemble les abus de l'ancienne societe. Les dissentiments devaient sortir de la victoire. En attendant, contentons-nous de resumer la situation presente. A peine les Etats generaux furent-ils constitues, qu'il se declara tout de suite trois pouvoirs en France: la cour, qui voulait empecher la Revolution de s'organiser;--l'Assemblee, qui marchait dans la voie des reformes avec cette lenteur prudente qu'exige la dignite representative;--l'opinion, qui, maitresse d'elle-meme, etait toujours contre la cour et en avant de l'Assemblee. Ces trois pouvoirs avaient chacun leur siege: la cour tenait son quartier general au palais de Versailles; l'Assemblee rayonnait en dehors des murs du chateau; l'opinion tronait a Paris. Necker, enivre des suites de cette seance royale, ou son absence avait obtenu tant de succes, faisait courir la nouvelle de sa retraite. La cour s'etait en effet tournee contre lui; chasse, puis rappele, il montrait une hesitation factice a reprendre les renes embarrassees du gouvernement. --Nous vous aiderons, s'ecria Target se donnant le droit de parler au nom de tous, et pour cela meme il n'est point d'efforts, de sacrifices que nous ne soyons prets a faire. --Monsieur, lui dit Mirabeau avec le masque de la franchise, je ne vous aime point, mais je me prosterne devant la vertu. --Restez, monsieur Necker, s'ecria la foule, restez, nous vous en conjurons. --Parlez pour moi, monsieur Target, dit le ministre sensiblement emu, car je ne puis parler moi-meme. --He bien, messieurs, je reste! s'ecria alors Target; c'est la reponse de M. Necker. Il resta. [Illustration: Camille Desmoulins au Palais-Royal.] Le peuple de Versailles etait tres-loin d'aimer l'ancien regime monarchique, il l'avait vu de trop pres pour cela. Malgre quelques temoignages de reconnaissance donnes au roi, a la reine meme, pour le maintien du ministre, tout rentra dans une opposition taciturne. Chaque jour les frayeurs augmentaient avec l'arrivee continuelle des troupes. Une armee pesait sur l'Assemblee naissante. Celle-ci, de son cote, etait reduite a l'impuissance. Elle ne pouvait sortir de cet etat critique sans l'intervention de la force.--Paris se leva. Les mouvements commencerent le 30. Le peuple est femme, _plebs_.--Accessible aux emotions, son premier acte est presque toujours dirige par le coeur. Cette revolution, qu'on accuse d'avoir peuple les cachots, commenca par en ouvrir les portes. Onze soldats du regiment des gardes-francaises etaient detenus a la prison de l'Abbaye, comme faisant partie d'une societe secrete dont les membres avaient jure d'epargner le sang de leurs concitoyens. Ils devaient etre transferes, la nuit meme, a Bicetre, _ainsi que de vils scelerats_. On court a l'Abbaye, on les delivre. Quelques autres prisonniers militaires sont mis en liberte. On distinguait parmi eux un vieux soldat qui, depuis plusieurs annees, etait renferme a l'Abbaye. Ce malheureux avait les jambes extremement enflees et ne pouvait que se trainer. On le mit sur un brancard et des bourgeois le porterent. Accoutume depuis un grand nombre d'annees a n'eprouver que les rigueurs des hommes:--Ah! messieurs, s'ecria le vieillard, je mourrai de tant de bontes! Il y eut, des ce moment, les _soldats de la patrie_ (les gardes-francaises) et les soldats du roi,--qui etaient pour la plupart etrangers. Le lendemain, une deputation de jeunes gens se rendit a Versailles pour reclamer l'intercession de l'Assemblee nationale en faveur des braves qu'on venait de soustraire a la brutalite de leurs chefs. Cette demarche etait alors contraire a tous les usages de la monarchie. C'etait la premiere fois que des citoyens, depourvus de tout caractere public, prenaient sur eux-memes l'initiative et la responsabilite d'une pareille demarche. Il y eut des murmures. On promit neanmoins d'invoquer la clemence du roi. [Note: Les gardes-francaises obtinrent en effet leur grace du roi, apres s'etre reconstitues d'eux-meme prisonniers.] La situation de l'Assemblee etait difficile, placee qu'elle etait entre une cour factieuse et un peuple a la veille de se revolter. La contagion des idees nouvelles avait gagne l'armee. La cour ne pouvait plus compter que sur les regiments suisses, allemands; triste et singulier spectacle que celui du Champ-de-Mars occupe par une milice etrangere! Paris etait remue d'un souffle inconnu. Les royalistes consternes, stupefaits, ne comprenant rien a ce soulevement des grandes eaux populaires, se livraient a mille terreurs chimeriques; les uns accusaient le duc d'Orleans, les autres Mirabeau; leurs imaginations malades voyaient partout des complots ourdis contre leurs privileges. En fait de complots, il n'y en avait qu'un seul: la nation tout entiere conspirait au grand jour contre un regime decrepit et abhorre. A Paris, la disette croissait toujours. La presence des troupes augmentait encore la rarete des subsistances. On s'arrachait avec une sorte de rage, a la porte des boulangers, un morceau de pain noir, amer, terreux. Des rixes frequentes eclataient entre les marchands et la population affamee. Les ateliers etaient deserts. Le 6 juillet, l'assemblee des electeurs de Paris se reunit a l'Hotel de Ville. La situation devenait de plus en plus menacante. Trente-cinq mille hommes etaient echelonnes entre Paris et Versailles. On en attendait, disait-on, vingt autres mille. Des trains d'artillerie les suivaient. Le marechal de Broglie venait d'etre nomme commandant de l'armee reunie sous les murs de la ville. Les ordres secrets, des contre-ordres precipites, jetaient l'alarme dans tous les coeurs. Il se preparait visiblement une attaque a main armee contre les citoyens. La sterilite avait deja desole la terre des campagnes; maintenant c'etait la guerre qui allait promener la faux sur nos villes. La main qui semait tous ces maux etait connue. "Je demande, disait l'abbe Gregoire, qu'on devoile, des que la prudence le permettra, les auteurs de ces detestables manoeuvres, qu'on les denonce a la nation comme coupables de lese-majeste nationale, afin que l'execration contemporaine devance l'execration de la posterite." On nommait ouvertement la reine, le comte d'Artois, le prince de Conde, le baron de Bezenval, le prince de Lambesc. A l'exemple de cet insense despote qui faisait fouetter la mer, la cour voulait chatier la Revolution. Paris etait dans la plus grande fermentation; un ecrit avait paru qui cherchait a calmer les esprits et a les armer de patience. "Citoyens, s'ecriait l'auteur, les ministres, les aristocrates soufflent la sedition; vous deconcerterez leurs perfides manoeuvres. Soyez paisibles, tranquilles, soumis au bon ordre, et vous vous jouerez de leur horrible fureur. Si vous ne troublez pas cette precieuse harmonie qui regne a l'Assemblee nationale, la Revolution la plus salutaire, la plus importante se consomme irrevocablement, sans qu'il en coute ni sang a la nation, ni larmes a l'humanite." Cet ecrit, plein de moderation, sortait des mains d'un homme qui n'avait encore souleve de bruit que par ses livres de science, Marat. La Revolution, faite sans une goutte de sang, etait le reve de toutes les ames genereuses; mais au point ou en etaient arrivees les animosites de la cour et celles de la ville, un conflit devenait inevitable. Du 11 au 12, le bruit court que les _brigands_ (lisez le peuple) viennent de mettre le feu aux barrieres de la Chaussee-d'Antin. Des ouvriers, que la cherte des vivres reduisait au desespoir, croyaient abolir ainsi les droits d'entree. Des gardes-francaises, envoyes pour repousser les assaillants, resterent tranquilles spectateurs du desordre. Le moyen de tirer sur des hommes qui, reduits a lutter depuis longtemps contre les horreurs de la faim, n'etaient plus que des cadavres vivants! La cour n'abandonnait pas ses projets sinistres. Des regiments suisses et des detachements du Royal-Dragon campaient au Champ-de-Mars avec de l'artillerie! Provence et Vintimille occupaient Meudon; Royal-Cravate tenait Sevres. Ainsi serre, Paris ne bougerait pas. On esperait alors profiter de son inaction pour casser les Etats generaux. Les membres de l'Assemblee, enleves pendant la nuit, devaient etre disperses dans le royaume. Les plus mutins paieraient pour les autres. Une liste de proscription etait arretee dans le comite de la reine. Soixante-neuf deputes, a la tete desquels figuraient Mirabeau, Sieyes, Bailly, Camus, Barnave, Target et Chapellier, devaient etre renfermes dans la citadelle de Metz, puis executes comme coupables de rebellion. [Note: On trouva plus tard dans le cabinet du stathouder le texte d'une espece de jugement contre les deputes recalcitrants que la cour avait decide de _pendre_, de _rouer_ et _d'ecarteler_; ce sont les termes memes de la sentence.] Le signal convenu pour cette Saint-Barthelemy des representants de la nation etait le changement de ministere. Un evenement ne tarda point a justifier ces bruits et a prouver qu'ils n'etaient pas depourvus de fondement. Necker allait se mettre a table, quand il recut l'ordre de quitter le royaume; il lut la lettre du roi et dina comme a l'ordinaire; apres diner, sans meme avertir sa famille, il monta dans sa voiture et gagna la route de Flandre. L'Assemblee se trouvait tout a fait decouverte par la retraite du ministre constitutionnel. Assise au milieu d'un camp, elle deliberait sous les baionnettes. Un mouvement de plus, et la representation allait perir. La nouvelle du renvoi de Necker arriva le 12 a Paris. Le Palais-Royal etait rempli d'une foule agitee. D'abord un triste et long murmure, bientot une rumeur plus redoutable s'y fit entendre. --Qu'y a-t-il donc? --Et que voulez-vous qu'il y ait de plus? M. Necker est exile. Le peuple est comme les femmes, il faut toujours qu'il aime quelqu'un; Necker, le favori du moment, avait aux yeux de tous le merite tres-reel de sa disgrace. L'opinion depuis quelques jours grondait; la fatale nouvelle mit le feu au volcan. En ce moment, il etait midi, le canon du palais vint a tonner. La foule etait tellement preparee aux evenements extraordinaires que ce bruit penetra toutes les ames d'un sombre sentiment de terreur. Un jeune homme, Camille Desmoulins, monte sur une table. L'heroisme de la liberte est peint sur son visage. Les cheveux au vent, la tete a demi renversee, les yeux pleins d'une sainte indignation: "Citoyens, s'ecrie-t-il, nous allons tous etre egorges, si nous ne courons aux armes!" A ces mots, il agite une epee nue et montre un pistolet. "Aux armes!" repete avec transport toute cette multitude entrainee. Il fallait un signe de ralliement. L'orateur attache une feuille verte a son chapeau. Tout le monde l'imite. En un moment, les marronniers du jardin sont depouilles. Voila le peuple debout! On envoie des ordres pour fermer les spectacles, les salles de danse. En meme temps, un groupe de citoyens se rend chez Curtius qui tenait un cabinet de figures en cire. On enleve les bustes de Necker et du duc d'Orleans, qu'on disait egalement frappe d'un ordre d'exil. On les couvre d'un crepe noir en signe d'affliction publique, et on les porte dans les rues au milieu d'un nombreux cortege d'hommes armes de batons, d'epees, de pistolets ou de haches. Cette sorte de procession tumultueuse traverse les rues Saint-Martin, Grenetat, Saint-Denis, la Ferronnerie, Saint-Honore, en desordre, mais avec une certaine solennite. On enjoint a tous les citoyens qu'on rencontre de mettre chapeau bas. Cette marche, tout a la fois funebre, deguenillee et menacante, etait precedee de tambours voiles en signe de deuil. On arrive sur la place Vendome. En ce moment, un detachement de dragons, qui stationnait devant les hotels des fermiers generaux, fond sur cette foule. Le buste de Necker est brise. Tout le monde se disperse: un garde-francaise sans armes demeure ferme et se fait tuer. Une autre foule ayant ete chargee, au milieu du jardin des Tuileries, par le prince de Lambesc, alla porter l'effroi dans les rues et les faubourgs. La ville n'eut plus qu'un cri: "Aux armes!" Dans la soiree, les gardes-francaises se reunirent au peuple. Sous la blouse, sous l'uniforme, n'etait-ce pas le meme coeur? L'incendie des barrieres continua. Terrible spectacle que la capitale si violemment agitee, et entouree d'une ceinture de feu! Quelle vision! Le Palais-Royal, cet oeil vigilant des operations publiques, resta ouvert toute la nuit. On defonca quelques boutiques d'armuriers. Telle etait, du reste, la grandeur du sentiment national, que dans Paris, cette ville bloquee, sans tribunaux, sans police, a la merci de cent mille hommes errant au milieu de la nuit et la plupart manquant de pain, il ne se commit pas un seul vol, un seul degat. L'ordre venait de sortir du desordre; un pouvoir nouveau naissait de l'insurrection: quelques patrouilles bourgeoises se montraient dans les rues, et a six heures du soir les electeurs de Paris s'etaient rendus a l'Hotel de Ville, ou ils tinrent conseil. Un homme du peuple en chemise, sans bas, sans souliers, le fusil sur l'epaule, montait bravement la garde a la porte de la grande salle. Le meme soir, six ou sept cents deputes se reunirent, a Versailles, dans la salle des seances. En l'absence du president, l'abbe Gregoire, l'un des secretaires, occupa le fauteuil. Les vastes galeries etaient remplies de spectateurs; la nouvelle des troubles qui agitaient Paris causait une inquietude indescriptible; la plupart des physionomies etaient sombres. Gregoire crut qu'il fallait rassurer tout ce monde par une sortie vigoureuse contre les ennemis de la paix. "Le ciel, s'ecria-t-il, marquera le terme de leurs sceleratesses; ils pourront eloigner la Revolution, mais, certainement, ils ne l'empecheront pas. Des obstacles nouveaux ne feront qu'irriter notre resistance; a leurs fureurs, nous opposerons la maturite des conseils et le courage le plus intrepide. Apprenons a ce peuple qui nous entoure que la terreur n'est pas faite pour nous.... Oui, messieurs, nous sauverons la liberte naissante qu'on voudrait etouffer dans son berceau, fallut-il pour cela nous ensevelir sous les debris fumants de cette salle! _Impavidum ferient ruinae!_" Un applaudissement general couvrit ce discours. Il fut aussitot decide que la seance serait permanente: elle dura soixante-douze heures. Des vieillards passerent la nuit sur leurs sieges. A chaque instant, la salle pouvait etre militairement envahie; tous les membres de l'Assemblee etaient decides a mourir plutot que de quitter leur poste. Il est bon de se reporter a ces nuits d'alarmes: voila pourtant ce que l'enfantement de la liberte couta d'angoisses, de veilles et de devouement aux conscrits de 89! La journee du 13, a son lever, eclaire une ville menacante. Le tocsin sonne, Paris demande toujours des armes; les serruriers forgent des piques; les plombiers coulent des balles: mais ou sont les fusils? On va en demander a l'Hotel de Ville, aux Chartreux: rien! on ne trouve rien. Quelques-uns courent au garde-meuble et enlevent les armes qu'on y conservait: ces armes etaient en general fort belles, mais en petit nombre. L'epee de Turenne, l'arquebuse de Charles IX, les pistolets de Louis XIV, passent aux mains obscures du peuple. Les engins du despotisme se retournent contre les oppresseurs. [Note: Ces armes, ainsi que celles qui avaient ete prises dans la boutique des armuriers, furent fidelement remises apres le combat.] Les prisons de la Force sont ouvertes et les prisonniers delivres, excepte les criminels. Du fer et du pain, c'est tout le voeu de ces hommes qui courent les rues en chemise et la manche retroussee. Un amas de ble ayant ete trouve au couvent des Lazaristes, on le fait conduire a la halle dans des voitures. L'evenement de la journee est l'organisation d'une garde bourgeoise pour retablir la surete dans la ville. "C'est le peuple, avait dit un depute, qui doit garder le peuple." Le cure de Saint-Etienne-du-Mont marche au milieu de ses paroissiens capables de porter les armes. "Mes enfants, leur dit-il, cela nous regarde tous; car nous sommes tous freres." Un bateau charge de poudre a canon ayant ete decouvert, un autre abbe se charge d'en faire la distribution au peuple. Les cloches memes des eglises servent a donner au mouvement un caractere solennel: ces grandes voix d'airain qui convoquaient les hommes a la priere les appellent maintenant a la conquete de leurs droits et de leurs libertes. La nuit descend sur Paris inquiet, eveille. Des divisions de soldats du guet, des gardes-francaises, des patrouilles bourgeoises parcourent les rues; quelques bandes continuent a errer, demandant du pain et des armes. La sombre attitude de ces hommes dont les desseins sont inconnus, le bruit des crosses de fusil sur le pave, les feux allumes sur les places publiques, tout redouble l'effroi des vieux royalistes. Les mots d'ordre echanges ca et la entre les patrouilles donnent quelquefois lieu a des meprises et a des fausses alertes qui se transmettent d'un quartier de la capitale a l'autre. Tout s'emeut, puis tout rentre dans le silence. Ce calme n'est plus interrompu que par le sinistre hoquet du tocsin. Un rang de lampions poses sur les croisees du premier etage borde toutes les maisons de chaque rue et aide a surveiller les manoeuvres des traitres. De moment en moment, on entend retentir ce cri; "Soignez vos lampions; l'ennemi est dans les faubourgs." Des signaux convenus indiquent quand il faut les eteindre et quand il faut rallumer. Des hommes armes de leviers, de sabres, de batons, de fourches, montes jusque sur le toit des maisons, guettent l'ombre meme d'un danger possible. Des femmes, des jeunes filles presques nues, un jupon serre autour de la taille, arrachent peniblement tous les paves de leur cour et, pliant sous le fardeau, les transportent dans leur chambre. Gare aux soldats qui passeront sous leurs fenetres! Que l'ennemi vienne maintenant, il trouvera une ville fermement resolue a se defendre! L'Assemblee, depuis deux jours, accusait hautement la cour et l'invitait a eloigner cet appareil de guerre qui tenait la ville en agitation; mais elle n'en obtenait que des reponses vagues ou menacantes. "On nous fit attendre dans une salle, raconte Barere: le roi passa dans son cabinet, dont les rideaux cramoisis, mal joints ou mal fermes, nous laisserent voir le jeu des physionomies des ministres et les mouvements des princes, qui semblaient portes a des actes de severite. Tous les membres de la deputation voyaient cette pantomime politique a travers les grands verres de Boheme qui sont a ces croisees." L'irresolution du roi tenait a son caractere; l'obstination de la reine a un orgueil de femme: l'ignorance ou ils etaient tous les deux des forces reelles de l'opinion publique acheva de les perdre. Louis XVI ne comprenait rien a ce qui se passait, depuis deux mois, autour de lui: son insouciance ne fut pas un instant ebranlee. Il ecrivait un journal dont voici quelques feuillets: "Le 1er juillet 1789.--Mercredi. Rien. Deputation des Etats. "Jeudi 2.--Monte a cheval a la porte du Maine, pour la chasse du cerf a Port-Royal. Pris un! "Vendredi 3.--Rien. "Samedi 4.--Chasse du chevreuil au Butard. Pris un et tue vingt-neuf pieces. "Dimanche 5.--Vepres et salut. "Lundi 6.--Rien. "Mardi 7.--Chasse du cerf a Port-Royal. Pris deux. "Mercredi 8.--Rien. "Jeudi 9.--Rien. Deputation des Etats. "Vendredi 10.--Rien. Reponse a la deputation des Etats. "Samedi 11.--Rien. Depart de M. Necker. "Dimanche 12.--Vepres et salut. Depart de MM. de Montmorin, Saint-Priest et de la Luzerne. "Lundi 13.--Rien." Il avait pris medecine. Il est probable que le roi ne savait rien ou presque rien de ce qui se passait dans la capitale. Averti par les deputes du tiers, il croyait que ces hommes avaient interet a le tromper, a grossir le caractere des evenements. De perfides conseillers profitaient de cette faiblesse d'esprit pour obscurcir son jugement et lui deguiser la verite. Il se trouva meme un certain baron de Breteuil, qui, s'erigeant en messie royaliste, promit de raffermir, en trois jours, le temple de l'autorite ebranle par les factieux. Or, le troisieme jour, le peuple etait maitre de Paris et du roi. Le 14 juillet 1789, la grande ville poussa deux cris; "Aux Invalides!--A la Bastille!" On alla d'abord a l'Hotel des Invalides ou l'on savait qu'il y avait des armes. Les _volontaires_ du Palais-Royal, des Tuileries, de la Basoche, de l'Arquebuse, marchaient en rangs serres et le fusil sur l'epaule. La veille c'etait une cohue, aujourd'hui c'est une armee. Cette armee, assemblee a la hate, connaissait mal sans doute les regles de la discipline; mais la puissance invisible de l'esprit public la soulevait. Personne ne commandait; tout le monde sut obeir. Ce n'etait pas une expedition sans danger: on savait que trois regiments etaient campes au Champ-de-Mars; le gouverneur des Invalides avait des armes, des munitions, et un fort detachement du regiment d'artillerie de Toul avec ses pieces. Qui prit tout cela? L'opinion. Le soldat se sentait circonvenu, caresse, supplie par ces hommes du peuple qui etaient ses freres, par ces jeunes filles qui etaient ses soeurs. L'ennemi n'etait deja plus l'ennemi; il riait, il buvait, il etait charme; les deserteurs sont desormais ceux qui restent sous le drapeau de la cour au lieu de se rallier aux couleurs de la patrie. On enleva de l'Hotel 28 000 fusils et 20 pieces de canon: tout ce qui n'etait pas arme de guerre fut respecte. On distribua sur-le-champ des fusils et de la poudre: voila le peuple arme. Vers onze heures, le ciel, jusque-la voile, se decouvrit. Un soleil revolutionnaire chauffait toutes les tetes. Alors sortit de la foule une grande voix qui disait: "A la Bastille! A la Bastille!" Cette forteresse etait detestee. Le peuple se montra desinteresse dans la haine qu'il lui portait; car, apres tout, elle ne lui avait rien fait a lui. Cette sombre prison d'Etat n'avait point ete construite pour des manants. Il fallait etre a peu pres gentilhomme pour avoir l'honneur d'y etre renferme, ou comme Voltaire, Mirabeau et tant d'autres, avoir ecrit pour la cause du peuple et de la liberte. C'etait un des motifs de la haine du peuple. Cette forteresse inquietait d'ailleurs les Parisiens a d'autres titres. Du haut de ses huit grosses tours ne pouvait-elle ecraser la foule sous la mitraille de ses bouches a feu, foudroyer certains quartiers de la ville? Le faubourg Saint-Antoine avait cette citadelle-la sur le coeur. L'importance de la Bastille etait grande au point de vue strategique, mais bien plus grande encore etait la signification qui s'y rattachait. Elle representait la prerogative royale et l'ancien regime. C'etait la contre-revolution enorme, massive et scellee dans la pierre. La destruction de tout autre edifice public n'eut ete qu'un acte de vandalisme; la Bastille renversee, tout ce qui restait en France du pouvoir absolu s'ecroulait. Cette verite fut aussitot comprise de tous: le peuple a des eclairs de genie; il ne raisonne point, il devine. Parmi les assaillants, quelques hommes determines avaient reussi a rompre les chaines du pont-levis qui gardait l'entree de la premiere avant-cour de la Bastille; c'est alors que le feu commenca. Tout le monde se lanca dans un tourbillon de fumee. Devant ces remparts herisses de canons, les citoyens se confondirent dans un meme elan, dans la meme determination de vaincre ou de mourir. Des enfants (le gamin de Paris existait deja), meme apres les decharges du fort, couraient ca et la pour ramasser les balles ou la mitraille. Furtifs et pleins de joie, ils revenaient s'abriter et presenter ces munitions de guerre aux gardes-francaises qui les renvoyaient, par la bouche du canon, aux assieges. Les femmes, de leur cote, secondaient les operations avec une ardeur incroyable. On distinguait parmi elles, en agile amazone, robe de drap bleu, chapeau a la Henri IV sur l'oreille, large sabre au cote, deux pistolets a la ceinture, une jolie Liegeoise. La fumee de la poudre l'enivre; elle pousse, elle exalte les assaillants. Son histoire etait celle de toutes les femmes galantes: aimee, puis trahie. Dans ses emportements et ses fureurs de chatte, elle jette mille imprecations contre la Bastille. On voit a cote d'elle, dans la foule, d'autres grandes pecheresses, qu'un sentiment nouveau, extraordinaire, immense, venait aussi de convertir. Aujourd'hui, elles n'ont plus qu'un amant: le peuple. Leur coeur est tout a la Revolution; et comme les anciennes Gauloises, elles inspirent les combattants. Parmi ces derniers, il y a des gens sans aveu et a figure livide: le feu purifie tout. La plupart se montrent heroiques. Frappes, ils tombent en criant: "Nos cadavres serviront du moins a combler les fosses!" [Illustration: Robespierre.] Au milieu de ce devouement general et de cette ardeur, un trait particulier de courage sur mille merite d'etre signale par l'histoire. Les assaillants avaient cesse le feu; a un signal donne, une planche est jetee sur l'un des fosses qui entouraient la Bastille: un citoyen s'elance et tombe; un autre, le fils d'un huissier, Maillard, s'avance sans broncher sur ce pont etroit et dangereux. Tout a coup un cri s'eleve: "La Bastille se rend!" Elle, cette forteresse que Louis XI, Louis XIV et Turenne jugeaient imprenable,--oui, la Bastille demande a capituler. Pendant ce temps-la, les electeurs deliberaient a l'Hotel de Ville; hommes de peu de foi, ils regardaient le siege de cette forteresse comme une entreprise temeraire. Soudain un autre grand cri s'eleve dans les airs: "La Bastille est prise!" Hommes, femmes et enfants se precipitent alors comme un torrent vers la place de Greve. Des citoyens bizarrement armes, noirs de poudre, portent en triomphe dans leurs bras un jeune officier des gardes-francaises, Elie, dont la conduite avait ete magnanime. Les vainqueurs affecterent de defiler devant le buste de Louis XIV qui etait alors sur la place, en face de l'Hotel de Ville. Lui absent, la fete n'eut point ete complete; il fallait a la monarchie, pour temoin de sa defaite, le plus absolu des rois. Bientot toute cette tempetueuse foule penetre dans la salle ou un comite d'electeurs appartenant a la classe moyenne s'etaient reunis: les murs tremblent, les boiseries craquent. Un homme porte les clefs et le drapeau de la Bastille; un autre, le reglement de la prison pendu a la baionnette de son fusil. A la priere de l'intrepide Hullin, d'Elie et des gardes-francaises, qui s'etaient signales pendant le siege, on couvre les prisonniers d'un genereux pardon. Quelques represailles avaient eu lieu dans l'interieur de la forteresse: le miserable de Launay, gouverneur de la Bastille, qui avait fait tirer sur le peuple, fut mis a mort; un traitre, Flesselle, prevot de Paris, qui avait amuse depuis deux jours les Parisiens, pour se donner le temps de les surprendre, fut abattu dans la foule par une main restee inconnue. L'horreur de ces executions disparut dans l'ivresse de la victoire. Un architecte, le citoyen Palloy, qui etait au siege de la terrible forteresse, fut charge de detruire _le repaire de la tyrannie_. Cet homme, qui n'est guere connu, fit une grande chose dans sa vie, une seule: il demolit la Bastille. La chute de cette celebre prison d'Etat eut dans le monde un retentissement prodigieux. En France, on crut entendre tomber, d'une extremite du territoire a l'autre, le pouvoir monstrueux de la force. Des que la nouvelle s'en repandit a Versailles, [Note: Dans la nuit du 14 juillet, une deputation s'etait rendue chez le roi sans rien obtenir. Louis XVI fixa les yeux constamment sur M. de Mirabeau. Le roi du passe regardait tout etonne le roi de la Revolution.] la cour, qui tenait encore ferme dans ses projets d'attaque, fut aneantie. La terreur passa en un instant du peuple aux agresseurs. Les regiments, campes au Champ-de-Mars, deguerpirent pendant la nuit et prirent la fuite, comme si l'epee de la colere divine s'etait etendue sur eux. On ramena, de ces lieux occupes naguere par une armee, plusieurs voitures chargees de tentes, de pistolets, de manteaux. Le succes au contraire fit de tous les citoyens un peuple de freres. On s'embrassait, on etait heureux. Les religieux de divers couvents avaient pris la cocarde aux couleurs de la nation, blanc, bleu et rouge; ils formerent des detachements; le temps de la Ligue et de la Fronde etait revenu. Le cure de Saint-Etienne-du-Mont avait marche tout le temps a la tete de ses paroissiens. Ces guerriers, en soutane, en froc et en capuchon, attestaient l'unanimite de sentiments qui faisait agir toute la ville. Il se trouvait la des nobles, des bourgeois, des abbes, des hommes du peuple: ils n'avaient tous qu'une volonte, qu'une ame. Comme on n'etait pas encore rassure sur les intentions de la cour, on depava les rues, on eleva des barricades; precautions tres-sages sans doute: mais que pouvait desormais la faction royaliste en face d'une Assemblee souveraine, d'un peuple en insurrection, d'une armee evanouie? Pendant que l'on se battait encore a la Bastille, un nombreux detachement de dragons et de cavalerie allemande, recu dans Paris aux acclamations de la multitude, venait de reconnaitre le quartier Saint-Honore et traversait le Pont-Neuf. Un chef d'escadron commande alors a ses soldats de faire halte, pour haranguer les citoyens: il annonce comme une bonne nouvelle la prochaine arrivee du corps de dragons, de hussards, et de Royal-Allemand, toute cavalerie qui vient, dit-il, se reunir au peuple. Un applaudissement, mele de cris de joie, accueille son discours. Un seul assistant remue la levre en signe de doute. Il s'elance du trottoir, fend la foule jusqu'a la tete des chevaux, saisit par la bride celui de l'officier et somme celui-ci de mettre pied a terre. L'officier interdit descend de cheval. L'inconnu, quoique petit et grele, exige que le chef remette ses armes et celles de ses soldats dans les mains du peuple. L'officier garde un silence qui donne a penser. Ce refus tacite confirme dans ses soupcons le citoyen ombrageux, qui se met alors a semer l'alarme parmi les assistants. Ses gestes et ses paroles repandent la mefiance. La foule enjoint sur-le-champ aux cavaliers de faire volte-face, et les conduit a l'Hotel de Ville d'ou le comite les renvoie tous a leur camp sous bonne garde. Cet homme, dont le coup d'oeil vigilant avait peut-etre evente une ruse et dejoue une entreprise perfide des royalistes, etait Jean-Paul Marat. Le 14, Louis XVI avait ecrit sur ses tablettes: "Rien." La nouvelle de la prise de la Bastille jeta dans le camp de l'aristocratie un tel decouragement que les choses a Versailles changerent de face: le roi n'eut d'autre moyen de salut que de venir lui-meme au milieu de l'Assemblee nationale. La Bastille prise, il se rendait: l'insurrection de Paris consacra definitivement la victoire des droits sur les privileges; sans elle, tout ce qui avait ete fait jusque-la manquait d'une sanction decisive. Le serment du Jeu-de-Paume, l'opposition a la fameuse seance royale etaient des actes courageux; mais ces germes auraient pu etre steriles: il fallait le concours de Paris pour les feconder et pour leur donner les caracteres d'une revolution. L'Assemblee avait mis dans sa resistance la force du raisonnement; le peuple y mit celle du sentiment et de l'action: alors tout fut dit. Les revolutions se font encore plutot par le coeur que par la tete. Le roi vint a Paris. Il traversa une foule immense: deux cent mille citoyens formaient sur son passage une haie herissee de baionnettes, de piques, de faux, de batons ferres: gardes-francaises, milice bourgeoise, religieux, tous etaient confondus sous les armes, tous etaient amis. On se traitait de freres: les riches accueillaient les pauvres avec bonte; les rangs n'existaient plus, tous etaient egaux. Quel beau jour! les femmes du haut des balcons, des croisees, jetaient a pleines mains des cocardes patriotiques, des touffes de rubans. La fraternite respirait sur tous les visages. Le roi venait chercher la paix dans cette ville, ou, quelques jours auparavant, il avait fait entrer la guerre. Le peuple avait le droit de se montrer severe; il fut clement. On recut d'abord Louis XVI dans un silence morne et solennel, les armes hautes; mais quand il eut pris des mains de Bailly la cocarde nationale, quand surtout il sortit de l'Hotel de Ville ou il etait entre sans gardes et avec confiance, la serenite revint sur tous les visages, et les armes s'abaisserent. Il fut reconduit avec tous les honneurs militaires par les vainqueurs de la Bastille. Les femmes de la halle crierent le long du chemin: Vive le roi! Cependant il devenait clair que cet homme indecis, epousant tour a tour la cause de la noblesse par inclination, celle du peuple par raison et par necessite, etait un grand obstacle a la marche des evenements. Or les revolutions n'ont qu'une maniere d'agir avec les obstacles; elles les suppriment. Deux pouvoirs democratiques etaient sortis de l'insurrection, la municipalite de Paris et la garde nationale; deux hommes avaient du leur election aux circonstances, Bailly et La Fayette. La vieille France, rajeunie par le sentiment du droit, aimait a tourner ses regards vers le Nouveau-Monde. Le marquis de La Fayette, qui avait concouru a l'affranchissement des Etats-Unis, fut le heros du jour. Triste rayon de popularite qui palit bientot sur son front! L'elan de Paris se communiqua comme l'etincelle electrique aux provinces; de toutes parts, les citoyens se reunirent et s'associerent.--Je m'arrete: la France, depuis l'ouverture des Etats generaux, a fait une belle etape dans la voie qui conduit a la liberte. La Revolution est demeuree pure d'exces. Sa premiere victoire n'a point coute une larme; en sera-t-il ainsi dans la suite? Vain espoir! Ses ennemis ne negligent rien pour la provoquer et lui mettre le glaive a la main. III Etat des esprits.--Premiere emigration.--La disette.--Mort de Foulon et de Bertier.--Conduite du clerge francais dans les premiers temps de la Revolution. Paris livre a lui-meme, Paris lache dans l'ivresse de sa victoire, inspirait de graves inquietudes a certains membres de l'Assemblee nationale. Le sentimental et larmoyant Lally fit une motion qui tendait a calmer l'effervescence des habitants de la grande ville. Reprimer trop tot l'esprit public, dans les temps de revolution, c'est quelquefois l'amollir. Robespierre se leva. On trouve, dans les premiers mots qu'il fit entendre, les principaux traits de son caractere politique: respect et amour de la nation, horreur de l'intrigue. Il la poursuit, cette intrigue, sous le masque du parti de la cour, comme il la poursuivra dans la suite sous le masque des Girondins. Cet homme arrivait a la Revolution, arme de toutes pieces par l'integrite de ses principes. Jusqu'ici du reste rien ne le designe a l'attention; il se confond, il s'efface dans la pale multitude des orateurs. Le denouement de la Revolution etait dans cet homme a part; mais il se montrait encore trop couvert d'ombre pour qu'on put distinguer toute sa valeur. Un autre depute, alors inconnu, tour a tour ami et ennemi de Robespierre, siegeait sur les memes bancs; son nom etait Barere. Voici le portrait qu'en trace madame de Genlis: "Il etait jeune, jouissait d'une tres-bonne reputation, joignait a beaucoup d'esprit un caractere insinuant, un exterieur agreable, et des manieres a la fois nobles, douces et reservees. C'est le seul homme que j'aie vu arriver de sa province avec un ton et des manieres qui n'auraient jamais ete deplaces dans le grand monde et a la cour. Il avait tres-peu d'instruction, mais sa conversation etait toujours aimable et toujours attachante: il montrait une extreme sensibilite, un gout passionne pour les arts, les talents et la vie champetre. Ses inclinations douces et tendres, reunies a un genre d'esprit tres-piquant, donnaient a son caractere et a sa personne quelque chose d'interessant et de veritablement original." Enfant des Pyrenees, il aimait la _constitution de ces montagnes, decretee il y a des siecles par la nature_, ces vallees embellies par des moeurs candides et pastorales; il aimait jusqu'aux torrents et aux ours, car tout cela c'etait le pays. Son enfance avait ete reveuse; sa jeunesse fut melancolique. "On ne fait pas, ecrit-il lui-meme, assez attention aux preliminaires des grands accidents de la vie. Ce sont pourtant des avertissements que la Providence nous donne, mais dont nous profitons rarement, soit qu'ils passent inapercus, soit qu'ils arrivent trop tard. Lors de mon mariage, en 1785, qui fut une grande fete de famille a Vic et a Tarbes, j'allais a l'autel avec ma jeune fiancee; c'etait au milieu de la nuit; l'eglise etait resplendissante de lumieres; une societe nombreuse de parents et d'amis nous entourait. Une profonde tristesse me serrait le coeur, et, lorsque je prononcai le _oui_ solennel, des larmes coulerent involontairement sur mes joues decolorees. Il n'y eut que ma mere qui s'en apercut, et qui, apres la messe des epousailles, me prit la main et la serra contre sa poitrine." Ce mariage fut malheureux: attachee a la cause de l'aristocratie par gout et par tradition de famille, la jeune femme ne pardonna pas a son mari d'avoir embrasse la cause de la nation. Barere exercait la profession d'avocat quand le mouvement de la France l'envoya aux Etats generaux. Il etait alors pour la monarchie temperee. Doue d'une imagination vive, mobile, chauffee au soleil du Midi, il avait essaye sa plume dans quelques ouvrages peu connus, couronnes par l'Academie de Toulouse. A Paris, il redigeait, depuis l'ouverture des Etats, une feuille intitulee _le Point du Jour_. Nature vive, semillante, la variete des impressions s'opposait chez lui a la duree. Barere avait dans l'esprit la grande qualite des femmes, la penetration. Le mouvement rapide de ses idees et de ses sentiments ne lui permit point de se fixer a un principe. Fin, ruse, grand comedien, voulant a tout prix sauver sa tete, cet homme d'Etat fut, selon le cours des evenements, le cameleon des diverses nuances revolutionnaires. Dans son journal, _le Point du Jour_, il attaquait avec ardeur le parti de la cour, denoncait a l'indignation publique les menees et les conduites occultes d'un parti qui preferait renoncer a la France que d'abandonner ses pretentions et ses privileges. Deja, en effet, le mouvement de l'emigration avait commence. Le frere de Louis XVI, le comte d'Artois, les Conde et les Conti, les Polignac, les Vaudreuil, les de Broglie, les Lambesc et d'autres etaient passes a l'etranger. Une lourde responsabilite pese sur la tete de ces hommes. Deserter son pays parce que la cause a laquelle on avait rattache ses interets est en peril, se faire etranger par le coeur, se fermer volontairement la France, quel triste exemple donnait alors la haute aristocratie! Ce _sauve qui peut_ avait d'ailleurs une autre signification: ces princes, ces nobles, passaient avec toute vraisemblance pour bien connaitre la pensee de Louis XVI. Le roi trompait-il donc le peuple de Paris quand il lui disait: "Vous pouvez avoir confiance en moi?" Revenons a Paris. La ville etait calme a la surface, mais, sous le repos meme, on distinguait les dernieres agitations de l'orage. Une circonstance souleva de nouveau toute cette masse d'hommes. Parmi les accapareurs de bles, qu'on accusait d'etre les auteurs de la misere et de la disette, la clameur publique denoncait surtout un nomme Foulon. Abhorre des le dernier regne, il n'avait vecu jusqu'a soixante ans que pour entasser sur sa tete les accusations les plus graves. Ses monopoles odieux le couvraient de l'indignation publique: c'etait son vetement, sa chemise de soufre. Il fallait que cet homme se jugeat lui-meme bien coupable envers le peuple, puisqu'il avait fait repandre partout le bruit de sa mort et enterrer, a sa place, le cadavre d'un de ses domestiques. Bien vivant, il avait quitte Paris le 19 juillet et s'etait cache dans une terre de M. de Sartines, a Viry, petit village situe sur la route de Fontainebleau. C'est la qu'il fut apercu et saisi par des paysans qui lui attacherent sur le dos, par derision, une botte de foin avec un bouquet de chardons. C'etait une allusion a un propos atroce qu'avait tenu le miserable: "Ces gens-la, avait-il dit en parlant de ses vassaux, peuvent bien manger de l'herbe, puisque mes chevaux en mangent." Il avait ajoute "qu'il ferait faucher la France". Conduit en cet etat a l'Hotel de Ville de Paris, il fut confronte, interroge. On trouva sur lui les morceaux d'une lettre qu'il avait dechiree avec ses dents. Pas une voix ne s'eleva pour le justifier, Bailly, La Fayette, les membres du Comite de l'Hotel de Ville, tout le monde le jugeait tres-coupable; et d'un autre cote ces honorables citoyens voulaient eviter l'effusion du sang. Il avait ete decide qu'au tomber de la nuit il serait transfere secretement dans les prisons de l'Abbaye-Saint-Germain. --Foulon! nous voulons Foulon! N'a-t-il pas lui-meme signe sa sentence en passant pour mort? Voila ce que la foule, accrue d'instant en instant, ne cessait de crier sur la Greve. Au milieu de cette multitude have, affamee, il y avait des hommes qui avaient vu mourir une soeur, un enfant, une femme, d'epuisement et de misere: la nature les rendait feroces. Le malheureux entendait gronder a ses oreilles ce mugissement terrible d'un peuple justement irrite. Le Comite de l'Hotel de Ville insistait toujours, et avec raison, pour qu'il fut juge. "Oui, oui, crie-t-on de toutes parts, juge sur-le-champ et pendu!" Un simulacre de tribunal s'improvisa; il etait compose de sept membres; mais quelle impartialite devait-on attendre de juges deliberant sous la pression de telles circonstances? La Fayette intervint: il etait encore dans tout l'eclat de sa popularite. --Je ne puis blamer, dit-il, votre indignation contre cet homme. Je ne l'ai jamais aime. Je l'ai toujours regarde comme un grand scelerat, et il n'est aucun supplice trop rigoureux pour lui.... Mais il a des complices; il faut que nous les connaissions. Je vais le faire conduire a l'Abbaye. La nous instruirons son proces et il sera condamne a la mort infame qu'il n'a que trop meritee. Vains efforts! La foule grossissait toujours; l'impatience croissait; bientot des murmures, ensuite les fureurs. C'est sans resultat que des citoyens, emus de pitie et voulant qu'on respectat les formes de la justice, traversent les groupes et representent qu'il ne faut pas verser le sang. --Le travail du peuple est du sang aussi, reprend cette multitude indignee, et le traitre l'a bu; il s'est nourri, engraisse de la faim publique! Des groupes nouveaux debordent du dehors; cette maree vivante pousse devant elle la foule qui emplissait la salle. Tous s'ebranlent, tous se portent avec l'impetuosite de l'ocean vers le bureau et vers la chaise ou Foulon etait assis. La chaise est renversee. --Qu'on le conduise en prison! commande La Fayette d'une voix qui cherchait encore a dominer la tempete. Des mains implacables ont deja saisi le malheureux qui demandait grace; on lui fait traverser la place de l'Hotel de Ville. Arrive sous le reverbere qui se trouvait en face de l'edifice, il est attache a une corde. La corde casse: "Qu'on en cherche une autre!" On recommence jusqu'a trois fois pour le hisser a ce gibet improvise. Une bande de furieux met a prolonger les horreurs du supplice cette sorte d'obstination et d'acharnement qu'on deploie contre un fleau public. Ce qu'ils s'imaginaient pendre dans cet homme, c'etait la famine. Le meme jour, Bertier, gendre de Foulon, intendant de Paris, arrivait de Compiegne par la porte Saint-Martin. Le peuple avait divers motifs de haine contre lui. Bertier passait pour avoir donne a Louis XVI le conseil de faire avancer les troupes sur Paris. C'etait en outre un administrateur dur et hautain, un coeur de bronze. Il parut tout a coup entoure d'un rassemblement formidable, assis dans un cabriolet dont on avait brise la capote, afin qu'il demeurat expose a la vue de tous. Un electeur, Etienne de La Riviere, le protegeait au peril de sa vie contre l'indignation populaire. Des morceaux de pain noir tombaient dans la voiture. --Tiens, criaient des voix etouffees par la colere, tiens, brigand! voila le pain que tu nous as fait manger! Il fut conduit a l'Hotel de Ville, ou Bailly l'interrogea. Sur l'avis du bureau, le maire dit: --A l'Abbaye! Il etait plus facile de donner un pareil ordre que de le faire executer. Traine sous la lanterne ou l'on avait pendu Foulon, Bertier resiste, saisit un fusil et tombe perce de cent coups de baionnette. Quoiqu'un affreux souvenir s'attache a ces deux executions sommaires, il faut pourtant reconnaitre que les auteurs de ces actes a jamais regrettables se montrerent desinteresses. "Les meurtriers, dit Bailly, respecterent la propriete et les effets de ceux a qui ils s'etaient permis d'oter la vie. Tous ces effets, meme les plus precieux, et l'argent, ont ete rapportes." [Note: Ce qui etonne est la froideur des ecrivains du temps vis-a-vis de ces executions sommaires. Voici tout ce qu'elles inspirent a l'un d'entre eux: "En voyant ces restes degoutants, je me disais: Qui croirait que ces corps (ceux de Foulon et de Bertier), maintenant horribles, ont ete tant de fois baignes, etuves, embaumes, et que ce qui revolte la nature a si souvent prononce des actes d'autorite, tant humilie d'honnetes gens, et fait souffrir un si grand nombre de malheureux!"] L'ancien regime n'a-t-il point d'ailleurs, dans ces massacres, sa part de responsabilite? N'est-ce point lui qui avait entretenu le peuple dans l'ignorance, mere de toutes les barbaries? La vue des supplices ordonnes par les juges du roi n'etait-elle point bien faite pour endurcir le coeur des masses? Se souvient-on de Ravaillac et de tant d'autres, tenailles en place de Greve, aux mamelles et aux gras des jambes, la main droite brulee, les plaies injectees de plomb fondu, d'huile bouillante, de poix resine et de soufre, puis reconduits en prison, panses et medicamentes, jusqu'au jour ou leurs membres etant renouveles de maniere a endurer de nouvelles tortures, on les ramenait en Greve pour y etre roues vifs ou tires a quatre chevaux? Les douces moeurs que devaient inspirer au peuple de tels spectacles! Detournons nos regards de ces scenes sanglantes et reportons-les sur la France. Il est un fait qu'il importe de bien etablir, c'est que le bas clerge ne se montra point hostile a la Revolution naissante; des services furent celebres dans les eglises pour les citoyens morts au siege de la Bastille. L'abbe Fauchet leur prodigua les tresors de son eloquence. Il avait choisi pour texte de son sermon ces paroles de saint Paul: _Vocati estis ad libertatem, fratres_: "Freres, vous etes tous appeles a la liberte." L'orateur faisant allusion a l'etat general des esprits s'ecriait du haut de la chaire: "C'est la philosophie qui a ressuscite la nation.... L'humanite etait morte par la servitude; elle s'est ranimee par la pensee; elle a cherche en elle-meme et elle y a trouve la liberte. Elle a jete le cri de la verite dans l'univers; les tyrans ont tremble; ils ont voulu resserrer les fers des peuples.... Ils auraient egorge la moitie du genre humain, pour continuer d'ecraser l'autre.... Les faux interpretes des divins oracles ont voulu, au nom du Ciel, faire ramper les peuples sous les volontes arbitraires des chefs. Ils ont consacre le despotisme; ils ont rendu Dieu complice des tyrans! Ces faux docteurs triomphaient, parce qu'il est ecrit: _Rendez a Cesar ce qui appartient a Cesar_. Mais ce qui n'appartient pas a Cesar, faut-il aussi le lui rendre? Or la liberte n'est point a Cesar, elle est a la nature humaine." Ce fier langage fut diversement apprecie; les princes des pretres et les pharisiens modernes crierent au scandale; mais un tel discours transporta d'enthousiasme tous ceux qui tenaient encore pour l'alliance du christianisme et de la Revolution. Une compagnie de garde nationale reconduisit l'abbe Fauchet jusqu'a sa sortie de l'eglise. On portait devant lui une couronne civique. [Illustration: Prise de la Bastille.] Pretre janseniste et mystique, il avait embrasse de bonne foi et avec tout l'elan d'une imagination ardente le nouveau dogme de la liberte, de l'egalite et de la fraternite. Son tort, et il l'expia cruellement, fut de croire qu'on put allier deux ordres d'idees inconciliables. L'influence de cette erreur propagee par quelques autres ecclesiastiques, tels que le cure de Saint-Etienne-du-Mont, fit reculer l'esprit public jusqu'aux formes les plus superstitieuses et les plus naives. On mit la Revolution naissante sous la protection de sainte Genevieve; on la voua au blanc. Chaque jour, c'etaient des processions solennelles: le bataillon du quartier, avec de la musique, les femmes du marche, les jeunes filles, allaient porter des actions de graces et un bouquet a la patronne de Paris. Au retour, elles se rendaient chez le maire. "Tous les jours, raconte Bailly, j'avais des compliments et des brioches; j'etais bien fete et bien baise par toutes ces demoiselles." Les citoyens du district du faubourg Saint-Antoine se reunirent quand leur tour fut venu: a leur tete marchaient les jeunes vierges vetues de blanc; tout le cortege allait faire benir un modele de la Bastille. Les vainqueurs entouraient fierement ce simulacre d'une forteresse detruite par la main du peuple; quelques-uns portaient en trophee les drapeaux et les armes des vaincus. On ne doutait pas que ces depouilles ne fussent agreables au dieu de la liberte. Il est aujourd'hui permis de se demander si ces gages de sympathie donnes par le clerge de 89, au reveil d'un grand peuple, etaient bien sinceres. Nous avons mille motifs pour en douter. Un contemporain, Rabaut-Saint-Etienne, ministre protestant, est d'ailleurs plus a meme que tout autre de nous renseigner a cet egard. "Le clerge, dit-il, cherche encore, dans une religion de paix, des pretextes et des moyens de discorde et de guerre; il brouille les familles dans l'espoir de diviser l'Etat: tant il est difficile a ce genre d'hommes de savoir se passer de richesses et de pouvoir!" Nous verrons d'ailleurs plus tard jusqu'ou le bas clerge suivit la Revolution Francaise et a quelle borne il s'arreta. IV Troubles et soulevements dans les campagnes--Henri de Belzunce--Un episode de la Revolution a Caen. Une grande nouvelle se repandit, le 19 juillet, dans les rues de Paris: les campagnes s'agitent; des bandes armees viennent de se montrer jusque dans les districts ruraux qui avoisinent la capitale. "Les paysans sont ici! ils sont la!" On y courait; on battait les champs: que decouvrait-on? Rien. Pas meme la trace des pieds nus ou des sabots. C'etait une armee invisible qui sortait de terre et qui rentrait sous terre. Ces bruits etaient-ils appuyes sur des faits? Ces terreurs etaient-elles chimeriques? Ces fausses alertes faisaient-elles partie d'un plan qui consistait a tenir en haleine les forces de la repression dans toute l'etendue du royaume? Il est assez difficile de le dire. Constatons seulement que l'esprit public etait malade, par suite du systeme d'accaparement et de monopole qui avait trop longtemps pese sur les subsistances; chacun croyait decouvrir partout une main qui brulait et ravageait les moissons; un tourbillon de poussiere devenait tout a coup, pour les imaginations hallucinees, une bande de malfaiteurs. A la moindre alarme, on sonne le tocsin dans les campagnes; les villes y repondent par le cri de guerre, une garde nationale s'elance tout organisee a la poursuite des brigands. En quelques jours, la France se montre, d'une extremite a l'autre, sous les armes. Le systeme feodal avait trop longtemps lasse la France pour que l'explosion revolutionnaire ne fut pas terrible envers quelques privilegies insolents. Comme un arbre courbe par la force qui, en se relevant, se jette d'une secousse vigoureuse dans la direction opposee, l'esprit public allait violemment du respect servile a une revolte impitoyable contre l'aristocratie. Dans quelques provinces, le peuple tout entier formait une ligue pour detruire les chateaux, briser les armoiries, et surtout pour s'emparer des chartriers, ou les titres des proprietes feodales etaient en depot. Ici, c'est une princesse de Bauffremont qui a ete obligee, par ses paysans, de declarer qu'elle _renoncait aujourd'hui et pour toujours_ a tous ses droits seigneuriaux. La, c'est un homme dur envers ses vassaux qui est poursuivi par eux a coups de fourches. "Il est difficile, s'ecriait Loustalot dans ses _Revolutions de Paris_, de ne pas croire que les ravages dont plusieurs chateaux viennent d'etre les theatres ne soient pas les effets des vexations passees des seigneurs et de l'animosite de leurs tenanciers... Que l'on nous cite un seul seigneur humain, charitable, qui ait ete expose a ces exces!" Le peuple montra en effet un sens tres-sur; il sut parfaitement distinguer entre les abus des vieilles institutions et le caractere des gentilshommes qui, nes dans les rangs de la noblesse, attenuaient, par leur maniere de vivre et leur generosite, l'injustice de leurs privileges. Au plus fort de cette fievre de destruction, quelques seigneurs recommandables, ayant visite leurs terres, furent accueillis par leurs paysans avec des marques de respect et d'estime personnelle. Les autres nobles, maltraites, pilles, injuries, furent generalement ceux qui avaient temoigne du mepris pour la Revolution naissante. On cite le mot d'une femme de qualite qui, se trouvant a Paris, pendant que le peuple faisait le siege de la Bastille, disait a ses domestiques: --Conduisez-moi a mon donjon, que je voie s'egorger celle canaille. La caste privilegiee regardait les gens de la classe inferieure comme appartenant a une autre espece humaine. L'aristocratie, depuis des siecles, avait tenu les populations rurales dans l'ignorance et la misere; elle avait seme la haine dans leur coeur, elle recoltait la devastation, le meurtre. Ces hommes, endurcis aux travaux ingrats de la terre, ne connaissaient qu'une loi, la loi du talion; c'est celle de toutes les races barbares. Ils rendaient aux chateaux oeil pour oeil, dent pour dent. Les pierres etaient ici complices des abus qui s'y refugiaient. On se disait que, le nid detruit, le vautour ne reviendrait plus. Ce n'est pas que j'approuve ces ravages; la destruction est un supplice trop doux pour les monuments de la tyrannie; il faut les condamner a vivre. Au milieu de ce soulevement general contre un ordre de choses maudit, fixons nos yeux sur un point de la France qui servira plus tard de quartier general aux entreprises de la Gironde. En ce temps-la, deux regiments stationnaient a Caen, dans la caserne dite de Vaucelles; c'etaient le regiment d'Artois et le regiment de Bourbon. L'un portait une medaille qu'il avait recue quelques jours auparavant comme signe de recompense pour son devouement a la cause commune: il tenait pour le peuple, dont il etait aime; l'autre, compose de jeunes officiers attaches au parti royaliste et de soldats gagnes, inspirait dans la ville une grande defiance. [Note: On assure que des soldats du regiment de Bourbon auraient arrache la medaille nationale a des soldats d'Artois qui etaient sans armes.] La haine et les soupcons des bourgeois portaient principalement sur Henri de Belzunce, major en second du regiment de Bourbon. Les troubles qui avaient agite Paris, dans les journees du 13 et du 14 juillet, avaient produit dans toute la France un ebranlement general. La disette des bles tenait surtout la Normandie en rumeur. Le peuple de Caen, persuade que les accapareurs etaient cause de la famine, vint en armes et avec menaces demander qu'on les lui livrat. Les autorites de la ville lui permirent de bruler, s'il en trouvait, les magasins ou de riches proprietaires entassaient les grains. Une bande de turbulents se repandit alors dans tous les quartiers de la ville et incendia deux maisons. Cela fait, la colere du peuple se calma, et le conseil ayant pourvu a l'approvisionnement des marches, tout rentra dans l'ordre. Le comte Henri de Belzunce, avec la temerite d'un jeune homme de dix-huit ans, se montra, dans cette journee, pour les mesures violentes. La conduite sage des autorites lui fit pitie; il eut voulu que l'on comprimat du tels mouvements par la force des armes. Une pyramide ayant ete elevee a Caen, devant l'eglise Saint-Pierre, en l'honneur du rappel de Necker, le ministre a la mode, toute la ville vint assister a l'inauguration. Ce jour-la, M. le comte de Belzunce passa a cheval sur la place, et regarda la statue avec un sourire insultant. Nargue dans ses affections, le peuple poursuivit le comte d'un long et sourd murmure; mais l'officier donna de l'eperon a son cheval, et tint ferme, ce jour-la, contre l'orage. Cette conduite ne manqua pas cependant d'attacher au major du regiment de Bourbon cette terrible note qui s'ecrivait des lors en lettres rouges: _Aristocrate!_ Quelques amis d'Henri de Belzunce engagerent le comte d'Harcourt a mettre cet imprudent aux arrets dans le chateau. C'etait un moyen de calmer le peuple. Le comte n'en fit rien. Il y a dans certains evenements une force qui entraine fatalement les hommes vers une catastrophe et que les plus sages conseils ne sauraient paralyser. Les rivalites entre le regiment de Bourbon et les bourgeois de la ville en etaient venues a un point extreme qui rendait le choc inevitable. Voici maintenant de quelle maniere la lutte s'engagea: le 10 aout, a dix heures et demie du soir, un habitant de la ville, commandant le poste bourgeois, etait de faction au pont de Vaucelles; un officier du regiment de Bourbon se presente dans l'ombre. La sentinelle crie trois fois: "Qui vive!" Nuit et silence! L'officier avait dans ses mains un fusil de chasse; il veut tirer, mais le coup manque; il arme de nouveau. Avant qu'il ait eu le temps de faire feu, une balle de la sentinelle bourgeoise l'abat la face contre terre. A la vue de l'agresseur justement puni, le poste de la garde nationale pousse un cri d'alarme; on sonne le tocsin; le tambour bat dans toutes les directions; le canon tonne. Surprise au milieu de son sommeil, la paisible population de Caen est bientot sur pied. Les lumieres etoilent a toutes les fenetres; une foule compacte encombre deja toutes les issues. Le bruit court que la garnison va faire un mouvement sur la ville et qu'il faut la prevenir. Le cri: "Aux armes!" se fait entendre de toutes parts; on court au chateau dont les portes sont forcees, et tout ce qui s'y trouve, en poudre, fusils, sabres, pistolets, canons, passe dans les mains du peuple. Le regiment d'Artois se joint a la milice bourgeoise; des torches servent a eclairer la marche. Cette foule armee se dirige vers la caserne et arrive devant les grilles qu'elle trouve soigneusement fermees. Le regiment de Bourbon etait rassemble dans la cour et deja sous les armes. --Vive la nation! crie le peuple. --Vive Bourbon! repond le regiment. Un silence de mort succeda a ces deux cris; qu'allait-il se passer? La caserne etait dominee sur ses derrieres par les hauteurs de la ville, sur lesquelles on avait deja traine des canons. Henri de Belzunce jugea d'un coup d'oeil que la resistance etait impossible; quelques-uns de ses militaires commencaient a se detacher; le comte se rendit. Deux bourgeois furent laisses en otage au regiment pour lui repondre de son chef. Il etait une heure du matin. On conduit le comte a l'hotel de ville; un gros de garde bourgeoise le serrait etroitement: le peuple suivait. Le comite voulant mettre la tete de Henri de Belzunce a l'abri des fureurs de la multitude, et jugeant l'hotel de ville trop peu fortifie, donna ordre de le conduire au chateau. Le chateau de Caen, bati par Guillaume le Conquerant dans la seconde moitie du XIe siecle, etait une citadelle entouree de gros murs, avec un pont-levis, un donjon et une eglise. Les tetes s'echauffaient de moment en moment. On parlait de denonciations venues de Paris. Quelques soldats avaient depose contre leur chef; il s'en trouva meme qui declarerent avoir recu du comte l'ordre d'arracher la medaille aux militaires du regiment d'Artois qui en etaient decores. Tous ces bruits etaient encore envenimes par des propos de femmes: une fille du quartier Saint-Sauveur declara tenir de son amant, sergent au regiment de Bourbon, que l'intention de leur chef etait depuis longtemps de faire un mouvement sur la ville. Les familiarites du comte avec ses soldats etaient l'objet d'accusations graves. Tous avouerent qu'il couchait a cote d'eux, au corps de garde, sur des bottes de paille, qu'il buvait meme quelquefois a leur sante, et qu'il leur tenait des discours contre la Revolution. Pendant ce temps, la sentinelle du pont de Vaucelles, qui avait tire sur l'officier, etait portee en triomphe comme un sauveur. Le peuple serrait de plus en plus les abords du chateau; les flots presses et turbulents de celle maree humaine battaient a grand bruit les portes solidement fermees. Il commencait a faire jour. Deux soldats du regiment de Bourbon, qui avaient sans doute pris le parti de leur chef, furent amenes sur ces entrefaites, et par ordre du comite, dans la prison du chateau. Il fallut leur entr'ouvrir les portes. Le peuple, amasse a l'entree, profita de cette occasion pour faire irruption dans la cour. Le cri: "A la prison! a la prison!" se detache alors de ce rale lugubre et confus qui est le bruit naturel de l'emeute. Toute cette foule se precipite dans le donjon du chateau. Le comte Henri de Belzunce, pale et defait par les horreurs d'une pareille nuit, recoit au fond de son cachot le choc impetueux de ce courant qui a brise ses ecluses. Il demande d'une voix ferme a etre conduit a l'hotel de ville, devant le comite. Le cri: "A l'hotel de ville!" ayant aussitot gagne toute la multitude, on y conduisit le prisonnier. Arrive sur la place Saint-Pierre, devant l'hotel de ville, le cortege s'arreta a cause de la foule qui grossissait toujours et encombrait les voies. L'eglise, les maisons, la place etaient noires de tetes. L'hotel de ville regardait avec ses fenetres entr'ouvertes. Il etait dix heures du matin. Alors un coup de feu partit, l'on ne sait d'ou; le comte Henri de Belzunce tomba. Au meme instant, on depouille le mort; on l'insulte, on lui crache a la face; sa tete est coupee et mise au bout d'une pique; ses membres, divises et attaches a des batons, sont promenes par ces furieux dans toutes les rues de la ville. Une femme (c'etait la haine d'un amour trahi) lui ouvre la poitrine avec des ciseaux, en tire le coeur entre ses mains ensanglantees et l'emporte. Si j'ai decrit la mort d'Henri de Belzunce avec quelques details, c'est que de Caen partira plus tard le bras qui doit enfoncer le poignard dans le sein d'un des chefs de la Montagne, et que de graves historiens du temps ont pretendu avoir ete arme par le souvenir de cette sanglante tragedie, et par l'horreur des citoyens de cette ville pour les exces de la Revolution. Passant, il y a quelques annees, a Caen, j'avisai dans la cour de l'hotel de ville une colossale statue de Judith.--Je songeai malgre moi, dans le moment, a une autre vengeance de femme. V Suite de l'emotion populaire.--La detente.--Nuit du 4 aout.--Quelle est sa portee.--Abolition des dimes.--Conduite du roi et de la cour. L'ancien regime avait seme la servitude; il recoltait la revolte. Seule l'Assemblee constituante etait a meme de ramener le calme et la paix: unique pouvoir dans lequel on eut confiance, elle surnageait au milieu du naufrage de toutes les vieilles institutions. Malheureusement, les membres de l'Assemblee n'etaient guere d'accord entre eux. Malgre l'apparente fusion des ordres, il restait toujours dans l'Assemblee le parti des interets et le parti des idees, l'aristocratie et la nation. De toutes parts, cependant, le regime feodal s'ecroulait. Les droits preleves par la noblesse et le clerge sur le travail de la classe agricole avaient ete denonces comme injustes, dans les _cahiers de doleances_, et les deputes du Tiers avaient recu le mandat imperatif d'en poursuivre l'abolition. L'esprit public avait, comme toujours, devance l'Assamblee: il finit par l'entrainer. Nous sommes a la nuit du 4 aout. Quelques voix eloquentes et desinteressees sonnent le tocsin d'une Saint-Barthelemy des abus. Bientot l'enthousiasme et l'emulation du renoncement gagnent tous les coeurs. C'est a qui fera son offrande; celui-ci propose d'abolir les justices seigneuriales; celui-la, les corvees, les droits de chasse, de peche et de colombier, le droit de retrait feodal, les banalites, les cens, les lods, etc., etc. L'affranchissement des servitudes personnelles est decrete: qui croirait que le nombre des serfs montait encore a quinze cent mille? Un cure, Thibault, apporte a la patrie le denier de la veuve: il propose le sacrifice du casuel. On le refuse. Il ne s'agit encore que des privileges de la noblesse. Les titres feodaux etant abolis, viennent les titres des provinces; plusieurs d'entre elles jouissaient de certaines immunites, de certains avantages dont l'origine se perdait dans la nuit des temps; nouvelle immolation. Elles declarent se resigner a rentrer dans le droit commun. Puis ce fut le tour des villes; par la voix de leurs deputes, elles vinrent, l'une apres l'autre, offrir le sacrifice de leurs antiques _chartres_. Ainsi l'arbre feodal tombait feuille par feuille, branche par branche; ainsi s'abaissaient les barrieres qui s'etaient opposees trop longtemps a l'unite nationale. Il n'y avait plus de classes ni de provinces; il y avait une seule famille, une seule et meme patrie. La seance avait commence a huit heures du soir; elle se prolongea jusqu'a deux heures du matin, au milieu des transports d'enthousiasme; se demunir, se devouer, tel etait le veritable esprit de la Revolution Francaise, et cet esprit souffla, celle nuit-la, sur toutes les tetes de l'Assemblee. C'etait beau, c'etait grand. La conscience des nobles semblait soulagee d'un poids enorme: ne venait-elle point de rejeter le fardeau des anciennes iniquites sociales? Tous les coeurs etaient attendris. L'archeveque de Paris demande qu'on chante, dans quelques jours, un _Te Deum_ pour remercier Dieu d'avoir inspire aux elus du peuple un tel acte de desinteressement et de justice. Au moment ou tombait pierre a pierre l'edifice de la feodalite, un vieillard murmurait tout bas dans un des coins de la salle: "Ils ne laisseront rien debout!" Ce vieillard se trompait: ils ont laisse apres eux la France une et regeneree. Quand les debats de la seance du 4 aout furent connus, la France entiere tressaillit. "L'ivresse de la joie, raconte l'auteur des _Revolutions de Paris_, s'est aussitot repandue dans tous les coeurs; on se felicitait reciproquement; on nommait avec enthousiasme nos deputes les _Peres de la Patrie_. Il semblait qu'un nouveau jour allait luire sur la France... Il s'est forme des groupes dans presque toutes les grandes rues. Pres de tous les ponts, on attendait les passants pour leur apprendre ce qu'ils auraient peut-etre ignore jusqu'au lendemain. On etait aise de partager sa joie, de la repandre. La fraternite, la douce fraternite regnait partout. C'etait surtout lorsqu'on rencontrait quelques gardes-francaises que les demonstrations de joie etaient plus vives. On en a vu embrasser des bourgeois qui les serraient dans leurs bras. Oui, il est des moments dans la vie des peuples, comme dans celle des hommes, qui font oublier des annees de douleur et de calamite." On voit a quel degre le sentiment national etait emu. La Revolution Francaise fut par-dessus tout un epanouissement du coeur. La nuit du 4 aout n'avait qu'un tort: elle venait trop tard. Les seigneurs ont trop attendu. Que n'ont-ils abdique leurs privileges avant la revolte des paysans, avant le pillage des chateaux, avant les attaques a main armee contre les armoires de fer dans lesquelles ils conservaient leurs anciens titres! Fallait-il donc qu'eclatat l'incendie pour qu'ils se decidassent a faire la part du feu? Ne peut-on leur reprocher d'avoir lache une proie qui leur echappait? D'un autre cote, tenons bien compte d'un fait important, c'est que le gouvernement du roi ne fut pour rien dans ce grand acte de reparation et d'humanite. Lors de l'ouverture des Etats generaux, Louis XVI, faisant allusion au cri general des communes et au voeu des cahiers, disait, le 23 juin 1789: "Toutes les proprietes sans exception seront constamment respectees, et, sous le nom de propriete, nous comprenons expressement les dimes, cens, rentes, droits et devoirs feodaux et seigneuriaux, et generalement tous les droits et prerogatives utiles ou honorifiques attaches aux terres ou aux fiefs, ou appartenant aux personnes." Le roi, instruit par les evenements, avait-il depuis ce temps-la change d'avis? [Illustration: Danton.] Il est permis d'en douter. La nouvelle de la fameuse seance du 4 aout porta le deuil et la consternation a la cour de Versailles. Quelques nobles incorrigibles, qui poursuivaient la guerre des privileges contre le bien public, crurent tout perdu, et ils appelerent le monarque au secours des institutions de l'ancien regime. "J'invite l'Assemblee nationale, declarait Louis XVI le 18 septembre 1789, a reflechir si l'extinction des cens et des droits de lods et ventes convient veritablement au bien de l'Etat." Ces paroles, bien claires, furent interpretees comme un desaveu des resolutions prises par l'Assemblee nationale. Les intentions personnelles du roi, ses sympathies secretes, se devoilent encore mieux dans une lettre ecrite a l'archeveque d'Arles: "Je ne consentirai jamais, lui disait-il, a depouiller mon clerge, ma noblesse. Je ne donnerai point une sanction a des decrets qui les depossedent." Durant plus d'un mois, en effet, la cour usa de toute son influence pour jeter, comme on dit, des batons dans les roues. Elle voulait que l'Assemblee revint sur ses declarations du 4 aout, ou tout au moins qu'elle les modifiat. Parmi les representants de la noblesse, plusieurs avaient peut-etre ete dupes de leur generosite; on esperait les ramener au bon sens, a l'intelligence de leurs veritables interets. Les resolutions adoptees dans un elan d'enthousiasme devaient maintenant passer par la longue filiere des travaux legislatifs. Le systeme feodal etait bien mort; il restait toutefois a chercher les moyens de liquider sa succession. Un comite fut constitue: il se composait des juristes les plus verses dans le droit des fiefs. Apres bien des lenteurs sortit enfin de leurs debats cette conclusion: "Le regime feodal est aboli en tant que constitutif des droits seigneuriaux; mais ses effets sont maintenus en tant qu'ils derivent du droit de propriete." Un decret des 3 et 4 mai 1790 determinait en consequence le mode et le taux des rachats, pour certains droits qu'on devait croire abolis. C'etait une derision. Comment des paysans ecrases, ruines, suces jusqu'a la moelle des os par l'ancien regime, auraient-ils jamais pu se racheter? De tous les impots, le plus lourd et le plus impopulaire dans les campagnes etait la dime ecclesiastique. Ce fut pourtant celui que les membres du clerge defendirent a l'Assemblee constituante avec le plus d'opiniatrete. La discussion se rouvrit le 6 aout 1789. Sieyes parla contre l'abolition de la dime sans rachat. Un autre pretre, qu'on s'etonna de voir prendre en main les interets de l'Eglise, fut l'abbe Gregoire. Cure d'Embermenil, petite commune rurale situee sur le ruisseau des Amis (Meurthe), il avait appris a aimer les humbles, les paysans, etant ne lui-meme de parents pauvres. Janseniste, il avait souvent pleure sur les ruines de Port-Royal. Ses principes etaient ceux de Pascal et de Fenelon. Il cherchait en quelque sorte des ennemis pour les envelopper dans le pardon et dans la tolerance. Tous les reprouves de l'Eglise etaient ses enfants de predilection. La solitude avait fortifie les meditations de cet esprit austere et droit. Il admirait, en desirant l'imiter, la bonte du Createur, qui etend sa prevoyance aux oiseaux du ciel et aux lis des champs. N'ayant d'autre richesse que celle de l'esprit, il cherchait a communiquer ses lumieres aux ignorants. Les jours de fete, sa simple et fraiche eloquence jetait plus de fleurs que les pruniers sauvages, dont les rameaux entraient par les vitres cassees jusque dans l'eglise. Il avait forme une bibliotheque pour ses paroissiens; aux enfants, il distribuait des ouvrages de morale; il leur expliquait surtout le grand livre de la nature. L'alliance du christianisme et de la democratie lui semblait si naturelle qu'il ne comprenait pas l'Evangile sans le renoncement aux privileges. Tout le travail de son esprit etait de mettre le sentiment religieux en harmonie avec les institutions republicaines. Aime, il l'etait de tous ses paroissiens, qu'il cherissait lui-meme comme des freres. Quand le moment de nommer des representants aux Etats generaux fut venu, il partit charge de leurs recommandations et de leurs doleances. L'abbe Gregoire avait, dans sa demarche et dans toutes ses manieres, cette rare distinction qui vient de la noblesse de l'ame. Assis sur les bancs de l'Assemblee, il s'efforca d'ameliorer le sort des negres, des enfants trouves, des domestiques. Allant avec un zele heroique au-devant de tous les proscrits, il osa meme defendre la cause des Juifs: Jesus-Christ, par la bouche de son ministre, venait de pardonner une seconde fois a ses bourreaux. Comment donc se fait-il que la dime n'inspirat point a cet honnete homme la meme horreur qu'aux autres citoyens? Gregoire etait pretre; il avait epouse l'Eglise; le moyen d'echapper aux noeuds des serpents qui etoufferent Laocoon! Malgre la resistance du clerge, apres trois jours d'aigres discussions, la dime fut abolie sans rachat, pour l'avenir. L'acte qui consacrait l'abolition des droits feodaux et des dimes fut porte au roi par l'Assemblee tout entiere. Louis XVI l'accepta et invita les deputes a venir avec lui _rendre graces a Dieu, dans son temple, des sentiments genereux qui regnaient dans l'Assemblee_. Etait-il de bonne foi en parlant ainsi? peu nous importe. Les privileges etaient abolis; la justice, exilee depuis des siecles, venait de redescendre sur la terre. VI Adoucissement des moeurs.--Le journalisme.--Marat et Camille Desmoulins.--Declaration des droits de l'homme et du citoyen.--La prerogative royale et le veto.--Systeme des deux Chambres.--Obstacles que rencontrait le travail de la Constitution.--Brissot et Danton. O Revolution! comment ont-ils pu te couvrir du masque de la haine, toi dont le premier battement de coeur fut pour l'humanite tout entiere? Non, tes ennemis ont beau dire, tu n'as point la premiere tire le glaive du fourreau. Tu as commence par eclairer le monde, par lui donner le baiser de paix; mais le monde ne t'a point connue. Les maitres du passe se sont caches dans leur ombre, pour ne point voir la lumiere de tes bienfaits; ils ont voulu te mettre a mort, parce que ta clarte importune revelait leurs actions mauvaises. Qu'ils soient eclaires a leur tour, et toi, Revolution, sois saluee par la reconnaissance de toutes les nations de la terre. La Revolution avait en quelques mois renouvele le caractere francais, adouci les moeurs. Un criminel devait etre execute a Versailles: deja la roue etait disposee; pale, consterne, defait, le miserable etait deja etendu sur l'echafaud, lorsque des cris de: _Grace! Grace!_ s'elevent de toutes parts: voila l'homme sauve. On chercherait a tort une contradiction entre cette demence du peuple et les actes de cruaute qui venaient de repandre l'effroi dans Paris. On appelait alors de telles voies de fait des exemples, des justices armees qui passent, comme la foudre, sans meme laisser apres elles la trace du sang. De l'agitation prodigieuse des esprits, tournes vers les affaires publiques, un nouveau pouvoir venait de sortir, le journalisme. Deux hommes s'y faisaient surtout remarquer, l'un par l'excentricite de son talent, l'autre de son caractere, c'etaient Camille Desmoulins et Marat. Camille, nature flottante, mais qui s'appartient dans sa mobilite meme, un peu femme, mais surtout homme du peuple. Ecrivain, il manie comme admirablement l'arme a deux tranchants du sarcasme! Je vois errer sur ses levres ondoyantes le rire d'une nation qui a souffert; son arbre nerveux frissonne a tous les vents, vibre a toutes les emotions. Trop d'esprit, pas assez de tete. "Mon cher Camille, lui ecrivait l'Ami du peuple, vous etes encore bien neuf en politique. Peut-etre cette aimable gaiete, qui fait le fond de votre caractere, et qui perce sous votre plume dans les sujets les plus graves, s'oppose-t-elle au serieux de la reflexion. Je le dis a regret, combien vous serviriez mieux la patrie si votre marche etait ferme et soutenue; mais vous vacillez dans vos jugements; vous blamez aujourd'hui ce que vous approuverez demain; vous paraissez n'avoir ni plan ni but." Cette legerete faisait a la fois le charme et le principal defaut de Camille, l'enfant gate de la Revolution:--elle le perdit. Ne de parents obscurs, Marat avait apporte en venant au monde, dans ses membres faibles et maladifs, des souffrances inveterees. Voyageur, il n'avait rencontre, le long de son chemin, qu'esclaves fouettes de verges, que pauvres servant a essuyer les pieds des riches, que nations pressurees selon le bon plaisir d'un seul, comme la grappe sous la vis du pressoir. Plonge au fond de l'Ocean amer, sa nature molle et absorbante s'emplit des miseres du peuple comme l'eponge de la bourbe de l'eau. Son premier discours aux hommes fut un cri de douleur. Plus tard, il secoua de ses mains crispees et rebelles les haillons de l'indigent, pour en chasser la poussiere sur le front des privilegies; medecin, il revetit la chemise mouillee de sueur froide et tachee de sang. Le journal et l'homme ne faisaient qu'un: dans l'_Ami du peuple_, l'exageration du sentiment de la justice va quelquefois jusqu'a la fureur. Un homme se portait-il a des violences contre son semblable plus faible que lui, Marat eut tout donne pour punir de mort ce lache agresseur. Bonne ou mauvaise, sa feuille etait necessaire: sans elle, quelque chose aurait manque a la Revolution, et si le redacteur de l'_Ami du peuple_ n'avait pas existe, il aurait fallu l'inventer. Il fallait a la crise sociale ce phenomene nerveux. Inegal, emporte, lui seul avait la conscience de sa logique. [Note: On retrouva, en fouillant dans les papiers du comte d'Artois, une lettre ecrite en 1763, et adressee a un Anglais: "Si la nation francaise, y dirait-on, est avilie, c'est par le defunt d'autrui; souvenez-vous, mylord, qu'elle ne sera pas vile dans vingt ans."--Qui avait ecrit cette lettre? Jean-Jacques Rousseau.] "La chaleur de son coeur, ecrivait-il en parlant de lui-meme, lui donne l'air de l'emportement; l'impossibilite ou il est presque toujours de developper ses idees et les motifs de sa demarche l'a fait passer, aupres des hommes qui ne raisonnent pas, pour une tete ardente; il le sait: mais les lecteurs judicieux et penetrants qui le suivent dans ses bonds savent bien qu'il a une tete tres-froide. La crainte extreme qu'il a de laisser echapper un seul piege tendu contre la liberte le reduit toujours a la necessite d'embrasser une multitude d'objets, et a les indiquer plutot que de les faire voir." Apres la prise de la Bastille, apres la nuit du 4 aout, d'ou pouvaient donc venir les alarmes des ecrivains populaires? Le voici: le 14 juillet avait ete le triomphe de la classe moyenne; la Constituante etait son assemblee, la garde nationale sa force armee, la mairie son pouvoir actif; il y avait en un mot une infusion de sang nouveau dans les veines du gouvernement du pays; mais il n'y avait pas de peuple souverain. Les ombrageux voyaient dans les institutions naissantes le germe d'une aristocratie qui voulait se substituer a l'ancienne noblesse. Qu'avait gagne le peuple a la Revolution du 14 juillet? Le travail, deja languissant, venait de tomber tout a coup; les principaux consommateurs etant passes a l'etranger, le commerce se trouvait frappe de stupeur. On lit continuellement, dans les feuilles du temps, ces paroles navrantes: "Il a ete aujourd'hui tres-difficile de se procurer du pain." Au milieu de cette crise universelle, quelques corps d'etat s'agiterent; la garde nationale, d'accord avec la municipalite, dissipa leurs mouvements par la force. Des patrouilles bourgeoises, enflees par un premier succes, voulurent mettre la police dans le jardin du Palais-Royal. Ces mesures d'ordre rencontrerent des resistances, souleverent des murmures. Les feuilles democratiques rendirent Lafayette et Bailly responsables des voies de fait qui avaient ete commises envers les citoyens. On crut voir dans les attaques de la classe moyenne l'exercice d'un nouveau pouvoir qui s'essayait a la domination. Le froid et doux Bailly n'avait a coup sur rien d'un tyran; la pauvre tete de Lafayette flechissait deja sous son laurier; mais leur autorite n'en eveilla pas moins des defiances parmi les sentinelles avancees de l'opinion publique. L'Assemblee nationale discutait, pendant ce temps, la Declaration des droits. C'etait le fondement de toute la Constitution. L'abbe Gregoire voulait qu'on placat en tete le nom de la Divinite. "L'homme, disait-il, n'a pas ete jete au hasard sur le coin de terre qu'il occupe, et s'il a des droits, il faut parler de celui dont il les tient." Il demandait aussi une declaration des devoirs: "On vous propose de mettre en tete de votre Constitution une declaration des droits de l'homme: un pareil ouvrage est digne de vous; mais il serait imparfait si cette declaration des droits n'etait pas aussi celle des devoirs. Il faut montrer a l'homme le cercle qu'il peut parcourir et les barrieres qui doivent l'arreter." En parlant ainsi, le cure d'Embermenil etait sans doute d'accord avec son caractere et avec ses convictions; mais ne poursuivait-il point une chimere? Nous avons deja dit ce qui manquait a l'esprit religieux pour reveiller chez l'homme le sentiment de l'independance. "Le plaisir d'etre libre, declare Bossuet, quand il s'attache a nous-memes, etant un fruit de notre amour-propre, le chretien doit craindre de s'abandonner a cette douceur trop sensible." La theologie avait fait de l'homme un etre dependant; masquant partout les droits, elle ne lui parlait que de ses devoirs. Il fallait donc reprendre les choses par un autre cote. La philosophie, s'appuyant sur la nature, declarait, au contraire, l'homme un etre doue de forces imprescriptibles: etre, c'est pouvoir. De la notion des forces sortit celle des droits. La Revolution Francaise consacra tout le travail de l'esprit humain au XVIIIe siecle; elle fut le triomphe de la philosophie sur le mysticisme, des idees sur les croyances, de l'avenir sur le passe. [Note: Le voeu de l'abbe Gregoire fut neanmoins realise en partie. "L'Assemblee nationale, dit le preambule de la Declaration, reconnait et declare, en presence de l'Etre Supreme, les droits suivants de l'homme et du citoyen."] Une autre question divisait l'Assemblee: il s'agissait de limiter les pouvoirs, jusque-la mal definis, de la representation nationale et ceux de la couronne. Le parti monarchique voulait que le roi put opposer son _veto_ aux decrets de l'Assemblee qui n'auraient point son assentiment: c'etait simplement le droit de suspendre l'exercice de la puissance legislative. Les deux souverains se trouvaient en presence, je veux dire le roi et la nation. Entre les deux, l'opinion publique n'hesitait pas: elle se disait que la volonte d'un seul ne peut pas balancer celle de vingt-quatre millions d'hommes. C'etait la doctrine du _Contrat social_ qui s'elevait fiere, menacante, contre les envahissements du trone constitutionnel: Jean-Jacques, du fond de sa tombe, presidait aux debats. Le veto etait evidemment l'arme du despotisme. Aussi une lutte violente eclata dans l'Assemblee. D'un cote etaient ceux qui esperaient regagner par le roi ce qu'ils avaient perdu par la victoire du peuple. De l'autre se rangeaient les ennemis declares de l'arbitraire. La Constituante se dechira en deux camps, et cette scission passa dans tout le royaume. Une autre question divisait les esprits: l'Assemblee nationale resterait-elle une et indivisible, ou aurait-on deux Chambres? Le haut clerge et une partie de la noblesse tenaient pour ce dernier systeme. Les uns reclamaient un Senat a vie, les autres un Senat a temps, tire de la Constituante elle-meme. Enfin l'Assemblee decreta, a la majorite de neuf cents voix contre quatre vingt-dix-neuf, qu'il n'y aurait qu'une seule Chambre. Elle statua, en outre, que le Corps legislatif se renouvellerait tous les deux ans par de nouvelles elections. De pareilles discussions n'etaient point de nature a calmer l'opinion publique. L'inquietude et la defiance persistaient malgre les assurances pacifiques du roi. A Paris, la fermentation augmentait chaque jour en raison meme des moyens employes pour retablir l'ordre. La garde nationale montrait trop de zele. Ce deploiement de forces irritait les citoyens desarmes; ces patrouilles de nuit, ces mesures inutiles prises contre l'emeute absente, blessaient les susceptibilites des esprits ombrageux. "Quand je rentre a onze heures du soir, ecrivait Camille Desmoulins, on me crie: _Qui vive?_--Monsieur, dis-je a la sentinelle, laissez passer un patriote picard. Mais il me demande si je suis Francais, en appuyant la pointe de sa baionnette. Malheur aux muets! Prenez le pave a gauche! me crie une sentinelle; plus loin, une autre crie: Prenez le pave a droite! Et, dans la rue Sainte-Marguerite, deux sentinelles crient: Le pave a droite! le pave a gauche! J'ai ete oblige, de par le district, de prendre le ruisseau." Les noms de Lafayette et de Bailly se trouvaient meles aux soupcons du mecontentement public. Les ecrivains du parti democratique demandaient a la nation si elle avait detruit les privileges de la noblesse pour leur substituer les privileges de la bourgeoisie. "Le droit d'avoir un fusil et une baionnette, ajoutait le semillant Camille, appartient a tout le monde." D'un autre cote, la famine sevissait toujours: la porte des boulangers etait assiegee du matin au soir. Dans plusieurs quartiers de Paris, on faisait des distributions de riz pour suppleer au pain qui manquait. L'Assemblee nationale, sur laquelle la multitude s'etait reposee, n'avait point ameliore l'etat des subsistances. "Le Corps legislatif, ecrivait Marat dans sa feuille, ne s'est occupe qu'a _detruire_, sans reflechir combien il etait indispensable de _construire_ le nouvel edifice avant de demolir l'ancien. Abolir etait chose aisee: mais aujourd'hui que le peuple ne veut payer aucun impot qu'il ne connaisse son sort, comment les remplacer? Et comment, dans ces jours d'anarchie, pourvoir aux besoins pressants des vrais ministres de la religion? Comment soutenir le poids des charges publiques? Comment faire face aux depenses de l'Etat? Un autre inconvenient est d'avoir neglige le soin des choses les plus urgentes: le manque de pain, l'indiscipline et la desertion des troupes, desordres portes a un tel degre que, sous peu, nous n'aurons plus d'armee, et que le peuple est a la veille de mourir de faim." Ces reflexions tres-sages etaient semees par toute la France. L'Assemblee nationale, au milieu de ses embarras, montrait aux citoyens la mauvaise humeur de l'impuissance irritee. La grande voix de Mirabeau s'etait-elle donc endormie? Le bruit courait deja que cet homme debauche etait a la veille de vendre l'orateur. Des citoyens disaient tout haut dans les groupes: "Il faut un second acces de revolution." Le corps politique etait malade de la division des volontes; il ne pouvait sortir de la que par une crise. Quelques accapareurs de l'ancien regime, furieux de voir la France leur echapper, ne cessaient de faire sur la misere publique des speculations honteuses: ils esperaient prendre la Revolution par la famine. Les accaparements, les manoeuvres de l'industrie usuraire, desolaient la population aux abois. "Quoi! s'ecriait Desmoulins, en vain le ciel aura verse ses benedictions sur nos fertiles contrees! Quoi! lorsqu'une seule recolte suffit a nourrir la France pendant trois ans, en vain l'abondance de six moissons consecutives aura ecarte la faim de la chaumiere du pauvre; il y aura des hommes qui se feront un trafic d'imiter la colere celeste! Nous retrouverons au milieu de nous, et dans un de nos semblables, une famine, un fleau vivant." A cote du mal etait le bien. La detresse generale ouvrait les coeurs a des actes continuels de desinteressement. Les citoyens venaient en aide a l'Etat, cet etre de raison auquel la Revolution de 89 a veritablement donne naissance. Les dons patriotiques pleuvaient de tous les coins de la France sur le bureau du president de l'Assemblee nationale. Les femmes detachaient leurs colliers pour en orner le sein de la patrie nue.--La noblesse avait abdique; maintenant, c'etait le tour de la coquetterie. Parmi ces presents, il y avait quelquefois le denier de la veuve, plus souvent encore les parures de la courtisane. L'une d'elles envoya ses bijoux avec cette lettre: "Messeigneurs, j'ai un coeur pour aimer; j'ai amasse quelque chose en aimant: j'en fais, entre vos mains, l'hommage a la patrie. Puisse mon exemple etre imite par mes compagnes de tous les rangs." L'esprit de la Revolution avait touche ces nouvelles Madeleines: emues, elles venaient repandre a l'envi les parfums de la charite sur la tete du peuple. Deux des principaux acteurs de la Revolution, quoique dans des roles bien differents, commencaient des lors a se degager de l'obscurite de la foule: l'un etait Brissot, l'autre Danton. Dans les temps de revolution, toute declaration imprudente s'attache, si l'on ose ainsi dire, a la chair et aux os de l'homme d'Etat. C'est pour lui la robe de Nessus. Brissot, redacteur du _Patriote francais_, venait de communiquer aux commissaires de l'Hotel de Ville un plan de municipalite, avec un preambule dans lequel on remarquait le passage suivant: "Les principes sur lesquels doivent etre appuyees ces administrations municipales et provinciales, ainsi que leurs reglements, doivent etre entierement conformes aux principes de la constitution nationale. Cette conformite est le lien _federal_ qui unit toutes les parties d'un vaste empire." Pourquoi l'autour a-t-il souligne lui-meme le mot _federal_?--Nous nous souviendrons de ce fait, quand Brissot sera devenu le chef du parti de la Gironde. Danton, lui, naquit a Arcis-sur-Aube le 26 octobre 1759. Son pere etait procureur au bailliage de la ville. La plupart des revolutionnaires sortaient des mains du clerge: le futur Conventionnel fit ses etudes chez les Oratoriens. On ne sait presque rien de son enfance, tres-peu de sa jeunesse, sinon qu'il exercait la profession d'avocat. En 1787, il se maria et, avec la dot de sa femme, acheta une charge aux conseils du roi. [Illustration: Barere.] "Avocat sans cause," dit madame Roland. Pourquoi pas? Son genre d'eloquence n'etait guere fait pour plaider en faveur du mur mitoyen. A ce fougueux orateur, il fallait la tribune ou la place publique. Lors des elections aux Etats generaux de 89, il avait ete choisi comme president par l'un des soixante districts de Paris. Ce district etait celui des Cordeliers qui faisait trembler les moderes. Danton etait deja, dans son quartier, l'ame des hommes d'action. Tout en lui respirait la force et l'audace: une criniere de lion, une large face ravagee par la petite verole, des epaules d'Atlas;--il est vrai qu'il portait un monde! VII Orgie des gardes-du-corps.--La contre-revolution secondee par les deesses de la cour.--Le peuple meurt de faim.--Il va chercher le roi a Versailles.--Les femmes de Paris.--Le sang coule.--Le roi et la reine au balcon.--Lafayette.--Reconciliation.--Retour a Paris. L'esprit public etait arrive a ce degre d'effervescence ou il suffit de la moindre etincelle pour allumer l'incendie. La provocation ne se fit pas attendre. La cour meditait une seconde tentative de contre-revolution et l'appuyait encore sur l'armee. Depuis quelques jours se montraient, au Palais-Royal, des cocardes noires, des uniformes inconnus. L'aristocratie, invisible apres le 14 juillet, relevait insolemment la tete. Que se passait-il a Versailles? Le regiment de Flandre, recu avec inquietude par les habitants, est fete au chateau, caresse. On admet les soldats au jeu de la reine. Le 1er octobre, un grand repas se prepare dans la magnifique salle de l'Opera, qui ne s'etait point ouverte depuis la visite de l'empereur Joseph II. Au nom des gardes-du-corps, on invite les officiers du regiment de Flandre, ceux des dragons de Montmorency, des gardes-Suisses, des cent-Suisses, de la Prevote, de la Marechaussee, l'etat-major et quelques officiers de la garde nationale de Versailles. Dans cette belle salle tout etincelante de lumieres, d'uniformes, de joie militaire, les visages s'animent, les vins petillent, la musique joue des airs entrainants. Le moment vient ou les pensees qui dormaient au fond des coeurs doivent s'eveiller sous la clarte d'une pareille fete. Des le second service, on porte avec enthousiasme les santes de toute la famille royale. Et la sante de la nation? omise, rejetee. Des grenadiers de Flandre, des gardes-Suisses, des dragons entrent successivement dans la salle: ils sont eblouis, charmes. Une familiarite insidieuse regne entre les chefs et leurs subalternes. Tout a coup les portes s'ouvrent: le roi, la reine! Il se fait un silence de quelques instants. Louis XVI entre avec ses habits de chasse; Marie-Antoinette, vetue d'une robe bleu et or. Elle s'etait ennuyee, tout le jour, au chateau: on voit encore errer dans ses yeux un leger nuage de melancolie attendrissante. Le moyen de ne pas s'interesser a cette femme: reine, elle retient sa couronne qui tombe; mere, elle porte son enfant dans ses bras! A cette vue, les convives perdent la tete. Une fureur d'acclamations, de trepignements, a demi contenue par la presence de la famille royale, ebranle toute la salle. L'epee nue d'une main, le verre de l'autre, les officiers boivent a la sante du roi, de la reine. Au milieu de tous ces transports, Marie-Antoinette sourit en faisant le tour des tables. Au moment ou la famille royale se retire, la musique execute l'air: _O Richard, o mon roi, l'univers t'abandonne..._ Cet appel a la vieille fidelite des soldats francais ne retentit pas en vain: on y repond par des cris insenses. Les vins coulent; l'ivresse du fanatisme eclate en des actes ridicules, coupables. Les uns prennent la cocarde blanche, d'autres la cocarde noire, par amour de la reine. Les voila donc passes a l'Autriche. La cocarde tricolore, c'est-a-dire le serment, la nation, est foulee aux pieds. Au meme instant, l'orchestre se met a jouer la marche des _Uhlans_. Nouveaux transports. On sonne la charge: ici les convives ne se connaissent plus. Ils s'elancent tout chancelants, escaladent les loges. Ces hommes, dans les fumees du vin, revent qu'ils font le siege de quelque chose, de Paris, sans doute, et de la Revolution. Bientot l'orgie ne peut se contenir dans la salle, elle deborde, elle se repand au grand air, dans la cour de Marbre. Tout le chateau s'agite. Les jours suivants, des dames de la cour, des jeunes filles, coupent les rubans qui ornent leurs robes, leurs chevelures, et les distribuent aux soldats: "Prenez celle cocarde, disent-elles, c'est la bonne." Elles exigent de ces nouveaux chevaliers le serment de fidelite: a ce titre, ceux-ci obtiennent la faveur de leur baiser la main. Ces jolies tetes encadrees dans des fleurs et des edifices de plumes troublent tous les sentiments autour d'elles: on boit a longs traits, dans leurs yeux, le poison de la guerre civile. Comme ces nymphes du parc de Versailles qui passent gracieusement la main sur le dos des monstres de bronze, elles flattent et caressent les passions les plus meurtrieres, les plus dangereuses, dans l'etat actuel des esprits. Innocemment terribles, elles sement par leurs charmes le germe de la discorde et du carnage. On tremble a les voir si belles, si douces, a cote de la reine: n'est-ce pas la cette etrangere, dont la bouche a des sourires de miel et des paroles seduisantes, mais dont les pieds, dit la Bible, conduisent aux souterrains de la mort? La nouvelle de l'orgie des gardes-du-corps fit palir les citoyens. Il y avait donc reellement un complot ourdi contre la nation. Marat vole a Versailles, revient comme l'eclair, fait a lui seul autant de bruit que les quatre trompettes du jugement dernier, et crie: "O morts, levez-vous!" Danton, de son cote, sonne le tocsin aux Cordeliers; Camille agite la crecelle. La fermentation s'accroit d'heure en heure. Le bateau qui apportait les farines du moulin de Corbeil arrivait matin et soir, dans le commencement de la Revolution; il n'arriva dans la suite qu'une fois par jour, puis il n'arrive plus que toutes les trente-six heures. Ces retards presagent le moment ou il ne viendra plus du tout. Ne serait-il pas temps de prevenir les projets sinistres de l'ennemi, et de commencer l'attaque? Dans ces conjonctures difficiles, les femmes, c'est-a-dire l'initiative, se chargerent du salut de la patrie. L'Assemblee discutait pesamment a Versailles sur le consentement incertain, ambigu, que le roi venait de donner a la declaration des droits de l'homme. De moment en moment une inquietude sourde se repandait dans la salle. L'air etait charge de pressentiments et de terreurs confuses. Le sol tremblait sous la tribune. Plusieurs deputes sentaient distinctement le souffle de quelqu'un qui allait venir. Les pas assourdis d'une armee invisible agitaient devant elle le silence meme. --Paris marche, disait Mirabeau a l'oreille de Mounier. Tout a coup les portes s'ouvrent; une bande de femmes se repand dans l'Assemblee comme une nuee de sauterelles. --Femmes, que venez-vous demander? --Du pain et voir le roi. Voici ce qui etait arrive: Une jeune fille entre, le 5 au matin, dans un corps de garde, s'empare d'un tambour, et parcourt les rues en battant la generale. Quelques femmes des halles s'assemblent. Apres de courtes explications, le cortege se dirige vers l'Hotel de Ville, et grossit en marchant. On ramasse dans les rues toutes les femmes qu'on rencontre, on penetre meme dans les maisons. "Accourez avec nous: les hommes ne vont pas assez vite; il faut que nous nous en melions." Il n'etait encore que sept heures du matin: la Greve presente un spectacle extraordinaire. Des marchandes, des filles de boutique, des ouvrieres, des actrices, couvrent le pave. Quatre a cinq cents femmes chargent la garde a cheval qui etait aux barrieres de l'Hotel de Ville, la poussent jusqu'a la rue du Mouton et reviennent attaquer les portes. Elles entrent. Les plus furieuses allaient commettre quelques degats, bruler les papiers, quand un homme saisit le bras d'une d'entre elles et renverse la torche. On veut le mettre a mort. --Qui es-tu? --Je suis Stanislas Maillard, un des vainqueurs de la Bastille. --Il suffit! Cependant les femmes ont enfonce le magasin d'armes: elles sont maitresses de deux pieces de canon et de sept a huits cents fusils. --Maintenant, s'ecrient-elles, marchons a Versailles! Allons demander du pain au roi! Mais qui nous conduira? --Moi, dit Maillard. On l'accepte pour guide. Jamais on n'avait vu une pareille affluence; sept a huit mille femmes sont reunies sur la place. Ces farouches amazones attachent des cordes aux pieces d'artillerie: mais ce sont des pieces de marine, et elles roulent difficilement. Les voyez-vous arretant des charrettes, et y chargeant leurs canons qu'elles assujettissent avec des cables? Elles portent de la poudre et des boulets, en tout peu de munitions. Les unes conduisent les chevaux, les autres, assises sur les affuts, tiennent a la main une meche allumee. Au milieu de toute cette foule que personne ne dirige, mais qui parait obeir au meme mobile, on distingue ca et la de poetiques figures. Voici la jolie bouquetiere, Louison Chabry, toute pimpante, toute fraiche de ses dix-sept ans. La, c'est la fougueuse Rose Lacombe; actrice, elle a quitte le theatre pour la Revolution, le drame des treteaux et des papiers peints pour le grand drame de l'humanite. Mais ou donc est Theroigne?--Son panache rouge au vent, le sein gonfle, la narine ouverte, elle prophetise sur un canon. "Le peuple a le bras leve, s'ecrie-t-elle; malheur a ceux sur qui tombera sa colere, malheur!" A ces mots, nouvelle Velleda, elle agite dans ses mains des faisceaux d'armes qu'elle distribue a ses compagnes. La colonne s'ebranle, precedee de huit a dix tambours, et suivie d'une compagnie de volontaires de la Bastille, qui forme l'arriere-garde. Cependant le tocsin sonne de toutes parts; les districts s'assemblent pour deliberer; les grenadiers et un grand nombre de compagnies de la garde soldee se rendent a la place de l'Hotel de Ville. On les applaudit. "Ce ne sont pas, crient-ils aux bourgeois, des claquements de mains que nous demandons: la nation est insultee; prenez les armes et venez avec nous recevoir les ordres des chefs." Au Palais-Royal, des hommes armes de piques formaient des groupes et tenaient conseil: tels les anciens Gaulois deliberaient a ciel ouvert, et les armes a la main, sur les affaires communes. En remuant la population de Paris, la Revolution avait fait remonter a la surface la vieille race celtique avec ses moeurs, et sa physionomie inalterable. Il etait sept heures du soir lorsque Lafayette, entraine par l'impulsion generale, se laissa conduire, lui en tete, a Versailles. Les murmures avaient fini par vaincre sa resistance. Au moment ou il s'avanca, monte sur son cheval blanc, des cris de: _Bravo! Vive Lafayette!_ se firent entendre. Le bon general sourit a ces cris de satisfaction; il semblait dire: "Ce n'est pas moi qui vais; c'est vous qui le voulez absolument, j'obeis." La joie nationale se soutint tant que l'on entendit battre les tambours et que l'on vit flotter les etendards; mais quand cette expedition se fut eloignee, l'inquietude et le silence tomberent lourdement sur la ville de Paris. Les femmes qui etaient parties le matin pour Versailles avaient traverse sans obstacle le pont de Sevres. Maillard etait toujours a leur tete; il avait su preserver Chaillot du pillage et des desordres qu'entraine d'ordinaire une marche precipitee. Au Cours, le cortege rencontre un homme en habits noirs qui se rendait a Versailles; les esprits etaient ouverts a tous les soupcons: on le prend pour un espion du faubourg Saint-Germain qui allait rendre compte de ce qui se passait a Paris. Tumulte: on veut le retenir, le faire descendre de voiture. L'inconnu protestait, se defendait. --Mais enfin, qu'allez-vous faire a Versailles dans un pareil moment? --Je suis depute de Bretagne. --Depute! ah! c'est different. --Oui, je suis Chapelier. --Oh! attendez. Un orateur harangue les femmes: --Ce voyageur est le digne M. Chapelier, qui presidait l'Assemblee nationale pendant la nuit du 4 aout. Alors toutes: --Vive Chapelier! Plusieurs hommes armes montent devant et derriere sa voiture pour l'escorter. Versailles! voici Versailles!--Maillard arrete ses femmes, les dispose sur trois rangs. --Vous allez, leur dit-il, entrer dans une ville ou l'on n'est prevenu ni de votre arrivee ni de vos intentions: de la gaiete, du calme, du sang-froid. Toutes ces femmes lui obeissent. Les canons sont relegues a l'arriere-garde. Les Parisiennes continuent leur marche pacifique, entonnant l'air _Vive Henri IV_, et entremelant leurs chants des cris de _Vive le roi!_ Grand spectacle pour les habitants de Versailles, que cette armee de femmes et cet appareil extraordinaire! Ils accourent au-devant d'elles en criant: _Vivent les Parisiennes!_ Elles se presentent sans armes, sans batons, a la porte de l'Assemblee nationale; toutes veulent s'introduire: Maillard n'en laisse entrer qu'un certain nombre. Ici s'engage un grand dialogue entre cet intrepide huissier et l'Assemblee. Respectueux, calme, severe, il somme les deputes de pourvoir aux besoins urgents de la ville de Paris. Dans la salle, une seule voix appuya brievement celle de Maillard, la voix de Robespierre. Ces deux hommes se touchent, se repondent: l'un est le representant du peuple; l'autre, c'est le peuple lui-meme. L'Assemblee decide qu'une deputation sera envoyee au roi pour lui mettre sous les yeux la position malheureuse de la ville de Paris. Mais ou est le roi? Ah! qui le sait? A la chasse, sans doute. Cependant les deputes, Mounier en tete, sortent de la salle des seances. "Aussitot, raconte-t-il lui-meme, les femmes m'environnent en me declarant qu'elles veulent m'accompagner chez le roi. J'ai beaucoup de peine a obtenir, a force d'instances, qu'elles n'entreront chez le roi qu'au nombre de six, ce qui n'empecha point un grand nombre d'entre elles de former notre cortege. "Nous etions a pied dans la boue, avec une forte pluie. Une foule considerable d'habitants de Versailles bordait de chaque cote l'avenue qui conduit au chateau. Les femmes de Paris formaient divers attroupements entremeles d'un certain nombre d'hommes, couverts de haillons pour la plupart, le regard feroce, le geste menacant, poussant des cris sinistres; ils etaient armes de quelques fusils, de vieilles piques, de haches, de batons ferres, ou de grandes gaules ayant a leur extremite des lames d'epees ou de couteaux. "De petits detachements des gardes-du-corps faisaient des patrouilles, et passaient au grand galop, a travers les cris et les huees. Une partie des hommes armes de piques, de haches et de batons, s'approchent de nous pour escorter la deputation. L'etrange et nombreux cortege dont les deputes etaient assaillis est pris pour un attroupement. Des gardes-du-corps courent au travers: nous nous dispersons dans la boue; et l'on sent bien quel exces de rage durent eprouver nos compagnons, qui pensaient qu'avec nous ils avaient plus de droit de se presenter. Nous nous rallions et nous avancons ainsi vers le chateau. Nous trouvons, ranges sur la place, les gardes-du-corps, le detachement de dragons, le regiment de Flandre, les gardes-Suisses, les invalides et la milice bourgeoise de Versailles. Nous sommes reconnus, recus avec honneur; nous traversons les lignes, et l'on a beaucoup de peine a empecher la foule qui nous suivait de s'introduire avec nous. Au lieu de six femmes auxquelles j'avais promis l'entree du chateau, il fallut en introduire douze." Une narration royaliste appelle ces femmes des creatures sans nom; elles en avaient un: la Faim. Quelques aristocrates, meles au tumulte, profitent de la circonstance pour tenter le peuple. --Si le roi, lui dit-on, recouvrait toute son autorite, la France ne manquerait jamais de pain. Les femmes repondent a ces insinuations perfides par des injures. --Nous voulons du pain, ajoutent-elles, mais non pas au prix de la liberte. Degageons, a ce propos, un fait general: ce n'est pas le besoin qui a ete le nerf le plus energique des actes revolutionnaires; c'est le devoir. La disette ne figure qu'en seconde ligne dans les causes qui determinerent l'expedition du 5 octobre. Sans doute le pain manquait; parmi les femmes qui etaient la, un grand nombre n'avaient pas mange depuis trente heures: mais si l'instinct seul de la conservation avait parle, se seraient-elles exposees, sur la place d'Armes, a etre etouffees entre les chevaux? Dans cette cohue, sous la pluie, il y en avait qui etaient grosses ou _incommodees_, elles n'en suivaient pas moins le courant; d'autres etaient jeunes, jolies, et ne souffraient pas beaucoup de la disette; des musiciennes avec des tambours de basque, des chanteuses, des artistes, des modeles, quelques-unes un peu follement vetues, allaient et venaient dans les groupes. C'etaient les plus animees contre la cour et les gardes-du-corps. Qui les lancait ainsi sur le pave de Versailles, entre les sabres et les mousquetons? L'instinct du bien public, le devouement a un ordre d'idees qu'elles ne comprenaient pas tres-nettement, mais qu'elles devinaient par le coeur. Au peuple de Paris, il fallait du pain sans doute; mais il lui fallait aussi la Constitution, la parole vivante. Cependant Louis XVI est de retour au chateau. Suivons les femmes chez le roi: elles entrent. Louison Chabry, piquant orateur en bonnet fin et en fichu de soie, est chargee de presenter au roi les doleances des Parisiens. Pour tout exorde, la voila qui s'evanouit. Louis XVI se montre fort touche. Il fait secourir la pauvre enfant, promet de veiller a l'etat des subsistances. En se retirant, Louison veut baiser la main du roi; mais celui-ci avec bonte: --Venez, mon enfant, vous etes assez jolie pour qu'on vous embrasse. Les femmes ont la tete perdue; elles sortent en criant: _Vive le roi et sa maison!_ La foule qui attend sur la place, et qui n'a pas vu le roi, se montre tres-eloignee de partager leur enthousiasme. On les accuse de s'etre laisse gagner pour de l'argent. Quelques-unes passent deja leur jarretiere au cou de Louison pour l'etrangler. Babet Lairot, une autre jeune fille, ainsi que deux gardes-du-corps, interviennent et la delivrent. La garnison de Versailles etait toujours sous les armes. Les soldats du regiment de Flandre et les dragons inspiraient des inquietudes. Les femmes se jettent sans frayeur parmi eux, les enlacent. --Ton nom? --Citoyenne. --Le tien? --Francais. On s'entend. Les jolies mains des Parisiennes jouent avec les armes, caressent les chevaux des cavaliers. Le soldat est pris; il s'excuse d'avoir assiste au fameux banquet. --Nous avons bu, dit-il, le vin des gardes-du-corps; mais cela ne nous engage en rien; nous sommes a la nation pour la vie; nous avons crie _Vive le roi!_ comme vous le criez vous-memes tous les jours: rien de plus. Les femmes approuvent: --Mais enfin, tirerez-vous sur le peuple, sur vos freres? Pour toute reponse, les soldats lancent leurs baguettes dans les fusils, et les font sonner, montrant ainsi que leurs armes ne sont point chargees. Quelques-uns offrent meme de leurs cartouches aux plus jolies. La soiree etait noire et pluvieuse. Lafayette arrive avec la milice bourgeoise; d'Estaing, commandant de la place, donne l'ordre aux troupes de se retirer. Les gardes-du-corps executent leur retraite; mais les tenebres, la foule compacte, et une vieille rancune aussi les poussant, ils tirent ca et la quelques coups de feu. Sans cette malheureuse provocation, le sang n'eut pas coule dans Versailles. Les gardes devaient preter, le lendemain, serment a la nation et prendre la cocarde tricolore. Leur horrible imprudence perdit tout. L'irritation gagna aussitot de proche en proche; la nuit etait chargee de tenebres et de mauvais conseils. Au chateau, la reine voulait entrainer le roi dans une fuite qu'elle lui montrait comme le chemin du triomphe. Dans la ville, la multitude fatiguee, mouillee, campee au hasard, revait a l'attaque nocturne des gardes-du-corps. Ce demi-sommeil couvait des coleres. C'est cette nuit-la qu'au dire des royalistes Lafayette dormit contre son roi.--Le fait est qu'il dormit. Les idees se materialisent dans les institutions, les institutions dans les edifices. Le palais de Versailles, c'etait l'image grandiose d'une monarchie absolue; c'etait Louis XIV n'ayant plus d'ennemis a craindre; mais ce chateau ouvert de tous cotes ne pouvait pas tenir devant la Revolution. [Illustration: Un homme fut tue par les gardes-du-corps.] Des la pointe du jour, le peuple se repand dans les rues. Il apercoit un garde-du-corps a une des fenetres de l'aile droite du chateau; huees, provocations, defis; un coup de fusil part; un jeune volontaire tombe dans la cour. Qui a tire? c'est le garde-du-corps. Le peuple, bouillant de colere, se precipite: la grille est escaladee, le chateau envahi. On cherche partout le coupable. Des forcenes--d'autres disent des voleurs-- profitent de la circonstance pour s'introduire plus avant dans les riches appartements. La reine avertie fuit toute tremblante et a demi vetue chez le roi. Les gardes-francaises arrivent, et poussent devant leurs baionnettes toute cette foule, qui se retire en tumulte: le chateau est evacue; deux gardes-du-corps ont ete massacres pendant l'attaque. Tout a coup le cri de _Grace! Grace!_ succede a cet acces de fureur. Silence! voici le roi au balcon. A cette vue, un cri immense, un seul, s'eleve, comme par inspiration, de toute cette masse d'hommes: _Le roi a Paris! Le roi a Paris!_ Louis XVI hesite; une oppression violente arrete sa voix. "Mes enfants, dit-il enfin, vous me demandez a Paris; j'irai, mais a condition que ce sera avec ma femme et mes enfants." On applaudit: le cri de _Vive le roi_ frappe mille fois les airs. La reine parait, a son tour, au balcon: Lafayette la conduit et lui baise respectueusement la main. Alors le peuple, pour la premiere fois: _Vive la reine!_ La paix etait faite; non pas encore: Lafayette parait une seconde fois avec un garde-du-corps, au chapeau duquel il attache sa cocarde. Le peuple s'ecrie: _Vivent les gardes-de-corps!_ [Note: Au meme moment, le peuple embrasse les gardes-du-corps qu'il tient prisonniers dans la cour de Marbre. "En les arretant, raconte Loustalot, plusieurs gardes nationaux avaient recu leurs epees, et leur avaient par egard presente la leur. Les gardes-du-corps, rassembles sur la place d'Armes, pretent le serment national; alors on veut leur rendre leurs epees dont la poignee est d'un plus grand prix que celle de la garde nationale; plusieurs de ces messieurs la refusent et demandent comme une grace de marcher indistinctement dans les rangs, tandis que le roi se rendrait a Paris."] Tout est pardonne. On a voulu rattacher aux evenements des 5 et 6 octobre certaines manoeuvres odieuses: quelques historiens attribuent les violences commises dans le chateau a la faction du duc d'Orleans, cet ambitieux vulgaire qui n'osa jamais ni le crime ni la vertu. Il est possible qu'une autre main travaillat dans l'ombre. Quoi qu'il en soit, cette manifestation populaire fut feconde en resultats. Les deux journees detruisirent les anciens usages, autour desquels se ralliaient les intrigues de l'aristocratie. Malgre la Revolution, l'etiquette du regne de Louis XIV s'etait toujours maintenue a Versailles. Les journees des 5 et 6 octobre disperserent la cour; le 10 aout detronera la royaute. La famille royale partit pour Paris, escortee de toute cette cohue naguere menacante, a present joyeuse. Les femmes criaient en chemin: "Nous amenons le boulanger, la boulangere et le petit mitron." Dans leur naivete, elles croyaient que tenir le roi, c'etait avoir trouve les moyens de se procurer du pain. La marche fut lente. Louis XVI alla coucher le soir meme au chateau des Tuileries. En le placant au milieu de son peuple, on s'imaginait avoir soustrait le roi aux intrigues et aux mauvaises influences de son entourage. Les 5 et 6 octobre furent les journees des femmes de Paris. Le sentiment venait en aide a la raison. Ce qui rendit la Revolution irresistible, c'est que, dans les plis de son drapeau, elle enveloppait toutes les souffrances, toutes les faiblesses, toutes les miseres, allegees par l'espoir d'un avenir meilleur. VIII L'Assemblee nationale a Paris.--Ses travaux.--Regeneration des moeurs.--Un assassinat.--Le marc d'argent.--Le docteur Guillotin.--Opinion de Marat sur la peine de mort.--Robespierre grandit. Les evenements qui venaient de s'accomplir a Versailles, cette emeute de femmes, la majeste royale forcee dans ses derniers retranchements, le roi garde a vue, tout cela jeta la stupeur dans les rangs de l'aristocratie. Les courtisans prirent aussitot le parti des laches, la fuite. Les demandes de passeports affluaient. La portion de l'Assemblee nationale qui se rattachait aux intrigues du chateau partagea les memes alarmes. Lally-Tollendal et Mounier s'exilerent; la ville etait, au contraire, livree a la joie: l'abondance parut renaitre; la cour avait laisse tomber son faste; la curiosite des habitants se portait en masse au jardin des Tuileries, devant ce beau palais si longtemps inhabite, ou maintenant errait l'ombre d'une monarchie expirante. Louis XVI et Marie-Antoinette temoignaient une extreme repugnance a fixer leur sejour dans la capitale. Il fallut pourtant s'y resoudre. L'Assemblee suivit aussitot le roi a Paris. Les deputes se reunirent les premiers jours dans la chapelle de l'archeveche. "On les eut pris, raconte Barere, pour un concile ou un synode plutot que pour une assemblee politique, en jetant les yeux sur les banquettes et les ornements de la salle des seances." C'etait, en effet, le concile de la raison humaine au XVIIIe siecle. L'Assemblee siegea ensuite dans la salle de l'ancien manege des Tuileries. Cette nouvelle residence favorisait les communications avec le chateau; l'Assemblee et le roi formaient alors, dans les idees constitutionnelles, les deux moities du souverain. La classe moyenne avait interet a croire la Revolution terminee: elle venait de prendre dans l'Etat toute la place que la defaite de l'aristocratie avait laissee vide. Ici se dressa, entre le vainqueur et le vaincu, un nouveau reclamant qu'on n'attendait pas, le peuple. La bourgeoisie avait bien voulu du peuple pour prendre la Bastille et pour porter un coup mortel a la domination de la cour; mais, a present que le succes etait obtenu, elle refusait de partager les fruits de la victoire. On se sert, en pareil cas, d'un mot qui couvre tous les envahissements: l'ordre. La bourgeoisie voulait moderer la Revolution pour l'organiser a son profit. L'Assemblee nationale, ou le Tiers etait en majorite, commenca par diviser la nation en deux classes de citoyens, les uns _actifs_, les autres qui ne l'etaient point. Les citoyens actifs faisaient partie de la garde nationale, etaient pourvus de droits et de fonctions politiques; les autres non. Le pays _actif_--nous dirions maintenant le pays legal--ne songea plus des lors qu'a se constituer. La reaction bourgeoise s'annonca en outre par une loi contre les rassemblements, connue sous le nom de loi martiale. Comme toujours, on se servit d'un pretexte pour justifier les mesures contre-revolutionnaires. Le boulanger Francois venait d'etre injustement massacre par des furieux; [Note: Ici des details d'une ferocite revoltante. On force un autre boulanger qui passait dans la rue a donner son bonnet; on en couvre la tete coupee du malheureux Francois, qui est ensuite portee de boutique en boutique, pesee dans des balances. Sa jeune femme, enceinte de trois mois, accourt: des monstres lui presentent cette tete a baiser, la malheureuse tombe evanouie, le visage baigne de sang. Son enfant meurt dans son sein.--Francois avait sa boulangerie pres de l'Archeveche ou l'Assemblee nationale tenait encore ses seances. Un assez grand nombre de pains saisis chez lui firent croire a un systeme d'accaparement.] une vengeance particuliere, plus encore que la faim, l'impitoyable faim, nous semble avoir determine les circonstances atroces d'un tel meurtre. La verite est qu'une bande tres-peu nombreuse de malfaiteurs trempa les mains dans ce sang. La presse democratique n'eut qu'une voix pour fletrir un si lache assassinat. "Des Francais! des Francais!... s'ecriait Loustalot; non, non, du tels monstres n'appartiennent a aucun pays; le crime est leur element, le gibet leur patrie." On ne saurait evidemment rattacher un acte semblable ni au peuple, ni a aucun des partis qui agitaient alors la Revolution: c'est le fait d'une poignee de miserables. Est-il vrai, d'ailleurs, que, depuis la chute du regime absolu, Paris fut livre au brigandage et a l'assassinat? Au contraire; les proprietes se defendaient elles-memes par la saintete du droit. Il existait une veritable conspiration generale contre les vices, les principes de la Revolution avaient moralise toutes les classes de la societe. Quoiqu'il y eut tres-peu de police, les desordres avaient diminue. Ecoutons le plus lu des journaux de cette epoque: "Les cabriolets, dit-il, n'ecrasent plus personne; messieurs les aristocrates ne rossent plus leurs creanciers; on entend tres-peu parler de vols, et les inspecteurs des filles publiques n'enlevent plus des filles de treize ans des bras de leurs meres pour les conduire dans le lit d'un lieutenant de police." Cette reforme morale contrastait singulierement avec les iniquites de l'ancien regime que la presse revelait de jour en jour. Au moment ou le soleil de la monarchie vint a decliner, les abus des hautes fonctions qui l'entouraient projeterent une ombre plus grande, _altis de montibus umbrae_. Le _Livre rouge_ devoila le scandale des pensions. "L'incomparable Pierre Lenoir, raconte Camille Desmoulins, s'etait cree des pensions sur les huiles et sur les suifs, sur les boues et sur les latrines: toutes les compagnies d'escrocs, tous les vices et toutes les ordures etaient tributaires de notre lieutenant de police, qui, par sa place, aurait du etre _magister morum_, le gardien des moeurs; enfin il avait su mettre la lune a contribution et assigner a une de ses femmes une pension connue sous le nom de _pension de la lune_. Je sais un ministre qui a signe a sa maitresse une pension de 12 000 livres, dont elle jouit encore, sur l'entreprise du pain des galeriens." A ces enormites, la democratie naissante opposait la regeneration des moeurs, la diminution des delits. En verite, le moment etait mal choisi pour jeter le blame et l'injure a la face d'une population si raisonnable. Robespierre s'eleva energiquement contre le projet de loi qui separait la nation en deux groupes; l'un exercant tous ses droits politiques, l'autre exclu de toute participation aux affaires de l'Etat. Il parla aussi contre la loi martiale. "Les deputes de la Commune, dit-il, vous demandent du pain et des soldats, pourquoi? pour repousser le peuple, dans ce moment ou les passions, les menees de tout genre cherchent a faire avorter la Revolution actuelle." Cet homme avait la sagesse de ramener toujours la discussion aux principes. Il echoua, quoique la raison et la justice fussent de son cote. La these qu'il soutenait plut peut-etre a Caton, mais elle deplut aux dieux de l'Assemblee nationale. La promulgation de la loi martiale se fit avec un grand appareil et au son des trompettes. Cette ceremonie avait quelque chose d'imposant, mais aussi de triste et de lugubre: elle dura depuis huit heures du matin jusqu'a deux heures apres midi. Des hommes revetus d'un costume antique et etrange, en manteau, a cheval, suivis et precedes de soldats, de tambours, s'arreterent sur toutes les places, et firent la lecture du decret, a haute voix. Loin de calmer les habitants, une telle lecture, ce cortege theatral, laisserent dans les quartiers de la ville un profond sentiment de colere et d'impatience. Quant a la force armee, sans discipline, il est vrai, mais toujours victorieuse, qu'on avait lancee deux fois, depuis l'ouverture des Etats generaux, sur la prerogative royale, il n'etait plus question maintenant que de l'aneantir. On venait, solennellement et brusquement, de licencier le peuple. L'irritation de la masse des citoyens fit craindre un mouvement insurrectionnel. La cour et la municipalite s'appreterent a se servir de la loi martiale avant que les vingt-quatre heures fussent ecoulees. Il suffisait de trois sommations, apres lesquelles le canon d'alarme devait etre tire, le drapeau rouge arbore sur l'Hotel de Ville. Le maire marchait alors en tete de la force armee, et adressait aux groupes d'une voix haute et solennelle cet avertissement: --_On va faire feu! que les bons citoyens se retirent!_ Le parti democratique voyait avec horreur cette violation de la souverainete du peuple. A ses yeux, il ne pouvait y avoir deux classes de citoyens. La nation etant indivisible, elle devait etre admise tout entiere a l'exercice de ses droits politiques. La garde nationale etait composee de citoyens appartenant a la classe moyenne. Aussi commencait-elle a devenir suspecte. "Voici, s'ecrie l'un des journaux du temps, tout le systeme qui convient a la France: la nation ne peut etre assuree de sa liberte civile et politique qu'autant que les forces militaires, entre les mains des citoyens, formeront la balance des forces de l'armee... On voit a quoi tient l'existence de cette garde nationale, si brillante des son aurore, et a laquelle je ne connais qu'un defaut, c'est qu'elle ne comprend pas la totalite des habitants qui sont en etat de porter les armes." La distinction de citoyens _actifs_ et de citoyens _passifs_ revoltait les sinceres partisans de la doctrine du _Contrat social_; etre, c'est agir; voila donc plusieurs millions d'hommes rejetes, de par la loi, dans le neant. Toute restriction imposee a la volonte generale des citoyens limitait l'esprit meme des institutions nouvelles. Quelques districts de Paris reclamerent, au nom de ces principes, contre la _loi martiale_: Danton plaida aux Cordeliers la cause de ces _gens de rien_, que la Revolution avait promis de rendre a l'existence civile. La doctrine de la souverainete nationale, a laquelle se ralliaient les democrates sinceres, n'etait autre chose que le sens commun, ou, en d'autres termes, le consentement universel applique a la politique. L'Assemblee nationale continuait a discuter, et le compte rendu de ses seances retentissait d'un bout a l'autre du pays. Apres de longs debats, elle fixa les conditions d'eligibilite. La capacite politique fut evaluee a un marc d'argent, c'est-a-dire a huit ecus de six livres trois dixiemes. Prieur de la Marne proposa un amendement: "Substituez, dit-il, la _confiance_ au marc d'argent." Mirabeau appuya. "Je demande la priorite pour l'amendement de M. Prieur, parce que, selon moi, il est le seul conforme au principe." Rejete. Robespierre fit entendre quelques verites incontestables. "Rien n'est plus contraire, dit-il, a votre declaration des droits, devant laquelle tout privilege, toute distinction, toute exception doivent disparaitre. La Constitution etablit que la souverainete reside dans le peuple, dans tous les individus du peuple. Chaque individu a donc droit de concourir a la loi par laquelle il est oblige, et a l'administration de la chose publique qui est la sienne. Sinon il n'est pas vrai que tous les hommes soient egaux en droits, que tout homme soit citoyen." L'orage du sentiment public eclata surtout dans les journaux. "Il n'y a qu'une voix dans la capitale, s'ecriait l'incendiaire Camille Desmoulins, il n'y en aura qu'une dans les provinces contre le decret du marc d'argent: il vient de constituer en France un gouvernement aristocratique, et c'est la plus grande victoire que les mauvais citoyens aient remportee a l'Assemblee nationale. Pour faire sentir toute l'absurdite de ce decret, il suffit de dire que J.-J. Rousseau, Corneille, Mably, n'auraient pas ete eligibles... Pour vous, o pretres meprisables, o bonzes fourbes et stupides, ne voyez-vous pas que votre Dieu n'aurait pas ete eligible? Jesus-Christ, dont vous faites un Dieu dans les chaires, dans la tribune, vous venez de le releguer parmi la canaille! et vous voulez que je vous respecte, vous, pretres d'un Dieu proletaire et qui n'etait pas meme un citoyen _actif_! Respectez donc la pauvrete qu'il a ennoblie. Mais que voulez-vous dire avec ce mot de _citoyen actif_ tant repete? Les citoyens actifs, ce sont ceux qui ont pris la Bastille; ce sont ceux qui defrichent les champs, tandis que les faineants du clerge et de la cour, malgre l'immensite de leurs domaines, ne sont que des plantes vegetatives, pareils a cet arbre de votre Evangile qui ne porte point de fruits et qu'il faut jeter au feu." Marat, Condorcet, Loustalot, attaquaient le marc d'argent avec moins de verve que Camille, mais avec la meme aprete de raisonnements; ils y voyaient tous le germe d'une feodalite nouvelle, un corps electoral privilegie. Au milieu de l'agitation de la presse, l'Assemblee nationale poursuivait ses travaux. Le docteur Guillotin vint lire a l'une des seances un long discours sur la reforme du Code penal. Cette question preoccupait deja les esprits; car l'echafaudage de la vieille Themis venait de s'ecrouler. L'orateur proposa d'etablir un seul genre de supplice pour tous les crimes qui entrainent la peine de mort, et de substituer au bras du bourreau l'action d'une machine. Il vantait fort les avantages de ce nouveau systeme d'execution. "Avec ma machine, dit gravement M. Guillotin, je vous fais sauter la tete en un clin d'oeil et vous ne souffrez point." L'Assemblee se mit a rire.--Combien parmi ceux qui avaient ri devaient plus tard faire l'epreuve du fatal couperet! La philanthropie du docteur Guillotin obtint du succes dans le monde: une machine qui vous tue sans vous faire souffrir, sans meme vous laisser le temps de dire merci, quel progres! Mais les hommes destines a former un jour le parti de la Montagne etaient d'un autre avis; il ne s'agissait pas tant, d'apres eux, de perfectionner l'instrument du supplice que d'abolir la peine de mort. Marat, dans son _Plan de legislation_, avait deja fait entendre sur ce sujet le langage de la raison et du l'humanite. "C'est une erreur de croire, disait-il, qu'on arrete toujours le mechant par la rigueur des supplices: leur image est sitot effacee!... L'exemple des peines moderees n'est pas moins reprimant que celui des peines outrees, lorsqu'on n'en connait pas de plus grandes. En rendant les crimes capitaux, on a pretendu augmenter la crainte du chatiment, et on l'a reellement diminuee. Punir de mort, c'est donner un exemple passager, et il en faudrait de permanents. On a aussi manque le but d'une autre maniere: l'admiration qu'inspire le mepris de la mort que montre un heros expirant, un malfaiteur souffrant avec courage, inspire ce meme mepris aux scelerats determines... Pourquoi donc continuer, contre les cris de la raison et les lecons de l'experience, a verser sans besoin le sang d'une foule de criminels. Ce n'est pas assez de satisfaire a la justice, il faut encore corriger les coupables. S'ils sont incorrigibles, il faut tourner leur chatiment au profit de la societe. Qu'on les emploie donc aux travaux publics, aux travaux degoutants, malsains, dangereux." Robespierre et les plus inflexibles parmi les hommes de 93 avaient commence par reclamer l'abolition de la peine de mort et des peines infamantes. Comment donc se fait-il, dira-t-on, qu'ils aient demande plus tard la tete des grands coupables envers la nation? C'est qu'a tort ou a raison ils regardaient les crimes politiques comme indignes de toute pitie, et que la Revolution etant pour la France une question de vie ou de mort, ils crurent pouvoir s'affranchir des regles du droit commun. "Le salut du peuple, a dit un ancien, est la loi supreme." Nous apprecierons cette doctrine dans le cours de l'ouvrage. La motion du docteur Guillotin eut, en definitive, un grand resultat: elle introduisit dans la loi l'egalite du supplice quels que fussent le rang et l'etat du coupable. "Le criminel, ajoutait l'article 2, sera _decapite_; il le sera par l'effet d'un simple mecanisme." C'est ainsi qu'on designait alors la guillotine. Cette invention temoignait du moins d'un certain adoucissement dans les moeurs: la societe n'osait plus tuer l'homme officiellement par le ministere de son semblable; elle employait pour cette horrible tache quelque chose de sans coeur et sans entrailles, une machine insensible, aveugle, brutale comme la destinee. Desormais le bras qui frappe se cache pour donner la mort; le couteau est cense avoir tout fait. Grace a cet appareil fatal, le bourreau n'est plus une conscience, c'est la force. La Revolution avait reellement remue la nature humaine dans ses profondeurs. La compassion envers le malheur s'etait accrue. Les anciens supplices, si cruels, si prolonges, semblaient presque aussi coupables que les crimes memes; ils les faisaient naitre quelquefois en mettant sous les yeux de la multitude des tableaux hideux et des exemples de ferocite legale. "C'est, disait Loustalot, parce que M. le president, M. le prevot et M. le lieutenant-criminel assassinent dans les formes une douzaine de personnes tous les ans, que le peuple a assassine Foulon et Bertier." Les bons citoyens reconnaissaient l'importance d'humaniser le peuple par un Code penal moins severe. La Vieille Themis etait jugee a son tour; et si l'echafaud lui-meme ne s'ecroula pas sous la malediction publique, ce fut plutot alors la faute des royalistes que celle des revolutionnaires. La reforme politique sonna le reveil de la conscience humaine: les sensibles, les doux, les misericordieux s'elevaient, au nom de la justice, contre un regime de sang qui avait dure des siecles. La reaction bourgeoise encourageait, sans le vouloir, les manoeuvres de l'aristocratie. Il paraissait chaque jour des brochures sans nom d'auteur, ou l'on ne revenait pas de l'audace du parti philosophique, qui avait ose mettre l'Assemblee nationale entre le roi et le pays. Ces ecrivains anonymes menacaient la France d'un retour aux anciennes institutions. "Tu nous cites toujours _la nation, la nation!_ Ignores-tu que notre gouvernement est monarchique, que le roi a le droit de dissoudre les Etats, et que c'est ce qui peut nous arriver de plus heureux?" L'opinion publique, de son cote, ne laissait echapper aucune circonstance pour fletrir les intrigues de la cour et des courtisans. Je ne parlerais pas du _Charles IX_ de M.-J. Chenier, si cette piece n'avait ete un veritable evenement politique lors de son apparition sur le theatre. Elle avait rencontre mille obstacles pour arriver a la scene: le succes fut orageux. C'etait tout un passe de notre histoire que le public, ce soir-la, ecrasait, aneantissait, en quelque sorte, sous les trepignements de l'enthousiasme. "Des allusions frequentes et faciles a saisir, dit un critique du temps, toutes les grandes maximes dont notre esprit se nourrit depuis six mois mises en vers, voila le secret du succes de cette piece. Elle fait execrer le despotisme ministeriel, les intrigues feminines des cours; elle prouve la necessite de mettre un frein aux volontes d'un roi, parce qu'il peut etre ou faible ou cruel; elle apprend que le clerge et l'Etat ne sont pas la meme chose: elle est utile, tres utile dans le moment." La Revolution venait de trouver son poete. M.-J. Chenier melait a la passion du beau l'amour de la patrie regeneree. [Illustration: Le club des Cordeliers.] L'Assemblee nationale semblait sommeiller: cette imposante reunion de talents, telle que le monde n'en a jamais vu, se troublait dans la confusion meme de ses lumieres. Une chose manquait a ces hommes, la foi: ils marchaient au milieu de l'orage sur une mer soulevee par la tempete et de temps en temps ils se sentaient faiblir; le decouragement s'emparait de leur ame. Un seul etait fort comme le peuple: il croyait a la justice de la cause dont il avait embrasse la defense. Cet homme etait Robespierre. Ne dans la ville d'Arras, le 6 mai 1758 [Note: Il parait que la maison ou il naquit est encore debout. On lit dans l'excellente _Histoire de Robespierre_ par Ernest Hamel: "A quelques pas de la place de la Comedie, a Arras, dans la rue des Rapporteurs, qui debouche presque en face du theatre, on voit encore, gardant fidelement son ancienne empreinte, une maison bourgeoise de severe et coquette apparence. Elevee d'un etage carre et d'un second etage en forme de mansarde, elle prend jour par six fenetres sur la rue, sombre et etroite comme presque toutes les rues des vieilles villes du moyen age..."] il perdit sa mere lorsqu'il n'avait encore que sept ans. Quelque temps apres, son pere, avocat au conseil d'Artois, mourut de chagrin. A neuf ans, Maximilien etait orphelin avec deux freres et une soeur; sa famille l'envoya suivre les cours du college d'Arras. Doue d'une memoire heureuse et d'un gout tres prononce pour l'etude, il se trouva bientot a la tete de sa classe. Ses maitres le regardaient comme un _bon eleve_, seulement un peu concentre en lui-meme. Apres tout, les succes d'ecole ne prouvent rien, et les parents sont trop souvent decus par ces fleurs precoces de l'intelligence. Maximilien eut bientot appris tout ce qu'on enseignait au college d'Arras; pour aller plus loin, il lui fallait changer de milieu, entrer dans l'Universite de Paris; mais ou trouver de l'argent pour payer sa pension? Il existait alors dans la capitale de l'Artois une abbaye celebre, l'abbaye de Saint-Waast, qui disposait de quatre bourses au college Louis-le-Grand. A la sollicitation des parents et des amis du jeune Robespierre, l'eveque du diocese, M. de Conzie, obtint l'une de ces bourses pour son protege. En 1769, Maximilien vint donc a Paris. L'instruction du college Louis-le-Grand devait beaucoup elargir la sphere de ses idees. Les souvenirs de l'antiquite grecque et romaine exercaient alors une grande influence sur l'esprit de la jeunesse. Robespierre redoubla d'ardeur au travail. Deux de ses camarades etaient Camille Desmoulins et Freron, l'_Orateur du peuple_. Les etudes classiques etant terminees, Robespierre se livra tout entier a l'etude du droit; son pere lui avait trace le chemin du barreau; a vingt-quatre ans, il fut recu avocat. De tous les grands ecrivains et philosophes du XVIIIe siecle, celui que Maximilien admirait le plus etait J.-J. Rousseau. Il professait pour l'auteur du _Contrat social_ et de l'_Emile_ une sorte de culte. Un beau jour il se rendit a Ermenonville et frappa, le coeur serre d'emotion, a la porte de l'ermitage. Que se passa-t-il dans cette entrevue? [Note: "Nul ne le sait," repond M. Ernest Hamel auquel nous devons le recit de cette anecdote.] Rousseau etait alors vieux, casse, melancolique, ne sachant guere a qui il parlait ni ce que deviendrait plus tard ce jeune homme; il etait a coup sur tres loin de se douter qu'il avait devant les yeux le plus fervent et le plus redoutable de ses disciples, celui qui, arme du glaive de la terreur, devait appliquer un jour ses doctrines et mourir sur l'echafaud. Robespierre revint dans sa ville natale ou il s'etablit comme avocat. [Note: "Ce jeune homme, avait ecrit Ferriere a l'un de ses amis, n'est pas ce que vous pensez. Ses succes de college vous ont trompe. Il ne fera jamais plus que ce qu'il a fait; il ne saura jamais plus que ce qu'il sait. Sa tete n'est point bonne; il a peu de sens, nul jugement. Il est depourvu de toute disposition non-seulement pour le barreau, mais encore pour tout exercice d'esprit. Ne le laissez point a Paris." Evidemment Ferriere l'avait mal juge.] Une occasion lui permit de sortir de l'obscurite. Franklin avait mis a la mode les paratonnerres; mais cette merveilleuse invention rencontrait plus d'un obstacle dans les prejuges des devotes et les tenebres de l'ignorance. Un riche habitant de Saint-Omer avait fait elever sur sa maison une de ces pointes de fer. Une dame voulut le contraindre a renverser "la machine", sous pretexte qu'un tel appareil mettait en danger les maisons du voisinage. De la, proces. L'affaire fit beaucoup de bruit. Une emeute eclata presque dans la ville. Tout l'Artois prit parti dans la querelle, les uns pour, les autres contre le paratonnerre. Robespierre plaida en faveur de celui qui avait inaugure a Saint-Omer la decouverte de Franklin, defendit fermement la cause de la science et les vrais interets de la securite publique. Il gagna son proces. Cet esprit intrepide avait bien quelque chose a demeler avec la foudre. Robespierre etait avocat; mais il etait aussi homme de lettres et membre de l'Academie d'Arras. Son _Eloge de Gresset_ (1788) montre qu'il aimait alors la poesie legere. La Revolution l'entraina bientot vers des sujets plus graves. A la veille des elections, il ecrivait une _Adresse aux Artesiens_ sur la necessite de reformer les Etats d'Artois. Envoye par le Tiers a l'Assemblee nationale, il monta plusieurs fois a la tribune, parla en faveur de la liberte individuelle et de la liberte de la presse, demanda qu'a la nation seule appartint le droit d'etablir l'impot, combattit la loi martiale, s'eleva contre le marc d'argent et reclama l'application du suffrage universel; son langage etait clair et correct; ses raisons etaient peremptoires; mais a ses discours fort travailles manquait ce rayon qui illumine la parole des grands orateurs. Jusqu'ici Robespierre s'etait fait surtout connaitre de la nation par une persistance inflexible dans sa ligne de conduite, une conviction austere qui resistait a toutes les epreuves, a tous les froissements de l'amour-propre blesse. Seul il plaide la cause de tous, la souverainete de la raison publique, l'unite de la famille humaine. Inaccessible aux passions de son auditoire, insensible aux murmures de toute une salle, il n'ecoute jamais que son idee. Sa parole, son geste se degagent peniblement; on sent en lui l'effort de l'intelligence qui souleve le couvercle d'une compression enorme. Rien n'echappe a sa penetration obstinee. Merlin de Thionville racontait que, pendant les seances, Robespierre faisait usage de deux paires de lunettes; les verres de l'une lui servaient a distinguer les objets eloignes, les autres etaient pour les objets rapproches. C'est aussi a l'aide d'un double point de vue que son esprit fut a meme de suivre les faits qui se passaient a courte distance, tout en appreciant, dans le lointain, les causes et les consequences probables des evenements. Mirabeau disait de lui: "Cet homme ira loin, car il croit tout ce qu'il dit." Laissons-le donc grandir dans la lutte et dans la tempete. IX Apparition des clubs.--Les Jacobins.--Les Cordeliers.--Poursuites exercees contre les journaux democratiques.--Marat raconte par lui-meme.--Favras.--Les biens de l'Eglise.--Projets des emigres.--L'Ami du peuple.--Abolition des titres de noblesse.--Opinion de Marat a cet egard.--Division de la France en 83 departements.--Les juifs, les protestants et les comediens. Quelques deputes bretons avaient forme un club a Versailles, apres la seance royale du 23 juin: on y admit Sieyes, les Lameth, le duc d'Aiguillon, Duport et quelques autres deputes. Quand la representation nationale se fut transportee a Paris, le _club Breton_ choisit, pour tenir ses seances, le couvent des Jacobins, dans la rue Saint-Honore. On y preparait la discussion des matieres qui devaient etre soumises, le lendemain, a la deliberation de l'Assemblee. "La liste des membres de ce club, dit l'abbe Gregoire qui en faisait partie, etait ornee de noms recommandables, et ses seances etaient un cours de saine politique." En avant de la nation et de la plupart des deputes, il eclairait la marche des idees revolutionnaires. Quand une proposition etait de nature a effaroucher l'Assemblee, on commencait par lui ouvrir l'entree du club des Jacobins, ou elle faisait, pour ainsi dire, antichambre, en attendant que l'heure fut venue de se presenter au congres de la nation. Ce club n'avait, comme on voit, en 1790, ni l'influence orageuse ni le caractere exclusif qu'il acquit dans la suite. Une reunion bien autrement bruyante, originale et curieuse etait celle qui siegeait au district des Cordeliers. De meme que le club des Jacobins, celui des Cordeliers devait son nom a un ancien couvent de moines, dans lequel les reunions populaires avaient succede aux exercices religieux. Si les murs, comme on dit, ont des oreilles, ils devaient bien s'etonner a chaque fois que les mots de liberte, progres, souverainete nationale, Revolution, retentissaient dans la salle. Nul autre qu'un temoin occulaire et un grand artiste ne pouvait dessiner la physionomie de ce club qui joua un si grand role dans l'histoire de la Revolution Francaise. "La sonnette du district des Cordeliers, dit Camille Desmoulins, cet enfant perdu de la basoche, est, comme tout le monde sait, aussi fatiguee que celle de l'Assemblee nationale. Il y a quelquefois des seances que prolongent bien avant dans la nuit l'interet des matieres et l'eloquence des orateurs. Ce district a, comme le congres, ses Mirabeau, ses Barnave, ses Petion, ses Robespierre; _solemque suum sua sidera norunt_. Il ne lui manque que ses Malouet et J.-F. Maury. Depuis que j'etais venu habiter dans cette terre de liberte, il me tardait de prendre possession de mon titre honorable de membre de l'illustre district. J'allai donc, ces jours derniers, faire mon serment civique, et saluer les peres de la patrie, mes voisins. Avec quel plaisir j'ecrivis mon nom, non pas sur ces vieux registres de bapteme, qui ne pouvaient nous defendre ni du despotisme prevotal ni du despotisme feodal, et d'ou les ministres et Pierre Lenoir, les robins et les catins, vous effacaient si aisement et sans laisser trace de votre existence, mais sur les tablettes de ma tribu, sur le registre de Pierre Duplain, sur ce veritable livre de vie, fidele et incorruptible depositaire de tous ces noms, et qui en rendrait compte au vigilant district. Je ne pus me defendre d'un sentiment religieux; je croyais renaitre une seconde fois; comme chez les Romains mon nom etait inscrit sur le tableau des vivants dans le temple de la terre. Il me semblait voir le vieux Saturne dans Pierre Duplain, qui, en me couchant sur son registre, me debitait, avec la gravite d'un oracle, ces vers de Cyrano de Bergerac: "Ces noms pour le tyran sont ecrits sur le cuivre; Il ne dechire point les pages de mon livre." "J'allais me retirer, continue l'amusant Camille, en remerciant Dieu, sinon comme Panglosse d'etre dans le meilleur des mondes, au moins d'etre dans le meilleur des districts possibles, quand la sentinelle appelle l'huissier de service, et l'huissier de service annonce au president qu'une jeune dame veut absolument entrer au senat. "On croit que c'est une suppliante; et on pense bien que, chez des Francais et des Cordeliers, personne ne propose la question prealable; mais c'etait une opinante. C'etait la jeune, la jolie, la celebre Liegeoise, Theroigne de Mericourt. Tout en elle respire l'energie, la grace et la sensibilite. Elle s'avance avec un eclair dans les yeux; comme les pythonisses de l'antiquite qui avaient besoin, pour rendre leurs oracles, d'avoir les pieds sur un sol charge d'influences volcaniques, elle s'inspire, montee sur une Revolution. A sa vue, l'enthousiasme saisit un membre du district; il s'ecrie: "C'est la reine de Saba qui vient voir le Salomon des districts!" "--Oui, reprend Theroigne, avec un petit accent liegeois qui donnait encore plus de charme et d'originalite a son discours, c'est la renommee de votre sagesse qui m'amene au milieu de vous. Prouvez que vous etes Salomon; que c'est a vous qu'il etait reserve de batir le temple, et hatez-vous d'en construire un a l'Assemblee nationale: c'est l'objet de ma motion. Les bons patriotes peuvent-ils souffrir plus longtemps de voir le pouvoir executif loge dans le plus beau palais de l'univers, tandis que le pouvoir legislatif habite sous des tentes, et tantot aux Menus-Plaisirs, tantot dans un Jeu-de-Paume, tantot au Manege, comme la colombe de Noe qui n'a point ou reposer le pied. La derniere pierre des derniers cachots de la Bastille a ete apportee au pied du senat, et M. Camus la contemple tous les jours avec ravissement, deposee dans ses archives. Le terrain de la Bastille est vacant; cent mille ouvriers manquent d'occupation: que tardons-nous? Hatez-vous d'ouvrir une souscription pour elever le palais de l'Assemblee nationale sur l'emplacement de la Bastille. La France entiere s'empressera de vous seconder; elle n'attend que le signal, donnez-le-lui; invitez tous les meilleurs ouvriers, tous les plus celebres artistes; ouvrez un concours pour les architectes; coupez les cedres du Liban, les sapins du mont Ida. Ah! si jamais les pierres ont du se mouvoir d'elles-memes, ce n'est pas pour batir les murs de Thebes, mais pour construire le temple de la Liberte. C'est pour enrichir, pour embellir cet edifice qu'il faut nous defaire de notre or, de nos pierreries: j'en donnerai l'exemple la premiere. On vous l'a dit, le vulgaire se prend par les sens; il lui faut des signes exterieurs auxquels s'attache son culte. Detournez ses regards du pavillon de Flore, des colonnades du Louvre, pour les porter sur une basilique plus belle que Saint-Pierre de Rome et que Saint-Paul de Londres. Le veritable temple de l'Eternel, le seul digne de lui, c'est le temple ou a ete prononcee la Declaration des droits de l'homme. Les Francais, dans l'Assemblee nationale, revendiquant les droits de l'homme et du citoyen, voila sans doute le spectacle sur lequel l'Etre Supreme abaisse ses regards avec complaisance." Camille etait ebloui. "On concoit, ajoute-t-il, l'effet que dut faire un discours si anime, et ce melange d'images empruntees du recit de Pindare et de ceux de l'Esprit saint. Quand la fureur des applaudissements fut un peu calmee, plusieurs honorables membres discuterent la motion, l'examinerent sous toutes ses faces, et conclurent comme la preopinante, apres lui avoir donne de justes eloges, qu'on nommat des commissaires pour rediger l'arrete et une adresse aux 59 districts et aux 83 deparrements. Sur la demande de mademoiselle Theroigne d'etre admise au district avec voix consultative, l'Assemblee a suivi les conclusions du president, qu'il serait vote des remerciements a cette excellente citoyenne pour sa motion; qu'un canon du concile de Macon ayant formellement reconnu que les femmes ont une ame et la raison comme les hommes, on ne pouvait leur interdire d'en faire un si bon usage que la preopinante; qu'il sera toujours libre a mademoiselle Theroigne, et a toutes celles de son sexe, de proposer ce qu'elles croiraient avantageux a la patrie; mais que sur la question d'Etat, si mademoiselle Theroigne sera admise au district avec voix consultative seulement, l'Assemblee est incompetente pour prendre un parti, et qu'il n'y a pas lieu a deliberer." Le district des Cordeliers avait pour president Danton, qui fut renomme quatre fois, malgre les efforts des royalistes. Cette presidence continuee donna l'eveil a la calomnie: le bruit se repandit qu'une telle election etait entachee de brigue. La susceptibilite des electeurs s'emut des accusations qu'on faisait courir. L'Assemblee tout entiere repondit par une deliberation qui fut communiquee aux 59 autres districts. On y declare "que la continuite et l'unanimite des suffrages ne sont que le juste prix du courage, des talents et du civisme dont M. d'Anton (je conserve l'orthographe du registre des Cordeliers) a donne les preuves les plus fortes et les plus eclatantes, comme militaire et comme citoyen. La reconnaissance des membres de l'Assemblee pour ce cheri president (textuel), la haute estime qu'ils ont pour ses rares qualites, l'effusion de coeur qui accompagne le concert honorable des suffrages a chaque reelection, rejettent bien loin toute idee de seduction et de brigue. L'Assemblee se felicite de posseder dans son sein un aussi ferme defenseur de la liberte, et s'estime heureuse de pouvoir souvent lui renouveler sa confiance." Il y a des natures qui attirent et d'autres qui se laissent entrainer: Danton, lui, possedait une force d'attraction considerable. Le magnetisme de son regard, l'entrainement de sa parole et de son geste, etait irresistible. Camille Desmoulins, Fabre d'Eglantine, l'aimaient comme un dieu, comme une maitresse. Un temperament sanguin et bouillant, une voix tonnante, une ame accessible a toutes les passions fortes, une energie quelquefois brutale, voila l'homme. Des scrupules, aucun: il allait droit devant lui comme le taureau furieux, abattant tout sous ses pieds. Sa large figure remontait aux races primitives. Dans cette grande campagne de l'esprit humain qu'on nomme la Revolution Francaise, il representait l'animation robuste du peuple, Hercule avec son eloquence pour massue. La Regence avait mis la corruption dans la noblesse, qui la transmit un instant aux classes inferieures et moyennes: les vices de Danton avaient le caractere des circonstances troublees au milieu desquelles il vecut; fougueux, emporte par ses instincts artistes, il aimait la vie gaie et facile. Il fut non-seulement un grand homme: il fut son epoque. Le parti des moderes ne tarda point a s'engager dans une voie de poursuites contre les journaux: le district des Cordeliers devint alors la terre d'asile des ecrivains, le rempart de la liberte de la presse. Marat avait lance de terribles attaques contre le Chatelet,--un tribunal de sang qui ecrasait le moucheron et menageait l'elephant.--Le Chatelet venait, en consequence, de decerner un mandat d'amener contre l'Ami du peuple. Laissons-le raconter lui-meme ses tribulations: "Un bon citoyen vint m'avertir qu'on allait m'enlever. Je passai chez un voisin, et, vingt minutes apres, je vis d'une croisee toute l'expedition.--A onze heures et demie s'avancerent au petit pas dans la rue de l'Ancienne-Comedie, par celle Saint-Andre, plusieurs detachements de huit hommes tres-peu eloignes les uns des autres. Apres le mot d'ordre donne a l'officier qui commandait le corps de garde qui est a ma porte, ses detachements s'y rassemblerent, et, lorsque le dernier fut arrive, ils en sortirent, se firent ouvrir la porte cochere, se repandirent dans la cour, silencieusement et sur la pointe du pied, et se presenterent a la porte de mon appartement qu'ils trouverent fermee, puis ils descendirent a mon imprimerie, demanderent a mes ouvriers ou j'etais, prirent des renseignements sur ma personne, sur les endroits ou je pouvais me trouver, et enleverent plusieurs exemplaires de mon journal et d'une _Denonciation en regle contre le ministere des finances_, prete a paraitre. Ils avaient certainement a leur tete quelque espion bien au fait des personnes qui sont a mon service et des chambres qu'elles habitent. En montant l'escalier jusqu'au grenier, ils arriverent a la porte de ma retraite, et je les apercus par le trou de la serrure. Ensuite ils entrerent dans plusieurs pieces, firent d'exactes, mais d'inutiles recherches, et redescendirent dans la cour. Une demoiselle qui se trouvait chez le portier leur dit que j'etais sans doute dans mon ancien appartement, rue du Vieux-Colombier. Ils s'y rendirent tous a la fois, sans laisser un seul homme en arriere. Des qu'ils furent eloignes, je descendis dans la cour et j'appris qu'ils avaient presente au corps de garde un decret du Chatelet, portant ordre de m'enlever partout ou je serais. Cet ordre etait ecrit sur un chiffon de papier non timbre. Je quittai la maison et j'allai chercher un asile chez un ami de coeur. Le lendemain matin, plusieurs temoins dignes de foi vinrent m'avertir de ce qui s'etait passe rue du Vieux-Colombier. Ils avaient force la portiere de leur ouvrir mon appartement. Faches de ne rien trouver, on les a entendus dire: "_Ce b....., nous l'aurons mort ou vif._" Marat aurait sans doute succombe dans sa lutte avec le Chatelet, si le district des Cordeliers ne fut venu a son secours et n'eut fait suspendre les poursuites en interposant un arrete ainsi concu: "Considerant que dans ces temps d'orage, que produisent necessairement les efforts du patriotisme luttant contre les ennemis de la Constitution naissante, il est du devoir des bons citoyens, et, par consequent, de tous les districts de Paris, qui se sont deja signales si glorieusement dans la Revolution, de veiller a ce qu'aucun individu de la capitale ne soit prive de sa liberte sans que le decret ou l'ordre en vertu duquel on voudrait se saisir de sa personne n'ait acquis un caractere de verite capable d'ecarter tout soupcon de vexation ou d'autorite arbitraire." L'affaire alla au Chatelet, du Chatelet a la Commune, de la Commune a l'Assemblee generale des representants. La resistance du district fut jugee illegale, le pouvoir qu'il s'arrogeait exorbitant. Les Cordeliers tinrent ferme, et, dans la prevision d'une nouvelle tentative contre la surete d'un citoyen, ils poserent deux sentinelles a la porte de Marat. Cependant une petite armee, infanterie et hommes a cheval, precedee d'un huissier, s'avance sur le terrain du district des Cordeliers. Tout le quartier s'agite. L'huissier somme le comite civil du district de remettre entre ses mains le citoyen decrete de prise de corps; refus. Le comite declare haut et ferme qu'il prend M. Marat sous sa protection, et depute quatre de ses membres a l'Assemblee nationale. L'Assemblee improuve la conduite du district, declare ses pretentions temeraires. Pendant ce temps, la cavalerie, divisee en plusieurs corps, se range sur la place du Theatre-Francais (aujourd'hui le cafe Procope) et dans les rues adjacentes; l'infanterie occupe le carrefour de Bucy et toute la rue des Fosses-Saint-Germain-des-Pres; une reserve de cavalerie stationne sur le quai de la Monnaie. Voila bien du monde sur pied pour enlever un citoyen; de nombreux rassemblements se forment pour le defendre. Le district refuse de se rendre a l'arrete de l'Assemblee nationale et envoie une deputation a Lafayette. Les tetes s'echauffent; des figures menacantes s'amassent autour de la force armee, immobile dans les rues. Les habitants du quartier, les femmes surtout, elevent fortement la voix. "Si mon mari, qui est grenadier, dit l'une d'elles, etait assez lache pour vouloir arreter l'Ami du peuple, je lui brulerais la cervelle moi-meme." Le bataillon du district etait tout entier sous les armes, pret a repousser les attaques des troupes nationales. Le sang allait couler. Alors les huissiers, ecoutant les conseils de la prudence, se retirerent. Le lendemain, nouvelles poursuites; cette fois, le district laissa faire: Marat s'etait echappe. [Illustration: Marat.] Le journal _l'Ami du peuple_ fut interrompu durant quatre mois. Profitons de cette lacune et de ce silence pour etudier le caractere d'un des hommes les plus etranges, les plus calomnies, les plus influents de la Revolution. La conscience de Marat! qui osera regarder dans cet abime? Rassurons-nous et voyons froidement.--Je le laisse raconter lui-meme son enfance: "Ne avec une ame sensible, j'ai encore recu de ma mere une education parfaite; cette femme, tant aimee et tant regrettee, m'inspira, quand j'etais encore enfant, l'amour de la justice et des hommes. C'est par mes mains qu'elle faisait passer des secours aux malheureux. Elle me forma elle-meme aux bonnes moeurs, et ecarta de moi toutes les habitudes vicieuses. J'etais vierge a vingt ans. La seule passion qui devorat alors mon ame etait celle de la gloire. A cinq ans, j'aurais voulu etre maitre d'ecole, a quinze ans professeur, auteur a dix-huit ans, genie createur avant ma vingtieme annee. Pendant ma premiere enfance, mon organisation etait tres-debile; aussi n'ai-je connu ni la petulance, ni l'etourderie, ni l'amour du jeu. Mes maitres obtenaient tout de moi par la douceur; je me revoltais au contraire devant un chatiment injuste. Je ne fus puni qu'une fois, et le ressentiment que j'en concus fut ineffacable. Vous allez juger de la fermete de mon caractere: j'avais alors onze ans; on voulut me faire rentrer a l'ecole, je resistai. On essaya de me dompter par la faim; je jeunai deux jours entiers sans me rendre a la volonte de mes parents. Ceux-ci, n'ayant pu me faire flechir par la faim, essayerent de la prison; ils m'enfermerent dans une chambre ou il y avait une fenetre. Je ne pus alors resister a l'indignation qui me suffoquait, j'ouvris la croisee et me precipitai dans la rue, ou je tombai le front sur un caillou. J'en porte encore la cicatrice. J'ai pris, tout jeune, le gout de l'etude; a part le petit nombre d'annees que j'ai consacrees a l'exercice de la medecine, j'ai passe ma vie dans la retraite, a m'ecouter en silence, a chercher les destinees de l'homme au dela du tombeau, et a porter une inquiete curiosite sur l'histoire de la nature." Ainsi c'est lui qui nous le dit: sa grande passion etait l'amour de la gloire. Cette gloire, il ne pouvait l'attendre de ses premiers ouvrages. Son livre sur l'homme est ecrit dans un style decolore, fade, declamatoire, qui se rechauffe de temps en temps au soleil de J.-J. Rousseau. Son esprit mobile s'essayait a tout. Marat se livra pele-mele a divers travaux de physique, notamment sur le feu et sur la lumiere; ses ambitieuses experiences n'allaient a rien de moins qu'a detroner les idees de Newton. Les Academies dedaignerent ses travaux: il se recria; un des savants de cette epoque, M. Charles, le traita avec une ironie meprisante; un duel s'ensuivit que Marat soutint vaillamment. Engage dans unn fausse voie, il y marcha droit et ferme. Si l'angle de son esprit n'etait pas assez ouvert pour embrasser tous les elements de la question, du moins les connaissances ne lui manquaient pas. Sa vie n'etait pas celle d'un aventurier ni d'un charlatan, mais d'un inventeur malheureux. Le demon des decouvertes le tourmentait. Ses moeurs etaient reglees; il vivait de peu: la nourriture des bonzes, du riz et quelques tasses de cafe a l'eau lui suffisaient. Sa maniere de vivre etait bizarre, son temperament volcanique. Il ecrivait continuellement, et gardait durant son travail une serviette mouillee sur le front. Il y a un dernier livre de science que je signale a cause de la concordance du titre avec le caractere de l'homme: _Recherches sur l'electricite medicale_.--Marat fut dans la suite l'etincelle electrique de la Revolution. Avant l'ouverture des Etats generaux, Marat n'etait point demeure etranger a la politique. Ne en Suisse, il se vit entraine tout jeune, par les circonstances et par l'agitation de son esprit, dans le mouvement qui se preparait. Il avait plusieurs fois voyage; l'etude qu'il fit de diverses constitutions, et qui ne lui montra que des peuples courbes sous le poids de la misere et soumis a des lois iniques, fortifia son horreur innee du despotisme. Il s'interessa des lors a l'affranchissement de toutes les nations du globe. En 1774, il avait couru en Angleterre. "J'avais ete, dit-il, pour influencer, au moyen d'un ecrit, les elections du Parlement; j'y travaillai pendant trois mois, vingt-une heures par jour; a peine si j'en prenais deux de sommeil; et, pour me tenir eveille, je fis un usage si excessif de cafe a l'eau, que je faillis y laisser ma vie. Je tombai dans une sorte d'aneantissement; toutes les facultes de mon ame etaient etonnees; je restai treize jours en ce triste etat dont je ne sortis que par le secours de la musique." Cet ouvrage etait intitule _les Chaines de l'esclavage_; mal ecrit et d'une erudition commune, il etait cependant plein d'apercus. Le champ de la discussion sur les reformes sociales etait ouvert: en 1778, Marat, toujours remuant, adressait a une societe helvetique le plan d'une legislation criminelle. "A mesure, ecrivait-il, que les lumieres se repandent, elles font changer l'opinion publique; peu a peu les hommes viennent a connaitre leurs droits; enfin ils veulent en jouir; alors, alors seulement ils cherchent a devenir libres." Marat se montre surtout frappe, dans cet ouvrage, de l'inconvenient des inegalites sociales qui s'opposent a l'exercice de la loi. La justice humaine est comme la toile d'araignee: elle retient le moucheron et laisse passer le chameau; c'est-a-dire que les delits du pauvre sont punis outre mesure, tandis que les crimes des riches echappent a la repression. Cet ecrit est d'ailleurs un modele de raison et d'humanite; s'agit-il de _rendre le supplice exemplaire, l'auteur entend la voix de la nature gemissante, son coeur se serre, la plume lui tombe des mains._ Marat etait donc prepare a une renovation politique et sociale: il l'attendait depuis des annees. "J'arrivai, dit-il, a la Revolution avec des connaissances tres-variees et un ardent amour des hommes. De tout temps, je n'ai pu soutenir le spectacle d'une injustice sans me revolter; la vue des mauvais traitements exerces par les nobles, dans les nombreux pays que j'ai parcourus, avait fait bondir mon coeur comme le sentiment d'un outrage personnel. A Geneve, ou je suis ne; a Londres, ou j'ai demeure longtemps; a Bordeaux, ou j'ai vecu dix annees; a Dublin, a Edimbourg, a la Haye, a Utrecht, a Amsterdam, ou j'ai voyage; a Paris, ou je mourrai sans doute, j'ai toujours appele de mes voeux une revolution qui remettrait le peuple en puissance de ses droits." Elle vint, cette Revolution tant desiree. "Le jour de l'ouverture des Etats generaux, s'ecrie-t-il, fut pour moi un jour de delivrance; j'entrevis que les hommes allaient redevenir freres et mon coeur s'ouvrit a toutes les joies de l'esperance. J'ecrivis alors que la Revolution pouvait se faire sans verser une goutte de sang." L'organisation physique de Marat l'appelait bien plutot a la douceur et a la compassion qu'a la cruaute bestiale. Il avait la fibre delicate, les joues tendues, les levres epaisses et molles, les narines enflees, quelque chose d'un peu egare dans les yeux, mais sans colere. "Marat, dit Fabre d'Eglantine qui l'a connu, etait fortement sensible, et Marat etait tres-faible." Comme toutes les natures chetives, il avait un caractere credule, inquiet et soupconneux; dispose a l'amour du genre humain, il gemissait sur les noirs coeurs, les bassesses et les trahisons dont les hommes se rendent coupables. Il serait sans doute plus court de declarer ici, avec la plupart des ecrivains, que Marat etait un _tigre altere de sang_; mais il faut que l'histoire se montre sans passion comme sans faiblesse: elle est le tribunal de la conscience humaine. Dans les premiers temps de la Revolution, Marat avait fonde une tribune pour y defendre les droits du peuple et la cause des citoyens opprimes. Il plaida d'abord cette cause avec une energie moderee par l'esperance du succes: mais bientot il crut voir le mouvement devier; des obstacles, qu'il n'avait point prevus, surgirent l'un apres l'autre; les nobles depossedes chercherent a entraver la marche de la Revolution naissante: a cette vue, Marat, impatient et deconcerte, fremit. Il fit alors des motions violentes, incendiaires. La sensibilite convulsive de cet etre frele donnait, par instants, aux articles de _l'Ami du peuple_ la couleur d'une feuille imprimee avec du sang. On voudrait detruire ces pages que regrettait peut-etre, le lendemain, l'auteur revenu au calme et a la conscience de ses devoirs. Aucun sacrifice ne lui couta pour assurer l'existence de son journal: on en jugera. "Vous accusez le destin, ecrivait-il au ministre Necker, de la singularite des evenements de votre vie. Que serait-ce si, comme l'Ami du peuple, vous etiez le jouet des hommes et la victime de votre patriotisme! Si, en proie a une maladie mortelle, vous aviez, comme lui, renonce a la conservation de vos jours pour eclairer le peuple sur ses droits et sur les moyens de les recouvrer! Si, des l'instant de votre guerison, vous lui aviez consacre votre repos, vos veilles, votre liberte! Si vous vous etiez reduit au pain et a l'eau pour consacrer a la chose publique tout ce que vous possediez! Si, pour defendre le peuple, vous aviez fait la guerre a tous ses ennemis! Si, pour sauver la classe des infortunes, vous etiez brouille avec tout l'univers sans meme vous menager un seul asile sous le soleil! Si, accuse tour a tour d'etre vendu aux ministres que vous demasquiez, au despote que vous combattiez, aux grands que vous accabliez, aux sangsues de l'Etat auxquelles vous vouliez faire rendre gorge; si, decrete tour a tour par les jugeurs iniques dont vous auriez denonce les prevarications, par le legislateur dont vous demasqueriez les erreurs, les iniquites, les desseins desastreux, les complots, la trahison; si, poursuivi par une foule d'assassins armes contre vos jours, si, courant d'asile en asile, vous vous etiez determine a vivre dans un souterrain pour sauver un peuple insensible, aveugle, ingrat! Sans cesse menace d'etre tot ou tard la victime des hommes puissants auxquels j'ai fait la guerre, des ambitieux que j'ai traverses, des fripons que j'ai demasques; ignorant le sort qui m'attend, et destine peut-etre a perir de misere dans un hopital, m'est-il arrive comme a vous de me plaindre? Il faudrait etre bien peu philosophe, monsieur, pour ne pas sentir que c'est le cours ordinaire des choses de la vie; il faudrait avoir bien peu d'elevation dans l'ame, pour ne pas se consoler par l'espoir d'arracher, a ce prix, vingt-cinq millions d'hommes a la tyrannie, a l'oppression, aux vexations, a la misere, et de les faire enfin arriver au moment d'etre heureux." Cette feuille etait necessaire pour surveiller et demasquer les principaux acteurs de la contre-revolution. Sans cesse sur la breche, Marat empechait de relever les pierres de l'ancien regime; ombrageux, il se piquait de connaitre les hommes; _d'un coup d'oeil, il lisait au fond des coeurs_. La verite est qu'il ne se meprit guere sur les intentions douteuses de Mirabeau, ni sur les traites secrets de ce tribun avec le chateau. Marat, c'etait l'ame de la defiance populaire. A cote du fanatisme revolutionnaire, le fanatisme royaliste: trois mois plus tard, le Chatelet avait a juger le marquis de Favras, qui avait forme le projet d'enlever le roi et la famille royale, pour les conduire a Peronne. Voici le plan du complot: rassembler les mecontents des differentes provinces, donner entree dans le royaume a des troupes etrangeres, et se mettre ainsi a la tete d'une contre-revolution. [Note: Monsieur, depuis Louis XVIII, s'etait mele sourdement et timidement a cette conspiration contre l'Etat. Favras fit preuve de courage et de fidelite en ne denoncant pas son _auguste_ complice. Les papiers relatifs a cette affaire furent remis plus tard a Louis XVIII par madame du Cayla, et brules dans le tete-a-tete.] Favras avait vecu en aventurier, il mourut en heros. Lorsqu'il sortit du Chatelet, apres s'etre confesse, la foule qui encombrait les rues battit des mains. Arrive a la principale porte de Notre-Dame, il prit avec beaucoup de sang-froid la torche ardente d'une main et de l'autre son arret de mort qu'il lut lui-meme d'un ton de voix assure, nu-pieds, nu-tete, en chemise et ayant la corde au cou. La joie du peuple accouru sur son passage ne parut ni l'irriter ni l'affliger. En revenant de Notre-Dame, le condamne avait pali, mais sa contenance etait toujours ferme. De la Greve, Favras monta a l'Hotel de Ville: il ecrivit cinq a six lettres et dicta lui-meme son testament avec la tranquillite d'un homme qui ne toucherait pas a ses derniers moments. La nuit etait survenue. Cependant la foule qui occupait les dehors de l'Hotel de Ville ne cessait de crier: _Favras! Favras!_ On distribua des lampions sur la place; on en mit jusque sur la potence. Enfin le condamne descendit de l'Hotel de Ville, marchant d'un pas assure. Au pied du gibet, il eleva la voix, en disant: _Citoyens, je meurs innocent, priez Dieu pour moi._ Arrive a la moitie de l'echelle, il dit d'un ton aussi eleve: _Citoyens, je vous demande le secours de vos prieres, je meurs innocent_. Au dernier echelon, Favras repeta une troisieme fois: _Citoyens, je suis innocent, priez Dieu pour moi_; alors, se tournant vers le bourreau: _Et toi, fais ton devoir_. Une question commencait a jeter le trouble dans le sein de l'Assemblee nationale, c'etait celle des biens ecclesiastiques. Deja plusieurs membres avaient demande qu'une partie des richesses du clerge fut employee a l'amelioration des finances de l'Etat: rien de plus conforme que ce projet a l'esprit de desinteressement et de sacrifice qui est l'esprit meme de l'Evangile. Tous les pretres de bonne foi le reconnurent. "L'Eglise, ecrivait l'un d'eux, nous est representee comme arrachant son sein pour ses enfants; c'est la notre modele. Allons faire notre priere et disons: Grand Dieu, vous aviez donne beaucoup de biens a nos freres, mais nous n'en sommes qu'usufruitiers; en bons citoyens, nous les remettons a la nation de qui nous les tenons." La masse des ecclesiastiques se montrait fort eloignee de partager ces genereux sentiments; la resistance venait surtout de la part des eveques, entre les mains desquels etaient les richesses de l'Eglise de France. Jusque-la le clerge n'avait point trop ouvertement oppose son influence aux decisions de la majorite du pays: la concordance des principes chretiens et des idees revolutionnaires etait assez manifeste pour qu'on n'osat pas se couvrir de Dieu contre les nouveaux progres de l'esprit humain. Mais quand la Revolution eut tenu aux ministres du culte le langage que Jesus lui-meme tenait a un riche; quand elle leur eut dit: "Laissez a l'Etat ce que vous possedez, puis venez et suivez-moi," oh! alors les visages se rembrunirent, et le haut clerge s'en alla triste, courrouce. La discussion sur les biens ecclesiastiques s'ouvrit le 31 octobre 1789. Il y avait alors dans l'Eglise une noblesse, une classe moyenne, un peuple; des riches, des aises et des pauvres; tout cela contraire a l'esprit de l'institution. Comment des prelats entoures d'un faste insultant, des abbes coureurs de boudoirs, des moines oisifs et endormis dans la mollesse, se seraient-ils soumis de bon coeur a un nouvel ordre de choses qui leur retranchait de vastes domaines, de riches abbayes, la possession de terres leguees par les ages d'ignorance et de superstition? L'ambition des depositaires infideles de l'Evangile ne savait pas meme se renfermer dans le cadre des dignites ecclesiastiques: ils avaient brigue partout les premieres places. "La religion veut, au contraire, declarait Camille Desmoulins, qu'ils aient le dernier rang. Le cahier de la ville d'Etain, apres avoir cite une foule de textes: _Que leur regne n'est pas de ce monde; que s'ils veulent etre les premiers dans l'autre, il faut qu'ils soient les derniers dans celui-ci, etc._, leur fait ce dilemme admirable: Si vous croyez a votre Evangile, mettez-vous a la derniere place qu'il vous assigne; soyez du moins nos egaux; ou, si vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites, vous etes donc des hypocrites et des fripons, et nous vous donnons, tres-reverendissime pere en Dieu, monseigneur l'archeveque de Paris, six cent mille livres de rentes pour vous moquer de nous: _Quidquid dixeris argumentabor_." Le haut clerge aima mieux se retirer de la Revolution que de rompre ces fatales attaches aux biens temporels, qui avaient amene dans l'Eglise le declin des croyances et la corruption des moeurs. Des hommes de loi, profondement verses dans la science des decretales et des conciles; des abbes jansenistes, des ecclesiastiques connus par la rectitude de leur jugement, demontrerent que le clerge n'etait pas proprietaire, mais simple administrateur de ses biens, qui avaient ete donnes au culte et non aux pretres; l'Etat pouvait donc en exiger la restitution: mais quand meme l'Eglise eut ete reellement depouillee, ne devait-elle pas se tenir pour heureuse d'etre allegee du fardeau de ces richesses qui lui alienaient le coeur des populations? Ne devait-elle pas tout au moins se soumettre? N'est-il pas ecrit dans l'Evangile: "Si l'on veut enlever votre tunique, donnez aussi votre manteau?" Le haut clerge ne voulait rien ceder: il reclama, protesta; au langage irrite des eveques, on eut dit que rendre les biens, pour eux, c'etait rendre l'ame. Jesus se relevait a demi du tombeau tout charge de liens, et criait a ces indignes ministres: "Vous me deshonorez! Je vous ai dit que mon royaume n'etait pas de ce monde, et vous avez etabli un Etat dans l'Etat. Je vous ai dit: N'amassez point de tresors, _nolite thesaurisare_, et vous avez mis tellement votre coeur dans les biens de ce monde, que vous refusez de rendre aux hommes ce qu'ils vous ont confie. Je vous renie devant mon pere comme vous m'avez renie devant la nation." Ce langage, quelques bons pretres le firent entendre a la tribune: "Qui oserait me dire, s'ecriait le cure de Cuiseaux, que le tiers des biens de l'Eglise a ete donne aux pauvres; que l'autre tiers a ete consacre a l'entretien des eglises; que les pretres du second ordre ont ete equitablement salaries? Ainsi, depuis plus de cent trente ans, le clerge a joui de soixante-dix millions de biens dont il n'etait pas proprietaire." L'abbe Gouttes s'ecriait au milieu des murmures: "Vous n'y gagnerez rien; je dirai la verite. Je dirai qu'on aurait moins calomnie le clerge et qu'on aurait beni la religion, si les ecclesiastiques se fussent respectes davantage. Je dirai avec Fleury que, pendant les persecutions, les pretres, n'ayant pas l'administration de leur eglise, etaient vraiment vertueux; mais les persecutions cesserent. Alors ils devinrent des pasteurs mercenaires, s'engraisseront de la substance de leur troupeau, et l'abandonnerent aux loups... Quand les legislateurs reprimeront les abus, quand ils supprimeront les benefices simples, quand ils reduiront les ecclesiastiques a un traitement particulier... les legislateurs ne feront rien de mauvais; ils agiront, non comme des hommes, mais comme des anges envoyes sur la terre pour retablir dans l'Eglise les vertus que la mauvaise distribution des biens en avait exilees." La droite de l'Assemblee interrompait, trepignait, murmurait... "O hommes de peu de foi! s'ecria-t-il on se tournant de ce cote de l'Assemblee, prenez-vous donc Jesus-Christ pour un avare ou pour un voleur, que vous liiez si fort sa cause a celle des interets materiels? Je vous dis, moi, que votre cupidite le degoute; vous faites rougir Dieu!" Les membres du haut clerge s'indignaient qu'on comparat leur richesse a l'indigence des apotres: les temps, selon eux, etaient changes; autres moeurs; il fallait suivre le courant des societes humaines.--Et pourquoi donc alors nous opposez-vous toujours l'immuabilite des institutions de l'Eglise, quand on vous presse de marcher avec le siecle? A bout de raisons, le haut clerge insinuait qu'on en voulait a la racine meme du christianisme. Ici Charles Lameth rapproche tres-heureusement la Revolution et l'Evangile: il montre que l'une et l'autre se rencontrent sur certains points: "Lorsque l'Assemblee s'occupe d'assurer le culte public, est-ce le moment de presenter une motion (la motion de dom Gerle) [Note: Dom Gerle, chartreux, membre du club des Jacobins, bon coeur, mais tete faible, avait demande que, pour fermer la bouche a ceux qui calomniaient les sentiments religieux de l'Assemblee, on declarat la religion catholique, apostolique et romaine, religion de la nation.] qui peut faire douter de ses sentiments religieux? Ne les a-t-elle pas manifestes, quand elle a pris pour base de ses decrets la morale et la religion? Qu'a fait l'Assemblee nationale? Elle a fonde la constitution sur la fraternite et sur l'amour des hommes; elle a, pour me servir des termes de l'Ecriture, "humilie les superbes"; elle a mis sous sa protection les faibles et le peuple, dont les droits etaient meconnus, elle a enfin realise, pour le bonheur des hommes, ces paroles de Jesus-Christ lui-meme, quand il a dit: "Les premiers deviendront les derniers, les derniers deviendront les premiers." Elle les a realisees; car, certainement, les personnes qui occupaient le premier rang dans la societe, qui possedaient les premiers emplois, ne les possederont plus." L'abolition des ordres monastiques, la vente des biens de l'Eglise et la suppression des voeux furent decretes; la nation se chargea des frais de l'autel et de l'entretien des ministres. Il restait encore un pas a faire; il fallait reconstituer l'Eglise sur ses antiques bases. Une refonte generale de la discipline ecclesiastique etait devenue necessaire. Les idees avaient pris, depuis deux siecles, une direction nouvelle; les peuples avaient besoin d'une notion plus democratique de la Divinite; la formidable hierarchie du clerge catholique avait fini par masquer le ciel comme l'echelle de Jacob. Quel beau moment pour l'Eglise, si, au lieu d'associer la foi a ses ambitions, a ses interets, et de meler Dieu dans sa querelle, elle eut renouvele de fond en comble l'edifice religieux! Se renouveler par les institutions, c'est vivre. Une singuliere recrue vint au secours de la philosophie et du bon sens. Je parle de Suzette Labrousse, une pauvre fille du Perigord; elle ne venait pas, comme Jeanne d'Arc, sauver la France, mais l'Eglise. Visionnaire, un peu folle, elle avait passe son enfance dans la retraite et dans l'exaltation des pratiques religieuses: son coeur se fondait au son des cloches, a un chant d'eglise ou a la vue d'un crucifix. Elle entendait des voix qui l'avertissaient de sa mission. La voila qui abandonne tout, famille, pays; elle renonce a l'amour; elle foule aux pieds les coquetteries et les delicatesses de son sexe: plus de moelleuses etoffes, de la bure; plus de parures, de la cendre. Elle eteint sa beaute, sa fraicheur, pour ne pas tenter les regards profanes qui s'arreteraient sur une enveloppe trop seduisante. [Illustration: Les Cordeliers avaient pose deux sentinelles a la porte de Marat.] Cependant, que lui disait l'esprit? "L'Eglise doit rentrer dans sa verite primitive: toutes les cours romaines et episcopales, ouvrages de la cupidite des hommes, vont s'ecrouler au premier jour. Dieu ne veut plus tolerer ce colosse qui a effraye les nations." Les grands evenements qui commencaient a etonner l'Europe remuaient depuis longtemps son cerveau hallucine. Elle arrive un jour a Paris, pieds nus: "Le temps, dit-elle, ou il faut que toute justice se fasse est arrive. Il ne resultera d'autre destruction que celle des prejuges et de la cause des maux qui inondent toute la terre... Si on met du retard a seconder mes vues, une saignee cruelle s'ensuivra." Le prodige fit du bruit: les eveques de l'Assemblee nationale, et plusieurs membres du clerge de France, consulterent Suzette Labrousse. "Pour savoir la marche a tenir, leur disait-elle, il ne faut point etre savant: il ne faut qu'etre bon. Le moment est venu de renoncer aux benefices, aux dimes, aux richesses, qui sont a l'Eglise ce que l'ivraie est au bon grain. Rechauffons tous nos coeurs sans delai pour reedifier a l'Etre Supreme un nouveau corps resplendissant de lumiere." La foi naive de cette paysanne confondit l'orgueil et la sagesse des docteurs. Il s'agit bien de mysticisme! Pour juger sainement les faits, il faut nous placer a un tout autre point de vue. La vente des proprietes ecclesiastiques fut une question de droit. Les biens dont l'Eglise n'etait que depositaire devaient retourner a la nation qui avait fait le depot. De quel droit l'Etat s'emparait-il de ces biens? Les juristes repondaient: _Du droit de desherence_. Le clerge cessant d'etre une corporation avait perdu la qualite de proprietaire; l'Etat lui succedait. Le gouvernement fut donc autorise, par un decret de la Constituante, a vendre les domaines de l'Eglise jusqu'a concurrence de quatre cents millions. L'Etat s'engageait, de son cote, a pourvoir aux besoins des ministres du culte et au soulagement des pauvres. La France courait-elle a l'abime? La Revolution etait entouree d'ennemis: les membres de l'aristocratie, detruite et dispersee, cherchaient a se reformer au dela du Rhin en un corps d'armee. Trop faibles pour agir seuls, les emigres pretendaient soulever en leur faveur les puissances voisines et rentrer avec elles, en France, les armes a la main. Leur plan etait de delivrer Louis XVI, qu'ils affectaient de croire prisonnier de la Revolution: le pays insurge devait alors etre severement puni et le gouvernement rendu a sa forme primitive. Les mauvaises dispositions des princes et des souverains etrangers envers les revolutionnaires favorisaient beaucoup les entreprises de la noblesse francaise. L'horizon diplomatique etait charge de nuages. Un cordon _sanitaire_ se formait de tous cotes, sur les frontieres, pour empecher le developpement du mal francais; on appelait ainsi cet enthousiasme de la liberte qui, pour des spectateurs froids, avait les caracteres d'une veritable fievre. La France cependant ne pouvait reculer. Un homme peut bien, quand la paix generale du monde l'exige, retenir la verite en lui-meme; un peuple, non. L'existence de la Revolution importait a l'univers; il fallait que la France se sacrifiat, au besoin, pour propager ses idees. Les peuples, en l'attaquant, s'attaqueraient eux-memes: mais il etait a craindre qu'une longue pratique de la servitude n'etouffat dans leur coeur la voix des interets les plus sacres. Ces reflexions roulaient dans la tete des revolutionnaires, quand l'Assemblee nationale ouvrit sa discussion sur le droit du declarer la paix ou la guerre. A qui ce droit doit-il appartenir? Les courtisans repondaient: Au roi; les democrates disaient: A l'Assemblee legislative. A la tete de ceux qui professaient cette derniere opinion etait Robespierre. "Pouvez-vous ne pas croire, s'ecria-t-il, que la guerre est un moyen de defendre le pouvoir arbitraire contre les nations? Il peut se presenter differents partis a prendre. Je suppose qu'au lieu de vous engager dans une guerre dont vous ne connaissez pas les motifs, vous vouliez maintenir la paix; qu'au lieu d'accorder des subsides, d'autoriser des armements, vous croyiez devoir faire une grande demarche et montrer une grande loyaute. Par exemple, si vous manifestiez aux nations que, suivant les principes bien differents de ceux qui ont fait le malheur des peuples, la nation francaise, contente d'etre libre, ne veut s'engager dans aucune guerre et veut vivre, avec toutes les nations, dans cette fraternite qu'avait commandee la nature. Il est de l'interet des nations de proteger la nation francaise, parce que c'est de la France que doivent partir la liberte et le bonheur du monde." Paix avec tous les peuples de la terre, tant que la France ne serait point attaquee, tel etait, comme on le verra plus tard, l'idee fixe de toute sa vie. La guerre offensive etait contraire a tous les principes de la democratie. La France d'alors n'avait nulle intention d'etendre son territoire, nulle ambition de race; elle voulait se donner pour forteresses la paix et la fraternite. La Revolution naissante voulait etendre les principes de la justice aux relations internationales. Les peuples doivent se traiter en freres; l'un d'eux ne doit pas faire aux autres ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fit. Dans cette discussion solennelle, certains hommes mirent au jour leurs pensees secretes, et la discussion du droit de paix et de guerre eut pour resultat de demasquer Mirabeau. Ce grand homme indigne de ce nom passa timidement a la cour et a la contre-revolution. Les feuilles publiques le denoncerent; tout Paris fermenta. Camille Desmoulins, qui l'avait le plus aime, se dechaina contre lui: "Tu as beau me dire que tu n'as pas ete corrompu, que tu n'as pas recu d'or, j'ai entendu la motion. Si tu en as recu, je le meprise; si tu n'en as pas recu, c'est bien pis, je l'ai en horreur." Pendant ce temps-la, Mirabeau louait un hotel, achetait de l'argenterie et tenait table ouverte. L'Assemblee nationale avait eu la delicatesse d'inviter Louis XVI a fixer lui-meme sa liste civile: il lui demanda 25 millions; _le pauvre homme!_ Quatre deputes seulement oserent, dans le vote par assis et leve, refuser une somme si exorbitante; l'un de ces quatre etait l'abbe Gregoire. La nuit du 4 aout avait mis la cognee a l'arbre du regime feodal; mais la noblesse se soutenait encore par le prestige de ses titres nobiliaires, _stat magni nominis umbra_. Cette ombre meme devait disparaitre devant la Constitution. L'aristocratie de l'ancien regime legua, cette fois, un grand exemple a toutes les aristocraties futures: elle s'executa elle-meme simplement, gravement, et avec ce je ne sais quoi d'exquis dans les formes que donne la pratique du monde. On vit un de Noailles, un Montmorency, combattre les pales arguments d'un petit abbe Maury, avec toute la superiorite que donne la dignite du sacrifice et du desinteressement. "Aneantissons, s'ecriait M. de Noailles, ces vains titres, enfants de l'orgueil et de la vanite. Ne reconnaissons de distinction que celle des vertus. Dit-on le marquis de Franklin, le comte Washington, le baron Fox? On dit Benjamin Franklin, Fox, Washington. Ces noms n'ont pas besoin de qualification pour qu'on les retienne; on ne les prononce jamais sans admiration. J'appuie donc de toutes mes forces les diverses propositions qui ont ete faites. Je demande en outre que desormais l'encens soit reserve a la Divinite. [Note: L'usage d'encenser le seigneur du lieu etait etabli dans les paroisses.] Je supplierai aussi l'Assemblee d'arreter ses regards sur une classe de citoyens jusqu'a present avilie, et je demanderai qu'a l'avenir on ne porte plus de livree." Parmi les plus ardents revolutionnaires, il y en avait d'engages personnellement au maintien de ces titres. Ils ne daignerent pas meme parler contre ces distinctions antisociales, qui etaient mortes depuis longtemps dans leur coeur; ils laisserent faire. Le decret passa au milieu des applaudissements. Il me semble entendre, parmi ces claquements de mains, une voix qui retentit du bout du monde a l'autre. "Elle est tombee, elle est tombee, la grande Babylone des nations, cette feodalite qui buvait le vin et le sang du peuple, ce colosse aux pieds d'argile, qui s'affaisse lui-meme sous le poids de son injustice!" Un homme blama pourtant la decision de l'Assemblee, relative aux titres nobiliaires, et, qui le croirait? cet homme etait Marat. Voici ses raisons: "C'etait bien fait, sans doute, ecrivait-il dans _l'Ami du peuple_, d'aneantir les ordres privilegies; rien de mieux que de les avoir depouilles de leurs prerogatives oppressives; mais il fallait leur laisser leurs hochets, leurs titres, et les charger seulement de fortes redevances. Qui doute que leur abolition n'ait ete decretee pour entretenir dans l'Etat un foyer de discordes? C'est a la prochaine legislature de l'eteindre en retablissant ces hochets. La plupart des noms que portent aujourd'hui les jadis nobles sont des noms de terres titrees: ces noms sont a leurs yeux la plus chere portion de l'heritage de leurs peres; ils font leur gloire et leur consolation dans l'adversite; plutot que de se soumettre a les quitter, ils braveront mille morts. Ce que je dis de leur nom, je le dis de leurs decorations et de leurs titres. Quelle demence de vouloir les contraindre a les abandonner! Quoi! l'Assemblee nationale, avant que les lumieres de la philosophie aient penetre tous les esprits de la vraie grandeur de l'homme, sape barbarement un edifice pompeux qu'a eleve la gloire et qu'a respecte le temps! Elle veut que, sans fremir de honte et de fureur, un Montmorency reprenne le nom de B....., et cesse de se qualifier du titre de premier baron chretien; elle veut que, sans mourir de douleur, les descendants de ce Villars, qui sauva la France du joug autrichien, se contentent d'un nom tout net, qui les confond avec le vendeur de chandelles ou le crocheteur du coin! Non, non! quoi qu'ils aient pu faire, ils ne detruiront jamais ni les rapports de la nature ni les rapports de la societe. Un duc sera toujours un duc pour ses valets. Sans doute la doctrine de l'egalite parfaite devait etre recue avec enthousiasme de l'aveugle multitude, toujours menee par des mots; qu'on juge de l'ivresse d'un porteur d'eau, qui se croit l'egal d'un duc ou d'un marechal de France... Mais ce que je ne puis concevoir, c'est qu'il ne se soit trouve personne dans le senat de la nation, qui ait senti les inconvenients de cette doctrine, et qui en ait prevu les funestes effets sur la surete et la tranquillite publiques. Qu'y a gagne, d'ailleurs, le pauvre peuple? Il n'a cesse de ramper devant l'heritier d'un grand nom que pour ramper devant un nouveau parvenu cent fois plus indigne... Ah! puisqu'il est ne pour l'humiliation, mieux valait l'abaisser devant un marechal de France qui avait recu de l'education que devant un grippe-sous pare de son echarpe tricolore. Tout ce que la Constitution fait avec tyrannie, elle pouvait le faire avec douceur et prudence. Au lieu d'aneantir les ordres du roi et la noblesse, elle pouvait les laisser s'eteindre... Voici ma profession de foi: La Revolution a rendu ennemis du peuple tous les ordres privilegies... Je dis qu'il faut les ramener par la justice, qu'il faut empecher les jadis nobles de se regarder comme des etrangers dans l'Etat, en cessant de les depouiller de leurs titres. Je sais qu'en proposant ce conseil je m'expose a la defaveur du peuple; mais je serais indigne du glorieux titre de son defenseur, si un lache retour sur moi-meme me fermait la bouche en presence de la justice et de la verite." Ce langage extraordinaire fit alors accuser Marat de _royalisme_; ses ennemis repandirent meme le bruit qu'il s'etait vendu a la cour. La verite est que l'Ami du peuple, comme tous les ecrivains democrates, voyait avec peine se former, sur les ruines du regime feodal, une aristocratie d'argent. Il reclamait une fusion reelle de tous les citoyens en un corps de nation, non un simple deplacement des anciens privileges. L'Assemblee nationale, nous devons le reconnaitre, ne perdait point son temps en discussions frivoles: quelques mois lui avaient suffi pour reorganiser la France; elle l'avait divisee (15 janvier 1789) en 83 departements, qui tiraient leurs noms de la configuration meme du sol, des montagnes et des rivieres; elle avait couvert le pays de municipalites et d'assemblees electorales, ou devaient etre admis tous ceux qui payaient, en contribution, la valeur de trois journees de travail, cree un papier-monnaie pour faciliter la vente des biens ecclesiastiques, detruit les parlements, delegue le pouvoir judiciaire a des juges salaries par la nation. Au milieu de ces travaux, elle fut plus d'une fois interrompue par les troubles des provinces; l'esprit royaliste agitait le Midi; la lutte des croyances religieuses commencait a remuer l'Ouest; de tous ces cotes, l'ancienne constitution des provinces, encore mal effacee, servait de ferment aux germes d'une guerre civile. "A Montauban, dit Loustalot, l'aristocratie militaire, ecclesiastique et judiciaire a fait perir, dans un quart d'heure, plus de citoyens que vingt-trois millions d'hommes n'en ont immole dans une grande revolution ou ils avaient a se venger de quatre siecles de malheurs et d'outrages." Incroyable aveuglement des prejuges: la France se soulevait contre son propre bonheur. Malgre les maux inseparables de tout enfantement politique, la situation du plus grand nombre des citoyens s'etait amelioree: dans l'ordre civil, le paysan n'etait plus un etre taillable et corveable a merci; dans l'Eglise, si les beneficiers et les prelats avaient ete obliges de retrancher leur luxe, les cures de campagne jouissaient au moins du necessaire: c'est la Revolution qui a donne du pain au clerge inferieur. De toutes parts, les inegalites sociales, causes de la misere et de l'ignorance, disparaissaient. La France courait a une nouvelle distribution du territoire et de la fortune publique. Les bornes des Etats ne limitaient meme plus cette secousse vers l'unite. Franklin mourut: l'Assemblee nationale porta le deuil pendant trois jours. En s'associant a la douleur de l'Amerique, les revolutionnaires francais montrerent qu'ils etaient citoyens du monde entier: un grand homme n'appartient pas seulement a son pays mais au genre humain qu'il eclaire de ses lumieres. Comment s'expliquer qu'au milieu de cette diffusion de lumieres on continuat de faire la guerre aux ecrivains? Freron etait emprisonne, Marat traque, Loustalot inquiete; une amende de dix mille livres, nouvelle epee de Damocles, etait suspendue sur la tete de Camille. Ne pouvant les vaincre, on essaya de les seduire. Les ouvriers de corruption en furent pour leur peine; Camille, cette tete si facile a griser, resista aux narcotiques et aux promesses; ivresse pour ivresse, il prefera celle de la Revolution. Jamais Desmoulins n'avait montre tant de verve, d'originalite, d'assurance, qu'en face de cette conspiration contre la presse. "Je vois bien, dit-il, que pour faire un journal libre, et ne point craindre les assignations ni les juges corrompus, il faut renoncer a etre citoyen actif, suivre le precepte de l'Evangile, _donner ce qu'on a, ne tenir a rien_, et se retirer dans un grenier ou dans un tonneau insaisissable, et je suis bien determine a prendre ce parti, plutot que de trahir la verite et ma conscience. --Oui, je viens de prendre ce parti; je me suis debarrasse du peu que j'avais acquis par mes veilles, et d'un pecule que je puis bien appeler _quasi castrense_. A present, viennent les huissiers! Quand ils viendront, j'echapperai a l'inquisition, comme le moucheron a la toile d'araignee, en passant au travers. Je benis la tempete qui m'a fait jeter dans la mer les instruments de ma servitude; maintenant je me sens libre comme _Bias_. Je revelerai toute la corruption de l'Assemblee nationale. Je declare, je jure qu'ils m'ont offert une place dans la municipalite, qu'ils m'ont dit avoir la parole de Bailly et de Lafayette. J'ai compris par leurs menaces qu'ils disposaient de _Talon_ et de son Chatelet, et, par leurs promesses, qu'ils disposaient des places de la municipalite et des graces de la cour. Oui, citoyens, je vous denonce que deja vous etes a l'encan; on marchande le silence ou l'appui de vos defenseurs. A la suite d'un repas ou l'on avait affaibli ma raison, en prodiguant les vins, et amolli mon courage, en m'offrant une image du bonheur qui n'est point sur la terre et dont ils ne voient pas que le dedommagement ne peut etre que dans la probite, le temoignage de la conscience et l'estime de soi-meme; apres m'avoir ainsi prepare a recevoir les impressions qu'on voulait me faire prendre, n'osant pas me proposer de professer d'autres principes, on m'a propose une place de mille ecus, de deux mille ecus... Pardon, chers concitoyens, si je ne me suis point leve avec horreur, et si je n'ai point denonce ces offres. J'aurais trahi l'hospitalite, la saintete de la table... Que le peuple soit averti qu'on marchande les journalistes, qu'on dispose a l'avance des places de la municipalite, qu'on engage la parole de Bailly et de Lafayette." Loustalot fit aussi son manifeste. "Voyons qui de nous, s'ecriait-il, sera le meilleur citoyen?" Camille releva le gant: "Je veux lutter avec vous de civisme. Il ne reste plus de sacrifices a faire apres ceux que j'ai faits; mais je sacrifierais, s'il le faut, au bien public jusqu'a ma reputation. Qu'on m'assigne, qu'on me decrete, qu'on m'outrage, qu'on me calomnie indignement, j'immolerai jusqu'a l'estime des hommes, je ne craindrai ni les coups d'autorite ni le coup des lois; je serai au-dessus des honneurs et de la misere; je ne cesserai d'abreuver l'esprit public de la verite et des bons principes; la lache desertion de quelques journalistes, la pusillanimite du plus grand nombre, ne m'ebranlera pas, et je vous suivrai jusqu'a la cigue." Tel etait alors le devouement de quelques journalistes. La Revolution avait promis de relever tous les abaissements. Ne devait-elle point alors tendre la main aux juifs, aux protestants? ne devait-elle pas ecarter de la tete des comediens un prejuge funeste? Talma ayant rencontre, a propos de son mariage, de la part de l'Eglise, une resistance que n'avait pu vaincre le progres des idees, saisit l'Assemblee nationale de sa plainte. "J'implore, lui ecrivait-il dans une lettre, le secours de la loi constitutionnelle et je reclame les droits de citoyen qu'elle ne m'a point ravis, puisqu'elle ne prononce aucun titre d'exclusion contre ceux qui embrassent la carriere du theatre. J'ai fait choix d'une compagne a laquelle je veux m'unir par les liens du mariage; mon pere m'a donne son consentement; je me suis presente devant le cure de Saint-Sulpice pour la publication de mes bans. Apres un premier refus, je lui ai fait faire une sommation par acte extra-judiciaire. Il a repondu a l'huissier qu'il avait cru de sa prudence d'en referer a ses superieurs, qui lui ont rappele les regles canoniques auxquelles il doit obeir, et qui defendent de donner a un comedien le sacrement de mariage, avant d'avoir obtenu de sa part une renonciation a son etat... Je me prosterne devant Dieu; je professe la religion catholique, apostolique et romaine... Comment cette religion peut-elle autoriser le dereglement des moeurs?... J'aurais pu, sans doute, faire une renonciation et reprendre le lendemain mon etat; mais je ne veux point me montrer indigne de la religion qu'on invoque contre moi, indigne du bienfait de la Constitution, en accusant vos decrets d'erreur et vos lois d'impuissance." Robespierre dans un excellent discours defendit la cause des comediens contre l'intolerance religieuse. "Il etait bon, dit-il, qu'un membre de cette Assemblee vint reclamer on faveur d'une classe trop longtemps opprimee. Les comediens meriteront davantage l'estime publique, quand un absurde prejuge ne s'opposera plus a ce qu'ils l'obtiennent; alors les vertus des individus contribueront a epurer les spectacles, et les theatres deviendront des ecoles publiques de principes, de bonnes moeurs et de patriotisme." Ce langage etait celui de la raison et contribua sans doute a adoucir les prejuges qui regnaient autrefois contre les acteurs. Moliere, du fond de sa tombe, dut remercier l'orateur et cette grande Revolution qui venait rappeler tous les Francais, tous les habitants de la terre a la dignite d'hommes et de citoyens. Une question encore plus grave que la vente des biens ecclesiastiques etait la constitution civile du clerge. X Constitution civile du clerge.--Fete de la Federation. Une assemblee laique avait-elle le droit de modifier les institutions religieuses, et de les mettre en harmonie avec les nouvelles institutions du pays? Les uns disaient oui; les autres, non. Les partisans de cette reforme s'appuyaient sur un argument tres-fort: l'Etat pouvait-il tolerer, a cote de lui, une puissance rivale qui echappait a son controle? On crut tourner la difficulte en decidant que la constitution civile du clerge serait l'oeuvre du clerge lui-meme. Le comite charge de rediger le projet de loi se composait presque tout entier d'ecclesiastiques, dont quelques-uns etaient jansenistes. Ce comite, je dirais presque ce concile de la foi nouvelle, deliberait presque tous les jours. Les vivants et les morts illustres, Fenelon, Pascal, Mably, assistaient en quelque sorte aux debats. De ce travail preparatoire sortit un plan de constitution ecclesiastique, calque sur la constitution politique du pays. Enfin la discussion s'ouvrit au mois de juin 1790. Plusieurs membres du haut clerge chercherent a deplacer la question, en defendant des dogmes qui n'etaient point attaques. Ces casuistes s'envelopperent dans une discussion obscure: les fantomes ne soulevent que des tenebres. Robespierre alors se leva: cet orateur avait autant de rectitude dans l'esprit que de droiture dans le coeur. Lui qu'on a souvent accuse d'avoir conserve un faible pour le clerge se montra, dans cette circonstance, un veritable homme d'Etat, parfaitement libre et degage de tout esprit de secte. "Les pretres, dit-il, sont, dans l'ordre social, de veritables magistrats destines au maintien et au service du culte. De ces notions simples derivent tous les principes; j'en presenterai trois qui se rapportent aux trois chapitres du plan du comite. Premier principe: toutes les fonctions publiques sont d'institution sociale; elles ont pour but l'ordre et le bonheur de la societe; il s'ensuit qu'il ne peut exister, dans la societe, aucune fonction qui ne soit utile. Devant cette maxime disparaissent les benefices et les etablissements sans objet. On ne doit conserver en France que des eveques et des cures. Second principe: les officiers ecclesiastiques etant institues pour le bonheur des hommes et pour le bien du peuple, il s'ensuit que le peuple doit les nommer. Troisieme principe; les officiers ecclesiastiques etant etablis pour le bien de la societe, il s'ensuit que la mesure de leur traitement doit etre subordonnee a l'interet et a l'utilite generale, et non au desir de gratifier et d'enrichir ceux qui doivent exercer ces fonctions. Ces trois principes renferment la justification complete du projet du comite. J'ajouterai une observation d'une grande importance, et que j'aurais peut-etre du presenter d'abord: quand il s'agit de fixer la constitution ecclesiastique, c'est-a-dire les rapports des ministres de cette public avec la societe, il faut donner a ces magistrats, a ces officiers publics, des motifs qui unissent plus particulierement leur interet a l'interet public. Il est donc necessaire d'attacher les pretres a la societe par tous les liens, en... [Illustration: Fete de la Federation au Champ-de-Mars.] Ici l'orateur est interrompu par un melange de murmures et d'applaudissements; il allait parler du mariage des pretres. Robespierre prit part deux autres fois a la discussion des matieres ecclesiastiques: "Ni les assemblees administratives ni le clerge ne peuvent concourir a l'election des eveques: la seule election constitutionnelle, c'est celle qui vous a ete proposee par le comite. Quand on dit que cet article contrevient a l'esprit de piete, qu'il est contraire aux principes du bon sens, que le peuple est trop corrompu pour faire de bonnes elections, ne s'apercoit-on pas que cet inconvenient est relatif a toutes les elections possibles, que le clerge n'est pas plus pur que le peuple lui-meme? Je vote pour le peuple." Il faudrait citer tout au long ces deux discours, pour donner une juste idee de la maniere dont le disciple de J.-J. Rousseau envisageait cette delicate question. Contentons-nous cependant de quelques extraits. "L'auteur pauvre et bienfaisant de la religion, dit-il, a recommande au riche de partager ses richesses avec les indigents; il a voulu que ses ministres fussent pauvres; il savait qu'ils seraient corrompus par les richesses; il savait que les plus riches ne sont pas les plus genereux, que ceux qui sont separes des miseres de l'humanite ne compatissent guere a ces miseres, et que par leur luxe et par les besoins attaches a leur richesse ils sont souvent pauvres au sein meme de l'abondance." Robespierre, a la fin, fut simple et touchant; il s'agissait d'une question d'humanite. "J'invoque, s'ecria-t-il, la justice de l'Assemblee en faveur des ecclesiastiques qui ont vieilli dans le ministere et qui, a la suite d'une longue carriere, n'ont recueilli de leurs travaux que des infirmites. Ils ont aussi pour eux le titre d'ecclesiastiques et quelque chose de plus, l'indigence. Je demande que l'Assemblee declare qu'elle pourvoira a la subsistance des ecclesiastiques de soixante-dix-ans, qui n'ont ni pensions ni benefices." La Revolution etait tenue d'etablir la justice et la misericorde dans l'Eglise, comme dans la societe. La discussion fut orageuse: les eveques n'attendaient que ce moment pour eclater. Ils crierent a l'heresie, au scandale; mais l'abbe Gouttes, au nom des membres du comite ecclesiastique: "Je fais profession d'aimer, d'honorer la religion, et de verser, s'il le faut, tout mon sang pour elle." Les cures de l'Assemblee font la meme declaration de foi. Au meme instant, l'eveque de Clermont, furieux, sort de la salle a la tete des autres eveques et de tous les membres dissidents. "Je vote, dit alors l'abbe Gregoire, sous l'oeil de Dieu." Le decret passa. "Nulle consideration, s'ecrie aussitot ce pretre vertueux, ne peut suspendre l'emission de notre serment. Nous formons des voeux sinceres pour que, dans toute l'etendue de l'empire, nos confreres, calmant leurs inquietudes, s'empressent de remplir un devoir de patriotisme, si propre a porter la paix dans le royaume, et a cimenter l'union entre les pasteurs et les ouailles!" Reste a la tribune, il y prononce alors le premier, aux applaudissements de l'Assemblee, le fameux serment constitutionnel: "Je jure d'etre fidele a la nation, a la loi et au roi." L'Assemblee nationale venait de rappeler l'Eglise a la simplicite des premiers temps, a l'election des eveques et des cures par les fideles. Elle n'avait touche ni aux dogmes ni aux croyances, et pourtant une grande agitation clericale se repandit dans toute la France. Les ministres d'une religion de paix ainsi, qu'ils s'intitulent eux-memes, fomenterent dans l'Eglise un schisme qui devait dechirer l'unite de l'Etat. Un abime de dissentiments separait les pretres assermentes des pretres inassermentes. Les eveques sonnerent l'alarme dans leurs dioceses. Un assez grand nombre de prelats emigrerent a l'etranger. Des cures abandonnerent leurs fonctions, aimant mieux vivre d'aumones que de recevoir la retribution accordee par le gouvernement constitutionnel. La pitie des femmes les accompagna dans leur retraite; elles suivaient avec attendrissement ces vieillards reduits a dire la messe dans le creux des rochers, dans les maisons particulieres, au coin des bois. On en est meme a se demander si la constitution civile du clerge ne fut pas une des fautes de la Revolution Francaise. Sans doute l'Etat avait le droit de courber sous sa main toutes les resistances; mais il s'attaquait, cette fois, a des hommes qui regardaient leurs croyances comme anterieures et superieures a tous les droits politiques. Reconcilier le clerge avec les principes de 89 etait un reve; intervenir dans ses affaires etait un danger. Y avait-il une autre solution? personne alors ne la proposa. Au moment ou cette querelle du clerge semait la discorde dans les villes et dans les campagnes, tous les esprits vraiment philosophiques tendaient, au contraire, vers l'unite. Une scene etrange et curieuse se passa au sein meme de l'Assemblee constituante. Au moment ou l'on s'y attendait le moins, les portes de la salle s'ouvrent: c'est une deputation d'Anglais, de Prussiens, de Siciliens, de Hollandais, de Russes, de Polonais, d'Allemands, de Suedois, d'Italiens, d'Espagnols, de Brabancons, de Liegeois, d'Avignonnais, de Suisses, de Genevois, d'Indiens, d'Arabes, qui tous viennent, conduits par l'etoile de la liberte, adorer la Revolution au berceau.--Ces etrangers, a la tete desquels marche l'orateur Clootz, demandent la faveur d'etre admis a la fete qui se prepare dans le Champ-de-Mars, pour l'anniversaire du 11 juillet; "La trompette, dit Clootz, qui sonne la resurrection d'un grand peuple, a retenti aux quatre coins du monde, et les chants de vingt millions d'hommes libres ont reveille les peuples ensevelis dans un long esclavage." Ainsi s'accomplissait le mot de Volney, dans la discussion du droit de paix et de guerre: "Jusqu'a ce moment vous avez delibere dans la France et pour la France: aujourd'hui vous allez deliberer pour l'univers et dans l'univers." Ce cosmopolitisme n'etait peut-etre pas de tres-bon aloi. Avant de constituer l'unite du genre humain, ne fallait-il point fonder l'unite national? Aussi la deputation fut-elle accueillie froidement. Quel etait pourtant le caractere de la grande solennite qui se preparait au Champ-de-Mars? Depuis quelque temps, on avait concu l'idee d'une confederation generale, qui devait reunir les drapeaux de toutes les gardes nationales du royaume. Ce mouvement etait parti des provinces: l'egoisme de localite cedait dans toute la France a l'entrainement de l'esprit public: les citoyens regeneres avaient besoin de se voir, de se connaitre; ils se cherchaient; plus de divisions; une grande famille liee par les memes sentiments. On avait choisi le Champ-de-Mars pour le theatre de la fete; mais ce theatre etait lui-meme a construire. Quinze mille ouvriers travaillaient depuis quelques jours a relever les terres, de chaque cote du Champ, en vastes talus qui devaient supporter la masse des spectateurs. Cependant le bruit circule que l'ouvrage n'avance pas; l'inquietude se repand dans tous les quartiers de la ville. On se transporte aussitot sur les lieux. Il n'y a qu'un cri: "Mettons-nous-y tous." A l'instant meme, une armee de cent cinquante mille travailleurs accourt; le Champ est transforme en un immense atelier national. Les bataillons de la garde nationale, les citoyens de tout rang, de tout age, arrivent armes de pelles et de pioches. Les invalides, auxquels il reste un bras, une jambe, remuent vaillamment la terre; ceux d'entre eux qui sont aveugles aident a tirer les tombereaux. Les femmes, que l'oisivete du dimanche avait amenees sur le theatre de ces joyeux travaux, oublient tout a coup leur sexe, leurs atours; elles disputent aux hommes les instruments penibles; de blanches et fines mains enfoncent la beche, poussent la brouette. La nuit separe cette laborieuse famille, mais l'aurore qui suit la trouve deja rassemblee. Les femmes reviennent; deja leur teint est legerement bruni au service de la patrie; elles mettent de la grace dans leur ardeur a l'ouvrage; leur simple vue repose des fatigues, leur exemple encourage. Des pretres, des moines se melent dans les bandes: les chartreux transportent la terre en silence et avec un pieux recueillement; les enfants font, a travers tout cela, l'ecole buissonniere; leurs bras tremblants ou debiles aident a charger les fardeaux; leur gaiete trompe la longueur des heures de travail. Le nombre de travailleurs augmente d'heure en heure: les outils manquent; tout a coup les chapeaux, les tabliers suppleent aux brouettes; l'emulation du devouement invente des instruments nouveaux. Au milieu de cette population ouvriere, on distingue les bras rompus depuis longtemps a la fatigue, les mains de fer creees par l'industrie. Les imprimeurs avaient inscrit sur leur drapeau: _Imprimerie, premier flambeau de la liberte!_ Ceux de Prudhomme s'etaient fait, pour se reconnaitre, des bonnets de papier avec les couvertures des _Revolutions de Paris_; ils sont accueillis a leur arrivee par des applaudissements. Les riches apportent le sacrifice de leur mollesse et de leur oisivete, les femmes de leur beaute craintive et douillette: le pauvre, chose plus grave, chose sainte! apporte son temps. "Je n'oublierai pas les colporteurs, dit Camille Desmoulins. Voulant surpasser les autres corps, et voues plus particulierement a la chose publique, ils avaient arrete de consacrer toute une journee a l'amelioration des travaux. Paris s'etonna de ne point entendre, des le matin, les cris familiers de ces douze cents reveille-matin, et ce silence avertit la ville et les faubourgs que ces patriotes piochaient dans la plaine de Grenelle." Un ordre admirable, supreme, regne dans toute cette foule: trois cent mille bras, une seule ame! Les outils remuent, bouleversent le Champ-de-Mars; le gazon du milieu est souleve, les tertres lateraux se dessinent en amphitheatre. Nulle police; a quoi bon? Un jeune homme arrive, ote son habit, jette dessus ses deux montres, prend une pioche et va travailler au loin.--Mais vos deux montres?--Oh! l'on ne se defie pas de ses freres!--Et ce depot, laisse au sable et aux cailloux, est garde par la moralite publique. Les jeux se melent de temps en temps au travail: le tombereau qui part plein de terre revient orne de branchages, et charge de groupes de jeunes gens et de jolies femmes qui auparavant aidaient a le trainer. Il pleut: l'eau du ciel, tout abondante qu'elle soit, ne refroidit pas l'enthousiasme. Le soir, on se rassemble avant de se retirer; une branche d'arbre sert d'etendard, un tambour, un fifre ouvre la marche. Les fetes de Saturne et de Rhee etaient revenues: a la veille de jurer le pacte federal, les citoyens francais contractent une alliance utile et sacree, l'alliance avec la terre. La presse, toujours ouverte aux alarmes, ne partageait qu'a demi la joie et la confiance des travailleurs. "Surtout, leur disait-elle, n'adorez pas!" Cette recommandation s'adressait au caractere idolatre des Francais, qui, soit par enthousiasme, soit par facile entrainement du coeur, se montrent trop souvent enclins a se prosterner devant quelqu'un ou quelque chose. L'idole, ici, c'etait la cour, le roi, la reine. Il etait a craindre que ces federes, venus du fond de leur province, ne se laissassent tout a coup seduire. La reine etait belle; elle avait des yeux et des sourires de sirene. Un mot, et l'epee de la France, l'epee de la Revolution allait peut-etre tomber entre les mains de cette Autrichienne. La verite est que deja les tetes s'enflammaient pour elle; la garder dans son chateau, l'escorter a la promenade, veiller la nuit pres de son sommeil, il y avait la plus qu'il n'en faut pour mettre aux champs des imaginations neuves et romanesques. D'un autre cote, des rancunes farouches paraissaient survivre, chez quelques citoyens, a l'abolition de la noblesse: ces sentiments, la presse democratique eut la generosite de les calmer. "Une chose, s'ecriait Loustalot en rendant compte des travaux du Champ-du-Mars, une seule chose pourrait affliger un observateur patriote dans ces beaux jours. Les pelles de beaucoup de citoyens etaient ornees de devises menacantes contre les aristocrates. Freres et amis, le caractere d'un peuple libre est de _dompter les superbes et de pardonner aux vaincus!_ Les aristocrates ne sont pas dignes de votre courroux. Que ce beau jour ne soit trouble par aucune haine, par aucun exces, par aucune vengeance publique ni privee: vous gouterez le bonheur et vos ennemis seront assez punis." Enfin parut l'aube du 14 juillet. Le ciel ne repondait pas a la serenite du sentiment public: c'etait une matinee sombre et chargee de nuages. Des le point du jour, tous les federes repandus dans la ville se reunirent; ils avaient recu la plus cordiale hospitalite dans les couvents, les casernes, les maisons bourgeoises: depuis quelques jours, les citoyens n'avaient plus qu'un toit et qu'une table. Le monde n'avait jamais rien vu de semblable. A dix heures, une salve d'artillerie annonca l'arrivee du cortege, qui traversait la Seine sur un pont de bateaux. Et quel cortege! La France entiere, la France avec ses anciennes provinces qui, tout a coup, immolant leurs droits, leurs privileges, leur amour-propre local, venaient se rallier au meme symbole. La foule etait imposante: quatre cent mille spectateurs, hommes et femmes, tous decores de rubans aux couleurs de la nation, s'etageaient sur des gradins qui, partant d'un triple arc de triomphe, decrivaient un cintre incline dont le haut se mariait avec les branches des allees d'arbres, et dont les pieds s'appuyaient sur une immense plate-forme au milieu de laquelle s'elevait un autel a la maniere antique. Quatre cents prelats revetus d'aubes flottantes, avec des ceintures tricolores, couvraient les marches de _l'autel de la patrie_, et attendaient la fin du cortege, la face tournee vers la riviere. De temps en temps, la pluie tombait par rafales. Une immense galerie couverte, ornee de draperies bleu et or, occupait le cote du Champ-de-Mars ou se trouve l'Ecole militaire; au milieu de la galerie s'elevait le pavillon du roi. Les vainqueurs de la Bastille etaient a la fete: il y etait, ce brave et genereux Hulin, qui, par esprit de renoncement a toutes les distinctions honorifiques, avait detache de sa boutonniere le ruban et la medaille accordee par la Commune. [Note: Je rencontrai Hulin en 1811, ce meme 14 juillet; il se promenait au Champ-de-Mars par un beau soleil; mais ce soleil qui _brule les bastilles_, Hulin ne le voyait plus; il etait aveugle.] A trois heures et demie, le cortege acheva d'entrer dans le Champ-de-Mars; une seconde salve d'artillerie se fit entendre... on commenca la messe. L'eveque d'Autun, Talleyrand, monta sur l'autel en habits pontificaux, au milieu de son clerge: la messe se celebra au bruit des instruments militaires; l'officiant benit ensuite les bannieres des quatre-vingt-trois departements. Le roi assistait a cette ceremonie sans sceptre, sans couronne, sans manteau; en homme qui se respecte, non en comedien. Le moment solennel etait venu: M. de Lafayette, nomme ce jour-la commandant general de toutes les gardes nationales du royaume, traverse les rangs au milieu des acclamations, appuie son epee nue sur l'autel, et dit d'une voix elevee, en son nom, au nom des troupes et des federes: "Nous jurons d'etre fideles a la nation, a la loi et au roi; de maintenir de tout notre pouvoir la Constitution decretee par l'Assemblee nationale et acceptee par le roi, et de demeurer unis a tous les Francais par les liens de la fraternite." Au meme instant, les trompettes sonnent, les tambours battent, l'obus eclate; le ciel, jusque-la voile, se decouvre; et le soleil, ce Verbe de la nature, parait pour recevoir le serment de quatre cent mille hommes. L'Assemblee, le roi, le peuple, s'unissent dans le meme elan national. Quel moment! Au bruit de la bombe et du tambour, les habitants restes dans Paris, hommes, femmes, enfants, levent la main du cote du Champ-de-Mars, et s'ecrient aussi: "Oui, je le jure!" La France repete ce serment avec transport. Qui dira la joie et les embrassements de tout un peuple venant de naitre a la liberte? Ah! ce fut un grand spectacle! Comment decrire l'effet produit par ces drapeaux qui flottent dans les airs, comme pour se confondre desormais en un seul, le drapeau de la France, les armes qui brillent comme une moisson de fer dans cette plaine nue, les cris qui courent avec des frissons d'enthousiasme sur toutes les tetes, la terre qui s'ebranle, le ciel qui semble lui repondre par une clarte subite, les formidables accents d'une joie orageuse, la voix tonnante du peuple, et le genie de la Liberte qui plane dans les airs? "O siecle! o memoire! s'ecriait alors Carra, nous avons entendu ce serment, qui sera bientot, nous l'esperons, le serment de tous les peuples de la terre; vingt-cinq millions d'elus l'ont repete a la meme heure dans toutes les parties de cet empire; les echos des Alpes, des Pyrenees, des vastes cavernes du Rhin et de la Meuse en ont retenti au loin; ils le transmettent sans doute aux bornes les plus reculees de l'Europe et de l'Asie. Divine Providence! je me prosterne devant toi, en regardant avec dedain tous les rois qui se croient des dieux et demandent l'amour des mortels; je leur dis: Qu'etes-vous? Qu'avez-vous fait pour le bonheur des hommes? C'est aux nations assemblees a faire leurs propres lois et leur propre bonheur. Peuples de l'Europe, en ecoutant ce recit, tombez a genoux devant la divine Providence, et puis, vous relevant avec la fierte de l'homme et l'enthousiasme du republicain, renversez le trone de vos tyrans; soyez libres et heureux comme nous." Pour se faire une idee des sentiments qui dictaient a la nation entiere de telles paroles, il faut se reporter en esprit a ces jours de foi et d'esperance, ou tous les hommes n'eurent qu'un nom, celui de freres. La liberte etait une mer dont on ne connaissait pas encore les orages. Avec quelle joie on voyait le vaisseau de la France manoeuvrer sur cet ocean tranquille! Pendant une semaine, ce ne furent que chants et illuminations jusque sur les ruines de la Bastille; a la porte, on avait mis cette inscription heureuse par les contrastes qu'elle faisait naitre: _Ici l'on danse_. Tout en transformant ce lieu d'horreur en une salle de plaisirs, on avait pris le soin de ne point enlever le caractere de la primitive forteresse. Dans les anciens fosses, ou la danse etait fort animee, des restes de cachots, eclaires d'une sombre lumiere, projetaient sur la fete des souvenirs bien faits pour entretenir le peuple dans l'horreur du despotisme dont cette forteresse avait ete le rempart. Les craintes qu'avaient concues les ecrivains democrates furent en partie confirmees: l'enthousiasme des federes les emporta bien au dela des bornes de la reserve et de la convenance. Malgre ses querelles avec le roi et avec le clerge, la France etait encore royaliste et catholique, Lafayette avait ete enleve dans les bras, etouffe; on avait baise ses mains, ses bottes, son cheval blanc. Pendant huit jours, le peuple ne se livra plus qu'aux danses et aux divertissements; il s'abandonna, avec une facilite imprudente, a l'ivresse d'une joie sans mesure; la tribune etait oubliee; il fallait que l'idolatrie populaire fut bien prononcee pour que Mirabeau lui-meme s'en indignat. "Que voulez-vous faire, dit-il, d'une nation qui ne sait que crier: Vive le roi?" Dans une revue des gardes nationales, la reine avait donne sa main a baiser aux federes, sa belle main. Il parait, au reste, que nos provinciaux laisserent dechirer leur civisme et leur morale a des fleches moins delicates: on les vit rechercher publiquement les attraits des heroines du Palais-Royal. Le puritanisme democratique ne cessait de gemir sur ces desordres, sur les prodigalites scandaleuses de la fete, et sur cette fureur de spectacles et de nouveautes, si contraire a la dignite d'un peuple libre. Les ecrivains se plaignaient surtout des offenses faites a l'egalite: le peuple figurait bien au Champ-de-Mars, mais comme spectateur; les citoyens _actifs_ avaient seuls l'uniforme, portaient les armes; on aurait desire voir les formidables piques des faubourgs melees aux baionnettes. Cette fete n'en laissa pas moins, dans la memoire nationale, une trace que le temps n'a point effacee. Le vieux sang de nos peres se rechauffe quand on leur parle, a cette heure, de la Federation et du 14 juillet. Si incomplete que parut alors aux revolutionnaires cette fete philosophique, elle n'en fut pas moins le signe de la reconstitution de l'unite nationale. La poesie est presque toujours impuissante a traduire ces grandes emotions. M.-J. Chenier et Fontanes essayerent pourtant: Chenier seul trouva quelques accents heureux: Dieu du peuple et des rois, des cites, des campagnes, De Luther, de Calvin, des enfants d'Israel, Dieu que le Guebre honore au pied de ses montagnes, En invoquant l'astre du ciel; Ici sont rassembles sous ton regard immense, De l'empire francais les fils et les soutiens. Celebrant devant toi leur bonheur qui commence, Egaux a leurs yeux comme aux tiens! Ces deux strophes obtinrent un succes inoui, d'abord parce qu'elles sont reellement belles, ensuite parce qu'elles sont l'expression de la philosophie de la Revolution. Les fetes et les rejouissances se prolongerent durant quelques jours; les theatres furent frequentes par les cent mille federes venus de leurs provinces. Le Theatre-Francais donna une piece en deux actes de Collot-d'Herbois, la _Famille patriote ou la Federation_. Cette comedie de circonstance n'eut qu'un succes d'allusion et de patriotisme. La Revolution avait commence par la litterature; Voltaire, Diderot, Beaumarchais etaient reconnus au theatre pour les precurseurs de la regeneration morale et politique, mais au moment ou la secousse se declara les grands ecrivains avaient disparu. Au milieu de cette disette de beaux-esprits, la Revolution regarda en arriere: elle retrouva toute une chaine de grands hommes qui l'avaient annoncee et preparee. Il y en a surtout un parmi eux qu'elle reconnut pour sien. Moliere n'etait guere connu jusqu'alors que de l'aristocratie et des hommes lettres; 89 le revela au peuple. Lisez les journaux du temps: l'acteur que Louis XIV avait fait enterrer la nuit dans un coin de cimetiere se trouve, sur-le-champ, porte aux nues. La vengeance que l'auteur a voulu exercer devient palpable pour tout le monde; ses pieces sont des satires qui attaquent tous les ridicules des grands seigneurs dechus. Le peuple, a la fin du XVIIIe siecle, aime a mesurer la distance qui le separe de Sganarelle, fin, intelligent, plein de mepris envers la noblesse, mais gage, pusillanime, cauteleux, servile, n'osant pas regarder son maitre en face, ni lui dire tout haut ce qu'il pense tout bas. La catastrophe du cinquieme acte de _Don Juan_ est comprise de tous, et appliquee aux evenements. Cette statue du commandeur qui, a la fin du souper, saisit avec une majeste sombre et terrible le bras du seigneur libertin qu'elle entraine, figure bien la Revolution apres la Regence. Entendez-vous retentir les pas lourds de ce fantome de marbre? C'est le peuple qui s'avance! [Illustration: Fabre d'Eglantine] La nouvelle division de la France en departements n'avait point ete etrangere a la fete de la Federation. Les anciennes provinces s'etaient effacees et avec elles avaient disparu les privileges du clerge et de la noblesse, abolis de droit, mais non de fait, dans la nuit du 4 aout. On s'arreterait volontiers a ce beau jour d'enthousiasme, de confiance et d'elan patriotique; beau jour sans lendemain! Mais la marche des evenements nous entraine. Qu'il vive cependant a jamais dans l'histoire, le souvenir de ce moment trop court ou le coeur de tout un peuple battit d'amour pour la Justice et pour la Liberte! XI Le parti des indifferents.--Marat eclate.--Camille Desmoulins denonce par Malouet.--Apparition de Saint-Just.--Desorganisation de l'armee.--Mort de Loustalot.--Une seance du club de Jacobins.--Mariage de Camille Desmoulins.--Mort de Mirabeau. Sous tous les gouvernements et a toutes les epoques, quelle que soit la gravite des circonstances, quels que soient les troubles qui agitent le pays, il se rencontre des hommes qui se font une regle de conduite de demeurer etrangers aux evenements, de rester insensibles aux plus nobles enthousiasmes; ils ne s'arretent jamais a une determination qu'apres avoir pris conseil de leur amour-propre ou de leurs interets personnels: a qui les comparerons-nous, sinon a ces anges neutres, dont parle Dante, "qui n'ont voulu prendre parti ni pour Dieu ni pour Satan, etres sans infamie comme sans gloire, mais dont la vie est si basse, que la justice et la misericorde les dedaignent egalement"? Ces hommes-la se nommerent alors, eux-memes, les impartiaux. Toute leur impartialite n'etait qu'un masque, sous lequel se couvrit le royalisme. Nuls principes! ces hommes ramenaient tous les devoirs a l'egoisme; c'est assez dire qu'ils n'en reconnaissaient aucun. "L'egoiste vertueux, lit-on dans une de leurs brochures, n'est d'aucun parti, d'aucune faction, d'aucun complot. Ses superieurs le considerent, ses egaux l'aiment, ses inferieurs le respectent: il est heureux." Toute cette morale epicurienne contraste singulierement avec l'esprit et le langage des revolutionnaires. Je lis, dans un discours prononce a l'assemblee federative de Valence, les paroles suivantes: "Quelque assuree que paraisse la conquete de notre liberte, gardons-nous de penser qu'il ne nous reste que des jouissances a satisfaire; c'est, au contraire, par des privations qu'il nous faudra la consolider." Qu'on compare ces deux manieres de voir, et qu'on juge! Toute passion, si noble qu'elle soit, a pourtant ses exces: l'amour de la liberte se montre jaloux, ombrageux, alarme comme tous les autres amours. Marat etait ainsi fait, que le moindre bruit d'infidelite a la patrie le jetait dans des fureurs. Toujours traque, il avait pris le parti de s'evanouir comme l'air. Il faut lire le journal de Camille Desmoulins, pour se faire une idee de l'existence fabuleuse de cet etre bizarre, qui semblait avoir derobe l'anneau de Gyges. Pour se soustraire a la nuit des cachots, il s'etait reduit a vivre au fond d'une cave; la du moins il pouvait ecrire, continuer la redaction de l'_Ami du peuple_. Ce qui l'effrayait le plus etait l'idee du repos. Marat luttait contre le Chatelet, contre la Municipalite, contre l'Assemblee nationale. Aux poursuites, il repondait par des defis. Tout dernierement, nouvel esclandre; grande perquisition chez l'invisible Marat; a defaut du coupable, on saisit ses papiers, les numeros de son journal, et une pauvre vieille femme qui pliait les feuilles. A minuit, on emmene le tout chez Bailly. Qu'y a-t-il donc? Marat avait, dit-on, lance un nouveau pamphlet anonyme: _C'en est fait de nous_. Rien de plus irrite que l'auteur de cet ecrit; il depasse toutes les bornes; mais, il faut bien le dire, les journaux etaient presque tous montes, depuis quelque temps, au diapason de la violence la plus extraordinaire. Marat, dont on a voulu faire la personnification de la demence, se montrait souvent plus modere que Freron et autres. Peut-etre cette exageration etait-elle necessaire pour reveiller l'esprit public; on ne sonne pas le tocsin d'alarme avec un grelot. Or nous verrons plus loin que la Revolution courait alors des dangers reels. Il est toujours mal, sans doute, de provoquer au desordre; la vie de l'homme est inviolable et sacree dans tous temps: mais l'Ami du peuple voulait-il reellement qu'on prit ses provocations a la lettre? On peut en douter. Dans son adresse aux citoyens, je decouvre moins de conseils reflechis que de vehementes hyperboles. "Citoyens de tout age et de tout rang, s'ecrie-t-il, les mesures prises par l'Assemblee nationale ne sauraient vous empecher de perir; c'en est fait de vous pour toujours, si vous ne courez aux armes, si vous ne retrouvez cette valeur heroique, qui, le 14 juillet et le 5 octobre, sauverent deux fois la France. Volez a Saint-Cloud [Note: Il parait que Louis XVI habitait alors, pour quelques jours, le chateau de Saint-Cloud.], s'il en est encore temps; ramenez le roi et le dauphin dans vos murs; tenez-les sous bonne garde, et qu'ils vous repondent des evenements; renfermez l'Autrichienne et son beau-frere: qu'ils ne puissent plus conspirer; saisissez-vous de tous les ministres et de leurs commis; mettez-les aux fers; assurez-vous du chef de la municipalite et des lieutenants de mairie; gardez a vue le general; arretez l'etat-major; enlevez le parc d'artillerie de la rue Verte; emparez-vous de tous les magasins et moulins a poudre; que les canons soient repartis entre tous les districts, que tous les districts se retablissent et restent a jamais permanents; qu'ils fassent revoquer les funestes decrets. Courez, courez, s'il en est encore temps, ou bientot de nombreuses legions ennemies fondront sur vous: bientot vous verrez les ordres privilegies se relever, le despotisme, l'affreux despotisme, reparaitra plus formidable que jamais. Cinq a six cents tetes abattues vous auraient assure repos, liberte et bonheur; une fausse humanite a retenu vos bras et suspendu vos coups: elle va couler la vie a des millions de vos freres; que vos ennemis triomphent un instant, et le sang coulera a grands flots; ils vous egorgeront sans pitie, ils eventreront vos femmes; et, pour eteindre a jamais parmi vous l'amour de la liberte, leurs mains sanguinaires chercheront le coeur dans les entrailles de vos enfants." Ce style est atroce; ces soupcons et ces conseils font horreur, a nous surtout qui lisons de pareilles lignes avec sang-froid et a distance des evenements. Mais alors les esprits etaient enflammes par la lutte; le langage se chargeait de teintes sinistres; la defiance colorait tout en noir; et l'esprit public etait assiege de fantomes. Marat etait le type de l'hypocondrie sociale. Son esprit se nourrissait d'alarmes, son imagination effaree donnait aux evenements la figure glaciale de la trahison et de la perfidie; il representait reellement l'inquietude de tous les nouveaux affranchis, qui croient partout revoir le bout de la chaine. La lecture du _C'en est fait de nous_ souleva l'Assemblee nationale. Denonce par Malouet, Marat rendit guerre pour guerre. Voici le curieux manifeste qu'il lanca au plus fort de l'orage: "J'ai un si souverain mepris pour ceux qui ont rendu le decret qui me declare criminel de lese-nation, et plus encore pour ceux qui ont ete charges de l'executer, j'ai tant de confiance dans le bon sens du peuple, qu'on s'est efforce d'egarer, et tant de certitude de l'attachement qu'il a pour son _ami_, dont il connait le zele, que je suis sans la plus legere inquietude sur les suites de ce decret honteux, et que je ne balancerais pas a aller me remettre entre les mains des jugeurs du Chatelet, si je pouvais le reconnaitre pour tribunal d'Etat, si j'avais l'assurance de ne pas etre emprisonne, et d'etre interroge a la face des cieux, certain qu'ils seraient plus embarrasses que moi. S'ils n'etaient pas mis en pieces, avant que l'Ami du Peuple eut acheve de plaider sa cause, ils apprendraient de lui ce que c'est que d'avoir affaire a un homme de tete, qui ne s'en laisse point imposer, qui ne prete point le flanc a la marche de la chicane, qui sait relever des juges prevaricateurs, les ramener au fond de l'affaire, et les montrer dans toute leur turpitude; ce que c'est que d'avoir affaire a un homme de coeur, fier de sa vertu, brulant de patriotisme, [Note: Une circonstance risible vint croiser cette boutade: "Le president, raconte Camille Desmoulins, annonca que Marat, le criminel de lese-nation, faisait hommage a l'Assemblee de son plan de legislation criminelle. On crut d'abord que c'etait un tour de Marat, qui envoyait ses elucubrations patriotiques, enrichies de son portrait, pour persiffler les noirs (les membres du cote droit) et le Chatelet, qui ne pouvaient pas mettre la main sur l'original. Mais il faut entendre _l'Ami du Peuple_ dans son numero suivant se defendre de cet envoi. "Il y a dix ou douze jours, dit-il, que ce plan fut remis a une dame pour te faire passer au president de l'Assemblee. Je regrette beaucoup qu'il ait ete presente dans une conjoncture pareille. Je ne sais point faire de platitudes; loin de rendre dorenavant a l'Assemblee aucun hommage, je n'aurai pour elle que justice severe; je ne lui donnerai aucun eloge." Marat concluait en declarant, a son tour, l'Assemblee _criminelle de haute trahison_, le tout au grand amusement de Camille, qui s'egayait de son ami Marat comme d'un _phenomene politique_.] exalte par le sentiment de la grandeur des interets qu'il defend, connaissant les grands mouvements des passions et l'art d'amener les scenes tragiques." L'un des moindres defauts de Marat etait de faire, sans cesse, l'eloge de lui-meme. Camille Desmoulins avait, lui aussi, ete denonce par Malouet, comme le _digne emule_ de Marat. Il reclama par voie de petition. "S'il y a quelque reproche a me faire, disait Camille, ce serait plutot d'etre idolatre de la nation et non d'etre criminel envers elle." Alors Malouet: "Camille Desmoulins est-il innocent? il se justifiera. Est-il coupable? je serai son accusateur et celui de tous ceux qui prendront sa defense. Qu'il se justifie, s'il l'ose." A ces mots, une voix s'eleve des tribunes: "Oui, je l'ose." Tumulte: une partie de l'Assemblee surprise se leve. Le president donne l'ordre d'arreter l'interrupteur, qui n'etait autre que Camille. Robespierre prend une grave initiative: "Je crois que l'ordre provisoire donne par M. le president etait indispensable: mais devez-vous confondre l'imprudence et l'inconsideration avec le crime? Il s'est entendu accuser d'un crime de lese-nation; il est alors difficile a un homme sensible de se taire. On ne peut supposer qu'il ait eu l'intention de manquer de respect au corps legislatif. L'humanite, d'accord avec la justice, reclame en sa faveur. Je demande son elargissement et qu'on passe a l'ordre du jour." Pendant ce temps, Camille avait file d'une tribune a l'autre, et les inspecteurs de la salle annoncent qu'il s'est echappe. On oublie l'incident pour continuer la deliberation sur l'adresse. Robespierre revient plusieurs fois a la charge. Petion presente fort adroitement un projet de decret qui annule celui de la veille: Camille est excepte de la denonciation qui se trouve maintenue seulement contre Marat. Il faut entendre Camille raconter lui-meme, dans son style charivarique, l'issue de cette affaire: "Victor Malouet avait assez bien arrange son plan de procedure, mais il n'a pas joui longtemps de sa victoire. Il avait saisi habilement l'avantage "D'une nuit qui laissait peu de place au courage." M. Dubois de Crance a rallie les patriotes, et j'ai eu la gloire immortelle de voir Petion, Lameth, Barnave, Cottin, Lucas, Decroix, Biauzat, etc., confondre les perils d'un journaliste famelique avec la liberte, et livrer pendant quatre heures un combat des plus opiniatres, pour m'arracher aux noirs qui m'emmenaient captif; maints beaux faits surtout ont signale mon cher _Robespierre_. Cependant la victoire restait indecise, lorsque _Camus_, qu'on etait alle chercher au poste des archives, accourant sans perruque et le poil herisse, se fit jour au travers de la melee, et parvint enfin a me degager des aristocrates, qui, malgre l'inegalite des forces et les embuscades inattendues de _Dubois_ et de _Biauzat_, se battaient en desesperes. Il etait onze heures et demie; _Mirabeau-Tonneau_ etait tourmente du besoin d'aller rafraichir son gosier desseche, et je fus redevable du silence qu'obtint _Camus_, moins a la sonnette du president, qui appelait a l'ordre, qu'a la sonnette de l'office, qui appelait les ci-devant et les ministeriels a souper, et qui, depuis plus d'une heure, sonnait la retraite. Ils abandonnerent enfin le champ de bataille, je fus ramene en triomphe; et a peine ai-je goute quelque repos, que deja un chorus de colporteurs patriotes vient m'eveiller du bruit de mon nom, et crie sous mes fenetres: _Grande confusion de Malouet; grande victoire de Camille Desmoulins_; comme si c'etait la victoire de celui qui, les mains chargees de chaines, ne pouvait combattre, et non pas la victoire de cette cohorte sacree des amis de la Constitution, de cette foule de preux Jacobins, qui ont culbute _les Malouet, les Desmeuniers, les Murinais, les Foucault_, et cette multitude de noirs et de gris, d'aristocrates veterans et de transfuges du parti populaire." Camille, tire d'un mauvais pas, n'en devint guere plus sage: cet ecolier de genie ecoutait plutot son immense memoire, son amour de la plaisanterie et du trait que sa surete personnelle, et meme que la dignite de la Revolution. Un nouveau caractere allait entrer sur la scene, et prendre une part active aux evenements. Le 19 aout 1790, Robespierre recut de Blerancourt, pres de Noyon, une lettre; l'ecriture en etait nette et hardie, il lut: "Vous qui soutenez la patrie chancelante contre le torrent du despotisme et de l'intrigue, vous que je ne connais que comme Dieu, par des merveilles, je m'adresse a vous, monsieur, pour vous prier de vous reunir a moi pour sauver mon triste pays. La ville de Couci s'est fait transferer (ce bruit court ici) les marches francs du bourg de Blerancourt. Pourquoi les villes engloutiraient-elles les privileges des campagnes? Il ne restera donc plus a ces dernieres que la taille et les impots! Appuyez, s'il vous plait, de tout votre talent, une adresse que je fais par le meme courrier, dans laquelle je demande la reunion de mon heritage aux domaines nationaux du canton, pour que l'on conserve a mon pays un privilege sans lequel il faut qu'il meure de faim. Je ne vous connais pas, mais vous etes un grand homme. Vous n'etes pas seulement le depute d'une province, vous etes celui de l'humanite et de la republique. Faites que ma demande ne soit pas meprisee. "_Signe_: SAINT-JUST, "Electeur au departement de l'Aisne." Robespierre demeura longtemps absorbe; l'emotion s'empara de tout son etre, il lui sembla que son ame se separait de la matiere et se trouvait en contact avec une ame soeur: ces deux hommes s'etaient compris a distance. Au moment ou venait de se former, entre Robespierre et ce jeune inconnu, un lien que le fer seul de leurs ennemis devait trancher plus tard, Marat rompait avec un des hommes qui devaient l'entrainer dans une lutte a mort. "Monsieur Brissot, ecrivait-il, m'avait toujours paru vrai ami de la liberte: l'air infect de l'Hotel de Ville, et plus encore le souffle impur du general (Lafayette), influerent bientot sur ses principes; son plan d'aristocratie municipale, qui a servi de canevas a celui de Desmeuniers, ne me laissa plus voir en lui qu'un petit ambitieux, un souple _intrigant_, et la voix du patriotisme etouffa dans mon coeur la voix de l'amitie." Intrigue et intrigants, c'est le fer rouge dont la Montagne marquera, plus tard, tout le parti de la Gironde. Il existait dans l'armee un principe de dissolution: Mirabeau proposa de la licencier pour la reorganiser sur de nouvelles bases. On n'osa prendre cette mesure. Dans l'ancien systeme, l'armee etait une simple machine de guerre; elle n'agissait pas, elle fonctionnait. Composee, comme le clerge, d'une noblesse et d'un peuple, elle consacrait, sous l'uniforme, la plus entiere separation des castes: d'un cote, les officiers; de l'autre, les sous-officiers et les soldats. Quand les bases de l'ancienne societe s'ebranlerent, toutes les institutions avaient ete obligees de s'ouvrir a l'element democratique: il n'en fut pas de meme de l'armee. Abattue partout ailleurs, l'aristocrati levait encore la tete sous les drapeaux. Appuyee sur l'obeissance passive qu'imposent les lois militaires, elle bravait, en quelque sorte, le torrent des idees nouvelles. Les opinions etaient determinees par la place que chacun occupait dans cette formidable hierarchie: les officiers, tous d'origine noble, se montraient generalement opposes a la Revolution; les sous-officiers et les soldats se declaraient, au contraire, tres-favorables au mouvement: de la deux partis dans l'armee comme dans la nation. Les soldats, quoique gardes a vue par leurs chefs, lisaient et commentaient entre eux les ecrits publics; l'esprit de liberte penetrait a travers l'uniforme. Telle etait la situation, lorsqu'une etincelle mit le feu aux poudres. A Nancy eclata un soulevement general qui faillit degenerer en une guerre civile. Trois regiments s'insurgerent; Bouille marcha sur eux, a la tete de la garnison et des gardes nationales de Metz; il les soumit. Le sang avait coule: cette victoire fit horreur a ceux memes que la loi de la subordination mettait dans la necessite de vaincre. Quand cette nouvelle arriva sur Paris, elle causa une exasperation terrible. Quarante mille hommes entourent la salle du Manege, et poussent des cris d'imprecations contre Bouille, jusque dans les Tuileries; ils veulent arreter le ministre de la guerre. L'Assemblee nationale n'en decerne pas moins des remerciements a M. de Bouille et a l'armee victorieuse, et des honneurs funebres aux citoyens morts pour le maintien de la discipline. Un conseil de guerre, compose d'officiers appartenant aux divisions de Vigier et de Castella, avait condamne vingt-trois soldats de Chateau-Vieux a la peine de mort, quarante et un aux galeres; soixante et onze furent renvoyes a la justice de leur regiment. Robespierre fit un appel a la clemence de l'Assemblee. Remontant des effets aux causes, il accusa les mauvais traitements dont l'armee etait victime de la part de ses chefs. "Il ne faut pas seulement, ajouta-t-il, fixer votre attention sur la garnison de Nancy; il faut, d'un seul coup d'oeil, envisager la totalite de l'armee. On ne saurait se le dissimuler, les ennemis de l'Etat ont voulu la dissoudre: c'est la leur but. On a cherche a degouter les bons; on a distribue des cartouches jaunes; [Note: C'etait une punition et une marque d'infamie.] on a voulu aigrir les troupes pour les forcer a l'insurrection, faire rendre un decret, et en abuser en leur persuadant qu'il est l'ouvrage de leurs ennemis. Il n'est pas necessaire de plus longs developpements pour vous prouver que les ministres et les chefs de l'armee ne meritent pas votre confiance." Signalons un trait de devouement et d'humanite: la femme Humberg, concierge de la porte de Stanislas, a Nancy, voulant eteindre le feu de la guerre civile, prit un seau d'eau et le renversa sur la lumiere d'un canon, malgre l'opposition des canonniers. La nouvelle des massacres de Metz et de Nancy eut un retentissement sinistre dans les feuilles publiques. Marat ne se connait plus; il s'emporte, il delire. "Juste ciel! s'ecrie-t-il. Tous mes sens se revoltent, et l'indignation serre mon coeur. Laches citoyens! verrez-vous donc, en silence, accabler vos freres? Resterez-vous donc immobiles, quand des legions d'assassins vont les egorger? Oui, les soldats de la garnison de Nancy sont innocents; ils sont opprimes, ils resistent a la tyrannie; ils en ont le droit, leurs chefs sont seuls coupables, c'est sur eux que doivent tomber vos coups: l'Assemblee nationale elle-meme, par le vice de sa composition, par la depravation de la plus grande partie de ses membres, par les decrets injustes, vexatoires et tyranniques qu'on lui arrache journellement, ne merite plus votre confiance." Ces acces de colere qui faisaient affluer tout son sang vers le coeur, a la vue de l'injustice, avaient, plus d'une fois, valu a Marat une reputation de folie; il ne s'en laissa pas ebranler. Toute la vengeance qu'il exerca fut de renvoyer la meme accusation a ses ennemis. "Rien n'egale, poursuit-il, l'horreur que j'ai pour les noirs projets des ennemis de la Revolution, si ce n'est le mepris que m'inspire leur demence! Qu'un prince ou des ministres accables de regrets d'avoir, par leurs concussions et leur tyrannie, amene les choses au point ou elles en sont, et furieux de ne pouvoir les retablir, perdent la tete, et se conduisent en insenses, il n'y a rien la d'etrange. Mais qu'un senat nombreux imite leurs folies, c'est ce qu'on refuserait de croire, si l'on ignorait que ses membres sont presque tous agites des memes passions. Comment, toutefois, ne s'est-il pas trouve, parmi eux, un seul homme qui les ait rappeles a la raison, a la prudence? Quel aveuglement impardonnable de vouloir suivre aujourd'hui, avec les troupes reglees, les maximes de l'ancien regime! Sont-ce des hommes, dont les ecrits patriotiques ont ouvert les yeux, dont le sentiment de la liberte a eleve l'ame, et qui craignent moins la mort que le deshonneur, que l'on peut encore traiter en serfs? Est-ce en cherchant a couvrir les anciennes vexations par de nouvelles, en employant la violence a l'appui de l'injustice, en ajoutant outrage a outrage, que l'on peut esperer de les rendre dociles a la voix de leurs oppresseurs? Est-ce par des traitements iniques et honteux qu'on peut se flatter de les plier au devoir? Non, jamais!" Quelques jours apres, le journalisme fit une perte cruelle. Loustalot, le redacteur des _Revolutions de Paris_, venait de mourir a l'age de vingt-huit ans. C'etait un grand coeur et un ecrivain de talent, devore par le feu sacre du patriotisme. Sa feuille se tirait a un nombre considerable d'exemplaires, et, toute palpitante de l'emotion de la semaine, elle exercait une enorme influence dans les faubourgs. Il tomba au champ d'honneur, ferme, vaillant, la plume a la main: certes, cette plume valait bien une epee. Il se rencontre des hommes chez lesquels se resume l'instinct et le bon sens des masses; Loustalot etait de ceux-la. Au moment ou le journalisme, ce nouveau pouvoir, succedait a la royaute, l'auteur des _Revolutions de Paris_ fit mieux encore que de gouverner le peuple: il l'eclaira. La presse devint, alors, un veritable sacerdoce. [Illustration: Une seance du club des Jacobins.] Le 4 septembre 1790, Necker se retira du ministere. Sa retraite eut tous les caracteres d'une fuite; la popularite l'avait seduit; elle le trompa. On lisait sur la porte de son hotel: _Au ministre adore_; l'inscription est enlevee; une defaveur generale succede a l'ancienne idolatrie. Ces retours de l'opinion ne doivent pas nous etonner; dans les temps de revolution, les idees sont tout, les hommes rien. Necker n'avait jamais ete que le masque de la volonte nationale, a un moment donne; il s'evanouit avec la circonstance. Seuls les Montagnards se fortifiaient et grandissaient a chaque pas; c'est qu'ils avaient derriere eux le peuple. La lutte des croyances continuait, quoique la Revolution ne cessat d'appeler a elle les membres desinteresses du clerge.--La resistance des ecclesiastiques etait en raison inverse du rang qu'ils occupaient dans la hierarchie; les eveques se montrerent plus opposes a la reforme que les cures, les cures que les simples vicaires. Il y eut ca et la, dans le bas clerge, des exemples remarquables d'adhesion au nouvel ordre de choses; un pretre de Saint-Sulpice, M. Jacques Roux, fit entendre du haut de la chaire les paroles suivantes: "Interdit des fonctions sacrees du ministere, par les vicaires generaux de Saintes, pour m'etre declare l'apotre de la Revolution; force de quitter mon diocese et mes foyers, pour echapper a la fureur des mechants qui avaient mis ma tete a prix, la joie que je ressens de preter le serment decrete le 27 novembre dernier, par la loi sur la constitution civile du clerge, cette consolation inappreciable me fait oublier que, depuis seize ans, je n'ai vecu que de mes infortunes et de mes larmes. Je jure donc, messieurs, en presence du ciel et de la terre, que je serai fidele _a la nation, a la loi et au roi_, qui sont indivisibles. J'ajouterai meme que je suis pret a verser jusqu'a la derniere goutte de mon sang, pour le soutien d'une revolution qui a change deja, sur la face du globe, le sort de l'espece humaine, en rendant les hommes egaux entre eux, comme ils le sont de toute eternite devant Dieu." Pour la plebe du clerge, le serment exige par la loi etait un rempart contre la tyrannie des grands-vicaires et des eveques, ils pleuraient d'attendrissement et de joie en le prononcant en face de l'autel. Les citoyens les entouraient de leur affection. Cependant, en beaucoup d'endroits, les eglises etaient desertees par les ministres du culte: a Paris, des cures, pour interesser le peuple a leur cause, avaient fait vendre leurs meubles a la porte de l'eglise; d'autres s'etaient coalises pour faire manquer les offices. A la paroisse de Saint-Jean-en-Greve, il ne s'etait pas trouve un seul pretre pour commencer les vepres. On fait venir un religieux, et les gardes nationaux, de service a la maison commune, accourent en grand nombre pour chanter les vepres. Les paroissiens affluent: depuis longtemps on n'avait prie d'aussi bon coeur. On n'a point assez appuye sur un fait singulier: c'est que la Revolution naissante, bien loin d'eteindre le sentiment religieux chez les laiques, l'avait au contraire ravive. Le meme jour, a Saint-Gervais, a Saint-Roch, a Saint-Sulpice, des citoyens sans armes entouraient le lutrin, et chantaient a voix deployee les louanges du Createur. D'un autre cote se developpait un mouvement en dehors des anciens cultes. A la tete d'une des loges maconniques de Paris figuraient quelques philosophes; la loge se changea en club, sous le nom de _Cercle social_. Les membres de cette association se distinguaient par des sentiments de bienveillance reciproque et par la pratique de la charite universelle. Les hommes freres, les hommes rattaches a toutes les creatures, qui forment elles-memes le lien de la vie, les hommes unis d'esprit et de sentiment au souverain ordonnateur des etres, a l'Architecte de l'Univers, tel etait leur ideal, leur reve philosophique. La consequence de cette doctrine, qui avait le tort de flotter un peu dans les nuages, etait le changement de toutes les existences, de toutes les relations sociales. Le devoir de l'homme, comme celui du citoyen, etait, d'apres eux, de joindre sa volonte a celle de l'Etre Supreme, pour creer, de concert avec lui, un monde nouveau, un monde conforme au dessein primitif, un monde ou regneraient la justice et la verite. Toute grande reforme politique ou sociale traine a sa suite une nuee de metaphysiciens, de reveurs, de mystiques. Le peuple, en 90, eut le bon esprit de ne pas les suivre, de s'attacher fermement, comme a un roc, aux faits positifs, a la loi, aux principes. Il avait un amour passionne pour la discussion; mais il la voulait nette, precise. Ses heros etaient les hommes pratiques, ceux qui cherchaient a incarner le vrai et l'utile, dans les institutions nouvelles. Ce n'est pas lui qui aurait lache la proie pour l'ombre. De jour en jour, les opinions se degagent: les clubs se multiplient; celui des Jacobins s'etait demembre. Sieyes, Lafayette, Bailly, Chapelier, Larochefoucauld, en se retirant, avaient fonde a l'extremite du Palais-Royal, pres le passage Radziwil, une societe connue sous le nom de _Club de 89_. Les deputes s'y reunissaient pour lire les journaux et pour faire d'excellents diners, au sortir des seances de l'Assemblee. Dans la soiree, on preparait, par une discussion reguliere et paisible, les travaux legislatifs. L'ancien club des Jacobins avait gagne, a la retraite des moderes, de s'accroitre en force et en influence; il devint plus nombreux et plus tumultueux; les Lameth et Barnave le dirigeaient, mais leur autorite tendait a decroitre. Mirabeau, quoique hai, etait egalement recherche des deux clubs, ou sa parole remuait des passions bien differentes. Derriere ces notabilites commencait a poindre l'opiniatre genie de Robespierre. Appuye au dehors sur la presse, il n'attendait qu'une occasion pour s'imposer lui-meme a la faveur populaire. Cette occasion se presenta: l'Assemblee nationale venait de rendre un decret, portant que les citoyens actifs seraient seuls inscrits sur le role des gardes nationales. L'indignation ouvrit la veine oratoire de Robespierre; il fit, au club, un discours trouve admirable par Camille. Les applaudissements eclaterent. Mirabeau, president des Jacobins, rappela l'orateur a l'ordre. Cette interruption excita un soulevement orageux. Vainement l'athlete aux poumons d'airain usait les forces de sa voix contre le tumulte; le bruit meme de la sonnette etait etouffe. "Mirabeau, raconte Desmoulins, voyant qu'il ne pouvait parler aux oreilles, et pour les frapper par un mouvement nouveau, au lieu de mettre son chapeau, comme le president de l'Assemblee nationale, monta sur son fauteuil. "Que tous mes confreres m'entourent!" s'ecria-t-il, comme s'il eut ete question de proteger le decret en personne. Aussitot une trentaine des honorables membres s'avancent et entourent Mirabeau. Mais, de son cote, Robespierre, toujours si pur, si incorruptible, et a cette seance si eloquent, avait autour de lui tous les vrais Jacobins, toutes les ames republicaines, toute l'elite du patriotisme. Le silence que n'avait pu obtenir la sonnette et le geste theatral de Mirabeau, le bras en echarpe de Charles Lameth [Note: Lameth s'etait battu en duel avec un membre du cote droit, M. de Castries. Barnave s'etait auparavant rencontre avec Cazeles. Le peuple, irrite des provocations qu'on adressait depuis quelque temps a ses deputes, s'etait mis en mouvement pour exercer une vengeance. Ayant couru en force a l'hotel de Castries, il brisa les meubles, mit le linge en pieces et jeta tout par les fenetres. Ces luttes personnelles alarmerent la conscience des revolutionnaires; ils engagerent fortement les bons citoyens a reserver toutes leurs forces pour la grande lutte nationale. Camille Desmoulins donna lui-meme l'exemple en refusant un duel; les ecrivains de son parti le feliciterent d'avoir le coeur de paraitre lache. Ainsi le sentiment puritain de la democratie condamnait ce prejuge barbare de l'assassinat par les armes et devant temoins.] parvint a le ramener. Il monte a la tribune ou, tout en louant Robespierre de son amour pour le peuple, et en l'appelant son ami tres cher, il le colaphisa un peu rudement et pretendit, comme M. le president, qu'on n'avait pas le droit de faire le proces a un decret, sanctionne ou non. Mais M. de Noailles concilia les deux partis, en soutenant que le decret ne comportait point le sens qu'on lui pretait, qu'il s'etait trouve au Comite de constitution lorsqu'on avait discute cet article, et qu'il pouvait attester que ni lui ni le comite ne l'avaient entendu dans le sens de M. Charles Lameth et de Mirabeau. La difficulte etant levee, la parole fut rendue a Robespierre, qui acheva son discours au milieu des applaudissements, comme il l'avait commence. Ainsi croissait, au milieu des interruptions et des murmures, cette puissance formidable que Robespierre devait bientot exercer aux Jacobins. La regeneration politique entraina la regeneration des moeurs. Avant la Revolution, la femme etait avilie, le lien conjugal fort relache. La reforme des idees fit de l'amour un sentiment qui s'epure en se reglant, et rendit au mariage la dignite qui lui est propre. Le mercredi 29 decembre 1790, une ceremonie touchante etait celebree dans l'eglise Saint-Sulpice: Camille Desmoulins s'unissait a Lucile Duplessis. Il faut reprendre les choses de plus haut. Un etudiant en droit, maitre es arts, rencontre un soir, dans le jardin du Luxembourg, deux femmes, dont l'une, la mere, avait les traits nobles et empreints d'une majeste tragique; l'autre etait une jeune fille de douze ans, fort gracieuse et fort bien elevee. Ce jeune homme etait tres modestement vetu, point beau; la parole hesitait sur ses levres comme embarrassee d'un leger begaiement, ses politesses semblaient un peu gauches: tel qu'il etait, il plut d'abord a la mere, puis a la jeune fille. Camille se trouvait redevable de son education au chapitre de Laon; sa famille etait sans fortune, et les chanoines l'avaient fait entrer, comme boursier, au college Louis-le-Grand, ou il avait acheve ses etudes pour entrer a l'Ecole de droit. Tous les soirs, Camille allait courtiser ses chers feuillages; ce coin de nature, encadre dans le faubourg Saint-Germain, etait le pays de son coeur; les deux femmes y revinrent aussi... par hasard. La conversation etant tombee sur quelques idees qui commencaient des lors a fermenter, Camille begaya des paroles eloquentes; on lui trouva l'esprit orne; l'acces de la maison lui fut donne. Le coeur a ses troubles comme la vue: Camille avait d'abord cru aimer la mere; mais, de jour en jour, ses sentiments se detournaient d'elle pour se porter sur la fille, sur la petite Lucile, dont les perfections croissantes jetaient deja, parmi ses jeux, un parfum de tendresse et de sensibilite delicate. C'etait une ame charmante; toute troublee, elle ignorait la cause et l'objet de ces soupirs seditieux, qui soulevaient, par instants, sa poitrine emue. Elle accusait alors la chaleur du ciel des subites rougeurs qui lui montaient au visage. Le secret de Lucile ne fut pas trop bien garde; rien de bavard comme des yeux de seize ans; sa mere lut dans ces yeux-la. Il y avait des obstacles de fortune. Le jeune bachelier en droit avait ete recu avocat au parlement de Paris, mais, jusqu'ici, quel espoir fonder sur son avenir? D'un autre cote, Lucile avait quelque fortune. Cependant la Revolution avait fait son chemin dans le monde, et Camille s'etait pousse avec elle; il etait alors une des voix les plus ecoutees du pays. Aime de la France, pour le tour incisif de son esprit original et petulant, les qualites de son esprit et de son coeur en firent l'idole de la femme qu'il recherchait. "Aujourd'hui decembre, ecrivait-il a son pere, je me vois enfin au comble de mes voeux. Le bonheur, pour moi, s'est fait longtemps attendre; mais enfin il est arrive, et je suis heureux autant qu'on peut l'etre sur la terre. Cette charmante Lucile, dont je vous ai tant parle, et que j'aime depuis huit ans, enfin ses parents me la donnent, et elle ne me refuse pas. Tout a l'heure, sa mere vient de m'annoncer cette nouvelle en pleurant de joie... Quant a Lucile, vous allez la connaitre par ce seul trait. Quand sa mere me l'a donnee, il n'y a qu'un moment, elle m'a conduit dans sa chambre; je me jette aux genoux de Lucile; surpris de l'entendre rire, je leve les yeux; les siens n'etaient pas en meilleur etat que les miens; elle etait tout en larmes, elle pleurait meme abondamment, et cependant elle riait encore. Jamais je n'ai vu de spectacle aussi ravissant, et je n'aurais pas imagine que la nature et la sensibilite pussent reunir a ce point ces deux contrastes!" O pressentiment! rire a travers les larmes, n'est-ce pas toute la vie?--Ce fut celle de Lucile. Rien ne manquait a leur bonheur que la ceremonie du mariage. L'abbe Denis Berardier, grand-maitre du college de Louis-le-Grand, fit la celebration a Saint-Sulpice. Les temoins furent Petion, Robespierre, Sillery, Brissot et Mercier. Berardier, qui etait membre de l'Assemblee constituante, prononca un discours dans lequel il recommandait a Camille de respecter la religion dans ses ecrits. "Si l'on peut, lui dit-il, etre assez presomptueux pour se flatter de pouvoir se passer d'elle, dans toutes les infortunes inseparables de cette vie, ce serait un meurtre que d'enlever ce secours a tant de malheureux, qui n'ont d'autre ressource, dans leurs peines, que la consolation qu'elle leur procure, et d'autre espoir que les recompenses qu'elle promet. Si ce n'est pas pour vous, ce sera au moins pour les autres que vous respecterez la religion dans vos ecrits; j'en serais volontiers le garant; j'en contracte meme ici, pour vous, l'engagement au pied des autels, et devant Dieu qui y reside. Monsieur, vous ne me rendrez pas parjure... Votre patriotisme n'en sera pas moins actif; il n'en sera que plus epure, plus ferme, plus vrai; car si la loi peut forcer a paraitre citoyen, la religion oblige a l'etre." La voix du bon abbe s'etait attendrie, en s'adressant a son ancien eleve; les larmes coulerent. Lucile, cependant, attirait tous les regards; il n'y avait qu'une voix dans l'eglise: "Qu'elle est belle!"--"Je vous assure, ecrivait Camille quelques jours plus tard, que cette beaute est son moindre merite. Il y a peu de femmes qui, apres avoir ete idolatrees, soutiennent l'epreuve du mariage; mais plus je connais Lucile, et plus il faut me prosterner devant elle." Le charme et la mollesse enfantine des sentiments n'excluaient pas chez elle l'energie. Lucile appartenait bien a la race des femmes de la Revolution, douce et terrible, la grace du cygne avec des reveils de lionne. Souleverons-nous ici les voiles du sanctuaire domestique? Oh! le charmant nid risque au milieu de l'orage! On jouait avec la politique, comme les enfants des pecheurs d'Etretat avec la mer. Camille avait d'ailleurs abrite sa vie des tempetes du forum. Lucile, quand son mari avait termine son numero de journal, voulait qu'on le lui lut; aux endroits plaisants, c'etaient des eclats de rire et des folies qui animaient encore la verve satirique de Camille. Quelquefois elle le mettait en colere: les femmes n'aiment point sans cela. Au beau milieu du travail, qui prenait a Camille les plus longues heures du jour, Lucile, ennuyee du silence, lui jouait quelquefois un charivari, en faisant aller sur le piano les pattes de sa chatte, laquelle finissait, tout en jurant, par l'egratigner en _ut, re, mi, fa_. Comme ces gracieux enfantillages se detachent en lumiere, sur le fond serieux d'une Revolution! Quelle douce et charmante insouciance! Helas! la fureur des evenements allait emporter bien loin ces jours de bonheur. Quand il raconte de tels enfantillages, Camille ressemble a un poete qui, menace lui-meme par les dangers de l'eruption, s'amuserait a jeter des fleurs dans la bouche du Vesuve. Il avait de la poesie dans l'ame, mais il avait surtout la verve de la critique, l'esprit satirique de Voltaire. Il ne tarda point a plaisanter sur le serment qu'avait exige de lui l'abbe Berardier, de _ne point toucher au spirituel_. "C'etait, dit-il, gener un peu la liberte des opinions religieuses, et porter atteinte a la declaration des droits; mais qu'y faire? Je n'etais point venu la pour dire non. C'est ainsi que je me trouvai pris et oblige, par serment, a ne me meler, dans mes numeros, que de la partie politique et democratique, et a en retrancher l'article theologie. Sans avoir approfondi la question, je me doute bien que ce serment, accessoire au principal, n'est pas d'obligation etroite comme l'autre." Voila l'homme; chez lui, le premier mouvement venait du coeur et le second de l'esprit. Ce tour d'esprit railleur l'a fait accuser de scepticisme; il est vrai que Camille lanca plus d'une fois ses fleches contre les ordonnances de l'Eglise, et contre les abus du clerge: mais les vrais sceptiques sont ceux qui acceptent tout sans s'attacher a rien, couvrant ainsi du manteau des formes, et du respect exterieur, le neant de leurs convictions. "Mirabeau est mort!" Telle fut la grande nouvelle qui, le 2 avril 1791, courut d'un bout a l'autre de Paris. Ses relations avec la cour, ses intrigues, ses manoeuvres honteuses, ne sont plus, aujourd'hui, un secret pour personne. L'armoire de fer a parle; des confidences, des ecrits authentiques, ont trahi le mystere de sa conduite, dans les derniers temps de sa vie. Il avait propose a la cour un plan de conspiration d'ou devait sortir la guerre civile, et a l'aide de la guerre civile il esperait que le roi recouvrerait son autorite. Les contemporains n'avaient guere sur son compte que des soupcons. Marat l'avait bien denonce comme traitre; mais qui Marat n'avait-il point accuse? On oublia, un instant, ses faiblesses, ses vices, pour ne se souvenir que du grand orateur. Quel malheur que son caractere ne fut point a la hauteur de son genie! La mort refit Mirabeau. Le linceul couvrit les taches trop reelles de son existence depravee. Le directoire du departement proposa de lui donner pour tombe la nouvelle eglise de Sainte-Genevieve; l'Assemblee nationale delibera sur-le-champ; Robespierre alors, qui avait plusieurs fois essuye les dementis et les coleres oratoires de Mirabeau, Robespierre se leva: "Ce n'est pas, dit-il, au moment ou l'on entend, de toutes parts, les regrets qu'excite la perte de cet homme illustre qui, dans les epoques les plus critiques, a deploye tant de courage contre le despotisme, que l'on pourrait s'opposer a ce qu'il lui fut decerne des marques d'honneur. J'appuie cette proposition de tout mon pouvoir ou plutot de toute ma sensibilite." De ces deux hommes, Mirabeau et Robespierre, l'un etait le premier, l'autre le dernier mot de la Revolution. L'edifice de Sainte-Genevieve, transforme en Pantheon, devait reunir les depouilles de tous les grands hommes. Pensee sublime, qui fut repudiee plus tard comme tant d'autres, quand la France s'affaissa sur elle-meme:--"Convoquer les ombres, faire un concile de morts, leur demander, en mettant sous leurs yeux la Constitution de 89; Etes-vous contents de notre oeuvre?"--Place a Voltaire, a J.-J. Rousseau, aux grands hommes du XVIIIe siecle, dans ce temple eleve a la philosophie, mere de la Revolution! Mirabeau ouvrit la marche et leur montra le chemin. Le peuple, qui aime les grands hommes malgre leurs faiblesses, suivit les funerailles de l'orateur en pleurant. On se figure difficilement que ces hommes-la doivent perir; tant l'idee de l'ame et du genie s'allie intimement a celle de l'immortalite! La rumeur publique fit circuler mille contes invraisemblables. On parla vaguement de poison; il n'y en avait d'autre que celui de la debauche a laquelle se livrait cette orageuse nature. Le travail et la tribune firent le reste. Mirabeau commencait a avoir peur de la Revolution; sa tonnante voix criait aux flots de reculer; les flots se brisent, mais ne reculent pas. Emporte dans cette lutte avec un element sourd et inexorable, il se raidit contre les debris du drame; il se fit de la royaute une ancre a laquelle, d'une main desesperee, il cherchait a rattacher sa fortune et celle de la France. Vains efforts! Comme ses besoins etaient enormes et que la cour etait riche, il vendit sa parole.--L'eloquence de Mirabeau? Une grande prostituee!--Longtemps son audace le couvrit; sa defection, entouree d'abord des obscurites de l'incertitude, ne se devoila que quand il n'etait plus la pour se defendre. Le voici donc couche dans les tenebres du sepulcre, cet homme, digne des gemonies par sa conduite, digne du Pantheon par ses vastes talents! La poesie, qui s'amuse aux contrastes, a voulu rehausser chez lui l'eclat des lumieres par l'opposition des ombres: pas de ces jeux-la, s'il vous plait! ayons le courage de dire que la probite est le seul piedestal du vrai genie. Le jour de sa mort, tous les spectacles furent fermes. L'accablement, la consternation, la stupeur etaient sur presque tous les visages. La voix des journaux exprima des sentiments divers, mais, en general, les regrets et l'admiration pour les talents de l'orateur firent oublier l'immoralite de l'homme. Marat seul tint ferme dans ses diatribes: "Peuple, s'ecriait-il, rends graces au ciel! ton plus redoutable ennemi, Riquetti, n'est plus." La nouvelle destination donnee a l'eglise Sainte-Genevieve fut encore, pour Marat, l'objet de vives critiques; il ne vit dans cet edifice, consacre a honorer les lumieres sans les vertus, qu'un monument de pure ostentation nationale. Ce qu'il y a de plus remarquable, et j'oserais dire de prophetique, c'est la declaration suivante: "Si jamais la liberte s'etablissait en France, et si jamais quelque legislature, se souvenant de ce que j'ai fait pour la patrie, etait tentee de me decerner une place dans Sainte-Genevieve, je proteste ici hautement contre ce sanglant affront." (Marat entendait dire par la qu'il y serait en trop mauvaise compagnie.) "Oui, j'aimerais mieux cent fois ne jamais mourir que d'avoir a redouter un si cruel outrage." Ce dernier trait est assez beau: "J'aimerais mieux cent fois ne jamais mourir!"--Marat, quoi qu'il en ait dit, alla plus tard au Pantheon; il est vrai que ce fut pour en chasser Mirabeau. Les plus acharnes contre Mirabeau etaient alors les royalistes, soit qu'ils ignorassent ses engagements avec la cour, soit qu'ils ne voulussent point lui pardonner d'avoir, des le principe, mis son eloquence au service de la tempete revolutionnaire. Au milieu du deuil general, quand sa cendre etait encore tiede, ils l'attaquerent avec fureur dans leurs journaux. Apres l'avoir traite d'_escroc_, de _coureur de filles_, de _gredin_, l'un de ces pamphletaires mele a ses injures des anecdotes assez piquantes: "Loge en chambre garnie, rue et hotel Coq-Heron, en proie a la plus affreuse misere, Mirabeau est reduit a la triste ressource de voler son garcon perruquier; pendant que celui-ci lui arrangeait son toupet, il prend sa montre et la lui emprunte sous le pretexte d'en acheter une pareille le meme jour; et, quand le coiffeur a voulu la reclamer, Riquetti nie l'avoir vue, s'emporte, et roue de coups le pauvre garcon. Voici comment il se defaisait de ses domestiques, apres qu'il leur avait mange le fruit de leurs epargnes et de vingt annees de servitude. La veille de son depart pour Bruxelles, il affecte une transe cruelle sur un oubli de papiers qu'il a laisses a Bignon. Il caresse son domestique, a qui il devait deja quatorze cents livres, le conjure, le presse tendrement de vouloir bien monter sur un cheval qu'il fait louer par lui-meme, et, des que le domestique est parti, Riquetti devalise la malle de ce credule serviteur, et derampe.--Une autre fois, il s'appropria une bague de cent louis, de la meme facon qu'il avait escamote la montre...--Sa valeur est parfaitement connue dans le regiment de Royal-Comtois, et c'est cette valeur qui lui inspira le dessein de deguerpir, tandis que l'armee etait aux prises avec les Corses." [Illustration: Brissot] Ce manifeste de la haine se termine par un curieux mouvement oratoire: "Ombres immortelles des Ravaillac, des Cartouche, des Mandrin, des Desrues; reprenez vos depouilles humaines, et accourez sieger aux Etats-generaux; accourez, vous tous dont le front est couvert d'un triple airain, vous que souillerent tous les forfaits, venez vous asseoir au milieu de cette assemblee d'elite ou doit presider le comte de Mirabeau. Ah! sans doute, vous avez tous autant de droits que lui; vous n'avez pas plus demerite que lui d'etre a votre poste de citoyens; vous ne futes que des scelerats, Riquetti fut quelque chose de pis." Vendez-vous donc au parti des _honnetes gens_, pour en etre traite de la sorte apres votre mort! On assure que Mirabeau aurait dit: "J'emporte avec moi la monarchie." Notre ferme conviction est que, vivant, il ne l'eut point sauvee. Il ne faut ni amoindrir ni exagerer la part d'influence de certains hommes, dans le grand drame de la Revolution Francaise. Ceux qui parlent de mener les evenements s'abusent ou veulent en imposer; les evenements ont leurs phases, leur epoque de maturite. Ils sont regles d'avance par la logique et par la force des choses. Toutes les resistances sont impuissantes contre les lois de la nature, la marche des idees, et les impulsions de la volonte nationale. XII Les federations.--La bulle du pape.--Le clerge refractaire.--Marat et Robespierre royalistes.--Doctrines sociales de la Revolution.--Les chevaliers du poignard.--Ce qui se passait au chateau des Tuileries.--Theroigne de Mericourt. Au moment ou Mirabeau disparut de la scene, tout etait a reorganiser, le clerge, la magistrature, l'armee. Pour entreprendre cette oeuvre gigantesque, il fallait des forces immenses; ces forces, on les trouvera dans le patriotisme de l'Assemblee nationale et dans l'union de tous les citoyens francais. En quelques mois, la France tout entiere se couvrit d'un reseau de fraternite. Les villes se relierent aux villes pour assurer la circulation des grains, defendre leurs droits, reprimer les exces. Ce fut la ligue du bien public. L'union fait la force: desormais, cette nation trop longtemps morcelee, divisee, n'avait plus qu'une ame et qu'un coeur. Le grand ecueil auquel venait sans cesse se heurter la Revolution etait le clerge. Les historiens qui ont neglige ce point de vue ont trop souvent cherche les obstacles la ou ces obstacles n'etaient point. Les 10 mars et 13 avril 1791, le pape Pie VI lanca une bulle, dans laquelle il declarait nulles et illicites les nouvelles elections de cures et d'eveques faites par des laiques. Ces luttes de croyances reporterent l'esprit francais aux farces du moyen age et aux moeurs de la Reforme. Luther, condamne par Rome, avait brule la bulle du pape sur un bucher. La Revolution accueillit le bref de Sa Saintete avec le meme sans-facon; elle y mit seulement moins de colere et plus d'ironie. En 89, les roles etaient changes; le pape n'etait plus qu'un faible vieillard, tandis qu'une jeunesse vaillante penetrait a la fois dans l'Eglise et dans la societe. On fit un mannequin qui representait Pie VI, et qui fut transporte au Palais-Royal; la un membre de quelque societe patriotique lit, a haute voix, un requisitoire dans lequel, apres avoir notifie les intentions criminelles de Joseph-Ange Braschi, Pie VI, il conclut a ce que son effigie soit brulee, apres qu'on lui aura arrache la croix et l'anneau, et a ce que ses cendres soient jetees au vent. A peine dit, l'effigie du pape, son bref dans une main, un poignard dans l'autre, un ecriteau sur la poitrine avec ce mot: _Fanatisme_, est livree aux flammes.--Cette scene burlesque se passait au milieu des acclamations de nombreux spectateurs. La bulle du pape donna encore lieu a une caricature qui obtint du succes; le saint-pere, en grand costume, etait represente assis sur sa chaire pontificale, a l'un des balcons de son palais. Devant lui s'elevait un large benitier rempli d'eau de savon que l'abbe Royou, un des chefs de la resistance ecclesiastique, faisait mousser avec un goupillon. Le pape, un chalumeau a la bouche, soufflait vers la France des bulles auxquelles il donnait sa benediction. Pres de la etaient Mesdames, tantes du roi [Note: Les tantes du roi s'etaient enfuies a Rome, malgre les justes plaintes du peuple de Paris qui avait cherche a les retenir.], et plusieurs cardinaux. Ceux-ci, avec leurs chapeaux rouges, et Mesdames, avec leur eventail, agitaient l'air et dirigeaient les saintes bulles. Dans le lointain se montrait la France, assise sur un nuage, entouree de son nouveau clerge. Appuyee sur le livre de sa Constitution, elle recevait les bulles, et d'une chiquenaude elle les faisait disparaitre. Ne devait-on point s'attendre a cette resistance de la cour de Rome? La constitution civile du clerge rompait les vieux liens de l'unite hierarchique, decretait l'independance du clerge vis-a-vis du saint-siege, sinon en matiere de dogme, du moins, en matiere de discipline, creait, en un mot, une veritable Eglise gallicane dont le chef ne serait plus le roi, mais qui fonctionnerait sous la main du peuple. Ce n'est point ici le lieu ni le moment pour ecrire une histoire de la papaute; il est neanmoins permis de se demander si elle n'a point contribue, elle-meme, au declin des croyances. En protegeant le mouvement de la Renaissance, Leon X favorisa, sans le savoir, l'avenement de l'esprit nouveau. L'antiquite reparut et devant son soleil se disperserent les nuages du mysticisme. La recherche du beau etait un premier pas vers la recherche du vrai. Dans la marche du genre humain, les progres s'enchainent avec une logique admirable. Aussi la renaissance des lettres et des arts ne fut-elle etrangere ni a la philosophie ni a la Revolution Francaise. Quoi qu'il ca soit, le bref du pape ne fit qu'envenimer les divisions entre le clerge refractaire et le clerge assermente. Les laiques prirent naturellement parti pour l'un ou pour l'autre. Des courtisans athees, de grandes dames sans moeurs, d'anciens esprits forts qui se vantaient naguere d'avoir, dans un coin de leur bibliotheque, _la Pucelle_ et l'_Encyclopedie_, tinrent a honneur de frequenter immoderement les eglises clandestines, entrainant apres eux de bonnes femmes et des hommes simples fermement attaches a la tradition. Les interets de l'aristocratie, les passions les plus etrangeres au sentiment religieux, se couvrirent du masque de l'orthodoxie. D'un autre cote, a Paris, dans les grandes villes et meme dans quelques campagnes, la majorite des habitants se declara en faveur des pretres qui avaient prete serment a la nation; les insermentes, autour desquels se rangeaient, par esprit d'opposition et de contraste, les ennemis de la chose publique, furent, au contraire, l'objet de sarcasmes, d'insultes, et bientot de voies de fait. Le peuple voyait avec tristesse la solitude des eglises reputees schismatiques, tandis que la foule doree s'empressait autour des autels que la loi ne reconnaissait plus comme legitimes. A Paris, il y eut des desordres regrettables: on forca l'entree de cloitres et de communautes religieuses; la virginite de quelques saintes filles fut livree aux verges, et a d'autres outrages plus abominables encore. Tres peu de personnes prirent part a ces exces, qui d'ailleurs ont deshonore, dans tous les temps, les guerres de religion. Il importe de bien etablir que Marat et les autres revolutionnaires extremes, qui servaient alors presque tous dans la presse militante, demeurerent etrangers a toute provocation d'actes semblables. Le sage Robespierre alla plus loin: a propos de troubles tres-graves qui venaient d'eclater a Douai, et dans lesquels des pretres insermentes avaient, disait-on, joue un role, il fit entendre ces dignes paroles: "Il est houteux de vouloir porter contre les ecclesiastiques une loi qu'on n'a pas encore ose porter contre tous les citoyens; des considerations particulieres ne doivent jamais prevaloir sur les principes de la justice et de la liberte. Un ecclesiastique est un citoyen, et aucun citoyen ne peut etre soumis a des peines pour ses discours; il est absurde de faire une loi uniquement dirigee contre les discours des ministres de l'Eglise... J'entends des murmures, et je ne fais qu'exposer l'opinion des membres qui sont les plus zeles partisans de la liberte; ils appuieraient eux-memes mes observations, s'il n'etait pas question des affaires religieuses." Ces sentiments, je n'hesite pas a le dire, etaient ceux de la majorite des vrais revolutionnaires: s'il leur arriva jamais de frapper sur la religion, c'est que derriere cette figure auguste se cachaient alors l'hypocrisie et l'atheisme aristocratique. Une autre consideration qu'il ne faut point perdre de vue, sous peine de ne rien comprendre a la suite des evenements, c'est qu'a cette epoque (avril et mai 1791) la plupart des democrates etaient encore royalistes. Marat, malgre ses boutades contre Louis XVI, engageait fort a le conserver sur le trone. "J'ignore, disait-il, si les contre-revolutionnaires nous forceront a changer la forme du gouvernement; mais je sais bien que la monarchie tres limitee est celle qui nous convient le mieux aujourd'hui, vu la depravation et la bassesse des suppots de l'ancien regime, tous si portes a abuser des pouvoirs qui leur sont confies. Avec de tels hommes, une republique federee degenererait bientot en oligarchie. On m'a souvent represente comme un mortel ennemi de la royaute, et je pretends que le roi n'a pas de meilleur ami que moi. Ses mortels ennemis sont ses parents, ses ministres, les pretres factieux et autres suppots du despotisme; car ils l'exposent continuellement a perdre la confiance du peuple, et ils le poussent par leurs conseils a jouer la couronne, que j'affermis sur sa tete en devoilant leurs complots, et en le pressant de les livrer au glaive des lois. Quant a la personne de Louis XVI, je crois bien qu'il n'a que les defauts de son education, et que la nature en a fait une excellente pate d'homme, qu'on aurait cite comme un digne citoyen, s'il n'avait pas eu le malheur de naitre sur le trone. Tel qu'il est, c'est, a tout prendre, le roi qu'il nous faut. Nous devons benir le ciel de nous l'avoir donne; nous devons le prier de nous le conserver: avec quelle sollicitude ne devons-nous pas le retenir parmi nous! Je vais lui donner une marque d'interet, qui vaudra mieux que le serment de fidelite prescrit par l'Assemblee traitresse, et dont on ne suspectera pas la sincerite, car je ne suis pas flagorneur. On sait que les courtisans contre-revolutionnaires maudissent tout haut la bonhomie de Louis XVI, qu'ils regardent comme un obstacle a la reussite de leurs projets desastreux: eh bien! cette bonhomie, devenue la qualite la plus precieuse du monarque, est a mes yeux d'un si grand prix, qu'une fois que la justice aura son cours, je ferai des voeux pour que Louis XVI soit immortel." Le 23 avril, a propos d'une lettre ecrite par le ministre des affaires etrangeres a toutes les cours de l'Europe, et dans laquelle il declarait que Sa Majeste avait librement accepte la nouvelle forme du gouvernement Francais, des cris de _Vive le roi_ retentirent dans la salle des seances de l'Assemblee. Alexandre Lameth proposa l'envoi d'une deputation chargee d'offrir des remerciements a Louis XVI. Biauzat voulait que l'Assemblee se rendit, en corps, aupres du souverain. Robespierre crut bon de rappeler les representants de la nation au sentiment des convenances; mais il n'en affirma pas moins, dans ce discours, son respect pour la royaute constitutionnelle. "Il faut, dit-il, rendre au roi un hommage noble et digne de la circonstance. Il reconnait la souverainete de la nation et la dignite de ses representants, et sans doute il verrait avec peine que l'Assemblee nationale, oubliant cette dignite, se deplacat tout entiere. Je ne m'eloigne pas de la proposition de M. Lameth, je me borne a une legere modification. Il vous a propose de remercier le roi; mais ce n'est pas de ce moment que l'Assemblee doit croire a son patriotisme, elle doit penser que depuis le commencement de la Revolution il y est reste constamment attache. Il ne faut donc pas le remercier, mais le feliciter du parfait accord de ses sentiments avec les notres." Il etait meme arrive a quelques ecrivains du parti democratique d'en appeler a Louis XVI contre l'Assemblee nationale. Loustalot engageait le roi a faire usage du _veto_ suspensif que lui accordait la Constitution, pour paralyser l'effet des lois dictees par l'aristocratie bourgeoise: c'aurait ete le moyen de rendre quelque popularite a un pouvoir affaibli. La verite est que ces ecrivains attachaient alors peu d'importance a la forme du gouvernement. Le roi etait en outre, a leurs yeux, l'otage de la Revolution. De la les efforts du peuple pour le retenir a Paris; et quand Louis XVI voulut, par des motifs qu'il est difficile d'eclaircir, se rendre a Saint-Cloud, un commencement d'emeute lui fit comprendre qu'il devait renoncer a tout projet de depart.--Ainsi les revolutionnaires tenaient a garder le roi. Et c'etait le moment ou, d'accord avec Marie-Antoinette, Louis XVI (nous le savons aujourd'hui) recherchait l'alliance de tous les rois de l'Europe, pour attirer en France les armees etrangeres. Un mot sur les doctrines economiques de la Revolution. Il y avait deux ecoles: la premiere resumait ainsi ses tendances: "Honorables indigents! malgre les injustices et les dedains de la classe opulente, contentez-vous de lui avoir inspire un moment la terreur. Perseverez dans vos travaux; ne vous lassez point de porter le poids de la Revolution; elle est votre ouvrage; son succes depend de vous; votre rehabilitation depend d'elle. N'en doutez pas, vous rentrerez un jour, et peut-etre bientot, dans le domaine de la nature, dont vous etes les enfants bien-aimes. Vous y avez tous votre part. Oui, vous devez tous devenir proprietaires, un jour, mais pour l'etre il vous faut acquerir des lumieres que vous n'avez pas. C'est au flambeau de l'instruction a vous guider dans ce droit sentier, qui tient le juste milieu entre vos droits et vos devoirs." Honorables indigents! qui ne reconnaitrait a ce langage une magnifique reparation des inegalites sociales? Messeigneurs les pauvres! cette ecole voulait l'augmentation du bien-etre individuel par le travail, par des lois justes, par la transformation reguliere du travailleur econome en proprietaire eclaire. L'autre ecole, a la tete de laquelle se placa l'ancienne loge maconnique des _Amis de la Verite_, contenait en germe la doctrine du communisme socialiste, moins les mots, qui n'etaient pas encore trouves: elle reclamait, comme une consequence de la Revolution, la _propriete pour tous_. Cette proposition, quoique confuse, deplut aux Jacobins, qui accuserent les _Amis de la Verite_ de vouloir la loi agraire: on n'avait pas alors d'autre terme pour designer une repartition egale de la richesse publique. Le sort de la classe ouvriere etait, aux deux points de vue, l'objet d'une active sollicitude. Dans la presse, un homme s'occupait ardemment du rapport des questions politiques a la question du travail et des salaires; c'etait Marat. L'_Ami du Peuple_ devait sans doute a ces articles, ou il osait se parer fierement des guenilles de la misere, une influence que d'autres feuilles beaucoup mieux redigees n'acqueraient pas alors. Il revetit le sac et le cilice de la classe desheritee pour laquelle il reclamait des droits, des soulagements et une justice. Le dedain avec lequel les ecrivains royalistes parlaient de la classe inferieure l'entrainait quelquefois a se faire leur avocat officieux. Voici l'un de ces plaidoyers: "Toute la canaille anti-revolutionnaire s'est accordee a traiter de _brigands_ les citoyens de la capitale armes de piques, de lances, de haches, de batons; c'est une infamie: ils faisaient partie de l'armee parisienne. Aux yeux des hommes libres, ils n'etaient pas moins soldats de la patrie que les citoyens en uniforme; et, aux yeux du philosophe, ils etaient la fleur de l'armee. Je le repete, la classe des infortunes, que la richesse insolente defigure sous le nom de _canaille_, est la partie la plus saine de la societe; la seule qui, dans ce siecle de boue, aime encore la verite, la justice, la liberte; la seule qui, consultant toujours le simple bon sens, et s'abandonnant aux elans du coeur, ne se laisse ni aveugler par les sophismes, ni seduire par les cajoleries, ni corrompre par la vanite; la seule qui soit inviolablement attachee a la patrie, et dont maitre Motier (Lafayette) n'eut jamais fait des cohortes pretoriennes. Lecteurs irreflechis, qui voudriez savoir pourquoi la classe des infortunes serait la moins corrompue de la societe, apprenez que, forcee de travailler continuellement pour vivre, et n'ayant ni les moyens ni le temps de se depraver, elle est restee plus pres que vous de la nature." C'etait, dira-t-on, provoquer a la guerre des pauvres contre les riches. Je n'en disconviens pas; mais dans les ecrits de Marat lui-meme on ne decouvre rien qui ressemble a la theorie du communisme. Mirabeau mort, plusieurs membres de l'Assemblee nationale se disputerent son influence. Robespierre, qu'on avait surnomme la _chandelle d'Arras_, par allusion au flambeau qui venait de s'eteindre, n'avait, dans son eloquence, ni l'eclat ni la chaleur de Mirabeau; mais la conscience de l'homme d'Etat concourt souvent plus que le genie au salut des nations. Cette parole qu'on affectait de rabaisser etait d'ailleurs forte, solide, carrement taillee dans le marbre. A propos du droit de petition, l'orateur s'eleva a la veritable eloquence. "Plus un homme est faible et malheureux, s'ecria-t-il, plus il a besoin du droit de petition; et c'est parce qu'il est faible et malheureux que vous le lui oteriez! Dieu accueille les demandes, non seulement des plus malheureux des hommes, mais des plus coupables." Robespierre fut soutenu par l'abbe Gregoire: "Le mot petition signifie _demande_. Or, dans un Etat populaire, que peut demander un citoyen quelconque qui rende le droit de petition dangereux? Ne serait-il pas etrange qu'on defendit a un citoyen non actif de provoquer des lois utiles, qu'on voulut se priver de ses lumieres? Qu'on ne dise pas qu'il n'y a de citoyens non actifs que les vagabonds. Je connais, a Paris, des citoyens qui ne sont pas actifs, qui logent a un sixieme, et qui sont cependant en etat de donner des lumieres, des avis utiles." L'Assemblee murmure; les tribunes applaudissent. Le parti des courtisans voulait refuser au malheureux la faculte de faire entendre ses plaintes, il niait a la brebis qu'on egorge le droit de geindre sous le couteau. Robespierre reparut trois fois a la tribune, au milieu de la rage des moderes: "Je demande, s'ecria-t-il, je demande a monsieur le president que l'on ne m'insulte pas continuellement autour de moi, lorsque je defends les droits les plus sacres des citoyens." La sonnette etait impuissante a retablir l'ordre. Au milieu de ces violences, qui partaient du milieu de la salle, Robespierre etait appuye par les tribunes: sa parole allait plus loin que l'enceinte legislative; ce qui faisait surtout la force de ce depute, c'est qu'il s'adressait toujours a la nation. Il n'y avait plus guere de discussion a laquelle Maximilien ne melat sa parole obstinee. Il s'etait forme, a Paris, une societe d'_Amis des noirs_, qui travaillait a l'abolition de l'esclavage et de la traite des negres. Quand la question des colonies s'agita devant l'Assemblee nationale, Gregoire, qui etait membre de cette societe philanthropique, eleva la voix en faveur des hommes de couleur. Malonet declara que si l'Assemblee persistait a vouloir elever un trophee a la philosophie, elle devait s'attendre a le composer des debris de vaisseaux, et du pain d'un million d'ouvriers. Le tour de Robespierre etait venu; jamais il ne se montra ni plus libre de prejuges, ni mieux inspire par un sentiment de justice. "S'il fallait, s'ecria-t-il, s'il fallait sacrifier l'interet ou la justice, il vaudrait mieux sacrifier les colonies qu'un principe... Des le moment ou, dans un de vos decrets, vous aurez prononce le mot _esclave_, vous aurez prononce votre deshonneur. (Nombreux murmures; l'orateur continue impassible.) L'interet supreme de la nation et des colonies est que vous ne renversiez pas, de vos propres mains, les bases de la liberte! Perissent les colonies (nouvel orage dans la salle), s'il doit vous en couter votre bonheur, votre gloire, votre independance! Je le repete, perissent les colonies, si les colonies veulent, par des menaces, nous forcer a decreter ce qui convient le plus a leurs interets! Je declare que nous ne leur sacrifierons ni la nation ni l'humanite entiere." Ces mots: "Perissent les colonies plutot qu'un principe," ont ete souvent reproches a Robespierre. Il faut pourtant se dire que nul ne prevoyait alors les massacres de Saint-Domingue. Les horreurs de l'esclavage n'ont-elles point, d'ailleurs, amene ces epouvantables represailles? Il existe deux sortes d'hommes d'Etat: ceux qui s'accommodent aux circonstances, et ceux qui poursuivent un systeme. Maximilien etait de ces derniers. Les ruines d'un monde peuvent frapper le citoyen arme d'une conviction; elles ne l'ebranlent point. La nation, malgre la vente des biens du clerge, qui ne pouvait se faire que successivement, se trouvait alors sans argent et sans armee! Les caisses vides, les frontieres ouvertes, ou allions-nous? Cet etat de choses desastreux se trouvait etroitement lie au travail de destruction et de recomposition qui s'operait alors dans la societe. La discipline militaire etait a reconstruire sur de nouvelles bases. Les partisans de l'immobilite voulaient, au contraire, qu'on conservat les abus de l'ancien systeme. Ce fut encore Robespierre qui domina toute la discussion: "Legislateurs, dit-il, gardez-vous de vouloir avec obstination des choses contradictoires, de vouloir etablir l'ordre sans justice. Ne vous croyez pas plus sages que la raison, ni plus puissants que la nature." On avait parle de lier les soldats a l'ancien regime militaire par un serment sur l'honneur. "Quel est, s'ecria-t-il, cet honneur au-dessus de la vertu et de l'amour de son pays? Je me fais gloire de ne pas connaitre un pareil honneur." L'oratear proposait le licenciement de l'armee. Un membre du cote droit, Cazales, lui succede a la tribune et injurie brutalement le discours de Robespierre, qu'il traite de diatribe calomnieuse. Ici des cris _a l'ordre! a l'Abbaye_ un vacarme horrible du cote gauche.--Le souffle des hommes forts se reconnait a cela, qu'il souleve des orages. [Illustration: Collot-d'Herbois.] Cependant la contre-revolution faisait chaque jour des progres, a la cour et dans certaines classes de la societe. Le ciel se montrait charge de nuages. A l'interieur du pays, le clerge refractraire, ce ver rongeur de la Constitution, annoncait avec triomphe le retour de l'ancien regime; les emigres adressaient, de l'etranger, des sommations menacantes. La reine cherchait un appui dans l'intervention de l'Autriche. L'epidemie de la liberte commencait a gagner les nations voisines; les monarques le savaient et, autour de la France, se nouait, a petit bruit, le _cordon sanitaire_ qui devait l'etrangler. Dans le chateau meme des Tuileries, la garde nationale s'etait trouvee, plusieurs fois, aux prises avec une garde secrete, dont les membres furent plus tard surnommes les _Chevaliers du Poignard_. Ces don Quichotte de la monarchie guettaient l'heure et l'occasion de faire quelque coup de tete. Une circonstance se presenta qui favorisait leurs desseins. Le 28 fevrier, le faubourg Saint-Antoine se porte au chateau de Vincennes et veut detruire le donjon de ce frere de la Bastille. Lafayette accourt, dissipe le rassemblement et fait une soixantaine de prisonniers qu'il ramene a l'Hotel de Ville. Au retour de son expedition, le general apprend que les appartements du roi sont remplis de gens armes de cannes a epee, de pistolets et de poignards. C'etaient des hobereaux et des chatelains qu'on avait appeles de la Bretagne et des provinces meridionales, au secours de la monarchie. Deja M. de Gouvion, major de la garde nationale, avait prevenu le roi. Louis XVI ayant demande pourquoi plus de quatre cents personnes se trouvaient ainsi rassemblees dans son chateau, avec des armes secretes, on lui repondit que la noblesse, effrayee de l'evenement de Vincennes, s'etait ralliee autour de Sa Majeste pour la defendre. Il desapprouva, mais faiblement, _le zele indiscret de ces messieurs_. La garde les fouillait, les desarmait, les huait, les chassait, quand Lafayette arrive, qui termine cette comedie de devouement provincial par une complete deroute. Le general lanca fort rudement les ducs de Villequier et de Duras, que le lendemain, dans un ordre du jour, il qualifia de "chefs de la domesticite du chateau." Que signifiait pourtant la conduite ambigue de Louis XVI? Ou voulait-on en venir? Quel tenebreux dessein, quelle intrigue se cachait sous le manteau des conspirateurs royalistes? Le temps va devoiler ce secret. Les mains pleines de verites, la France les avait courageusement ouvertes; elle inondait le monde de ses lumieres. A la diffusion des principes de 89, elle avait meme sacrifie, pour un temps, cette ardeur belliqueuse qui etait un des apanages de notre vieille race celtique. "La nation francaise, disait la Constitution, renonce a entreprendre aucune guerre, dans la vue de faire des conquetes, et n'emploiera jamais ses forces contre la liberte d'aucun peuple." D'ou vient donc que, non contentes de se tenir sur leurs gardes, les monarchies etrangeres avaient forme entre elles une ligue offensive et defensive? Pourquoi appuyaient-elles ouvertement les desseins et les manoeuvres des emigres?--Elles craignaient encore plus les idees de la Revolution que ses armees. Deja plusieurs etrangers, nous l'avons vu, etaient accourus en France et se ralliaient, de toute leur ame, a un mouvement qui, tot ou tard, devait affranchir leur patrie. Parmi ces etrangers se distinguait au premier rang une jeune fille, une Liegeoise. Theroigne de Mericourt voyait, avec fremissement, le pays ou elle etait nee, sa bonne ville de Liege, sous le joug des prejuges et de l'arbitraire; elle resolut, un peu follement, de courir les chances d'une lutte en faveur des principes revolutionnaires. Ce role lui souriait; hirondelle du printemps de la liberte, elle irait annoncer, aux peuples du Nord, que le moment de soulever les glaces du despotisme etait venu. Peut-etre s'exagerait-elle (Theroigne etait toujours femme) ses moyens d'influence; elle comptait secretement sur ses yeux noirs, sur sa taille de fee, sur sa main petite et d'une perfection incroyable, pour gagner le coeur du peuple. Elle avait une eloquence naturelle et toute debordante; son babil amusait, charmait, tournait les tetes; c'est ainsi qu'elle avait desarme le regiment de Flandre. Theroigne etait partie avec Bonne-Carrere, secretaire au club des Jacobins; ils arriverent a Bruxelles et dans le pays de Liege. Jusqu'ici tout allait bien: mais nos zeles emissaires etaient suivis a la piste par deux Francais, dont les projets masques eventerent le complot. Carrere fut assez heureux pour s'evader; Theroigne tomba au pouvoir de l'Autriche et fut conduite a Vienne, dans la forteresse de Kulstein, sous la double accusation de propagande et de regicide; on entendait ainsi fletrir la conduite qu'avait tenue Theroigne a Versailles, dans les journees des 5 et 6 octobre. Cette heroine des faubourgs, si horriblement decriee pour ses moeurs, s'etait renouvelee dans l'amour de la Revolution. Avant son depart de Paris, elle n'avait plus que de chastes rapports avec les principaux meneurs; Theroigne faisait sa societe intime du rigide abbe Sieyes et du republicain Gilbert Romme, une espece de quaker affectant la plus austere modestie, la malproprete meme, et d'une figure a faire peur. Ce Romme etait un metaphysicien obscur, un alchimiste politique, dont les dissertations bizarres s'echappaient comme les fumees d'un cerveau en ebullition. Rien n'etait plus amusant que de voir la petite Theroigne l'ecouter d'un air grave, et rencherir encore sur la mysticite de son maitre, dans son aimable jargon moitie flamand moitie francais: ils travaillaient ainsi, l'un et l'autre, a la decouverte de la nouvelle pierre philosophale. L'amour de la Revolution lui refit une virginite: elle vendit ses parures, ses meubles et ses bijoux, et jeta tout dans le tronc de la patrie. A Kulstein, au milieu du silence et de l'obscurite, les idees, les destins, les mouvements de la France, pesaient sur son ame opprimee. Elle subit plusieurs mois d'une captivite tres-dure. Cependant Louis XVI ne pouvait se consoler des pertes que faisait, chaque jour, son autorite souveraine. La reine lui soufflait secretement la haine et le mepris de la Constitution; elle ne cessait de mettre sous ses yeux l'inutilite des sacrifices consentis depuis le 14 juillet, les exigences toujours plus imperieuses de l'opinion dominante, les conseils qu'avait donnes Mirabeau lui-meme, epouvante des dangers que courait la monarchie, et paye d'ailleurs pour lui preter son appui. Mere, elle parlait surtout de l'amour qu'elle portait a son fils, de ses perpetuelles alarmes. Toutes ces raisons etaient de nature a faire impression sur l'esprit du roi. Louis XVI n'avait cesse d'entretenir, depuis quelques mois, une correspondance secrete avec les cours etrangeres. Il intriguait, intriguait, intriguait. Depuis longtemps, il cherchait un endroit du royaume d'ou lui et sa famille pussent communiquer en surete avec les puissances du Nord et dicter des lois a l'Assemblee nationale. Il lui fallait un homme devoue, qui entrat dans le complot, et une armee qui servit de point d'appui pour reagir sur la Revolution. Cet homme etait trouve: M. de Bouille, l'impitoyable heros de Nancy, avait ete charge de reunir des troupes, sous son commandement, autour de la forteresse de Montmedy. C'est la que, toutes reflexions faites, le roi et la famille royale avaient decide de se rendre. On touchait, par ce point, aux mouvements militaires de l'Autriche. De cette maniere, tout etait sauve: la cour n'etait plus eloignee de l'accomplissement de son reve que par la distance qui separe Paris de la frontiere. Des preparatifs de depart furent concertes dans le plus grand mystere; ce n'etait pas une legere entreprise que d'enlever, sans bruit, le trousseau de la reine, ses parures, ses bijoux favoris et tout ce monde de coquetterie feminine, _mundus muliebris_, dont le poids et le volume compliquaient la difficulte de l'evasion. Il y eut bien du temps consume dans ces apprets de fuite; la famille royale crut enfin n'avoir rien oublie, rien neglige pour s'ouvrir clandestinement le chemin de l'exil ou du triomphe. Vaine esperance! Elle n'avait pas tenu compte de l'imprevu, qui dejoue les calculs de la prudence humaine, au moment meme ou les projets les mieux concus touchent a leur execution, et ou paraissent s'abaisser tous les obstacles. XIII Alarmes et soupcons.--Marat prophete.--Fuite du roi.--Lafayette risque d'etre massacre sur la place de Greve.--Les armes et les insignes de la royaute sont arrachees et detruites.--Le peuple entre au chateau des Tuileries.--Robespierre aux Jacobins. Quelques jours avant le 21 juin 1791, des bruits etranges circulaient dans Paris. Des mouvements inusites, dans le chateau des Tuileries, avaient fait soupconner des projets d'evasion. Lafayette et Bailly furent prevenus par lettres, et invites a redoubler de surveillance; mais la parole de Louis XVI, dans laquelle on avait encore foi, leur fit ecarter tous les soupcons. Un homme qui s'etait donne le role de la prophetesse Cassandre, Marat seul, veillait dans l'ombre. "C'est un fait constant, ecrivait-il, que, le 17 de ce mois, une personne anciennement attachee au service du roi l'a surpris fondant en larmes, dans son cabinet, et s'efforcant de cacher ses pleurs a tous les regards. D'ou venait cette affliction? De ce que, la veille, on avait tente de le faire fuir; car on veut, a toute force, l'entrainer dans les Pays-Bas, sous pretexte que sa cause est celle de tous les rois de l'Europe, et dans l'espoir qu'une contre-revolution soudaine sera aussi facile, en France, que dans les provinces Belges. Avant quinze jours, dit hier Bergasse, l'Assemblee nationale sera dissoute. Ce qui afflige Louis XVI, ce sont les assauts multiplies que lui livre sa famille, et surtout l'Autrichienne, pour le determiner a une demarche dont il prevoit les suites funestes. Obsede sans relache, il ne peut se resoudre a etouffer la voix du sang et de la nature; il fremit a l'aspect de tous les malheurs prets a fondre sur sa maison, s'il etait assez faible pour se deshonorer par une fuite criminelle, au mepris de tant de serments. Il s'efforce de resister aux instances d'une femme perfide, qui sera, toute sa vie, l'ennemie mortelle des Francais. Pour triompher de sa resistance, on change l'attaque; on s'efforce de l'intimider par l'idee de la perte de sa couronne et de sa vie! On affecte de lui rappeler les derniers moments de Charles 1er. Que doit-il resulter de cette penible lutte entre le monarque et d'infames courtisans? La guerre civile; et un instant suffit pour la decider! vous etes assez imbeciles pour ne pas prevenir la fuite de la famille royale. Je suis las de vous le repeter, insenses Parisiens; ramenez le roi et le dauphin dans vos murs; gardez-les avec soin; renfermez l'Autrichienne, son beau-frere et le reste de sa famille. La perte d'un seul jour peut etre fatale a la nation, et creuser le tombeau a trois millions de Francais." De son cote, M. de Bouille echelonnait des detachements sur la route qui conduit de Montmedy a la frontiere. Comme il fallait un motif a ces dispositions, il pretexta la necessite de proteger la caisse contenant l'argent destine au paiement de ses troupes. --Nous attendons un tresor, repondaient les cavaliers aux bourgeois que la presence des uniformes intriguait. Ce tresor, comme on le devine bien, c'etait le roi et la famille royale. Louis XVI ne negligeait aucun subterfuge pour dissimuler ses desseins: il avait promis d'assister, le jeudi suivant, avec la reine et une deputation de l'Assemblee nationale, a la procession de la Fete-Dieu; presse de donner aux puissances etrangeres une declaration de ses sentiments sur la Revolution, il chargea Montmorin, comme on l'a vu, de leur ecrire que le roi des Francais etait heureux et libre; a Lafayette, il reitera des assurances positives, solennelles, qu'il ne partirait pas. Dans la nuit du 20 au 2l juin, Paris dormait tranquille; la confiance de Bailly et du general charge de veiller sur les Tuileries etait parfaite. La cour aurait-elle renonce a ses tenebreux projets? Le remords, la honte, la crainte, auraient-ils arrete ce roi fugitif sur le bord de l'abime? Le 2l, un bruit courut avec le jour de quartier en quartier: --Il est parti! Consternation et stupeur. La royaute, qui inspirait si peu du crainte sur le trone, se montra redoutable par son absence. Le mystere, l'inconnu qui avait preside a ce depart, redoublaient les alarmes. On assurait que les portes avaient ete fidelement gardees toute la nuit: le roi etait pourtant de grosseur a ne point passer invisible. Tout etait obscur dans cette fuite, les intentions, les moyens. Qu'y avait-il a craindre? Ou etait le danger? Existait-il une mine sous ce depart inquietant? et par quel cote eclaterait-elle? Cependant les citoyens s'abordent, se rassemblent: "Eh bien! vous savez la nouvelle?--Voila donc comme il nous trompait! --L'honnete homme!--C'est infame!--Mais ses serments?--Trahison et mensonge!--Fiez-vous donc aux rois!--C'est ainsi qu'ils sont tous.--Il a sans doute, en partant, organise la guerre civile?--Je le crains." D'autres visages plus sombres se montraient avec l'apparence du calme et du sang-froid: --Qu'avez-vous donc a vous troubler ainsi? Un roi de moins, peu de chose! Cela ne vaut pas la peine de faire tant de bruit. Des rois, nous le sommes tous. Depuis notre Revolution, la monarchie n'etait plus qu'un fantome; le fantome s'est evanoui. Ce n'est pas le moment d'avoir peur; signifions, au contraire, nos volontes par la force des piques. Tous les partis se disputaient la situation; mais les moderes tenaient un tout autre langage. --Qu'allons-nous devenir? Pourquoi, au lieu de faire le bonheur de la France par des reformes sages et graduelles, s'est-on jete aussi inconsiderement dans tous ces systemes nouveaux, qui ont mis la division entre la nation et le roi, entre tous les ordres de la societe?--Tant mieux! nous aurons la republique, repondaient ca et la quelques sombres figures. Au milieu de ces conversations agitees, la ville conservait un calme imposant et fier. Tout le monde s'accordait a regarder la fuite du roi comme une abdication furtive et honteuse. "Le roi parti, disaient les groupes, c'est le peuple qui succede. Vive le roi! Montrons de la dignite, de la grandeur: ecrasons nos ennemis sous la sagesse de notre conduite." Toutefois les soupcons erraient vaguement sur les nobles de cour, sur les pretres, sur les ministres, sur Lafayette et sur Bailly. --Cette fuite n'est pas naturelle, disait-on; il faut que le general ait mis les mains dans le complot. --Imprudent ou traitre, cet homme est coupable. --_Je reponds sur ma tete de la personne du roi!_ disait, a qui voulait l'entendre, M. de Lafayette, le jour du depart pour Saint-Cloud. --General, vous avez prononce votre arret. Tous les citoyens ne s'arretaient point a deliberer sur les places, devant les portes des maisons, au coin des rues; les gardes nationaux s'arment et courent au lieu de rassemblement de leur bataillon; les autres gagnent leurs clubs ou leurs districts; la masse des habitants se porte devant la maison commune et devant les Tuileries. Ici une idee subite calme toutes les inquietudes: cette foule tourmentee tourne d'un seul mouvement ses yeux vers la salle de l'Assemblee nationale. --Le souverain est la-dedans, se dit-elle; Louis XVI peut aller ou il voudra. A dix heures, la nouvelle de l'evenement du jour fut confirmee par trois coups du canon: ces trois coups retentirent dans les coeurs, comme l'annonce de la decheance de la royaute. On aurait cru que la monarchie devait avoir jete de profondes racines dans la nation: il n'en etait rien. La foule se montra curieuse de visiter les appartements evacues; on y trouve des sentinelles; on les questionne: "Mais par ou et comment a-t-il pu fuir? comment ce gros individu royal, qui se plaint de la mesquinerie de son logement, est-il venu a bout de se rendre invisible aux factionnaires, lui dont la corpulence devait obstruer tous les passages? --Nous ne savons que repondre, disent les soldats de garde. Les visiteurs insistent. --Vos chefs etaient du complot... Et tandis que vous etiez a vos postes, Louis XVI quittait le sien a votre insu et tout pres de vous. --Nous ne savons. Au meme instant, Lafayette s'avancait, a cheval, sans escorte, au milieu d'une foule prodigieuse, vers l'Hotel de Ville. La tranquillite semblait peinte sur son visage. A la place de Greve, l'accueil fut terrible: Lafayette palit. Une seule chose le sauva dans ces conjonctures difficiles: il etait honnete. Complice, non; dupe, oui. On n'a qu'a regarder sur ses bustes le front bas et decouronne de ce _heros des deux mondes_ pour se convaincre (phrenologie a part) de la faiblesse de ses moyens de defense morale. Un tel homme etait incapable de reagir contre les complots de la cour: chevaleresque, il n'en appelait qu'a ses serments et a son epee. Entoure de tout ce monde, il debuta par une plaisanterie. --Chaque citoyen, dit-il, gagne vingt sous de rente par la suppression de la liste civile. Les fronts charges de soupcons et de coleres ne se deridaient point. Des hommes, des femmes se lamentaient sur le malheur qui venait d'arriver et tenaient des propos menacants contre le general. --Si vous appelez cela un malheur, reprit Lafayette, je voudrais bien savoir quel nom vous donneriez a une contre-revolution qui vous priverait de votre liberte. Son sang-froid et sa presence d'esprit le mirent hors de danger; la famille royale, en prenant la fuite, avait prevu, dit-on, que M. de Lafayette serait massacre par le peuple. Grace a la sagesse des citoyens, cette supposition charitable ne se trouva pas confirmee. Retournons aux Tuileries: la foule s'etait emparee du chateau; tout ce luxe royal, toute cette pompe, qui avaient si longtemps soumis les respects, ne faisaient plus qu'irriter les dedains. "Le peuple, dit Prudhomme, se montrait soul du trone..." Le portrait du roi fut decroche de la place d'honneur et suspendu a la porte; une fruitiere prit possession du lit d'Antoinette, pour y vendre des cerises, en disant: --C'est aujourd'hui le tour de la nation de se mettre a son aise. Une jeune fille ne voulut jamais souffrir qu'on la coiffat d'un bonnet de la reine; elle le foula aux pieds avec indignation et mepris. On respecta davantage le cabinet d'etudes du dauphin... Le peuple aime les enfants, lui qui a leur candeur, avec la force de plus. La ville offrait un autre spectacle. La force nationale armee se deployait en tout lieu d'une maniere imposante, comme au 14 juillet. Le peuple, masque depuis quelque temps par les uniformes, trouait partout la resistance bourgeoise; les bonnets de laine, origine du bonnet rouge, reparurent, eclipserent les bonnets d'ours. Un brasseur, le gros Santerre, enrolait, pour sa part, deux mille piques de son faubourg. Les femmes disputaient aux hommes la garde des portes de la ville, en leur disant: --C'est nous qui avons amene le roi a Paris; c'est vous qui l'avez laisse evader. --Mesdames, ne vous vantez pas tant, vous ne nous aviez pas fait la un grand cadeau. Ainsi l'ironie populaire ne cessait de ronger les bases du trone vacant. La vieille royaute montrait encore par toute la ville son effigie et ses armes; on les effaca. A la Greve, on fit tomber en morceaux le buste de Louis XIV, qu'eclairait la celebre lanterne a laquelle on avait pendu les ennemis de la Revolution. "Quand donc, s'ecrie Prudhomme, quand donc le peuple fera-t-il justice de tous ces rois de bronze, monuments de notre idolatrie?" Rue Saint-Honore, on executa, dans la boutique d'un marchand, une tete de platre a la ressemblance de Louis XVI; dans un autre magasin, on se contenta de lui poser sur les yeux un bandeau de papier, signe d'aveuglement. Les mots de _roi, reine, royale, Bourbon, Louis, cour, Monsieur, frere du roi_ furent arraches partout, sur les boutiques et les enseignes. Le Palais-Royal devint le palais d'Orleans. Les couronnes peintes furent proscrites. La gaiete francaise jetait a pleines mains son gros sel: comme on effacait partout ces emblemes, le peuple remarqua rue de la Harpe une enseigne au _Boeuf couronne_; l'allusion fut tout de suite saisie; on detruisit l'image. Les promeneurs lisaient, dans les Tuileries, cette affiche triviale! "On previent les citoyens qu'un gros cochon s'est enfui des Tuileries, on prie ceux qui le rencontreront de le ramener a son gite; ils auront une recompense modique." La motion suivante fut faite en plein vent au Palais-Royal: "Messieurs, il serait tres-malheureux, dans l'etat actuel des choses, que cet homme perfide nous fut ramene: qu'en ferions-nous? Il viendrait, comme Thersite, nous verser ces larmes grasses dont parle Homere. Si on le ramene, je fais la motion qu'on l'expose pendant trois jours a la risee publique, le mouchoir rouge sur la tete; qu'on le conduise ensuite, par etapes, jusqu'aux frontieres, et qu'arrive la on lui donne du pied au cul." Qui n'entend eclater ici le rire de Camille Desmoulins, cet ancien rire gaulois? La royaute, par sa mauvaise foi, s'etait tellement deconsideree et etait descendue si bas, que le peuple marchait sur elle avec des huees. Un piquet de cinquante lances fit des patrouilles jusque dans les Tuileries, portant, pour banniere, un ecriteau sur lequel on lisait: _Vivre libre ou mourir. Louis XVI s'expatriant n'existe plus pour nous._ [Illustration: Santerre] Mais qu'etait devenu le roi? Apercevez-vous, roulant dans la direction de la Champagne, un tourbillon de poussiere? Le nuage s'entr'ouvre par instants; il en sort une grosse berline et un cabriolet de suite. Cela s'avance assez vite, quoique pesamment; les chevaux soufflent et suent; la route est belle et, jusqu'ici, deserte. Des courriers, en livree chamois, filent devant et derriere la voiture. Qui voyage, dans des circonstances si critiques, avec ce train inusite? De par le roi, laissez passer madame la baronne de Korf, qui se rend a Francfort avec ses deux enfants, une femme et un valet de chambre, et trois domestiques.--Un gros homme, en habit gris de fer, coiffe d'un chapeau rond qui lui cache presque tout le visage, emplit un des coins de la voiture, et etouffe. La chaleur est extreme. La baronne de Korf, quoique, selon toute probabilite, femme d'un riche banquier de Francfort, ne donne aux relais que des _pourboires_ ordinaires. Nul du reste, ne prete trop d'attention a cette epaisse machine roulante qui rappelle un peu, par la forme, l'idee de l'arche de Noe: seulement l'arche devait, dit-on, sauver une famille choisie, tandis que ce grand coche entraine toute une dynastie royale au fond de l'abime. Des l'instant ou le depart du roi fut connu, l'Assemblee nationale sentit que le poids de la couronne retombait tout entier sur elle, et elle se montra digne de la porter, dans ces circonstances difficiles. Louis XVI avait fui, dans la Revolution, une ennemie et une rivale. De par le droit de la nation, cette Assemblee lui succedait et prenait naturellement sa place. Il ne tenait qu'a elle de se declarer souveraine et de decreter la decheance de la monarchie. Les deputes, neanmoins, s'arreterent a un parti tout contraire, et imaginerent une fiction pour couvrir l'inviolabilite du chef de l'Etat. Le roi, dirent-ils, a ete enleve. C'etait peut-etre conserver le monarque, mais c'etait en faire un mannequin, derriere lequel s'exercerait, a l'avenir, la puissance reelle du pays. Apres avoir pris toutes les dispositions pour faire face aux circonstances inattendues ou elle se trouvait engagee, avoir donne ses instructions aux hommes dont elle avait besoin pour agir, avoir refuse, par delicatesse, d'ouvrir une lettre adressee a la reine et trouvee dans ses appartements, l'Assemblee passa majestueusement _a l'ordre du jour_. L'effet de cet ordre du jour fut prodigieux: la royaute venait de tomber silencieusement dans l'oubli. Au moment ou la cour s'etait eloignee du chateau, elle avait cru laisser derriere elle la guerre civile; il lui semblait qu'un trone ne pouvait pas s'ebranler sans produire un bouleversement general. L'orage aurait ete du moins une consolation pour les fugitifs: la reine surtout esperait courroucer son peuple; elle n'eut pas meme ce plaisir. On passa. Lecture fut donnee du manifeste que Louis XVI--comme le Parthe qui lance sa fleche en fuyant--decochait, par-dessus l'epaule, contre la nation. Un passage de cette curieuse diatribe souleva surtout les murmures et les risees. "Le roi, disait-il, cedant au voeu manifeste par l'armee des Parisiens, vint s'etablir, avec sa famille, au chateau des Tuileries. Rien n'etait pret pour le recevoir; et le roi, bien loin de trouver les commodites auxquelles il etait accoutume dans ses autres demeures, n'y a pas meme rencontre les agrements que se procurent les personnes aisees." Cet egoisme royal, qui consultait si fort ses aises, parut revoltant, dans un moment surtout ou la nation s'imposait tous les genres de sacrifices. L'Assemblee nationale se declara en permanence, pour se donner la force d'une volonte et d'une action continues. Les clubs s'agitaient: celui des Cordeliers reclamait hautement la Republique. Marat vomissait des flammes. "Citoyens, s'ecriait-il, amis de la patrie, vous touchez au moment de votre ruine! Un seul moyen vous reste pour vous retirer du precipice ou vos dignes chefs vous ont entraines, c'est de nommer, a l'instant, un chef militaire, un dictateur supreme, pour faire main basse sur les principaux traitres connus. Vous etes perdus sans ressource, si vous pretez l'oreille a vos chefs actuels, qui ne cesseront de vous cajoler et de vous endormir, jusqu'a l'arrivee des ennemis devant vos murs. Que, dans la journee, le tribun soit nomme; faites tomber votre choix sur le citoyen qui vous a montre jusqu'il ce jour le plus de lumiere, de zele et de fidelite." Les autres Cordeliers, Desmoulins, Danton, Fabre d'Eglantine, Freron, parlaient du _ci-devant roi_ comme d'un transfuge qui avait signe, lui-meme, son ostracisme: "Je voulais, disait Camille, ecrire le nom de l'huitre royale sur sa coquille: mais elle m'a devance en prenant la fuite." En etait-il de meme aux Jacobins? Non: ces derniers avaient pris le nom d'Amis de la Constitution; on comptait parmi eux des membres voues au maintien de la monarchie. Ce fut pourtant vers ce club que se dirigea l'attention. Au tomber de la nuit, Robespierre occupait la tribune. La salle etait melancoliquement eclairee, les visages etaient sombres; il regnait un silence imposant. L'orateur enveloppa sa pensee de certains nuages; si la Republique etait alors dans son coeur, elle y etait a l'etat latent. Il tint neanmoins a decliner toute responsabilite dans les malheurs qui allaient fondre sur le pays. Il fut vague, sentimental, pathetique. Pour la premiere fois, il separa ouvertement ses opinions et sa conduite de l'Assemblee nationale. "Je sais, ajouta-t-il, qu'en accusant ainsi la presque universalite de mes confreres, les membres de l'Assemblee, d'etre contre-revolutionnaires, les uns par ignorance, les autres par terreur, d'autres par ressentiment, par un orgueil blesse, d'autres par une confiance aveugle, beaucoup parce qu'ils sont corrompus, je souleve contre moi tous les amours-propres, j'aiguise mille poignards, et je me devoue a toutes les haines; je sais le sort qu'on me garde; mais si dans les commencements de la Revolution, et lorsque j'etais a peine apercu dans l'Assemblee nationale, si lorsque je n'etais vu que de ma conscience, j'ai fait le sacrifice de ma vie a la verite, a la liberte, a la patrie; aujourd'hui que les suffrages de mes concitoyens, qu'une bienveillance universelle, que trop d'indulgence, de reconnaissance, d'attachement, m'ont bien paye de ce sacrifice, je recevrai, comme un bienfait, une mort qui m'empechera de voir des maux que je crois inevitables." L'orateur est applaudi; les larmes coulent; huit cents personnes, religieusement emues, se levent: "Robespierre, nous mourrons tous avec toi!" Cependant les membres du Club de 89, qui s'etaient separes, comme nous l'avons vu, des Jacobins, annoncent qu'ils viennent se reunir aux Amis de la Constitution pour conjurer les maux dont la patrie est menacee. Alors Danton: "Si les traitres se presentent dans cette Assemblee, je prends l'engagement formel de porter ma tete sur l'echafaud ou de prouver que la leur doit tomber aux pieds de la nation qu'ils ont trahie." Lafayette entre avec d'autres deputes; Danton s'elance a la tribune; il tonne, il eclate contre le general en paroles accusatrices. Point de reponse ou, qui pis est, une reponse molle, evasive, ecourtee. Lafayette palit, balbutie quelques mots et redescend de la tribune. Depuis cet echec, il n'osa jamais reparaitre a la societe des Jacobins. Comme Paris etait beau dans ces jours d'interregne ou il se gouvernait lui-meme! La ville ne cessait de se montrer calme et tranquille; le peuple sentait sa force et se faisait un point d'honneur de la regler; les spectacles s'etaient rouverts; les processions de la Fete-Dieu avaient eu lieu, comme a l'ordinaire, dans les eglises; le commerce et le travail commencaient a reprendre leur cours; depuis quarante-huit heures que la capitale avait perdu son roi de vue, elle l'avait presque oublie. Le depart clandestin du chef de l'Etat apprit aux citoyens a se passer de la monarchie. La defection de Louis XVI etait jugee, par les revolutionnaires, comme un acte d'hypocrisie et de lachete. Ainsi, quand cet homme jurait, au Champ-de-Mars, d'etre fidele a la Constitution, il mentait; quand il assurait l'Assemblee de la purete de ses sentiments, et de sa confiance envers elle, il mentait; quand il donnait, a la garde nationale, sa parole d'honneur de ne point deserter la Revolution, il mentait. Cette fuite miserable acheva de detruire les restes d'idolatrie que le sentiment public attachait, en France, a la royaute. On avait autrefois eleve le trone entre le ciel et la terre: mais le moyen d'adorer maintenant un trone vide! Jamais desertion ne fut si coupable. Mais quel est cet homme que j'apercois, a cheval, sur la route de Varennes, et courant a toute bride? Une illumination soudaine l'a saisi, une voix, la voix du patriotisme, lui a dit: "Cours, tu prendras le roi!--Moi, Drouet, le simple fils d'un maitre de poste, je prendrai le roi de France!--Va, te dis-je!" Et il va, et la terre fuit sous l'elan de sa monture. Cet homme, ce galop, ce vertige, ce nuage de poussiere, tel est le tourbillon dans lequel s'agitent les destinees de la famille royale et du pays. XIV Arrestation du roi et de la famille royale.--Conduite de Drouet.--Fermete de Sausse.--Retour a Paris.--La voie douloureuse.--Arrivee au chateau des Tuileries.--Translation des cendres de Voltaire au Pantheon.--Discussion, a l'Assemblee nationale, sur le sort de la royaute.--Les clubs.--Robespierre et Danton.--Devait-on restaurer Louis XVI sur le trone? "Il est arrete!" C'est la nouvelle qui arriva a Paris le 23 juin 1791, et qui se repandit, dans les differents quartiers, avec la rapidite de l'eclair. Les vicissitudes de ce malencontreux voyage sont longues et compliquees; j'abrege. La famille royale etait sortie des Tuileries, dans la nuit du 21, apres la ceremonie du coucher; elle etait sortie par l'appartement de M. de Villequier, separement et a diverses reprises. Les preparatifs de cette fuite avaient occasionne un retard d'un jour; ce retard fit avorter l'entreprise. Le roi avait dans sa voiture 13 200 livres en or et 56 000 livres en assignats. Monsieur (Louis XVIII) partait, la meme nuit, du palais du Luxembourg, en prenant une autre route qui le conduisit hors de France. Le voyage de Louis XVI ne fut pas aussi heureux. De Paris a Chalons, nul accident, a part une roue de la voiture qui se rompit; il fallut la reparer; ce fut un retard d'une heure. Le roi, qui etouffait dans la berline, voulut descendre une ou deux fois; il monta a pied, en tenant son fils par la main, une cote assez rude. Etant tres-obese, il marchait lentement; cependant les heures s'enfuyaient et avec elles les chances d'atteindre la frontiere. Le long de la route, tout etait calme. M. de Bouille avait pris des mesures pour assurer le passage; seulement ses dispositions previnrent d'un jour l'arrivee de la famille royale. Un detachement de hussards, qui avait ordre d'attendre le roi au dela de Chalons, ne voyant rien paraitre au jour et a l'heure marques, se retira; un second detachement, poste a Sainte-Menehould, n'ayant pas recu les instructions que le premier devait lui transmettre, resta dans l'inaction. Le roi, que l'inquietude commencait a gagner, ayant mis imprudemment la tete a la portiere de sa voiture, pour demander des chevaux, fut reconnu. Louis XVI etait l'homme du royaume le plus difficile a deguiser; son volume et l'empreinte bourbonnienne de son visage le revelaient a ceux-la meme qui ne l'avaient jamais vu; son portrait, frappe en relief sur les pieces de monnaie, fournissait d'ailleurs un moyen de controle, a la portee de tout le monde. Plusieurs personnes eurent des soupcons, mais elles garderent le silence. Drouet, fils du maitre de poste de Sainte-Menehould, ancien dragon au regiment de Conde, crut de son devoir d'en agir tout autrement. Il vit arriver, le 21 juin a sept heures et demie du soir, deux voitures et onze chevaux a la poste de Sainte-Menehould. Pendant qu'on relayait, il crut reconnaitre la reine, et apercevant un homme dans le fond de la voiture, a gauche, il fut frappe de sa ressemblance avec l'effigie imprimee sur les assignats de cinquante livres. Ce train de chevaux, une double escorte de dragons et de hussards qui precedaient et suivaient la voiture, tout cela lui donna a penser. Un instant, la crainte d'exciter de fausses alarmes lui conseilla de se taire; que pouvait-il, d'ailleurs, seul contre les deux detachements de cavaliers? Il laissa donc partir les voitures qui, apres avoir demande des chevaux pour Verdun, se mirent en mouvement sur la route de Varennes. C'est alors que, foulant aux pieds toute prudence humaine, Drouet se decide a faire son devoir. Il selle le meilleur cheval des ecuries de son pere, et prend, avec son camarade Guillaume, ancien dragon au regiment de la reine, un chemin de traverse qui les conduit a Varennes. Il etait onze heures du soir; il faisait nuit profonde; tout le monde etait couche. La famille royale, qui s'attendait a trouver un relais a la ville haute, errait, de porte en porte, livree a l'inquietude et au decouragement. Les postillons voulaient qu'on fit au moins reposer et rafraichir les chevaux. Les voyageurs, qu'alarmaient les retards, le silence, la nuit noire et l'absence du relais, prodiguaient l'or et les instances pour qu'a tout prix on brulat l'etape. La ville dort. Drouet veille. S'adressant a son camarade Guillaume: "Es-tu bon patriote?--N'en doute pas.--He bien, le roi est a Varennes; il faut l'arreter." Les deux amis descendent de cheval et vont reconnaitre les lieux. Entre la ville haute et la ville basse, il y avait un pont, et sur ce pont une voute surchargee d'une tour; c'est par la, sous cette voute, que la berline devait poursuivre son chemin. Drouet et son compagnon decident qu'il faut barrer le passage. Le hasard avait place, tout pres de ces lieux, une voiture charge de meubles. Ils la trainent a force de bras et la culbutent; voila une barricade toute construite. Cela fait, Drouet s'en va chercher quelque renfort dans la ville; il reveille Paul Leblanc, Joseph Poussin, et d'autres jeunes patriotes, en tout huit hommes de coeur et de bonne volonte. C'est par le ministere de ces bras obscurs, qu'allait s'accomplir un des evenements de notre histoire qui eurent les plus graves consequences. Cette petite troupe, s'etant reunie, se place en embuscade derriere la charrette renversee. Le bruit de la voiture du roi, lancee au trot, grossit de moment en moment. La berline s'approche, elle a deja franchi l'entree de la voute, lorsqu'une voix crie: "Halte!" Le cocher fouette ses chevaux qui s'arretent et se cabrent. Au meme instant, huit hommes armes se presentent. Surpris, les gardes-du-corps qui etaient sur le siege font un mouvement de resistance; ils sortent et rentrent leurs armes; la verite est qu'ils avaient peur; le roi avait encore plus peur qu'eux; tous se rendirent. Louis XVI, la reine, madame Elisabeth voulurent d'abord nier leur qualite; le moment etait venu ou les rois et les princesses allaient dire aux tenebres: Couvrez-nous! On conduit les fugitifs chez le procureur de la commune de Varennes, un epicier nomme Sausse. La reine exhibe son passeport. Quelques personnes ayant entendu la lecture de cette piece disent que cela devait suffire. Drouet se montra plus difficile. "Le passeport, fit-il observer, n'est signe que du roi; il devrait l'etre aussi par le president de l'Assemblee nationale. Si vous etes une etrangere (en s'adressant a la reine), comment avez-vous assez d'influence pour faire partir apres vous un detachement?" Mme la baronne de Korf n'opposait, a ces objections, que de grands airs depites: elle etait, disait-elle, pressee de continuer son voyage. Cette impatience la perdit. On decida, apres avoir delibere, que les voyageurs ne se remettraient en route que le lendemain. Ce lendemain fut terrible. La troupe de determines qui, le sabre et le pistolet a la main, venait de fondre sur la voiture, se repand dans la ville et jette partout l'alarme. Un chirurgien de Varennes, Mangin, reveille par ce bruit, entre dans la maison du procureur-syndic et reconnait dans les cinq personnes arretees toute la famille royale qu'il avait vue a Paris durant les fetes de la Federation; il sort et va faire part de sa decouverte a ses concitoyens. Alors la cloche de l'eglise s'ebranle; au bruit du tocsin repondent, de villages en villages, des tocsins eloignes. Le detachement de hussards qui etait a Varennes veut faire un mouvement, les citoyens lui montrent quelques canons qu'on avait trouves dans la ville et sur lesquels s'etend deja une meche allumee; il rend les armes. Toujours rodant, Drouet ne cesse de veiller sur sa proie. Louis XVI n'avait plus qu'un moyen de s'ouvrir le chemin de la frontiere, c'etait de flechir, par la douceur, les hommes qui le retenaient prisonnier. Le roi se jette dans les bras de M. Sausse, en l'implorant; la reine, demi-agenouillee, lui presente le dauphin; le procureur est inebranlable. Marie-Antoinette tente alors de flechir le coeur de Mme Sausse: celle-ci se retranche derriere ses devoirs de mere, d'epouse et de citoyenne.--"Sire, je voudrais vous obliger, reprend le marchand de chandelles; mais la nation passe avant le roi. Si vos infortunes et vos larmes me touchent, je redoute aussi pour le pays les suites de ce voyage; les calamites publiques et la guerre civile me remuent encore plus le coeur que les desastres d'une famille. Quelle serait cette sensibilite aveugle, cruelle, qui aurait des yeux et des entrailles pour quelques augustes personnes, et qui ne regarderait pas au sort de plusieurs millions d'hommes? Je suis sujet de la Constitution; elle m'ordonne de vous arreter." Le jour, si matinal au mois de juin, commencait a eclairer la miserable echoppe qui avait servi de Louvre, cette nuit-la, a un roi fuyard et a une dynastie vagabonde. Les enfants dormaient d'un mauvais sommeil, durant lequel retentissaient, a travers leurs reves, des pas de chevaux, des cris, des cliquetis d'armes. Toutes les cloches du canton repandaient dans les airs leurs tintements redoubles. La reine, que cette sombre musique impatientait, s'ecria: "Quand auront-ils donc fini leurs bruits detestables?--Madame, repondit Sausse gravement, c'est le bruit de toute la France!" Cependant un des affides de Bouille, voyant les hussards meles a la foule qui couvre la place, tente une derniere fois de faire appel a leur devouement: "Hussards, leur crie-t-il, tenez-vous pour la nation ou pour le roi?--Pour la nation!" repondent d'une seule voix les soldats. La question ainsi posee decidait du sort de la monarchie: le roi de France n'etait plus qu'un etranger dans son royaume. Louis XVI, le coude appuye sur une table, attendait encore sa delivrance de l'arrivee soudaine des troupes de Bouille. Les heures tombaient avec le froid de l'acier sur les angoisses mortelles du captif; rien ne venait. Quelques curieux cherchaient a penetrer dans la maison de M. Sausse, pour voir la famille royale. Louis etait d'une construction massive; il avait le visage bleme et les yeux bleuatres. Indolent, lymphatique, son temperament etait celui de toutes les races degradees et abatardies. Il mangeait fort et aimait le vin. La chasse, surtout la chasse au tir, etait le seul exercice ou il mit quelque passion. Une rusticite, que l'education royale avait mal recouverte, l'eloignait du commerce des femmes. Cette rudesse de moeurs et de caractere l'avait d'abord rendu cher a la Revolution et au peuple, qui voyait en lui un bon ouvrier; mais ses complots avec l'etranger, ses continuelles intrigues, ses rapports secrets avec les emigres, plus que tout cela, l'autorite qu'il laissait prendre a la reine, lui avaient aliene les coeurs. Par une singularite de nature, il voyait a peine les objets qui etaient pres de lui, et distinguait tres-bien ce qui se passait a longue distance. Il en etait de meme de son jugement: le malheureux Louis XVI, durant toute sa vie, apercut l'echafaud dans le lointain; mais il ne sut jamais faire usage des moyens simples et faciles qui etaient, pour ainsi dire, sous sa main pour l'eviter. Le costume de domestique, sous lequel il avait imagine, dans cette circonstance, de cacher un roi de France, faisait encore ressortir la vulgarite de ses manieres. Marie-Antoinette etait d'une taille ordinaire; elle avait l'oeil un peu dur, les levres minces et serrees, les cheveux tirant sur le roux; mais un air naturel de distinction, la finesse et la regularite de ses traits, l'eclat de son teint, donnaient a l'ensemble de sa personne un caractere seduisant. Son tort fut de vouloir faire la reine, quand pour regner sur les coeurs il lui suffisait de rester femme. Un gout effrene des plaisirs, l'attention qu'elle marquait aux jeunes gens doues d'une jolie figure et de talents exterieurs la firent soupconner de galanterie: elle aimait, en outre, eperdument le jeu et les spectacles. La fierte du sang lui rendit la Revolution odieuse, le peuple desagreable; ses reponses courtes et froides, dans toutes les solennites nationales, annoncaient un coeur sec. Les horreurs, les transes, les assauts de cette nuit affreuse avaient fletri l'eclat de son visage; ses cheveux, assure-t-on, avaient change de couleur. Marie-Antoinette sentait venir la mort de la monarchie. Plus de quatre mille gardes nationaux couvraient la campagne. La famille royale cherchait a gagner du temps; il fallut se mettre en marche. Un cortege de baionnettes cernait la voiture. Le secours qu'attendait Louis XVI arriva, mais trop tard: le roi avait quitte Varennes depuis une heure, quand M. de Bouille se montra devant la ville a la tete d'un regiment de cavalerie. Les chevaux etaient fatigues, les hommes montraient de l'indecision, et refusaient d'aller plus avant. Le moment predit etait venu: "Le roi menera deuil; les principaux se vetiront de desolation et les mains des soldats du pays tomberont de frayeur." Il fallait maintenant retourner a Paris, et a travers combien d'humiliations! Tout le long de la route, le peuple des campagnes, accouru au-devant du cortege, ne cessa de proferer les injures dont il abreuve les rois traitres ou abuses. Marie-Antoinette trouva, dans son coeur, assez de haine et de fierte pour se faire, contre cette tempete d'outrages, un front d'airain. [Illustration: Petion.] L'Assemblee avait envoye trois commissaires pour proteger les jours de la famille royale; ils rejoignirent le cortege a Epernay. Barnave et Petion monterent dans la voiture du roi. Ce fut durant ce voyage que Barnave, touche des infortunes de Louis XVI, des prevenances de Marie-Antoinette, et du sort de ces enfants, qui n'avaient pas merite tant d'humiliations, se rattacha de coeur a la cause de la monarchie. Petion se montra, au contraire, dogmatique et froid. Ses discours, aussi libres que ses manieres etaient brusques, lui attirerent les aigreurs de la reine. Petion tenait, entre ses genoux, le petit dauphin; il se plaisait a rouler dans ses doigts les beaux cheveux blonds du l'enfant, et, parlant avec action, il tirait quelquefois une des boucles assez fort pour le faire crier. "Donnez-moi mon enfant, lui dit sechement la reine; il est accoutume a des soins, a des egards, qui le disposent peu a tant de familiarites." Louis XVI montrait un sang-froid apathique. On l'accusa, plus tard, d'avoir bu et mange tout le long de la route: ce bon roi etait doue d'un appetit enorme. Par instants, il temoignait quelque inquietude au sujet de l'accueil que lui feraient les habitants de Paris. Cet accueil fut sinistre. On avait placarde, au faubourg Saint-Antoine, un ordre du jour ainsi concu: "Quiconque applaudira le roi sera batonne; quiconque l'insultera sera pendu." Un long silence improbateur fut, en effet, la lecon qu'il recut a son entree dans les Champs-Elysees; par instants, ce sombre silence se dechirait comme un nuage, et il en sortait un tonnerre de murmures bientot reprimes. On avait decide que les tetes resteraient couvertes: les gardes nationaux eux-memes criaient: "Enfoncez vos chapeaux; il va paraitre devant ses juges." Il parut; dans quel equipage, grand Dieu! Une foule de grenadiers l'entourait; chaque cheval de l'attelage en portait un; le devant, le derriere, les cotes de la voiture en etaient charges. Un voile de poussiere couvrait, par instants, l'humiliation de cette famille. Les stores de la voiture etaient baisses a demi; le dauphin, enfant aux cheveux blonds, se montrait quelquefois a la portiere, et son age, sa figure interessante, semblaient demander grace pour les coupables, pour ce roi de France, surpris par son peuple, en flagrant delit d'evasion. O abaissement! qui sondera jamais l'abime des decheances royales? Les armes demeurerent immobiles, en presence du monarque; les drapeaux ne saluerent pas; les canons firent mine de ne le point reconnaitre. C'etait un spectacle imposant et terrible, vu des Champs-Elysees, que ces vingt mille baionnettes parsemees de lances, escortant avec gravite, a travers une population de quatre cent mille curieux, un roi cache dans le fond de sa voiture, et cherchant a se derober a l'embarras d'une situation cruelle. Un eclatant soleil le livrait, comme par ironie, a tous les regards. A la plupart de ces baionnettes et de ces fers de lances, dont les pointes dardaient des eclairs menacants, etait embroche un pain, comme pour faire entendre a Louis XVI que l'absence d'un roi ne cause pas la famine. Ceux qui faisaient le mouvement d'oter leur chapeau, sous pretexte de chaleur, etaient a l'instant sommes de le remettre. Autrefois, la noblesse avait seule le droit de se couvrir devant le monarque; le tiers etat avait pris, dernierement, cette liberte, et maintenant c'etait tout le peuple. Au moment ou le cortege entrait par la place Louis XV, tous les glaives s'agiterent dans les mains des gens a cheval, en signe de fraternite. Un sourire, mele d'indignation et de mepris, fut le seul accueil que recurent les membres de la famille royale. Plusieurs jeunes gens groupes sur le piedestal de la statue de Louis XV banderent les yeux de la statue en attendant l'arrivee du cortege. Au moment ou passa la voiture de Louis XVI, ils arracherent le bandeau et essuyerent les yeux de ce marbre royal, comme s'il devait verser des larmes, a la vue d'un roi de France aussi degrade. Ce jour, bien plus encore que le 21 janvier, fut un jour d'execution et de supplice; l'insurrection et l'echafaud sont moins terribles pour les rois que l'humiliation, le ridicule et le mepris public. Derriere les voitures qui contenaient la famille royale venait un chariot decouvert, entoure de branches de lauriers: Drouet et Guillaume, couronnes de feuilles de chene et debout, y recevaient, comme heros de la fete, les applaudissements et les hommages du peuple. On criait: _"Vive la nation! vive Drouet et Guillaume! vive la brave garde nationale de Varennes!"_--"L'entree de Drouet, dit tres-bien Ferrieres, etait le triomphe d'un general victorieux qui amene devant lui un grand captif." Cet homme avait cru; il avait eu foi en lui-meme et en la nation. Son nom, obscur la veille, courait maintenant sur toutes les levres. Aucun outrage ne fut epargne a la famille royale: une femme lanca, contre la voiture, un linge trempe de l'eau du ruisseau. La figure de la reine faillit etre atteinte. Des filles publiques, melees a la foule, la regardaient d'un air insultant. "J'aime encore mieux, disait l'une d'elles, me voir ce que je suis que d'etre Antoinette." Quand le cortege arriva par le pont tournant, en face des Tuileries, les domestiques, postes aux fenetres du chateau, se decouvrirent, du plus loin qu'ils apercurent leur maitre: la garde nationale, les couchant en joue, leur ordonna de garder leurs chapeaux sur la tete, aussi bien que les autres citoyens: ils obeirent. Les femmes de chambre et d'honneur de la reine s'etaient mises, de leur cote, a battre des mains pour saluer le retour de leur maitresse: on reprima ces temoignages de fidelite servile. L'instant ou les voitures toucherent le sol des Tuileries fut meme le plus dangereux de tous; une foule indignee se porta autour des roues avec des huees, des sifflets, des cris, des imprecations terribles. L'Assemblee nationale, dans la crainte de quelque accident funeste, envoya trente commissaires, pour proteger le roi et sa famille, depuis l'entree du jardin jusqu'au chateau. La mission etait perilleuse, a cause de l'exaltation generale des esprits; mais, des que les deputes se presenterent, cette foule immense et furieuse se separa en deux rangs pour les laisser parvenir jusqu'aux voitures. Il leur suffit de se nommer et de presenter leurs medailles: ce fut comme un talisman. On fit defiler les voitures une a une; mais lorsqu'elles monterent sur la terrasse du chateau, pour deposer le roi et sa famille a la grande porte de l'Horloge, l'indignation du peuple eclata de nouveau; les invectives et les reproches s'adressaient surtout a la reine, avec une effrayante unanimite. Les _augustes_ voyageurs (cette ancienne formule du respect etait, dans la circonstance actuelle, une sanglante ironie) mirent pied a terre, dans un costume aussi ridicule qu'affligeant. La violence des insultes et des menaces redoublait. Barere et Gregoire se chargerent du dauphin, qu'ils emporterent entre leurs bras dans les appartements. Le roi sortit ensuite, accompagne par quinze deputes: les quinze autres resterent aupres de la reine, qui les priait avec larmes de l'assister de leur presence: "Surtout, leur criait-elle, ne me laissez pas seule!" Apres avoir depose Louis XVI dans son chateau, les representants qui l'avaient suivi coururent chercher Antoinette. Ce fut alors qu'ils rencontrerent le plus d'obstacles pour revenir jusqu'a la voiture; il etait tres-difficile de se frayer un passage au milieu de cette foule compacte et de se reconnaitre dans ce tumulte, ou l'on n'entendait que des cris confus. Le peuple ne voulait pas que la reine entrat aux Tuileries. Apres une demi-heure passee a retablir l'ordre, les trente deputes se reunirent et formerent deux haies, depuis la voiture jusqu'a la porte du chateau; la reine sortit alors tout effrayee, et gagna les appartements au bras d'un depute de la droite. La juste colere du peuple etait sur le point d'eclater, contre les trois gardes-du-corps qui avaient servi de courriers durant le voyage, et qui occupaient encore les sieges de la berline. Les malheureux allaient etre saisis a la gorge. Petion se montre; il annonce que les coupables seront mis en etat d'arrestation; la foule s'apaise aussitot. Les trois gardes sont conduits sans aucun obstacle. Un attroupement tres-considerable se formait deja devant l'une des portes du chateau; Petion s'y presente pour arreter le desordre: un garde national le prend au collet; le depute se fait connaitre, et la multitude obeissante se retire. "Nous attendimes, ajoute Barere, que la foule fut diminuee dans les Tuileries, et que les sentiments du peuple fussent plus calmes, afin de n'avoir rien a redouter pour le roi et sa famille, quand nous aurions quitte le chateau." Quelques jours apres celui ou Louis XVI etait force de retrograder honteusement sur Paris, le 11 juillet, les cendres de Voltaire, ce roi de l'opinion, traversaient la capitale, au milieu d'une affluence considerable et avec des honneurs extraordinaires. Traine par douze chevaux blancs, et se dirigeant vers le Pantheon, le char funebre s'arreta devant la maison ou le grand homme avait fini ses jours, le 30 mai 1778. _Belle et bonne_, Mme de Villette, la fille adoptive de Voltaire, accompagnee de son enfant, et les deux demoiselles Calas, rendirent hommage aux restes de l'illustre philosophe et payerent leur tribut a la douleur. La pluie tombait a torrents; le cortege brava le mauvais temps et ne se retira que lorsque le cercueil eut pris sa place, dans le temple que la patrie avait dedie aux grands hommes. Voltaire avait prepare la Revolution par son esprit, comme Jean-Jacques Rousseau par son coeur. L'ami du roi de Prusse devait etre le heros des constitutionnels de 91; le citoyen de Geneve fut le dieu des republicains de 93. L'un convenait a la bourgeoisie, l'autre etait l'idole du peuple. M. de Bouille, apres le mauvais succes de son entreprise, s'etait enfui vers la frontiere. Il ecrivit, du Luxembourg, a l'Assemblee nationale, une lettre dans laquelle il menacait la France de la vengeance des armees etrangeres, si elle ne se hatait de faire amende honorable aux pieds du roi. "Croyez-moi, lui disait-il, tous les princes de l'univers reconnaissent qu'ils sont menaces par le monstre que vous avez enfante (la Revolution), et bientot ils fondront sur notre malheureuse patrie. Je connais vos forces: toute espece d'espoir est chimerique, et bientot votre chatiment servira d'exemple memorable a la posterite... Cette lettre n'est que l'avant-coureur du manifeste des souverains de l'Europe." L'Assemblee fit a cet insolent memoire l'accueil qu'il meritait; elle se contenta de rire. Par un decret, M. de Bouille fut suspendu de ses fonctions militaires; c'etait tout le chatiment qu'on put lui infliger. Le roi fut aussi provisoirement suspendu. Quelle devait etre la solution de cet etat de crise? Louis XVI devait-il etre maintenu sur le trone, malgre sa fuite? La nation pouvait-elle avoir desormais confiance en lui? Serait-il juge? Ou prendrait-on ses juges? Telles etaient les questions qui agitaient l'Assemblee, les clubs, le peuple. Le parti tres-influent des Lameth, de Barnave, de Dupont, de Lafayette, voulait conserver Louis XVI sur le trone. Des commissaires furent nommes pour interroger le roi et la reine; mais ces commissaires furent choisis dans le sein meme de l'Assemblee, malgre la reclamation de Robespierre: "Il n'y a, dit-il, aucune raison pour qu'il en soit ainsi. Nous ne meriterions plus la confiance du pays, si nous violions les principes, si nous faisions une exception pour le roi et la reine. Qu'on ne dise pas que l'autorite royale sera degradee. Un citoyen, une citoyenne, un homme quelconque, a quelque degre qu'il soit eleve, ne peut jamais etre degrade par la loi. La reine est une citoyenne; le roi, dans ce moment, est un citoyen comptable a la nation; et, en qualite de premier fonctionnaire public, il doit etre soumis a la loi." La question de la decheance etait surtout a l'ordre du jour: les royalistes constitutionnels chercherent a masquer les torts de Louis XVI derriere la fiction de l'enlevement et de l'inviolabilite royale; au lieu d'accuser le chef, ils accuserent les conseillers et les instruments de la fuite; il n'y avait, selon eux, dans cet acte criminel, que des complices et pas de coupable. On voulait ainsi couvrir les attentats contre la Constitution, de la Constitution elle-meme. Robespierre attaqua cette etrange doctrine: "Je ne viens pas, dit-il, provoquer des dispositions severes contre un individu, mais combattre une proposition a la fois faible et cruelle, pour substituer une mesure douce et favorable a l'interet public. Je n'examinerai pas si la fuite de Louis XVI est le crime de quelques individus, s'il s'est enfui volontairement et de lui-meme, ou si, de l'extremite du royaume, un citoyen audacieux l'a enleve par la force de ses conseils; si les peuples en sont encore a croire qu'on enleve les rois comme des femmes. Je n'examinerai pas si, comme l'a pense le rapporteur, le depart du roi n'etait qu'un voyage sans objet, si son absence etait indifferente. Je n'examinerai pas si elle est le but ou le complement de conspirations toujours impuissantes et renaissant toujours. Je n'examinerai pas meme si la declaration donnee par le roi n'attente point aux serments qu'il a faits, d'un attachement sincere a la Constitution. Je ne veux m'occuper que d'une hypothese generale. Je parlerai du roi de France comme d'un roi de Chine; je discuterai uniquement l'inviolabilite dans sa doctrine." Il conclut par ces fermes paroles: "Les mesures que l'on vous propose ne peuvent que vous deshonorer; si vous les adoptez, je demanderai a me declarer l'avocat de tous les accuses. Je veux etre le defenseur des trois gardes-du-corps, de la gouvernante du dauphin, de M. Bouille lui-meme. Dans les principes de vos comites, il n'y a pas de delit; mais partout ou il n'y a pas de delit, il n'y a pas de complices. Messieurs, si epargner un coupable est une faiblesse, immoler le coupable faible, en epargnant le coupable tout-puissant, c'est une lachete. Il faut ou prononcer sur tous les coupables, ou prononcer l'absolution entiere." En bonne logique, il n'y avait rien a repondre; l'Assemblee ne repondit pas: elle vota. Elle vota quoi? Le retablissement de Louis XVI sur le trone! Pouvait-on imaginer un denouement plus illogique et plus ridicule? Que signifiait cette fiction d'un roi "enleve par les ennemis du bien public"? Les declarations de Louis XVI pour expliquer les motifs et le but de son voyage etaient si entachees de mauvaise foi, qu'elles faisaient sourire les plus moderes. A quoi bon ce roi? La monarchie ne s'est-elle pas suicidee? Avant l'echauffouree de Varennes, des hommes plus ou moins conseilles par leurs interets avaient pu croire qu'il etait possible d'elever la nation sans abaisser la royaute; mais, apres l'humiliation dont la famille royale venait d'etre abreuvee, un tel reve ne devenait-il point tout a fait chimerique? Conserver, de force, un roi qui se regardait toujours comme le galerien du trone revolutionnaire, n'etait-ce point jeter un mensonge vivant entre la Constitution et le pays? A cote des hommes pratiques, dont les motifs s'appuyaient sur des raisons d'Etat, quelques philosophes s'accordaient a regarder la republique comme la forme la plus parfaite de gouvernement. Tel etait aussi l'ideal de Brissot et de son parti, connu plus tard sous le nom de parti des Girondins. C'etait l'avis de Condorcet. Robespierre, lui, croyait utile au succes de la cause democratique de se couvrir de prudence, et de ne point alarmer les esprits par le fantome des mots. Marat etait malade; Marat se taisait. Il importe surtout de bien connaitre l'opinion des clubs. Le plus avance de tous etait alors celui des Cordeliers (Societe des droits de l'homme). Danton y regnait. Dans une seance memorable, il traca la ligne de conduite a suivre. "La Societe des amis des droits de l'homme, s'ecria-t-il, pense qu'une nation doit tout faire, ou par elle-meme, ou par des officiers amovibles et de son choix; elle pense qu'aucun individu, dans l'Etat, ne doit raisonnablement posseder assez de richesses, assez de prerogatives pour pouvoir corrompre les agents de l'administration politique; elle pense qu'il ne doit exister dans l'Etat aucun emploi qui ne soit accessible a tous les membres de l'Etat; elle pense enfin que plus un emploi est important, plus sa duree doit etre courte et passagere. Penetree de la verite, de la grandeur de ces principes, elle ne peut donc plus se dissimuler que la royaute, la royaute hereditaire surtout, est incompatible avec la liberte. Telle est son opinion; elle en est comptable a tous les Francais." Pouvait-on designer plus clairement la Republique sans la nommer? Danton ne sortait point de ce dilemme: Ou criminel, ou imbecile; si criminel, que Louis soit juge; si imbecile, qu'il soit interdit! Aux Jacobins (Societe des amis de la Constitution), les debats sur la decheance du monarque amenerent le demembrement du club. Les royalistes constitutionnels se separerent des vrais democrates. Une telle epuration centupla les forces de ces derniers. Appuyee sur des milliers de societes semblables et affiliees entre elles, repandues d'un bout a l'autre de la France, la societe-mere s'erigea plus tard en une sorte de dictature. Ce fut la plus grande puissance de la Revolution, grace a l'esprit organisateur de Robespierre. Que devait-on faire du roi? Cette question fut agitee au club des Jacobins. Maximilien n'osa pas ou ne voulut pas conclure. Billaud-Varennes ayant parle d'en finir avec la monarchie, des murmures etoufferent sa voix. Et pourtant avaient-ils tort, ceux qui, a l'exemple de Danton, reclamaient hautement la decheance de Louis XVI? On se demande si, dans son interet et dans l'interet meme de la nation, il n'eut pas beaucoup mieux valu qu'il gagnat tranquillement la frontiere. Drouet, tout en croyant bien faire, n'avait-il point rendu un mauvais service au pays? C'est ce qu'il nous faut examiner. L'Assemblee nationale comptait, en 91, assez d'hommes capables et honnetes pour saisir, d'une main ferme, les renes du gouvernement. N'avait-elle point lance elle-meme, lors du depart de Louis XVI, une proclamation invitant les citoyens de Paris a maintenir l'ordre public et a defendre la patrie? n'avait-elle point somme les ministres d'assister a ses seances, de se reunir et de mettre ses decrets a execution? Mais la sanction royale? Bah! on s'en passera; et en effet elle n'ajoutait plus rien a l'autorite des lois... La Constituante etait donc a meme de gouverner, ou, si elle redoutait la confusion du pouvoir executif et du pouvoir legislatif, il ne tenait qu'a elle de nommer un president. D'un autre cote, si Louis XVI, et il est difficile d'en disconvenir, etait un obstacle a la marche des reformes, une cause de guerre etrangere, ne se montrait-il point beaucoup plus dangereux a l'interieur qu'a l'exterieur? Au dela des frontieres, ce n'etait plus qu'un simple emigre. Et quelle reputation, grand Dieu! emportait-il a l'etranger? Celle d'un roi fourbe, infidele a ses serments. Une question d'humanite domine toutes ces considerations. La mort du roi, quoique votee par les Girondins et par les Montagnards, alluma entre eux des inimities implacables. Ce sang verse au nom de la raison d'Etat ne fut point etranger au regime de la Terreur. De tels malheurs pouvaient-ils etre evites? Oui, le roi absent, c'etait peut-etre l'echafaud de moins dans l'histoire de la Revolution. Apres l'evenement du 21 juin, la royaute n'etait plus a conserver en France; elle etait a reconstruire. Les republicains avaient le droit de profiter de la circonstance; a quoi bon relever ce qui s'etait ecroule de soi-meme? Remettant sous les yeux de la nation les maux, les abus, les actes de mauvaise foi dont le pouvoir monarchique s'etait souille, depuis quatorze siecles, ils lui demandaient d'en finir. Citoyens, voulez-vous donc reprendre dans vos murs la trahison et le despotisme? On ne saurait donc trop condamner les conservateurs a vue courte, ou diriges par des interets feroces, qui voulurent, a tout prix, retablir Louis XVI sur le trone. Ne cherchaient-ils point a maintenir un rouage inutile, la monarchie constitutionnelle, pour se menager, le moment venu, le moyen d'ecraser leurs adversaire? Je ne sais pas si, dans cette journee decisive, les _exaltes_ auraient sauve la Revolution; mais ce que je sais bien, c'est que les _moderes_ la perdirent. XV Discussion sur la forme de gouvernement.--Reunion des citoyens au Champ-de-Mars.--Petition signee sur l'autel de la patrie.--Deploiement de forces militaires.--La loi martiale et le drapeau rouge.--Lafayette et Bailly.--Massacres.--Consequences de cette journee desastreuse. Le premier usage que Louis XVI fit de sa liberte fut de renouer des rapports occultes avec les cours etrangeres. Comment n'en eut-il point ete ainsi? Son amour-propre n'etait-il point blesse au vif par les outrages qu'il avait essuyes? N'avait-il point le droit de se considerer desormais comme le prisonnier, l'otage de la Revolution? La question de monarchie ou de Republique avait ete soulevee; or ces questions-la se montrent sans pitie pour le repos des nations, jusqu'au jour ou elles sont resolues. Au club des Jacobins, La Clos proposa de rediger une petition signee par tous les citoyens, et dans laquelle on demanderait que l'Assemblee fut appelee a statuer de nouveau sur la forme du gouvernement. L'Assemblee ayant decide que le roi etait inviolable, cette motion effraya quelques citoyens faibles ou indecis. Danton s'elance alors a la tribune et d'une voix tonnante: "Si nous avons de l'energie, montrons-la... Que ceux qui ne se sentent pas le courage de lever le front de l'homme libre se dispensent de signer notre petition. N'avons-nous pas besoin d'un scrutin epuratoire? Le voila tout trouve." On ne signa rien; mais quatre mille personnes, hommes et femmes, s'etant tout a coup repandues dans la salle, on convint de se reunir le 17 juillet au Champ-de-Mars, autour de l'autel de la patrie. Est-il vrai que la municipalite de Paris cherchat, alors, l'occasion d'une lutte a main armee, pour ecraser les clubs et les societes populaires? Tout semble du moins l'indiquer. Le 15 juillet etait un dimanche. On s'attendait a quelque manifestation. La municipalite se tenait sur ses gardes. Au point du jour, les trompettes sonnerent, les tambours battirent dans toutes les directions; la garde nationale prit les armes. Un zele sauvage animait la bourgeoisie contre l'insurrection absente. Depuis le retour du roi, les constitutionnels de l'Assemblee ne cessaient d'exciter sourdement les boutiquiers contre les clubs. On avait effraye les interets. L'industrie, a laquelle le depart de Louis XVI venait de porter un dernier coup, se montrait affamee de calme et de tranquillite publique; elle avait raison, sans doute; mais, avant de mettre l'ordre dans la rue, ne fallait-il pas l'introduire dans les organes et les fonctions du gouvernement? La ville etait herissee de baionnettes; la resistance se montrait partout, l'agression nulle part. Ce deploiement de force armee, autour d'une monarchie replatree a la hate par un decret de l'Assemblee nationale, jetait le mecontentement et l'alarme dans la population qu'on voulait calmer. Ou donc etait l'ennemi? Les patrouilles se croisaient dans un morne silence. [Illustration: La deputation des petitionnaires du Champ-de-Mars quitte l'Hotel de Ville, terrifiee d'avoir vu arborer le drapeau rouge.] Les societes patriotiques s'etaient donne rendez-vous, pour onze heures du matin, sur la place de la Bastille; elles devaient se rendre de la, en un seul corps, vers le Champ-de-Mars. La place de la Bastille fut occupee des le matin par des troupes soldees, afin de s'opposer au rassemblement. A la vue de cet appareil militaire, les groupes se dispersent, chacun se retire. Le Champ-de-Mars, ce theatre de la joyeuse fete de la Federation, etait encore desert; c'est la qu'on se rend isolement, la reunion projetee sur la place de la Bastille n'ayant pu avoir lieu; c'est la, devant l'autel de la patrie, qu'une determination sera prise. Ici un incident malheureux: deux invalides, dont l'un avait une jambe de bois, s'etaient caches sous l'autel construit en planches; ils sont decouverts. Que faisaient-ils? quel etait leur dessein? Voila ce qu'on se demande, et l'epouvante succede bientot a la curiosite. Le bruit court que l'autel est mine; un tonneau d'eau que ces malheureux avaient roule dans leur retraite, pour leur provision de la journee, est bientot transforme, par la rumeur publique, en un tonneau de poudre. Le motif bas et vulgaire qui les a fait agir (ils s'etaient mis la, dirent-ils, _pour voir les jambes des femmes_) se transforme en un complot contre la vie des citoyens. Aussitot saisis par la multitude, ils sont pendus a un reverbere, et leurs tetes coupees sont portees au bout d'une pique. Un tel acte du brutalite fait fremir; mais une poignee seulement d'imbeciles ou de monstres, fletris par tous leurs contemporains, tremperent leurs mains dans ce sang. Il parait bien que les royalistes avaient besoin d'un pretexte pour decharger leur colere sur les agitateurs; car la nouvelle du meurtre des deux invalides fut sur-le-champ denaturee et portee dans l'enceinte de l'Assemblee nationale. On raconta que deux bons citoyens venaient d'etre pendus, au Champ-de-Mars, pour avoir preche l'execution de la loi. Ce mensonge fit fortune, et prepara les esprits a des mesures de violence. Sur les lieux, tout fut bien vite efface, et le Champ-de-Mars, qui n'avait pas meme ete temoin de cet atroce assassinat, rentra dans sa majestueuse tranquillite. Vers midi, la foule debouche par toutes les ouvertures; la garde nationale venait d'entrer dans le Champ-de-Mars avec du canon; mais, voyant la reunion paisible, elle se retirait. Les citoyens affluent autour de l'autel de la patrie; on attend avec impatience les commissaires de la Societe des Jacobins, pour avoir de nouveau lecture de la petition et la signer. Un envoye du club parait enfin; on l'entoure. "La petition, dit-il, qui a ete lue hier ne peut plus servir aujourd'hui, l'Assemblee nationale ayant decrete, dans sa seance du soir, l'innocence ou l'inviolabilite de Louis XVI; la Societe va s'occuper d'une autre redaction qu'elle vous soumettra." Tous ces retards n'etaient pas du gout de la foule, qui aime a faire vite ce qu'elle fait. Quelqu'un propose de rediger, a l'instant meme, une seconde petition sur l'autel de la patrie. Adopte. La foule cherche alors des yeux ses chefs et ses meneurs. Ou etes-vous, Danton, Desmoulins, Freron? Absents. Ne les trouvant pas, le peuple se decide a agir par lui-meme. On nomme quatre commissaires; l'un d'eux prend la plume; les citoyens impatients se rangent autour de lui; il ecrit: "_Sur l'autel de la patrie, le 17 juillet an III_... Le desir imperieux d'eviter l'anarchie a laquelle nous exposerait le defaut d'harmonie entre les representants et les representes, tout nous fait la loi de vous demander, au nom de la France entiere, de revenir sur votre decret, de prendre en consideration que le delit de Louis XVI est prouve, que ce roi a abdique; de recevoir son abdication, et de convoquer un nouveau pouvoir constitutionnel pour proceder, d'une maniere vraiment nationale, au jugement du coupable, et surtout a son remplacement et a l'organisation d'un nouveau pouvoir executif." La foule grossissait d'heure en heure. La petition redigee, on en fait lecture a haute voix; cette lecture est couverte d'applaudissements. On commence des lors par signer des feuilles volantes, a huit endroits differents, sur les angles de l'autel de la patrie. Plus de deux mille gardes nationaux de tous les bataillons de Paris et des villages voisins, des hommes, des femmes, des enfants deposent religieusement leur nom sur ces feuillets sacres, d'autres une croix ou tout autre signe de leur volonte libre. "Le nombre des signatures, dit M. Buchez, depasse certainement six mille. Le plus grand nombre est de gens qui savaient a peine ecrire... Quelquefois la page est divisee en trois colonnes; d'enormes taches d'encre en couvrent plusieurs; les noms sont au crayon sur deux. Des femmes du peuple signerent en tres-grand nombre, meme des enfants, dont evidemment on conduisait la main... La plus jolie ecriture de femme est sans contredit celle de _mademoiselle David, marchande de modes, rue Saint-Jacques, n 173_. Quelques belles signatures apparaissent de loin en loin; on les compte. Un feuillet fut garni par un groupe de cordeliers; ici l'ecriture est fort lisible. On voit en haut une signature a lettres longues, legerement courbees en avant; c'est celle de _Chaumette, etudiant en medecine, rue Mazarine, n 9_. On lit ensuite celles de _E.-J.-B. Maillard_, de _Meunier, president de la Societe fraternelle seante aux Jacobins_. On ne trouve nulle part le nom de _Momoro_; il fut cependant accuse, plus tard, d'avoir fait grand bruit au Champ-de-Mars, le 17; mais on voit celui d'_Hebert, ecrivain, rue Mirabeau_; celui d'_Henriot_, et la signature du _Pere Duchene_." Trois officiers publics, en echarpe, envoyes par la Commune, s'etaient avances vers l'autel: on les recoit avec l'energie et la tranquillite qui conviennent a des hommes libres. Ce spectacle, la joie grave qui rayonne sur la figure des petitionnaires, le caractere pacifique de cette foule ou l'on voyait des enfants, des femmes, des vieillards, tout parait les rassurer sur le caractere de la reunion. "Messieurs, disent-ils, nous sommes charmes de connaitre vos dispositions; on nous avait dit qu'il y avait ici du tumulte, on nous avait trompes: nous ne manquerons pas de rendre compte de ce que nous avons vu, de la tranquillite qui regne au Champ-de-Mars. Si vous doutez de nos intentions, nous vous offrons de rester en otage parmi vous jusqu'a ce que toutes les signatures soient apposees." Un citoyen leur donne lecture de la petition; ils la trouvent conforme aux principes. "Nous la signerions nous-memes, ajoutent-ils, si nous n'etions pas maintenant en fonctions." De telles assurances de paix augmentent la confiance. On leur demande l'elargissement de deux citoyens arretes; les officiers municipaux engagent a nommer une deputation qui les suive a l'Hotel de Ville. Douze commissaires partent. On continuait a couvrir la petition de signatures. Le Champ-de-Mars etait tranquille et libre; les troupes s'etaient repliees sur la ville. Toute idee de peril etant ecartee, le rassemblement grossissait a vue d'oeil. Les jeunes gens qui ont signe se livrent a des danses; ils forment des rondes en chantant. Survient un orage; on le brave. La pluie cesse, le ciel redevient calme et bleu; en moins de deux heures, il se trouve pres de cent mille personnes dans le Champ-de-Mars; c'etaient des meres, d'interessantes jeunes filles, des habitants de Paris qui, enfermes toute la semaine, se livraient a la promenade du dimanche. Aux yeux des revolutionnaires, penetres qu'ils etaient alors des reminiscences de l'antiquite, ce rassemblement de citoyens libres ressemblait a ceux qui se formaient jadis dans le Forum. Il y avait la un grand nombre d'hommes et de femmes qui avaient aide a construire le champ de la Federation, d'autres avaient etendu leurs mains vers l'autel de la patrie: imprudents! vous ne vous doutiez pas alors que cet autel dut etre rougi par des sacrifices humains! Les commissaires deputes vers l'Hotel de Ville reviennent. Leur visage est morne, ils ont vu des choses sinistres. --Nous sommes trahis! murmure l'un d'eux d'une voix sombre. On les presse de s'expliquer. --Nous sommes parvenus, disent-ils, a la salle d'audience a travers une foret de baionnettes; les trois officiers municipaux qui nous accompagnaient en nous assurant de leurs bonnes intentions nous prient d'attendre; ils entrent dans une autre salle et nous ne les revoyons plus. [Note: Ils firent, a ce qu'il parait, un rapport faux sur l'attitude de la reunion, disant qu'ils avaient trouve le champ de la Federation couvert d'un grand nombre de personnes de l'un et de l'autre sexe, qui se disposaient a rediger une petition contre le decret du 27 juin, qu'ils leur avaient demontre que leur demarche et leur reclamation etaient contraires a l'obeissance a la loi, et tendaient evidemment a troubler l'ordre public. "Si la France redevient libre, s'ecrie Camille Desmoulins, il faut que les noms de _Jacques_, _Renaud_ et _Hardi_ (les trois membres du conseil municipal) soient affiches dans toutes les villes, a toutes les rues, pour etre a jamais voues a l'execration publique."] Le corps municipal sort. "--Nous sommes compromis, dit un de ses membres, il faut agir severement." "Un d'entre nous, chevalier de Saint-Louis, annonce au maire que l'objet de notre mission etait de reclamer en faveur d'honnetes citoyens qu'on nous avait promis de rendre a la liberte. Le maire (Bailly) repond _qu'il n'entre pas dans ces promesses, et qu'il va marcher au Champ-de-Mars pour y mettre la paix..._ Sur ces entrefaites, un capitaine du bataillon de Bonne-Nouvelle vient dire que le Champ-de-Mars n'etait rempli que de brigands; un de nous lui repond qu'il en impose. La-dessus la municipalite ne veut plus nous entendre. Descendus de l'Hotel de Ville, nous apercevons, a une des fenetres, le drapeau rouge; ce signal du massacre, qui devait inspirer un sentiment de douleur a ceux qui allaient marcher a sa suite, a produit un effet tout contraire sur l'ame des gardes nationaux qui couvraient la place (ils portaient a leur chapeau le pompon rouge et bleu). A l'aspect du drapeau couleur de sang, ils ont pousse des cris de joie en elevant en l'air leurs armes qu'ils ont ensuite chargees. Nous avons vu un officier municipal en echarpe aller de rang en rang, et parler a l'oreille des officiers. Glaces d'horreur, nous sommes retournes au champ de la Federation avertir nos freres de tout ce dont nous avions ete les temoins." Ce recit est suivi d'un profond silence. L'inquietude peinte sur le visage des commissaires souleve d'abord quelques nuages; cependant la reunion se rassure. De quel droit la municipalite interviendrait-elle et disperserait-elle, par la force armee, des citoyens qui signent legalement leur profession de foi sur l'autel de la patrie? La foule est compacte, mais inoffensive; la nuit approche. D'instant en instant, des nouvelles alarmantes courent sur la multitude, comme un vent d'orage sur un champ de ble, et la font tressaillir. Le bruit court que l'Assemblee nationale, pour faire croire qu'il existe un projet de mouvement contre elle, s'est formidablement entouree de baionnettes et de canons. Elle a, dit-on, transmis a la municipalite des ordres severes. Depuis longtemps on guettait l'occasion de declarer la guerre aux adversaires de la monarchie constitutionnelle; le jour etait venu. La loi martiale etait comme un arc tendu, il fallait que le trait partit. Quelques nouveaux citoyens arrivent: ils ont rencontre l'armee de Lafayette sur les quais; les gardes nationaux marchaient avec un entrainement farouche; la cavalerie surtout paraissait animee de sentiments de colere et de violence. On avait vu des grenadiers sortir tout le long de la route, un a un, des maisons voisines, charger leurs fusils a balle, devant le peuple, et se joindre a l'armee qui s'avancait vers le Champ-de-Mars. --Nous allons, disaient-ils brutalement, envoyer des pilules aux Jacobins. Le jour etait tombe; il faisait assez sombre pour l'execution des mauvais desseins. A huit heures et demie du soir, on entend le bruit du tambour et le roulement lointain des pieces d'artillerie; on se regarde; quelques personnes sont d'avis de se retirer; d'autres rappellent que, le but de la reunion etant legal, il serait lache de fuir; on demeure. Les troupes debouchent dans le Champ-de-Mars par trois entrees a la fois, par l'avenue de l'Ecole militaire, par le passage entre les glacis du cote du Gros-Caillou et par l'ouverture qui fait face a la Seine; c'est par celle-ci que se montre le drapeau rouge. On connait le Champ-de-Mars et on se represente aisement cette vaste plaine avec l'autel de la patrie au milieu. La colonne a la tete de laquelle s'avance Bailly, par l'ouverture du bord du fleuve, souleve une indignation universelle et les cris: "A bas le drapeau rouge! Honte a Bailly! Mort a Lafayette!" Cependant plus de quinze mille personnes environnaient l'autel; elles se pressaient la comme autour des anciens lieux d'asile et de refuge. A peine avait-on vu flotter au loin le drapeau rouge, qu'on entend retentir une detonation d'armes a feu: --Ne bougeons pas; on tire a blanc; il faut qu'on vienne ici publier la loi. On avait en effet tire en l'air. Tout a coup une seconde decharge eclate, mais reelle et meurtriere. Les colonnes s'ebranlent, la cavalerie charge, les canons ouvrent sur le devant leur bouche chargee a mitraille. Le dernier feu avait trace un cercle de victimes; hommes, femmes, enfants, vieillards, etaient tombes pele-mele. Aux plaintes et aux cris succede le silence plus terrible encore que les gemissements. Bailly et Lafayette se donnaient sans doute, a eux-memes, les raisons qu'on invoque toujours en pareil cas: l'ordre public, le salut de la societe, le besoin de faire un exemple, le devoir d'obeir a la lettre de la loi... Vaines excuses! La loi au-dessus de toutes les autres lois, c'est l'inviolabilite de la vie humaine. Au plus fort de la melee, des citoyens s'elancent sous le feu, a travers les charges de la cavalerie, pour recueillir les feuilles volantes qui portent ecrite la volonte du peuple; cette petition est le drapeau d'une idee, elle ne doit pas demeurer aux mains de l'ennemi. On la sauve. "Oui, s'ecrie l'auteur des _Revolutions de Paris_, oui, la petition reste; elle est accompagnee de six mille signatures; de genereux patriotes ont expose leur vie pour la sauver du desordre, et elle repose aujourd'hui dans une arche sainte, placee dans un temple inaccessible a toutes les baionnettes, et elle en sortira quelque jour; elle en sortira rayonnante." L'oracle n'a point menti; celle petition conservee existe encore aux Archives de la ville; la Republique, qu'elle contenait en germe, est sortie, le 10 aout, des plis de cette piece memorable. Quand une fois les idees ont ete baptisees avec du sang, elles ne meurent plus. La nuit etait tombee sur le Champ-de-Mars comme un linceul. De toutes parts, des citoyens sans armes fuient devant des citoyens armes; ils se pressent, se poussent, se renversent. Des femmes, des enfants avaient ete etouffes entre les chevaux ou sous les pieds de la foule. La garde nationale, Lafayette en tete, rentre dans la ville. La nouvelle de cette sanglante tuerie se propage lugubrement de quartier en quartier. Les rues sont desertes, les visages mornes. Il est facile de voir qu'on revient d'une execution. Il y avait des vainqueurs et des vaincus, mais pas de victoire. Cet evenement a ete juge diversement, selon les partis. Toute la question se reduit a savoir si le roi n'avait point volontairement abdique en prenant la fuite; car, s'il en est ainsi, ceux qui proposaient de remplacer la monarchie par la republique etaient dans la logique; ils avaient prevu la marche fatale des evenements. On les tua, je l'avoue, avec toutes les formes legales; mais que me font vos sommations prealables, votre echarpe, votre drapeau? Une guenille rouge au bout d'un baton ne donne point le droit d'attenter a la vie de citoyens desarmes et paisibles. Combien de morts? La nuit le taira et demain le sable du Champ-de-Mars l'aura oublie; mais il y a dans les choses une justice qui n'oublie pas. La classe moyenne sera cruellement chatiee pour avoir la premiere fait couler le sang des hommes devoues a la Revolution. On a, dit-on, exagere le nombre des personnes qui tomberent frappees par les balles: soit; mais la responsabilite d'une aussi triste journee ne se mesure point au chiffre des victimes; elle se mesure aux lois eternelles de la conscience humaine. Cette responsabilite terrible pese lourdement sur Lafayette et sur Bailly. XVI Triomphe de la reaction.--Robespierre introduit dans la famille Duplay.--Sa maniere de vivre.--Marat sous terre.--L'abolition de la peine de mort proposee par Robespierre, repoussee par la majorite conservatrice de l'Assemblee.--Fin de la Constituante. En politique, on n'a jamais vu un parti vainqueur user moderement de sa victoire. Les royalistes constitutionnels profiterent de la journee du Champ-de-Mars, du trouble et de l'emotion que la nouvelle du massacre avait repandus dans les rangs des citoyens, pour faire un essai de terreur. Les representants de la classe moyenne en voulaient surtout aux journalistes et aux orateurs des clubs. Des mandats d'amener furent lances contre les plus connus d'entre eux. Danton, se jugeant fort compromis, et trouvant que les ombrages de Fontenay-sous-Bois ne le couvraient point suffisamment, se sauva dans sa ville natale, Arcis-sur-Aube. Freron s'eclipsa. Camille Desmoulins, riant et mordant a la fois, envoya au general Lafayette sa demission de journaliste, dans une lettre petillante de verve. Quant a Marat, il etait rentre dans sa cave. Beaucoup d'autres ecrivains compromis chercherent dans la fuite, selon le langage du temps, "un asile contre les assassins". C'etait une panique generale. Quelques amis de Robespierre craignirent meme pour sa surete. Il logeait en garni dans le Marais, rue Saintonge, et venait a pied tous les jours de chez lui jusqu'a l'Assemblee nationale. Aussi simple dans ses gouts que rigide dans ses principes, il dinait pour trente sous chez un traiteur. Le 17 juillet, a l'issue de la seance, aux Jacobins, un des membres du club, Maurice Duplay, menuisier de son etat, tremblant pour les jours de Maximilien, qu'il admirait, vint lui offrir un asile chez lui. Il demeurait dans une maison portant alors le numero 366 et situee presque en face de la rue Saint-Florentin. Robespierre accepta la proposition qui lui etait faite de si bon coeur. Duplay etait alors un homme d'une cinquantaine d'annees. Ouvrier d'abord, puis entrepreneur en menuiserie, il avait acquis, par le travail, une petite fortune. Ses cheveux commencaient a grisonner; mais dans l'age mur il avait conserve tout le feu et toute l'ardeur de la jeunesse. Les patriotes de ce temps-la etaient des natures de fer. Le petit nombre des Conventionnels et des citoyens connus que l'echafaud a epargnes ont prolonge leurs jours au dela des limites ordinaires de la vie humaine. Quel fut l'etonnement de la famille Duplay, quand, cette nuit-la, le menuisier rentra chez lui, conduisant par la main un inconnu d'une trentaine d'annees, vetu, avec une certaine recherche, d'un gilet a grands revers, d'un habit couleur marron et d'une culotte de soie! Duplay etait pere d'un garcon et de quatre filles dont l'une etait mariee a un avocat d'Issoire, en Auvergne. S'adressant a sa femme et a ses enfants: --Je vous amene, dit-il, un grand et brave citoyen que les contre-revolutionnaires veulent faire arreter. Cette maison lui servira d'asile. Vous le connaissez deja de nom, c'est Maximilien Robespierre... La femme, les jeunes filles, le fils age d'une douzaine d'annees, qui avaient lu ce nom-la dans les papiers publics et qui l'avaient souvent entendu prononcer avec enthousiasme par leur pere, entourerent l'illustre persecute de soins et d'egards. Robespierre n'avait accepte cet asile que pour une nuit; mais le lendemain, quand il voulut prendre conge de ses hotes et retourner rue Saintonge, toute la famille le pria de rester. --Vous etes ici chez vous, lui dit Duplay; mon fils sera votre frere. Puis lui montrant le groupe des jeunes filles dans les yeux desquelles on lisait autant de respect que de sympathie pour le grand citoyen: --Mon ami, voici vos soeurs. Le moyen de ne pas ceder a de telles instances? Robespierre se rendit; la maison de Duplay devint la sienne. De cette maison, il ne reste rien ou presque rien. Le temps a tout detruit et tout reconstruit. En face de l'eglise de l'Assomption se trouve, il est vrai, sur le meme terrain, une autre maison dont l'allee assez etroite conduit dans une petite cour; mais la configuration actuelle des lieux ne saurait donner aucune idee de ce qu'ils etaient en 1791. La rue elle-meme etait a peine une rue: c'etait un groupe d'une dizaine d'habitations. Dans le voisinage, alors tranquille et silencieux, s'elevait le couvent des religieuses de la Conception. La maison de Maurice Duplay avait a l'exterieur une bonne apparence bourgeoise. Une porte cochere donnait entree dans une assez grande cour ou etaient des planches et des ateliers de menuiserie. Au fond, dans un petit batiment, demeuraient le maitre menuisier et sa famille. Il y avait du logement de reste. On pria Maximilien de choisir lui-meme sa chambre. Il se decida pour une qui etait separee du corps de logis et situee sous les toits, une simple et modeste chambre que l'on tapissa, selon ses gouts, d'une tenture de damas bleu a fleurs blanches. Les habitudes de Robespierre furent bientot connues; il soignait beaucoup sa toilette, etait d'une proprete fort delicate, aimait le linge blanc et recherchait l'elegance dans ses habits. Un coiffeur allait tous les matins friser et poudrer ses longs cheveux. Sa toilette terminee, il se reunissait a la famille du menuisier pour le repos du matin. Maximilien etait d'une sobriete de Spartiate: il dejeunait avec du pain chaud et du laitage. [Illustration: Massacre du Champs-de-Mars.] Quoique sans luxe, la maison etait charmante. Il y avait dans un coin de la cour un tres-petit jardin, entoure d'un leger treillage et orne de fleurs que la main des jeunes filles s'occupait a cultiver. Un jour de souffrance s'ouvrait sur les vastes ombrages de tilleuls et de marronniers qui masquaient le couvent de la Conception, ou les filles de Duplay avaient ete elevees. Du matin au soir, un atelier de six a huit ouvriers en menuiserie animait tout l'entourage, par le bruit du rabot, du marteau et des chansons. N'etait-ce point l'interieur qu'aurait reve J.-J. Rousseau? Robespierre sortait regulierement vers le milieu du jour. Ou allait-il? A l'Assemblee Constituante. Duplay disait a sa femme et a ses filles: "Maximilien va travailler au bonheur public. Tant qu'il sera notre defenseur, la nation n'a rien a craindre. Quel honneur de l'avoir chez nous!" La paix et le calme le plus inalterable regnaient dans cette maison retiree, isolee des rumeurs de la grande ville. Le soir, quand s'endormaient le bruit de la scie et du rabot, et le dernier chant des petits oiseaux dans les arbres du couvent, venait l'heure de la reflexion et des epanchements intimes. Au fond de cette solitude, les filles du menuisier avaient contracte une simplicite de moeurs qui s'alliait bien a l'elan du patriotisme. Maximilien revenait a six heures pour souper. Au sortir de table, il suivait le menuisier et ses filles dans le salon; c'etaient de charmantes reunions de famille, pleines de graces et de severite; les jeunes filles, groupees en cercle autour de leur mere, travaillaient, avec elle, a divers ouvrages d'aiguille. On se separait a neuf heures, en se donnant le bonsoir. Le jeudi seulement, ces soirees prenaient un caractere de ceremonie; quelques invites, tous amis de la maison, se rassemblaient ce jour-la: c'etaient David, le peintre; Buonarotti, descendant de Michel-Ange et qui n'etait point alors communiste; Lebas, qui recherchait en mariage une des filles de la maison, et quelques autres intimes. De gros fauteuils d'acajou, recouverts d'un velours couleur cerise, formaient, en se rapprochant, un cercle etroit, mais sympathique. On parlait quelquefois de litterature: Maximilien tenait pour le tendre Racine, son auteur favori. Comme il disait bien les vers, on le priait de reciter quelques tirades de _Berenice_ ou d'_Andromaque_; il s'en acquittait avec tant d'ame, qu'il tirait des larmes de tous les yeux. Les filles du menuisier, assises en groupe autour de leur mere, ecoutaient la lecture sans cesser leur travail; les yeux modestement baisses et les pieds sur leur tabouret, elles renfermaient en elles-memes leur emotion. Ensuite Buonarotti, qui etait grand musicien, se mettait au piano; c'etait une ame reveuse et ardente; il touchait des airs pathetiques, dont l'effet triste ou gai etait inevitable; il semblait que la vie s'echappat sous ses doigts des notes fremissantes de l'instrument: on rapprochait alors des fenetres pour regarder le ciel, tant cette musique elevait les coeurs. Cependant le ciel etait plein d'etoiles, et les coeurs etaient pleins d'amour. On croyait a la famille, a l'humanite, a l'avenir. Voyant cet interieur si grave et si uni, cette douce religion du foyer, ce culte des cheveux gris autour des vieillards et de la pudeur autour des jeunes filles, on comprenait que les anciens eussent eleve des autels aux dieux lares. Ces reunions ne se prolongeaient pas tres-avant dans la nuit; Maximilien se retirait a onze heures, dans sa chambre, pour travailler; souvent, jusqu'a la blancheur du matin, on voyait briller a sa vitre une petite lumiere. C'est la qu'il ecrivait ses grands discours, dont quelques-uns sentent un peu trop l'huile de la lampe. Le plus souvent vers huit heures du soir il se rendait au club des Jacobins. Telle etait en 1791 sa maniere de vivre. Nous avons perdu de vue, depuis longtemps, l'Ami du peuple.--Dans une cave de l'ancienne rue des Cordeliers (aujourd'hui rue de l'Ecole-de-Medecine), il y avait, au mois de septembre 1791, debout devant un tonneau charge de papiers, et une plume a la main, un journaliste qui ecrivait. Quelquefois il jetait sa plume, quittait sa chaise, et se promenait a grands pas, en proie a une agitation fievreuse; si le roulement d'une voiture sur le pave de la rue prolongeait par hasard son bruit sourd le long des voutes basses et humides du caveau, il relevait la tete et ecoutait avec une attention fixe; son oreille inquiete semblait chercher dans ce bruit le roulement lointain du canon. Quand la voiture etait passee, et que le souterrain rentrait dans le silence, le bonhomme agitait la tete avec desespoir et se remettait a ecrire. Or ce souterrain, qui recevait un peu de jour par un soupirail etait la cave de l'ancien couvent des Cordeliers. Le journaliste etait Marat. Par quelle echelle fatale ce docteur, passionne pour la lumiere et pour les decouvertes, comme son aieul Faust, etait-il descendu dans ce reduit obscur? Ses idees excentriques avaient souleve contre lui, dans la societe, les memes orages que ses systemes avaient dechaines jadis dans le monde de la science. Ce petit homme, chetif et irritable, souffrait plus que tout autre de la dure captivite a laquelle le condamnaient, depuis quelques mois, les poursuites de ses ennemis. Traque de repaire en repaire, comme une bete fauve, ne pouvant coucher deux fois dans le meme lit, harcele a toute heure et en tout lieu par les limiers de la police, il ne trouvait un peu de repos que dans la profondeur des tenebres. La privation de la douce lumiere du jour, qui avait ete toute sa vie l'objet de son admiration et de ses etudes, l'affligeait encore plus que tout le reste. Les lieux sombres qu'il habitait, depuis trois ans, faisaient passer dans son ame un monde de tenebres. Nuit et jour flamboyait, devant ses yeux, l'epee de la contre-revolution, qui menacait la France. Son esprit plein de pensees lugubres se debattait dans les affres et les hallucinations de la mort. Les passions de la place publique soutenaient seules son enveloppe debile au-dessus de l'aneantissement ou de la folie. Quand cette excitation morale faiblissait, il demandait au cafe, dont il prenait jusqu'a trente-deux tasses par jour, des forces artificielles pour lutter contre l'abattement et le sommeil. Infatigable, il redigeait a lui seul, depuis le commencement de la Revolution, une foule de pamphlets et sa feuille _l'Ami du peuple_. Marat travaillait vingt-deux heures de suite: cette prodigieuse tension irritait toutes les cordes de son esprit. Sa maniere de vivre, extraordinaire, ouvrait son coeur a tous les soupcons comme a toutes les credulites. Il s'emportait par bourrasques contre ses meilleurs amis. "Tu as raison, lui repondait Camille outrage, de prendre sur moi le pas du l'anciennete et de m'appeler dedaigneusement _jeune homme_, puisqu'il y a vingt-quatre ans que Voltaire s'est moque de toi; de m'appeler injuste, puisque j'ai dit que tu etais celui de tous les journalistes qui a le plus servi la Revolution; de m'appeler malveillant, puisque je suis le seul ecrivain qui ait ose te louer... Tu as beau me dire des injures, Marat, comme tu fais depuis six mois, je te declare que, tant que je te verrai extravaguer dans le sens de la Revolution, je persisterai a te louer, parce que je pense que nous devons defendre la liberte, comme la ville de Saint-Malo, non-seulement avec des hommes, mais avec des chiens." Marat avait beau dire et crier, il aimait ce jeune homme. Apres la fatale journee du Champ-de-Mars, le souterrain lui-meme ne fut plus tenable; il fallut partir. Depuis quelque temps, Marat n'avait plus d'imprimerie; il occupait celle d'une demoiselle Colombe; on vint saisir les caracteres et les presses. Les citoyens ardents, les lecteurs de l'_Ami du Peuple_, regardaient avec une fureur concentree ce cortege de trois ou quatre voitures, s'acheminant vers la maison commune, environnees de baionnettes, et chargees de tout l'attirail d'une imprimerie; des colporteurs garrottes fermaient la marche. "Convient-il, murmurait-on d'une voix sourde, convient-il a des citoyens armes, qui ont tue nos freres, de venir mettre a la raison des ecrivains accuses d'avoir conseille le meurtre? Les apres diatribes de Marat, les figures de rhetorique de l'_orateur du peuple_, n'ont point fait verser depuis trois annees deux gouttes de sang; un seul ordre de Lafayette en a fait repandre une large tache." Ainsi l'opinion publique fremissait dans l'ombre; mais ses chefs etaient disperses ou captifs, ses orateurs muets, ses esperances ajournees, sinon detruites. Cependant l'Assemblee constituante touchait au terme de ses travaux. Fatiguee, enervee, soupconne de trahison et de connivence avec la cour, depuis les massacres du Champ-de-Mars, elle avait cesse d'etre le foyer auquel se rechauffait en 89 l'opinion publique. Ses dissensions interieures, son peu de foi dans la duree de la Constitution qu'elle venait d'ebaucher, ses illusions sur la possibilite d'etablir en France le regime de la monarchie constitutionnelle, tout la condamnait a un dernier sacrifice. Elle eut du moins le merite de se retirer a temps. Il est vrai que, depuis quelques mois et a diverses reprises, quelques-uns de ses orateurs lui avaient conseille de se dissoudre. Robespierre fit une motion plus courageuse encore: il proposa a l'Assemblee de decreter que ses membres ne pourraient etre reelus a la prochaine legislature. L'Assemblee constituante, malgre ses defauts et ses passions, avait du moins une qualite heroique, dont elle fit preuve dans toutes les occasions: c'etait le desinteressement. Robespierre s'adresse uniquement a cette generosite bien connue. "Ceux qui fixent les destinees des nations, s'ecrie-t-il, doivent s'isoler de leur propre ouvrage." Sans rabaisser la mission de l'Assemblee, ni ses lumieres, il ose lui rappeler que la source de toute grandeur et de toute inspiration est dans le sentiment general. "Je pense, dil-il, que les principes de la Constitution sont graves dans le coeur de tous les hommes et dans l'esprit de la majorite des Francais; que ce n'est point de la tete de tel ou tel orateur qu'elle est sortie, mais du sein meme de l'opinion publique qui nous a precedes et qui nous a soutenus; c'est a la volonte de la nation qu'il faut confier sa duree et sa perfection, et non a l'influence de quelques-uns de ceux qui la representent en ce moment." Ces belles paroles, quoique proferees par un seul, repondaient a la conscience de tous. L'Assemblee decrete, a la presque unanimite, la proposition de Robespierre. Quelques historiens ont avance que si la Constituante ne s'etait point decapitee elle-meme, et n'avait point exclu ses membres de la prochaine Assemblee, il n'y aurait pas eu de republique. Pour celui qui cherche constamment la logique des faits, une telle conclusion n'est pas admissible. Il fallait que la Revolution se fit et qu'elle epuisat toutes ses consequences: le trone etait un obstacle a sa marche, elle le franchit. L'Assemblee constituante aurait eu beau renaitre sous un autre nom, qu'elle n'eut point empeche la monarchie de courir a sa perte, ni le peuple francais de revendiquer sa souverainete. La Constitution qu'elle avait votee etait l'oeuvre de la classe moyenne, et laissait en dehors de la vie politique, c'est-a-dire de l'election, un assez grand nombre de citoyens. Sur quel droit pouvait-on etablir ces restrictions et tracer des limites au suffrage universel? Il etait bien question de droit! La verite est que la bourgeoisie, effrayee des envahissements de la masse, voulait lui fermer l'acces des urnes. Vainement objecterait-on que les gens exclus du droit de voter etaient des pauvres. "Ces gens dont vous parlez, repondait avec beaucoup du raison Robespierre, sont apparemment des hommes qui vivent, qui subsistent au sein de la societe, sans aucun moyen de vivre et de subsister. Car s'ils sont pourvus de ces moyens-la, ils ont, ce me semble, quelque chose a perdre ou a conserver. Oui, les grossiers habits qui me couvrent; l'humble reduit ou j'achete le droit du me retirer et de vivre en paix; le modique salaire avec lequel je nourris ma femme, mes enfants; tout cela, je l'avoue, ce ne sont point des terres, des chateaux, des equipages; tout cela s'appelle _rien_, peut-etre, pour le luxe et pour l'opulence, mais c'est quelque chose pour l'humanite; c'est une propriete sacree, aussi sacree sans doute que les brillants domaines de la richesse." [Note: J'ai use, abuse peut-etre de la citation,--j'en serai plus sobre a l'avenir.--Mais si les evenements ont une voix, comme je le pense, c'est dans les ecrits et les discours du temps qu'il faut la chercher.] L'ensemble de la Constitution (89-91) presente neanmoins un caractere imposant: c'est tout un passe qui se bouleverse, c'est toute une societe nouvelle qui s'eleve. Il serait trop long de recapituler les importants travaux de cette Assemblee memorable, ses decrets sur la surete des personnes et des proprietes, l'abolition des privileges, la libre circulation des grains, la liberte des opinions religieuses, l'eligibilite des non-catholiques, la division du royaume en departements, l'interdiction des voeux monastiques, la reorganisation de l'armee et du pouvoir judiciaire, l'alienation des biens nationaux, l'emission des assignats, le progres de l'education publique, la suppression des maitrises et des jurandes, la reforme du Code penal. L'Assemblee adoucit la rigueur des supplices; mais elle n'osa point abolir la peine de mort, et pourtant Robespierre l'y exhortait de toutes ses forces. Le 30 mai 1791, il s'ecriait a la tribune: "Effacez du Code des Francais les lois de sang qui commandent des meurtres juridiques et que repoussent nos moeurs et notre Constitution nouvelle." Cet appel a la raison, a la justice, a l'humanite, cette voix de la clemence se perdit dans le desert. A ceux qui lui reprochent aujourd'hui d'avoir fait couler le sang, Maximilien pourrait repondre: "J'ai trouve dans votre loi le glaive leve; je vous ai propose de le briser, vous n'avez pas voulu; cette arme est tombee plus tard entre mes mains, je m'en suis servi." La terreur constitutionnelle durait toujours; on arretait les discoureurs en plein vent; le drapeau rouge flottait a l'Hotel de Ville; un silence morne regnait au Palais-Royal et dans les cafes. L'Assemblee profita de cette stupeur pour _reviser_ la Constitution, c'est-a-dire pour la modifier. La Republique semblait vaincue, et, ce qui est le dernier degre de la defaite, elle etait tombee sans combattre. Commencee le 17 juin 1789, la Constitution fut terminee le 3 septembre 1791. Louis XVI l'accepta. "Convaincu, disait-il, de la necessite d'etablir cette Constitution et d'y etre fidele," il se rendit solennellement au sein de l'Assemblee nationale. Au milieu des cris d'enthousiasme qu'excitaient parmi les deputes la presence et le serment du roi, l'abbe Gregoire fit entendre ces sombres paroles: "Il jurera tout et ne tiendra rien." Cette Constitution fut proclamee par le maire de Paris, dans le Champ-de-Mars, au bruit du canon. Lafayette fit decreter une amnistie generale pour les delits relatifs aux affaires politiques du 15 juillet; l'amnistie ne releve pas les morts! Enfin ils sont partis!--Ce furent les adieux que recurent les deputes de la Constituante, si bien venus et si bien fetes a leur arrivee; les legislatures s'usent des qu'elles ne contiennent plus l'esprit de la Revolution. Finissons. Les hommes, les faits, les idees qui ont prepare la Montagne nous sont desormais connus; nous avons vu construire laborieusement et piece a piece le theatre de la lutte: viennent maintenant les gladiateurs de la liberte! CHAPITRE TROISIEME ASSEMBLEE LEGISLATIVE I En quoi l'Assemblee legislative differait de l'Assemblee constituante.--Le parti des Girondins.--Quels etaient alors les republicains.--Troubles excites dans tout le royaume par les pretres refractaires.--Menaces des emigres.--Conduite ambigue de Louis XVI. Il en est des grandes Assemblees comme des grands hommes: on s'apercoit de leur superiorite alors qu'elles ne sont plus. La Constituante, en disparaissant, avait creuse un abime. Comment combler ce vide? ou trouver, parmi les nouveaux venus, des candidats capables de succeder aux Mirabeau, aux Sieyes, aux Duport, aux Barnave, aux Robespierre? Les revolutions sement les dents du dragon: il en nait des hommes, des citoyens. La Legislative fut une Assemblee de transition, une sorte de lien entre la Revolution et la Republique. Elle ouvrit ses seances le 1er octobre 1791. Cette nouvelle Assemblee nationale n'avait plus l'eclat imposant de la Constituante: ni grands noms, ni grandes distinctions naturelles ou acquises. Soixante des nouveaux deputes n'avaient pas encore accompli leur vingt-sixieme annee. C'etait l'Assemblee des jeunes. A part Condorcet, Brissot et quelques autres, ses membres etaient inconnus. Parmi eux, on s'etonnait de ne point trouver Danton; les intrigues et la violence de ses ennemis avaient fait echouer sa candidature. Le premier acte de la Legislative fut un temoignage de deference et de respect pour les travaux de l'Assemblee qui venait de finir. Le livre de la Constitution fut apporte en triomphe par douze vieillards, comme un livre saint; l'archiviste Camus le presenta solennellement aux nouveaux deputes, qui le recurent debout et la tete decouverte. Ainsi l'Assemblee legislative parut se tenir dans une humble contenance, devant l'ombre meme de la Constituante. Quoique sincere, sans doute, cet hommage rendu a l'un des plus grands monuments de l'esprit humain ne pouvait etre, de la part des nouveax venus, un engagement durable. La Constitution, quoique saluee avec enthousiasme, n'allait deja plus a la taille de la Revolution, qui grandissait toujours; les premiers mouvements de la Legislative devaient la faire eclater comme un vetement trop court et trop etroit. Des le debut de la session, la vieille etiquette royale vint se heurter au roc des idees democratiques. "Nous n'etions pas douze republicains en 89," dit quelque part Camille Desmoulins. Depuis la fuite du roi et le massacre du Champ-de-Mars, le nombre s'en etait beaucoup accru. Le duel entre les deux principes s'engagea a propos d'un incident. Couthon, dont les paupieres molles, le teint bleme, les joues creuses, annoncaient une constitution faible et un esprit taciturne, proposa de reformer le ceremonial qui avait ete suivi par la Constituante, dans les receptions du pouvoir executif. Plus de trone,--un fauteuil; plus de titre de _sire_,--monsieur; plus de deputes debout et decouverts devant leurs maitres,--tous assis. "La Constitution, disait l'orateur, qui nous rend tous egaux et libres, ne veut point qu'il y ait d'autre majeste que la majeste divine et la majeste du peuple." L'Assemblee vota d'abord ces dispositions; puis, effrayee elle-meme de son audace, elle revint le lendemain sur le decret, et aneantit son propre ouvrage. Le coup n'en etait pas moins porte. Le roi constitutionnel devenait, aux yeux de la loi, ce qu'il devait etre d'apres l'esprit meme de l'institution, le serviteur de son peuple, et encore un serviteur a gages, c'est-a-dire revocable. Elle eut lieu pourtant, cette seance royale. Louis XVI lut un discours dans lequel il faisait semblant de croire la Revolution terminee; elle commencait. Des cris de _vive le roi_ l'accueillirent a son entree et l'accompagnerent a sa sortie. La Constituante s'etait distinguee par l'experience, la maturite, les lumieres de ses hommes d'Etat; la Legislative, elle, apportait un element nouveau, l'enthousiasme. Un groupe se faisait remarquer par son accent bordelais, son ardeur, sa verve meridionale: c'etait celui des deputes de la Gironde, Vergniaud, Guadet, Gensonne, Ducos, Fonfrede et autres. La plupart d'entre eux avaient fait de bonnes etudes classiques. Ils etaient sortis du college, fort ignorants, mais l'ame remplie des souvenirs de l'antiquite. Le sentiment paien de la forme et de la beaute exterieure les saisissait: ils avaient voue un culte a la Republique d'Athenes. Le discours latin developpa chez eux la faculte d'imitation, le forum bordelais affermit et enfla leur voix. Il y avait du soleil dans leur eloquence. Ces jeunes gens appartenaient en general a la classe moyenne, a cette envahissante bourgeoisie qui avait depuis si longtemps attaque les privileges de la noblesse. La majeste royale, comme on disait alors, n'exercait sur leur esprit aucun prestige. Ils avaient secoue le joug des prejuges religieux et ne croyaient qu'a la puissance de la raison. D'ailleurs legers, remuants, grands parleurs, ils avaient plus de forme que de fond. Le chef de ce groupe, ou du moins le centre autour duquel ils ne tarderent point a se reunir, etait Brissot _dit_ de Warville, esprit serieux, possedant les connaissances qui manquaient a ses jeunes amis, sachant manier les hommes et les affaires, mais helas! d'une probite douteuse. Brissot croyait, depuis longtemps, que la nation francaise etait assez avancee pour se gouverner elle-meme. Les Girondins adopterent sa maniere de voir; ils se rallierent, par necessite, au simulacre de la monarchie constitutionnelle; mais leur ideal etait la Republique. [Illustration: Couthon.] Par une contradiction qui etonna, les democrates, d'un autre cote, se montraient bien moins preoccupes de changer la forme du gouvernement que de realiser certaines conquetes politiques et sociales. Robespierre, on le sait, ne faisait point partie de la Legislative; mais il n'avait point cesse pour cela de parler et d'ecrire. Quelle etait alors son attitude? Il se couvrait de la Constitution comme d'un manteau. Pourvu qu'on tracat autour de la monarchie de sages limites, c'etait la forme de gouvernement qu'il acceptait encore au mois de septembre 1791. "Je n'ai point partage, ecrivait-il dans une adresse aux Francais, l'effroi que le titre de roi a inspire a presque tous les peuples libres. Pourvu que la nation fut mise a sa place, et qu'on laissat un libre essor au patriotisme que la nature de notre Revolution avait fait naitre, je ne craignais pas la royaute, et meme l'heredite des fonctions royales dans une famille; j'ai cru seulement qu'il ne fallait point abaisser la majeste du peuple devant son delegue, soit par des adorations serviles, soit par un langage abject. J'ai cru qu'il ne fallait point se hater de lui procurer ni assez de forces pour tout opprimer, ni assez de tresors pour tout corrompre, si on ne voulait point que la liberte perit avant meme que la Constitution fut achevee. Tels furent les principes de toutes mes opinions sur les parties principales de l'organisation du gouvernement: elles peuvent n'etre que des erreurs; mais, a coup sur, elles ne sont point celles des esclaves ni des tyrans." Comme il ne se retracte point, comme il defend au contraire toute sa conduite, on est autorise a dire qu'il perseverait dans la meme maniere de voir. Pour etablir la Republique, il faut des principes, des vertus et des lumieres; les Girondins n'avaient qu'un systeme. L'Assemblee constituante leguait a la Legislative des embarras enormes: la rarete des subsistances, la resistance du clerge, l'emigration, la guerre civile et la guerre exterieure. Devant ces obstacles accumules, les Constituants avaient quelquefois manque de prevoyance et d'energie. Les politiques du fait, hommes a vue courte, n'avaient pas su calculer l'importance de la question religieuse. La Revelation ne s'attendait qu'a la guerre des rois; elle vit se dresser devant elle la guerre des pretres et des croyances. Contre toute prevision, elle rencontra, dans le clerge, un ennemi dont les armes tenaient encore de l'enchantement. Exercer sur les ames un empire invisible, couvrir leurs complots d'un voile sacre, troubler la terre au nom du ciel, telle fut la tactique des pretres factieux. Parmi ces derniers, beaucoup ne songeaient qu'a guerir la plaie faite a leurs interets materiels; d'autres s'agitaient par esprit de fanatisme: c'etaient les plus dangereux. Les hommes de la Constituante s'etaient contentes de tonner contre le pharisaisme de l'ancien clerge, et d'opposer aux artifices des refractaires un tranquille mepris. Cette conduite etait impolitique et legere. Il y avait plus de foi dans le peuple que les pretres eux-memes n'osaient l'esperer. D'un autre cote, des plaisanteries maladroites et indecentes contre les idees religieuses venaient en aide a la fureur du clerge en alarmant les consciences. La philosophie a le droit de succeder aux cultes qui meurent; elle n'a pas le droit de les tourner en ridicule. La situation des ecclesiastiques assermentes devint intolerable. Leurs faux freres excitaient contre eux les populations ignorantes et aveuglees. Dans les campagnes, on ravageait leurs petites cultures, on tuait leurs pigeons, on denichait les oeufs dans leurs poulaillers. [Note: Extrait d'une note curieuse qui existe aux Archives du royaume.] Reduits a la famine, ils avaient encore a souffrir les insultes des enfants qui les pourchassaient a coups de fourche. Plusieurs ecclesiastiques distingues et soumis a la loi occuperent alors les sieges episcopaux devenus vides par la retraite des anciens eveques; ils rencontrerent dans leur diocese des obstacles enormes. A Caen, l'abbe Fauchet, nomme eveque du Calvados, s'agitait contre la ligue formidable des nobles et des pretres. Deux ou trois cents femmes d'une paroisse de Caen poursuivirent le cure constitutionnel, lui jeterent des pierres, le chasserent jusque dans son eglise, ou elles descendirent le reverbere du choeur pour le pendre devant l'autel. La meme ville fut bientot le theatre de desordres plus graves encore: dans l'eglise Saint-Jean, on vit reluire les armes devant l'autel, des coups de feu furent tires par d'anciens nobles qui avaient fait de la maison de priere un antre de sedition et une caverne de brigands. Faisant allusion a ces desordres, a ces actes de barbarie et aux pretres rebelles qui les excitaient, l'abbe Fauchet s'ecriait indigne: "En comparaison de tels pretres, les athees sont des anges.... Allez, ont-ils dit aux ci-devant nobles. Allez, epuisez l'or et l'argent de la France; combinez les attaques au dehors, pendant qu'au dedans nous vous disposerons d'innombrables complices: le royaume sera devaste, tout nagera dans le sang; mais nous recouvrerons nos privileges! _Abimons tout plutot, c'est l'esprit de l'Eglise._--Dieu bon, quelle Eglise! ce n'est pas la notre; et si l'enfer peut en avoir une parmi les hommes, c'est de cet esprit qu'elle doit etre animee. Et ils osent parler de l'Evangile, de ce code divin des droits de l'homme qui ne preche que l'egalite, la fraternite, qui dit: Tout ce qui n'est pas contre nous est avec nous; annoncons la nouvelle de la delivrance a toutes les nations de la terre: malheur aux riches et aux oppresseurs! N'invoquons pas les fleaux contre les cites qui nous dedaignent; appelons-les au bonheur de la liberte par le doux eclat de la lumiere." L'Assemblee legislative, instruite de ce qui se passait a Caen et ailleurs, hesitait elle-meme entre la tolerance et les mesures de rigueur, contre des hommes qui fomentaient la guerre civile sous le manteau de la religion. Merlin de Douai proposa de charger sur des vaisseaux les pretres insermentes. On ecarta pour l'instant toute persecution. Cependant l'incendie des croyances religieuses se propageait et s'etendait de jour en jour. Quelques provinces du Midi, le Gevaudan, la Bretagne suivirent l'exemple du Calvados. Les pays de montagnes resistent plus longtemps que les autres au deluge des eaux et des idees. Il en est des renouvellements du monde social comme de ces grands cataclysmes qui ont change plusieurs fois la face du globe terrestre. C'est toujours sur les hauteurs que se retirent les derniers representants de l'ordre de choses qui va finir; c'est la qu'ils luttent a outrance contre la destruction generale. Les provinces soulevees par la lutte des prejuges religieux etaient, en outre, isolees du reste de la France par des barrieres naturelles, des rivieres, des fleuves, des routes impraticables, un langage et des moeurs a part. Les habitants de quelques provinces etaient habitues a vivre dans une independance farouche, bien differente de celle que la Constitution voulait fonder. La liberte du citoyen n'est pas celle du sauvage: la volonte particuliere se trace a elle-meme des limites en se rattachant a la volonte generale. La Revolution, qui etait en realite une delivrance, leur parut, en raison des sacrifices qu'elle exigeait, une tyrannie. Les ecclesiastiques, les nobles dechus, profiterent de ces instincts et de ces germes de mecontentement pour inspirer aux paysans la haine des institutions nouvelles. Les paisibles campagnes se changerent, sous leur main, en champs de bataille ou l'ignorance agitait des tenebres et des armes. Cette puissance mysterieuse des pretres tenait moins encore a leur habilete personnelle qu'a l'empire des croyances sur le coeur de l'homme. La rarete et, par suite, la cherte des subsistances etaient inseparables d'un etat de choses aussi trouble et qui n'avait pas encore permis a la fortune publique de se rasseoir. La domination des riches sur les pauvres survivait a l'aristocratie detruite. L'habit des citoyens actifs causait de l'impatience aux hommes en blouse, qu'on avait prives des droits politiques. Les gardes nationaux, depuis l'affaire du Champ-de-Mars, etaient designes sous le nom de Janissaires de l'ordre. D'un autre cote, les interets alarmes se coalisant contre la misere, il se trouva des speculateurs pour operer la hausse factice des denrees; des mouvements eurent lieu dans le faubourg Saint-Marceau, a l'occasion de la cherte subite du sucre. Au milieu du denument des classes laborieuses, la Revolution jetait ca et la quelques sentences economiques:--Tous les hommes ont droit a la subsistance.--Si l'habit du pauvre a des trous, les habits du riche ont des taches.--La nature donne des vivres, et les hommes font la famine. Un pretre conformiste faisait entendre de sages et utiles paroles. "La Revolution n'est pas faite, ecrivait-il, si habituellement le pain n'est pas a meilleur marche qu'il n'est aujourd'hui... Le bois, le linge, les maisons diminuant de prix avec le temps, nous n'aurons plus de mendiants, et j'aurai le plaisir de voir s'accomplir a la lettre cette prophetie de David: _Les pauvres mangeront et seront rassasies._" L'Etat se trouvait lui-meme aux abois; il avait bien les mains pleines de papier-monnaie; mais ses caisses etaient vides de numeraire. La confiance manquait, la vente des biens du clerge rencontrait un obstacle dans certains scrupules religieux. Le cultivateur achetait, mais en tremblant. Marchait-on bien sur un terrain solide? L'ancien regime ne pouvait-il pas revenir? Et, dans ce cas, ces terres, quoique legitimement acquises, ne seraient-elles pas violemment arrachees des mains du paysan? Heureux encore s'il ne payait pas de sa tete le crime d'avoir solde la terre avec le fruit de ses economies et de la feconder chaque jour par son travail! L'Etat se reposait sur le credit; le credit, c'est l'ideal de la fortune. Toutes ces causes reunies produisaient une masse de souffrances incessamment accrues. Si quelque chose etonne, c'est qu'au milieu de circonstances si graves la Revolution ait pu se maintenir. Les pretres non-assermentes en appelaient aux foudres du pape, les nobles a l'epee des souverains etrangers; leurs esperances se portaient ainsi de tous cotes, et toujours au dela des frontieres. Les classes qui, jusqu'en 1789, etaient a la tete de la societe se mirent violemment hors la nation. Ces hommes, pour lesquels le sol francais etait peu de chose a cote de leurs interets personnels, auraient compte pour rien les ravages de leur entreprise et la vie des citoyens, a la condition de retablir la monarchie. Avec l'emigration, le numeraire s'enfuyait; il se formait de jour en jour, sur la frontiere, ce qu'on nommait alors la _France exterieure_. Tandis que les troncons de l'aristocratie, coupee par le glaive de la Revolution, s'agitaient ainsi pour se rejoindre a Coblentz ou a Bruxelles; les souverains du Nord armaient sur toute la ligne. Les emigres trompaient les rois de l'Europe par les reves dont ils s'abusaient eux-memes; ils leur disaient qu'une fois le pied des armees etrangeres sur le sol de la France, la nation, comprimee par une poignee de revolutionnaires, se souleverait elle-meme et chercherait son salut du cote de l'etranger. Le but des puissances confederees etait d'ailleurs conforme aux projets et au langage des emigres francais: soutenir la partie saine de la nation contre la partie delirante, eteindre au sein du royaume le volcan du fanatisme revolutionnaire dont les eruptions successives menacaient les empires circonvoisins. Chaque jour, des lettres arrivaient du camp de Coblentz ou de Worms; une armee, dont presque tous les soldats etaient gentilshommes, se tenait prete a agir; l'argent abondait. Voici une de ces lettres, retrouvee par nous aux Archives du royaume: "On attaquera sur cinq points;... je ne sais si les esprits changent en France; mais le peuple des frontieres adopte nos principes. Vous ne pouvez vous faire une idee du degre de chaleur ou les esprits sont montes. Tous les jours des officiers arrivent, surmontant tous les dangers et tous les obstacles; dix-huit se sont jetes a la nage, devant les gardes nationales, pour passer de l'autre cote; d'autres traversent la riviere a cheval... Les princes nous ont assure qu'ils n'ecouteraient aucune proposition ni accommodement. Vaincre ou mourir sera la devise de l'armee. Le mois ou nous entrons sera bien interessant; croyez que nous vous rosserons de main de maitre, et que l'on ne punira personne sans un jugement. Les parlements sont tant a Coblentz qu'a Bruxelles. Les princes leur ont donne l'ordre de ne pas s'ecarter. M. Seguier aura bien de la besogne. Malheur a ceux qui feront de la resistance!" [Note: Lettre d'une emigree trouve dans les papiers de M. Lemounier, medecin du roi.] Ce rassemblement convulsif, tout electrise de contre-revolution et d'aristocratie, inquietait a juste titre les legislateurs. Chaque jour, l'armee se desorganisait par la fuite des officiers. Le plus grand tort que les ennemis de la Revolution pouvaient lui faire, c'etait de la pousser aux exces; les nobles et les pretres n'epargnerent aucun moyen pour amener ce resultat desastreux; l'absence menacante des uns, la presence occulte et les complots des autres concouraient a souffler le feu de la guerre civile. L'Assemblee legislative voyait le mal; elle ne voyait pas le remede. Condorcet avait propose de lier les nobles a la Constitution par un serment: "Ils le preteront, lui repondit Isnard, mais ils jureront d'une main, et de l'autre ils aiguiseront leur epee." Dans ces conjonctures difficiles, que faisait le roi? Louis XVI n'avait point encore perdu l'espoir de raffermir son trone ebranle. Quelques pales rayons de popularite lui revenaient, par intervalles, comme les dernieres caresses d'un soleil d'automne. Le soir du jour ou il s'etait rendu a l'Assemblee nationale, il alla au Theatre-Italien avec la reine, Madame Elisabeth et ses enfants. La famille royale fut recue avec des marques d'attendrissement. --Le bon peuple, s'ecria la reine, il ne demande qu'a aimer! Pourquoi donc, madame, n'avez-vous pas su gagner son coeur?... Les ci-devant nobles ne manquerent point d'attribuer ces retours a l'humeur legere des Francais, qui s'etaient eloignes du trone par etourderie et par bravade, mais qui seraient bientot forces d'y revenir a genoux et dans l'attitude du repentir. La mobilite du caractere francais est, au contraire, comme celle de la mer qui repousse continuellement les chaines dont on voudrait la charger. Cependant Louis XVI, conseille par Barnave, ne cessait de donner des gages apparents a la Constitution. Rome avait prononce d'avance l'absolution de cette conscience royale, qui flechissait sous la force majeure des evenements. Tromper la Revolution, c'etait un moyen de la soumettre: on comptait sur cette sainte hypocrisie pour lasser ce qu'on nommait la fureur des partis extremes; ses solennels serments n'empechaient d'ailleurs pas Louis XVI de porter ses regards et ses intrigues au dela du Rhin. II Deux decrets: l'un contre les emigres, l'autre contre les pretres refractaires.--D'ou est parti le systeme de la Terreur.--Le roi tient pour le clerge non assermente et pour la noblesse revoltee contre la nation.--Les desastres de Saint-Domingue.--Camille Desmoulins sans journal.--Les lettres et les arts en 91.--Danton est nomme procureur-adjoint de la Commune de Paris.--Son caractere et sa profession de foi. Une conduite si ondoyante n'etait pas seulement dans la politique du chateau; elle etait surtout dans le caractere faible de ce malheureux prince. La reine avait, disait-on, plus de force d'ame; mais la volonte n'est une puissance que si elle s'appuie sur un grand dessein; or, Marie-Antoinette n'avait dans le coeur que des rancunes d'ambition froissee, et dans l'esprit que des plans decousus. D'un autre cote, les soutiens du trone constitutionnel allaient manquer a la royaute de 89: Lafayette et Bailly atteignaient le terme de leurs fonctions, tandis que l'Assemblee legislative voulait enfin percer a jour les vraies intentions de Louis XVI et lui imposer des hommes nouveaux. Tel etait l'etat de trouble des esprits; tels etaient les embarras et les difficultes de la situation; l'Assemblee nationale allait-elle trouver le moyen d'en sortir? L'Assemblee legislative crut que le moment etait venu de renoncer a un systeme d'impunite dont on voyait chaque jour se developper les funestes consequences. La tolerance des hommes d'Etat envers les pretres refractaires et les nobles qui s'etaient sauves a l'etranger n'avait fait qu'encourager le schisme et l'emigration. Si l'on perseverait dans cette voie, ne courait-on pas a la perte de toutes les conquetes revolutionnaires? Ce fut Brissot qui, le 30 octobre 1791, suivant une expression vulgaire, attacha le grelot. Dans un discours fort etudie, il demanda que si, passe un certain delai, les princes et les fonctionnaires emigres ne rentraient pas dans le royaume, ils fussent poursuivis criminellement et leurs biens confisques. Quant aux autres (le menu fretin) on se contenterait de frapper leurs proprietes d'une triple imposition. Ces moyens d'intimidation parurent trop doux a Vergniaud. "Avec ces miserables pygmees, parodiant l'entreprise des Titans contre le ciel, il n'est point besoin de preuves legales." Le lendemain, le fougueux Isnard s'elance a la tribune: "Il est souverainement juste, s'ecrie-t-il, d'appeler au plus tot, sur ces tetes coupables, le glaive des lois... Il est temps que ce grand niveau de l'egalite qu'on a place sur la France libre prenne enfin son aplomb... Ne vous y trompez pas, c'est la longue impunite des grands criminels qui a pu rendre le peuple bourreau... Si nous voulons etre libres, il faut que la loi, la loi seule, nous gouverne; que sa voix foudroyante retentisse dans le palais du grand comme dans la chaumiere du pauvre, et qu'aussi inexorable que la mort lorsqu'elle tombe sur sa proie, elle ne distingue ni les rangs ni les personnes." Ces images funebres, la voix assombrie de l'orateur, souleverent des applaudissements. Pour le coup, ce fut Marat qui se declara charme; il croyait avoir enfin trouve son homme. Qu'invoquaient pourtant Brissot, Vergniaud, Isnard pour justifier ces mesures de rigueur? La raison d'Etat. N'est-ce point au nom du meme sophisme que les Montagnards s'armerent plus tard de l'echafaud? Les uns et les autres n'ont donc rien a se reprocher. Le systeme de la Terreur a meme ete invente par les Girondins. Apres les emigres, ce fut le tour des pretres refractaires. Le 14 novembre, Isnard, s'adressant aux hommes de la Revolution, dit cette verite sinistre: "Il faut que vous les vainquiez ou que vous soyez vaincus." Puis se retournant vers les pretres refractaires: "Il faut, poursuivit-il, ramener les coupables par la crainte ou les soumettre par le glaive. Une pareille rigueur ferait peut-etre couler le sang; mais il est necessaire de couper la partie gangrenee pour sauver le reste du corps." Toujours la meme doctrine: c'etait celle de l'Inquisition. Le 29 novembre, l'Assemblee vota un decret qui prescrivait a tous les ecclesiastiques de preter le serment civique, dans le delai de huit jours, sous peine d'etre prives du tous traitements ou pensions, declares suspects de revolte envers la loi et soumis a la surveillance de toutes les autorites constituees. Les priver de leur traitement etait un acte de justice. Mais au nom du salut public, les declarer suspects, les placer en dehors du droit commun, n'etait-ce point faire un grand pas vers le systeme de 93? Ces deux decrets, l'un contre les emigres, l'autre contre les ecclesiastiques refractaires, furent frappes plus tard de deux vetos consecutifs. Le premier, disent les royalistes (le decret contre les emigres), offensait le coeur de Louis XVI, sincerement devoue a sa bonne noblesse, dont il avait recu tant de gages de sympathie et de devouement; le second (celui contre les pretres) revoltait ses croyances religieuses. Pouvait-il en etre autrement? Le roi n'admettait au chateau que des pretres non assermentes; Madame Elisabeth, fort devote et peu eclairee, mais exercant une assez grande influence sur le roi, contribuait a affermir ses scrupules. Louis XVI se contenta d'inviter les emigres a rentrer en France; cette mesure etait insuffisante; etait-elle meme bien sincere? La note suivante, extraite d'une liasse deposee aux Archives du royaume, me permet d'en douter. "Quoique emigre, Lambesc a continue, jusqu'en janvier 1792, a faire les fonctions de grand-ecuyer, de l'approbation de Capet; le ministre Latour du Pin correspondait avec lui en cette qualite. On a fait faire a Paris et expedie a Treves des uniformes de gardes-du-corps (en gravure ou en nature?) de soldats prussiens, et des habits de livree de valets de pied; les etats de depense des grandes et petites ecuries etaient envoyes a Treves, d'ou Lambesc les renvoyait apres les avoir signes." Les fonctions de grand-ecuyer exercees a distance, par un homme qui etait hors du royaume; l'assentiment plus ou moins direct que Louis XVI donnait a cette conduite, tout montre bien qu'il existait alors un lien entre le cabinet des Tuileries et l'emigration. Les anciens nobles avaient fui une patrie qu'ils ne pouvaient plus dominer; ce n'est donc pas une simple invitation du roi qui pouvait les rappeler a leurs devoirs. Ils ne manquerent pas de mettre en doute la liberte de leur souverain, ni d'abriter leur desobeissance soi-disant fidele derriere une fiction de contrainte et de captivite morale. Cependant l'Assemblee nationale voyait avec impatience son autorite muree par deux vetos. Le peuple s'indignait; la colere des citoyens se montrait d'autant plus grande que les deux decrets, surtout celui contre les ecclesiastiques insoumis, etaient reellement empreints de sagesse et de moderation. L'Assemblee se contentait, selon le mot de Camille, d'exorciser le demon du fanatisme par le jeune, c'est-a-dire de retirer la pension aux pretres qui persisteraient a ne point preter le serment civique. La Legislative avait bien prononce des peines severes contre les ci-devant nobles, qui intimidaient le pays par une fuite seditieuse, et contre les pretres convaincus d'avoir provoque la desobeissance aux lois; mais cette peine, purement comminatoire, devait expirer devant les barrieres de l'etranger et devant le refus de la sanction royale. La conduite du roi, dans ces circonstances extremes ne fut approuvee que par les _Feuillants_; on nommait ainsi les successeurs du club de 89. Un jeune ecrivain du plus grand talent exposa les doctrines de ces conservateurs dans une longue lettre sur _les dissensions des pretres_. Andre Chenier--c'etait son nom--s'avouait alors royaliste. [Illustration: Vergniaud.] Les democraties se montrent generalement peu favorables aux poetes; elles regardent sans cesse a l'interet de tous, a la grandeur nationale, bien plus qu'a certains dons de la nature. Qu'arrive-t-il pourtant en pareil cas? Ces esprits freles et delicats, mais jaloux de notoriete, qui voudraient soulever le monde avec une aile de papillon, s'irritent, accusent les evenements de detourner d'eux la renommee, regrettent le bon vieux temps et maudissent le progres. Avons-nous en vue Andre Chenier? non vraiment, mais une foule de beaux esprits qui rimaient alors contre la Revolution. Ce n'etaient ni des ecrivains ni des poetes qu'il fallait a la nation en danger, c'etaient des citoyens. Guerre aux blancs! c'est le cri que poussait alors Saint-Domingue et qui traversa les mers. Comme toujours, l'insurrection avait ete precedee par le martyre. Un noir, le brave et malheureux Oger, avait peri sur l'echafaud des esclaves; les idees ressemblent aux herbes des champs, il faut les faucher pour qu'elles croissent. On sait aujourd'hui que les premiers troubles de Saint-Domingue furent provoques par la resistance des colons et par leur injustice; ces hommes durs repousserent le decret qui accordait les privileges civiques aux hommes de sang mele, c'est-a-dire a leurs propres enfants. Ils furent chaties; l'incendie et le meurtre couvrirent la colonie. Les negres inventerent des supplices qui font fremir d'horreur: les blancs leur avaient si bien appris a etre cruels! Tot ou tard, les armes de la persecution et de la tyrannie se retournent contre la main qui s'en est servie. C'etait maintenant le tour des maitres de manger leur pain dans l'agitation et la terreur. Nulle pitie: etre blanc, c'etait etre coupable; le crime ne faisait qu'un avec la peau. Cette nouvelle excita en France des emotions diverses: si la perte de nos colonies affligeait le sentiment national, si la conduite des noirs etait revoltante, la conscience saluait, du moins avec tristesse, deux grandes choses, l'emancipation des esclaves et l'unite de l'espece humaine. Les voila donc, ces negres, ces hommes de couleur trop longtemps traites comme des animaux, qui, eux aussi, reclament au nom de la liberte! D'ou leur venait cette audace, sinon de la Declaration des droits de l'homme? D'un bout du monde a l'autre, les esclaves repondaient a la Revolution Francaise par un tressaillement de coeur. Au milieu de ces desastres, l'attitude de la nation fut sublime. "Il n'y a pas a balancer, s'ecria-t-elle; les lois de la justice avant celles des convenances commerciales, et nos interets apres ceux de l'espece humaine." O enthousiasme de la generosite! Quand avait-on vu un peuple frappe benir sa blessure? Quand une nation, tout en donnant des larmes aux victimes, s'etait-elle consolee de la perte d'une de ses plus belles colonies par amour des principes et de l'humanite? Camille avait donne sa demission de journaliste, mais non celle de citoyen. Aux Cordeliers, aux Jacobins, il ne cessait de repandre sa verve intarissable; comme il se defiait de sa voix, il faisait quelquefois lire ses discours. Sans principes bien arretes, Camille s'abandonnait toujours a la providence de son esprit; il allait avec le flot, mais ce flot allait lui-meme du bon cote. Republicain, il attaquait sans cesse le _Monstre politique_ de la Constitution. Les partisans de la royaute l'accusaient d'exagerer les maux de la situation actuelle, sans indiquer de remede; il se contenta de les tourner, le plus joliment du monde, en ridicule: "Que signifient, leur repondit-il, ces questions captieuses et pharisaiques et toutes ces metaphores de remedes et de maladies desesperees, en parlant des nations? A un malade, il ne suffit pas pour etre gueri d'en avoir la volonte, au lieu que vous reconnaissez tous que, pour qu'un peuple soit libre, il suffit qu'il le veuille; pour guerir une nation paralysee par le despotisme ou l'aristocratie, il suffit de lui dire comme au paralytique de la porte du temple de Jerusalem: _Levez-vous et marchez_; car c'est votre Lafayette lui-meme qui l'a dit: _Pour qu'un peuple soit libre, soit gueri, il suffit qu'il le veuille_. Ainsi, messieurs, ceux d'entre vous qui sont de bonne foi ne peuvent repondre, a ce discours, rien de raisonnable, si ce n'est de dire comme les goujons des _Mille et une Nuits_, a qui l'auteur de la _Feuille du Jour_ vient de comparer si plaisamment les Francais, et qui repondaient dans la poele a frire: _Nous sommes frits, mais nous sommes contents_." Camille Desmoulins demeurait alors rue du Theatre-Francais; mais il passait les derniers beaux jours de l'automne a Bourg-la-Reine, dans une maison de campagne de sa belle-mere. Lucile etait toujours resplendissante de jeunesse et de gaiete; elle aimait la Revolution pour elle-meme et pour son Camille: jamais sentiment plus noble ne souleva le sein d'une femme. L'enthousiasme civique ne l'empechait pas de descendre aux amusements champetres. Freron, l'ami de la maison, venait souvent les joindre a Bourg-la-Reine; on passait gaiement de la politique aux moeurs familieres de l'intimite. Freron aimait a jouer avec les animaux de la garenne, et Lucile l'appelait pour cela Freron-Lapin. Camille souriait a ces propos innocents: "J'aime Lapin, disait-il, parce qu'il aime Rouleau." C'est ainsi qu'il appelait sa femme. Le coeur humain est toujours le meme; comme ces charmants badinages se detachent avec melancolie sur le fond triste et severe d'une Revolution qui devait devorer ses plus beaux enfants! Camille reprit du service dans le barreau, mais non sans regretter sa tribune de journaliste. "J'exerce de nouveau, ecrivait-il a son pere, mon ancien metier d'homme de loi, auquel je consacre a peu pres tout ce que me laissent de temps mes fonctions municipales ou electorales et les Jacobins, c'est-a-dire assez peu de moments. Il m'en coute de deroger a plaider des causes bourgeoises apres avoir traite de si grands interets et la cause publique a la face de l'Europe. J'ai tenu la balance des grandeurs; j'ai eleve ou abaisse les principaux personnages de la Revolution. Celui que j'ai abaisse ne me pardonne point, et je n'eprouve qu'ingratitude de ceux que j'ai eleves; mais ils auront beau faire, celui qui tient la balance est toujours plus haut que celui qu'il eleve. C'est une grande sottise que j'ai faite d'avoir cesse mon journal. C'etait une puissance qui faisait trembler mes ennemis, qui aujourd'hui se jettent lachement sur moi, me regardant comme le lion a qui Amaryllis a coupe les ongles." Cette derniere phrase ne nous dit-elle pas que l'adoucissement de la grace et de la beaute, toujours presentes dans la personne de sa femme, avait desarme pour un temps la verve satirique de Camille? On se souvient de l'affaire de Nancy; le zele aristocratique de Bouille avait laisse des victimes: quarante soldats furent tires des galeres; on fit de leur retour l'objet d'une fete a laquelle le peuple assista. Le sentiment public s'elevait avec la Revolution. A Libourne, un supplicie pour cause d'assassinat restait depuis quelques jours, prive de sepulture; les prejuges civils et religieux ecartaient de cette depouille avilie les mains les plus charitables; six membres du club des Jacobins allerent lever le corps pour le porter au lieu des inhumations. L'adoucissement des moeurs se poursuivait! a Paris, les combats de taureaux furent defendus, ainsi que les scenes atroces de boucherie qui se passaient dans le quartier des halles; en reprimant les mauvais traitements envers les animaux, on voulait bannir toute cruaute du coeur des hommes libres. La presse revolutionnaire continuait a regarder la peine de mort comme injuste, en ce que la societe n'a pas le droit de priver un citoyen de ce qu'elle ne lui a pas donne. Les pieces de theatre devoilaient une nouvelle tendance philosophique et sociale; on joua successivement _Caius Gracchus_, de J. Chenier, la _Mort d'Abel_, de Legouve, et _Robert, chef de brigands_, par Lamartelliere. Ce vers de Chenier fut surtout applaudi: S'il est des indigents, c'est la faute des lois. Les arts, quoique masques sans doute par l'importance de la question politique, n'etaient point delaisses absolument. Il y eut, vers la fin de l'an 1791, une exposition de peinture; on y remarqua les portraits de l'abbe Maury, de Lafayette et de Robespierre; au bas de ce dernier se lisait l'inscription suivante: _l'Incorruptible_. Le buste de Mirabeau figurait a cote du buste de Louis XVI. Il y avait beaucoup de paysages: au milieu des scenes les plus pathetiques de l'histoire, l'oeil et le coeur de l'homme cherchent toujours quelques riantes echappees pour retourner a la nature. "Ce genre touchant, ecrivait alors un critique, doit necessairement gagner a la Revolution. Nos campagnes, devenues plus fortunees, offriront d'aimables sujets aux pinceaux qui s'y consacreront." A cette exposition de tableaux, le public se portait surtout vers le _Serment du Jeu de Paume_. L'esprit humain, soit qu'il cherche le vrai, soit qu'il cherche le beau, suit toujours des voies paralleles. Cette constante relation ne saurait etre brisee qu'aussitot l'unite morale ne se trouble et que la signification des diverses ecoles ne s'altere. Il en resulte qu'une histoire de l'art est forcement une histoire des dogmes, des revolutions, des philosophies qui ont, de siecle en siecle, renouvele la face du monde. Sans foi, il n'y a pas d'art; mais cette foi change de forme et d'objet, selon les courants d'idees qui transforment la societe. A la peinture religieuse de Lesueur avait succede, en France, la peinture philosophique du Poussin. La decadence des moeurs avait ensuite pousse l'art dans les affeteries et les nudites du boudoir. Cependant, au sein de l'ancienne societe ou toutes les croyances declinaient, s'eleva tout a coup un de ces souffles de l'esprit qui agitent les ossements arides. La Revolution parut, et avec elle le peintre David. Ce qu'il faut chercher dans ses toiles magistrales, d'un style beaucoup trop academique, ce sont de grands exemples et de grandes lecons. Les _Horaces_, la _Mort de Socrate_, _Brutus_, _Leonidas aux Thermopyles_ sont autant de proclamations adressees au peuple francais; le pinceau n'en avait jamais signe de semblables. Chez David, le peintre n'est que la personnification du civisme; inspire par les evenements, il preche ici le devouement a la patrie, la le sacrifice de l'homme a une idee, ailleurs la haine de la tyrannie qui force un pere a ensanglanter ses mains dans la mort tragique de ses fils. David imprime a toutes ses oeuvres la figure de ses convictions politiques. Sous son _Belisaire demandant l'aumone_, qui n'a devine la sollicitude du revolutionaire pour ces vieux soldats de la patrie, dont les haillons contrastent amerement avec des services glorieux? Ainsi envisagees, les peintures de Louis David ne sont pas seulement des tableaux; ce sont des actes; l'artiste est plus qu'un homme, c'est le sentiment national decalque sur la toile. Le _Serment du Jeu de Paume_, cette grande page de la Revolution Francaise, allait a l'ame et au talent du peintre; la foudre qui tombe sur le chateau royal nous montre dans l'eloignement le tonnerre du 10 aout; ou les Constituants n'avaient vu qu'une resistance a la cour, David avait apercu la chute de la royaute. Au milieu de ces oeuvres d'art et de litterature, l'_Almanach du bonhomme Gerard_, par Collot-d'Herbois, marque l'origine des almanachs politiques. Danton venait d'etre nomme substitut-adjoint du procureur de la Commune. Cet homme, auquel la nature avait donne en partage des formes athletiques et des poumons d'airain, avait prevu que la Revolution ne s'accomplirait pas dans l'Assemblee des representants de la nation; qu'il fallait que le peuple s'agitat, et que la force siegeat surtout dans les faubourgs. Il se fit le tribun des masses, le Jupiter tonnant de la place publique. Son eloquence a coups de canon retentissait surtout dans le club des Cordeliers, ou elle donnait le signal de l'attaque. On n'agite pas pour agiter: sous ce tourbillon, il y avait une justice. Danton aimait sincerement les classes pauvres et malheureuses, il voulait les affranchir; son coeur etait bon, mais ses besoins etaient enormes. A tort ou a raison (nous reviendrons plus tard la-dessus), on l'accusait de marches et du transactions deshonorantes avec Philippe d'Orleans. Qu'y avait-il de vrai dans ces vagues rumeurs? Danton recevait-il d'une main et se vengeait-il de l'autre, en ecrasant les fourbes, les traitres et les ennemis du peuple? Drape dans son audace, il se couvrait contre toutes ces medisances ou toutes ces calomnies d'une confiance demesuree en lui-meme. Danton avait ete nomme substitut-adjoint du procureur de la Commune par 1 162 voix. Le jour de son installation, il adressa au maire et aux autres membres du conseil municipal un discours qui etait une profession de foi: "Je dois prendre place au milieu de vous, messieurs, puisque tel est le voeu des amis de la liberte et de la Constitution; je le dois d'autant plus que ce n'est pas dans le moment ou la patrie est menacee de toutes parts qu'il est permis de refuser un poste qui peut avoir ses dangers." L'orateur parle ensuite des calomnies dont il a ete assiege, de ce qu'il a fait pour la Revolution. "La nature, dit-il, m'a donne en partage les formes athletiques et la physionomie apre de la liberte. Exempt du malheur d'etre ne d'une de ces races privilegiees, suivant nos vieilles institutions, et par cela meme presque toujours abatardies, j'ai conserve, en creant seul mon existence civile, toute ma vigueur native, sans cependant cesser un seul instant, soit dans ma vie privee, soit dans la profession que j'avais embrassee, de prouver que je savais allier le sang-froid de la raison a la chaleur de l'ame et a la fermete du caractere... Si des les premiers jours de notre regeneration j'ai eprouve tous les bouillonnements du patriotisme, si j'ai consenti a paraitre exagere, pour n'etre jamais faible, si je me suis attire une premiere proscription pour avoir dit hautement ce qu'etaient ces hommes qui voulaient faire le proces a la Revolution, pour avoir defendu ceux qu'on nommait les energumenes de la liberte, c'est que je vis ce qu'on devait attendre des traitres qui protegeaient ouvertement les serpents de l'aristocratie... Voila quelle fut ma vie. Voici, messieurs, ce qu'elle sera desormais..." Danton promettait alors de concourir au maintien de la Constitution, _rien que la Constitution_. Son opinion sur la royaute etait a peu pres celle de Robespierre. "Apres avoir brise ses fers, continuait-il, la nation francaise a conserve la royaute sans la craindre et l'a epuree sans la hair. Que la royaute respecte un peuple dans lequel de longues oppressions n'ont point detruit le penchant a etre confiant, et souvent trop confiant; qu'elle livre elle-meme a la vengeance des lois tous les conspirateurs, sans exception, et tous ces valets de conspiration, qui se font donner par les rois des a-compte sur des contre-revolutions chimeriques, auxquelles ils veulent ensuite recruter, si je puis parler ainsi, des partisans a credit; que la royaute enfin se montre sincerement l'amie de la liberte sa souveraine: alors elle s'assurera une duree pareille a celle de la nation elle-meme, alors on verra que les citoyens qui ne sont accuses d'etre au _dela de la Constitution_ que par ceux memes qui sont evidemment en _deca_, on verra, dis-je, que ces citoyens, quelle que soit leur theorie arbitraire sur la liberte, ne cherchent point a rompre le pacte social; qu'ils ne voulaient, pour un mieux ideal, renverser un ordre de choses fonde sur l'egalite, la justice et la liberte. Oui, messieurs, je dois le repeter, quelles qu'aient ete mes opinions individuelles, lors de la revision de la Constitution, sur les choses et sur les hommes, maintenant qu'elle est juree, j'appellerai a grands cris la mort sur le premier qui leverait un bras sacrilege pour l'attaquer, fut-il mon frere, mon ami, fut-il mon propre fils. Tels sont mes sentiments." Les idees de Danton s'etaient-elles modifiees au contact de ses nouvelles fonctions? On serait tente de le croire. Cette riche nature abondait d'ailleurs en contrastes. Revolutionnaire par temperament, homme d'action, il lui fallait le bruit, le mouvement, le forum, et pourtant il aimait les champs, la nature. S'il faut en croire Fabre d'Eglantine, les gouts de Danton l'entrainaient a la campagne, aux bains, a la vie de fermier. Avec le remboursement d'une charge qui n'existait plus, il avait achete, a Fontenay-sous-Bois, une petite metairie qu'il surveillait lui-meme. Sa physionomie, feroce a la tribune, devenait, dans l'intimite, bonne, enjouee, quelquefois souriante. Ses discours, violents jusqu'a la fureur, ne donnent aucune idee de sa conversation, qui etait instructive et agreable. Il aimait veritablement le peuple qui l'avait tire, comme il disait, "de l'abjection du neant". Malheureusement il etait esclave de ses plaisirs et du ses passions. Avec ses amis, il tenait souvent des propos cyniques; mais chez lui il ne se montrait etranger a aucun des sentiments delicats. Ce tribun, dont les coleres faisaient palir le front des rois, avait pres de sa femme des attendrissements de lion amoureux. Mais est-ce bien le moment de nous occuper des hommes et de leur vie privee? L'eclair brille, le sol tremble: la Revolution vient d'emboucher la trompette guerriere. III La guerre.--Resistance de Robespierre a l'elan general.--L'avis de Danton--Brissot se declare ouvertement pour l'attaque.--Lutte entre lui et Robespierre.--Le sentiment martial l'emporte.--Les Marseillais marchent sur Arles.--Le bonnet rouge.--Les piques.--Ministere girondin. Des bruits de guerre grondaient depuis quelque temps d'un bout de la France a l'autre. Des le mois de mars 1791, Marseille demandait a marcher vers le Rhin. L'elan patriotique etait irresistible. D'ou venait a la nation francaise ce souffle belliqueux? De la provocation constante des puissances etrangeres. Un mur de fer entourait la France, mur mouvant qui se rapprochait chaque jour de nos frontieres. Tous les rois de l'Europe se sentaient menaces par la Revolution, dans la personne de Louis XVI, et cette Revolution, ils avaient jure de la vaincre. C'etait la lutte entre le vieux droit divin et la souverainete du peuple. La gravite de la situation n'echappait point au bon sens des masses. On se demandait seulement si la France devait attendre d'etre attaquee, ou s'il ne valait pas mieux prevenir l'agression. Le 29 novembre 1791, l'Assemblee legislative avait somme Louis XVI d'adresser aux cours etrangeres une declaration dont les termes etaient en meme temps fermes et moderes: "Dites-leur que partout ou l'on souffre des preparatifs contre la France, la France ne peut voir que des ennemis; que nous garderons religieusement le serment de ne faire aucune conquete; que nous leur offrons le bon voisinage, l'amitie inviolable d'un peuple libre et puissant; que nous respectons leurs lois, leurs usages, leurs constitutions, mais que nous voulons que la notre soit respectee. Dites-leur enfin que si des princes d'Allemagne continuent de favoriser des preparatifs diriges contre les Francais, les Francais porteront chez eux, non pas le fer et la flamme, mais la Liberte! C'est a eux de calculer quelles peuvent etre les suites de ce reveil des nations." Le roi fit, en apparence, ce qu'on lui demandait; mais les cours etrangeres affectaient de ne point le croire libre. N'etait-ce point pour lui d'ailleurs qu'elles travaillaient en marchant contre la Revolution? Aussi, quand Louis XVI les invita noblement a retirer leurs troupes des frontieres, lui opposerent-elles "la legitimite de la ligue des souverains, reunis pour la surete et l'honneur des couronnes". Divisees par d'anciennes rancunes, la Prusse et l'Autriche se rapprochaient dans la haine des idees nouvelles. C'etait donc bien une coalition qui se formait contre la France! Comment dejouer les sinistres projets de toutes ces tetes couronnees? Quel moyen de conjurer le danger? Comment dissiper ce point noir qui grossissait de jour en jour a l'horizon? Les esprits en etaient a ce degre de fermentation, quand Brissot se declara ouvertement pour la guerre. Apres avoir enumere les dangers que courrait le pays, devoile le plan des puissances etrangeres, leur systeme d'etouffement, leur projet bien arrete d'imposer a la France les institutions anglaises par la force des armes; "He bien! si les choses en viennent la, concluait-il, il faut attaquer vous-memes." Un homme resistait a l'entrainement general, et cet homme etait Robespierre. Dans une memorable seance du club des Jacobins, il repondit au discours de Brissot. Apres avoir constate lui-meme que l'elan de la nation etait tourne vers la guerre, il se demanda s'il ne fallait point deliberer murement avant de prendre une resolution decisive. Le salut de l'Etat et la destinee de la Constitution dependaient du parti auquel on allait s'arreter. N'etait-ce point a la precipitation et a l'enthousiasme du moment qu'etaient dues plusieurs des fautes commises depuis l'ouverture des Etats generaux? Le role de ceux qui veulent servir leur patrie est de semer dans un temps pour recueillir dans un autre, et d'attendre de l'experience le triomphe de la verite. Si la guerre est necessaire, on la fera; mais si la paix peut etre maintenue, pourquoi se jeter dans une aventure qui, sous pretexte de defendre la liberte, est de nature a l'aneantir? Il faudrait tout citer pour donner une idee de l'eloquence nouvelle de Robespierre: "Je decourage la nation, dites-vous: je l'eclaire... et n'eusse-je fait autre chose que de devoiler tant de pieges, que de refuter tant de fausses idees et de mauvais principes, que d'arreter les elans d'un enthousiasme dangereux, j'aurais avance l'esprit public et servi la patrie.--Vous avez dit encore que j'avais outrage les Francais en doutant de leur courage et de leur amour pour la liberte. Non, ce n'est point du courage des Francais dont je me defie, c'est la perfidie de leurs ennemis que je crains... Vous avez ete etonnes, avez-vous dit, d'entendre un defenseur du peuple calomnier et avilir le peuple. Certes, je ne m'attendais pas a un pareil reproche. D'abord apprenez que je ne suis pas le defenseur du peuple; jamais je n'ai pretendu a ce titre fastueux. Je suis du peuple, je n'ai jamais ete que cela, je ne veux etre que cela; je meprise quiconque a la pretention d'etre quelque chose de plus. S'il faut tout dire, j'avouerai que je n'ai jamais compris pourquoi l'on donnait des noms pompeux a la fidelite constante de ceux qui n'ont point trahi sa cause. Serait-ce un moyen de menager une excuse a ceux qui l'abandonnent, en presentant la conduite contraire comme un effort d'heroisme et de vertu? Non, ce n'est rien de tout cela; ce n'est que le resultat naturel de tout homme qui n'est pas degrade. L'amour de la justice, de l'humanite, de la liberte, est une passion comme une autre. Quand elle est dominante, on lui sacrifie tout; quand on a ouvert son ame a des passions d'une autre espece, comme la soif de l'or et des honneurs, on leur immole tout, et la gloire, et la justice, et l'humanite, et le peuple, et la patrie. Voila le secret du coeur humain, voila toute la difference qui existe entre le crime et la probite, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur pays.--Que dois-je repondre au reproche d'avoir avili et calomnie le peuple? Non, on n'avilit point ce qu'on aime, on ne se calomnie pas soi-meme. J'ai avili le peuple! Il est vrai que je ne sais point le flatter pour le perdre et que j'ignore l'art de le conduire au precipice par des routes semees de fleurs; en revanche, c'est moi qui sus deplaire a tous ceux qui ne sont pas du peuple, en defendant presque seul les droits des citoyens les plus pauvres et les plus malheureux contre la majorite des legislateurs. C'est moi qui opposai constamment la declaration des droits a toutes ces distinctions calculees sur la quotite des impositions qui laissaient une distance entre des citoyens et des citoyens. C'est moi qui defendis, non seulement les droits du peuple, mais son caractere et ses vertus; qui soutins, contre l'orgueil et les prejuges, que les vices ennemis de l'humanite et de l'ordre social allaient toujours decroissant avec les besoins factices de l'egoisme, depuis le trone jusqu'a la chaumiere; c'est moi qui consentis a paraitre exagere, opiniatre, orgueilleux meme, pour etre juste." [Illustration: Dumouriez] Danton, qu'on represente toujours comme ayant pousse a la guerre, faisait aussi ses reserves: "Ce n'est point contre l'energie que je viens parler, dit-il en faisant allusion au discours de Brissot. Mais, messieurs, quand devons-nous avoir la guerre? N'est-ce pas apres avoir bien juge notre situation, apres avoir tout pese? n'est-ce pas, surtout, apres avoir bien scrute les intentions du pouvoir executif qui vient vous proposer des mesures belliqueuses?... Quand j'ai dit que je m'opposais a la guerre, j'ai voulu dire que l'Assemblee nationale, avant de s'engager dans cette demarche, doit faire connaitre au roi qu'il doit deployer tout le pouvoir que la nation lui a confie contre ces memes individus dont il a disculpe les projets et qu'il a dit n'avoir ete entraines hors du royaume que par les divisions d'opinion..." Ainsi, ceux qu'on appellera plus tard les Montagnards, se defiaient alors de la guerre, parce qu'ils croyaient que le roi et ses ministres la desiraient, que la cour et les emigres la voyaient d'un oeil favorable, qu'ils tenaient a vaincre les ennemis du dedans avant d'attaquer les ennemis du dehors. A la suite des defaites de nos armees, ils voyaient l'invasion et le cesarisme. Le parti de la guerre se composait d'elements tres divers. Il y avait d'abord la faction des anciens nobles qui, des le commencement de la Revolution, poussaient aux mesures externes et ne voyaient plus de salut pour eux que dans une conflagration generale. Venait ensuite le groupe des royalistes moderes, qui croyaient encore a la possibilite de faire retrograder le mouvement, et qui voulaient donner a la France la constitution anglaise, "dans l'esperance, disait joyeusement Danton, de nous donner bientot celle de Constantinople". Il leur fallait pour l'execution d'un tel dessein l'appui de l'etranger. Quant aux Girondins, on les accusait de vouloir la guerre afin de se glisser dans le ministere a la faveur du desarroi de la cour. Le peuple n'entrait evidemment dans aucune de ces combinaisons; mais il est volontiers, pour les mesures energiques. Il se regardait d'ailleurs comme le depositaire des vrais principes, et la verite doit etre defendue au prix du sang par ceux qui ont l'honneur de la posseder. Le 30 decembre 1791, second discours de Brissot, en faveur de la guerre; le 2 janvier 1792, nouvelle refutation de Robespierre. La lutte se poursuivait, s'envenimait. Ce qui enlevait beaucoup d'autorite a la parole de Brissot, c'etait le caractere de Brissot lui-meme.--Mele dans toutes sortes d'intrigues, il avait laisse de son honneur aux broussailles d'une vie nomade et besogneuse. Maximilien, au contraire, revenait a Paris, d'un voyage a Arras, sa ville natale, avec une reputation d'integrite a l'abri de tout soupcon. Opiniatre et convaincu, on le savait pret a sceller de son sang tout ce qu'il ecrivait. Les motifs de guerre tires de la situation exterieure le touchaient moins que les principes. Il ne voyait pas sans effroi la direction des forces militaires du pays remises entre les mains du pouvoir executif. Et a quel chef confier la defense nationale? Les anciens generaux etaient tous compromis. D'un autre cote, l'agression, venant de la part de la France, ne mettrait-elle point du cote des cours etrangeres les apparences du droit et de la justice? Ou Robespierre se montra vraiment homme d'Etat, c'est quand il combattit certaines illusions. Quelques braves patriotes se figuraient que les nations allaient accourir au-devant des armees francaises, adopter nos lois et notre Constitution, embrasser nos soldats. "Le gouvernement le plus vicieux, repondait-il avec beaucoup de raison, trouve un puissant appui dans les prejuges, dans les habitudes et dans l'education des peuples." Il eut beau dire: sa voix ne fut point ecoutee, le vent etait a la guerre. Dans sa lutte contre les partisans des hostilites immediates, Robespierre s'etait fermement tenu sur le terrain des principes, evitant toute allusion personnelle et blessante. Mais voici que des revelations foudroyantes tombent sur la tete de Brissot. Cet homme d'Etat, tel est le titre que le groupe de la Gironde affectait de lui donner, s'essayait depuis quelque temps a une certaine austerite de moeurs; mais c'etait une vertu tardive et accommodee aux circonstances. Les personnes qui l'avaient connu refusaient de croire a la sincerite de ce changement. Dans une lettre signee du baron de Grimm on lit: "Vous me dites que Brissot de Warville est un bon republicain; oui, mais il fut l'espion de Lenoir, a 150 francs par mois. _Je le defie de le nier_, et j'ajoute qu'il fut chasse de la police, parce que Lafayette, qui des lors commencait a intriguer, l'avait corrompu et pris a son service." Ce qui ajoutait a la vraisemblance de cette accusation, c'est que Brissot avait tantot attaque, tantot defendu la police, qu'il regardait dans un temps comme une _institution admirable_. Camille Desmoulins decocha contre _l'homme d'Etat_ de la Gironde un de ces pamphlets qui penetrent dans le vif. "En vous entendant, l'autre jour, a la tribune des Jacobins, ecrivit Camille, vous proclamer un Aristide et vous appliquer le vers d'Horace: Integer vitae, scelerisque porus, je me contentai de rire tout bas, avec mes voisins, de votre patriotisme sans tache et de l'immacule Brissot. Je dedaignai de relever le gant que vous jetiez si temerairement au milieu de la societe; car, loin de chercher a _calomnier le patriotisme_, je suis plutot las de medire de qui il appartient. Mais puisque, non content de vous preconiser a votre aise et sans contradicteur a la tribune des Jacobins, vous me diffamez dans votre journal, je vais remettre chacun de nous deux a sa place. Honnete Brissot, je ne veux pas me servir contre vous de temoins que vous pourriez recuser comme notes d'aristocratie. Ainsi je ne produirai point l'envoye extraordinaire de Russie, M. le baron de Grimm, dont le temoignagne a pourtant quelque gravite, a cause du caractere dont il est revetu... Je ne vous citerai point non plus Morande, avec qui votre proces criminel reste toujours pendant et indecis, et qui va disant partout assez plaisamment a qui veut l'entendre: "Je conviens que je ne suis pas un honnete homme; mais ce qui m'indigne, c'est de voir Brissot se donner pour un saint..." "Je ne produirai pas meme ici le temoignage de Duport-Dutertre, que je trouvai l'autre jour furieusement en colere contre vous, dans un moment ou ma profession m'appelait chez lui. Il ne vous traitait pas plus respectueusement que ne fait Morande, et me disait "que vous et C.... etiez deux _coquins_ (c'est le mot dont j'atteste qu'il s'est servi); que s'il n'etait pas ministre, il revelerait des choses..." Il n'acheva pas; mais il me laissa entendre que ces choses n'etaient pas d'un saint, ni surtout d'un Jacobin. Dites que M. Duport est un anti-Jacobin, recusez son temoigagne, j'y consens. Cependant, J.-P. Brissot, pour pretendre asservir tout le monde a vos opinions, pour decrier le civisme le plus pur dans la personne de Robespierre, comme vous faites, vous et votre cabale, depuis six semaines; pour vous flatter de perdre ses amis dans l'opinion publique, de depit de n'avoir pu seulement l'y ebranler; pour vous eriger en dominateur des Jacobins et de leurs comites, vous m'avouerez que ce n'est pas un titre suffisant que l'honneur d'etre traite d'_espion_, de _fripon_ et de _coquin_ par des ambassadeurs et par le ministre de la justice, et qu'il n'y a pas la de quoi etre si fier de voir votre nom devenu proverbe." On avait, en effet, invente un mot: _brissoter_ voulait dire intriguer. Je laisse de cote ces accusations si graves et je m'adresse aux ecrits de l'homme. Un auteur se revele par ses oeuvres comme l'arbre par ses fruits. Qu'est-ce que Brissot ecrivain? Un trafiquant d'idees, qui passe d'un camp a l'autre, selon les interets de son commerce litteraire. Il avait bassement flatte le _sublime_ Necker, _le Sully du siecle_, quand ce ministre etait en place; il le poursuivit d'un vil acharnement quand le Genevois se retira des affaires. Cette versatilite fit tour a tour de Brissot l'ennemi et l'ami de la Revolution, le flagorneur et le critique impitoyable des ministres, l'apologiste et le detracteur de la police, le partisan et l'adversaire de la royaute. Quoique Brissot eut soin de se couvrir maintenant d'une vertu affectee, la philosophie qu'il avait professee dans ses ouvrages temoignait du plus abject egoisme; je cite au hasard: "Deux besoins essentiels resultent de la constitution de l'animal, la nutrition et l'evacuation...--Les hommes peuvent-ils se nourrir de leurs semblables? Un seul mot resout cette question, et ce mot est dicte par la nature meme: les etres ont droit de se nourrir de toute matiere propre a satisfaire leurs besoins. Si le mouton a droit d'avaler des milliers d'insectes qui peuplent les herbes des prairies, si le loup peut devorer le mouton, si l'homme a la faculte de se nourrir d'autres animaux, pourquoi le mouton, le loup et l'homme n'auraient-ils pas egalement le droit de faire servir leurs semblables a leurs appetits?" On ne s'attendait guere a trouver, dans le chef des Girondins, un defenseur de l'anthropophagie; mais revenons a la theorie du _besoin d'evacuation_: "C'est dans l'animal une fois developpe que nait ce besoin terrible: l'amour, besoin de l'homme, comme le sommeil et la faim, que la nature lui ordonne imperieusement de satisfaire. Le taureau vieux et use, qui ne sent plus l'aiguillon de l'amour, combat-il encore pour des genisses qu'il ne saurait satisfaire? Non. La nature a dit a ses animaux comme a l'homme sauvage: Ta propriete finit avec tes besoins; mais l'homme social n'ecoute point la nature, il etend sa propriete au dela de ses besoins, il se cantonne, il s'isole, et il a l'audace d'appeler cette propriete sacree.--Homme de la nature, suis son voeu, ecoute ton besoin: c'est ton maitre, ton seul guide. Sens-tu s'allumer dans tes veines un feu secret a l'aspect d'un objet charmant? Eprouves-tu ces heureux symptomes qui t'annoncent que tu es homme? La nature a parle, cet objet est a toi, jouis: tes caresses sont innocentes, tes baisers sont purs. L'amour est le seul titre de la jouissance, comme la faim l'est de la propriete." Que penser d'un homme qui ramene tous les droits aux besoins? L'amour n'est pour lui qu'une fonction bestiale, une...--Ma plume se refuse a transcrire le mot. Ces extraits et quelques autres, cites par les feuilles du temps, donnerent lieu a une polemique tres-vive. Andre Chenier s'en mela: "Le sieur Brissot, ecrivit-il, a dit que l'on fait de ses ecrits des _dissections ministerielles_. Cela veut-il dire qu'elles sont infideles et fausses? Voila ce qu'il faudrait prouver. Au nom de Dieu, monsieur Brissot, avez-vous ou n'avez-vous pas ecrit les infamies qu'on vous attribue? Oui ou non! Si vous ne les avez pas ecrites, alors vous avez raison de vous plaindre, et ceux qui vous attaquent sont en effet des calomniateurs. Si vous les avez ecrites, alors vous _mentez_ effrontement, quand vous assurez que de tout temps vous ecriviez contre les despotes avec la meme energie qu'a present, et vous seul etes un calomniateur. De grace, monsieur Brissot, un mot de reponse a ce dilemme, et ne faites plus bouillonner notre sang; cessez de nous importuner de votre eloge auquel personne ne repond que par le silence du mepris et de l'indignation, et epargnez-vous ce plat pathos qui vous rend aussi ridicule que vous vous etes deja rendu odieux." Brissot s'emporta; il ne repondit pas. L'ecrivain incrimine ne nia ni l'exactitude des citations ni les arguments qu'on en pouvait tirer contre lui; il contesta seulement les dates. "Il ne peut avoir eu pour but en cela, repondait un redacteur anonyme du _Journal de Paris_, que de faire mettre au nombre des peches et des ignorances de la jeunesse un ouvrage extravagant et immoral. Mais pour cela l'epoque n'est pas assez reculee; car M. Brissot, etant aujourd'hui age de quarante-six a quarante-huit ans, en avait trente-quatre ou trente-six en 1778 ou en 1780, et a cet age on n'est plus un enfant." Accable sous ses propres ecrits, Brissot se retrancha derriere les services qu'il avait rendus a la Revolution; Camille Desmoulins le poursuivit sur le terrain d'une discussion que l'_homme d'Etat_ de la Gironde cherchait, comme on voit, a deplacer. Il lui reprocha ses liaisons avec Lafayette.--"Apres la Saint-Barthelmy du Champs-de-Mars, repliqua Brissot, je voyais Lafayette une fois tous les mois, _c'etait pour soutenir en lui quelque souffle de liberte._ Il m'a trompe; depuis, je ne l'ai point revu. Il m'est etranger, il me le sera toujours." "--Si tu voyais, reprenait Camillle, que la liberte etait expirante dans son coeur, pourquoi donc nous disais-tu que sa demission etait une _vraie calamite_? Traitre, pourquoi trompais-tu la nation? pourquoi remettais-tu sa destinee entre des mains si incertaines? Je n'ai besoin que de tes ecrits pour te confondre." Les Girondins, de leur cote, ne cessaient d'attaquer Robespierre, de lui reprocher son langage, dans lequel revenaient sans cesse les mots de vertu, de principes, de probite. Ils l'accusaient d'etre defiant, envieux, malade d'orgueil. Ainsi la grande question de la paix ou de la guerre degenerait, de part et d'autre, en questions personnelles. Il y eut pourtant, au club des Jacobins, une sorte de reconciliation entre Robespierre et Brissot. Le vieux Dussaulx, le traducteur de Juvenal, le Nestor de la democratie, fit l'eloge de l'un et l'autre adversaires, de ces "deux genereux citoyens", et exprima le desir de les voir terminer leur querelle par un embrassement. Ils se donnerent aussitot l'accolade fraternelle au grand attendrissement de l'assemblee. Cet oubli des injures etait-il bien sincere? Suffisait-il du baiser de paix pour effacer de pareils dissentiments? "Je viens, dit alors Robespierre, de remplir un devoir de fraternite et de satisfaire mon coeur; il me reste encore une dette plus sacree a acquitter envers la patrie. Le sentiment profond qui m'attache a elle suppose necessairement l'amour de mes concitoyens et de ceux avec lesquels j'ai des affections plus etroites; mais toute affection individuelle doit ceder a l'interet de la liberte et de l'humanite; je pourrai facilement le concilier ici avec les egards que j'ai promis a tous ceux qui ont bien servi la patrie et qui continueront a la bien servir. J'ai embrasse M. Brissot avec ce sentiment, et je continuerai de combattre son opinion dans les points qui me paraissent contraires a mes principes, en indiquant ceux ou je suis d'accord avec lui. Que notre union repose sur la base sacree du patriotisme et de la vertu; combattons-nous, comme des hommes libres, avec franchise, avec energie meme, s'il le faut, mais avec egards, avec amitie." Les deux adversaires reprirent en effet leur position, l'un comme partisan, l'autre comme ennemi declare de la guerre offensive. Ce n'etait point la lutte avec l'Europe armee que redoutait Robespierre, c'etaient les consequences de ce conflit, et les dangers qu'allait courir la Revolution. Il n'avait ni les grands mouvements oratoires de Danton, ni le langage image de Vergniaud, ni l'ardeur meridionale d'Isnard; mais il etait l'homme du sang-froid et de la raison. Dans cette discussion, il se montra superieur a lui-meme. "Le talent de Robespierre, ecrivait alors Camille Desmoulins, s'est eleve a une hauteur desesperante pour les ennemis de la liberte; il a ete sublime, il a arrache des larmes." Barere, a son lit de mort, laissait lomber ces melancoliques paroles: "Robespierre avait le temperament des grands hommes d'Etat, et la posterite lui accordera ce titre. Il fut grand, quand tout seul, a l'Assemblee constituante, il eut le courage de defendre la souverainete du peuple; il fut grand, quand plus tard, a l'assemblee des Jacobins, seul contre tous, il balanca le decret de declaration de guerre a l'Allemagne." Un tel langage ne saurait etre suspect de partialite dans la bouche de celui qui avait trahi Robespierre au 9 thermidor. Vains efforts! La prediction de Danton allait s'accomplir: "Nous aurons la guerre; oui, les clairons de la guerre sonneront; oui, l'ange exterminateur fera tomber ces satellites du despotisme." Plusieurs amis de Robespierre lui reprochaient meme de froisser cet instinct martial qui est au fond du caractere francais, de risquer sa popularite dans une lutte inutile, de se separer, de s'isoler... "On n'est pas seul, leur repondait-il fierement, quand on est avec le droit et la raison." Cependant le Midi etait en feu. Dans quelques localites ou ils se sentaient les plus forts, les pretres et les nobles exercerent des persecutions odieuses contre les vrais citoyens. Le 5 mars 1792 parut a la tribune du club des Jacobins Barbaroux, de Marseille, celui qu'on comparait alors pour la beaute a la statue d'Antinoues. Il venait annoncer la marche des Marseillais sur Arles, l'un des repaires de la reaction, et demandait qu'on aidat ses braves concitoyens a refouler l'audace de l'aristocratie. D'un autre cote, le groupe de la Gironde ne negligeait rien de ce qui peut exciter l'enthousiasme des masses. Ainsi que tous les hommes dont les convictions ne sont pas tres-solides, ils comptaient beaucoup sur les signes et les formes exterieures pour se gagner le coeur du peuple. Fils d'une epoque de reaction (1814), nous avons partage dans notre enfance les prejuges de l'epoque contre le bonnet rouge; unis nous etions alors bien loin de nous douter que cette coiffure, devenue le symbole des exces et des fureurs de la plus vile populace, fut une invention des brillants Girondins, ces _hommes de gout_. "Ce sont les pretres, ecrivait Brissot dans son journal, ce sont les pretres et les despotes qui ont introduit le triste uniforme des chapeaux, ainsi que la ridicule et servile ceremonie d'un salut qui degrade l'homme, en lui faisant courber, devant son semblable, un front nu et soumis. Remarquez, pour l'air de la tete, la difference entre le bonnet et le chapeau. Celui-ci, triste, morne, monotone, est l'embleme du deuil et de la morosite magistrale; l'autre egaie, degage la physionomie, la rend plus ouverte, plus assuree, couvre la tete sans la cacher, en rehausse avec grace la dignite naturelle, et est susceptible de toutes sortes d'embellissements." Cette diatribe contre les chapeaux ne manquait pas d'un fond de verite; mais ce qu'on proposait de leur substituer valait-il mieux? A Paris, une mode nouvelle fait bien vite son chemin; le bonnet rouge courut sur toutes les tetes. Robespierre resista cette fois a l'entrainement populaire; il trouvait dans l'inalterabilite de sa conscience des armes pour combattre les exagerations, les fausses mesures, les innovations pueriles ou frivoles. Ses plus grands ennemis lui rendent cette justice, qu'il n'adopta jamais les livrees excentriques dont les faux patriotes se plaisaient a couvrir un zele ridicule et dangereux. On ne le vit jamais laisser croitre ses ongles, negliger ses cheveux, ni porter des vetements hideux, par maniere de patriotisme. Il avait meme horreur de ce qu'on appelait alors le debraille revolutionnaire. Maximilien croyait qu'on pouvait aimer le peuple et porter du linge blanc. Il temoigna pour le bonnet rouge une sympathie mediocre: "Je respecte, s'ecria-t-il aux Jacobins, tout ce qui est l'image de la liberte; mais nous ayons un signe qui nous rappelle sans cesse le serment de vivre libres ou de mourir, et ce signe le voici. (Il montre sa cocarde.) En deposant le bonnet rouge, les citoyens, qui l'avaient pris par un patriotisme louable, ne perdront rien. Les amis de la liberte continueront a se reconnaitre sans peine au meme langage, au signe de la raison et de la vertu, tandis que tous les autres emblemes peuvent etre adoptes par les aristocrates et les traitres. Il faut, dit-on, employer de nouveaux moyens pour exciter le peuple. Le peuple n'a pas besoin d'etre excite; il faut seulement qu'il soit bien defendu. C'est le degrader que de croire qu'il est sensible a des marques exterieures. Elles ne pourraient que le detourner de l'attention qu'il donne aux principes de liberte et aux actes des mandataires auxquels il a confie sa destinee... Ils voudraient, vos ennemis, vous faire oublier votre dignite, pour vous montrer comme des hommes frivoles et livres a un esprit de faction." Ces raisons prevalurent, et le bonnet rouge disparut alors du club des Jacobins. Le parti de la Gironde ne cessait neanmoins de frapper l'esprit de la multitude par des coups de theatre. "Des piques! des piques! des piques!" s'ecrient les acteurs de la liberte; on forge aussitot plusieurs milliers de piques pour en armer des citoyens passifs. Dans leur preoccupation du costume, les Girondins glorifient le titre de _sans-culotte_ qu'ils opposent fierement a celui d'aristocrate. Et voila ces grands politiques, dont quelques historiens ont tant exalte les vues larges et fecondes! Ils voulaient, dit-on, l'alliance de la bourgeoisie avec la multitude: soit; mais celle alliance n'etait pas une fusion des interets; mais l'accord qu'ils revaient d'etablir entre la classe moyenne et le peuple etait un lien superficiel qui devait se briser apres la victoire. Les Girondins avaient pris l'initiative de la guerre, et cette guerre etant sur le point d'eclater, le roi ne pouvait plus refuser leur concours ni resister au voeu de la nation. C'etait une nouvelle couche sociale qui arrivait au pouvoir. Quand Roland vint pour la premiere fois a la cour, il s'y presenta en chapeau rond avec des cordons aux souliers. A la vue de cette figure de quaker et de ce neglige bourgeois, le maitre des ceremonies ne pouvait en croire ses yeux. Ca, un ministre! Il fallut pourtant lui livrer passage. Se tournant alors vers Dumouriez: "Eh! monsieur, point de boucles a ses souliers!--Ah! monsieur, tout est perdu," repondit Dumouriez avec le plus grand sang-froid. Tout etait effectivement perdu pour l'ancien regime. La Revolution entrait en gros souliers dans les conseils du roi. [Illustration: Madame Roland.] IV Influence des femmes sur la Revolution Francaise.--Mme Roland et Theroigne.--La question religieuse aux Jacobins.--Massacre dans le midi de la France.--Entrevue de Robespierre et de Marat.--Declaration de guerre. La nymphe, l'Egerie des nouveaux legislateurs, etait Mme Roland. Jeune encore, belle d'une beaute a elle, mariee a Roland, un honnete bourgeois, elle avait au coeur une passion qui domina, reduisit toutes les autres,--elle aimait la Republique. Quand le roi fut arrete a Varennes, elle devina tout de suite qu'il fallait suspendre Louis XVI, abolir en France la royaute. Cette Republique, cette idole, Mme Roland la voyait un peu a travers le prisme du sentiment. Elle la voulait pure d'exces, drapee a l'antique, groupant autour de son char les plaisirs et les beaux-arts. Elle avait ete l'amie de quelques defenseurs du peuple a la Constituante; mais peu a peu ses preferences s'etaient tournees du cote des Girondins, qui repondaient mieux a son ideal de gouvernement. Comme eux, elle cherchait le beau en politique; dans des temps de trouble, au milieu des circonstances exceptionnelles qu'on traversait, il eut fallu surtout y chercher le vrai... Mais ou trouver le courage de lui reprocher ses illusions, quand on pense au sort qui l'attendait?... Theroigne etait de retour a Paris. Que d'anecdotes, que d'aventures ne tenait-elle point en reserve! Curieux de connaitre cette femme, sur laquelle on lui racontait les choses les plus romanesques, l'empereur d'Autriche s'avisa de la faire venir dans son cabinet; quand il l'eut vue et entendue, il lui donna sa liberte, mais avec ordre de sortir d'Autriche. Theroigne parut a la tribune des Jacobins; elle s'etendit sur les peripeties de son voyage, sa captivite, les actes de tyrannie que l'empereur avait exerces contre elle, et annonca l'intention d'ecrire ses Memoires. Manuel dit: "Vous venez d'entendre une des premieres amazones de la liberte; je demande que, presidente de son sexe, assise aujourd'hui a cote de notre president, elle jouisse des honneurs de la seance." Theroigne demeurait alors rue de Tournon; les principaux Cordeliers, Danton, Camille Desmoulins, Fabre d'Eglantine, M.-J. Chenier, frequentaient son salon converti en un veritable club. Elle y declamait des scenes de _Brutus_ ou de toute autre tragedie ou l'auteur invectivait les _tyrans_; la flamme de l'enthousiasme qui s'allumait dans ses yeux, sa beaute piquante, ses poses males et fieres donnaient aux vers recites par elle une puissance d'enivrement irresistible; ce n'etait pas une actrice, c'etait la Liberte personnifiee. On raconte qu'un etranger, un Russe de grande famille, masque sous le pseudonyme d'Otcher, fut conduit par Romme chez Mlle de Mericourt. Il y revint une fois, deux fois, il y revint toujours; son bonheur etait de la voir, de l'entendre, d'effeuiller en silence et a l'ecart les fleurs melancoliques d'un sentiment qu'elle ignorait.--Cette intrigue s'arreta tout court: un ordre de rappel enleva le jeune Otcher au danger qu'il courait; sa famille trembla longtemps sur les suites qu'auraient pu avoir de telles relations avec une femme seduisante et qui joua un si grand role dans les scenes revolutionnaires. Cet Otcher n'etait autre que le comte de Strogonoff, qui devint, par la suite, l'ami intime d'Alexandre et son ministre de l'interieur. La renommee de Theroigne lui attira des critiques et des sarcasmes. Les ecrivains royalistes la dechirerent dans leurs pamphlets. Ils lirent d'indecentes plaisanteries sur le mariage de Theroigne avec Populus; il existait un depute de ce nom, age de cinquante-sept ans. Une caricature du temps represente Theroigne dans un boudoir, aupres d'une toilette sur laquelle trainent un pot de rouge vegetal, un poignard, quelques boucles de cheveux epars, une paire de pistolets, l'_Almanahc du Pere Gerard_, une toque, la _Declaration des droits de l'homme_, un bonnet de laine rouge, un peigne a chignon, une fiole de vinaigre de la composition du sieur Mailhe, un fichu fort chiffonne, la _Chronique de Paris_ et le _Courrier de Gorsas_. Dans le fond se decouvre un lit de sangle decore d'une paillasse; a cote de la paillasse, une pique enorme, pres de laquelle s'etale un superbe habit d'amazone en velours d'Utrecht; les murs sont ornes de tableaux agreables, tels que la _Prise de la Bastille_, la _Mort de Foulon et Berthier_, la _Journee du 6 octobre 1789_, les meurtres commis a Nimes, Montauban, la Glaciere, et autres jolis massacres constitutionnels. Mlle Theroigne est dans le neglige le plus galant: elle a des pantoufles de maroquin rouge, des bas de laine noire, un jupon de damas bleu, un pierrot de bazin blanc, un fichu tricolore et un bonnet de gaze couleur de feu, surmonte d'un pompon vert.--Toutes ces fadaises, entremelees de calomnies atroces, faisaient bouillonner le sang de la jolie Theroigne; elle en etait, du reste, bien vengee par l'influence qu'elle exercait; aux clubs, sa presence inspirait les orateurs, et les plus severes cherchaient quelques-unes de leurs idees dans ses yeux noirs. On se tromperait si l'on croyait qu'il y eut alors une rupture declaree entre les Girondins et les Jacobins. Les uns et les autres continuaient de se voir, de se serrer la main; ils assistaient aux memes reunions publiques; mais de graves dissentiments, des froissements d'amour-propre, des questions personnelles tendaient de plus en plus a les separer en deux groupes. La division eclata sur le terrain des croyances religieuses. L'empereur Leopold venait de mourir presque subitement; Robespierre crut voir dans cet evenement le doigt de la Providence. "Craignons, disait-il, craignons de lasser la bonte celeste qui s'est obstinee jusqu'ici a nous sauver malgre nous." Ce langage de la _superstition_ indigne le sceptique Guadet qui se leve, et reclame contre une idee "a laquelle il ne voit, dit-il, aucun sens". Robespierre reprend la parole au milieu du bruit: "Je ne viens point combattre un legislateur distingue (interruption), mais je viens prouver a M. Guadet qu'il m'a mal compris. Je viens combattre pour des principes communs a M. Guadet et a moi; car je soutiens que tous les patriotes ont mes principes.... Quand j'aurai termine ma courte reponse, je suis sur que M. Guadet se rendra lui-meme a mon opinion; j'en atteste _son patriotisme et sa gloire_, choses vaines et sans fondement, si elles ne s'appuyaient sur les _verites immuables_ que je viens de proposer. L'objection qu'il m'a faite tient trop a mon honneur, a mes sentiments et aux principes reconnus par tous les peuples du monde et par les Assemblees de tous les peuples et de tous les temps, pour que je ne croie pas mon honneur engage a les soutenir de toutes mes forces.... La superstition, il est vrai, est un des appuis du despotisme; mais ce n'est pas induire les citoyens dans la superstition que de prononcer le nom de la Divinite. J'abhorre autant que personne toutes ces sectes impies qui se sont repandues dans l'univers pour favoriser l'ambition, le fanatisme et toutes les passions, en se servant du pouvoir sacre de l'Eternel qui a cree la nature et l'humanite; mais je suis bien loin de le confondre avec les imbeciles dont le despotisme s'est arme. Je soutiens, moi, ces eternels principes sur lesquels s'etaie la faiblesse humaine pour s'elancer a la vertu. Ce n'est point un vain langage dans ma bouche, pas plus que dans celle de tous les hommes illustres, qui n'en avaient pas moins de morale pour croire a l'existence de Dieu. (A l'ordre du jour! Brouhaha.) "Non, messieurs! vous n'etoufferez pas ma voix: il n'y a pas d'ordre du jour qui puisse etouffer cette verite... Je ne crois pas qu'il puisse jamais deplaire a aucun membre de l'Assemblee nationale d'entendre ces principes, et ceux qui ont defendu la liberte a l'Assemblee constituante ne doivent pas trouver d'opposition au sein des amis de la Constitution. Loin de moi d'entamer ici aucune discussion religieuse qui pourrait jeter la division parmi ceux qui aiment le bien public, mais je dois justifier tout ce qui est attache sous ce rapport a l'adresse presentee a la Societe. Oui, invoquer la Providence et admettre l'idee de l'Etre eternel qui influe essentiellement sur les destins des nations, qui me parait, a moi, veiller d'une maniere toute particuliere sur la Revolution Francaise, n'est point une idee trop hasardee, mais un sentiment de mon coeur, un sentiment necessaire a moi, qui, livre dans l'Assemblee constituante a toutes les passions et a toutes les viles intrigues, et environne de si nombreux ennemis, me suis toujours soutenu. _Seul avec mon ame_, comment aurais-je pu suffire a des luttes qui sont au-dessus de la force humaine, si je n'avais point _eleve mon ame a Dieu_? Sans trop approfondir cette idee encourageante, ce sentiment divin _m'a bien dedommage_ de tous les avantages offerts a ceux qui voulaient trahir le peuple. Qu'y a-t-il dans cette adresse? Une reflexion noble et touchante, adoptee par ceux qui ont ecrit avec l'inspiration de ce sentiment sublime. Je nomme Providence ce que d'autres aimeront peut-etre mieux appeler hasard; mais ce mot Providence convient mieux a mes sentiments... Oui, j'en demande pardon a tous ceux qui sont plus eclaires que moi, quand j'ai vu tant d'ennemis avancer contre le peuple, tant d'hommes perfides employes pour renverser l'ouvrage du peuple, quand j'ai vu que le peuple lui-meme ne pouvait agir, et qu'il etait oblige de s'abandonner a des traitres, alors, plus que jamais, j'ai cru a la Providence... Je conclus, et je dis que c'etait pour l'etablissement de la morale de la politique que j'avais ecrit l'adresse que j'ai lue a la Societe. Je demande qu'elle decide si les principes que j'annonce sont les siens." Ce qui manque aujourd'hui a un tel discours, c'est l'orateur, la paleur concentree de son visage, les accents de sa voix la plus aigre, et l'agitation de l'auditoire. Maximilien se montra bravement, dans cette circonstance, ce qu'il fut toute sa vie, un deiste convaincu, le disciple de Jean-Jacques Rousseau, un chretien a la maniere du _Vicaire Savoyard_. Quoi qu'il en soit, la question religieuse etait posee, et c'est ce sol brulant qui devait devorer plus tard les Girondins; apres les Girondins, les Hebertistes; apres les Hebertistes, les Dantonistes; apres les Dantonistes, Robespierre lui-meme... Effroyable engendrement de supplices! Les ennemis de Robespierre voulurent profiter de cette profession de foi pour detruire son influence. Ils comptaient sur l'incredulite qui commencait a se repandre dans les classes populaires. La lutte avec Guadet avait eu lieu le 26 mars 1792, aux Jacobins: le 2 avril, nouvelle attaque en regle. De sourdes rumeurs designaient Maximilien comme un hypocrite, qui ne s'etait oppose a la guerre que par des vues d'ambition personnelle. On ne prononcait point encore le mot de dictature; personne n'y croyait; mais on jalousait deja sa popularite. --Si quelqu'un a des reproches a me faire, dit-il hardiment, je l'attends ici: c'est ici qu'il doit m'accuser et non dans des societes particulieres. Y a-t-il quelqu'un qui se leve? --Oui, moi! s'ecria Real. --Parlez, repondit Robespierre. Une partie de l'assemblee applaudit Real; l'autre, appuyee par les tribunes publiques, le couvre de murmures. "Je vous accuse, monsieur Robespierre, non de ministerialisme (une voix: C'est bien heureux!), mais d'opiniatrete, mais d'acharnement a avoir tente tous les moyens possibles pour faire changer dans la question de la guerre l'opinion que la Societe s'etait formee. Je vous accuse d'avoir exerce ici, peut-etre sans le savoir, et surement sans le vouloir, un despotisme qui pese sur tous les hommes libres qui composent la societe." Les attaques se succederent. "Je denonce a M. Robespierre, s'ecrie Guadet, un homme qui, par amour pour la liberte de sa patrie, devrait peut-etre s'imposer a lui-meme la peine de l'ostracisme, car c'est servir le peuple que de se derober a son idolatrie. Je lui denonce un autre homme qui, ferme au poste ou sa patrie l'aura place, ne parlera jamais de lui, et y mourra plutot que de l'abandonner. Ces deux hommes, c'est lui, c'est moi." Alors Robespierre: "Quant a l'ostracisme auquel M. Guadet m'invite a me soumettre, il y aurait un exces de vanite a moi de me l'imposer, car c'est la punition des grands hommes, et il n'appartient qu'a M. Brissot de les classer.--On me reproche d'assieger sans cesse cette tribune; mais que la liberte soit assuree, que le regne de l'egalite soit affermi, que tous les intrigants disparaissent, alors vous me verrez empresse a fuir cette tribune et meme cette Societe. Alors, en effet, le plus cher de mes voeux serait rempli: heureux de la felicite de mes concitoyens, je passerais des jours paisibles dans le sein d'une douce et sainte intimite... Ah! ce sont les ambitieux et les tyrans qu'il faudrait bannir. Pour moi, ou voulez-vous que je me retire? Quel est le peuple chez lequel je trouverai la liberte etablie, et quel despote voudra me donner asile? Ah! on peut abandonner sa patrie heureuse et triomphante; mais menacee, mais dechiree, mais opprimee, on ne la fuit pas, on la sauve, ou l'on meurt pour elle.--Le ciel qui me donna une ame passionnee pour la liberte et qui me fit naitre sous la domination des tyrans; le ciel qui prolongea mon existence jusqu'au regne des factions et des crimes, m'appelle peut-etre a tracer de mon sang la route qui doit conduire mon pays au bonheur... J'accepte avec transport cette douce et glorieuse destinee. Exigez-vous de moi un autre sacrifice? Oui, il en est un que vous pouvez demander encore, je l'offre a ma patrie: c'est celui de ma reputation. Je vous la livre; reunissez-vous tous pour la dechirer; unissez, multipliez vos libelles periodiques. Je ne voulais de reputation que pour le bien de mon pays. Si, pour la conserver, il faut trahir, par un coupable silence, la cause de la verite et du peuple, je vous l'abandonne; je l'abandonne a tous les esprits faibles et versatiles que l'imposture peut egarer, a tous les mechants qui la repandent. J'aurai l'orgueil encore de preferer a leurs frivoles applaudissements le suffrage de ma conscience et l'estime de tous les hommes eclaires et vertueux. J'attendrai le secours tardif du temps, qui doit venger l'humanite trahie et les peuples opprimes... Voila mon apologie: c'est vous dire assez, sans doute, que je n'en avais pas besoin." On ne s'est point assez demande comment Robespierre finit par s'imposer aux evenements. D'autres etaient plus eloquents que lui; ecrivain et philosophe, il n'atteignait pas a la hauteur de Condorcet; mais il avait un plan, une ligne de conduite, une doctrine. Nul ne devient vraiment homme d'Etat qu'a cette condition. Patient, tenace, il marchait droit vers son but, sans jamais detourner la tete. Ces caracteres-la sont rares, et quand ils se trouvent, rien ne leur resiste: pour les arreter, il faut un evenement qui depasse les forces des previsions humaines. Pendant que les Jacobins et les Girondins se disputaient entre eux, il venait chaque jour, du Midi, des nouvelles alarmantes. Avignon nageait dans le sang. Un infortune, un Francais qui avait arrache des murs de la ville les decrets pontificaux, avait ete assassine sur le marchepied de l'autel. Des represailles avaient eu lieu, a la Glaciere; au meurtre, on avait repondu par le meurtre. La porte sanglante des massacres de septembre etait ouverte. Encore un decret d'accusation contre Marat!--Depuis assez longtemps, la voix de l'Ami du peuple manquait aux evenements. Nous l'avons laisse, apres les massacres du Champ-de-Mars, se debattre contre une persecution furieuse. Marat est le premier en France qui ait eleve le journal a l'etat de puissance; ce chiffon de papier a sucre, mal imprime, ecrit a la hate, distribue au hasard dans les rues, faisait evenement; cela remuait plus de curiosite qu'une proclamation de la cour; la plume de cet ecrivain atrabilaire exercait plus d'autorite que le sceptre d'or aux mains languissantes de Louis XVI. Cette feuille, composee dans les caves, avait le prestige d'un malefice. Quoique influent, Marat etait toujours proscrit, miserable, enseveli. Les porteurs de sa feuille engageaient chaque jour, sur la voie publique, des luttes a coups de poing avec les agents de l'autorite; les royalistes montraient, sur la place de Greve, le reverbere auquel on devait pendre Marat. Une descente d'alguazils ayant eu lieu dans la cave du couvent des Cordeliers, Marat s'etait echappe par une issue secrete et s'etait dirige, de nuit, sur Versailles. Il errait, sans trouver d'asile auquel il osat confier sa tete; il errait dans les rues tenebreuses, lorsque, vaincu par la marche et par le froid, il se laissa tomber, de decouragement, contre une borne. Dans ce moment, un pretre passa a cote de lui dans l'ombre; il avait pour vetement une simple soutane de drap noir, de gros souliers a cordons de cuir et des guetres; il venait de porter le viatique a un mourant. C'etait le cure Bassal. Il avait eu beaucoup a souffrir de l'intolerance de l'ancien clerge, a cause de ses opinions avancees. Ce cure, qui avait ete membre de l'Assemblee nationale, reconnut Marat et le recueillit dans son modeste presbytere, une petite maison recouverte en tuiles, au milieu d'une rue deserte, avec une treille qui laissait tomber au vent d'automne les dernieres feuilles. Marat, apres avoir dormi sous le toit hospitalier d'un ministre de l'Eglise assermentee, prit le chemin de la Normandie. Son intention etait de gagner les bords de l'Ocean; il esperait trouver sur la cote une barque ou un vaisseau qui le jetterait en Angleterre. Son voyage fut une suite d'alertes et de perils. Il logea secretement dans la ville de Caen, rue du Rempart, chez une femme qui le coucha pour l'amour de Dieu et de la Revolution. Le lendemain, il se rendit a Courcelles, ou il rencontra la mer, et fit prix avec un batelier pour la traversee. Il etait six heures; les brumes du soir descendaient sur l'etendue immense; Marat, a cette vue, songea peut-etre a cet autre Ocean, Paris, qu'il allait quitter et sur lequel il soufflait les tempetes. Deja il avait un pied dans la barque, quand, se retournant vers la terre, la poitrine pleine de sanglots: "Non, s'ecria-t-il, o Revolution! je ne l'abandonnerai pas." Et il revint. Le reste de son voyage ne fut qu'une suite de tribulations dont il prit assez gaiement son parti, et qu'il raconta lui-meme en ces termes. "Ne sachant a qui m'adresser a Amiens, pour avoir un asile, je gagnai la prairie pres des bords de la Somme; je m'assis derriere une haie vive sur un monceau de pierres, et la, comme Marius sur les ruines de Carthage, je me mis a rever tristement. Un berger etait a quelques pas; j'allai vers lui pour m'informer des sentiers de detour qui pouvaient me jeter sur la route de Paris. Je lui demandai ensuite de m'indiquer un guide. Il me designa un ancien grenadier aux gardes-francaises dont il me lit l'eloge. Je l'envoyai chercher. Arrive un grand homme sec et decharne, ayant a peine trente ans et en montrant plus de quarante, tant la misere l'avait vieilli! Il me conduit dans sa chaumiere. Je lui propose de me servir de guide pendant la nuit pour gagner Beauvais par des sentiers detournes. En attendant le coucher du soleil, je me mis a ecrire un numero de ma feuille; puis j'endossai un habit rustique, et me voila en route. Nous allions a travers champs. Chemin faisant, j'eus le malheur de me blesser au pied. Il fallait trouver une voiture ou rester en place. Je me trainai jusqu'au village le moins eloigne, et montai dans une charrette dont le mauvais cheval, deja fatigue des travaux de la journee, fut bientot sur les dents. Il fallut prendre la poste jusqu'a Beauvais, d'ou un cabriolet me ramena dans Paris." Quand Marat revit la grande ville, ce centre des ebranlements revolutionnaires, il faisait nuit profonde; il traversa avec un de ses amis la place de Greve. Le poteau du reverbere auquel on devait pendre l'Ami du peuple detachait au clair de lune sa sombre et fantastique silhouette; Marat voulut passer dessous par bravade. "La grandeur de la cause que je defends, dit-il a son compagnon, eleve mon coeur au-dessus de la crainte des supplices." Vers cette meme epoque, Marat et Robespierre eurent une entrevue chez un ami commun. Ces deux hommes defendaient a peu pres les memes doctrines sans se connaitre; mais ils les soutenaient par des armes bien differentes. L'un etait la logique meme, le sang-froid, la puissance de la volonte; l'autre etait la fureur revolutionnaire. L'Ami du people avait toujours parle du depute d'Arras avec estime.--"M. de Robespierre, le seul depute qui paraisse instruit des grands principes, et peut-etre le seul patriote qui siege dans le senat..." Ils s'aborderent avec une politesse affectee. Robespierre ne dissimula rien. Apres avoir donne de justes eloges aux motifs qui faisaient agir Marat, il finit par lui reprocher les exces de sa feuille, exces qui pouvaient obscurcir, aux yeux de certaines gens, les services rendus par lui a la Revolution. --Il vous echappe, ca et la, dit-il en insistant, des _paroles en l'air_, qui viennent, j'aime a le croire, d'une intention droite, mais qui n'en compromettent pas moins notre cause. Je vous engage a calmer ces coleres immoderees, qui fournissent des pretextes a nos ennemis pour calomnier votre coeur. --Apprenez, reprend Marat en se redressant avec fierte, que l'influence de ma feuille tient a ces exces memes, a l'audace avec laquelle je foule aux pieds tout respect humain, a l'effusion de mon ame, aux elans de mon coeur, a mes reclamations violentes contre l'oppression, a mes sorties impetueuses, a mes douloureux accents, a mes cris d'indignation, de fureur et de desespoir... Ces cris d'alarmes, ces coups de tocsin que vous prenez pour des paroles en l'air sont les expressions naives de mes sentiments, les sons naturels que rend mon coeur agite. --Mais, reprit Robespierre, vous avouerez qu'en servant la cause du peuple vous avez reclame quelquefois, au nom de la liberte, des mesures contraires a la liberte. --Que venez-vous parler de liberte? Cinq cents espions me cherchent jour et nuit; s'ils me decouvrent et s'ils me tiennent, ils me jetteront dans un four ardent et je mourrai victime de la liberte que vous m'accusez de contrarier. Dieu desarmees, si jamais j'ai desire un instant pouvoir me saisir de ton glaive, ce n'etait que pour retablir, a l'egard des indigents, les saintes lois de la nature! Croyez-moi, nous venons tout simplement essayer aux hommes des destinees nouvelles. Ce que nous faisons, nous sommes fatalement pousses a le faire, et notre Revolution est une suite continuelle de miracles. Chaque age a son courant d'idees qu'on ne peut ni determiner ni tarir; quand les obstacles se rencontrent devant ces courants, il y a lutte, et les trones, et les societes, le passe, en un mot, se trouve emporte par une force insurmontable. C'est la toute l'histoire de notre Revolution. Il y a des moments, je le confesse, ou, au milieu des difficultes et des perils d'un etat de choses agite, je regrette moi-meme le regime ancien, mais il nous faut subir la necessite d'un renouvellement: nous ramenerions plutot la mer sur les bords laisses a sec que le temps sur les hommes et les institutions qu'il a quittes. Puisque les Constituants de 89 ont provoque et commence une Revolution, il faut la finir a tout prix; ils l'ont commencee au milieu des fetes et des embrassements de joie, nous l'acheverons dans le sang et dans les larmes; c'est la loi des revolutions. Nous serons probablement brises a l'oeuvre; mais qu'importe! nous travaillons, et nos fils recueilleront seuls le fruit de nos travaux et de nos sueurs; la generation actuelle doit disparaitre. On ne fait pas des hommes libres avec d'anciens maitres et de vieux esclaves. De meme que l'amant d'une prostituee ne saurait apprecier une honnete femme, de meme l'amant d'un regime oppresseur ne saurait aimer ni reconnaitre la nature d'un regime libre et raisonnable." [Illustration: Chaumette.] Robespierre ecoutait avec effroi; il palit et garda quelque temps le silence. --Vous etes donc, reprit-il enfin, pour les mesures de sang! Si vous pretendez frapper tous ceux qui ont inflige le joug et tous ceux qui l'ont subi, la moitie de la France y succombera. --Vous savez bien, repondit Marat, que notre Revolution est environnee d'obstacles et de resistances; dans un temps calme et quand le systeme regnant est bien assis, on ramene les dissidents par la moderation, par la patience, et on les rattache au maintien de la Constitution par les bienfaits qui en decoulent; mais au milieu des factions, des guerres civiles et des principes de ruines qui menacent de toutes parts notre liberte naissante, nous n'avons ni le temps ni le loisir d'en agir ainsi. Il faut ecraser tout ce qui resiste et repondre a la guerre par la guerre. Les revolutions commencent par la parole et finissent par le glaive. Je n'avais pas prevu moi-meme, en 89, que nous serions amenes forcement a couper des tetes; mais c'etait un tort et un aveuglement: vous verrez que nous serons obliges d'en venir la. Tout changement cree, parmi ceux dont il derange les anciens privileges, des haines irreconciliables. Une lutte s'engage, lutte a mort, ou le nouveau gouvernement doit necessairement frapper ou etre frappe. Vaincus ou disperses sur un point, nos ennemis se montrent aussitot sur un autre; pour s'en defaire, il faut les detruire. Vous savez ces choses aussi bien que moi, mais vous n'osez pas les avouer. Robespierre baissa la tete. --Aucune revolution, continua Marat, n'aura ete plus econome que la notre du sang des peuples. Nous ne faisons pas la guerre, nous la subissons. La sainte epidemie de la liberte gagne partout avec diligence; c'est elle qui nous delivrera bientot de tous nos ennemis en renversant les trones et en faisant disparaitre la servitude. "Voila qui vaut mieux que du canon. Nous ne sommes durs qu'envers les ennemis du dedans, parce que, avec eux, il n'y a ni traite ni amnistie a esperer. Il faut qu'ils tombent sous nos coups ou que nous tombions sous les leurs. Si nous les manquons, ils ne nous manqueront pas. Mais, encore une fois, cet etat de violence ne peut durer; c'est le passage d'un regime ancien a un regime nouveau. Nos principes feront bientot de tous les Francais les enfants d'une meme famille; alors se formera un spectacle nouveau, inconnu jusqu'a ce jour, et le plus beau qu'ait jamais eclaire le soleil. On me represente comme un esprit brouillon et agitateur. L'_Ami du peuple_, au contraire, n'est pas moins ennemi de la licence que passionne pour l'ordre, la paix et la justice. Mais, tant que la Revolution n'est pas faite, je regarde comme un devoir d'exciter le peuple et de le tenir en eveil contre les perfidies de ses anciens maitres. La monarchie essaie a chaque instant de renaitre sous des formes nouvelles et deguisees; je vois percer une autre aristocratie a travers le masque des Girondins. On m'accuse encore de flatter le bas peuple et de descendre jusqu'a ses caprices, afin de mieux le pousser a mes volontes: mensonge! Lisez ma feuille et vous verrez comme je traite, au contraire, cette portion aigrie et remuante du peuple qu'on nomme la populace; si je m'en suis quelquefois servi, c'est qu'on a besoin d'elle dans les revolutions pour exciter la masse a se soulever; on ne fait pas de pain sans levain. Du reste, ce n'est pas le gouvernement d'une classe de Francais que je desire fonder, c'est le gouvernement de tous. Au triomphe de notre liberte me semble attache celui des autres peuples de la terre, le bonheur du genre humain. "Ne vous etonnez plus maintenant si je m'emporte contre ceux qui contrarient ce noble dessein et retardent, par leurs complots, le regne de la justice. Il faut que ce regne vienne ou que je meure. De la ces paroles en l'air, ces transports et ces cris d'indignation que vous blamez, mais que m'arracheront toujours malgre moi la vue des miseres du genre humain et le sentiment de son oppression. Je ne suis pas de ces ames de glace qui regardent souffrir les autres sans s'emouvoir; un tel spectacle me jette dans des acces de courroux dont je ne suis plus maitre. Je m'ecrie alors: Vengez-vous, mes amis, vengez-vous! Tuez et brulez, et ne vous arretez pas que le genre humain tout entier ne soit hors des mains de ses bourreaux." Robespierre se retira terrifie. Cette entrevue eut des suites facheuses; Robespierre, aux Jacobins, repudia toute connivence avec Marat, dont il blama le zele dangereux et les extravagances. Marat desavoua, d'un autre cote, Robespierre pour son dictateur. "Je declare, ecrivit-il dans sa feuille, que Robespierre ne dispose pas de ma plume, quoiqu'elle ait souvent servi a lui rendre justice; une entrevue que je viens d'avoir avec lui me confirme dans mon opinion qu'il reunit aux lumieres d'un sage senateur l'integrite d'un veritable homme de bien, mais qu'il manque egalement et des vues et de l'audace d'un homme d'Etat." La voix du canon allait couvrir ces discussions personnelles. Il faut rendre justice a l'Assemblee legislative: jamais proposition de guerre ne fut discutee avec plus de talent et de conscience. La nation put savoir exactement a quoi s'en tenir sur les raisons qu'elle avait de prendre l'initiative de l'attaque. Le bouillant Isnard lui-meme n'entraina point une decision prematuree. Quand les deputes se declarerent prets a tirer le glaive et a en jeter le fourreau, tout le monde put juger la situation telle qu'elle etait. Ni surprise ni deguisement. Le 20 avril 1792, Louis XVI prononca solennellement devant l'Assemblee la declaration de guerre contre l'empereur d'Autriche. En entrant dans la salle des seances, il regardait a droite et a gauche avec cette sorte de curiosite vague qui caracterise les personnes a vue tres-basse. Sa physionomie n'exprimait point sa pensee. Il proclama la guerre du meme ton qu'il eut pris pour promulguer le decret le plus insignifiant du monde. Mme de Stael assistait a cette seance. "Lorsque Louis XVI et ses ministres furent sortis, raconte-t-elle, l'Assemblee vota la guerre par acclamation. Quelques membres ne prirent point part a la deliberation; mais les tribunes applaudirent avec transport; les deputes leverent leurs chapeaux en l'air, et ce jour, le premier de la lutte sanglante qui a dechire l'Europe pendant vingt-trois annees, ce jour ne fit pas naitre dans les esprits la moindre inquietude. Cependant, parmi les deputes qui ont vote cette guerre, un grand nombre a peri d'une mort violente, et ceux qui se rejouissaient le plus venaient a leur insu de signer leur arret de mort." La guerre etait peut-etre inevitable; a coup sur elle etait alors populaire; mais elle fit devier la Revolution, la poussant d'abord vers la Terreur et ensuite vers le despotisme. V La guerre debute mal.--Quelles etaient les causes de notre inferiorite passagere.--Lettres de la commune de Marseille aux citoyens de Valence.--L'ennemi est a l'interieur.--Decret contre les pretres refractaires.--Declin des croyances religieuses.--Le veto royal.--Lettre de Roland.--Chute du ministere girondin.--Changements que la necessite de vaincre amenent dans l'esprit public. La guerre commenca par des revers. Le ministre influent, l'homme de la situation, Dumouriez, comptait enlever aisement les Pays-Bas, mal soumis, mecontents, presque revoltes contre la maison d'Autriche. Des ordres furent donnes pour entraver ce plan de campagne; le 29 avril au matin, le general Theobald Dillon se porta de Lille sur Tournai. Les soldats se sauvent devant l'ennemi, en criant a la trahison, rentrent a Lille furieux, accusent leurs chefs d'avoir voulu les livrer a l'ennemi, et massacrent Dillon dans une grange. On apprit en meme temps qu'un autre general francais, Biron, venait d'essuyer un semblable echec devant les murs de Mons, et que ses troupes s'etaient debandees. Grand effroi a Paris. Ou etait la cause de nos deux premieres defaites? Tout le monde vit tres bien qu'il n'existait aucune confiance entre les soldats et les officiers. Les uns etaient le sang nouveau de la Revolution; les autres sortaient de l'ancien regime et avaient conserve des attaches avec la noblesse. Qu'attendre d'une guerre entreprise dans de telles conditions? D'un autre cote, le roi pouvait-il desirer le succes de nos armes, sachant que chacun de ces succes devait consolider le nouvel ordre de choses? Qui dirigeait alors les hostilites? La cour. Qui avait interet a ce que nos troupes fussent battues? La cour. Ou devait-elle trouver les moyens de relever les debris du trone? Dans les victoires de l'etranger. On agissait sans vigueur, sans ensemble, sans determination; les chefs de nos armees, Rochambeau, Luckner et le mou Lafayette, inspiraient aux Jacobins de justes defiances. Il fallait recourir a des mesures energiques; la France ne pouvait balancer les forces materielles de l'Europe qu'en faisant appel a l'enthousiasme, au patriotisme, au devoir des citoyens libres. Le jour du devouement supreme etait venu; mais d'ou partirait l'eclair?--La reine voyait nos revers avec une satisfaction secrete. La Legislative etait reduite, comme la Constituante, dans les derniers temps, a une impuissance fatale. Les clubs etaient desunis. Cette fois, comme dans toutes les situations desesperees, il fallait que le peuple intervint. Deja les provinces du Midi avaient donne le signal; plus anciennement fixees au sol, ces populations etaient aussi les plus avancees du royaume. Elles donnerent aux evenements le caractere d'impetuosite qui est dans leur nature. La commune de Marseille prit l'initiative; voici la copie d'une lettre conservee aux Archives et adressee aux citoyens de Valence: "Freres et amis, la liberte est en danger; elle serait aneantie si la nation entiere ne se levait pour la defendre. Les Marseillais ont jure de vivre libres; ils n'aiment, ils ne connaissent plus pour Francais et pour freres que ceux qui, ayant jure comme eux, se leveront comme eux pour vaincre ou mourir. Cinq cents d'entre eux, bien pourvus de patriotisme, de force, de courage, d'armes, bagages et munitions, partiront dimanche ou lundi pour la capitale. Alimentez ce feu, freres et amis, joignez vos armes et votre courage a celui des Phoceens; que l'aristocratie et le despotisme tremblent, il n'est plus temps d'ecouter leur langage; c'est la patrie qui parle seule, elle vous demande la liberte ou la mort. Nos citoyens passeront dans votre ville, ils vous offriront de partager avec vous l'honneur de la victoire; ils vous diront que Marseille vous aime, parce qu'elle est sure que vous suivrez son exemple; ils vous demandent en son nom l'asile et l'hospitalite." Avant de partir, les Marseillais avaient mis a la raison la ville d'Arles, qui etait infectee d'aristocratie. Ils y etaient entres le 28 mars, au nombre de cinq mille, par une breche faite a coups de canon; ils se seraient facilement decides a la demolir pour effacer, disaient-ils, la honte de l'avoir fondee. Excitee par l'elan general de la nation, l'Assemblee legislative declara la patrie en danger et, le 8 juin, vota la formation d'un camp de vingt mille hommes aux portes de la capitale. L'ennemi s'avancait sur nos frontieres; mais n'etait-il point aussi au coeur de la France? La question religieuse soulevait de plus en plus les populations; des troubles eclataient au Nord et au Midi, excites par les intrigues des pretres refractaires. Avant de tourner toutes ses forces contre l'etranger, ne fallait-il point pacifier le pays, se debarrasser des agitateurs, en les intimidant par la severite des lois? Des le 6 avril, l'Assemblee nationale vota un decret qui supprimait tout costume religieux, hors des eglises et de l'exercice des fonctions ecclesiastiques. Le 27 mai fut adopte d'urgence un autre decret en vertu duquel pouvait etre condamne a la deportation tout pretre qui avait refuse de preter serment, si cette mesure de rigueur etait demandee par vingt citoyens actifs (c'est-a-dire payant une contribution), approuvee par le district, prononcee par le departement. Le deporte devait recevoir trois livres par jour comme frais de route jusqu'a la frontiere. Le roi refusa de donner sa sanction a ce dernier decret: nouveau veto, nouvelle irritation dans les faubourgs. Le peuple etait las de cette resistance inerte qui paralysait toutes les determinations vigoureuses. L'acte de la Legislative a ete fort critique. Quoi! s'ecrie-t-on, livrer la liberte d'un citoyen a des denonciations qui reposaient le plus souvent sur ses opinions presumees? Il est bon de faire observer que cette deportation etait un simple exil et que le despotisme n'y regarde pas a deux fois avant de lancer un pareil decret. Si la gravite des circonstances ne justifie pas entierement des mesures aussi arbitraires, elle suffit du moins a les expliquer. Or la France revolutionnaire n'avait alors a choisir qu'entre le suicide ou l'expulsion de ses plus mortels ennemis. Un fait important a noter, c'est que l'esprit democratique, favorable en 89 aux idees religieuses, s'etait peu a peu detourne des eglises, quand on vit la conduite que tenait le clerge. Les pretres assermentes eux-memes reconnaissaient en 92 le besoin de certaines reformes dans les pompes du culte catholique, si l'on tenait a sauver le peu qui restait encore des anciennes croyances. "Que signifie, disait M. Tolin, membre de la Legislative, vicaire episcopal de Loir-et-Cher, cette mitre d'argent entre les mains d'un clerc assez beat pour la porter gravement et processionnellement devant l'eveque deja couvert d'une mitre d'or!... Que veut dire cette crosse si ridiculement promenee par un autre clerc fort et vigoureux?... Pourquoi ce lourd baton qu'il faut faire trainer devant soi?... En vertu de quel canon depouille-t-on le calice, ce vase precieux ou va reposer le sang de l'agneau, pour couvrir les genoux de l'eveque? Quelle indecence!... Pourquoi ces gants pendant la celebration des saints mysteres? Cette tete couverte, lors meme que le Saint-Sacrement est expose? Quels impudents privileges! Un trone, dont la magnificence rivalise avec celui du Tres-Haut, forme un second autel, ou chacun porte ses voeux de preference au premier, autour duquel des cierges, constamment allumes, semblent demander les memes hommages; tout cela surprend la foi des fideles, et lui donne le change!... Ce clerge nombreux, toujours bassement prosterne devant l'homme, le dos tourne au tabernacle, s'embarrasse autour de ce trone... s'agenouille pour baiser un diamant... c'est une sorte d'idolatrie, ou au moins une bassesse... Peut-on estimer des hommes qui, loin de savoir rougir de ces viles complaisances, ont eu la faiblesse de les rendre? Ils sont plus coupables que ceux qui les recoivent. Ceux-ci (les eveques) sont seduits par l'amour-propre... par l'espoir de captiver l'attention du peuple, de le contenir, de l'amuser, comme un enfant, de ces hochets." Mais l'attention publique se portait alors vers des sujets beaucoup plus graves: la defense nationale et les vrais moyens de l'organiser. Avant tout, il s'agissait d'etablir l'union entre les citoyens et les soldats. La garde du roi inspirait de justes defiances. Ce corps etait compose en grande partie de _coupe-jarrets_ et de _chevaliers d'industrie_. Ils avaient, disait-on, fait eclater leur joie apres l'echec de Mons et de Douai. Leurs illusions planaient au dela des frontieres: que l'etranger vienne jusqu'a Paris, et le retablissement des droits de la couronne etait assure. Le 29 mai, dans la seance du soir, l'Assemblee ordonna le licenciement immediat de ce corps et la remise des postes des Tuileries a la garde nationale. Une lettre de Roland, ecrite, dit-on, par sa femme et s'adressant plutot a la France qu'au roi, fut lue tout haut au conseil des ministres, puis envoyee aux quatre-vingt-trois departements. Que disait cette lettre? Elle prouvait nettement, en termes francs et durs, que tout le mal de la situation etait dans les defiances reciproques de Louis XVI et de l'Assemblee. Le roi profita-t-il des sages conseils que lui donnait son ministre? Il le destitua. Fidele a son systeme, il expedia vers le meme temps un agent secret, Mallet du Pan, aux rois coalises. [Note: On connait la declaration de l'entrevue de Piluitz: "L'empereur d'Allemagne et le roi de Prusse, sur les representations des freres de Louis XVI, s'engagent a employer les moyens necessaires pour le roi de France en vue d'affirmer les bases du gouvernement monarchique." (27 aout 1792.)] Les Girondins tomberent du pouvoir. Leur passage aux affaires ne fut marque ni par des victoires ni par de grandes mesures politiques. Et pourtant leur avenement ne fut point inutile. Pour la premiere fois, on avait vu la Revolution monter jusqu'aux marches du trone, des hommes nouveaux manier les renes du gouvernement, des parvenus faire la loi a un pays qui n'avait obei depuis des siecles qu'a une certaine classe dirigeante. Maintenant la nation ne pouvait-elle pas tout attendre de l'imprevu? La nouvelle de nos desastres, la lenteur des operations militaires jeterent un nouvel element de fermentation dans les masses, deja si profondement agitees. En France, la defaite est toujours coupable; on chercha partout des complots et des trahisons; les Girondins accuserent la cour, la cour accusa les Jacobins. Le besoin de se trouver mutuellement des torts ne fit qu'aigrir les ressentiments. Le peuple sentit tout de suite par ou la situation le blessait; en vain quelques Constitutionnels, a la tete desquels se placa Lafayette, essayerent-ils de refouler la Revolution et de pourvoir au salut du roi; il etait evident pour tous que ce roi etait un obstacle au libre deploiement de la force populaire. Le trone barrait l'elan de la France; il fallait ou le briser ou consentir a une soumission honteuse. Les Girondins avaient cru faire plier la royaute et la reduire a son veritable role dans un Etat libre; mais de tels hommes n'avaient point la main assez forte ni l'esprit assez convaincu pour reagir sur la cour, ce foyer perpetuel de contre-revolution. La Gironde fut repoussee du ministere; sa disgrace lui ramena la confiance du pays. Les moderes s'aveuglaient, d'un autre cote, sur les mesures a prendre pour constituer la defense; l'energie etait desormais a l'ordre du jour; un ciel si rempli d'electricite que l'etait alors le ciel de la Revolution ne pouvait se decharger que par plusieurs orages successifs. La guerre, repoussee au debut par les Jacobins, devait dicter desormais des conditions nouvelles; il fallait voiler les statues de la Liberte et de la Justice, pour decouvrir celle du Salut public. Le point de vue moral et politique de la Revolution Francaise changea tout a coup avec l'apparition de l'ennemi. La tempete battait les flancs du navire; dans cette situation extreme, on jeta provisoirement a la mer tout le bagage des idees constitutionnelles. Le besoin de se couvrir du patriotisme comme d'un bouclier entraina la France a des mesures de rigueur: la monarchie entravait la defense nationale! on lui signifia d'avoir a suivre le mouvement ou a disparaitre. VI Preludes de la journee du 20 juin.--Proposition de Danton au sujet de la reine.--Lettre de Lafayette a l'Assemblee.--Menaces d'un coup d'Etat.--Manifestation du peuple de Paris.--Il penetre dans l'Assemblee.--Envahissement des Tuilleries.--Conduite de Louis XVI.--A qui la victoire?--Fete du Champ-de-Mars. Louis XVI tenait toujours l'Assemblee nationale bloquee par ses vetos. Les faubourgs s'indignaient, trepignaient. Peuple, en marche! Quelques mots sur les incidents qui preparerent la journee du 20 juin. Les griefs qui s'elevaient deja contre le chateau, la demission du ministere girondin, la resistance du roi a un decret de l'Assemblee frappant des pretres rebelles, tout cela suffisait bien pour exciter les mefiances. Des soupcons, qui ont acquis depuis le caractere de la certitude, planaient sur les manoeuvres de la reine. Le _comite autricien_, forme autour d'elle et par elle, communiquait sans cesse avec l'ennemi. Danton avait perce a jour ces intrigues de femme. Des le 4 juin, il proposa deux mesures pour desarmer l'influence de la cour et dejouer ses sinistres projets. La premiere etait d'asseoir l'impot sur de nouvelles bases, d'exonerer le pauvre et de charger le riche; par ce moyen, l'Assemblee s'attacherait les sympathies de la classe la plus nombreuse. La seconde loi forcerait Louis XVI "a repudier sa femme et a la renvoyer a Vienne avec tous les egards et tous les menagements dus a son rang". Pendant que la situation exterieure etait alarmante, on faisait courir a l'interieur des bruits de coup d'Etat. Pour frapper un coup d'Etat, il faut une armee et un chef. Ce chef existait-il? Le 16 juin, du camp de Maubeu, Lafayette ecrivit a l'Assemblee legislative une lettre dure, insolente, contenante les reproches les plus amers. Le nom de Cromwell fut prononce et courut sur quelques bancs. Lafayette eut fait un pauvre Cromwell; telle n'etait d'ailleurs pas son ambition. Il eut plus volontiers joue le role d'un Monk honnete homme. Quoique deteste de la cour, son reve etait de relever les debris du trone constitutionnel et de l'asseoir sur l'union de la noblesse avec la classe moyenne. [Illustration: Les petitionnaires du 20 Juin.] Cette lettre maladroite souleva d'abord une tempete dans l'Assemblee; puis, apres un moment de reflexion, on decida qu'il n'y avait pas lieu a deliberer. C'etait repondre a la menace par le mepris. De quel droit, d'ailleurs, un general s'immiscait-il en maitre dans les affaires du pays? Les defiances populaires s'accrurent; on commentait surtout ce passage de la lettre: "Que le regne des clubs, aneantis par vous, fasse place au regne de la loi, leurs usurpations a l'exercice ferme et independant des autorites constituees, leurs maximes desorganisatrices aux vrais principes de la liberte, leur fureur delirante au courage calme et constant..." Etait-ce clair? On en voulait au droit de reunion; mais ce droit avait jete, en deux annees, de trop profondes racines dans les moeurs pour qu'on l'en arrachat sans rencontrer de resistance. On attribue a Danton une part considerable dans les evenements qui vont suivre; il faut pourtant avouer qu'a cet egard les preuves nous manquent. On a beau fouiller dans les journaux et les Memoires du temps, on n'y trouve aucune trace de son influence directe. S'il fut l'ame du mouvement, ce fut d'ailleurs le peuple seul qui marcha. Deux pretextes servirent a masquer les desseins des meneurs: une petition qu'on irait presenter a l'Assemblee; un arbre de la liberte qu'on planterait sur la terrasse des Feuillants, en memoire du serment du Jeu-de-Paume. Le 20 juin, un rassemblement d'environ vingt mille hommes, dans lequel les faubourgs Saint-Antoine, Saint-Marceau, Saint-Jacques avaient verse leurs habitants, se dirigea vers la salle du Manege. Le mouvement reconnut tout de suite ses meneurs: c'etaient le brasseur Santerre, Legendre, le terrible marquis de Saint-Huruge. Ce dernier avait dissipe sa fortune et sa reputation dans des aventures scandaleuses; prisonnier sous le regne de Louis XVI, il avait amasse dans son coeur un tresor de vengeance contre l'aristocratie et contre la cour. Sa formidable voix evoquait sans cesse le fantome de la Bastille, cette prison d'Etat ou il avait ete renferme. D'une force physique extraordinaire, il se fit le chef des _Enrages_ et des _Hurleurs_. La foule enflait de moment en moment. Le rendez-vous etait fixe sur la place de la Bastille. Les colonnes en desordre s'ebranlent; des inscriptions, parsemees ca et la dans la longueur du cortege, annoncent l'esprit et les desseins du rassemblement. Hommes, femmes, enfants, s'avancent, precedes de la Declaration des droits et de quelques canons. Ils suivent processionnellement la rue Saint-Honore, au milieu des acclamations et du tumulte. Cette multitude herissee de piques, de faux, de fourches, de croissants, de leviers, de batons garnis de couteaux, de scies, de massues dentelees, se meut comme une foret vivante. Les femmes melees au cortege marchent gravement le sabre au poing. Voila, il faut en convenir, de singuliers petitionnaires! Le peuple ayant epuise les voies de reclamations pacifiques, le peuple dedaigne et foudroye, le peuple avait fini par mettre un bout de fer sur sa signature. Il etait deux heures quand on arriva sur la place Vendome. Les terribles visiteurs s'etaient annonces par leurs cris, par leur marche sonore et par le cliquetis de leurs armes. De violents debats s'eleverent dans l'Assemblee Nationale entre la gauche, qui etait d'avis de les recevoir, et la droite qui voulait qu'on leur refusat l'entree de la salle. Cependant les portes commencaient a etre secouees: que faire? Allez donc desarmer vingt mille hommes! Les portes s'ouvrent; les petitionnaires se rangent dans la salle du Corps legislatif; l'orateur designe par la deposition s'avance et dit d'une voix energique: "Legislateurs, le peuple francais vient aujourd'hui vous presenter ses craintes et ses inquietudes. Nous ne sommes d'aucun parti; nous n'en voulons adopter d'autre que celui qui sera d'accord avec la Constitution. Le pouvoir executif n'est pas d'accord avec vous; nous n'en voulons d'autres preuves que le renvoi des ministres patriotes. C'est donc ainsi que le bonheur d'un peuple libre dependra du caprice d'un roi! Mais ce roi ne doit avoir d'autre volonte que celle de la loi. Le peuple veut qu'il en soit ainsi, et sa tete vaut bien celle des despotes couronnes. Cette tete est l'arbre genealogique de la nation, et devant ce chene robuste le faible roseau doit plier.... Nous nous plaignons, messieurs, de l'inaction de nos armees. Penetrez-en la cause, et si elle derive du pouvoir executif, qu'il soit aneanti!... Nous avons depose dans votre sein une grande douleur. Le peuple est la; il attend dans le silence une reponse digne de sa souverainete." L'Assemblee repondit, mais faiblement: elle avait peur. Le cortege defila solennellement, les armes hautes et les bannieres deployees; on lisait ca et la: Resistance a l'oppression! Avis a Louis XVI. Le peuple las de souffrir Veut la liberte tout entiere Ou la mort! A bas le veto! Aux Tuileries! aux Tuileries! On tourne la tete du rassemblement vers le chateau. Vergniaud lui-meme n'avait-il pas dit: "La terreur est souvent sortie de ce palais funeste; qu'elle y rentre au nom de la loi?..." Elle allait y rentrer cette fois au nom du peuple. Les piques, suivies ou precedees du canon, se presentent sur la place du Carrousel. Les abords de la demeure royale etaient gardes par des forces assez considerables et flanques d'artillerie; mais les armes ne tiennent pas longtemps, quand les coeurs sont atteints; tout ce simulacre de resistance s'evanouit piece a piece. Il y eut pourtant deux ou trois fausses alertes; la foule, resserree ca et la par quelque mouvement des troupes, s'enflait et allait eclabousser les murs des maisons voisines. Tous ces flots disperses revenaient bien vite dans le courant qui montait, montait toujours. La foule devora successivement les intervalles et les obstacles qui la separaient du chateau. Les grilles, les cours interieures etaient forcees: la multitude tenta tous les passages. Elle hesitait, toutefois, a violer la demeure royale. "C'est le domicile du roi, lui criait un municipal, vous n'y pouvez entrer en armes. Il veut bien recevoir votre petition, mais seulement par l'entremise de vingt deputes." Ces paroles firent quelque impression sur la foule; mais bientot elle pousse des cris de joie a la vue d'un canon que des hommes determines montaient sur leurs epaules jusque dans la salle des gardes, au sommet du grand escalier. Une porte resiste encore: on la travaille a coups de hache. Au meme instant, une voix crie: "Ouvrez!" Louis XVI avait d'abord compte sur la troupe et sur ses fideles gentilshommes pour garantir l'inviolabilite de la demeure royale; mais, averti de moment en moment par des clameurs et des soubresauts furieux, il avait fini par se presenter lui-meme au-devant de l'orage. Silence et respect: le flot populaire recula. Toule cette multitude avait bon coeur; elle voulait avertir la royaute, lui montrer de quel cote etait la force; elle ne tenait point a avilir le roi. L'emeute poussant l'emeute, hommes, femmes, enfants, se repandirent bientot dans les appartements. Quel spectacle! Cette apparition de la misere armee sous le toit pompeux des souverains, au milieu des glaces, des marbres et des dorures, presentait un contraste qui serrait le coeur. Ces brigands, comme on les nommait a la cour, ces sans-culottes, comme ils s'appelaient eux-memes fierement, ces malheureux epuises par le travail ou exaltes par les privations et les souffrances.... Sire, voici votre peuple!--Cet homme faible, domine par une femme et par un parti d'incorrigibles, ce pauvre aveugle qui ne sait ou appuyer sa main.... Peuple, voila ton roi! Les tables des droits de l'homme furent placees en face de Louis XVI, qui occupait l'embrasure d'une fenetre; la loi devant le roi. Les flots de citoyens se portaient, l'un apres l'autre, au-devant de lui: "Sanctionnez les decrets, lui criait-on de toutes parts; chassez les pretres; choisissez entre Coblentz et Paris." Louis XVI tendait la main aux uns, agitait son chapeau pour satisfaire les autres; mais sa voix ne pouvait dominer le tumulte. De nouvelles clameurs ayant demande la sanction des decrets, il repondit fermement: "Ce n'est ni la forme ni le moment pour l'obtenir de moi." Le mot le plus dur de la journee fut dit par Legendre: s'adressant au roi, il l'appela "monsieur", lui reprocha d'avoir toujours trompe le peuple, d'etre un perfide, et profera des menaces inconvenantes. Louis XVI se contenta de repondre: "Je ferai ce que m'ordonnent de faire les lois et la Constitution." Cette foule etait orageuse, passionnee, mais non malveillante; elle voulait que le roi donnat un gage a la liberte. Un homme du peuple lui tendit un bonnet rouge au bout d'une pique; Louis XVI accepta le bonnet et s'en couvrit. La vue de ce signe demagogique sur la tete du roi produisit un effet immense: la foule sourit, elle etait desarmee. Apercevant alors une femme qui portait a son epee une cocarde tricolore, il demanda la cocarde et l'attacha au bonnet rouge. Cet acte de patriotisme enivra la foule qui se mit a crier: "Vive le roi! vive la nation!"--"Vive la nation!" repondit le roi en agitant son bonnet. Louis XVI, debout sur une banquette placee pres d'une fenetre, etouffait de chaleur et de soif; un sans-culotte lui tendit une bouteille, en lui disant: "Si vous aimez le peuple, buvez a sa sante." Le roi prit la bouteille sans hesiter et but a la nation. Des applaudissements eclalerent alors de toutes parts. Il y avait cinq heures que durait cette revue de l'opinion et de la misere parisienne; le roi etait fatigue; de grosses gouttes de sueur coulaient sous son bonnet rouge. L'Assemblee avait enfin appris ce qui se passait aux Tuileries; c'est alors qu'arriverent deux ou trois deputations de l'Assemblee nationale. Elles furent accueillies avec des marques de respect et de confiance; la foule s'ouvrit pour leur livrer passage. Isnard et Vergniaud parlerent successivement au peuple, et l'engagerent a se retirer; puis trouvant le roi entoure de toute cette multitude armee, furieuse de n'avoir rien obtenu, et dont toute la fougue bruyante venait se briser contre l'impassibilite d'un homme qui repetait sans cesse: "Je ne peux pas.... ma conscience me le defend.... --Sire, n'ayez pas peur, lui dirent-ils.--Moi, craindre! repondit le roi; non, je suis tranquille;" puis saisissant la main d'un garde national: "Tiens, grenadier, mets ta main sur mon coeur, et dis s'il bat plus vite qu'a l'ordinaire." Petion survint vers six heures du soir et balaya d'un signe les trainards.--Ainsi se termina cette journee que les journaux royalistes du temps ne manquerent pas de representer comme une journee de deuil et d'abomination. La violation du domicile royal leur parut un attentat; mais les revolutionnaires leur repondaient: "L'Europe entiere saura que Louis XVI n'a couru aucun danger, puisqu'il est encore plein de vie et de sante, qu'il n'a pas meme ete presse par ceux qui l'entouraient; elle saura qu'il n'a point ete avili ni contraint, puisqu'il n'a rien signe ni promis. Quoiqu'il ait ete pendant cinq heures a la discretion de vingt mille hommes, venus expres pour lui demander la sanction de deux decrets salutaires, le roi n'a subi aucune violence. Le peuple venait faire ses representations a son delegue; il est maintenant tranquille et satisfait." Qui sortait vainqueur de cette journee? Evidemment le roi. A la force, il avait oppose la patience, les droits que lui donnait la Constitution. On l'avait vu admirable de calme, de sang-froid, de courage. Il avait montre un certain esprit d'a-propos; mais la difficulte restait toujours pendante entre lui et la nation. Lorsque le chateau fut rentre dans le calme, la famille royale ne s'occupa qu'a compter les outrages et les plaies faites a son inviolabilite; elle visita les boiseries endommagees, les meubles detruits, les glaces brisees par le passage des barbares. Louis XVI mettait ses mains sur sa figure comme pour cacher l'humiliation que venait de subir la royaute. Un voile de rougeur couvrait le visage enflamme de la reine et un souffle de colere gonflait son nez legerement aquilin. Les familiers du chateau gardaient un silence abattu. On voyait sur le parquet les traces insolentes de gros souliers ferres. L'emeute avait laisse ca et la des vestiges de son passage, comme le torrent qui jette son ecume sur les bords. Le mouvement du 20 juin ne fut pas une insurrection, ainsi que l'ont dit avec une mauvaise foi evidente les royalistes: il n'y eut de porte a la monarchie qu'une offense morale, et encore cette offense etait-elle provoquee par les circonstances en face desquelles se trouvait alors le pays. Il fallait renverser les dernieres esperances de la monarchie et detruire ce mur d'inviolabilite derriere lequel se cachait la trahison. Le tort de cette journee fut d'etre l'ouvrage d'un parti; elle flatta l'amour-propre des Girondins dont le peuple demandait le retour au pouvoir. Aussi cette entreprise, quoique appuyee sur des griefs serieux, provoquee par l'indignation qu'excitait dans le pays la longue resistance du roi, fut-elle depourvue de resultat. Les petitionnaires n'obtinrent pas la sanction qu'ils demandaient, et le roi souffrit tout, mais n'accorda rien, ne promit rien. La royaute, deconsideree, poursuivie par les faubourgs jusque dans son palais des Tuileries, humiliee, non soumise, allait-elle se relever en se montrant a son peuple? Le sentiment, qui joue un si grand role dans les affaires humaines, n'etait-il pas en sa faveur? La haine qu'on portait a la reine ne cederait-elle point le terrain a la pitie pour la femme? Digne et touchante, n'avait-elle point oppose au flot populaire la meilleure des defenses, son fils, le jeune dauphin, qu'elle serrait dans ses bras? Une occasion se presenta de sonder a cet egard les dispositions de la multitude. Une fete se preparait au Champ-de-Mars pour celebrer l'anniversaire du 14 juillet, le jour de la prise de la Bastille. En tete du cortege militaire figurait le bataillon des Marseillais, arrive a Paris le 20 juin. On les reconnaissait a leur teint bruni, a leur mine vaillante. Avant la journee du 20 juin, ils avaient envoye a l'Assemblee une adresse violente "sur le reveil du peuple, ce lion genereux qui allait enfin sortir de son repos." Le jour de leur entree dans Paris, tout le faubourg Saint-Antoine, Santerre en tete, s'etait porte a leur rencontre. Le 14 juillet 1792, ils passerent devant l'estrade sur laquelle etait placee la famille royale en criant: "Vive Petion! Petion ou la mort!" Le maire de Paris venait d'etre destitue de ses fonctions. Ce cri de _vive Petion!_ etait donc un reproche adresse au pouvoir executif. A peine si quelques voix faisaient entendre, comme un adieu a la monarchie expirante, le cri de _vive le roi!_ L'expression du visage de la reine etait navrante. Ses yeux etaient abimes de pleurs; la splendeur de sa toilette contrastait avec le cortege dont elle etait entouree: une haie de gardes nationaux la separait a peine de la masse compacte des citoyens armes de piques. Le roi se rendit a pied du pavillon sous lequel etait la famille royale jusqu'a l'autel eleve a l'extremite du Champ-de-Mars. C'est la qu'il devait une fois de plus preter serment a la Constitution. Quelques gamins de Paris suivaient le roi en riant et en applaudissant. Sa tete poudree se detachait au milieu de la multitude a cheveux noirs ou blonds; son habit brode tranchait sur les vetements des hommes du peuple qui se pressaient autour de lui et dont quelques-uns etaient fort depenailles. Il redescendit les degres de l'autel de la Patrie, et, traversant de nouveau les rangs en desordre, il revint s'asseoir aupres de la reine et de ses enfants. "Depuis ce jour, dit melancoliquement Mme. de Stael, le peuple ne l'a plus revu que sur l'echafaud." VII Lenteur calculee des operations militaires.--Lafayette a la barre de l'Assemblee.--Manifeste de Brunswick.--Enrolements volontaires.--Arrivee des federes marseillais.--Role de Danton.--Angoisses et decouragement des chefs populaires.--Le 10 aout.--Une page du journal de Lucile.--Peripeties de la lutte.--Le roi se refugie dans l'Assemblee legislative.--Defaite et massacre des Suisses.--Theroigne et Sulcan.--Resolutions votees par les representants de la nation. Depuis l'ouverture de la guerre, les operations trainaient en longueur. L'elan national etait comprime par les craintes qu'inspiraient les sourdes manoeuvres des royalistes. Des hommes dont l'avenir fletrira la memoire appuyaient ouvertement a l'interieur les mouvements de l'etranger. Louis XVI, de son chateau, tendait la main aux armees etrangeres; la nation se trouvait de la sorte entre une conspiration et une guerre, entre l'ennemi de l'interieur et celui de l'exterieur. La cour paralysait tous nos moyens d'attaque ou de defense. Les cadres de nos armees etaient vides ou mal remplis, nos frontieres decouvertes, nos places fortes depourvues. Il semblait que Louis XVI eut dit a la France: "Je te defends de vaincre!" Le pays n'etait plus d'humeur a tolerer une pareille situation; les lenteurs calculees des generaux qui devaient marcher en avant furent attribuees a la trahison et a l'influence du chateau. La decheance du roi etait ouvertement reclamee par les departements, les feuilles publiques, les clubs et les sections: quelques citoyens engageaient charitablement Louis XVI a se demettre de la couronne et a rentrer dans la vie obscure pour laquelle il etait ne. "Ce n'est qu'en France, avait dit Robespierre, que l'on force les gens a etre rois malgre eux." Cette question de la decheance s'eleva bientot jusqu'a l'Assemblee nationale, ou elle fut soutenue par les Girondins. Vergniand et Brissot tournerent leurs batteries contre le chateau des Tuileries, ou siegeait la force de la coalition etrangere. Ils accuserent hautement Louis XVI de couvrir la ligue des rois contre la France. Les avis etaient d'ailleurs partages: les uns voulaient annuler la monarchie en la dominant, les autres voulaient la detruire; ceux-ci craignaient une defaite, et ceux-la tremblaient dans la prevision d'une victoire trop complete. Le dimanche 22 juillet, on tira le canon des le matin; des charges d'artillerie continuerent d'heure en heure pendant tout le jour. Les officiers municipaux a cheval, divises en deux bandes, sortirent a 10 heures de la maison commune, faisant porter au milieu d'eux par un garde national une grande banniere tricolore sur laquelle etait ecrit: _Citoyens, la patrie est en danger!_ Devant et derriere le cortege roulaient plusieurs canons. De nombreux detachements de garde nationale et quelques piques les accompagnaient. Une musique appropriee a ces tristes circonstances faisait entendre, de moment en moment, ses lugubres accords. Des amphitheatres etaient dresses sur les places publiques pour recevoir les enrolements volontaires. Une tente s'elevait, couverte de guirlandes et de feuilles de chene, chargee de couronnes civiques et flanquee de deux piques avec le bonnet de la liberte; le drapeau de la section, plante en avant, flottait au-dessus d'une table posee sur deux tambours; le magistrat du peuple, avec son echarpe, enregistrait les noms des volontaires qui se pressaient en foule autour de l'estrade; les balustrades, les deux escaliers, le devant de l'amphitheatre etaient defendus par deux canons, et toute la place inondee d'une jeunesse ardente qui venait offrir son sang a la patrie. Quelle difference entre le concours enthousiaste de cette multitude et les scenes affligeantes que presentaient sous l'ancienne monarchie les necessites du recrutement militaire! Il n'y avait ici d'autre racoleur que le devouement, et tout le monde voulait partir. Quelques vieux royalistes, temoins de cette ardeur heroique, disaient entre eux; "C'est bien; mais comment ces jeunes soldats feront-ils pour battre, maintenant qu'ils n'ont plus de nobles a leur tete pour les commander?" Or, c'etait le moment ou s'enrolaient comme volontaires les Hoche, les Championnet, les Marceau, les Kleber et tant d'autres qui ont fait la gloire de nos armees. Paris ne repondit pas seul au cri d'alarme. L'elan de la province fut admirable. Les quatre-vingt-trois departements tressaillirent. Les federes accouraient pour former le camp sous Paris. Tous etaient pleins d'ardeur; tous brulaient du desir de marcher vers la frontiere. Ainsi, du peuple, rien a craindre; il fera son devoir. Mais en est-il de meme de la part des generaux? Lafayette quitta son corps d'armee et vint, le 28, a la barre de l'Assemblee legislative, demander justice de la journee du 20 juin. Beaucoup parmi les deputes desapprouvaient hautement la violation du palais des Tuileries et les familiarites dont on avait use envers le roi. Aussi un decret parut le 2l juin, defendant a aucune reunion de citoyens armes de se presenter a la barre de l'Assemblee ni devant aucune autorite constituee. Lafayette voulait qu'on allat plus loin, qu'on poursuivit les coupables. L'attitude du general fut aussi provocante que son intervention dans les affaires de l'Etat etait insolite et dangereuse. Ce qu'il y avait de plus grave, c'est que cette demarche etait un symptome. Lafayette parlait au nom de ses compagnons d'armes, au nom de l'affection de ses soldats. Ou en etait-on si les hommes charges de fermer le passage a l'ennemi ne marchaient point d'accord avec la nation? L'Assemblee sembla pourtant donner raison a Lafayette par une majorite de 339 voix contre 231. Le pays avait perdu confiance dans ses representants; tous les pouvoirs publics se desorganisaient; le decouragement etait profond, quand, le 27 juillet, tomba sur Paris le foudroyant manifeste du duc de Brunswick. Une coalition formidable s'avancait, precedee de menaces et de bravades. O France, tu es perdue, si tu n'appelles a toi toute ton energie! Je vois tes ennemis qui t'environnent de toutes parts; je vois les aigles des armees du Nord fondre sur ta tete comme sur une proie certaine; je vois reluire les epees derriere les epees et l'alliance des tyrans reunis s'etendre jusque par dela le Caucase. [Illustration: Hebert.] Ecoute plutot ce que te dit le duc de Brunswick: "La ville de Paris et tous ses habitants sans distinction seront tenus de se soumettre sur-le-champ et sans delai au roi, de mettre ce prince en pleine et entiere liberte, et de lui assurer, ainsi qu'a toutes les personnes royales, l'inviolabilite et le respect auxquels le _droit de la nature et des gens_ oblige les sujets envers les souverains; Leurs Majestes Imperiale et Royale rendent personnellement responsables de tous les evenements, sur leurs tetes, pour etre militairement chaties, sans espoir de pardon, tous les membres de l'Assemblee nationale, du _district_, de la municipalite et de la garde nationale de Paris, les juges de paix et tous autres qu'il appartiendra; declarent, en outre, Leurs dites Majestes, sur leur foi et parole d'empereur et de roi, que si le chateau est force ou insulte, que s'il est fait la moindre violence, le moindre outrage a Leurs Majestes le roi, la reine et la famille royale, s'il n'est pas pourvu immediatement a leur surete, a leur conservation et a leur liberte, elles en tireront une _vengeance exemplaire et a jamais memorable, en livrant la ville de Paris a une execution militaire et a une subversion totale, et les revoltes, coupables d'attentats, aux supplices gu'ils auront merites."_ Le manifeste etait date de Coblentz, le quartier general des emigres. Plusieurs le crurent emane des Tuileries. Eh bien! ce coup de foudre reveilla la nation comme en sursaut. Ces menaces, bien loin de jeter la terreur dans les esprits, firent courir, d'un bout de la France a l'autre, un fremissement de rage. --Qui ose nous parler ainsi? Ne sommes-nous pas cinq a six millions d'hommes en etat de porter les armes; renvoyons la terreur a ceux qui veulent nous intimider. Tous debout! La Revolution etant devenue une question d'existence nationale, la France lia ses armes a la defense des principes. Une idee nouvelle soulevait le sein de la France, et c'est cette idee qui la rendait indomptable. Les soupcons augmenterent avec l'approche de l'ennemi; a chaque pas qu'on marquait en avant sur les frontieres pour les defendre, on retournait la tete derriere soi, vers le chateau. La surete interieure n'inquietait pas moins que la surete exterieure. Les volontaires qui s'enrolaient sur les places publiques etaient abordes par des citoyens au visage sombre: --Ou courez-vous? leur disait-on. L'ennemi n'est pas sur la frontiere, il est dans nos murs. Les Tuileries correspondent avec Coblentz; Coblentz a des intelligences avec toutes les cours etrangeres. Le centre des operations de l'ennemi etant aux Tuileries, c'est la qu'il faut porter d'abord vos forces et vos armes. Ce langage etait repete dans les faubourgs. Robespierre exprimait dans son journal, le _Defenseur de la Constitution_, les memes defiances: "Deja une cour parjure se prepare a voler sous les drapeaux des tyrans de l'Europe. Voila la situation ou nos ennemis nous ont places; voila notre cause; que les peuples de la terre la jugent! ou, si la terre est le patrimoine de quelques despotes, que le ciel lui-meme en decide. Dieu puissant, cette cause est la tienne! Defends toi-meme ces lois eternelles que tu gravas dans les coeurs; absous ta justice accusee par le triomphe du crime et par les malheurs du genre humain, et que les nations se reveillent du moins au bruit du tonnerre dont tu frapperas les tyrans et les traitres!" L'erreur de Lafayette et de son parti etait de croire que l'on put alors faire la guerre, repousser l'ennemi, deborder sur son territoire par les seules forces de la discipline et de la vieille tactique militaire; non, il fallait l'enthousiasme, le feu sacre de la Revolution. "Si le chateau est force," disait le fameux manifeste: parole maladroite et imprudente! C'etait designer au peuple de Paris le point sur lequel il devait frapper. Tout le monde voyait distinctement se former l'orage. Le 17 juillet, les federes reclamaient dans une audacieuse adresse a l'Assemblee la suspension de Louis XVI et des poursuites contre Lafayette; quelques jours apres, Brissot demandait la decheance du monarque; le 3 aout, Petion accusait le roi d'avoir conspire contre le peuple et proposait l'abolition de la royaute. Ainsi tout le monde etait d'accord pour regarder le chateau comme l'obstacle supreme au succes de nos armes; mais d'ou partirait l'etincelle qui mettrait le feu a cette trainee de poudre?--De Marseille et des faubourgs de Paris. Le 30 juillet, Danton propose aux Cordeliers de signer la resolution suivante: "La section du Theatre-Francais declare que, la patrie etant en danger, tous les hommes francais sont de fait appeles a la defendre; qu'il n'existe plus ce que les aristocrates appelaient des citoyens passifs, que ceux qui portaient cette injuste denomination sont appeles tant dans le service de la garde nationale que dans les sections et dans les assemblees pour y deliberer." Notez que c'est aux Cordeliers et non aux Jacobins que Danton s'adresse. Pourquoi? Parce que, compose d'hommes a lui, d'hommes d'action, le club des Cordeliers etait bien son quartier general. On attendait de Marseille cinq cents nouveaux federes, choisis parmi les plus braves, "cinq cents hommes qui sussent mourir". [Note: Lettre de Barbaroux] Ils arrivent sur Paris. Barbaroux et Rebecqui vont les recevoir a Charenton. Les Marseillais sont aussitot acclames, choyes. Santerre, Marat, Danton, Camille Desmoulins et bien d'autres les fetent, se disputent l'honneur de les faire asseoir a leur table. C'est vers ces rudes enfants du soleil et de la liberte que se tourne tout l'espoir de la nation. Cependant les chefs de l'opinion publique hesitaient. Brissot et Vergniaud, quoique republicains, n'approuvaient point une entreprise a main armee contre le chateau; ils craignaient une deroute, les suites toujours effroyables d'une insurrection vaincue, la ruine de l'Assemblee nationale, le retablissement de la vieille monarchie. De son cote, Robespierre se plongea dans la retraite: son oeil fixe n'envisageait pas sans crainte les consequences de la chute du roi. Tout lui semblait mystere et tenebres derriere ce trone renverse. A tout prendre, si les evenements n'avaient pas exige ce dernier sacrifice a la Revolution, il eut prefere s'en tenir a la Constitution de 91; mais la cour avait perdu la royaute, et alors que faire? On raconte que Danton lui-meme s'etait retire a Arcis-sur-Aube, d'ou il ne revint a Paris que le 9 aout. Ainsi la Revolution, tout en sachant bien qu'elle n'avait que des obstacles et des resistances a attendre de la part du pouvoir executif, tremblait devant l'idee de le renverser. Un comite insurrectionnel s'etait forme; Barbaroux et Carra preparaient les voies au soulevement. La cour, de son cote, se tenait en etat de defense. Elle comptait avec raison sur une partie de la garde nationale, sur une garnison devouee, sur les grilles, les murs, le pont-levis du chateau, dont la configuration exterieure n'etait point du tout alors ce qu'elle est aujourd'hui. Une police secrete s'etait organisee dans le cabinet des Tuileries; des rapports faits par des espions instruisaient la famille royale des mouvements et des propos de la ville. Voici l'un de ces rapports, date du 5 aout: "Le nomme Nicolas, batelier sur le pont Saint-Paul, demeurant rue de la Mortellerie, a cote de la rue du Long-Pont, doit assassiner... (le nom est en blanc), a l'instigation de la Societe des Amis des droits de l'homme." Nous ne nous perdrons pas en conjectures sur l'objet du crime; il y a tout lieu de croire que la personne designee au poignard de ce fanatique etait la reine. L'auteur du _Rapport_ designe ensuite "le sieur Fournier l'Americain, demeurant rue de Mirabeau; le sieur Rossignol, demeurant rue Dauphine; le nomme Nicolas la Pipe, fort du port, comme devant seconder les projets contre la famille royale et marcher a la tete des federes." Les principaux traits de l'insurrection prochaine se trouvent esquisses dans ce rapport, quoique d'une maniere un peu vague. L'espion assure que "les sieurs Santerre, Rossignol et Dijon distribuent chaque jour 800 francs au faubourg Saint-Marcel..., que le sieur Balzac, demeurant place de la Bastille, et le sieur Clin se sont promenes le 6 au soir, du Louvre a la Greve, par le pont Double et le faubourg Saint-Antoine, en criant qu'ils portaient le sabre pour mettre a bas les tetes du roi et de la reine." [Note: Cette piece curieuse a ete extraite par nous des cartons des Archives.] On voit par la que la famille royale etait prevenue: elle avait d'ailleurs pris ses precautions et faisait coucher dans l'interieur du chateau des gentilshommes armes jusqu'aux dents. Un instant elle se crut a la veille non-seulement de resister, mais de vaincre et de retablir ses pouvoirs abolis. Le 8, tout etait en grande fermentation; les Tuileries ressemblaient a une place forte menacee par des assaillants. Les nobles etaient accourus de toutes les provinces et remplissaient le chateau jusqu'aux combles. Des sabres, des epees, des pistolets, encombraient les corridors. La cour en meme temps tramait le complot de transferer le corps legislatif a Rouen, ou il y avait une reunion de troupes suisses; mais les deputes s'y opposerent. Pour vaincre leur resistance, on insinua aux membres de l'Assemblee que leur vie n'etait pas en surete a Paris. Ils refuserent absolument de deplacer le siege de la representation nationale. D'un autre cote, Mme Roland, Barbaroux, Servan, decourages par les lenteurs de l'insurrection ou prevoyant une deroute, avaient forme le projet d'une Republique du Midi dont Marseille serait le centre. C'est la qu'ils comptaient se retirer en cas d'insucces. A Paris, on parlait ouvertement d'en finir avec le parti du roi. "Il s'agit de savoir, disaient les citoyens, s'il y a, oui ou non, une patrie et une Constitution. La France n'a pas le droit d'abdiquer sa nationalite. Il faut couper cette main que la royaute des Tuileries tend aux monarchies europeennes." Les soupcons d'intelligence avec l'etranger, soupcons qui ont ete confirmes depuis, eteignaient toute compassion dans le coeur des masses. Le 9 au soir, Danton jeta l'alarme aux Cordeliers: "Qu'attendez-vous? La Constitution est impuissante, l'Assemblee nationale hesite; il ne vous reste plus que vous-memes pour vous sauver! Hatez-vous donc; car cette nuit meme des satellites, caches dans le chateau, doivent faire une sortie sur le peuple et l'egorger avant de quitter Paris, pour rejoindre Coblentz. Sauvez-vous donc vous-memes! Aux armes! aux armes!" Danton appuya ce discours d'un mouvement de tete colossal et de gestes terribles; cet homme avait en lui du dogue et du lion; il aboyait et rugissait a la fois; sa main levee foudroyait le chateau. La multitude, appelee a donner son avis, opina par des cris et par un tumulte effrayant. Un frisson d'armes courut de faubourg en faubourg. Quand le moment est venu de porter son intervention dans les destinees de l'Etat, le peuple dont on veut etouffer la voix, le peuple vote a coups de canon. De part et d'autre, une declaration de guerre en regle preceda l'attaque et la defense. Il n'y eut point de surprise. La cour connaissait les preparatifs de l'insurrection; le peuple n'ignorait point les manoeuvres de la cour. Dans la nuit du 4 au 5 aout, on avait fait venir de Courbevoie au chateau des Tuileries les bataillons des Suisses. Ces soldats etrangers etaient ceux sur la fidelite desquels la famille royale pouvait le mieux s'appuyer. De son cote, la mairie venait de faire distribuer des cartouches aux Marseillais. Ainsi une collision etait imminente. Le 10 aout, a minuit, le tocsin sonna. Le premier coup de cloche partit du district des Cordeliers ou etaient les Marseillais. C'est sur eux qu'on comptait pour former la tete du mouvement. Qui dira les angoisses de cette nuit sinistre? La plupart des revolutionnaires connus jouaient leur tete sur un coup de de. Comment, a distance des evenements, decrire l'inquietude, les transes de leurs meres, de leurs enfants, de leurs femmes? Un document precieux nous vient en aide. Lucile Desmoulins tenait pour elle-meme un _Journal_ "ou elle se racontait les impressions de son ame". Citons l'une des pages les plus emouvantes et les plus naives qui soient jamais sorties de la plume d'une femme: "Qu'allons-nous devenir, s'ecrie-t-elle, o mon pauvre Camille? Je n'ai plus la force de respirer... Mon Dieu, s'il est vrai que tu existes, sauve donc des hommes qui sont dignes de toi!... Nous voulons etre libres; o Dieu, qu'il en coute!... Le 8 aout, je suis revenue de la campagne; deja tous les esprits fermentaient bien fort. Le 9, j'eus des Marseillais a diner; nous nous amusames assez. Apres le diner, nous fumes tous chez M. Danton. La mere pleurait; elle etait on ne peut plus triste; son petit avait l'air hebete; Danton etait resolu; moi, je riais comme un folle. Ils craignaient que l'affaire n'eut pas lieu: quoique je n'en fusse pas du tout sure, je leur disais qu'elle aurait lieu. "Mais peut-on rire ainsi?" me disait Mme Danton. "Helas! lui dis-je, cela me presage que je verserai bien des larmes ce soir." Il faisait beau; nous fimes quelques tours dans la rue; il y avait assez de monde. Plusieurs sans-culottes passerent en criant: Vive la Nation! Puis des troupes a cheval; enfin des troupes immenses. La peur me prit: je dis a Mme Danton: "Allons-nous-en." Elle rit de ma peur; mais a force de lui en dire, elle eut peur aussi. Je dis a sa mere: "Adieu; vous ne tarderez pas a entendre le tocsin..." "Arrives chez Mme Danton, nous la trouvames fort agitee. Je vis que chacun s'armait. Camille, mon cher Camille, arriva avec un fusil. O Dieu! je m'enfoncai dans l'alcove, je me cachai avec mes deux mains et me mis a pleurer. Cependant, ne voulant pas montrer tant de faiblesse et dire tout haut a Camille que je ne voulais pas qu'il se melat de tout cela, je guettai le moment ou je pouvais lui parler sans etre entendue, et lui dis toutes mes craintes. Il me rassura en me disant qu'il ne quitterait pas Danton. J'ai su depuis qu'il s'etait expose. Freron avait l'air d'etre determine a perir. "Je suis las de la vie, disait-il, je ne cherche qu'a mourir." A chaque patrouille qui venait, je croyais les voir pour la derniere fois. J'allai me fourrer dans le salon qui etait sans lumiere, pour ne point voir tous ces apprets... Nos patriotes partirent; je fus m'asseoir pres du lit, accablee, aneantie, m'assoupissant parfois; et lorsque je voulais parler, je deraisonnais. Danton vint se coucher; il n'avait pas l'air fort empresse, il ne sortit presque point. Minuit approchait; on vint le chercher plusieurs fois; enfin il partit pour la Commune; le tocsin des Cordeliers sonna, il sonna longtemps. Seule, baignee de larmes, a genoux sur la fenetre, cachee dans mon mouchoir, j'ecoutais le son de cette fatale cloche... "Danton revint. On vint plusieurs fois nous donner de bonnes et de mauvaises nouvelles; je crus m'apercevoir que leur projet etait d'aller aux Tuileries; je le leur dis en sanglotant. Je crus que j'allais m'evanouir. Mme Robert demandait son mari a tout le monde. "S'il perit, me dit-elle, je ne lui survivrai pas. Mais ce Danton, lui, ce point de ralliement! si mon mari perit, je suis femme a le poignarder." Camille revint a 1 heure; il s'endormit sur mon epaule... Mme Danton semblait se preparer a la mort de son mari. Le matin, on tira le canon. Elle ecoute, palit, se laisse aller et s'evanouit... Jeannette criait comme une bique. Elle voulait rosser la M. V. Q., qui disait que c'etait Camille qui etait la cause de tout cela. Nous entendimes crier et pleurer dans la rue; nous crumes que tout Paris allait etre en sang... Cependant on vint nous dire que nous etions vainqueurs. Mais les recits etaient cruels. Camille arriva et me dit que la premiere tete qu'il avait vue tomber etait celle de Suleau. Robert avait eu sous les yeux l'affreux spectacle des Suisses qu'on massacrait... Le lendemain, 11, nous vimes le convoi des Marseillais... Le 12, en rentrant, j'appris que Danton etait ministre." Ainsi les larmes des femmes se melaient a la colere du peuple, comme les gouttes de pluie au grondement du tonnerre. Aux approches du 10 aout, Marat, libre depuis quelque temps, rentra dans son souterrain. Designe d'avance a tous les coups de la reaction, dans le cas ou la cour l'emporterait, il n'avait ni grace ni merci a esperer. L'issue de la lutte lui semblait douteuse; les consequences pouvaient etre mortelles pour la liberte: les privileges, en se renversant, avaient repandu ca et la bien des coleres; les amours-propres offenses, les interets dechus allaient-ils se rallier autour du trone dans un dernier espoir de succes et de vengeance? Les federes, mal armes, mal disciplines, etaient-ils de taille a se mesurer avec de vieilles troupes exercees au metier des armes? Dans la soiree du 9, Marat etait particulierement triste. Une main, sans doute connue, frappa trois coups contre la porte du caveau; Marat leva la tete avec defiance; alors une voix de femme, douce et claire: "Ouvrez, Marat, c'est moi." Il ouvrit. Une jeune fille blonde, svelte et jolie, entra avec un petit sourire aux levres. Elle portait a son bras un panier en jonc gonfle de quelques provisions de bouche, du riz, des fruits secs et une bouteille de cafe a l'eau: c'etait le souper du proscrit. Marat avait eu peu de rapports dans sa vie avec les femmes. Celle-ci etait la comedienne Fleury; l'Ami du peuple l'avait connue a Versailles; pauvre fille, abandonnee au theatre des ses plus jeunes annees, elle avait beaucoup ri et beaucoup souffert; il lui en restait une pitie intarissable pour les malheureux. Mme Fleury trouvait un charme triste et doux a venir de temps en temps defaire son masque de theatre, ce masque rose et joyeux, sous lequel il y avait des larmes, aupres du masque de fer de Marat. Opprimee sous le fardeau du mepris qui s'attachait a la profession, cette actrice hatait de tous ses voeux le denouement d'une revolution juste, raisonnable et humaine, qui devait bannir du monde tous les prejuges. Marat lui demanda des nouvelles de la ville. Paris ne remuait pas encore. --C'est fini, dit-il, notre cause est perdue. Je vais partir pour Marseille avec Barbaroux; nous irons planter ensemble des oliviers, et nous consoler, au sein de la nature, de l'ingratitude et de la betise des hommes. Puisqu'ils tiennent a etre esclaves et a baiser la verge qui les fouette, nous les laisserons a leur servitude." Et il frappait du pied la terre, et il se promenait de long en large sous les voutes moines du souterrain, en proie a une horrible agitation. Que se passait-il au dehors? Le tocsin sonnait dans tout Paris. Les faubourgs descendirent lentement. Au petit jour, on battit la generale. L'armee de l'insurrection s'ebranla. L'avant-garde se composait de cinq cents federes marseillais [Note: L'attitude de ces Marseillais, d'apres le temoignage de tous les contemporains, etait vraiment admirable. La Republique, formee depuis longtemps dans le coeur des Phoceens par l'exercice des libertes municipales, jaillit, pour ainsi dire, en bloc sous l'influence de la Revolution. "On distinguait, raconte Robespierre dans son journal, l'immortel bataillon de Marseille, celebre par ses victoires remportees dans le Midi. Cette legion egalement imposante par le nombre, par la diversite infinie des armes, et surtout par le sentiment sublime de la liberte qui respirait sur leurs visages, presentait un spectacle qu'aucune langue ne peut rendre." O Marseille, Marseille, si Paris est la tete de la France, tu en es le coeur!] et de trois cents federes bretons. Derriere eux venait une masse armee de piques et de fusils. Des hommes de toutes classes, ouvriers et bourgeois, marchaient a l'assaut des Tuileries. Il est 9 heures du matin, les deux partis, celui de la cour et celui de l'insurrection, sont en presence; les bouches a feu sont pointees de part et d'autre; les regiments suisses (1330 hommes) se rangent en bataille derriere les grilles du chateau. Quelques bataillons de la garde nationale, entre autres celui des Filles-Saint-Thomas, se tiennent immobiles avec de l'artillerie. Le combat va commencer. C'est alors qu'on put juger des dangers de l'entreprise et que les assaillants virent combien il serait difficile d'enlever cette forteresse de la royaute. Leur courage n'en fut point ebranle. La lutte s'engage. Le chateau se defend; les boulets trouent le front des colonnes insurgees; la fusillade abat de part et d'autre un assez grand nombre de combattants. Les citoyens, parmi lesquels on comptait beaucoup d'anciens militaires, reculent et reviennent a la charge avec une intrepidite terrible. On ignorait au dehors ce qui se passait dans l'interieur des Tuileries. Mal conseille, le roi s'etait montre dans les cours aux gardes nationaux: il avait ete accueilli par les cris de _vive la nation_! La defection faisait a chaque instant des progres. Mandat, auquel avait ete confiee la defense du chateau, venait d'etre massacre. Roederer accourt: --Sire, dit-il au roi, Votre Majeste n'a pas cinq minutes a perdre; il n'y a de surete pour elle que dans l'Assemblee nationale. Il ajouta que tout Paris s'avancait contre le chateau et que la resistance etait impossible. La reine hesitait; elle comptait encore sur les forces qui l'entouraient, sur la vieille epee des gentilshommes. --Marchons! dit le roi. Il sortit avec toute la famille royale et traversa a pas lents le jardin des Tuileries jonche de feuilles mortes. Au moment ou Louis XVI quitta le chateau, on etait au fort de l'action: arrive dans le plus grand desordre a la salle du Manege, il se placa sous la sauvegarde de l'Assemblee nationale. L'infortune de cet homme qui n'avait pas su conserver le pouvoir toucha les coeurs. Chabot fit neanmoins observer que la Constitution defendait de deliberer devant le roi; un decret decide que Louis XVI et sa famille passeront dans la loge du logographe. Lorsqu'il est entre dans cette loge, les officiers generaux suisses demandent a Sa Majeste quels ordres elle veut leur donner: --_Retournez a votre poste et faites votre devoir_, repond froidement Louis XVI. En maintenant la resistance du chateau, du fond de sa retraite, le roi couvrait sa tete et se menageait en meme temps les chances d'une victoire. --Nous allons revenir, avait dit de son cote la reine a l'une de ses femmes. Donc on esperait encore; donc, tout en demandant asile au toit sous lequel siegeait la souverainete nationale, on comptait bien rentrer victorieux dans le chateau. Ce calcul amena tous les malheurs de la journee. L'orage qui grondait sur les Tuileries retentissait jusque dans la salle ou l'Assemblee nationale tenait ses seances. Les vitres crepitaient sous le sifflement des balles, les pierres craquaient, les portes s'ebranlaient; on eut dit un vaisseau agite par la tempete. Le bruit courut que les Suisses, profitant d'un semblant de victoire, marchaient vers le Manege. Ils venaient, disait-on, enlever le roi, detruire la representation nationale. Ce bruit etait-il tout a fait depourvu de fondement? On sait aujourd'hui que telle etait l'intention de quelques officiers de ce corps. La fusillade semblait se rapprocher de moment en moment. On crut un instant que le feu etait dirige sur la salle des seances. Les deputes se montrerent ce jour-la dignes du mandat qui leur etait confie. En face du danger, la representation nationale tout entiere se leva, jura avec des elans d'enthousiasme de mourir a son poste. [Illustration: L'abbe Sicard, instituteur des sourds-muets.] On aurait pu croire que la fuite du roi allait suspendre les hostilites. Abandonnes de celui pour lequel ils se battaient, les Suisses ne consentiraient-ils point a deposer les armes? Ceux qui raisonnaient ainsi comptaient sans la toute-puissance qu'exerce sur de vieilles troupes la discipline militaire. Apres le depart du roi, la lutte recommenca de part et d'autre, furieuse, acharnee. Ces soldats en habit rouge combattaient pour l'honneur du drapeau, pour executer l'ordre que leur avait transmis Louis XVI: "Faites votre devoir." Avec un heroisme digne d'une meilleure cause, ils tinrent jusqu'au bout et se firent massacrer. L'Assemblee attendait, en proie a une extreme anxiete, des nouvelles du dehors, quand le procureur general Roederer annonca que _le chateau etait force_. Le dernier espoir de la monarchie s'evanouissait. Alors le roi avertit le president qu'il venait de faire donner l'ordre de cesser le feu. N'etait-il pas bien tard? Que faisait-il d'ailleurs, au milieu d'evenements si graves, celui dont la couronne tombait en poussiere? Il mangeait. Cette journee fut une des plus sanglantes de la Revolution. Des contemporains evaluent a plus de quatre mille le nombre des morts. Les abords des Tuileries presentaient un spectacle affreux. Les bras manquaient pour emporter les cadavres; ils furent trouves, le lendemain, tout couverts de mouches et deja dans un etat de decomposition tres avance. Quand les bataillons, eclaircis par un feu meurtrier, rentrerent dans les faubourgs a la nuit, il manquait ca et la un pere, un epoux, un frere; le deuil voilait l'eclat et la joie de la victoire, comme un crepe jete sur un drapeau. Ne devait-on point s'attendre a des represailles? Il y en eut de tres regrettables. Les Suisses et quelques vieux serviteurs de la cour furent cruellement immoles. Mais en revanche on cite de beaux traits d'humanite. L'un des vainqueurs amene a la barre de l'Assemblee un Suisse qu'il vient d'arracher a la mort, l'embrasse et s'evanouit. Puis revenant a lui-meme: --Il me faut une vengeance. Je prie l'Assemblee de me laisser emmener ce malheureux: je veux le loger et le nourrir. Un acte tout a fait inexcusable, parce qu'il eut lieu avant la bataille, fut le meurtre de Suleau. Quelque temps avant l'attaque du chateau, Theroigne avait annonce le projet d'enroler sous ses ordres deux mille piques. Le 10 aout, au point du jour, elle se trouva sous son costume d'amazone sur la terrasse des Feuillants, ou l'on venait de conduire des prisonniers. Quelques gardes nationaux du parti de la cour, instruits des evenements qui se preparaient, avaient aussi pris les armes. Une de ces fausses patrouilles fut arretee. Onze prisonniers sur vingt-deux, ayant ete places dans une salle separee, trouverent le moyen de se sauver, en sautant par la fenetre, dans un jardin dont ils s'ouvrirent les issues. Parmi ceux qui n'avaient pu s'evader, on remarquait un jeune homme d'un exterieur elegant, en bonnet de police et en uniforme de garde national. C'etait Suleau: ecrivain royaliste, il s'attachait particulierement a tourner en ridicule les personnages de la Revolution. L'un des plus furieux agents de l'aristocratie, redacteur d'une feuille intitulee les _Actes des apotres_, il adressait chaque jour a Theroigne de ces injures ecrites qu'une femme n'oublie ni ne pardonne. [Note: Elle avait contre lui un autre grief. Suleau avait publie a Bruxelles le _Tocsin des rois_, un journal qui combattit la Revolution des Pays-Bas, et dans lequel la ville de Liege etait sans cesse insultee.] Le hasard voulut que le nom de ce pamphletaire fut prononce devant elle: --Quoi! c'est Suleau! Et courant droit a son ennemi: --Ah! c'est vous, s'ecrie Theroigne, qui me calomniez ainsi! Ah! je suis vieille! ah! je suis laide! ah! je suis la maitresse de Populus! En disant ces mots, elle leve le sabre nu; son oeil etincelle; une sombre et subite vengeance couvre son visage d'un voile de feu. Suleau oppose une resistance intrepide; il arrache une arme des mains de ceux qui veulent l'egorger, mais au meme instant Theroigne le previent; d'un bond furieux, elle se precipite sur son adversaire et lui plonge son sabre en pleine poitrine. Il tombe. Ceci fait, Theroigne court a l'assaut des Tuileries ou elle se distingue par sa bravoure et obtient, malgre son sexe, un grade militaire. Theroigne s'etait d'abord attachee au parti des Jacobins; mais Robespierre ayant dit "que la femme devait demeurer gardienne des vertus domestiques et reserver pour le foyer sa douce influence", Theroigne declara qu'elle _lui retirait son estime_. Elle appartenait maintenant a la Gironde. Une autre femme se montra vraiment heroique. Sous le feu, sous une grele de balles, la fougueuse Rose Lacombe fut blessee au poignet d'un eclat d'obus; les Marseillais, emerveilles de son courage, lui decernerent apres la victoire une couronne civique. Retournons a l'Assemblee legislative. Ses membres montrerent plus de resolution qu'on ne pouvait en attendre de leur conduite depuis le 20 juin. La grande majorite etait royaliste; mais il y a tel moment dans l'histoire des Assemblees ou les evenements s'imposent aux majorites elles-memes. Au nom d'une commission extraordinaire creee tout expres pour deliberer sur la gravite des circonstances, Vergniaud proposa la suspension du pouvoir executif, un decret pour donner un gouverneur au prince royal, l'installation du roi et de sa famille au Luxembourg, la convocation d'une Assemblee nouvelle qui s'appellerait la Convention. Le peuple voulait la decheance; mais la Legislative decida qu'elle etait liee par la Constitution et qu'a la Convention nationale seule appartenait le droit de se prononcer sur la forme du gouvernement. Les Girondins Roland, Servan et Claviere furent rappeles a leurs anciennes fonctions ministerielles; mais ne fallait-il point au pouvoir un homme qui personnifiat l'insurrection victorieuse? Tous les regards se tournerent vers Danton. Le lendemain, Danton couchait a l'hotel du ministre de la justice, et Louis XVI a la tour du Temple. Le 10 aout a ete diversement juge. Ceux qui representent la prise du chateau comme le triomphe de la vile multitude se trompent ou veulent nous tromper. Presque tout Paris marcha, et parmi ceux qui ne prirent point une part directe au mouvement, beaucoup y consentirent. La royaute avait fait son temps; elle etait un obstacle a l'essor de la defense nationale. Une seule question; si Louis XVI eut triomphe le 10 aout, les etrangers ne seraient-ils point accourus jusqu'a Paris? n'y auraient-ils point retabli l'ancien regime, un despotisme d'autant plus odieux qu'il eut ete impose par les baionnettes prussiennes et autrichiennes? Mme de Stael elle-meme, une royaliste constitutionnelle, repond: "Il est possible que les choses fussent arrivees a cette extremite." Le 10 aout fut donc un jour de delivrance. Maitresse de ses destinees, responsable de ses actes, obligee de vaincre ou de mourir, la France, dans cette memorable journee, brula le vaisseau de la royaute pour sauver le territoire national. La stricte discipline militaire, le point d'honneur, un malentendu, d'aveugles vengeances, amenerent de part et d'autre l'effusion du sang. La conscience en gemit; mais ne faut-il pas aussi envisager la situation tout entiere? Le trone ne fut pas renverse, comme on l'a dit, par une faction; il fut broye entre les rivalites terribles des classes nouvellement affranchies qui se disputaient le terrain. Sans le 10 aout, il n'y eut point eu de Revolution, car il n'y eut point eu de justice ni d'egalite entre les citoyens libres. La guerre confiee aux mains des constitutionnels aurait manque de determination et d'energie: en jetant un sceptre rompu entre Paris et Coblentz, les hommes du mouvement couvrirent la France contre l'etranger frappe de tant d'audace. Toutes ces vues etaient alors confuses et enveloppees; mais elles se degagerent apres la victoire. VIII Direction nouvelle imprimee a la guerre.--La Commune de Paris.--Sa lutte avec l'Assemblee legislative.--Marat a l'Hotel de Ville.--Qui l'emportera de la vengeance ou de la justice?--Creation du tribunal revolutionnaire.--Conduite de Danton.--Prise de Longwy.--Acquittement de Montmorin.--Formation d'un camp au Champ-de-Mars.--Provocations au massacre des royalistes. Elles s'avancent sur Paris, ces hordes du Nord, portant la devastation et le carnage. Aux armes! Peuple francais, leve-toi! La monarchie, en s'ecroulant, leguait a la France une situation lamentable: la fortune publique aneantie; un papier-monnaie qui, de jour en jour, menacait de s'evanouir; nos frontieres degarnies; nos annees livrees au decouragement, conduites par des chefs peu surs et battues partout; l'ennemi maitre d'une de nos meilleures places fortes; l'administration sans nerf et le gouvernement sans vigueur; toutes les forces du pays inactives ou desorganisees, l'indifference dans les coeurs, la corruption dans les consciences, telles etaient les consequences du systeme de monarchie constitutionnelle qu'on avait voulu essayer a la nation. L'energie seule, une energie colossale, pouvait sauver le pays, dans des circonstances si critiques. Le peuple, evoque par le canon du 10 aout, se leva tumultueusement pour defendre la Revolution ou mourir. Cette forte race celtique ne connait que le devoir farouche; attachee au sol par toutes les mysterieuses sympathies de sa nature, elle verse sur la terre nationale ou sa sueur ou son sang. L'ennemi, je veux dire Louis XVI, etant tombe a l'interieur, tous les yeux se tournerent avec tous les bras vers l'ennemi exterieur. L'une des consequences immediates du 10 aout fut, en effet, de changer le systeme de la guerre contre l'etranger. Danton, l'homme de la tempete, avait ete porte au ministere; avec lui, la force plebeienne venait de faire irruption dans le gouvernement. Son premier soin fut de preparer une resistance gigantesque. Danton, ce Cerbere de la Revolution, jura de defendre contre l'ennemi l'entree de la France: il le lit avec des fureurs et des aboiements sublimes: "Le pouvoir executif provisoire, dit-il le 28 aout a la tribune de l'Assemblee nationale, m'a charge d'entretenir l'Assemblee des mesures qu'il a prises pour le salut de l'empire. Je motiverai ces mesures en ministre du peuple, en ministre revolutionnaire. L'ennemi menace le royaume; mais l'ennemi n'a pris que Longwy. Si les commissaires de l'Assemblee n'avaient pas contrarie, par erreur, les operations du pouvoir executif, deja l'armee, remise a Kellermann, se serait concertee avec celle de Dumouriez. Vous voyez que nos dangers sont exageres. Il faut que l'Assemblee se montre digne de la nation. C'est par une convulsion que nous avons renverse le despotisme, ce n'est que par une grande convulsion nationale que nous ferons retrograder les despotes. Jusqu'ici nous n'avons fait que la guerre simulee de Lafayette; il faut faire une guerre plus terrible. Il est temps de dire au peuple qu'il doit se precipiter en masse sur les ennemis. Telle est notre situation, que tout ce qui peut materiellement servir a notre salut doit y concourir. Comment les peuples qui ont conquis la liberte l'ont-ils conservee? ils ont vole a l'ennemi et ne l'ont point attendu. Que dirait la France si Paris, dans la stupeur, attendait l'arrivee des ennemis? Le peuple francais a voulu etre libre, il le sera. On mettra a la disposition des municipalites tout ce qui sera necessaire, en prenant l'engagement d'indemniser les possesseurs. Tout appartient a la patrie quand la patrie est en danger." L'Assemblee n'osa point se montrer sourde a ces vigoureux accents du patriotisme. Elle adopta la plupart des mesures que proposait Danton et que commandait la necessite. Quels etaient ces moyens de defense nationale? Le pouvoir executif nommerait des commissaires charges d'exercer dans les departements l'influence de l'opinion. L'Assemblee nationale devait de son cote en choisir d'autres dans ses membres, afin que la reunion des representants des deux pouvoirs produisit un effet plus salutaire et plus prompt. Chaque municipalite serait autorisee a prendre l'elite des hommes bien equipes qu'elle possedait. Le gouvernement de la Revolution aurait le droit de faire des visites domiciliaires pour saisir les armes cachees chez les particuliers. On soupconnait qu'il y avait a Paris quatre-vingt mille fusils, en bon etat, derobes par la malveillance, au service de la patrie en danger. Ces mesures rigoureuses, arbitraires, n'etaient-elles point justifiees par la gravite tout exceptionnelle des circonstances? Un nouveau pouvoir etait sorti de l'insurrection du 10 aout et de la victoire du peuple. La Commune de Paris fut avec le Comite de salut public, qui s'etablit plus tard, un des deux principaux organes de la Revolution. A peine etait-elle installee qu'elle joua tout de suite un role important et caracteristique. C'est elle qui s'opposa d'abord a ce que Louis XVI fut enferme au Luxembourg, chateau peu sur et d'ou l'evasion etait facile. La Commune lui assigna pour prison la tour du Temple, un vieux donjon, laid, massif, mais facile a garder. C'est la qu'etait autrefois le tresor de l'ordre des Templiers, detruits par Philippe le Bel. On y deposa la royaute vaincue, ruine sur ruine. Cette Commune se composait d'elements divers, mais en somme le parti des exaltes y dominait. Tallien, l'orateur atrabilaire; Panis, ami de Robespierre, de Danton et de Marat, beau-frere de Santerre; Chaumette, etudiant en medecine et journaliste; Hebert, le _Pere Duchesne_ a l'etat d'embryon; Leonard Bourdon, un pedagogue qui revait l'application des lois de Lycurgue; Collot-d'Herbois, acteur et auteur dramatique siffle; Billaud-Varennes, nature sombre et violente, tel etait avec d'autres hommes peu connus le groupe qui tendait a se faire le centre de l'action revolutionnaire. Marat lui-meme, Marat, le Simeon Stylite de la democratie, etait sorti de sa nuit, avait brise la chaine qui l'attachait au pilier de sa cave et s'etait un jour reveille en pleine lumiere, couronne de lauriers, assis sur un siege d'honneur a l'Hotel de Ville. Sans etre precisement membre de la Commune, il etait admis aux seances comme _redacteur des evenements_ et exercait sur le conseil une influence incontestable. --Marat, disait le peuple des faubourgs, est la conscience de l'Hotel de Ville. Tant qu'il veillera, tout ira bien. Une lutte s'etait engagee des le debut entre la Commune de Paris et l'Assemblee legislative, sur le terrain juridique. Le 10 aout, on s'en souvient, avait fait de nombreuses victimes. Des veuves eplorees, des orphelins venaient chaque jour demander la punition des Suisses qui avaient tire sur le peuple, des traitres qui avaient attise le feu de la guerre civile, des gentilshommes qui, par leur presence et leurs discours, avaient fortifie la resistance du chateau. Divers incidents ajoutaient a l'animosite des citoyens contre les anciens partisans de la cour. Gohier avait lu son rapport sur les papiers trouves dans l'armoire de fer au 10 aout. En face de preuves ecrites, de documents irrefutables, le moyen de nier qu'il n'y eut un complot organise contre la Revolution et contre les patriotes? L'une des pieces saisies dans cette cachette royale disait: "Nous avons voulu avancer la punition des Jacobins, nous ferons justice: l'exemple sera terrible." Le 10 aout avait humilie, disperse les chevaliers errants de la monarchie; les avait-il reduits a l'impuissance, leur avait-il surtout enleve les moyens de nuire et de conspirer? Pas le moins du monde. Ils etaient meme d'autant plus dangereux qu'ils cachaient leurs armes et leurs sinistres desseins. "Il ne faut pas, disait un placard, il ne faut pas, par un respect superstitieux pour la Constitution, laisser paisiblement le roi et ses perfides conseillers detruire la liberte francaise." Le pouvoir executif avait ordonne a la hate des visites domiciliaires. On avait separe tant bien que mal l'ivraie du bon grain. Les arrestations avaient frappe sur les deux classes les plus envenimees contre la Revolution: le clerge dissident et la noblesse. La necessite imperieuse d'organiser a la fois la defense du territoire national et la surete interieure du pays avait fait passer dans plus d'un cas sur les formes ordinaires de la loi. Les prisons etaient gorgees. Qui chatiera les coupables? L'Assemblee legislative penchait vers la clemence; la Commune de Paris reclamait la vengeance. Danton saisit le joint: il fut pour la justice. Des le 11 aout, il monte a la tribune et s'ecrie: "Dans tous les temps ou commence l'action de la justice, la doivent cesser les vengeances populaires. Je prends devant l'Assemblee nationale l'engagement de proteger les hommes qui sont dans son enceinte; je marcherai a leur tete et je reponds d'eux!" Cette justice, il la voulait prompte, severe, impartiale. Mme Roland, dans ses _Memoires_, accuse Danton d'avoir neglige le ministere de la justice pour celui de la guerre ou il allait sans cesse et cherchait a placer ses creatures. La verite est que ce grand citoyen etait alors partage entre deux devoirs: delivrer la France de l'invasion etrangere et prevenir le massacre des prisonniers par des jugements qui fussent de nature a calmer l'indignation publique. Il avait pour secretaires Freron et Camille Desmoulins. Tous les deux etaient surcharges de travail. Cent quatre-vingt-trois decrets et des adresses aux departements sortirent en quelques jours du ministere de la justice. Danton inspirait, dictait et n'ecrivait pas. Tout fier d'etre loge dans le palais des Maupeou et des Lamoignon, en sa qualite de secretaire general, Camille ecrivait alors a son pere: "Malgre toutes vos propheties, que je ne ferais jamais rien, je me vois monte au premier echelon de l'elevation d'un homme de notre robe, et loin d'en etre plus vain, je le suis beaucoup moins qu'il y a dix ans, parce que je vaux beaucoup moins qu'alors par l'imagination, le talent et le patriotisme, que je ne distingue pas de la sensibilite, de l'humanite et de l'amour de ses semblables, que les annees refroidissent... La vesicule de vos gens de Guise, si pleins d'envie, de haine et de petites passions, va bien se gonfler de fiel contre moi a la nouvelle de ce qu'ils vont appeler ma fortune, et qui n'a fait que me rendre plus melancolique, plus soucieux, et me faire sentir plus vivement tous les maux de mes concitoyens et toutes les miseres humaines." Le pere lui repond qu'il se rejouirait de la nouvelle position de son fils, "si Camille ne la devait pas a une crise qu'il ne voyait pas encore finie, et dont il redoutait toujours les suites; qu'il prefererait peut-etre le voir succeder a la place paisible que lui-meme occupait a Guise, plutot qu'a la tete d'un grand empire deja bien mine, bien dechire, bien degrade, et qui, loin d'etre regenere, sera peut-etre, d'un moment a l'autre, ou demembre ou detruit." Ainsi les peres, nourris dans les traditions de l'ancien regime, ne comprenant rien a ce qui se passait autour d'eux, aigris par l'age et se defiant des nouveautes, ils cherchaient a jeter de l'eau froide sur l'enthousiasme ou, si l'on veut, sur les illusions de la jeunesse. La question revenait sans cesse sur le tapis; quel tribunal jugera les Suisses, officiers et soldats, accuses d'avoir tire sur le peuple? L'Assemblee legislative, par l'organe du depute Lacroix, proposait une cour martiale qui aurait ete composee d'anciens officiers, peut-etre meme de federes connaissant les devoirs et les exigences qu'impose la discipline militaire. La Commune repoussa cet avis et demanda l'installation d'un tribunal forme de commissaires pris dans chaque section, en un mot, des _juges crees pour la circonstance_. Un tel tribunal ne pouvait etre qu'un tribunal de sang, et comme l'Assemblee hesitait a adopter cette mesure dont elle prevoyait les consequences, la Commune resolut d'exercer sur le pouvoir legislatif une pression dominatrice. L'un de ses membres les plus violents vient, le 17 aout, annoncer a la barre de l'Assemblee nationale que le peuple est las de n'etre point venge, et que si rien n'est organise pour assurer la punition des traitres, le tocsin sonnera a minuit, qu'on battra le rappel et que le peuple se fera justice lui-meme. Une autre deputation s'avance et dit: "Si avant deux ou trois jours les jures ne sont pas en etat d'agir, de grands malheurs se promeneront dans Paris." L'Assemblee obeit et vote la creation d'un tribunal extraordinaire. Toutefois elle oppose une digue (bien faible du reste) au torrent qui l'entrainait. Inspiree, dit-on par Marat, la Commune voulait que _le jugement se fit au moyen des commissaires pris dans chaque section_; l'Assemblee decide au contraire que le peuple nommera un electeur par section et que ces electeurs nommeront les juges. Cette election au second degre sur laquelle on comptait pour moderer le caractere du tribunal n'exercera en definitive qu'une tres-legere influence sur le choix des hommes. Osselin, d'Aubigny, Dubail, Coffinhal, Pepin-Deyrouette, Lullier, Lohier et Caillet de l'Etang sont elus membres de cette cour improvisee. Robespierre refuse de presider une telle commission dont la justice ressemblait beaucoup trop a une vengeance. Il avait deja decline, quelques mois auparavant, les fonctions odieuses d'accusateur public. Le nouveau tribunal n'etait pas seulement redoutable par le caractere des juges qui le composaient; il l'etait aussi par les garanties qu'il enlevait a la defense: l'accuse n'avait que pendant douze heures communication de la liste des temoins; le delai de trois jours entre le jugement et l'execution etait supprime. Toutes ces dispositions terribles proclament assez haut l'etat de crise dans lequel se trouvait alors le pays, menace au dedans par les royalistes et au dehors par les armees etrangeres. L'approche du danger jetait d'ailleurs parmi les chefs la confusion des avis. Les uns voulaient attendre l'ennemi sous les murs de la capitale, les autres se retirer a Saumur. Danton s'exprime ainsi devant le Comite de defense generale: [Illustration: Interieur de l'Abbaye aux journees de Septembre.] "Vous n'ignorez pas que la France est dans Paris; si vous abandonnez la capitale a l'etranger, vous vous livrez et vous lui livrez la France. C'est dans Paris qu'il faut se maintenir par tous les moyens; je ne puis adopter le plan qui tend a vous en eloigner. Le second projet ne me parait pas meilleur. Il est impossible de songer a combattre sous les murs de la capitale: le 10 aout a divise la France en deux partis, dont l'un est attache a la royaute, et l'autre veut la republique. Celui-ci, dont vous ne pouvez vous dissimuler l'extreme minorite dans l'Etat, est le seul sur lequel vous puissiez compter pour combattre. L'autre se refusera a marcher; il agitera Paris en faveur de l'etranger, tandis que vos defenseurs, places entre deux feux, se feront tuer pour le repousser. S'ils succombent, comme cela ne me parait pas douteux, la perte de la France et la votre sont certaines: si, contre toute attente, ils reviennent vainqueurs de la coalition, cette victoire sera encore une defaite pour vous; car elle vous aura coute des milliers de braves, tandis que les royalistes, plus nombreux que vous, n'auront rien perdu de leurs forces ni de leur influence. Mon avis est que, pour deconcerter leurs mesures et arreter l'ennemi, il faut _faire peur_ aux royalistes." Le Comite, qui comprend le sens cache sous ces lugubres paroles, demeure consterne. "Oui, vous dis-je, reprend Danton, il faut leur faire peur..." Il sort. Faire peur aux royalistes, telle etait la pensee fixe de Danton; mais s'ensuit-il qu'il voulut les frapper avec d'autres armes que celles de la loi? Toute sa conduite dans ces journees sinistres proteste contre une telle interpretation. "Que la justice des tribunaux commence, la justice du peuple cessera," s'ecrie-t-il encore une fois, le 18 aout, dans une admirable adresse a la nation. Elle commenca, cette justice du tribunal exceptionnel. Des le 19 aout, elle condamna; car juger alors c'etait condamner; le 20, elle condamna; les jours suivants, elle condamnera. L'idee du docteur Guillotin s'etait faite chaine et fer; la hideuse machine travaillait avec rage. Et pourtant la severite des supplices ne produisit point du tout l'effet qu'on en attendait. Chez les uns, ces executions excitaient la pitie pour les victimes; d'autres accusaient au contraire cette justice, si expedive qu'elle fut, de marcher avec lenteur et de ne point frapper d'assez grands coups. La verite est que Paris etait livre a toutes les transes de l'inquietude et ne savait a qui s'en prendre d'une situation aussi deplorable. Cette situation, qui l'avait creee? "Vous, s'ecrie l'historien anglais Carlyle, vous, emigres et despotes du monde!" Le moment etait venu ou seules les mesures revolutionnaires pouvaient sauver la France. L'Assemblee legislative le comprit: elle decreta la sequestration des biens des emigres et l'expulsion dans quinze jours des pretres non-assermentes. Vergniaud, qui certes n'etait point cruel, voulait meme qu'on deportat ces derniers a Cayenne. Entre l'Assemblee et la Commune, la lutte etait d'ailleurs inegale. La monarchie constitutionnelle s'etant ecroulee, la Legislative survivait en quelque sorte a son mandat. Il n'en etait point ainsi de la Commune; issue de la victoire du peuple, elle etait dans toute sa jeunesse et dans toute sa force. Appuyee sur les hommes d'action, elle avait la parole tranchante et imperieuse. Tallien s'exprime en ces termes, a la barre de l'Assemblee nationale: "Les representants provisoires de la Commune, appeles par le peuple dans la nuit du 9 au 10 aout pour sauver la patrie, ont du faire ce qu'ils ont fait. C'est vous-memes, ajoute-t-il, qui nous avez donne le titre honorable de representants de la Commune. Tout ce que nous avons fait, le peuple l'a sanctionne; ce n'est pas quelques factieux, comme on voudrait le croire, c'est un million de citoyens. Nous avons sequestre les biens des emigres, chasse les moines, les religieuses, livre les conspirateurs aux tribunaux, proscrit les journaux incendiaires qui corrompaient l'opinion publique, fait des visites domiciliaires, fait arreter les pretres perturbateurs; ils sont enfermes dans une maison particuliere, et _sous peu de jours le sol de la liberte sera purge de leur presence._" L'Assemblee s'etonne de tant d'audace et se tait. Un incident accrut la force que la Commune puisait dans la gravite des circonstances. Le tribunal extraordinaire, epure par l'election a deux degres, venait d'acquitter Montmorin, l'ex-ministre du roi, convaincu, disait l'acte d'accusation, _d'avoir dresse un plan de conspiration dont l'effet eclata le 10 aout_. Les faits etaient prouves; mais il fut absous _comme n'ayant pas agi mechamment_. D'autres prevenus furent egalement acquittes sous pretexte que, s'ils _avaient coopere a des levees d'hommes_ pour allumer la guerre civile, ils ne l'avaient pas fait _a dessein de nuire_. Le peuple vit ces actes de moderation ou de faiblesse avec une fureur concentree. Qu'avait-on a attendre de la repression legale, si ce tribunal farouche, institue en vue des circonstances, venait lui-meme a mollir devant les grands coupables? Une sourde rumeur se repand dans Paris: "On elargit les royalistes; on va faire ouvrir les prisons. Nous sommes trahis." Danton comprit le danger: il ordonna comme ministre de la justice la revision du proces. L'acte etait sans doute arbitraire et illegal; mais n'etait-ce point alors le seul moyen de desarmer la vengeance populaire, d'ecarter le massacre suspendu sur la tete des prisonniers royalistes, d'eviter, en un mot, une plus grande effusion de sang? Les desastres succedaient aux desastres. Le 18 aout, Lafayette avait deserte, abandonnant son corps d'armee et lancant la fleche du Parthe contre "ces factieux payes par l'ennemi, brigands avides de pillage," qui avaient pris d'assaut les Tuileries. Le 22, la terrible Vendee se soulevait au cri de: "Vive le roi!" Ces ferments de guerre civile etaient d'autant plus dangereux qu'ils se rattachaient a l'influence du clerge refractaire sur les campagnes. La 23, Longwy avait succombe; le general autrichien Clairfait etait entre dans la place, livree, s'il faut en croire la rumeur publique, par les royalistes. Au milieu de toutes ces calamites, l'Assemblee nationale tenait tete a l'orage. Par son attitude a la fois energique et calme, elle inspirait aux autres la resolution, qu'elle avait prise elle-meme, de vaincre ou de s'ensevelir sous les ruines de la patrie. Des militaires avaient abandonne Longwy; harasses, couverts de poussiere, furieux de leur fuite, ils se precipitent dans l'enceinte de l'Assemblee legislative. Ou trouver ailleurs un drame plus emouvant? --Nous etions, dit l'un d'eux, disperses sur les remparts, ayant a peine un canonnier pour deux pieces; notre lache commandant Lavergne ne se presentant nulle part, nos armes ratant, point de poudre dans les bombes, que pouvions-nous faire? --Mourir, leur repondent les representants de la nation. A la nouvelle de la reddition de Longwy, la Commission extraordinaire avait fait afficher la proclamation suivante: "Citoyens, "La place de Longwy vient d'etre rendue ou livree, les ennemis s'avancent. Peut-etre se flattent-ils de trouver partout des laches ou des traitres. Ils se trompent: nos armees s'indignent de cet echec et leur courage s'en irrite, Citoyens, vous partagez leur indignation; la Patrie vous appelle: partez!" Ils partirent. Un grand cri sortit de toutes les poitrines, le cri de _la Marseillaise_: "Aux armes! marchons!" Des armes, on n'en avait pas. Partez tout de meme, heroiques phalanges de la Revolution! Allez dire a toutes les nations etrangeres comment un peuple traverse les rangs ennemis sans souliers, sans pain, presque sans munitions; allez dire comment avec de mauvais canons et de mauvais fusils il culbute a la baionnette des armees aguerries, disciplinees et brise le cercle de fer dans lequel voulait l'etouffer la coalition des rois! Allez dire que vous portez la victoire dans les plis de votre drapeau parce que ce drapeau n'est pas celui de la conquete, mais celui de la justice et de l'humanite! Les evenements se precipitent; chaque jour apporte des nouvelles alarmantes. Vergniaud annonce du haut de la tribune que l'ennemi s'avance et va fondre sur Paris, le ministre Roland declare qu'une vaste conspiration vient d'etre decouverte dans le Morbihan, Lebrun dit que la Russie se joint aux autres puissances coalisees et qu'elle couvre de ses navires la mer Noire pour se rendre par les Dardanelles dans la Mediterranee. La fureur, l'epouvante, les resolutions viriles ou sinistres se repandent dans toutes les ames. Paris, tenu au secret, est visite, fouille, interroge. On cherche partout des armes. Devant l'oeil clairvoyant d'une multitude effaree, les maisons n'ont plus de secrets, les caves n'ont plus de tenebres. Des herauts a cheval embouchent la trompette d'alarme. Le tocsin sonne, les tambours battent, le canon tonne de moment en moment. Un grand drapeau noir flotte sur l'Hotel de Ville et porte dans ses plis ces mots funebres: "La patrie est en danger." Danton grondait toujours comme la foudre; il revint a l'Assemblee, et rendit compte des mesures prises par le gouvernement: "Il est bien satisfaisant, messieurs, pour les ministres d'un peuple libre, d'avoir a lui annoncer que la patrie va etre sauvee. Tout s'emeut, tout s'ebranle, tout brule de combattre. Vous savez que Verdun n'est point encore au pouvoir de nos ennemis. Vous savez que la garnison a jure d'immoler le premier qui proposerait de se rendre. Une partie du peuple va se porter aux frontieres, une autre va creuser des retranchements, et la troisieme, avec des piques, defendra l'interieur de nos villes. Paris va seconder ces grands efforts. C'est en ce moment, messieurs, que vous pouvez declarer que la capitale a bien merite de la France entiere; c'est en ce moment que l'Assemblee nationale va devenir un veritable comite de guerre. Nous demandons que vous concouriez avec nous a diriger ce mouvement sublime du peuple, en nommant des commissaires qui nous secondent dans ces grandes mesures. Nous demandons que quiconque refusera de servir de sa personne ou de remettre ses armes soit puni de mort. Nous demandons qu'il soit fait une instruction aux citoyens pour diriger leurs mouvements; qu'il soit envoye des courriers dans tous les departements pour les avertir des decrets que vous aurez rendus. Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie: pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la patrie est sauvee!" En temps de Revolution tout homme se resume dans un mot; Danton avait dit le sien: _l'audace!_ Ame de la defense nationale, genie de la guerre sacree, celle qui defend le territoire d'un peuple contre l'invasion etrangere, il se montre partout, repand sur les multitudes sa parole brulante; c'est le patriotisme fait homme. Qu'on tienne d'ailleurs compte d'un fait: par gout, par temperament, par sa robuste constitution physique, Danton etait de la race des paysans. Il avait avec la terre ces fortes et secretes attaches qui font les vrais coeurs francais. Puisse sa conduite servir d'exemple aux hommes d'Etat qui se trouveraient un jour places dans les memes circonstances! Il leur a montre comment on sauve un peuple en dechainant toutes les forces vives de la Revolution. Cependant l'ennemi avancait toujours. Le 2 septembre, les passants consternes lisaient la proclamation suivante, qui couvrait les murs de la capitale: "Citoyens, "L'ennemi est aux portes de Paris: Verdun qui l'arrete ne peut tenir que huit jours. Les citoyens qui la defendent ont jure de mourir plutot que de se rendre; c'est vous dire qu'ils vous font un rempart de leur corps. Il est de votre devoir de voler a leur secours. Citoyens, marchez a l'instant sous vos drapeaux: allons nous reunir au Champ-de-Mars: qu'une armee de 60 000 hommes se forme a l'instant. Allons expirer sous les coups de l'ennemi ou l'exterminer sous les notres." Cette proclamation emanait de la Commune de Paris. Plus d'espoir que dans la resistance desesperee de la nation. Verdun venait de subir le meme sort que Longwy. Cette sinistre nouvelle jette la capitale dans un etat d'agitation et de delire. O France! o Revolution! On croit entendre le pas des armees prussiennes et autrichiennes en marche vers les murs de Paris. Tout est perdu, si une resolution terrible, infernale, ne vient au secours de la patrie en danger. Quelques-uns des plus farouches sans-culottes, les lions de la Montagne, ne sont pourtant pas d'avis d'aller tendre le cou a l'ennemi; ils se retiront sombres et rugissants dans leurs tanieres. Leur dessein est arrete d'armer la nation d'epouvante. Comme ces anciens peuples du Nord qui, avant de partir pour la guerre, immolaient des victimes humaines sur les autels d'Odin, avant de voler au-devant de l'ennemi, ils parlent ouvertement de consommer un grand et lugubre sacrifice. Ces sentiments n'etaient points partages par la jeunesse ni par les vaillants defenseurs de la nation. Chez eux, l'ardeur du patriotisme eteignait la soif de la vengeance. A chaque coin de rue eclataient des scenes dechirantes: c'etaient les adieux des enfants, des fiances, des vieux parents, les larmes des femmes en voyant partir, le fusil au bras, les sauveurs de la France et de la Revolution. Quarante mille hommes sont reunis au Champ-de-Mars. Le moment est venu de partir; ils embrassent une derniere fois tous ceux qui leur sont chers. Ils marchent a l'ennemi au milieu des alarmes et des troubles d'une population exaltee, bleme de terreur et de vengeance: "Vous laissez, leur crie-t-on, vous laissez derriere vous le pays livre a des perfidies et a des manoeuvres tenebreuses. Ce n'est pas en Champagne que sont nos plus dangereux ennemis; ils sont a Paris, dans les prisons. Si encore ces brigands ne menacaient que notre existence; mais ils tendent la main aux Prussiens, afin d'eteindre la Revolution dans un egorgement: il ne faut pas que les defenseurs de la patrie s'immolent sans immoler les traitres. Sang pour sang!" Le terrible cri: _Exterminons les traitres! Il faut en finir!_ vole de bouche en bouche; une espece de rage s'empare des citoyens qui voient s'eloigner leurs freres. Danton se multipliait. A la tribune, au Champ-de-Mars, partout ou il y a besoin d'un encouragement, d'une parole de flamme, il est la. Il secoue sa chevelure comme une criniere. Ses traits heurtes, sa voix tonnante, son froncement de sourcils menacant, son geste qui s'adresse a l'ennemi, comme si l'ennemi etait present, tout en lui remue les grandes passions, les nobles sentiments, l'amour sacre de la patrie. Il repete sans cesse sa formule favorite, son cri de guerre: "De l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace!" Quelquefois il s'attendrit; il pleure: ce sont les larmes du lion. Place entre la victoire et l'echafaud que lui preparent les royalistes, il ne s'occupe que de son pays. A ces eclats d'eloquence, au bruit haletant du tocsin, aux menaces de l'etranger qui se croit deja dans nos murs, les faubourgs repondent par un soulevement d'indignation. On se demande si des ennemis du bien public, qui, depuis quatre ans, ont attire sur la France la famine, des dissensions interieures, la guerre, et qui appellent de tous leurs voeux l'invasion, on se demande, dis-je, si ces fleaux vivants meritent que de braves gens aillent exposer leur vie pour les defendre. Est-il meme prudent de conserver dans la place des auxiliaires aussi dangereux lorsque l'etranger s'avance pour leur donner la main? La grande ville ne va-t-elle point etre prise, comme on dit, entre deux feux, ou plutot entre deux egorgements? L'exasperation fut au comble quand on apprit que les royalistes enfermes de par la loi profitaient de l'inviolabilite dont les couvraient les murs de la prison pour afficher hautement leurs esperances, se livrer a des orgies scandaleuses et appeler la fureur de l'ennemi sur leurs juges. Qui ouvrirait leurs verrous? Une main etrangere, et cette main, ils l'imploraient, ils la benissaient. On touchait evidemment a une vengeance populaire: de tels actes ne se justifient point; ils s'expliquent. C'est ce que nous avons essaye de faire. Une des grandes lois du regne animal est la lutte pour l'existence; c'est aussi celle des societes. A ce besoin d'etre, elles immolent sans pitie tous les obstacles. La France de 92 voulait vivre, c'etait son droit; en lui disputant ce droit, on la placait dans l'inexorable necessite de perir ou d'aneantir ses ennemis. IX Massacres de Septembre.--Le Comite de surveillance.--La prison de l'Abbaye.--Le president Maillard.--Les jugements.--Journiac de Saint-Meard.--Ce qui se passait dans l'interieur de la prison et devant le tribunal.--Royalistes acquittes.--Mme Cazotte et Mme de Sombreuil.--L'abbe Sleard.--La princesse de Lamballe.--A qui revient la responsabilite des massacres?--Role de Danton.--Marat seul ose justifier les journees de Septembre. L'aurore du 2 septembre eclaire une ville morne et consternee. L'epee est sur toutes les tetes; un pressentiment orageux trouble les esprits et les consciences. C'est un dimanche. Vers les deux heures apres midi, le canon d'alarme du Pont-Neuf fait entendre trois coups, le tocsin sonne, et le tambour bat la generale dans toutes les sections de Paris. "Qu'est-il donc arrive? demandent les citoyens sortis de leurs maisons. Les ennemis sont-ils a Epernay? Demain, seront-ils a nos portes?--Pas encore: mais il est un autre ennemi qu'il faut ecraser; c'est sur celui-la que tonne l'heure de la vengeance publique." Un _Comite de surveillance_ s'etait organise, pouvoir secret, sorte de Conseil des Dix, dictature anonyme et d'autant plus dangereuse qu'elle etait irresponsable. Ce comite se composait de quinze citoyens, dont les principaux etaient Sergent, Panis, Duplain et Jourdeuil; le matin du 2 septembre, ils s'adjoignirent six autres membres, parmi lesquels figurait Marat. Est-ce de ce Comite que partit la direction des massacres? Il y a lieu de le croire; contre lui s'elevent des indices, des presomptions tres-fortes, mais de preuves materielles, aucune. Massacre, quel mot terrible! Il faut pourtant reconnaitre que toute notre ancienne histoire de France est une serie de meurtres, une longue trainee de sang. Il y eut le massacre des Albigeois et des Vaudois, le massacre de la Saint-Barthelemy, le massacre des Cevennes, le massacre de Merindol et bien d'autres que je passe sous silence. Quels exemples la monarchie de droit divin leguait a la Revolution! Ces exemples atroces, le peuple de 92 eut sans doute tort de les suivre; mais si les rois, pour couvrir l'horreur de pareils actes, invoquaient le besoin de sauver le trone et la religion, des hommes egares par la fureur _du bien public_ n'avaient-ils point aussi pour excuse le besoin de sauver la patrie? Quoi qu'il en soit, le Comite de surveillance siegeait a l'hotel de ville, lorsque on y annonca que des pretres refractaires venaient d'etre arraches aux mains de la garde et mis a mort. On ajoutait que _le peuple_ (lisez quelques individus) menacait de se porter aux prisons. A cette nouvelle, le Comite envoie aussitot l'ordre aux differents geoliers de _sauver les petits delinquants, les prisonniers pour rixe, les detenus pour dettes, mois de nourrice et autres causes civiles._ Ce triage fait, suivant l'expression de Marat, "afin que le peuple ne fut pas expose a immoler quelque innocent," etait-il vraiment un acte d'humanite? Cette separation des detenus en petits delinquants civils et en grands malfaiteurs politiques n'etait-elle point tout au contraire de la part du Comite un aveu de complicite plus ou moins directe? N'etait-ce point une maniere de designer les traitres contre la Revolution a la vengeance des meurtriers? N'etait-ce point dire: "Epargnez ceux-ci; tuez les autres"? L'horloge de l'Hotel de Ville a sonne trois heures de l'apres-midi. Paris est morne, inquiet, consterne. Il y a du sang dans l'air. Ou va ce groupe d'hommes a figures sinistres, armes de piques, de batous, de sabres et d'assommoirs? --Nous allons _nettoyer les prisons_, murmurent-ils d'une voix sombre. On a cru voir dans ce groupe les federes du Midi. Rien n'est plus douteux. Les Marseillais, les vainqueurs du 10 aout, n'etaient point alors aux prisons; ils etaient aux armees; ils n'assassinaient point, ils se battaient. Quelques garcons bouchers, des marchands, des gens de toute profession, tel etait le personnel de celle bande d'exterminateurs. Habitants du quartier, ils avaient ete plusieurs fois insultes, provoques par les prisonniers royalistes qui leur criaient a travers les grilles de l'Abbaye: --Les Prussiens arrivent: miserables, vous serez tous pendus! C'est en effet sur la prison de l'Abbaye que se porta tout d'abord la colere des meurtriers. En peu de temps, vingt-quatre detenus furent immoles. Mais quelle est cette figure austere, impassible? Je reconnais le fameux huissier du faubourg Saint-Antoine, qui, le pont-levis etant rompu, a traverse les fosses de la Bastille sur une mechante planche, celui qui dans la journee du 4 octobre a conduit les femmes a Versailles, nature revolutionnaire, quoique homme d'ordre a sa maniere. --Stanislas Maillard, que viens-tu faire ici? --Juger, repond-il froidement. En effet, le voici installe devant une table. Il se fait apporter l'ecrou de la prison, verifie les condamnations, fait relacher les delinquants civils, tous ceux qu'avait deja separes le Comite du surveillance. Ceci regle, il se compose un jury qu'il choisit parmi les gens bien etablis, les marchands du voisinage. Alors commencent les appels funebres des accuses. Chacun d'eux comparait a son tour devant le sanglant tribunal. --Votre nom? --Journiac de Saint-Meard. [Illustration: Massacres dans les prisons.] Journiac de Saint-Meard etait l'un des redacteurs des _Actes des apotres_. Le Comite de surveillance de la Commune l'avait fait arreter le 22 aout. Transporte le lendemain a la prison de l'Abbaye, il fut presente au concierge qui lui dit la phrase d'usage: _Il faut esperer que ce ne sera pas long_. On le fit placer dans une grande salle qui servait de chapelle aux prisonniers de l'ancien regime, dans laquelle il y avait dix-neuf personnes couchees sur des lits de sangle. On lui donna celui de M. Dangremont qui avait eu la tete tranchee deux jours auparavant. Que se passait-il le 2 septembre, dans l'interieur de la prison? Le diner avait ete servi plus tot que de coutume. A deux heures, le guichetier entra et ramassa tous les couteaux que chaque detenu avait soin de placer dans sa serviette. Ses yeux hagards font presager quelque malheur. On l'entoure; on le presse de questions; mais il garde un silence obstine. A deux heures et demie, l'inquietude s'accroit; on entend les tambours qui battent la generale, les trois coups du canon d'alarme et le tocsin qui sonne de tous cotes; que se prepare-t-il? On apprend bientot qu'on venait de massacrer les eveques et autres ecclesiastiques _parques_ dans le cloitre de l'abbaye. Vers quatre heures, les cris dechirants d'un homme qu'on hachait a coups de sabre attirent les detenus a la fenetre de la tourelle. Ils voient alors, vis-a-vis le guichet de leur prison, le corps d'un homme etendu mort sur le pave. Un instant apres, on en massacre un autre, et ainsi de suite. Un silence d'horreur regne pendant ces executions: mais aussitot que la victime est gisante a terre s'elevent les cris de: _Vive la nation!_ Il est dix heures du soir: les tourments de la soif se joignent aux affreuses emotions et aux angoisses des prisonniers. Enfin le guichetier Bertrand parait, et l'on obtient de lui qu'il apporte une cruche d'eau. Un federe etant venu faire, avec d'autres personnes, la visite de la prison, on lui parle de cette negligence. Indigne, il demande le nom du susdit guichetier, assurant qu'il allait l'_exterminer_. La grace de ce malheureux fut aisement obtenue; mais on voit par la a quel point tous les sentiments bons ou mauvais du coeur humain etaient surexcites. Apres une _agonie de trente-sept heures_, Journiac de Saint-Meard voit, le mardi, a une heure du matin, la porte de sa prison s'ouvrir. On l'appelle; il se presente; trois hommes le saisissent et l'entrainent dans l'affreux guichet. A la lueur de deux torches, il apercoit le terrible tribunal qui dispensait d'un mot la vie ou la mort. Le president, en habit gris, un sabre au cote, etait appuye contre une table sur laquelle on voyait des papiers, une ecritoire, des pipes et quelques bouteilles. Cette table etait entouree par dix jures assis ou debout, dont deux portaient la veste et le tablier de travail; d'autres dormaient etendus sur des bancs. Deux hommes, en chemise teinte de sang, le sabre a la main, gardaient la porte du guichet. Un vieux guichetier avait la main sur les verrous. En presence du tribunal, trois executeurs tenaient un prisonnier qui paraissait age de soixante ans. On place Journiac dans un coin du guichet, ou des gardiens croisent leur sabre sur sa poitrine, et l'avertissent que, s'il fait le moindre mouvement pour s'evader, ils le perceront de part en part. Le dossier du vieillard ayant ete examine, Maillard dit: _Conduisez monsieur_.... A peine ces mots etaient-ils prononces, qu'on pousse le malheureux dans la rue ou il tombe frappe a mort sur le pave. Le president s'asseoit pour ecrire, et apres avoir enregistre le nom de celui qu'on egorgeait: _A un autre_, dit-il.--Cet autre, c'etait Journiac. Traine devant le tribunal par les trois hommes qui le gardaient, dont deux lui tenaient chacun une main et dont l'autre avait saisi le collet de son habit, il subit un court interrogatoire. On assure que, pour se donner de la verve et du courage, il avait bu une bouteille d'eau-de-vie. LE PRESIDENT.--Votre profession? L'ACCUSE.--Officier du roi, etc., etc. UN DES JUGES.--Le moindre mensonge vous perd. Journiac se defend comme il peut avec une chaleur toute provencale et une grande assurance. UN AUTRE JUGE, impatiente.--Vous nous dites toujours que vous n'etes pas ca ni ca: qu'etes-vous donc? --J'etais franc royaliste. Il s'eleve un murmure qui est bien vite reprime par le juge. --Ce n'est pas, dit-il, pour juger les opinions que nous sommes ici, c'est pour en _juger les resultats_. --Oui, monsieur, j'ai ete franc royaliste; mais je n'ai jamais ete paye pour l'etre. Le president, apres avoir ote son chapeau: --Je ne vois rien qui doive faire suspecter monsieur. "Je lui accorde la liberte. Est-ce votre avis?" TOUS LES JUGES.--Oui, oui, c'est _juste_! A peine ces mots etaient-ils prononces qu'eclatent des applaudissements et des bravos. Tous ceux qui se trouvaient dans le guichet embrassent l'acquitte. Le president charge trois personnes d'aller en _deputation_ annoncer au peuple le jugement qu'on venait de rendre. Nouvelles acclamations, nouveaux transports de joie. Les trois deputes rentrent et conduisent Journiac hors du guichet. Aussitot qu'il parait dans la rue, l'un d'eux s'ecrie: --Chapeau bas! ... Citoyens, voici celui pour lequel vos juges demandent aide et secours.--Tous se decouvrent. Place au milieu de quatre torches, l'_innocent_ est entoure, serre dans des bras sanglants. Toute la foule crie: "Vive la nation!" Le voila desormais sous la sauvegarde du peuple. Avec toute sorte d'honneurs, et au milieu des applaudissements enthousiastes, il passe a travers les rangs de la multitude, suivi des trois deputes que le president avait charges de le conduire a son domicile. Chemin faisant, l'un des deputes lui dit qu'il etait maitre macon, etabli dans le faubourg Saint-Germain; l'autre qu'il etait apprenti perruquier; le troisieme, vetu de l'uniforme de garde national, qu'il etait federe. Le macon demanda: --Avez-vous peur? --Pas plus que vous. --Vous auriez tort d'avoir peur; car maintenant vous etes sacre pour le peuple, et si quelqu'un vous frappait, il perirait sur-le-champ. Je voyais bien que vous n'etiez pas une de ces chenilles de la liste civile; mais j'ai tremble pour vous, quand vous avez dit que vous etiez officier du roi. Vous souvenez-vous que je vous ai marche sur le pied? --Oui, mais j'ai cru que c'etait un des juges... --C'etait parbleu! bien moi; je croyais que vous alliez vous fourrer dans le harria, et j'aurais ete fache de vous faire mourir; mais vous vous en etes bien tire. J'en suis tres-aise, parce que j'aime les gens qui ne _boudent_ pas. Bouder, dans le langage du temps, voulait dire dissimuler, _fouiner_. Arrives dans la rue Saint-Benoit, les trois deputes et Journiac prirent un fiacre qui devait les conduire a domicile. Un hote, un ami, chez lequel il demeurait, fut charme et presque etonne de le revoir. Son premier mouvement fut d'ouvrir son portefeuille et d'offrir un assignat aux conducteurs qui le ramenaient sain et sauf. Ceux-ci refuserent et dirent en propres termes: --Nous ne faisons pas ce metier pour de l'argent. Voici votre ami: il nous a promis un verre d'eau-de-vie; nous boirons a sa sante, et nous retournerons a notre poste. Avant de se separer, ils demanderent une attestation ecrite et qui declarat qu'ils avaient conduit l'acquitte chez lui sans accident. Journiac les accompagna jusqu'a la rue, ou il les embrassa, dit-il, "de bien bon coeur". Il resulte de ces faits racontes par un temoin oculaire, ayant joue le role de _victime sauvee_ dans ce terrible drame, que le tribunal du 2 septembre jugeait les prisonniers; qu'on y tolerait l'aveu d'une opinion contraire a la pensee des juges, pourvu que cette opinion n'eut point eclate en actes seditieux; que la defense etait libre et que la vie de chaque homme etait severement pesee dans la balance de Minos. Il y avait dans la prison de l'abbaye un vieillard, auteur du _Diable amoureux_, d'_Olivier_ et d'autres poemes ou operas-comiques: c'etait Cazotte. Dans un acces de seconde vue, long temps avant la Revolution, a la fin d'un repas, il avait predit, s'il faut en croire La Harpe, le sort tragique reserve a chacun des convives et a lui-meme. Durant le sejour qu'il fit a l'Abbaye, sa gaiete, sa facon de parler orientale, ses paradoxes avaient fort diverti ses compagnons de captivite. Esprit mystique, il cherchait a leur persuader que leur situation et la sienne etaient une _emanation_ de l'Apocalypse, qu'ils etaient plus heureux que ceux qui jouissaient de leur liberte... Deux gardes vinrent le chercher pour le conduire au tribunal criminel et interrompirent ses reveries. Il y avait contre lui des charges tres graves, des preuves ecrites. A cinq heures, des voix appelerent: "Monsieur Cazotte!" Il parait avec ses cheveux blancs, accompagne de sa fille; les bras jetes autour du cou de son pere, elle semblait lui faire un rempart de sa piete filiale, implorait, charmait, conjurait les juges. Le peuple, touche de ce spectacle, demande sa grace et l'obtient. Une autre fille heroique, Mlle de Sombreuil, sauva son pere par un acte de devouement qui fait fremir. Maillard, le president du tribunal, avait dit: "Innocent ou coupable, je crois qu'il serait indigne du peuple de tremper ses mains dans le sang de ce vieillard." C'etait bien un acquittement; mais de Sombreuil etait connu pour un ennemi de la Revolution. Deux de ses fils se battaient alors contre la France. Les forcenes voulaient obtenir de Mlle de Sombreuil un gage d'abjuration: "Si tu n'es point une aristocrate, lui disent-ils, bois a la nation." En meme temps ils lui presentent un verre de vin, souille par les empreintes de doigts sanglants. Et elle but. [Note: Cette version a ete affirme a l'auteur par un ancien geolier de l'Abbaye qui l'avait recueillie de son predecesseur.] Maillard avait siege trois jours et trois nuits; il avait fait absoudre quarante-trois personnes. Un fanatisme calme, froid, reflechi, l'avait conduit dans ces lieux habites par l'epouvante et par la mort. Appuyant sa conscience sur la necessite, il traversa cet abime de sang comme il avait traverse le 14 juillet les fosses de la Bastille, la tete sur un abime. Accuse plusieurs fois d'indulgence et de faiblesse, menace personnellement par son _pouvoir executif_, environne de piques sanglantes et de lames de sabre ebrechees, il crut attenuer l'horreur des fonctions qu'il exercait comme president d'un tribunal de meurtre, en limitant la vengeance par quelques-unes des formes de la justice. Il se trompa. On pretend qu'un condamne s'etait ecrie: "C'est affreux! votre jugement est un assassinat." Maillard aurait repondu: _J'en ai les mains lavees_... Toutes les eaux de l'Ocean ne suffiraient point a laver le sang d'un innocent. Lady Macbeth a beau se frotter les mains dans son delire de somnambule; la tache reste toujours. Le lendemain du 4 septembre, les abords de la prison de l'Abbaye etaient encombres de charrettes qui enlevaient les morts. Des flaques de sang s'etendaient sur la place de l'execution; c'etait un spectacle hideux, une boucherie d'hommes. Les chiens, revenus comme leurs maitres a la ferocite primitive du chacal, trainaient dans le ruisseau des membres tronques, des lambeaux de chair. Horreur! Les adversaires de la Revolution lui reprochent sans cesse le 2 septembre. Ces actes de barbarie, nous les deplorons plus qu'eux. Les forcenes qui tremperent leur main dans le crime croyaient naivement servir la cause du peuple: ils la perdirent. Les massacres continuerent et se prolongerent jusqu'au 6. Les betes feroces qui avaient goute le sang voulaient en boire de nouveau. Les memes bandes armees allaient heurter de prison en prison. Le Chatelet, la Conciergerie, Saint-Firmin, les Bernardins, les Carmes, la Force, la Salpetriere, Bicetre, tous les lieux de detention furent successivement envahis, fouilles, _epures_. Mot terrible! Partout c'etaient les memes scenes de violence et d'atrocite. Les membres tombent sous la hache; les coeurs sortent des poitrines ouvertes, les bouches se contractent et palissent dans un dernier cri de grace! --Grace, s'ecriaient les bourreaux; vous ne nous l'auriez pas faite; de la misericorde! vous n'en auriez pas eu pour nous; il a fallu prevenir les coups que vous nous prepariez. Et ces hommes, dont le delire est comme glace par la vue du sang, frappent encore, frappent toujours. Partout aussi les memes scenes de pitie brutale. L'arbre nerveux de cette bande meurtriere etait remue jusque dans les profondeurs. Les sentiments les plus divers, les plus opposes, la vengeance, la generosite, l'attendrissement, le respect de la chose jugee, la joie de decouvrir un innocent se succedaient avec la rapidite de l'eclair dans ces ames tenebreuses. Mille contrastes se detachaient sur ce voile uniforme et tache de sang, ou de minute en minute passaient les ombres de la mort. L'abbe Sicard etait le seul parmi les prisonniers de l'Abbaye qui, avant l'arrivee de Maillard, eut trouve grace devant les egorgeurs. Il fut repris dans l'une des voitures qui se dirigeaient hors des murs de Paris et qui contenaient d'autres pretres. On les conduisit tous au comite de la section des Quatre-Nations. Les suspects sont interroges; quinze d'entre eux trouvent la mort sur les degres memes de la salle. C'est le tour de l'abbe Sicard; il palit. Un horloger, le citoyen Monnot, decouvre sa poitrine pour recevoir les coups qu'on preparait a la victime: --Que faites-vous? s'ecrie-t-il; cet homme est l'instituteur des sourds-muets, le successeur de l'abbe de L'Epee; les sourds-muets sont les enfants du malheur, celui qui leur donne ses soins ne saurait etre un ennemi du peuple. Leur enlever leur professeur, leur pere, l'homme de talent qui par les ressources de son art est parvenu a leur restituer en quelque sorte le don du langage, ce serait un crime contre Dieu et contre la nature. Cette defense heroique, la cause des sourds-muets representee par leur habile maitre, tout parle au coeur des assassins: ils fondent en larmes; l'abbe Sicard est enleve dans leurs bras nus et ramene a l'institution de la rue Saint-Jacques, au milieu des effusions de la joie, de l'attendrissement et du patriotisme. Une jeune fille s'etant evanouie au moment de passer devant ses juges, les hommes feroces qui veillaient a la porte du guichet l'emportent le plus doucement qu'ils peuvent dans un coin de la salle, et n'osant delacer eux-memes son corset prient une citoyenne de lui rendre ce service. Le vieux d'Affry etait fort compromis par ses relations avec la cour; ses cheveux blancs, sa figure venerable, desarment le bras de la justice expeditive: il est reconduit chez lui au milieu des applaudissements, entre une double haie de spectateurs qui se tiennent debout et la tete nue. Le tribunal etabli a la Force decharge de toute accusation Chamilly, l'un des valets de chambre de Louis XVI. Le prisonnier est porte sur les bras comme en triomphe; on l'escorte jusqu'a sa maison, ou sa famille alarmee n'esperait plus le revoir. A chaque acquittement, une joie presque folle eclate parmi les executeurs: la misericorde, la pitie, toutes les emotions douces et touchantes remontent du fond de ces ames englouties dans l'abime d'une idee fausse. Outre l'abbe Sicard, Cazotte, d'Affry, Sombreuil, Saint-Meard, Chamilly, ce tribunal epargna Duverrier, l'ex-secretaire du sceau, Journeau, depute, le notaire Guillaume, Salomon, conseiller-clerc a l'ancien parlement et plusieurs autres. Le fer du 2 septembre respecta quelques tetes de femmes: mesdames de Tourzelle mere et fille, de Saint-Brice, de Navarre, de Septeuil, la princesse de Tarente, la marquise de Fausse-Landry. Le hasard seul perdit la princesse de Lamballe. Elle etait a la Force. La Commune, dit-on, voulait la sauver. On l'amene devant le tribunal improvise. Voici son interrogatoire, tel qu'il nous a ete conserve par le royaliste Peltier dans son _Histoire de la Revolution_ du 10 aout et qu'il a recueilli, dit-il, de la bouche d'un temoin oculaire: LE JUGE.--Qui etes-vous? ELLE.--Marie-Louise, princesse de Savoie. LE JUGE.--Votre qualite? ELLE.--Surintendante de la maison de la reine. LE JUGE.--Aviez-vous connaissance des complots de la cour au 10 aout? ELLE.--Je ne sais s'il y avait des complots au 10 aout; mais je sais bien que je n'en avais pas connaissance. LE JUGE.--Jurez la liberte, l'egalite; jurez haine au roi, a la reine et a la royaute. ELLE.--Je preterai volontiers le premier serment, mais je ne puis preter le second: il n'est pas dans mon coeur. Ici un assistant lui dit tout bas: "Jurez donc! si vous ne jurez pas, vous etes morte." La princesse ne repondit rien et fit un pas vers le guichet. LE JUGE.--Elargissez madame! Elle touchait a la liberte. Alors deux hommes la prirent sous les bras et lui recommanderent de crier en entrant dans la cour: "Vive la nation!" Le guichet s'ouvrit. A la vue d'une mare de sang, d'un monceau de cadavres, la princesse fremit, oublia ce qu'on lui avait dit et s'ecria: "Fi! horreur!" Que se passa-t-il alors? C'est ce qu'il est assez difficile de savoir. Un jeune homme, un garcon perruquier, dit-on, soit par maladresse, soit avec intention, lui fit sauter son bonnet d'un coup de pique et ses longs cheveux se repandirent sur ses epaules. Quelques-uns pretendent qu'elle avait cache dans sa coiffure un billet de la reine et que le bonnet s'envolant, sa riche chevelure se denouant, le billet tomba entre les mains des meurtriers dont il excita la fureur. D'autres racontent que le fer de la pique lui avait effleure le front; le sang coulait. Il n'en aurait pas fallu davantage pour mettre ces tigres en appetit. Morte, on la depouille de ses vetements, on se livre sur son pauvre corps a des actes de barbarie degoutante, on lui tranche la tete, et ce hideux trophee est promene ca et la dans le faubourg Saint-Antoine. Quelques criminels, absolument etrangers a la politique, mais envers lesquels (a en croire le sentiment public) la justice s'etait montree trop indulgente, furent enveloppes dans la vengeance des septembriseurs. Une de leurs bandes s'etait etablie au milieu de la cour de la Salpetriere: une triste heroine des _Causes celebres_, la femme de Desrues, tomba la premiere sous les coups des meurtriers; d'autres prisonnieres, qui avaient acquis la celebrite du crime, subirent le meme sort. Madame de La Motte (Valois), la meme qui figura dans l'affaire du collier, et qui avait ete renfermee apres une premiere evasion, passa au milieu de ces forcenes, portant une canne, un habit d'amazone et une cage avec un serin. Elle s'echappa. [Note: Ce fait, conserve dans les _Memoires_ des anciennes religieuses de la Salpetriere, a ete affirme a l'auteur par un vieil econome de la Salpetriere.] Les pretres furent les plus maltraites dans ces massacres: un citoyen genereux reussit a en sauver quelques-uns. Profitant du desordre seme par le bruit du tocsin, et d'intelligences acquises a prix d'argent, Geoffroy Saint-Hilaire penetre a deux heures dans la prison de Saint-Firmin; il s'etait procure la carte et les insignes d'un commissaire. Son intervention echoue devant la delicatesse des prisonniers: --Non, repond l'un d'eux, l'abbe de Keranran, proviseur de Navarre, non! nous ne quitterons pas nos freres. Notre delivrance rendrait leur perte plus certaine. Pendant la nuit, douze ecclesiastiques de Saint-Firmin s'echapperent neanmoins, a la faveur d'une echelle que le jeune Geoffroy, plus tard le grand naturaliste, avait appuyee contre un angle du mur. Les massacres furent juges le lendemain par le conseil de surveillance de la Commune une mesure de surete generale. "Ce terrible evenement, ecrivait quelqu'un du haut du rocher de Saint-Helene, etait dans la force des choses et dans l'esprit des hommes. Ce n'est point un acte de pure sceleratesse. Les Prussiens entraient; avant de courir a eux, on a voulu faire main basse sur leurs auxiliaires dans Paris." Laissons le cesarisme soutenir l'opportunite des massacres; il a besoin de le faire pour justifier ses propres actes. Quant a nous, ayons le courage de desavouer hautement la necessite du crime. Les nations ne se sauvent point par la vengeance; elles se sauvent par la justice. Voilons donc d'un crepe funebre le souvenir de ces journees desastreuses. La consequence de pareils actes est de faire reculer pour longtemps la liberte. Le 2 septembre, comme un noir fantome, couvre et obscurcit depuis pres d'un siecle le soleil du 10 aout. Surtout, que de semblables _expeditions_ ne recommencent jamais; les circonstances manqueraient pour les expliquer et l'humanite inconsolable n'aurait plus qu'a se plonger dans l'abime du scepticisme ou du desespoir. Ni les uns ni les autres nous ne savons quelles destinees l'avenir nous reserve; un nuage epais nous derobe les epreuves que peut avoir encore a soutenir la France; mais quoi qu'il arrive, mais quels que soient les evenements qui grondent a l'horizon, jurons tous de proscrire dans nos luttes civiles l'intervention de la mort. A qui maintenant incombe la responsabilite des massacres du 2 septembre? C'est une question qu'il importe de resoudre. Plusieurs historiens ont designe Danton comme l'auteur du ces sanglantes journees. Aucune de ses paroles, aucun de ses actes, quand on les examine de pres et en quelque sorte a la loupe, ne justifient cette accusation. Il etait, nous l'a-vous dit, pour une justice qui frappat de grands coups et qui intimidat les royalistes; il ne voulait pas d'une Saint-Barthelemy revolutionnaire. [Illustration: Massacre des Carmes.] Il faut d'abord savoir que les evenements du 2 septembre etaient prevus. Tout le monde depuis quelques jours craignait un massacre, tout le monde s'y attendait. La chose etait pour ainsi dire dans l'air. Avant la descente des meurtriers dans les prisons, l'abbe Hauy avait ete delivre sur une simple note de l'Institut qui le reclamait comme indispensable a la science. L'abbe l'Homond, auteur d'une grammaire latine, fut mis en liberte, grace a la protection d'un de ses anciens eleves, Tallien. L'abbe Berardier recut un sauf-conduit d'une main inconnue; on se souvient que Camille avait etudie sous lui a Louis-le-Grand. Robespierre, Fabre d'Eglantine, Fauchet sauverent aussi quelques prisonniers. La pitie en etait donc venue a se rabattre sur les individus, sur quelque vieille affection de college, tant la catastrophe semblait inevitable. Mais pourquoi Danton, en sa qualite de ministre de la justice, ne s'est-il point servi de son autorite, de son influence, des armes que lui donnait la loi, pour arreter l'effusion du sang? On pourrait en dire autant de bien d'autres qui occupaient des fonctions politiques. Pourquoi de son cote Petion, maire de Paris, a-t-il pendant deux jours consecutifs laisse _des brigands consommer leurs forfaits_, dans toutes les prisons de Paris? Pourquoi Roland, le ministre girondin, n'a-t-il point agi? Pale, abattu, la tete appuyee contre un arbre dans le jardin du ministere des affaires etrangeres, il se contentait de demander qu'on transferat l'Assemblee nationale a Tours ou a Blois. La verite est que le pouvoir executif etait impuissant, l'Assemblee muette et paralysee, la population indecise, affolee de peur, ne sachant a qui obeir. Il y avait aux alentours des prisons une force armee; elle ne bougea pas. Des gardes nationaux faisaient l'exercice dans le jardin du Luxembourg, a deux pas des Carmes et de l'Abbaye, on vint les avertir de ce qui se passait; ils demeurerent immobiles, firent la sourde oreille. Beaucoup parmi les bons citoyens desapprouvaient les massacres; ils n'essayerent rien pour les arreter. Chacun laissait faire, laissait passer, c'est-a-dire laissait tuer. Cette complicite passive enhardissait naturellement les meurtriers. Ils se croyaient la justice du peuple--Le peuple! Il ne faut pas donner ce nom aux miserables bandes qui allaient enfoncer la porte des prisons. Quatre ou cinq cents hommes, tout au plus, prirent une part active dans ces executions; mais le plus grand nombre regardait ces evenements, comme frappes du cachet de la fatalite. Une force ineluctable, la stupeur, la loi supreme du salut public, l'indignation, l'approche de l'ennemi qui avait jure de detruire Paris, la crainte de la royaute qui du fond de la tour du Temple se montrait encore redoutable par les mouvements qu'elle excitait a l'interieur et par les secours qu'elle attendait du dehors, la haine des nobles et des pretres refractaires, qui depuis 89 avaient par leurs complots suspendu les affaires, jete la discorde dans le pays, paralyse l'elan de la guerre defensive, grossi les rangs de l'armee prussienne, tout concourait a enchainer la resolution de reagir contre les executeurs des oeuvres sanglantes. "Les ci-devant ont bien merite leur sort: cela ne nous regarde point." Ainsi raisonnaient les bourgeois, les ouvriers. Lebas n'avait pris aucune part aux massacres. Voici pourtant la lettre qu'il ecrivait a son pere: "Pour moi, quand je reflechis a toutes les circonstances de cette journee, je n'y peux apercevoir qu'une mesure de surete necessaire pour la journee du 10 aout. Si l'humanite gemit sur tant de victimes immolees, et surtout sur de cruelles meprises, on trouve quelque soulagement a penser que l'inaction du glaive de la loi a ete seule cause de tant de violences." Tel etait aussi, il est permis de le croire, l'avis de Danton. Il faut lui rendre cette justice que seul, dans ces jours lamentables ou tous les esprits etaient troubles, il ne desespera point du salut de la patrie; qu'il insista de toutes ses forces pour que l'Assemblee restat dans les murs de la capitale, et que frappant du pied la terre il en fit sortir des armees. Ceux qui l'accusent d'avoir dirige les massacres se fondent sur une parole de Danton a une bande de travailleurs [Note: On a pretendu que ce mot avait ete invente par les ouvriers de mort qui avaient fonctionne au 2 septembre. C'est une erreur: au moyen age, on appelait ainsi les mercenaires qui arretaient ou tuaient les heretiques. Ils etaient meme retribues, sous pretexte que toute peine merite salaire.] qui avait extermine a Versailles les prisonniers d'Orleans et qui etait venue envahir la cour de son hotel; il avait repondu: --Celui qui vous remercie n'est pas le ministre de la Justice, c'est le ministre de la Revolution! Qu'est-ce que cela prouve? Danton etait l'homme des faits accomplis. Il n'avait pas la conscience assez scrupuleuse et il etait trop esclave de la popularite pour braver un danger inutile. Le sang etait verse; un reproche adresse aux meurtriers n'aurait point ressuscite les morts. Il fit contre fortune bon coeur, il remercia, mais en separant toutefois la Revolution de la Justice. C'etait maintenant la justice qui allait reprendre son cours. [Note: Cette maniere de voir se trouve confirmee par l'opinion de Garat, un modere, qui dit dans ses _Memoires_: "Danton a ete accuse de participation a toutes ces horreurs. J'ignore s'il a ferme les yeux et ceux de la justice quand on egorgeait; on m'a assure qu'il _avait approuve comme ministre ce qu'il detestait surement comme homme_; mais je crois que tandis que les hommes de sang auxquels il se trouvait associe exterminaient des hommes presque tous innocents et paisibles, Danton, couvrant sa pitie sous des rugissements, derobait a droite et a gauche autant de victimes qu'il lui etait possible a la hache, et que des actes de son humanite a cette meme epoque ont ete reputes comme des crimes envers la Revolution, dans l'accusation qui l'a conduit a la mort."] Un seul homme accepta, revendiqua fierement la sinistre responsabilite du massacre en le declarant, dans son journal, _une operation malheureusement trop necessaire_. Cet homme est Marat. Tant que l'Ami du peuple avait ete un simple journaliste, tant qu'il s'etait contente de verser sur le papier des flots d'encre rouge, on pouvait a la rigueur mettre ses diatribes, ses conseils sanguinaires, ses provocations a la vengeance, sur le compte d'une imagination effaree. Il n'en fut plus de meme quand, apres s'etre glisse dans le Comite de surveillance, il y exerca des fonctions publiques. Le jugement de l'histoire doit etre d'autant plus severe envers les hommes qu'ils encourent par la nature de leurs pouvoirs une responsabilite plus grande. Eh bien! au risque d'etre accuse de folie ou de sceleratesse, Marat osa pretendre que _tout Paris etait a l'expedition_; que _rejeter ces executions populaires sur le Comite de surveillance etait une insinuation perfide; que si les conspirateurs sont tombes sous la hache du peuple, c'est parce qu'ils avaient ete soustraits au glaive de la Justice_. Il est vrai que plus tard, en octobre 92, Marat lui-meme a defini les massacres du 2 septembre "un evenement desastreux". C'est le nom qui leur restera dans l'histoire. X Effet moral produit par les massacres.--Lutte de Danton et de Marat.--Affaire Duport.--Echec de la Commune.--Les elections.--Fin de l'Assemblee legislative. Il y a peut-etre quelque chose de plus affreux que le meurtre lui-meme; c'est le lendemain du meurtre. Pendant l'execution, le mouvement, la fureur, le bruit, les clameurs sinistres couvrirent une partie des scenes atroces qui deshonoraient certains quartiers de Paris. Mais apres!... Un silence glacial s'etendit sur toute la ville. Le ciel etait charge de miasmes impurs. Souillees, consternees, les imaginations etaient hantees par des spectres. Les murs des prisons vides suaient du sang. Toutes les forces vives de l'action et de la pensee semblaient etre tombees dans un grand aneantissement moral. Qui relevera les courages abattus? L'homme qui n'a jamais desespere de la France ni de la Revolution. Danton voyait d'un oeil ombrageux les envahissements de la Commune. Certes, il ne voulait pas la detruire, il la croyait un organe indispensable au mouvement revolutionnaire; mais il voulait contenir cette force rivale, la renfermer dans la limite de ses attributions, la subordonner au pouvoir executif et a l'Assemblee legislative. Le 3 septembre, quand le sang coulait dans les ruisseaux, le Comite de surveillance avait adresse a tous les departements une circulaire signee de ses membres et qui etait une veritable apologie des massacres, une provocation a la vengeance: "Tous les Francais s'ecrieront comme les Parisiens: "Marchons a l'ennemi!" Mais nous ne laisserons pas derriere nous ces brigands pour egorger nos enfants et nos femmes." On a dit que cette circulaire avait passe sous le couvert du ministre de la justice; mais on n'en a jamais fourni la preuve. Quoi qu'il en soit, elle constituait un veritable abus de pouvoir. De quel droit la Commune de Paris s'arrogeait-elle une action directe sur les provinces? De quel droit prechait-elle le meurtre a tous les Francais? Danton fremit de colere; mais il ne se crut point assez fort dans un pareil moment, ni assez bien arme, pour attaquer de front le Comite de surveillance, sur lequel regnait Marat. Il attendit. Un incident lui fournit quelques jours plus tard l'occasion d'engager la lutte. Avant le 2 septembre, lors des visites domiciliaires, la municipalite de Paris avait fait rechercher Adrien Duport; on ne l'avait point trouve. Ses opinions royalistes etaient bien connues. Duport avait ete membre de l'Assemblee constituante. La cour l'avait consulte, ainsi que Barnave et Lameth. C'etait du reste un caractere honorable, un homme de talent, un constitutionnel sincere. Voyant que la cour ne suivait point ses conseils, il se retira dans ses fonctions de magistrat (president du tribunal criminel) et dans les devoirs de la vie privee. En vue de sa surete personnelle, il vivait tantot a Paris, dans le Marais, tantot sur ses terres, au chateau de Buignon. Garde national, grenadier de la section du Marais, il faisait regulierement son service, avait passe la nuit du 10 aout a la caserne, n'avait donc point paru au chateau. La verite est qu'il cherchait a se faire oublier. Les haines politiques n'oublient point. La Commune, craignant que cette proie ne lui echappe, envoie au maire de Bazoches l'ordre d'arreter partout ou il le trouvera le sieur Duport et de le traduire a sa barre. Le 4 septembre, en effet, le maire, flanque de ses officiers municipaux, du procureur de la Commune et des officiers de la garde nationale, se met en marche vers le chateau de Buignon. Chemin faisant, ils rencontrent Duport accompagne de sa femme et d'un ami, lui montrent le mandat d'amener et l'arretent. Homme d'Etat, homme de gouvernement avant tout, Danton, averti a temps, s'indigne. Ou s'arreteront les empietements de la Commune? Ne courait-on pas tout droit a l'anarchie par la confusion des pouvoirs? N'etait-il pas bien temps de s'arreter dans cette voie? A un moment aussi critique, lorsque l'ennemi marchait sur Paris, la France etait perdue si une main vigoureuse ne ressaisissait la direction generale des affaires, si la loi ne triomphait, a l'interieur, de tous les obstacles. D'un autre cote, n'avait-on pas deja verse trop de sang? Ramener Duport dans Paris, c'etait rouvrir la porte aux massacres. Il eut ete extermine en route ou a son entree dans la ville. Le 7, Danton ecrit en toute hate au commissaire du pouvoir executif, district de Nemours. "Des motifs importants et d'ordre public _exigent_, monsieur, que votre tribunal fasse _retenir_ le sieur Duport dans les prisons ou il est actuellement detenu, qu'il ne le laisse point _arriver a Paris jusqu'a nouvel ordre_. Je vous prie de veiller a l'execution de mes _intentions_, ainsi qu'a la surete de ce prisonnier." Le 8, le ministre de la justice s'adressant a l'Assemblee legislative, seule autorite supreme qu'il reconnaisse, lui transmet sa lettre et une protestation de Duport contre le mandat d'amener lance par la Commune. L'Assemblee renvoie les pieces au pouvoir executif (c'est-a-dire Danton), pour faire statuer sur la legalite de l'arrestation. Fort de ce premier succes, Danton ecrit a MM. les juges du tribunal du district de Melun: "D'apres le decret de l'Assemblee nationale du 9 courant, vous voudrez bien, messieurs, statuer promptement sur la _legalite_ ou l'_illegalite_ de l'arrestation de M. Adrien Duport, afin que ce prisonnier soit mis en liberte s'il n'a pas merite d'en etre prive plus longtemps." Voulant menager tous les pouvoirs (c'etait le moyen de s'assurer une victoire plus complete), Danton demande par lettre au Comite de surveillance: "Avez-vous de nouvelles charges contre Duport? Si oui, communiquez-les, et je les transmettrai au tribunal de Melun." "Des charges, des pieces nouvelles! En avions-nous besoin, repond fierement le Comite, pour mettre en arrestation Adrien Duport? Sa conduite a l'Assemblee nationale, ses machinations, ses liaisons avec les conspirateurs, en un mot toute sa vie ne s'eleve-t-elle point contre lui?" Silence de Danton. Le 17 septembre 1792, la chambre du conseil, district de Melun, declare illegale l'arrestation de Duport et ordonne qu'il sera a l'instant meme elargi. Danton n'avait pas seulement remporte une victoire: ce qui est bien plus, il avait arrache une victime a la mort. La Commune de Paris sentit le coup qui lui etait porte, bondit, ecuma de rage. Le torrent de sang avait rencontre sa digue. Marat ecrivit a Danton une lettre dont les termes ne sont point parvenus jusqu'a nous, mais que le fougueux tribun trouva injurieuse, outrageante. Il court a la mairie. C'est Petion qu'il rencontre. Il lui montre la lettre de Marat, lettre insolente et dans laquelle l'Ami du peuple le menacait de ses placards. Danton etait courrouce. --Eh bien! lui dit Petion, descendons au Comite de surveillance; vous vous expliquerez. Marat y etait; le debut fut tres anime. Danton traita Marat durement; Marat soutint ce qu'il avait avance, finit par dire que dans les circonstances ou l'on se trouvait il fallait tout oublier, puis, pris d'un mouvement de sensibilite, se jeta dans les bras de Danton qui l'embrassa. Cette scene a ete racontee par Petion, un temoin oculaire. Le recit est-il bien exact? Peu importe: la tyrannie de la Commune etait brisee; l'Assemblee nationale porta plus tard un decret qui defendait _d'obeir aux commissaires d'une municipalite hors de son territoire_. Danton avait retabli l'unite dans la diversite des pouvoirs, la vraie doctrine revolutionnaire. On rentrait peu a peu dans le droit, dans le classement des fonctions publiques. Pourtant le fantome du 2 septembre obscurcissait toujours l'horizon. Ceux qui avaient directement participe au massacre cherchaient a nier, a se dissimuler, a se couvrir de leur ombre; les autres, ceux qui avaient laisse faire, cherchaient mille excuses a leur lachete, et, comme il arrive toujours en pareil cas, accusaient, denoncaient avec une fureur extreme. C'est ainsi qu'on demoralise une nation. Il est d'ailleurs curieux de voir l'extreme reserve avec laquelle les Girondins eux-memes parlaient alors de ces journees sanglantes. Ecoutez Vergniaud: "Que le peuple, lasse d'une longue suite de trahisons, se soit enfin leve, qu'il ait tire de ses ennemis connus une vengeance eclatante, je ne vois la qu'une resistance a l'oppression, et s'il se livre a quelques exces qui outre-passent les bornes de la justice, je n'y vois que les crimes de ceux qui l'ont provoque par leurs trahisons..." C'est-a-dire les crimes des royalistes. Il est vrai que, dans le meme discours Vergniaud signale en termes eloquents la fameuse circulaire du Comite de surveillance, cet _infame ecrit_, et qu'il somme les membres inculpes de _desavouer leur signature_; sinon _ils doivent etre punis_... Ce ne sont donc point encore les massacres de Paris eux-memes que l'on fletrit, c'est l'effrayante intention de les etendre a toute la France. Il fallait un bouc emissaire; on rejeta sur Marat tout l'odieux du crime. Cependant la Legislative touchait a l'expiration de ses pouvoirs. Deja les elections pour l'Assemblee prochaine avaient commence. Elles se firent sous deux impressions, celle du 10 aout et celle du 2 septembre. Tout le monde sentait que l'energie etait necessaire pour substituer un gouvernement a un autre, pour contenir les ennemis du dedans et pour effrayer les puissances etrangeres. "Tout homme qui ne se passionne pas pour la liberte, s'ecriait Jullien de la Drome, est indigne de la servir. C'est une vierge delicate qui prefere etre haie a etre aimee faiblement. Oui, messieurs, donnez-nous des aristocrates ardents plutot que de tiedes patriotes. Les premiers se feront detester et ne seront pas a craindre: les autres pourraient se faire aimer, et leur mollesse contagieuse affaiblirait le ressort energique dont nous avons besoin pour sauver la patrie en danger." [Note: Copie par l'auteur sur une note aux Archives nationales.] Ces sentiments etaient ceux de la majorite des citoyens. Les corps electoraux de Paris et de Versailles nommerent deputes a la Convention nationale Danton, Marat, les deux Robespierre, Tallien, Osselin, Audoin, Joseph Chenier, Fabre d'Eglantine, Legendre, Camille Desmoulins, Lavicomterie, Freron, Panis, Sergent, Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Philippe d'Orleans, que la Commune devait autoriser a prendre le nom d'Egalite. La Legislative n'en continuait pas moins ses seances. Entoures de defiance, accuses de mollesse, soupconnes meme de rever le retablissement de la monarchie, les deputes sentirent le besoin de faire une declaration. Des le 4 septembre, au moment ou le sang fumait encore, ils s'etaient tous leves et s'etaient ecries dans un elan d'enthousiasme: "Plus de roi!" C'est par respect envers l'Assemblee prochaine et pour ne point anticiper sur les droits de la Convention que le decret, ecrit en quelque sorte dans tous les coeurs, fut remplace par un serment qui n'engageait que chaque membre en particulier. Avant de se separer, les deputes eurent un autre beau mouvement: "Perisse l'Assemblee nationale, s'etait ecrie Vergniaud a la tribune, pourvu que la France soit libre!" Tous se leverent, tous repeterent d'un meme elan: "Oui, oui, perissons s'il le faut... et perisse notre memoire!..." Le 21 septembre 1792, l'Assemblee legislative avait vecu. Serree, etouffee, pour ainsi dire, entre deux colosses, la Constituante et la Convention, elle n'en a pas moins marque sa place dans l'histoire. Menacee par la coalition de tous les rois de l'Europe, trahie par la cour, trompee par la fortune des armes au debut d'une guerre qu'elle avait elle-meme declaree, debordee par les mouvements de la rue, eclaboussee par le sang du 2 septembre, elle n'a jamais flechi; elle a eu foi dans la France et dans la Revolution. Tout etait mouvant, incertain; le sol tremblait sous ses pieds; mais elle ne trembla point. En face de la gravite des circonstances, elle se demit volontairement et noblement de ses pouvoirs. Avait-elle repondu a tout ce qu'on attendait d'elle? Non vraiment; elle eut du moins la sagesse de comprendre qu'en face de l'etranger et de la guerre civile la representation nationale avait besoin de se renouveler aux sources de l'election populaire. Elle sut mourir a temps. Place a la Convention! C'est maintenant vers elle que se porte la grande attente du pays. [Illustration: Barras] CHAPITRE QUATRIEME LA CONVENTION I Physionomie de la Convention nationale.--Nomination du bureau.--Abolition de la royaute.--La situation politique jugee par Danton.--La propriete est declaree inviolable.--Reforme judiciaire.--Les juges seront choisis indistinctement parmi tous les citoyens.--Vice originel de la Convention.--Les Girodins ennemis de Paris.--Le parti qu'ils tirent des journees de Septembre.--Presages d'une lutte a mort entre la Gironde et la Montagne. Le 20 septembre 1792, la France avait vaincu a Valmy: l'ennemi etait repousse! Le lendemain, la Convention se reunit aux Tuileries, d'ou, apres avoir pris conge des membres de la Legislative dont les pouvoirs etaient expires, elle se rend dans la meme salle des Feuillants ou l'Assemblee precedente tenait ses seances. A droite est la Gironde, a gauche s'eleve la Montagne; entre ces deux points, culminants, dans le fond, s'etend la Plaine ou le Marais. Parmi les sept cent quarante-cinq membres de la nouvelle Assemblee, soixante-quinze avaient siege a la Constituante et soixante-seize a la Legislative. Les autres arrivaient generalement des provinces et appartenaient a la bourgeoisie. Plus ou moins inconnus, ils jouaient dans leur silence le role de sphinx. On voit deja, clair-semees sur les bancs, quelques tetes a caractere: voici Saint-Just, en habit noir boutonne, et grave, beau comme un symbole; Robespierre avec son profil anguleux, son front en hache et son gilet a revers; Danton avec sa laideur fougueuse; Camille Desmoulins avec sa physionomie mobile et son sourire melancolique; Couthon, paralyse des jambes, mais dont toute la vie etait dans la tete; le peintre David avec une joue enflee; Marat, cette maladie revolutionnaire, ce mythe: ses yeux paraissent eblouis et comme etonnes de la lumiere; le visage terreux, il a l'air de Lazare sortant du sepulcre. Les tribunes s'elevent, placees au-dessus des bancs des deputes, comme des loges de theatre sur un parterre. Elles sont occupees par des figures plebeiennes, qui viennent assister a la premiere scene du grand drame national; ces tribunes representent le choeur antique; elles approuvent ou elles condamnent; elles ont les passions, les entrainements, les caprices de la multitude. La seance est ouverte a deux heures et un quart. L'Assemblee nomme son president et porte son choix sur Petion. Les secretaires sont deux constituants, Camus et Rabaud-Saint-Etienne, puis les Girondins Brissot, Vergniaud, Lasource et Condorcet. Deux representants, Manuel et Collot-d'Herbois, proposent de voter immediatement l'abolition de la royaute. Ecoutez! Un orateur en soutane violette reclame la parole, c'est l'abbe Gregoire. [Note: L'abbe Gregoire avait ete nomme eveque du Blois, mais non, comme le disent les ultramontains, par l'Assemblee constituable: il fut appele au siege episcopal par le clerge et le peuple, en vertu d'une election libre.] "Personne ne nous proposera jamais, dit-il, de conserver en France la race funeste des rois; nous savons trop bien que toutes les dynasties n'ont jamais ete que des races devorantes qui se disputent les lambeaux des hommes, mais il faut pleinement rassurer les amis de la liberte. Il faut detruire ce talisman dont la force magique pourrait encore stupefier bien des esprits legers." Le timide Bazire fait observer que la question etant delicate a besoin d'etre murement discutee. "Et qu'est-il besoin de discuter, reprend Gregoire avec enthousiasme, quand tout le monde est d'accord? Les rois sont dans l'ordre moral ce que les monstres sont dans l'ordre physique. Les cours sont l'atelier des crimes et la taniere des tyrans. L'histoire des rois est le martyrologe des peuples." --Oui, s'ecrie-t-on de toutes parts, la discussion est inutile. Il se fait un profond silence. Cette proposition mise aux voix est votee par acclamation. Le president se leve et dit: "LA CONVENTION NATIONIAL DECRETE QUE LA ROYAUTE EST ABOLIE EN FRANCE." Une explosion de joie, les applaudissements, les cris de _vive la nation_, repetes par les galeries, se prolongent durant plusieurs minutes.--La royaute, cette idole devant laquelle la France s'etait tenue agenouillee depuis des siecles, cette image charnelle de la divinite, cette toute-puissance faite homme, cette tradition vivante, voila ce que la nouvelle Assemblee, du premier coup, sans discussion, venait de briser comme un hochet d'enfant. C'etait donner, des le debut, une belle idee de sa force et de son intrepidite. Elle anathematisait tous les trones dans un seul, et cela sous le canon des rois coalises! O geants de la Convention, vous qui repandiez la lumiere d'une main et le tonnerre de l'autre, on peut bien calonnier vos memoires; on ne les avilira point: vous, du moins, vous avez ose! L'abolition de la royaute etait dans les necessites du renouvellement social; comment le vieux monde pouvait-il disparaitre et ceder la place aux institutions modernes, tant que la tete de l'ancien regime etait debout? L'alliance entre les principes qui avaient fait la monarchie et les idees qui venaient de faire la Revolution etait impossible: on l'avait bien vu par l'essai du gouvernement constitutionnel. "On ne met pas du vin nouveau dans les vieilles outres." La monarchie, qui est la forme du droit divin, ne pouvait contenir les idees philosophiques du dix-huitieme siecle, ni les consequences qui s'en degagent; elle eclata. La logique voulait que l'Assemblee votat ensuite l'ouverture d'une ere nouvelle. Les actes publics, au lieu d'etre dates de l'an IV de la liberte, furent dates de l'an 1er de la Republique. Ce grand pas fait, la Convention s'arreta. Les tiraillements et les divisions des partis, les rancunes personnelles semblaient la reduire a l'impuissance d'agir. Entre la Gironde et la Montagne grondaient de sourds tonnerres. Nous avons vu que les moderes s'etaient empares du fauteuil et du bureau. Ce premier succes leur avait donne une grande confiance en eux-memes. Notez d'ailleurs que la salle etait petite, resserree: les haines se touchaient dans cette fosse aux lions. Quant aux nouveaux venus, ils etaient indecis, flottants, inquiets. A quel parti se rattacher? Ils ne voulaient ni de la dictature sanglante, ni d'une Republique federative, qui aurait plonge la France dans l'anarchie, ouvert le territoire national a l'invasion etrangere. Danton comprit qu'il fallait a tout prix rompre la glace. Il etait encore ministre de la justice: il vint deposer ses pouvoirs a la tribune: "Avant d'exprimer mon opinion, dit-il, sur le premier acte que doit faire l'Assemblee nationale, qu'il me soit permis de resigner dans son sein les fonctions qui m'avaient ete deleguees par l'Assemblee legislative. Je les ai recues au bruit du canon dont les citoyens de la capitale foudroyerent le despotisme. Maintenant que la jonction des armees est faite, que la jonction des representants du peuple est operee, je ne dois plus reconnaitre mes fonctions premieres; je ne suis plus qu'un mandataire du peuple, et c'est en cette qualite que je vais parler. "On vous a propose des serments; il faut, en effet, qu'en entrant dans la vaste carriere que vous avez a parcourir, vous appreniez au peuple, par une declaration solennelle, quels sont les sentiments et les principes qui presideront a vos travaux. "Il ne peut exister de constitution que celle qui sera textuellement, nominativement acceptee par la majorite des assemblees primaires. Voila ce que vous devez declarer au peuple. Les vains fantomes de dictature, les idees extravagantes de triumvirat, toutes ces absurdites inventees pour effrayer le peuple, disparaissent alors, puisque rien ne sera constitutionnel que ce qui aura ete accepte par le peuple. "Apres cette declaration, vous devez en faire une autre qui n'est pas moins importante pour la liberte et pour la tranquillite publique. Jusqu'ici on a agite le peuple parce qu'il fallait lui donner l'eveil contre les tyrans. Maintenant _il faut que les lois soient aussi terribles contre ceux qui y porteraient atteinte_ que le peuple l'a ete en foudroyant la tyrannie; il faut qu'elles punissent tous les coupables pour que le peuple n'ait plus rien a desirer. (_On applaudit_.) "On a paru croire, d'excellents citoyens ont pu presumer que des amis ardents de la liberte pouvaient nuire a l'ordre social en exagerant les principes: eh bien! abjurons ici toute exageration, declarons que toutes les proprietes territoriales, individuelles et industrielles seront eternellement maintenues, (_Il s'eleve des applaudissements unanimes_.) "Souvenez-vous ensuite que nous avons tout a revoir, tout a recreer; que la declaration des droits, elle-meme, n'est pas sans tache, et qu'elle doit passer a la revision d'un peuple vraiment libre." L'effet de ce discours fut immense. L'orateur y touchait les trois points essentiels dans des circonstances aussi orageuses: le gouvernement du peuple par le peuple, le regne de la loi substitue a l'arbitraire des masses, le respect de la propriete, declaree par lui inviolable, sacree. Devant cette parole claire et precise s'evanouissaient la dictature, le triumvirat, la crainte des massacres, l'horreur du pillage, cette tete de Meduse. Du premier bond, Danton s'etait pose en homme d'ordre, en legislateur qui reconnait le besoin de tout refaire, de tout recreer, mais avec le consentement de la nation et a l'aide de l'Assemblee tout entiere. Les interets legitimes etaient rassures; le programme de la Revolution se montrait trace en lettres de feu: A nous, les Titans! Escaladons le ciel, fondons un monde nouveau! La Convention decreta les deux propositions de Danton: 1) il ne peut y avoir de constitution que quand elle est acceptee du peuple; 2) la surete des personnes et des proprietes est sous la sauvegarde de la nation. Le 22 septembre, une deputation de la ville d'Orleans vient annoncer a la Convention qu'elle a suspendu ses officiers municipaux, qui etaient des hommes devoues a la monarchie. Les delegues demandent a l'Assemblee de les appuyer dans la lutte qu'ils soutiennent contre un conseil general qui resiste et ne veut pas se retirer devant la reprobation de ses electeurs. Danton monte a la tribune. "Vous venez d'entendre les reclamations de toute une commune contre ses oppresseurs. Il ne s'agit point de traiter cette affaire par des renvois a des comites; il faut, par une decision prompte, epargner le sang du peuple, _il faut faire justice au peuple pour qu'il ne se la fasse pas lui-meme_ ... Je demande qu'a l'instant trois membres de la Convention soient charges d'aller a Orleans pour verifier les faits ... Que la loi soit terrible et tout rentrera dans l'ordre. Prouvez que vous voulez le regne des lois; mais prouvez aussi que vous voulez le salut du peuple, et surtout epargner le sang des Francais." L'Assemblee applaudit. Le meme jour, on agite la question de la reforme judiciaire. Danton intervient encore dans la discussion. Il a passe au ministere de la justice. Il a ete a meme d'apprecier les sentiments de l'ancienne magistrature. Les pieces envoyees a M. Joly, ministre du roi, sont tombees entre les mains du ministre du peuple. Il a vu que tel juge est ennemi du nouvel ordre de choses, que tel autre adressait au gouvernement dechu des petitions flagorneuses. C'est alors qu'il s'est convaincu de la necessite d'exclure cette classe d'hommes des tribunaux. Payne demandait qu'on s'en tint, pour le present, a la reelection des individus, sans rien changer aux lois. Danton replique: "Ma proposition entre parfaitement dans le sens du citoyen Payne. Je ne crois pas de votre devoir, en ce moment, de changer l'ordre judiciaire; mais je pense seulement que vous devez etendre la faculte des choix. Remarquez que tous les hommes de loi sont d'une aristocratie revoltante; si le peuple est force de choisir parmi ces hommes, _il ne saura ou reposer sa confiance_. Je pense que si l'on pouvait, au contraire, etablir dans les elections un principe d'exclusion, ce devrait etre contre ces hommes de loi qui ont ete une des grandes plaies du genre humain.... "Elevez-vous a la hauteur des grandes considerations. Le peuple ne veut point de ses ennemis dans les emplois publics: laissez-lui donc la faculte de choisir ses amis. Ceux qui se sont fait un etat de juger les hommes etaient comme les pretres: les uns et les autres ont eternellement trompe le peuple. La justice doit se rendre par les simples lois de la raison. Et moi aussi je connais les formes; et si l'on defend l'ancien regime judiciaire, je prends l'engagement de combattre en detail, pied a pied, ceux qui se montreront les sectateurs de ce regime." A diverses objections qui lui sont faites par la droite, l'orateur repond: "On a mal interprete mes paroles: je n'ai pas propose d'exclure les hommes de loi des tribunaux, mais seulement de supprimer l'espece de privilege exclusif qu'ils se sont arroge jusqu'a present. Le peuple elira sans doute tous les citoyens de cette classe qui unissent le patriotisme aux connaissances; mais, a defaut d'hommes de loi patriotes, ne doit-il pas pouvoir elire d'autres citoyens? "Je dois vous dire, moi, que les hommes infiniment verses dans l'etude des lois sont extremement rares, que ceux qui se sont glisses dans la composition actuelle des tribunaux sont des subalternes; qu'il y a parmi les juges actuels un grand nombre de procureurs et meme d'huissiers. Eh bien! les memes hommes, loin d'avoir une connaissance approfondie des lois, n'ont qu'un jargon de chicane; et cette science, loin d'etre utile, est infiniment funeste." La Convention declare que les juges pourront etre indistinctement choisis parmi tous les citoyens. Cette proposition admise en principe est neanmoins renvoyee a un comite pour en regler les moyens d'execution. Danton grandissait chaque jour; mais ce sont les hauteurs qui attirent la foudre. Le jour meme de sa naissance, cette grande Assemblee se montra atteinte d'un vice originel, d'une terrible maladie, dont on vit plus tard se developper les germes. Ses membres avaient en quelque sorte la rage de se dechirer, de se proscrire les uns les autres, de s'entre-tuer. Sans cette fureur de suicide, qui donc aurait jamais pu la vaincre? Personne: la Convention seule avait la force de se decapiter elle-meme. Cette maladie existait aussi bien a droite qu'a gauche. Le signal des hostilites partit meme de la Gironde. Le 23, Brissot ecrivait dans son journal qu'il y avait un _parti desorganisateur_ au sein de l'Assemblee. Est-il vrai que les Girondins revassent des lors une republique federative, le demembrement de la France? On peut en douter; mais un fait certain, c'est qu'ils avaient la peur et la haine de Paris. Sur quoi se fondait cette aversion pour la capitale? D'abord sur des griefs personnels: Paris avait nomme leurs adversaires. Les Girondins donnaient aussi pour pretexte les evenements du 2 septembre: certes, ce pretexte etait fort grave; toutefois, pouvait-on sans injustice rendre la ville responsable des massacres? Non, mille fois non. Nous avons vu que si le signal partit d'un pouvoir constitue, ce fut du comite de surveillance de la Commune: mais que dira Saint-Just dans son fameux rapport du 8 juillet 1793, en s'adressant aux Girondins: "Accusateurs du peuple, on ne vous a point vus le 2 septembre entre les assassins et les victimes!" Le role au moins passif des Girondins, au milieu de ces sinistres evenements, leur donnait-il le droit de s'elever sans cesse contre les auteurs presumes d'un tel crime? Le tocsin et le canon d'alarme avaient retenti assez haut. Il est impossible que Brissot, le chef de la Gironde, ignorat quelques heures d'avance les malheurs qui se preparaient. "Il faut, lui ecrivait Chabot, que je te demasque tout entier: c'est de ta bouche meme que j'ai appris, le 2 septembre au matin, le complot du massacre des prisonniers; je t'ai conjure d'empecher ces desastres en engageant l'Assemblee a se mettre a la tete de la Revolution. Je croyais qu'elle seule pouvait mettre un terme a l'anarchie; c'etait d'ailleurs un moyen pour elle de se soustraire a la domination de la Commune, dont tu commencais a te plaindre. Toute ta reponse a mes observations fut que la Constitution reprouvait cette mesure." Chabot devoile ensuite le secret de cette indifference et de cette impassibilite. Morande etait dans les prisons. Ce Morande avait ete l'ami de Brissot; il etait maintenant son ennemi intime. Rien de plus insupportable a un homme d'Etat que le complice de ses anciennes intrigues et de ses bassesses. S'il faut en croire les mauvais propos, Brissot jouissait deja de la mort d'un temoin si redoutable. Cette mort ensevelissait dans l'eternel silence le secret de certaines vilenies que la bouche du vivant pouvait divulguer. Aussi Brissot ne montra-t-il, a la fin de cette terrible journee, qu'un souci, qu'une inquietude: il s'informa si Morande existait encore. Il y a plus: la Commune, si calomniee depuis, vint reclamer l'intervention de l'Assemblee nationale pour arreter l'effusion du sang. Le capucin Chabot s'engageait a sauver les victimes; il donnait pour garant de sa promesse le succes de ses exhortations dans la journee du 10 aout, journee orageuse ou il avait reussi a calmer le peuple. On ecarta son influence. L'Assemblee envoya sur le theatre des massacres une commission impuissante: le vieux Dussault, apres avoir obtenu le silence, au milieu des sabres sanglants, par le seul effet d'une medaille de depute, ne parla que de ses ecrits academiques et de sa traduction de Juvenal: ce fatras d'erudition, si hors de propos, aigrit la multitude au lieu de l'apaiser. Dussault aurait du se souvenir de l'adage classique: "_Non erat hic locus_, ce n'etait pas le moment." Petion, le president de l'Assemblee, le _vertueux_ Petion cher aux Girondins, n'avait-il pas lui-meme manque a tous ses devoirs? Maire de Paris, ses fonctions ne lui commandaient-elles point de se mettre a la tete de la force armee et, dans le cas ou la garde nationale aurait refuse de le suivre, ne devait-il point, ceint de l'echarpe municipale, se jeter entre les bourreaux et les victimes? N'avait-il point conseille plus tard de _couvrir d'un voile_ les evenements accomplis? Une enquete ayant ete ouverte en vue de decouvrir les veritables auteurs de ces malheureuses journees, Petion avait solennellement declare: "Les assassinats furent-ils commandes, furent-ils diriges par quelques hommes? J'ai eu des listes sous les yeux; j'ai recu des rapports; j'ai recueilli quelques faits: si j'avais a me prononcer comme juge, je ne pourrais pas dire: Voila le coupable!" Par quelle raison ces memes hommes, si tranquilles a l'heure du crime, venaient-ils maintenant agiter la chemise sanglante de Cesar? Le 2 septembre devait naturellement soulever dans tout le pays un fremissement d'horreur: assassiner des citoyens qui etaient sous la protection de la loi, c'etait assassiner la loi elle-meme. En lavant leurs mains dans ce sang et rejetant toute la responsabilite de pareils actes sur la Commune de Paris, les Girondins ne croyaient-ils point faire acte d'habilete politique? Soit, mais leur grand tort est qu'ils se servaient de ces massacres toleres, a dessein, comme d'un moyen pour perdre la capitale dans l'esprit des provinces. Trois tetes du parti populaire etaient surtout designees par les journaux girondins a la vengeance des moderes: Danton, Robespierre et Marat. Nous avons dit que les deux premiers avaient ete etrangers aux massacres, et quant a Marat, le moment etait mal choisi pour le frapper. Il semblait que son titre de _depute a la Convention nationale_ l'eut un peu calme. "Consacrons-nous exclusivement a la constitution: ce qui importe, c'est de poser les bases de l'edifice social," ecrivait-il la veille du l'ouverture des seances. Son journal meme avait fait peau neuve. _L'Ami du peuple_ avait ete remplace par le _Journal de la Republique francaise._ De leur cote, la Commune de Paris, le Comite de surveillance, desavouaient maintenant toute participation dans les scenes affreuses qui avaient revolte la France. N'eut-il point ete plus sage de profiter de cette reaction de la conscience publique pour reconcilier les partis et fonder un gouvernement stable? Malheureusement, comme nous l'avons dit, le souvenir des fatales journees etait un pretexte qui voilait de sombres animosites personnelles. Ceux qui transportaient sans cesse la discussion sur ce terrain y cherchaient moins un acte de justice qu'un champ de bataille. Apres le succes qu'elle venait d'obtenir dans l'election du president et des secretaires, la Gironde se croyait maitresse de l'Assemblee; elle comptait sur les nouveaux deputes elus par les provinces et se flattait deja d'une vengeance facile. Depuis quelques jours, l'orage grondait: il eclata dans le seance du 23. II Une proposition malheureuse.--Seance du 25 septembre.--Denonciation de Lasource.--Discours de Danton,--Attaque contre Robespierre.--Sa defense.--Dementi donne a Barbaroux par Paris.--Accusation contre Marat.--L'ami du peuple a la tribune.--Conclusion de cette journee.--Defaite des Girondins.--Paris venge.--La Republique une et indivisible. Dans toutes les grandes assemblees, il y a certains signes par lesquels s'annonce la bataille. L'atmosphere de la salle est en quelque sorte chargee d'electricite haineuse. De banc en banc regne un silence glacial. Quelquefois au contraire de sourdes rumeurs circulent. Les fronts sont inquiets, sombres, contractes. De part et d'autre, on se regarde comme deux armees en presence. Telle etait la physionomie de la Convention le 21 septembre 1792. D'ou partirait le feu? Trois Girondins, Kersaint, Buzot, Vergniaud, proposent de donner a la Convention une force armee, une garde prise dans les quatre-vingt-trois departements. C'etait une insulte jetee a la face de Paris. [Illustration: Marat a la tribune de la Convention. Seance orageuse.] Cet acte de defiance envers la capitale etait a la fois injuste et impolitique. Entouree de la majeste de la loi, defendue en quelque sorte par la confiance des plus ardents patriotes, la Convention n'avait alors rien a redouter d'un coup de main. Tout le monde esperait en elle; tout le monde comprenait le besoin de remplacer la royaute abolie par la representation nationale seule et inviolable. Or rien n'est plus maladroit que de defier un danger absent. Le projet d'une garde departementale souleva l'indignation des Parisiens et donna lieu sur-le-champ a des soupcons plus ou moins fondes. Appuyee sur une armee venue de la province et dont les partis se serviraient les uns contre les autres, la Convention ne degenererait-elle point en une assemblee de tyrans? Le 25, la guerre se declara entre la Gironde et la deputation de Paris. Un mouvement subit se fait dans la salle comme un coup de vent dans les bles; Marat, en houppelande de drap noir avec des revers doubles de fourrures, en pantalon de peau, en veste de satin blanc fane, en bottes molles a la hussarde, entre et va se placer a la crete de la Montagne. Quelques deputes affectent sur son passage de detourner la tete et de s'eloigner avec degout; les tribunes, au contraire, temoignent le plus vif interet. Marat, sans se soucier de ces manifestations diverses, pose sa casquette sur son banc et promene autour de lui dans la salle un regard assure. L'attention, l'attendrissement redoublent dans les tribunes; les hommes le montrent du doigt aux femmes, en leur disant: "Le voici! C'est lui!" Les deputes de la Montagne ne donnent aucun signe; Camille Desmoulins seul vient lui serrer la main. --J'aime ce jeune homme, dit Marat presque a haute voix; c'est une tete faible, mais c'est un bon coeur. Petion est au fauteuil. Apres quelques debats insignifiants; le Girondin Lasource ouvre le feu: "Je repete, dit-il, a la face de la Republique, ce que j'ai dit au citoyen Merlin en particulier. Je crois qu'il existe un parti qui veut depopulariser la Convention nationale, qui veut la dominer et la perdre, qui veut regner sous un autre nom, en reunissant tout le pouvoir national entre les mains de quelques individus. Ma prediction sera peut-etre justifiee par l'evenement, mais je suis loin de croire que la France succombe sous les efforts de l'intrigue, et j'annonce aux intrigants que je ne les crains point, qu'a peine demasques ils seront punis, et que la puissance nationale, qui a foudroye Louis XVI, foudroiera tous ces hommes avides de domination et de sang..." L'Assemblee applaudit. Cet acte d'accusation designait a mots couverts trois grands coupables, Danton, Robespierre et Marat. Ce fut Danton qui monta d'abord a la tribune. Crispant sa face de lion, calme au milieu de l'orage et se tournant vers la droite avec hauteur: "Citoyens, "C'est un beau jour pour la nation, c'est un beau jour pour la Republique Francaise que celui qui amene faire nous une explication fraternelle. S'il y a des coupables, s'il existe un homme pervers qui veuille dominer despotiquement les representants du peuple, sa tete tombera aussitot qu'il sera demasque. Cette imputation ne doit pas etre une imputation vague et indeterminee; celui qui l'a faite doit la signer; je le ferais moi-meme, cette imputation dut-elle faire tomber la tete de mon meilleur ami. Ce n'est pas la deputation de Paris prise collectivement qu'il faut inculper: je ne chercherai pas non plus a justifier chacun de ses membres, je ne suis responsable pour personne; je ne vous parlerai donc que de moi. "Je suis pret a vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans, j'ai fait tout ce que j'ai cru devoir faire pour la liberte. Pendant la duree de mon ministere, j'ai employe toute la vigueur de mon caractere, j'ai apporte dans le conseil toute l'activite et tout le zele du citoyen embrase de l'amour de son pays. S'il y a quelqu'un qui puisse m'accuser a cet egard, qu'il se leve et qu'il parle! "Il existe, il est vrai, dans la deputation de Paris, un homme dont les opinions sont pour le parti republicain ce qu'etaient celles de Royou [Note: Pamphletaire royaliste qui s'etait rendu ridicule par ses extravagances et de ses violences.] pour le parti aristocratique; c'est Marat. Assez et trop longtemps on m'a accuse d'etre l'auteur des ecrits de cet homme. J'invoque le temoignage du citoyen qui vous preside (Petion). Il tient, votre president, la lettre menacante qui m'a ete adressee par ce citoyen; il a ete temoin d'une altercation qui a eu lieu entre lui et moi a la mairie, Mais j'attribue ces exagerations aux vexations que ce citoyen a eprouvees. Je crois que les souterrains dans lesquels il a ete enferme ont ulcere son ame... Il est tres-vrai que d'excellents citoyens ont pu etre republicains a l'exces, il faut en convenir; mais n'accusons pas, pour quelques individus exageres, une deputation tout entiere. "Quant a moi, je n'appartiens pas a Paris; je suis ne dans un departement vers lequel je tourne toujours mes regards avec un sentiment de plaisir; _mais aucun de nous n'appartient a tel ou tel departement, il appartient a la France entiere._ Faisons donc tourner cette discussion au profit de l'interet public. "Il est incontestable qu'il faut une loi vigoureuse contre ceux qui voudraient detruire la liberte publique. Eh bien! portons-la, cette loi; portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se declarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat; mais, apres avoir pose ces bases qui garantissent le regne de l'egalite, aneantissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On pretend qu'il est parmi nous des hommes qui ont l'opinion de vouloir morceler la France; faisons disparaitre ces idees absurdes, en prononcant la peine de mort contre leurs auteurs. _La France doit etre un tout indivisible._ Elle doit avoir unite de representation. Les citoyens de Marseille desirent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait detruire l'unite en France, et je propose de decreter que la Convention nationale pose pour base du gouvernement qu'elle va etablir l'unite de representation et d'execution. Ce ne sera pas sans fremir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie; alors, je vous le jure, nos ennemis sont morts!" Ce discours, on le voit, etait un glaive a deux tranchants; il frappait d'un cote sur la dictature et de l'autre sur la decentralisation de la France. Ni pouvoir absolu confie a un seul, ni gouvernement federatif: l'unite par la representation nationale. Quelques amis communs reprocherent plus tard a Danton d'avoir sacrifie Marat. Danton etait trop jaloux du succes, il avait trop foi dans la souverainete du but pour ne point jeter a la mer tout ce qui pouvait lui nuire. D'un autre cote, n'etait-ce point le seul moyen de sauver l'Ami du peuple que de le representer comme un extravagant, un esprit trouble par la persecution et par les tenebres de sa cave? Triste moyen, dira-t-on, que de le recommander a la commiseration de ses juges! Soit; mais n'etait-il pas la pour se defendre? Marat, d'ailleurs, tenait a marcher seul: c'etait flatter son orgueil que de le mettre a part. Quoi qu'il en soit, par ce male discours, Danton avait ecarte la foudre qui menacait sa tete. C'etait a present le tour de Robespierre. On demandait l'ordre du jour. Merlin alors se leve. "Citoyens, s'ecrie-t-il, le veritable ordre du jour, le voici: Lasource m'a dit hier qu'il y avait dans cette salle un parti qui voulait etablir la dictature; je le somme de m'en indiquer le chef; quel qu'il soit, je declare etre pret a le poignarder!" Cambon, de son banc et en montrant son bras, le poing ferme: --Miserable, voici l'arret de mort des dictateurs. --Oui, s'ecrie Rebecqui, de Marseille, oui, il existe dans cette Assemblee un parti qui aspire a la dictature, et le chef de ce parti, je le nomme, c'est Robespierre! voila l'homme que je vous denonce. Robespierre monte a la tribune. De meme que Danton, il repudie toute solidarite avec Marat: "On m'a impute a crime les phrases irreflechies d'un patriote exagere et les marques de confiance qu'il me donnait." L'orateur parle ensuite beaucoup trop longuement de lui-meme, des services tres-reels qu'il a rendus a la Revolution. "Un homme qui avait longtemps lutte contre tous les partis avec un courage acre et inflexible, sans menager personne, devait etre en butte a la haine et aux persecutions de tous les ambitieux, de tous les intrigants." Accuse par la Gironde, il denonce a son tour un parti qui veut reduire la France "a n'etre qu'un amas de republiques federees". Pour arriver a la dictature, il faut aduler le peuple; il nie avoir jamais eu recours a ce vil expedient: "Il faut savoir si nous sommes des traitres, si nous avons des desseins contraires a la liberte, contraires aux droits du peuple, que nous n'avons jamais flatte; car on ne flatte pas le peuple: on flatte bien les tyrans; mais la collection de vingt-cinq millions d'hommes, on ne la flatte pas plus que la divinite." L'Assemblee etait froide, hesitante, lorsque Barbaroux s'elance a la tribune. L'orateur affirme qu'a l'epoque du 10 aout les volontaires marseillais etant recherches par les deux partis qui divisaient alors Paris, on le fit venir chez Robespierre, que la on lui dit de se rallier aux citoyens qui avaient acquis de la popularite,--et que Panis lui designa Robespierre _comme l'homme vertueux gui devait etre le dictateur de la France._ Nous verrons plus tard que le mensonge etait assez dans les habitudes politiques de la Gironde. Panis, interpelle par Barbaroux, refute ainsi l'accusation portee contre Robespierre: "Je ne monte a la tribune que pour repondre a l'inculpation du citoyen Barbaroux. Je ne l'ai vu que deux fois et _j'atteste_ que, ni l'une ni l'autre, je ne lui ai parle de dictature. Quels sont ses temoins?" Rebecqui, de sa place: --Moi! "Vous etes son ami, je vous recuse." [Footnote. Panis vivait encore apres 1830. Dans sa jeunesse, il avait fait de mauvais vers. Ses manieres, affables, polies, elegantes, appartenaient a la bonne societe du dix-huitieme siecle. Toujours bien mis, tire a quatre epingles, il ressemblait plutot a Dorat qu'a un _buveur de sang_. Jamais on ne l'a, que je sache, accuse de mauvaise foi.] Brissot, voyant les nuages de l'accusation se dissiper, s'ecrie: --Et le 2 septembre? PANIS.--On ne se reporte point assez aux circonstances terribles dans lesquelles nous nous trouvions. Nous vous avons sauves, et vous nous abreuvez de calomnies. Voila donc le sort de ceux qui se sacrifient au triomphe de la liberte! Notre caractere chaud, ferme, energique, nous a fait, et particulierement a moi, beaucoup d'ennemis. Qu'on se represente notre situation: nous etions entoures de citoyens irrites des trahisons de la cour... On a accuse le Comite de surveillance d'avoir envoye des commissaires dans les departements pour enlever des effets ou meme arreter des individus. Voici les faits. Nous etions alors en pleine revolution: les traitres s'enfuyaient, il fallait les poursuivre; le numeraire s'exportait, il fallait l'arreter... Nos propres tetes etaient a chaque instant menacees: croyez-vous que nous nous fussions exposes a tous ces dangers, si ce n'eut ete pour le bien public? Oui, nous avons illegalement assure le salut de la patrie. Le terrain de la discussion se deplacait. Vergniaud saisit cette occasion pour de nouveau evoquer le spectre des sanglantes journees. Il lit la fameuse circulaire du Comite de surveillance. L'accusation s'etait ecartee de Robespierre, mais elle retombait foudroyante sur la tete de Marat. Tout le monde savait qu'il avait depuis longtemps reclame un dictateur dans son journal, l'_Ami du peuple_, et dans ses placards dont les murs de Paris etaient couverts. Un dernier article qui passe de main en main souleve l'indignation de l'Assemblee. C'est celui qui finit par ces mots: "O peuple babillard, si tu savais agir!" Un fremissement d'horreur court de banc en banc. Une foule de deputes, parmi lesquels Cambon, Goupillau, Rebecqui, environnent Marat avec des gestes menacants; ils le poussent, le coudoient, lui mettent le poing sous le nez pour l'eloigner de la tribune. Cet homme etrange y monte ce jour-la pour la premiere fois. Son apparition excite des mouvements de fureur; sa cravate en desordre, ses cheveux negliges, le rire de mepris qu'il oppose autour de lui aux huees et aux insultes, augmentent encore le tumulte; de tous les coins de la salle partent des cris: "A bas! a bas!". C'est au milieu de ce soulevement epouvantable que Marat fait entendre sa voix: "J'ai dans cette salle un grand nombre d'ennemis personnels." --Tous; oui, nous le sommes tous! Alors Marat imperturbable et repetant sa phrase apres un silence: "J'ai beaucoup d'ennemis personnels dans cette salle: je les rappelle a la pudeur. "Si quelqu'un est coupable d'avoir jete dans le public ces idees de dictature, c'est moi! Mes collegues, notamment Danton et Robespierre, l'ont constamment repoussee quand je la mettais en avant. J'appelle sur ma tete seule les vengeances de la nation. Mais, avant de faire ainsi tomber l'opprobre ou le glaive, citoyens, sachez ecouter. "Au demeurant, que me demandez-vous? Me feriez-vous un crime d'avoir propose la dictature, si ce moyen etait le seul qui put vous retenir au bord de l'abime? Qui osera d'ailleurs blamer cette mesure quand le peuple l'a approuvee et s'est fait lui-meme dictateur pour punir les traitres? A la vue de ces vengeances populaires, a la vue des scenes sanglantes du 14 juillet, du 6 octobre, du 10 aout, du 2 septembre, j'ai fremi moi-meme des mouvements impetueux et desordonnes qui se prolongeaient parmi nous. J'aurais desire qu'ils fussent diriges par une main juste et ferme. Redoutant les exces d'une multitude sans frein; desole de voir la hache frapper indistinctement et confondre ca et la les petits delinquants avec les grands coupables; desirant la tourner sur la tete seule des vrais scelerats, j'ai cherche a soumettre ces mouvements terribles et deregles a la sagesse d'un chef. "J'ai donc propose de donner une autorite provisoire a un homme raisonnable et fort, de nommer un dictateur, un tribun, un triumvir, le titre n'y fait rien. Ce que je voulais, c'etait un citoyen integre, eclaire, qui aurait recherche tout de suite les principaux conspirateurs afin de trancher d'un seul coup la racine du mal, d'epargner le sang, de ramener le calme et de fonder la liberte. Suivez mes ecrits, vous y trouverez partout ces vues. La preuve, au reste, que je ne voulais point faire de cette espece de dictateur un tyran, tel que la sottise pourrait l'imaginer, mais une victime devouee a la patrie, c'est que je voulais en meme temps que son autorite ne durat que peu de jours, qu'elle fut bornee au pouvoir de condamner les traitres et meme qu'on lui attachat durant ce temps un boulet aux pieds, afin qu'il fut toujours sous la main du peuple. "Je rends grace a mes ennemis de m'avoir amene a vous dire ma pensee tout entiere. Si, apres la prise de la Bastille, j'avais eu en main l'autorite, cinq cents tetes scelerates seraient tombees a ma voix. Ce coup d'audace, en jetant la terreur dans la ville, aurait contenu tout de suite tous les mechants. Il ne restait plus des lors qu'a fonder l'ordre, la paix et le bonheur public sur des lois, ce qui eut ete facile, cette tache n'etant plus empechee a chaque instant par des complots et des menees sourdes; mais faute d'avoir deploye cette energie aussi sage que necessaire, cent mille patriotes ont ete egorges et cent mille sont menaces de l'etre. Vous avez eu des massacres nombreux et reiteres, vous avez verse vous-memes beaucoup de sang, vous en verserez encore. Vraiment, quand je viens a comparer vos idees aux miennes, je rougis pour vous et je m'indigne de vos fausses maximes d'humanite. "C'est en vain d'ailleurs que vous avez l'air de rejeter maintenant cette mesure dictatoriale avec horreur. Vous y viendrez un jour malgre vous, seulement il ne sera plus temps: la division et l'anarchie auront gagne toutes les classes de citoyens. Au lieu de cinq cents tetes, vous en abattrez deux cent mille, et vous echouerez. "Une violence legale et ordonnee par un chef est toujours preferable a celle ou une fausse moderation jette, dans les temps de desordre, une nation entiere. Les penseurs sentiront toute la justesse de ce principe. Citoyens, si sur cet article vous n'etes point a la hauteur de m'entendre, tant pis pour vous! "Oui, telle a ete mon opinion; j'y ai mis mon nom et je n'en rougis pas. On a eu l'impudeur de m'accuser d'ambition, de cruaute, de connivence avec les tyrans.--Moi... vendu! Les tyrans donnent de l'or aux esclaves qu'ils corrompent, et je n'ai pas meme le moyen d'acquitter les dettes de ma feuille. Moi, cruel, qui ne puis voir souffrir un insecte sans partager son agonie! Moi, ambitieux!... Citoyens, voyez-moi et jugez-moi (il montre ses habits sales, ses membres chetifs): un pauvre diable, sans protection, sans amis, sans intrigue! Le glaive de vingt mille assassins etait suspendu sur moi: j'ai erre de souterrain en souterrain. Toute ma gloire est dans le triomphe de la nation, dont j'ai defendu les droits, depuis trois annees, la tete sur le billot. "Cessons ces discussions et ces debats scandaleux. Hatez-vous de marcher vers les grandes mesures qui doivent assurer le salut de la nation; posez les bases sacrees d'un gouvernement juste et libre; faites respecter les droits, l'origine et la dignite de l'homme. Je ne demande qu'a m'immoler tous les jours de ma vie pour le bonheur du peuple. Que ceux qui ont fait revivre aujourd'hui le fantome de la dictature se reunissent a moi, qu'ils s'unissent a tous les bons citoyens, pour ensevelir leurs ressentiments dans la grandeur et la prosperite communes." La tete de Marat etait faite de la boue du peuple; quand le genie revolutionnaire venait a souffler sur cette boue, il en sortait une sorte d'eloquence monstrueuse. Cette imnge extraordinaire, infernale, d'un dictateur trainant a travers les cadavres le boulet qui l'enchaine aux volontes de la multitude est quelque chose de par dela l'humanite. Le style hache de cet orateur, son geste effare, son rire amer, le mouvement electrique de ses yeux noirs, l'aspect de ce front sur lequel on voyait se former d'avance tous les orages de la Revolution, ses bravades ont confondu l'Assemblee. Un lugubre silence regne sur les bancs des deputes; mais les tribunes applaudissent avec fureur. Enfin Vergniaud lui succede a la tribune: "S'il est un malheur, dit-il d'une voix qui affectait la tristesse, s'il est un malheur pour un representant du peuple, c'est de remplacer ici un homme tout charge de decrets de prises de corps qu'il n'a pas purges." MARAT, de son banc.--Je m'en fais gloire! Yergniaud repeta sa phrase, agita le linceul des victimes du 2 septembre, mais ne reussit point a entrainer une resolution de la part de l'Assemblee. Le calme semblait depuis quelques instants retabli. Tout a coup un second orage eclate sur la tete de Marat. Il s'agit d'un numero de l'_Ami du peuple_ dans lequel Boileau denonce le passage suivant: "Ce qui m'accable, c'est que mes efforts pour le salut de la Republique n'aboutiront a rien sans une nouvelle insurrection. A voir la trempe de la plupart des deputes (Boileau se tournant vers Marat: Pour mon propre compte, Marat, je te dirai qu'il y a plus de verite dans ce coeur que de folie dans ta tete)... a voir la trempe de la plupart des deputes, je desespere du salut public, si dans les huit premieres seances toutes les bases de la Constitution ne sont pas posees. N'attendez plus rien de cette Assemblee; vous etes aneantis pour toujours: cinquante ans d'anarchie vous attendent, et vous n'en sortirez que par un dictateur, vrai patriote et homme d'Etat." Un mouvement d'indignation s'empare de l'Assemblee. De tous les coins de la salle s'elevent des cris terribles: --A l'Abbaye! a l'Abbaye! Marat se leve avec sang-froid et reclame de nouveau la parole. "Et moi,'s'ecrie Boileau, je demande que ce monstre soit decrete d'accusation." C'est a qui des lors appuiera l'eponge trempee de fiel sur la bouche de l'accuse. UNE VOIX.--Je demande que Marat parle a la barre. MARAT.--Je somme l'Assemblee de ne pas se livrer a ces acces de fureur. LARIVIERE.--Je demande que cet homme soit interpelle purement et simplement d'avouer ces lignes ou de les desavouer. Alors Marat, qui a reussi a se frayer un chemin jusqu'a la tribune, a travers les flots tumultueux de ses ennemis: "Je n'ai pas besoin d'interpellation. L'ecrit qu'on vient de lire est de moi, je l'avoue. Jamais le mensonge n'a approche de mes levres et la dissimulation est etrangere a mon coeur. Seulement cet ecrit est deja ancien; il date de dix jours. Mais la preuve incontestable que je veux marcher avec vous, avec les amis de la patrie, cette preuve que vous ne revoquerez pas en doute, la voici." Il tire de sa poche le premier numero de son nouveau _Journal de la Republique._ Un secretaire de l'Assemblee en lit quelques fragments: _Nouvelle marche de l'auteur._ "Depuis l'instant ou je me suis devoue pour la patrie, je n'ai cesse d'etre abreuve de degouts et d'amertume: mon plus cruel chagrin n'etait pas d'etre en butte aux assassins, c'etait de voir une foule de patriotes sinceres, mais credules, se laisser aller aux perfides insinuations, aux calomnies atroces des ennemis de la liberte sur la purete de mes intentions et s'opposer eux-memes au bien que je voulais faire... Les laches, les aveugles, les fripons et les traitres se sont reunis pour me peindre comme un _fou atrabilaire_, invective dont les charlatans encyclopedistes gratifierent l'auteur du _Contrat social_... Quant aux vues ambitieuses qu'on me prete, voici mon unique reponse: Je ne veux ni emplois ni pensions. Si j'ai accepte la place de depute a la Convention nationale, c'est dans l'espoir de servir plus officiellement la patrie, meme sans paraitre... Je suis pret a prendre les voies jugees efficaces par les defenseurs du peuple: je dois marcher avec eux. Amour sacre de la patrie, je t'ai consacre mos veilles, mon repos, mes jours, toutes les facultes de mon etre; je t'immole aujourd'hui mes preventions, mon ressentiment, mes haines. A la vue des attentats des ennemis de la liberte, a la vue de leurs outrages contre ses enfants, j'etoufferai, s'il se peut, dans mon sein, les mouvements d'indignation qui s'y eleveront; j'entendrai, sans me livrer a la fureur, le recit du massacre des vieillards et des enfants egorges par de laches assassins; je serai temoin des menees des traitres a la patrie, sans appeler sur leurs tetes criminelles le glaive des vengeances populaires. Divinite des ames pures, prete-moi des forces pour accomplir mon voeu! Jamais l'amour-propre ou l'obstination ne s'opposera chez moi aux mesures que prescrit la sagesse: fais-moi triompher des impulsions du sentiment; et si les transports de l'indignation doivent un jour me jeter hors des bornes et compromettre le salut public, que j'expire de douleur avant de commettre cette faute." [Illustration: Seance du 25 Septembre.] La lecture de cette piece calme l'exasperation generale et dejoue les sinistres projets de la Gironde. MARAT.--Je me flatte qu'apres la lecture de cet ecrit il ne vous reste pas le moindre doute sur la purete de mes intentions; mais on me demande de retracter des principes qui sont a moi, c'est me demander que je ne voie pas ce que je vois, que je ne sente pas ce que je sens. Il n'y a aucune puissance sous le soleil qui soit capable de ce renversement d'idees. Il ne depend pas plus de moi de changer mes pensees qu'il ne depend de la nature de bouleverser l'ordre du jour et de la nuit. "On me reprochait tout a l'heure les maux que j'ai soufferts pour la patrie: c'est indecent. Les motifs de reprobation qu'on a invoques contra moi, je m'en fais gloire, j'en suis fier. Les decrets qui m'ont frappe, je m'en etais rendu digne pour avoir demasque les traitres, dejoue les conspirateurs. Oui, dix-huit mois, j'ai vecu sous le glaive de Lafayette. S'il se fut rendu maitre de ma personne, il m'eut aneanti. J'ai ete accable de poursuites par le Chatelet et le tribunal de police: mais je m'en vante! On a ose me donner comme titres de proscription les decrets provoques contre moi dans l'Assemblee constituante et dans l'Assemblee legislative: eh bien! ces decrets, le peuple les a detruits en m'appelant parmi vous. Sa cause est la mienne. "Qui sont, apres tout, les auteurs de cette accusation atroce? Des hommes pervers, des membres de la faction Brissot! Les voila tous devant moi: ils ricanaient tout a l'heure, ils triomphaient au bruit des cris forcenes de leurs agents; qu'ils osent me fixer maintenant! "Souffrez qu'apres une seance aussi orageuse, apres les clameurs furibondes et les menaces ehontees auxquelles vous venez de vous abandonner contre moi, je vous rappelle a vous-memes, a la justice. Quoi! si par la faute de mon imprimeur la feuille de ce jour n'eut pas paru, vous m'auriez donc livre a l'opprobre et a la mort? Cette fureur est indigne d'hommes libres. Mais non, je ne crains rien sous le soleil. Je declare que si le decret eut ete lance contre moi, je me brulais la cervelle au pied de cette tribune." L'orateur appuie la bouche d'un pistolet contre son front. "Voila donc, reprend Marat d'une voix attendrie par l'emotion, voila le fruit de trois annees de cachots et de tourments... Voila donc le fruit de mes veilles, de mes labeurs, de ma misere, de mes souffrances, des dangers sans nombre que j'ai essuyes pour la patrie!... Un decret d'accusation contre moi! C'est un complot monte par mes ennemis, dans cette assemblee, pour m'en faire sortir. Eh bien! je resterai parmi vous pour braver vos fureurs!..." L'Assemblee murmure; les tribunes applaudissent a outrance. "A la guillotine! a la guillotine!" vociferent quelques Girondins forcenes. On demande que Marat soit tenu d'evacuer la tribune. TALLIEN.--Je demande, moi, que l'ordre du jour fasse treve a ces scandaleuses discussions. Decretons le salut de l'empire, et laissons la les individus. La Convention passe a l'ordre du jour. Il nous reste a tirer les conclusions de cette orageuse seance. Constatons d'abord que l'attaque des Girondins manquait absolument de base. Pour fonder une dictature, il faut un dictateur: ou etait-il? Prudhomme dans son journal (_les Revolutions de Paris_) jugeait ainsi les trois hommes contre lesquels avait eu lieu cette levee de boucliers: "Qui connait le caractere _reveche_, les manieres dures de Robespierre, ne le jugera pas fait pour etre un tribun du peuple. Fier de professer les vrais principes sans alterations, il y tient avec roideur.--Marat, malgre ses listes de proscription, n'aime pas plus le sang qu'un autre. Domine par un amour-propre excessif, il ne veut pas dire ce que les autres ont dit et comme ils l'ont dit: si on a trouve une verite, un principe avant lui, pour ne pas rester en deca, il passe outre et tombe dans l'exageration; souvent il touche a la folie, a l'atrocite, mais il professe des principes que les malintentionnes redoutent et abhorrent.--Danton ne ressemble nullement aux deux premiers; jamais il ne sera dictateur ou tribun, ou le premier des triumvirs, parce que pour l'etre il faut de longs calculs, des combinaisons, une etude continuelle, une assiduite tenace, et Danton veut etre libre en travaillant a la liberte de son pays. Amis lecteurs, nous vous le demandons, que pouvez-vous redouter de ces trois citoyens? L'un ne veut que passer doucement sa vie, et les deux autres n'ont de pretentions qu'a la renommee et a quelques honneurs populaires. Pourvu qu'on les lise, qu'on les ecoute, et surtout qu'on les applaudisse, ils sont contents." La seule dictature a laquelle ils visassent alors etait celle de la popularite. Si, pris individuellement, chacun d'eux etait incapable de faire un dictateur, eut-il ete plus facile de reunir Danton, Marat et Robespierre dans un triumvirat? Evidemment non. Ils etaient trop personnels, trop divers, trop peu d'accord entre eux sur les voies et moyens de fonder le nouvel ordre de choses pour marcher vers le meme but. Ou donc a-t-on jamais trouve la trace d'une alliance, d'un pacte, d'une action commune entre ces trois hommes? Ainsi l'accusation des Girondins s'appuyait sur une chimere. Quels etaient maintenant les maitres du champ de bataille? Sans contredit ceux qui avaient ete attaques. Danton, dans son discours, s'etait eleve a la hauteur d'un veritable homme d'Etat. Robespierre, quoique faible ce jour-la, avait derriere lui l'integrite de sa vie, les services rendus a la cause du peuple; il lui suffisait de souffler sur l'accusation pour en dissiper les nuages. Certes, Marat n'etait point un genie; mais ce n'etait pas non plus, comme on affecte de le dire, un homme sans valeur. Abandonne, desavoue des siens, il avait montre a la tribune plus de sang-froid, plus d'ordre dans les idees, plus d'eloquence sauvage qu'on ne pouvait en attendre d'un homme poursuivi comme un loup par une meute de chiens. L'Ami du peuple etait jusque-la, pour plusieurs, un probleme, une fiction; de telles attaques lui donnaient, pour ainsi dire, une existence reelle; elles en faisaient l'_Ecce homo_ de la Revolution. Marat s'exaltait lui-meme dans le sentiment de cette lutte gigantesque. La contradiction n'est pour les esprits abuses par une idee fausse qu'un motif de confiance dans la mission qu'ils se sont donnee; elle assure leur marche; elle les rehausse a leurs propres yeux et aux yeux de la foule. Marat se soulevait sur la haine qu'il inspirait aux moderes comme sur un piedestal. En temps de Revolution, denoncer des chefs de parti, c'est les designer aux faveurs de la fortune politique. Les Girondins avaient donc fait une fausse manoeuvre. Ils croyaient detruire leurs ennemis; ils les avaient fortifies. L'importance des hommes d'Etat se mesure a la violence des attaques dont ils sont l'objet. Les tempetes n'eclatent point sur des ruisseaux. Mais laissons de cote les personnes. Le veritable evenement historique de cette journee fut la victoire de Paris. Sa representation tout entiere demeurait intacte: Vergniaud lui-meme avait ete force de reconnaitre qu'elle contenait des hommes de merite, le venerable Dussaulx, le grand peintre David et d'autres encore. Ainsi l'ame de la France et de la Revolution, Paris qui avait pris la Bastille, Paris qui avait fait les journees du 5 octobre et du 10 aout, Paris qui porte malheur a tous ceux qui se defient de lui, Paris etait sorti triomphant de la lutte. Autre grand resultat: l'Assemblee decreta la proposition de Danton: LA REPUBLIQUE FRANCAISE EST UNE ET INDIVISIBLE. III Elan de la defense nationale.--La panique.--Detente.--La patrie n'est plus en danger.--Arrivee de Dumouriez a Paris.--Sa presence au club des Jacobins.--Habilite de Danton.--Une soiree chez Talma.--Rabat-Joie. Paris sortait d'un affreux cauchemar: il avait dormi dans le sang, avec le spectre de l'Invasion sur la poitrine. On se souvient de la prise de Verdun; les Parisiens, croyant deja voir le roi de Prusse a leurs portes, avaient forme un camp qui s'etendait depuis Clichy jusqu'a Montmartre. Tout le monde y travaillait. De jolies citoyennes maniaient bravement la pioche, la beche ou la brouette. Maitres de Verdun, les Prussiens marchaient deja dans les plaines de la Champagne, s'avancaient sur Sainte-Menehould par la trouee de Grandpre. La consternation etait au comble. L'elan revolutionnaire deborda comme un torrent. Hommes, munitions, chevaux, fourrages, tout fut mis en requisition. Les ustensiles de menage, pelles, pincettes, chenets, furent transformes en armes de guerre. Dans un moment de frenesie, on alla jusqu'a deterrer les _morts de qualite_, afin de convertir en balles le plomb de leur cercueil. L'Assemblee nationale s'eleva contre ces profanations; mais les cloches des eglises furent fondues pour faire des canons. La necessite de pourvoir au salut de la patrie augmentant de jour en jour, quelques municipalites avaient requis l'argenterie, les vases sacres, l'or des sacristies. D'un autre cote, les dons patriotiques affluerent. Des ouvrieres, de pauvres femmes en deuil venaient deposer entre les mains des magistrats, le denier de la veuve. Et ce n'est pas seulement a Paris, c'est d'un bout a l'autre de la France qu'eclataient ces actes de devouement. Dans une lettre adressee a la Convention, le citoyen Bonnaire racontait les sacrifices des habitants de sa province: "Les citoyens de ce departement (le Cher) ont aussi voulu deposer leurs offrandes sur l'autel de la patrie. Le conseil de notre arrondissement a maintenant a sa disposition 218 paires de souliers, 17 capotes, 6 habits, 2 vestes, 2 culottes, 7 chemises, 2 epaulettes en or et une somme de 4 060 livres pour distribuer des secours aux femmes et aux enfants des volontaires partis pour les armees. La municipalite de Bourges est depositaire de 114 habits, 40 vestes, 30 culottes, 4l paires de bas, 32 paires de souliers, 16 chemises, d'une somme de 4 360 livres 2 sous 8 deniers, destines aux pauvres de cette ville, et d'une autre somme de 13 429 livres pour les femmes des citoyens qui sont alles combattre les brigands." [Note: Cette lettre fut communiquee a l'auteur par Felix Bonnaire, directeur de la _Revue de Paris_.] Apres le 10 aout, nous l'avons dit, le pouvoir executif provisoire avait envoye des commissaires dans les departements. Voici les instructions qui leur furent donnees: "Ils s'attacheront surtout a ne servir la plus belle des causes que par des moyens constamment dignes d'elle; ils mettront, en consequence, le plus grand soin a s'annoncer par des manieres simples et graves, par une conduite pure, reguliere, irreprochable." Ces instructions furent suivies, et a la voix de ces commissaires toute la France tressaillit d'enthousiasme. Quand on apprit de meilleures nouvelles de l'etranger, quand on sut que la bataille de Valmy etait gagnee sur les Prussiens, les alarmes se dissiperent. Un mois apres, Montesquieu s'emparait de Chambery, Anselme prenait Nice. Lille etait encore assiegee; mais la ville etait defendue par plus de neuf mille hommes qui bravaient les bombes allemandes. Le 3 octobre, une lettre de Custine annoncait que Spire avait ete arrachee aux Autrichiens. France de la Revolution, tu etais digne de vaincre! Sans toi, que fut devenue l'Europe? Tu combattais sans doute pour ta propre conservation, mais aussi pour le salut du monde. Tu versais a la fois ton sang et tes idees. Dans tes flancs sacres, tu portais l'humanite tout entiere! Disons-le une fois pour toutes, c'est surtout au regime des Assemblees nationales que la France dut ses premiers succes. Le retentissement de la tribune courait jusque sur les champs de bataille. Cette parole, ce coup de marteau frappant chaque jour sur le fer rouge du patriotisme, en dispersait les etincelles dans tout le pays. Jamais la dictature d'un homme n'aurait produit une telle effervescence. Grace a ses representants, la Republique etait partout, tenait tete a tout et montrait aux armees sa face severe. Voyant l'ennemi repousse, les Prussiens decimes dans les plaines de la Champagne par le fer et par la maladie, Custine tenant Spire et pouvant se reunir au general Biron pour porter la guerre dans tout l'empire d'Autriche, Danton proposa de declarer que la _patrie n'etait plus en danger_. L'Assemblee resista: ce fut une faute. De telles formules, autorisant toute sorte d'actes arbitraires, ne devraient point survivre aux circonstances exceptionnelles qui les ont creees. Le moyen, en outre, pour les legislateurs, d'inspirer de la confiance a la nation, c'est d'en avoir eux-memes, c'est de ne pas craindre. Dumouriez vint a Paris pour jouir de son triomphe et sonder les partis qui agitaient alors la Republique. Il fut partout fete, acclame, cajole. Qui ne connait l'enthousiasme des Francais pour un general vainqueur? C'etait le lion, l'evenement du jour. A la ville, au theatre, on ne parlait que de lui, on ne voyait que lui. Le 11 octobre, accompagne de Santerre, il se rend au club de Jacobins, ou il embrasse Robespierre. Tout le monde applaudit. Dumouriez demande la parole: "Citoyens, freres et amis, dit-il en terminant son discours, d'ici a la fin du mois, j'espere mener soixante mille hommes pour attaquer les rois et sauver les peuples de la tyrannie." Alors Danton: "Lorsque Lafayette, lorsque ce vil eunuque de la Revolution prit la fuite, vous servites deja bien la Republique en ne desesperant pas de son salut; vous ralliates nos freres: vous avez depuis conserve avec habilete cette station qui a ruine l'ennemi, et vous avez bien merite de votre patrie. Une plus belle carriere encore vous est ouverte: que la pique du peuple brise le sceptre des rois, et que les couronnes tombent devant ce bonnet rouge dont la societe vous a honore. Revenez ensuite vivre parmi nous, et votre nom figurera dans les plus belles pages de notre histoire." Plus tard on a beaucoup reproche a Danton d'avoir recherche, flatte, adule Dumouriez? Etait-ce bien le general qu'il courtisait? Non, c'etait la victoire. Il fallait avant tout que la Revolution s'appuyat sur le succes de nos armes, et, plus que tout autre, Danton avait poursuivi ce reve glorieux; plus que tout autre, il avait contribue a remuer dans les coeurs le sentiment national, a pousser vers nos frontieres les heroiques defenseurs de la patrie. Comptait-il aussi sur l'influence du general pour conclure une alliance avec la Gironde? Il y a tout lieu de le croire. Il faut d'ailleurs se dire que les projets de Dumouriez etaient alors couverts d'un voile impenetrable. Qui l'eut soupconne de trahison? Ses discours semblaient inspires par le genie du patriotisme. Tous les partis s'y meprirent; les citoyens les plus purs rendirent hommage a ce vainqueur. Un seul homme ne partageait point l'engouement general; mais cet homme etait Marat, c'est-a-dire la defiance. D'ou naissaient des lors ses soupcons? Dumouriez etant venu a Paris pour recevoir les honneurs du triomphe, c'etait a qui s'abriterait derriere l'epee du general. Il trainait a sa suite tout un etat-major. Durant quelques jours, on ne vit dans les rues que des uniformes et des epaulettes. La ville passa sur-le-champ des frayeurs et de la tristesse a l'enivrement. Toutes les tetes tournerent avec tous les coeurs du cote du general victorieux. Les Girondins profiterent de la circonstance pour regner sur l'opinion et pour introduire le militarisme dans la Republique. La presence de ces officiers bravaches et fanfarons offusquait au contraire l'austerite des apotres de la democratie. Ces pretendus sauveurs venaient a Paris animes d'un beau feu contre les _agitateurs_ et provoquaient jusque dans les rues et les promenades publiques les citoyens connus par leurs opinions exaltees. Marat fut personnellement victime de leurs boutades et de quelques voies de fait. Le crime de ce petit homme ombrageux etait de ne point avoir fait echo a l'enthousiasme universel pour le heros du jour. Deux bataillons de volontaires parisiens, le Mauconseil et le Republicain, avaient, disait-on, cede aux cruelles defiances de leur epoque, en massacrant quatre malheureux deserteurs prussiens qui venaient se rendre et servir sous nos drapeaux, mais qu'ils prirent pour des espions ou pour des emigres francais. Dumouriez avait ordonne que ces deux bataillons fussent transferes dans une forteresse, depouilles de leurs armes et de leurs uniformes. Marat ne vit dans la conduite de Dumouriez qu'un symptome de haine secrete contre Paris. Il trembla sur le sort de ces soldats qui vivaient dans l'attente d'une punition inconnue. "Je veux avoir le coeur net de cette affaire, dit-il, et tant que j'aurai la tete sur les epaules, on n'egorgera pas le peuple impunement." Il demanda donc aux Jacobins qu'on lui adjoignit deux commissaires, afin de se rendre chez Dumouriez, et de s'informer aupres du general des causes qui avaient fait traiter si severement les deux bataillons accuses. Cette nuit-la, il y avait fete rue Chantereine, dans la petite maison de Talma. Un enfant de Thalie (style du temps) recevait chez lui un enfant de Mars. Une porte cochere, dont le marteau, souleve a chaque instant par des mains fraichement gantees, retombait avec un bruit sourd, conduisait, par une etroite allee d'arbres, dans une cour sablee, ou la maison, jolie bonbonniere du dernier siecle, s'epanouissait en souriant dans un nuage de parfums et de clarte. Les vitres, eclairees aux bougies, laissaient passer de temps en temps sur les rideaux de mousseline blanche les ombres joyeuses de femmes en grande toilette, les seins et les epaules nus, les cheveux releves de fleurs, le cou humide d'une rosee de perles ou marque de grains de corail; des gardes nationaux en tenue de bal, culotte de casimir blanc, bas de soie, souliers a semelles fines, allaient et venaient dans les allees; un bruit de musique, d'eclats de rire, de voix folles et coquettes, descendait jusque dans la cour, et des flots de lumiere ruisselaient sur les marches de pierres de la maison que frolaient, en montant, de longues jupes de soie. Cette petite maison resplendissante, au milieu de la ville eteinte et morne, avait cache, comme par pudeur, au fond d'une allee, sous des ombres d'arbres, sa joie et ses lumieres qui insultaient a la disette publique. On se cachait alors pour se rejouir, comme en d'autres temps pour verser des larmes. La disposition interieure de la maison, que je visitai en 1837 et qui etait alors habitee par un directeur du _Temps_, presente une forme spherique assez singuliere, qui ne manque point de caractere ni d'elegance; elle aurait plu a Mme de Pompadour, et semble une petite habitation secrete, choisie pour les plaisirs d'un comedien ou d'un roi. Bonaparte y demeura a son retour d'Egypte. Le salon etait eclaire interieurement de lustres qui laissaient tomber du plafond leurs larmes de cristal. On voyait assis sur des fauteuils Kersaint, Lebrun, Roland, Lasource, Chenier et d'autres, engages dans le parti de la Gironde; des femmes d'esprit, des jeunes filles du monde, des fees de l'Opera, achevaient de parer la fete. On distinguait dans leurs groupes mademoiselle Contat, madame Vestris, la Dugazon. L'ameublement etait d'un gout parfait; le salon tendu de damas bleu et blanc, avec des rideaux de fenetres en mousseline relevee de draperies en soie, egayait les yeux par l'harmonie des tons; de grands vases de porcelaine d'ou sortaient des tiges de fleurs naturelles (grand luxe d'alors) repandaient leur haleine embaumee dans tout l'appartement; ce n'etait que mousseline, que soie, que rubans, que dorures, que lumieres repetees sur les consoles et les cheminees, dans des glaces eblouissantes. Talma, en habit de comedien, faisait les honneurs de chez lui. Le general Dumouriez, arrive depuis quelques jours a Paris, etait le heros de la fete. Il sortait du theatre des Varietes, ou sa presence avait excite des applaudissements. Il n'etait bruit dans la ville que de ses exploits militaires. Chacun, dans le salon de Talma, s'empressait cette nuit-la a toucher la main du general vainqueur. Jamais roi ne recueillit tant d'honneurs ni de flatteries de la part de ses courtisans qu'en recut de ses concitoyens le chef des armees de la Republique. Des femmes charmantes, les bras demi-nus, les yeux assassins, les cheveux dresses a la derniere mode, sans poudre ni constructions aeriennes (la Revolution avait passe son niveau sur les tetes les plus coquettes), agitaient autour de lui leurs mouchoirs parfumes, ou prenaient sur leurs fauteuils des poses agacantes pour attirer son attention. On eut dit, sur des proportions plus bourgeoises, le marechal de Villars courtise par les dames de Versailles. Dumouriez etait un militaire de belle humeur et de fiere mine, qui repondait galamment a toutes ces avances. Rien de plus aimable qu'un homme heureux. Toute cette societe, ivre de gloire, de lumiere, de grand feu, de bruit, de parfums de fleurs, se livrait sans remords a l'oubli des sombres evenements qui menacaient alors la France. On entend tout a coup un grand tumulte dans l'antichambre; alors la grosse voix de Santerre, cette voix qui remuait les faubourgs, annonce, en s'elevant au milieu de cette societe toute rejouie de doux propos, de tendres oeillades, de toilettes folles: --Marat! [Illustration: Boissy D'Anglas] A ce nom, tous les visages se rembrunissent. Un petit homme a mine cynique, negligemment vetu, en houppelande sale, culotte de peau, bottes crottees, un mouchoir blanc noue sur la tete, apparait au seuil du salon. Il a force l'entree, malgre la resistance des valets amasses dans l'antichambre. La laideur, la petite taille et le visage terreux de cet homme ressortent singulierement encadres dans la bordure eblouissante d'une fete. Il est suivi de deux membres du club des Jacobins, Bentabole et Monteau, deux longs et maigres sans-culottes, deux tetes de l'Apocalypse. A cette vue, un morne silence, mele de surprise, saisit tous les assistants. Marat, en cet etat debraille, represente le pauvre peuple, brusquement survenu, avec les livrees de la misere, au milieu des rejouissances des riches. C'etait 93 fait homme, entrant, sans etre invite ni attendu, dans un petit souper de la Regence. Dumouriez demeure interdit; Marat va droit a lui, et mesurant d'un regard intrepide le general vainqueur: --Monsieur, lui dit-il, c'est a vous que j'ai affaire. Dumouriez tourne lestement les talons avec un geste d'insolence militaire; mais, le saisissant par la manche, Marat l'entraine dans un coin du salon. --Nous sommes envoyes, dit-il, par le club des Jacobins. --Nous avons besoin de vous parler en particulier, ajoutent Bentabole et Monteau. Ils entrent tous les quatre dans une chambre voisine. On entend a intervalles, quoique la porte soit close, la voix des interlocuteurs. MARAT.--La maniere dont vous les avez traites est revoltante. Il s'agissait, comme on pense bien, des deux regiments, le Mauconseil et le Republicain. --Monsieur Marat!... --Vous en imposez a l'Assemblee pour lui arracher des decrets sanguinaires. --Vous etes trop vif, monsieur Marat; je ne puis m'expliquer avec vous. --Je viens ici au nom de l'humanite. --Vous approuvez donc l'indiscipline des soldats? --Non, mais je hais la _trahison_ des chefs. Dumouriez ne pouvait tolerer un pareil langage. --Brisons la, dit-il. La porte de la chambre ou s'entrenait le general avec Marat, Bentabole, et Monteau s'ouvre brusquement. L'Ami du peuple rentre dans le salon, suivi de ses deux commissaires. En traversant la foule, son regard se promene avec une audace et un mepris visibles sur les femmes demi-nues qui ornent cette fete, sur les Girondins suspects, sur les officiers a epaulettes d'or, et s'arretant devant Santerre avec un air de reproche: --Toi ici? dit-il. Il semble a quelques assistants voir les lumieres palir. Marat, cette tache noire et sordide, en se posant sur une soiree radieuse, en a terni toute la joie. Les femmes, si rieuses et si brillantes il n'y a qu'un instant, sont tout a coup devenues obscures; l'ombre de cet homme, en marchant, laisse sur les toilettes, sur les seins decouverts, sur la gracieuse figure de ces nymphes, une tristesse morne.--C'est la Terreur qui passe. Plusieurs soldats de Dumouriez l'attendaient dans l'antichambre, le sabre nu sur l'epaule; Marat traverse cet appareil belliqueux et ridicule avec un sourire de dedain. --Votre maitre, ajoute-t-il, redoute plus le bout de ma plume que je ne crains la pointe de vos sabres. Dumouriez etait mal a l'aise; l'audace de ce petit homme qui etait arrive, a la clarte d'une fete, devant tout le monde, pour lui arracher le masque du visage, cette voix severe du peuple qui etait venue le saisir au milieu de tant de voix charmantes et flatteuses, et lui dire en face: "Tu es un traitre!" ce remords visible, cette conscience faite homme qui s'etait glissee en haillons sous les rayons et les fleurs de la victoire, le confondaient. Il passa la main sur son front quand l'Ami du peuple se fut tout a fait retire. En vain, de son cote, Mlle Contat reconduisait-elle a distance les trois commissaires, une cassolette a la main, toute fumante d'encens et d'odeurs, comme si elle eut voulu purifier les traces de Marat; cette gracieuse espieglerie, qu'elle prolongea jusqu'a la porte de la rue, ne rappela sur les levres de l'assemblee qu'un sourire froid et contraint. Marat avait d'un souffle eteint toute cette fete. IV Ce qu'etaient alors les Girondins.--Leur role dans la Convention.--Leurs prejuges contre Paris.--Encore l'affaire du Mauconseil et du Republicain.--La population lasse des divisions personnelles.--Danton conciliateur et repousse par les Girondins.--Son mot sur Mme Roland.--On lui demande des comptes.--Sa defense.--La Commune de Paris.--Accusation contre Robespierre.--Seance du 8 novembre.--Deroute de la Gironde.--Robespierre et son frere chez Duplay.--Une promenade autour de Paris.--Marat denonce par Barbaroux.--Reponse de Marat.--Eclaircie.--La bataille de Jemmapes. Revenons a la Convention, ce grand centre de la vie politique en octobre et novembre 92. Les factions qui divisaient l'Assemblee s'appuyaient evidemment sur l'etat du pays. Quelle etait donc la situation? Les anciens nobles, les partisans de la cour etaient a peu pres rentres sous terre, quoique, grace au vote des provinces, quelques-uns d'entre eux se fussent glisses sur les bancs de la Convention. La bourgeoisie, composee de gens de robe, de legistes, d'avocats, de tabellions, de scribes, de negociants, avait remplace l'ancienne aristocratie et cherchait a diriger le mouvement. Cette classe moyenne acceptait volontiers la Republique, mais elle redoutait les emportements de la multitude. Venaient ensuite les petits boutiquiers, les artisans, les contre-maitres, les commis de bureau, les paysans qui, eux aussi, voulaient se faire une place au soleil de l'egalite. Les Girondins avaient d'abord plante leur drapeau dans la couche populaire. N'avaient-ils point arbore le bonnet rouge? On a vu qu'ils avaient ete les premiers a prononcer en France le mot de Republique. D'ou vient donc qu'ils se soient tout a coup detournes de la democratie? D'ou vient qu'ils siegent aujourd'hui a droite de l'Assemblee et qu'ils jouent, avec quelques variantes, le role des constitutionnels de 89? Ont-ils ete decourages par le peu de succes qu'ils obtenaient aupres des masses? Tremblent-ils devant la Revolution comme l'alchimiste d'un drame allemand devant l'homme de bronze qu'il a cree? Il est probable que diverses causes influerent sur le revirement du parti girondin. Ces hommes remarquables par le talent de la parole se croyaient alors les maitres de la situation. La majorite de la Convention leur appartenait. Ils tenaient la plupart des ministeres, ils distribuaient les places et les faveurs, ils regnaient sur les journaux, ils avaient avec eux Dumouriez, c'est-a-dire la victoire, et malgre tous ces avantages ils etaient impuissants. Que leur manquait-il donc? Un principe. Ils voulaient la republique, sans doute, mais une republique de sentiment dont Mme Roland etait la Muse. On ne fonde point une forme de gouvernement avec des reves, ni avec des figures de rhetorique. D'un autre cote, la republique n'etait alors qu'un ideal; avant de l'atteindre, il fallait repousser l'ennemi, eteindre le foyer de la guerre civile, achever la Revolution, et les Girondins en etaient incapables. Ils se trouvaient donc fatalement entraines dans une politique d'expedients. De la une alliance avec la classe moyenne, dont ils esperaient se faire un rempart contre les envahissements de la democratie et contre les attaques de leurs adversaires. La difference entre les doctrines semait chaque jour parmi les citoyens des germes de desordre. "Que m'importe, disait-on dans les clubs, qu'un homme s'appelle monsieur le duc ou monsieur le jacobin, si je retrouve en lui le meme orgueil, la meme intolerance, le meme despotisme?" [Note: Note copiee aux Archives nationales.] C'etaient en effet les moeurs qu'il fallait changer, si l'on tenait a fonder le regne de la democratie. Or, sous ce rapport, les Girondins appartenaient beaucoup trop a l'ancien regime. Le projet de donner a la Convention une force ou, comme on disait alors, une maison militaire attira sur eux la juste defiance des Parisiens. Un plan general ne se cachait-il point derriere cette mesure proposee par Barbaroux? "Qu'y a-t-il, s'ecriait Robespierre, de plus naturellement lie aux idees federalistes que ce systeme d'opposer sans cesse Paris aux departements, de donner a chacun de ces departements une representation armee particuliere; enfin de tracer de nouvelles lignes de demarcation entre les diverses sections de la Republique dans les choses les plus indifferentes et sous les pretextes les plus frivoles?" Ils avaient beau s'en defendre, tout demontre clairement que les Girondins cherchaient a detruire la domination morale et politique de Paris, dont ils redoutaient de plus en plus l'influence. Si l'on reflechit maintenant que, sans un centre d'ebranlement, le pouvoir executif n'aurait jamais pu resister aux foudres de la coalition etrangere ni aux complots royalistes, on en conclura qu'en frappant la tete de la France les Girondins auraient immole la Revolution. Ces hommes inventifs ne cessaient cependant d'agiter le fantome de l'assassinat pour couvrir leurs tenebreux projets. Ils pretaient a leurs adversaires des intentions sinistres et cherchaient a les noyer dans l'opinion publique sous un deluge de sang. Les Girondins avaient raison de conjurer les perils et les violences de la dictature; mais n'avaient-ils point pris eux-memes l'initiative de la Terreur? A l'Assemblee legislative, Isnard n'invoquait-il point _la vengeance du peuple sur la tete des traitres_? Comment ce qui passait chez lui pour _l'energie d'une ame brulante_ devenait-il sur les levres de Marat _le langage de la sceleratesse_? Les temps, dit-on etaient changes. Erreur! il n'y avait de change que la position des Girondins. Etait-ce aussi sans motif que Barbaroux ne cessait de montrer a Paris un faux visage de Marseille? [Note: C'etait lui, on s'en souvient, qui aux approches du 10 aout avait annonce l'arrivee des braves federes patriotes; comment se fait-il qu'en septembre a la Convention il reclamait une garde d'honneur composee de jeunes aristocrates? L'esprit de Marseille avait-il change? Les journees de Septembre avaient-elles produit une reaction? Barbaroux aurait voulu le faire croire; mais la verite est que dans toutes les grandes villes se trouvent deux elements distincts. Le 10 aout, le jeune depute avait fait appel au parti du mouvement; il jugeait maintenant utile a ses interets de se servir du parti contraire.] Il y avait certes dans cette tactique une menace et un defi jete aux citoyens de la capitale. Avec un tel systeme, on est tres vite entraine a demembrer un Etat. On voyait bien, dans cette lutte, des idees en presence les unes des autres; mais il y avait aussi des hommes. Les dissentiments politiques s'appuyaient sur des griefs personnels, sur de vieilles rancunes, sur des antagonismes d'amour-propre. Les Girondins ne pardonnaient point a Danton sa superiorite, a Robespierre l'integrite de sa vie, a Marat sa popularite. L'Ami du peuple avait toujours sur le coeur l'affaire du Mauconseil et du Republicain, les deux bataillons mis en quarantaine par Dumouriez. Le 18 octobre, il demande la parole a la Convention nationale, et annonce qu'un grand complot a ete trame... contre lui. Scandale, bruit, eclats de rire forces. L'Assemblee ne veut point l'entendre. Marat insiste. Des murmures l'interrompent. LE PRESIDENT, au milieu du desordre.--Marat, vous avez la parole, mais ce n'est que pour un fait. MARAT.--Ce fait, le voici: Je dis que des ministres et des generaux perfides en imposent a la Convention, par des denonciations fausses, pour la jeter dans des mesures violentes et lui arracher des decrets sanguinaires. (Rumeurs.) Marat repete son exorde en rehaussant la voix. Les murmures recommencent avec des trepignements. "Je vous demande, president, du silence. J'ai, comme la faction qui m'interrompt, le droit d'etre entendu." LE PRESIDENT.--Je ne puis que vous donner la parole; mais il m'est impossible de vous donner du silence. MARAT.--Tandis que le public indigne s'eleve contre les mesures atroces qui sont employees envers les soldats de la patrie, seriez-vous les seuls a y applaudir; et faut-il qu'un homme que vous accablez de vos clameurs soit plus jaloux de votre honneur que vous-memes? Je reclame contre le decret qui vous a ete surpris au sujet des deux bataillons patriotes le _Mauconseil_ et le _Republicain_, denonces par les generaux comme ayant deshonore les armees francaises. Je me suis rendu, pour eclaircir le fait, chez le general Dumouriez; il a paru interdit. (Il s'eleve des eclats de rire.) Dumouriez ne m'a oppose que des raisons evasives. Pousse dans ses derniers retranchements, il a declare s'en referer a la Convention nationale et au ministre. Je me suis adresse a votre Comite de surveillance. Il s'est fait remettre la piece relative a cette affaire. Si vous l'eussiez lue avec nous, vous auriez ete tous saisis d'indignation, en voyant que les quatre pretendus deserteurs prussiens etaient quatre emigres francais. C'etaient donc des espions qui venaient sous vos drapeaux pour vous trahir, et qui conspiraient peut-etre avec le general. (La salle s'ebranle d'indignation.) Je veux parler du general Chazot. N'oubliez pas qu'il a ete cause de la deroute de l'avant-garde de Dumouriez. Je sais qu'il est un certain nombre de membres qui ne me voient qu'avec le dernier deplaisir. (Oui, oui!) J'en suis fache pour eux. Lorsqu'un homme, qui n'est anime que du bien public, ne recoit que des vociferations, les sentiments de ses ennemis sont juges. Je dis qu'il existe dans cette Assemblee une cabale qui cherche a m'exclure de son sein pour ecarter un surveillant incommode; je viens d'etre menace par le citoyen Rouyer; je ne sais si c'est un spadassin. LE PRESIDENT.--Le reglement defend toute personnalite, et ce n'est pas ici le lieu de vider une rixe personnelle avec un collegue. MARAT,--Ce n'est pas comme homme que je vous adresse la parole, ce n'est pas comme citoyen, c'est comme representant du peuple; j'ai ete menace, dis-je, par le citoyen Rouyer; je ne sais s'il a espere me rabaisser a son niveau ou m'eloigner par la terreur; mais je me dois au salut public, je resterai a mon poste, et je dois declarer que si l'on entreprend contre moi quelques voies de fait, je repousserai ces outrages en homme de coeur, et j'en prends a temoin ceux qui m'ont vu. LE PRESIDENT.--A quoi concluez-vous, Marat? MARAT.--Je demande la lecture du proces-verbal qui est depose au Comite de surveillance. Je vous fais en outre observer qu'il n'a jamais ete dans mon intention de disculper les bataillons d'avoir voulu prevenir l'action de la justice; ils ont manque a la forme: mais les generaux vous en ont impose quand ils vous ont represente les quatre malheureuses victimes de cette affaire comme des deserteurs prussiens. Je m'eleve donc contre les mesures generales et violentes qu'on a prises envers ces bataillons, tandis qu'il etait evident qu'ils ne renfermaient qu'un petit nombre de coupables; on les a tous enveloppes d'une fletrissure qui, s'ils eussent ete des brigands pris dans les forets, n'eut pu etre plus honteuse. En vous denoncant ces faits, j'ai rempli le devoir que m'imposait ma conscience. Je me retire. La preuve que Marat n'avait pas tout a fait tort, c'est que ces deux bataillons furent plus tard rehabilites. Quel que fut l'homme, il etait depute de Paris, au meme titre que ses collegues, et tout outrage envers sa personne s'adressait a la representation nationale tout entiere. Or, chaque jour, on l'insultait aux portes memes de la Convention; on lui marchait sur les pieds en criant par derision: "Ah! le petit Marat!" Gorsas, dans son _Courrier des departements_, lui jetait de la boue et du sang au visage. Des placards le designaient a la haine et a la vengeance des bons citoyens. Des hommes a cheval passaient la nuit devant sa maison avec des torches et demandaient sa tete. Est-il vrai que ses jours fussent alors menaces? Il le crut du moins et, pour se conserver vivant, Marat rentra le soir dans son souterrain. Ces attaques furieuses, ces ressentiments personnels affligeaient le pays. Les faubourgs en murmuraient. Dans un moment aussi critique, ou tout etait a reorganiser, ou le numeraire s'etait evanoui, ou la rarete des subsistances amenait des troubles sur les marches, ou l'industrie souffrait, ou il s'agissait d'assurer le bonheur de vingt-cinq millions d'hommes, ou le succes de nos armes etait encore mal affermi, ou couvait dans l'Ouest la guerre civile, la Convention n'avait-elle donc rien de mieux a faire que de se livrer a des luttes steriles? Les geants se combattaient, se blessaient les uns les autres dans des debats confus, ainsi que les dieux de l'Iliade dans les nuages. Ces rivalites facheuses ne decourageaient-elles point les esperances et les heroiques efforts de la nation? Chacun se demandait: "Nous sacrifions-nous pour des principes ou pour des ambitieux?" Une petition, adressee a l'Assemblee, disait: "C'est avec douleur que nous voyons des hommes faits pour se cherir et s'estimer, se hair et se craindre autant et plus qu'ils ne'detestent les tyrans... Qu'on impose silence a l'amour-propre, et il ne faudra qu'un moment pour eteindre le flambeau des divisions intestines... Que les citoyens ne soient pas constamment occupes a se surprendre, a se tendre des pieges, a nourrir des defiances..." Le rapprochement des partis, la reconciliation des chefs, l'extinction des haines personnelles, tel etait alors le voeu de tous les esprits sages. Un seul homme avait assez de confiance en lui-meme et assez d'energie pour amener cet heureux denouement. Oubliant ses griefs particuliers, refoulant ses vieilles rancunes, Danton tendit a la Gironde sa large main; cette main fut repoussee. On dedaigna ses avances. Les grands projets echouent souvent contre un grain de sable. On pretend qu'un mot rompit toutes les chances d'un accord entre Danton et les Girondins. Le 29 septembre, il avait dit en riant a la tribune: "Personne ne rend plus justice que moi a Roland; mais je vous dirai, si vous lui faites l'invitation de rester ministre: Faites-la donc aussi a Mme Roland..." Le trait blessa au vif l'amour-propre des deux epoux et du parti tout entier, qui etait accuse d'obeir a une femme. Quoi qu'il en soit, les Girondins se servirent d'un autre pretexte pour rejeter les avances de Danton. Ils mirent en doute sa probite. Beaucoup d'argent avait ete depense dans la crise terrible que venait de traverser la France. Cambon, ministre des finances, homme severe et integre, demandait que ses collegues fussent tenus de rendre des comptes. Roland avait presente les siens dans le plus minutieux detail. C'etait maintenant le tour de Danton. Ses adversaires trouvaient etonnant qu'il eut employe 200,000 livres en depenses secretes et pres de 200,000 livres en depenses extraordinaires; mais on doit se souvenir que Danton etait a la fois ministre de la justice et adjudant du ministre de la guerre, que la patrie etait en peril et qu'il fallait a tout prix la sauver. [Illustration: Saint-Just.] "Je n'ai rien fait, disait-il, que par ordre du conseil, pendant mon ministere... Lorsque l'ennemi s'empara de Verdun, lorsque la consternation se repandait meme parmi les meilleurs et les plus courageux citoyens, l'Assemblee legislative nous dit: N'epargnez rien, prodiguez l'argent, s'il le faut, pour ranimer la confiance et donner l'impulsion a la France entiere. Nous avons ete forces a des depenses extraordinaires, et, pour la plupart de ces depenses, j'avoue que nous n'avons point de quittances bien legales... Je ferai observer en finissant que si le conseil eut depense dix millions de plus, il ne serait pas sorti un seul ennemi de la terre qu'ils avaient envahie..." Ainsi, de l'aveu meme de Danton, sa comptabilite etait irreguliere; mais ne fallait-il point se reporter aux circonstances tragiques dans lesquelles les livres avaient ete tenus? Qu'il y eut alors quelques desordres dans le maniement des fonds, le moyen de s'en etonner? Danton n'etait point un avare, aimant l'argent pour l'argent. Il tenait a bien vivre, a recevoir des amis, a humilier la richesse, dont il eut fait volontiers la servante de ses desseins et de ses plaisirs. De telles moeurs ouvraient carriere a bien des soupcons; mais encore faudrait-il que ces soupcons fussent fondes. Qui croira jamais qu'au milieu de ce tourbillon d'affaires, au plus fort des calamites publiques, un homme de la taille de Danton, un grand citoyen apres tout, ait songe a remplir ses poches? Qu'il fut mal entoure, je l'admets; qu'il fut faible dans ses amities, passe encore; qu'il ait prodigue l'or pour soutenir certains journaux, poursuivre a la piste la conspiration de la Bretagne et du Midi, pour payer les services secrets de police et de diplomatie, c'est un fait certain; mais qui donc a le droit de dire qu'il se soit approprie les depouilles de la France? Les laches, qui s'etaient caches au moment du danger, reclamaient de Danton des comptes qu'ils savaient bien ne pouvoir etre fournis: c'etait un moyen de l'avilir. Danton ayant ete repousse par la Gironde, tout espoir de conciliation etait perdu. Enhardis par l'avantage de leur position (ils etaient maitres de l'Assemblee), les Girondins auraient du se montrer oublieux, magnanimes: loin de la, ils ne cessaient de lancer contre leurs adversaires la meute aboyante de leurs journaux, ni de fatiguer la tribune de denonciations monotones. Les Montagnards, de leur cote, rendaient guerre pour guerre. En temps de revolution, il y a des mots, des epithetes qui ressemblent a des fleches empoisonnees. Quand les partis se sont mutuellement traites de _brigands_, de _scelerats_, de _chiens enrages_, le jour arrive ou ils agissent en consequence et prononcent les uns contre les autres la peine de mort. Qu'on admire du reste la logique des factions: les Girondins se presentaient alors devant le pays comme des moderes; ils disaient avoir horreur du sang, ils protestaient contre les doctrines de Marat, et ils demandaient sa tete! De nouveaux orages se formaient a l'horizon, et la foudre eclata le 29 octobre. La Gironde en voulait surtout a la Commune de Paris, qui contrariait ses desseins. Tant que ce pouvoir rival resterait debout, la politique des _Brissotins_ (comme on disait alors) serait tenue en echec. La Commune, de son cote, avait eu le tort de provoquer la lutte, en lancant contre l'Assemblee, a propos de la garde departementale, une adresse insolente, un veritable brandon de discorde. La Convention indignee riposta en decretant que la Commune rendrait ses comptes _dans trois jours_. Frapper les hommes obscurs qui siegeaient a l'Hotel de Ville n'eut point beaucoup avance les affaires des Girondins; ce qu'on voulait, c'etait atteindre deux ou trois membres de la Convention. Danton, Robespierre, n'etaient point de la Commune, mais on s'efforcait de les rattacher a l'Hotel de Ville par l'influence vraie ou fausse qu'ils y exercaient. Une enquete s'ouvrit sur les arrestations faites par la Commune le 18 aout et sur les journees de Septembre. Le 4 octobre, Valaze, membre du Comite de surete generale, vint declarer a la tribune: "Nous avons trouve des papiers qui prouvent l'innocence de plusieurs personnes massacrees dans les prisons. (Un mouvement d'horreur s'eleve de toutes parts.) Oui, il est temps de dire la verite. Des personnes innocentes ont ete massacrees, parce que les membres qui avaient lance les mandats d'arret s'etaient trompes sur les noms; le Comite de surveillance lui-meme en est convaincu." Marat, on s'en souvient, faisait partie de ce Comite; il demande la parole. LASOURCE.--Il faut que Marat soit entendu et que vous le decretiez d'accusation s'il est coupable. MARAT.--J'applaudis moi-meme au zele du citoyen courageux qui m'a denonce a cette tribune. Beaucoup plus sage et plus habile que ses amis, Buzot comprit tres-bien que la Gironde faisait une fausse manoeuvre. "Nous risquons, dit-il, de donner a ces denonciations une importance qu'elles n'auraient pas sans cela... Il me semble entendre les Prussiens demander eux-memes que Marat soit entendu. En effet, n'est-ce pas en faisant denigrer sans cesse les representants du peuple que les Prussiens doivent desirer d'avilir la Convention, et lui faire perdre la confiance dont elle a besoin pour faire le honheur du peuple?" Marat, cependant, monte a la tribune. UNE VOIX.--Votez la cloture: Marat ne vaut pas l'argent qu'il coute a la nation. LIDON.--Puisque le corps electoral de Paris a prononce contre nous le supplice d'entendre Marat, je demande le silence. CAMBON.--Comme il est juste d'entendre le crime aussi bien que la vertu, je demande que sans perdre de temps Marat soit entendu. Au milieu de ces exclamations flatteuses, l'Ami du peuple commence par rappeler l'Assemblee... a la reflexion, signale _une cabale affreuse elevee_ contre lui _pour enchainer sa plume_ et declare hautement que, quant a ses opinions politiques, _elles etaitent au-dessus des lois_. A une vague accusation, il repondait par une bravade. Ce n'etait d'ailleurs pas lui cette fois qu'on visait; c'etait Danton et Robespierre. Quant a Marat, la Gironde croyait l'avoir aneanti pour le moment sous la conspiration du mepris. Le 22 octobre, attaque en regle contre la Commune. Roland dans un rapport tres-bien fait resumait ainsi la situation de la capitale: "En un mot, corps administratif sans pouvoir; Commune despote; peuple bon, mais trompe; force publique excellente, mais mal conduite, voila Paris." Ce tableau lamentable de l'anarchie se detachait en vigueur sur l'ombre rougeatre des journees de Septembre. Le 30, Danton eleva le debat en le placant sur le terrain de l'histoire. "Rappelez-vous, s'ecria-t-il, ce que le ministre actuel de la justice vous a dit sur ces malheurs inseparables de la Revolution! Je ne ferai point d'autres reponse au ministre de l'interieur (Roland). Si chacun de nous, si tout republicain a le droit d'invoquer la justice contre ceux qui auraient excite des troubles revolutionnaires pour assouvir des vengeances particulieres, je dis qu'on ne peut pas se dissimuler non plus que jamais trone n'a ete fracasse sans que ses eclats blessassent quelques bons citoyens. Jamais revolution complete n'a ete operee sans que cette vaste demolition de l'ordre de choses existant n'ait ete funeste a quelqu'un. Il ne faut donc imputer ni a la cite de Paris ni a celles qui auraient pu presenter les memes desastres ce qui est peut-etre l'effet de quelques vengeances particulieres dont je ne nie pas l'existence, mais ce qui est bien plus probablement la suite de cette commotion generale, de cette fievre nationale qui a produit les miracles dont s'etonnera la posterite." L'orateur concluait en demandant que la discussion sur le memoire de Roland fut fixee au lundi suivant. "Ainsi, ajoutait-il, les bons citoyens qui ne cherchent que la lumiere, qui veulent connaitre les choses et les hommes, sauront bientot a qui ils doivent leur haine ou la fraternite; or la fraternite seule peut donner a la Convention cette marche sublime qui marquera sa carriere." Danton, dans le cours de son improvisation, avait d'ailleurs lance sur la Gironde un grand trait: "Je declare que tous ceux qui parlent de la faction Robespierre sont a mes yeux ou des hommes prevenus ou de mauvais citoyens." A ces mots, des murmures s'etaient eleves dans l'Assemblee. Robespierre dans ces derniers temps s'etait tenu a l'ecart. Le 2 septembre, il se plongea le front voile dans la retraite. L'avocat d'Arras attendait: il avait place sa barque sur un roc ou la maree, c'est-a-dire la force des evenements, devait un jour ou l'autre l'emporter vers le but qu'il voulait atteindre. C'est a cet homme d'Etat qu'allait s'attaquer la Gironde. Grande imprudence! Et qui choisit-elle pour porter les premiers coups? Louvet, l'auteur de _Faublas_, un roman libertin. Autant eut valu la piqure d'une guepe contre une statue de marbre. "Robespierre, je t'accuse!" Ce debut promettait. A en croire Louvet, un grand complot existait depuis le 10 aout; le 2 septembre, Robespierre s'etait rendu a la Commune, ou il avait designe ses ennemis a la vengeance des meurtriers. Cette accusation etait vague, diffuse, entierement denuee de preuves. Louvet parla; ce fut tout. Cependant Maximilien comprit la necessite d'un supreme effort pour rejeter ce linceul de dictature dans lequel ses ennemis avaient jure de l'ensevelir. Il demanda huit jours pour preparer sa defense. L'Assemblee decida que Robespierre paraitrait a la tribune de la Convention pour se justifier, le lundi 5 novembre. Dans l'intervalle; des rassemblements nombreux parcouraient la ville en vociferant les cris de: "Mort a Robespierre! mort a Danton et a Marat!" Les huit jours ecoules, Robespierre, qui s'etait cache a tout les yeux, monte les degres de la tribune. Les femmes ecoutent haletantes; l'Assemblee elle-meme est comme suspendue aux levres de l'orateur. Robespierre repousse avec une ironie hautaine les absurdes reproches de Louvet. La necessite ou la Gironde le mettait, par des accusations violentes, de derouler sa vie, lui donnait une occasion magnifique d'attirer l'attention sur les services qu'il avait rendus a la patrie. Il rejeta, non sans horreur, toute solidarite avec les journees sanglantes des 2 et 3 septembre. "Ceux qui ont dit, s'ecrie-t-il, que j'avais eu la moindre part a ces evenements, sont des hommes ou excessivement credules ou excessivement pervers. Je les rappellerais au remords, si le remords ne supposait une ame." Il eut des mouvements d'une veritable eloquence. "On assure qu'un innocent a peri; un seul! c'est beaucoup trop, sans doute. Citoyens, pleurez cette meprise cruelle. Pleurez les malheurs de cette journee; pleurez meme les victimes coupables reservees a la vengeance des lois, qui sont tombees sous le glaive de la justice populaire; mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines. Gardons aussi quelques larmes pour des calamites plus touchantes! Pleurez cent mille patriotes immoles par la tyrannie! Pleurez nos citoyens expirants sous leurs toits embrases! Pleurez les fils des citoyens massacres au berceau ou dans les bras de leurs meres! Pleurez donc, pleurez l'humanite abattue sous le joug odieux des tyrans et de leurs complices! Mais consolez-vous, si, imposant silence a toutes les viles passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays et preparer celui du monde; consolez-vous, si vous voulez rappeler sur la terre l'egalite et la justice exilees, et tarir, par des lois justes, la source des crimes et des malheurs de vos semblables." Se tournant du cote de ses adversaires: "De quel droit voulez-vous faire servir la Convention a venger votre amour-propre? Vous nous reprochez des illegalites! Oui, notre conduite a ete illegale, aussi illegale que la chute du trone et que la prise de la Bastille, aussi illegale que la liberte meme! Citoyens, vouliez-vous donc une Revolution sans revolution? L'univers, la posterite ne verront dans ces evenements que leur cause sacree et leur sublime resultat; vous devez les voir comme elle. Vous devez les juger, non en juges de paix, mais en hommes d'Etat et en legislateurs du monde." Le moment de conclure etait venu, on s'attendait a de justes represailles; mais Robespierre, ecartant d'une main genereuse le tonnerre qui grondait sur la tete de ses ennemis: "Je renonce au facile avantage de repondre aux calomnies de mes adversaires par des denonciations plus redoutables; j'ai voulu supprimer la partie offensive de ma justification. Je ne demande d'autre vengeance que le retour de la paix et le triomphe de la liberte." La Convention etait fatiguee de ces attaques personnelles. Les applaudissements eclataient dans les tribunes. Maximilien Robespierre venait d'etre marque par le doigt de ses ennemis; c'etait le signe de l'elevation ou du martyre. Cependant ses accusateurs fremissaient. BARBAROUX.--Je demande a denoncer Robespierre, et a signer ma denonciation. Si vous ne m'entendez pas, je serai donc repute calomniateur! Je descendrai a la barre... Je graverai ma denonciation sur le marbre." (Murmures. On demande a grands cris l'ordre du jour.) LOUVET.--Je vais repondre a Robespierre..." Les interruptions etouffent sa voix. L'Assemblee decide de passer a l'ordre du jour. Louvet reste a la tribune: furieux, il demande a parler contre le president. LE PRESIDENT.--J'ai peine a concevoir comment, lorsque je n'ai fait que prendre les ordres de l'Assemblee, un membre demande a parler contre moi. Alors Barbaroux descend a la barre. Un mouvement de surprise agite l'Assemblee; on rit, on s'impatiente, on s'agite. Barbaroux insiste et reclame la parole comme citoyen. Plusieurs membres demandent qu'il soit censure comme avilissant le caractere de representant du peuple. Barere parait a la tribune. Le silence se retablit. L'orateur cherche a terminer ces duels politiques, en amoindrissant l'importance des chefs de la Montagne. On renouvelle la motion de censurer Barbaroux. Lanjuinais parle au milieu d'un tumulte epouvantable. QUELQU'UN.--Je demande qu'il soit ordonne a Barbaroux de quitter la barre et de faire cesser ce scandale. LANJUINAIS.--Je soutiens que Barbaroux a employe le seul moyen pour obtenir la parole et pour vous rendre attentifs. LE PRESIDENT.--Je vous fais observer que l'Assemblee ayant decide de passer a l'ordre du jour, la discussion est fermee. COUTHON.--Je le dis avec douleur, mais avec verite, la petite manoeuvre employee par Barbaroux pour nous forcer a lui accorder la parole ne merite que notre pitie. Les Montagnards applaudissent; quelques Girondins trepignent de rage. Barbaroux quitte tristement la barre et reprend sa place de secretaire. Le triomphe de Robespierre etait encore dispute avec acharnement. Quelques membres, pretextant des doutes sur la premiere epreuve, demandent que la proposition de passer a l'ordre du jour soit remise aux voix. Le president fait remarquer qu'en effet le tumulte l'a empeche de prononcer le resultat de la deliberation. Lanjuinais insiste de nouveau pour etre entendu; des cris: _A bas de la tribune!_ s'elevent avec violence. Il va reprendre sa place au bureau des secretaires, a cote de Barbaroux. Louvet, Lanthenas lui succedent et sont bruyamment econduits par l'impatience generale. On demande de toutes parts l'ordre du jour. Barere relit son projet de decret, ou il cherche a couvrir dedaigneusement l'accuse du manteau de l'impuissance et de la mediocrite. ROBESPIERRE.--Je ne veux pas de votre ordre du jour, qui m'est injurieux. La Convention decide purement et simplement qu'elle passe par-dessus les demeles personnels. C'est ce que voulait Robespierre. Le retentissement de cette orageuse seance se fit sentir le soir aux Jacobins, ou Robespierre fut vivement acclame. Ce fut alors qu'un fort de la halle, aux formes athletiques, au coeur tendre sous une rude ecorce, prit une resolution peut-etre unique dans l'histoire.--"Voila, se dit-il en ecoutant parler Maximilien, voila un homme que les aristocrates, bourgeois ou autres, doivent avoir concu le projet de mettre a mort. On ne defend pas impunement les droits du peuple avec tant de courage et d'eloquence. Il faut que je me decide a lui faire un rempart de ma personne. Les rois ont des satellites pour les accompagner: il faut que l'ami, le defenseur de la nation ait au moins un bras pour ecarter de lui les attentats des conspirateurs et des traitres. Je serai ce bras. Seul, a l'ecart, je veillerai sur la surete de ce digne representant du peuple." Le projet concu est aussitot mis a execution: chaque soir, cet ami inconnu attend Robespierre a la sortie du club et jusqu'a la rue Saint-Honore l'accompagne a distance, un enorme baton dans la main. Robespierre ignora toute sa vie ce devouement anonyme et l'espece de culte dont il etait l'objet de la part de ce brave homme, qui s'etait fait volontairement son garde du corps. [Note: Communique a l'auteur par David d'Angers, qui tenait lui-meme le fait de la famille Lebas.] Maximilien, a son retour d'Arras en 1792, etait descendu chez les Duplay avec sa soeur, Charlotte Robespierre, et son frere Augustin, qui venait d'etre nomme depute. C'est la qu'il se rendit dans la nuit du 5 novembre, apres l'orageuse victoire qu'il venait de remporter sur les Girondins. Maurice Duplay, l'hote des deux Robespierre, avait chez lui, comme nous l'avons dit, trois filles, Eleonore qui etait l'ainee, Victoire qui ne fut jamais mariee, et Elisabeth, la plus jeune, celle qui epousa Lebas. Ces trois filles aimaient Maximilien comme un frere. Elles lui confiaient leurs peines, le faisant juge de leurs petites querelles. Quand un de ces legers nuages, qui passent sur les familles les mieux unies, venait a obscurcir le front d'une des jeunes soeurs, il l'attirait doucement sur ses genoux et lui demandait a voix basse le secret de sa tristesse. Si c'etait qu'elle avait ete grondee par sa mere, il se faisait aussitot le conciliateur des parties offensees et plaidait les circonstances attenuantes. On n'est pas avocat pour rien. Toujours il revenait le sourire du pardon sur les levres et poussait alors la jolie boudeuse dans les bras de Mme Duplay. Un sentiment plus tendre que l'amitie l'attirait vers Eleonore, la fille ainee du menuisier. C'etait, dit-on, une belle personne aux traits accentues, a l'ame virile. Un jour, Maximilien, en presence de ses hotes, prit la main d'Eleonore dans la sienne et lui glissa au doigt un anneau d'or; c'etait, conformement aux moeurs de sa province (l'Artois), un signe de fiancailles. Toutefois le mariage fut ajourne a la paix (comme on disait alors), c'est-a-dire a des jours meilleurs et moins troubles, ou la France serait debarrassee de ses ennemis. Robespierre l'aine avait ainsi deux familles, l'une dans l'Artois, a laquelle il envoyait la plus grande partie de son traitement, l'autre sur laquelle il s'etait pour ainsi dire greffe par l'analogie des moeurs et des principes. A l'instigation de sa soeur, il quitta plus tard la maison Duplay, mais pour y revenir; c'etait le nid de ses affections, l'Eldorado de ses reves. La Gironde avait commis une faute en accusant deux hommes tels que Danton et Robespierre, la force et la probite; elle en commit une seconde, qui fut de remettre Marat sur la sellette. Nous devons dire a la suite de quel incident. S'il faut en croire le professeur Tissot, qui avait connu Marat dans l'intimite, l'homme valait beaucoup mieux que ses systemes et ses ecrits. Accable de travail, sa seule distraction etait une promenade, le dimanche, sur les bords de la Seine. Il allait tantot seul, tantot accompagne de quelques amis; car, quoi qu'on en dise, Marat avait des amis. Ses deux compagnons etaient, ce jour-la, Fabre d'Eglantine et Camille Desmoulins; peut-etre par leur entremise cherchait-il un rapprochement avec Danton. [Note: Tous ces details et les suivants ont ete communiques a l'auteur par la soeur de Marat.] Ils se dirigeaient en causant du cote de Charenton. Le plus vieux des trois, Marat, n'en etait pas moins vif dans ses mouvements; il marchait le dos courbe et la tete legerement inclinee vers le cote droit. Dans ce contraste d'une ville en revolution avec le silence, la grave serenite d'un coucher de soleil, les grands arbres depouilles de feuilles, mais detachant dans le ciel leurs fines nervures, les trois promeneurs avaient devant les yeux les deux faces solennelles du grand et du beau, l'histoire et la nature. Fabre d'Eglantine et Camille Desmoulins aimaient la nature en poetes; Marat l'observait en savant. Ayant beaucoup etudie, beaucoup cherche et un peu decouvert, sa conversation etait interessante. Tant qu'on ne contredisait point ses idees, il se montrait bon diable; s'accommodait a tout, faisait ce que voulaient les autres; mais Camille Desmoulins se donnait parfois le malin plaisir de l'attirer sur le terrain brulant de la politique. Alors ce petit homme devenait furieux, insociable, volcanique. Le contraste existe souvent en amitie comme en amour: ce qui l'attirait du cote de Camille, c'etait l'esprit, la gaiete, la belle humeur, du jeune espiegle. Camille repondit d'abord a cette bienveillance avec enthousiasme; il traita publiquement Marat de prophete, d'ange tutelaire de la France, de genie de la Revolution; il le nomma dans sa feuille le _divin_ Marat. L'admiration etourdie de Desmoulins, a laquelle s'etait toujours mele un grain de sarcasme, commencait a reculer devant la froide et terrible logique de ce dieu qui demandait des tetes. Fabre d'Eglantine avait de l'estime pour Marat, dont il nous a laisse un portrait a la plume beaucoup trop flatte. Le voyant ce soir-la plus calme que d'habitude, Camille lui adressa diverses questions, pour voir si l'Ami du peuple etait decidement un maniaque ou s'il avait un systeme. Il lui rappela ses idees moderees, a l'epoque de l'ouverture des Etats generaux, et les mit en opposition avec ses doctrines actuelles. "Si en effet, reprit Marat, les fautes de l'Assemblee constituante ne nous avaient pas cree dans les anciens nobles autant d'ennemis irreconciliables, je persiste a croire que ce grand mouvement aurait pu s'avancer dans le monde par des voies pacifiques: mais, apres l'edit absurde qui garde de force ces ennemis-la parmi nous, apres les coups maladroits portes a leur orgueil par l'abolition des titres, apres l'extorsion violente des biens du clerge, je soutiens qu'il n'y a plus moyen de les rallier a notre Revolution. Nous voulons fonder un gouvernement sur les lois sacrees de la nature et de la justice: eh bien! ces nobles, en possession, depuis des siecles, de nous fouler aux pieds, de nous piller et de nous charger comme des betes de somme, travailleront sans cesse a miner les bases de notre nouvel etat social. Nous sommes en guerre avec des ennemis intraitables; il faut donc ou renoncer a la Revolution ou les detruire. A mesure que les dangers qui menacent notre Republique naissante s'eloigneront, la peine de mort deviendra inutile et elle s'effacera bientot de nos codes." [Illustration: Louis XVI et la famille royale au Temple.] On peut plaider en faveur de Marat certaines circonstances plus ou moins attenuantes, le ressentiment d'un amour-propre blesse, les dangers qu'il avait courus, les persecutions qu'il avait endurees; mais, dans l'analyse de son caractere, il faut surtout tenir compte d'une singularite: l'Ami du peuple n'avait point de patrie. Ne en Suisse, a Boudry, d'un pere sarde et d'une mere genevoise, il avait vecu successivement en Angleterre et dans beaucoup d'autres pays; il parlait et ecrivait diverses langues; il etait citoyen du monde. Malgre les bonnes intentions qu'on peut leur supposer, de tels etres sont toujours dangereux. N'etant retenus ni par les liens du sang ni par les attaches du sol natal, ils s'absorbent volontiers dans une idee fixe, et sacrifient beaucoup trop aisement les hommes a leurs revus d'humanite. La nuit etait descendue sur les campagnes. Les trois Conventionnels reprirent lentement le chemin de Paris.--Cette grosse masse sombre, toute piquee de lumieres, elevait dans le lointain, au-dessus du courant de la Seine, son front entoure d'une brume rougeatre. Chemin faisant, la conversation tomba sur Barbaroux. Marat dit: --Barbaroux a ete mon ami: si l'expedition du 10 aout eut manque, nous devions partir ensemble pour Marseille; c'etait alors un bon jeune homme, qui aimait a s'instruire pres de moi. J'ai des lettres ecrites de sa main, ou il me nomme son maitre, et se dit mon disciple: si je l'ai perdu, c'est que la faction brissotine s'est emparee de sa tete, en le flattant. Camille Desmoulins qui, d'accord avec son ami Danton, n'avait pas encore abandonne tout espoir d'une alliance avec la Gironde, proposa une reconciliation. Il conduisit en effet Marat dans un petit cafe de la rue du Paon, ou etait Barbaroux. L'Ami du peuple se montra d'abord froid et reserve; mais Barbaroux ayant fait quelques avances, ils s'embrasserent. Etait-ce un baiser de Judas? Le lendemain, grand tumulte dans la Convention nationale; a l'ouverture de la seance, Barbaroux occupait la tribune. "Citoyens, disait-il, l'homme veritablement coupable est l'agitateur pervers qui ne cesse de semer le trouble et la discorde dans Paris, qui egare les sentiments des soldats et des federes.... Eh bien! ce coupable, je vous le livre: c'est Marat." Il s'agissait d'une visite que l'Ami du peuple avait ete faire dans la matinee a la caserne des Marseillais. Voyant le mauvais etat des vivres et du coucher, il avait temoigne une vive indignation. Ce sont ses paroles qui, recueillies dans un proces-verbal par quelques officiers attaches au parti de la Gironde, servaient maintenant d'acte d'accusation entre les mains de Barbaroux. Cette denonciation contre Marat est recue de l'Assemblee avec transport. Les tribunes seules murmurent. Avant que l'accuse ait le temps d'ouvrir la bouche, le bruit court que Marat ne cesse de tenir des propos sanguinaires. UNE VOIX.--Je sais qu'un membre de cette Assemblee a entendu dire a ce monstre que, pour avoir la tranquillite, il fallait encore abattre deux cent soixante-dix mille tetes. L'Assemblee fait un mouvement d'horreur. Les yeux se portent vers la tribune et y rencontrent la figure de Marat. L'indignation de l'Assemblee eclate en un soulevement formidable; de toutes parts s'elevent les cris: "A l'ordre! A l'Abbaye! A la guillotine!" Marat, qui se complait dans son role de bouc emissaire, domine cette nouvelle tempete, le front haut, la bouche dilatee jusqu'aux oreilles par un rictus ironique, l'oeil menacant. "Il est atroce, s'ecrie-t-il, que ces gens-la parlent de liberte d'opinion et ne veuillent pas me laisser la mienne.... C'est atroce!... Vous parlez de faction; oui, il en existe une, et cette faction existe contre moi seul; car personne n'ose prendre ma defense. Tout m'abandonne, excepte la raison et la justice. Eh bien! seul, je vous tiendrai tete a tous. (On murmure, on rit.) C'est une sceleratesse que de convertir en demarche d'Etat des honnetetes patriotiques. (Les murmures et les rires recommencent.) Je demande du silence: on ne peut pas tenir un accuse sous le couteau comme vous faites. "J'etais aux Jacobins, aupres des federes: ce sont eux qui m'ont pris la main et m'ont parle les premiers. Leurs officiers ont ete a ma table; ce sont eux qui m'ont invite a visiter leur caserne. J'ai ete revolte de la maniere dont ces volontaires ont ete recus; ils couchent sur le marbre et sans paille; ils se sont plaints a moi de la Commune de Paris, et ensuite ils m'ont entrepris sur la cause de Barbaroux. Je ne suis entre dans aucun detail a cet egard; je ne sais si c'est un coup monte pour me perdre, mais je compte assez sur la veracite des federes de Marseille; ils pourront rapporter ce que je leur ai dit. Voila ma justification. "Le cardinal Richelieu a dit qu'avec le _Pater_ il serait parvenu a faire pendre tous les saints du paradis; moi, je defie les interpretations malveillantes et je brave tous mes ennemis. "On me reproche d'avoir dit qu'il fallait couper cent ou deux cent mille tetes. Ce propos a ete mal rendu. J'ai dit: "Ne croyez pas que le calme renaisse, tant que la Republique sera remplie des oppresseurs du peuple. Vous les faites inutilement _decaniller_ d'un departement dans un autre. Tant que vous ne ferez pas tomber leurs tetes, vous ne serez pas tranquilles." Voila ce que j'ai dit: c'est la confession de mon coeur. "Je suis vraiment honteux pour l'Assemblee nationale d'etre oblige d'entrer dans ces details. Quant a mes vues, a mes sentiments politiques, il ne vous appartient pas de les juger: ma conscience est au-dessus de vos decrets. Non, il ne vous est pas donne d'empecher l'homme de genie de s'elancer dans l'avenir. (On rit.) Le moment n'est pas venu de me rendre justice. Si combattre les ennemis de la nation, si reclamer pour de braves federes les egards et les soins que vous accordez a des soldats equivoques [Note: Marat designe ainsi les dragons auxquels on l'accusait de vouloir opposer les Marseillais.] est un crime, egorgez-moi!" Au moment ou il retournait a sa place, Camille Desmoulins lui dit: "Tu m'as enchante, ton exorde est sublime. Pauvre Marat! Tu es de deux siecles au dela du tien!" N'y avait-il pas une pointe d'ironie sous ces mots: _pauvre Marat?_ L'Assemblee prononca le renvoi de la denonciation de Barbaroux aux Comites de surveillance et de legislation. En sortant de la salle, a la fin de la seance, l'Ami du peuple s'arrete devant le jeune depute des Bouches-du-Rhone: "A votre age, lui dit-il, on n'a pas encore le coeur pourri; j'aime a croire que vous etes seulement egare par quelque passion funeste et tourmente de la rage de jouer un role. C'est toute la vengeance de Marat." Cet etre etrange avait glace d'un souffle la fureur de ses adversaires. "Marat, ecrivait plus tard Saint-Just, avait quelques idees _heureuses_, et lui seul savait les dire." Au milieu de ces luttes enervantes, de ces tenebreux combats de parole, la France vit enfin luire un rayon de soleil: le 6 novembre, notre brave armee gagnait la bataille de Jemmapes au chant de la _Marseillaise_. La Belgique nous etait ouverte; une ere nouvelle commencait pour la Revolution Francaise, l'ere de la victoire. V Louis XVI au Temple.--Preliminaires de son proces.--Quels sont les hommes responsables de son jugement et de sa mort.--Saint-Just se revele a son discours.--Les Conventionnels assaillis par le parti des femmes.--Marat et Mlle Fleury.--La question religieuse sous la Convention.--La question des subsistances.--Opinion de Saint-Just.--Le proces du roi reclame par les Montagnards, consenti par les Girondins.--Shakespeare parle du fond de sa tombe.--La forme du proces est resolue. Le besoin de s'attaquer et de se creer mutuellement des torts jeta la personne de Louis XVI entre les rivalites formidables de la Convention et de la Commune. L'ex-roi etait toujours au Temple. Dans les premiers jours de sa captivite, la famille royale avait trouve cette vieille tour fort mal preparee pour la recevoir. Abandonnees depuis longtemps, les chambres etaient sales, tristes, pauvres, couvertes de toiles d'araignee. Il est curieux d'apprendre quelle sorte de logement occupait d'abord Madame Elisabeth: c'etait une ancienne cuisine au troisieme etage; sa toilette se trouvait placee sur une pierre a laver, et a cote des fourneaux; sa couchette etait un lit de sangle, avec deux petits matelas minces et trop courts; tout le mobilier consistait en un vieux buffet, garni de vaisselle de terre encore toute grasse. O contraste des grandeurs humaines! o abaissement de la fortune! Les rois et les princes sont si peu dans l'ordre de la nature, qu'une fois renverses de leur elevation imaginaire on ne sait plus meme quel nom leur donner: la Commune inventa d'appeler le souverain dechu Louis Capet. L'oeil du peuple fixait avec curiosite cette tour qui contenait les ruines vivantes d'une monarchie. Il y avait la des motifs d'attendrissement auxquels les coeurs les plus durs ne resistent guere: un prisonnier d'Etat, deux femmes, deux enfants. La famille royale captive faisait des royalistes. Meprise apres sa fuite et son retour de Varennes, abhorre au 10 aout, lorsque le trone sombra dans le sang, Louis XVI inspirait depuis sa chute un tout autre sentiment a beaucoup de ses anciens sujets, la pitie. Au chateau des Tuileries, il n'apparaissait guere qu'a travers ses defauts; au Temple, on ne vit de lui que ses vertus et ses malheurs. Il etait bon pere, se levait de bonne heure et donnait une lecon de latin ou de geographie a son fils. La reine elle-meme devenait interessante. On lui reprochait bien encore sa conduite legere, son caractere hautain, ses relations avec l'etranger; mais, apres tout, elle etait femme, elle etait mere.... Il y avait la un danger que la Commune n'avait point prevu. Manuel, qui avait conduit la famille royale au Temple, rougit du delabrement et de la malproprete du logis; il en parla lui-meme a la Commune et au bout de quelques jours les prisonniers furent installes d'une maniere plus convenable; mais le moyen de changer la vieille tour elle-meme, qui etait sombre et humide? L'initiative du proces et du jugement ne partit point de la Convention. Un grand nombre de documents authentiques proclament que la mise en accusation du ci-devant roi etait alors demandee de tous les points de la France. Quelques-unes de ces adresses lancees sur l'Assemblee nationale prennent meme un ton imperatif et violent. Les signataires y reprochent aux legislateurs d'atermoyer une mesure de surete publique. "Le soleil, ecrivent a la Convention les societes populaires du Midi, le soleil a cent fois parcouru sa course depuis la victoire du peuple sur le tyran... et le tyran existe encore!... La vie du roi provoque et entretient dans l'interieur du pays une agitation perfide. Legislateurs, nous demandons la mort de Louis Capet." La verite est que les ennemis de la Revolution profitaient de la captivite du roi pour semer dans certains departements des germes de guerre civile. Parmi ceux memes qui plaignaient Louis XVI, beaucoup le croyaient coupable; mais ils voulaient une decision rapide. Que le peuple ecrase apres la victoire le maitre qui le trahissait, c'est son droit; mais du moins qu'il ne le fasse pas souffrir. Ces lenteurs, ces delais, ces alternatives d'espoir et de decouragement qui font passer chaque jour le froid de l'acier sur le cou de la victime, quelle barbarie indigne d'une grande nation! Les bons citoyens blamaient les degradations inutiles auxquelles on avait soumis les prisonniers du Temple; ils blamaient Manuel allant dire a Louis XVI, apres le decret qui abolissait la monarchie: "Vous n'etes plus roi, voila une belle occasion de devenir citoyen; au reste, consolez-vous, la chute des rois est aussi prochaine que celle des feuilles." La haine et la vengeance a petites doses est toujours atroce. Laisser languir un ennemi royal dans les outrages d'une captivite ou tout lui reveille a chaque instant le douloureux souvenir de ses prosperites eteintes; enfoncer lentement le couteau et le retourner dans les plaies de son amour-propre; prolonger l'agonie d'un regne sur la personne du roi vivant, tout cela est mille fois plus cruel que la mort. Les Girondins, hommes irresolus et indecis, etaient, au contraire, d'avis d'entretenir, au milieu des embarras et des persecutions inevitables, une existence royale que, de leur propre aveu, il faudrait sans doute trancher tot ou tard. Il n'y avait qu'un parti humain a prendre vis-a-vis de Louis XVI, c'etait de le rendre a la liberte: mais les circonstances s'y opposaient energiquement; et les Girondins eux-memes n'y auraient point consenti. Dans cet etat de choses, toute leur politique etait de faire oublier le roi: inutiles efforts! Les partis politiques ont bonne memoire, et le sang du 10 aout fumait encore. Il faut dire que de leur cote les Montagnards se montraient fort perplexes. Robespierre hesitait (il l'avoua plus tard dans un de ses discours), Danton lui-meme, c'est-a-dire l'audace, hesitait. On raconte qu'au club des Cordeliers, entoure d'energumenes qui hurlaient: _Vengeance! Mort au tyran!_ il aurait repondu brusquement: "Une nation se sauve, mais elle ne se venge pas." Il parait aussi qu'a la meme epoque Danton fit une derniere tentative de rapprochement avec la Gironde. Pourquoi hesiter? Que craignait-on? Tous les hommes senses et prevoyants se disaient qu'ayant hache une tete royale l'echafaud ne s'arreterait pas la; qu'il demanderait d'autres victimes, qu'on allait ouvrir une ere de sang et qu'apres avoir immole ses ennemis, pareille au vieux Saturne, la Revolution devorerait ses enfants. Les rois ne sont pas seulement nuisibles de leur vivant; ils sont encore dangereux apres leur mort. N'est-ce point ici le lieu de rappeler ce que nous avons dit a propos du 21 juin 1791? Ce fut on effet un jour decisif pour la Revolution que celui ou, apres la fuite nocturne de Louis XVI et de sa famille, la France s'eveilla sans roi. Quel moment plus favorable pour etablir la Republique? Les partis politiques ne s'etaient point encore porte entre eux ces profondes blessures qui les separent a jamais. Des esprits eminents rayonnaient dans toutes les directions et possedaient encore assez d'autorite sur les masses pour fonder un ordre nouveau sans effusion de sang. Malgre la vivacite des premieres luttes contre les anciens privileges, les coeurs etaient pleins de confiance, d'espoir et d'amour: on l'avait bien vu au Champ-de-Mars, le 11 juillet. L'Assemblee nationale, qui etait le souverain de fait, n'avait rien perdu du respect et du prestige que lui assuraient ses recentes conquetes sur la royaute. Pas un nuage au ciel; on etait a mille lieues du terrorisme; on en ignorait meme le nom, et aucun point noir n'annoncait qu'il put sortir du choc violent des factions. Il y avait bien, il est vrai, la coalition etrangere; mais quelle force pouvait lui apporter un roi transfuge? Jamais occasion si belle ne s'etait presentee dans notre histoire pour suivre l'exemple des Etats-Unis d'Amerique. La Republique, inauguree le 2l juin 1791, aurait-elle vecu? Il est permis de le croire, car elle avait alors autour d'elle tous les elements de succes qui lui ont manque plus tard. Qui a perdu la situation? Les moderes, les irresolus, les timides. L'abdication du roi etait signee par sa fuite; cette abdication volontaire, les royalistes ne voulurent point l'accepter. L'histoire impartiale dira qu'en ajournant la decheance de Louis XVI la majorite de l'Assemblee constituante prononca, sans le vouloir, la peine de mort contre Louis XVI. Elle croyait conserver la monarchie; elle ne conserva que l'echafaud qui devait couper la tete du monarque. En refusant de faire a temps ce qui etait ecrit dans la logique des choses et dans les ineluctables consequences de la Revolution, les moderes attirerent sur eux, sur le roi et sur le pays toutes les calamites qui devaient aboutir au 10 aout, au 9 thermidor et au 18 brumaire. Les sages, les prudents, etaient alors les exaltes, ceux qui proposaient d'en finir tout de suite avec la fiction de la royaute hereditaire en face d'un peuple souverain. Si leurs conseils avaient ete suivis, que de malheurs auraient ete epargnes a la France! Les journees de Septembre, les sanglantes luttes de la Montagne et de la Gironde n'avaient plus alors les memes raisons d'etre. Qui songeait, dans ce temps-la, a faire de la peine de mort un instrument de necessite publique? Ni Robespierre, ni Danton, ni tout autre. Les hommes d'Etat les plus circonspects reculerent devant une Republique eclose pacifiquement d'un incident heureux; ils se condamnerent ainsi d'avance a subir un regime ne d'un orage, et qui devait se continuer a travers les eclairs et les tonnerres. C'est eux-memes qu'ils eurent a accuser, quand le flot toujours montant et irrite par la resistance les emporta vers l'abime. Ou etaient en 91 le bon sens, le droit, la sagesse? Du cote de ceux que Lafayette avait fait massacrer au Champ-de-Mars, autour de l'autel de la patrie parce qu'ils reclamaient des lors l'abolition de la royaute. La discussion sur ce qu'on devait faire de Louis XVI s'ouvrit le 13 novembre 1792. Les deux questions qui se posaient devant l'Assemblee nationale etaient celles-ci: Louis XVI sera-t-il juge?--Si oui, par qui sera-t-il juge? La Constitution de 89 le declarait bien inviolable; mais cette Constitution n'avait-elle point ete dechiree au 10 aout? Est-il d'ailleurs vrai qu'elle lui conferat le privilege de conspirer sans danger la ruine de la patrie et de la Constitution elle-meme? Si les legislateurs avaient la volonte de lui donner un tel pouvoir, en avaient-ils le droit? Le droit imprescriptible d'une nation n'est-il point, au contraire, de se defendre et de punir ceux qui attentent a sa liberte? Un jeune homme, jusque-la silencieux, parait a la tribune. Les cheveux longs et partages au milieu de la tete par une raie, le front bas, les yeux bleus, le nez admirablement dessine, la bouche d'une jolie femme, le teint blanc et la peau delicate, il semble dans sa melancolie austere frappe du sceau de la fatalite. C'est une croyance tres-ancienne que les hommes capables de grandes actions ne doivent pas faire de vieux jours sur la terre. On se rappelle involontairement, en regardant celui-ci, les paroles d'Achille: "O mere, puisque tu m'as enfante etant destine a vivre peu de temps, du moins le dieu de l'Olympe devrait-il m'accorder de la gloire!" Qui etait-il, ce jeune homme? D'ou venait-il? On se souvient d'une lettre adressee a Robespierre, sous la Constituante, et signee Saint-Just. C'etait lui. Une particularite bien faite pour etonner l'Assemblee nationale, c'est que ce severe jeune homme, ne le 25 aout 1767 a Decize, petite ville du Nivernais, eleve chez les Oratoriens, etait l'auteur d'un poeme leger en vingt chants. _Organt_ (c'est le titre de l'ouvrage) avait paru en 1789 et reparut en 92. L'auteur s'etait beaucoup trop souvenu de _la Pucelle_ et des episodes graveleux de l'Arioste. Du reste, Saint-Just regardait lui-meme cet essai comme indigne de lui: "J'ai vingt ans, ecrivait-il dans sa preface; j'ai mal fait, je pourrai faire mieux." En effet, il lit beaucoup mieux: tournant le dos a la muse frivole et libertine, il publiait, en 1791, _l'Esprit de la Revolution et de la Constitution en France_, ouvrage serieux nourri de la lecture de Plutarque et de Montesquieu. C'est arme de ces fortes etudes qu'il se presentait a la tribune de la Convention. "J'entreprends, dit Saint-Just d'une voix grave, de prouver que le roi peut etre juge, que l'opinion de Morisson [Note: Depute de la Vendee. Apres avoir longtemps parle "des crimes, des perfidies et des atrocites dont Louis s'etait rendu coupable"; apres l'avoir appele un monstre sanguinaire, Morissot concluait en demandant que, _malgre les forfaits du tyran_, la Constitution de 89 soit respectee.] qui conserve l'inviolabilite, et celle du Comite qui veut qu'on le juge en citoyen, sont egalement fausses. "Moi, je dis que le roi doit etre juge en ennemi... "Un jour on s'etonnera qu'au dix-huitieme siecle nous ayons ete moins avances que du temps de Cesar: le tyran fut immole en plein Senat, sans autre formalite que vingt-deux coups de poignard, sans autres lois que la liberte de Rome. Et aujourd'hui l'on fait avec respect le proces d'un homme, assassin d'un peuple, pris en flagrant delit, la main dans le sang, la main dans le crime... "Citoyens, si le peuple romain, apres six cents ans de vertu et de haine contre les rois; si la Grande-Bretagne, apres Cromwell mort, vit renaitre les rois, malgre son energie, que ne doivent pas craindre parmi nous les bons citoyens, amis de la liberte, on voyant la hache trembler dans nos mains; et un peuple, des le premier jour de sa liberte, respecter le souvenir de ses fers? Quelle Republique voulez-vous etablir au milieu de nos combats particuliers et de nos faiblesses communes? "On n'est pour rien dans un contrat ou l'on ne s'est point oblige: consequement, Louis, qui ne s'etait point oblige, ne peut etre juge civilement. Ce contrat etait tellement oppressif qu'il obligeait les citoyens et non le roi. Un tel contrat etait necessairement nul; car rien n'est legitime de ce qui manque de sanction dans la morale et dans la nature. "Louis ne passa-t-il pas, avant le combat, les troupes en revue? Ne prit-il pas la fuite au lieu de les empecher de tirer? Et l'on vous propose de le juger civilement, tandis que vous reconnaissez qu'il n'etait pas citoyen! "Juger un roi comme un citoyen! ce mot etonnera la posterite. Juger, c'est appliquer la loi. Une loi est un rapport de justice. Quel rapport de justice y a-t-il donc entre l'humanite et les rois? Qu'y a-t-il de commun entre Louis et le peuple francais, pour le menager apres sa trahison? Il est telle ame genereuse qui dirait dans un autre temps que _le proces doit etre fait a un roi_, non point pour les crimes de son administration, mais _pour celui d'avoir_ ete roi; car rien au monde ne peut legitimer cette usurpation... On ne peut regner innocemment: la folie en est trop evidente. [Illustration: Louis XVI donnant une lecon de geographie a son fils.] "C'est vous qui devez juger Louis; il n'etait pas citoyen avant son crime, il ne pouvait voter, il ne pouvait porter les armes, il l'est encore moins apres. "Je le repete, on ne peut pas juger un roi selon les lois du pays, ou plutot de la cite. Il n'y avait rien dans les lois de Numa pour juger Tarquin, rien dans les lois de l'Angleterre pour juger Charles 1er. On les jugea selon le droit des gens; on repoussa un etranger, un ennemi. "Hatez-vous de juger le roi; car il n'est pas de citoyen qui n'ait sur lui le droit qu'avait Brutus sur Cesar. Vous ne pourriez pas plus punir cette action envers cet etranger que vous n'avez puni la mort de Leopold et de Gustave. Louis etait un autre Catilina. Le meurtrier, comme le consul de Rome, jurerait qu'il a sauve la patrie. "Il doit etre juge promptement, c'est le conseil de la sagesse et de la saine politique. On cherche a remuer la pitie; on achetera bientot des larmes, comme aux enterrements de Rome; on fera tout pour nous interesser, pour nous corrompre meme. Peuple, si le roi est jamais absous, souviens-toi que nous ne serons plus dignes de ta confiance, et tu pourras nous accuser de perfidie!" La Convention demeura immobile, petrifiee. Cette parole concise, aceree comme le tranchant de l'acier, cette hache emmanchee dans des reminiscences classiques, la roideur incroyable du ton et des manieres, le contraste entre la beaute feminine de ce jeune homme et la durete de son coeur, tout avait frappe l'Assemblee d'etonnement. Ni la fureur de Danton, ni la froide et implacable logique de Robespierre, ni le sombre radotage de Marat demandant des tetes, n'etaient comparables a l'effet de terreur produit par ce discours. Tout le monde sentait qu'on avait affaire a quelqu'un et que ce quelqu'un serait sans pitie. Le lendemain, Brissot ecrivait dans son journal le _Patriote_: "Parmi des idees exagerees, qui decelent la jeunesse de l'orateur, il y a dans ce discours des details lumineux, un talent qui peut honorer la France." Ce qu'on ne sait point assez, c'est a quel point les deputes furent alors entoures, sollicites pour obtenir d'eux la grace du roi. On fit agir toutes les influences secretes, toutes les seductions, toutes les belles promesses. Ce n'est point seulement aux Girondins que s'adressaient de tels moyens de corruption; c'est aussi aux Montagnards et meme aux plus farouches d'entre eux. Marat recut plusieurs lettres ou l'on demandait qu'il dit seulement un mot en faveur de Louis XVI: "Si tu le fais, ecrivait-on, nous sommes prets a deposer cent mille ecus." L'Ami du peuple leur repondit en allant porter ces lettres au Comite de surete generale. A ces annonces grossieres s'ajoutait l'influence delicate des femmes. Marat avait bien ecrit dans son _Journal de la Republique_: "Je ne croirai a la Republique que lorsque la tete de Louis XVI ne sera plus sur ses epaules;" mais l'Ami du peuple n'avait-il jamais change d'avis? Ne l'avait-on pas vu soutenir la cause de la moderation aussi bien que celle de la violence? Il n'avait aucune haine contre l'ex-roi, qu'il avait declare lui-meme une excellente _pate d'homme_; tete faible, caractere naif, ne pouvait-on en le flattant emouvoir son coeur? Marat revenait de la Convention, quand il trouva chez lui Mlle Fleury qui l'attendait. Las des travaux de la seance, il ouvrit cependant quelques lettres deposees sur la table, et, les parcourant avec des yeux irrites: --Encore! s'ecria-t-il; je vais denoncer ces lettres au Comite de surveillance. --Apres un silence:--J'ai aime Louis Capet, reprit Marat comme se parlant a lui-meme, mais avais tort. Cet homme nous a trompes. Maintenant je le hais; maintenant je veux appesantir sur sa tete une main que j'avais etendue vers lui pour le soutenir. --Quels crimes lui reprochez-vous donc? --Ses crimes? Un roi insurge contre la nation! un roi faussaire! c'est lui qui, par ses lenteurs, par sa mauvaise foi, par les conseils perfides de ses courtisans, nous a jetes dans la necessite d'une politique violente. Nous subirons l'echafaud; il l'a dresse. Mademoiselle Fleury, soeur du grand comedien, tomba aux genoux de Marat. --Que faites-vous? lui dit celui-ci surpris; on ne s'agenouille meme plus devant Dieu. --Je demande, repondit-elle en joignant les mains avec une grace theatrale et en relevant deux yeux suppliants, je demande la grace du roi. --Y pensez-vous? --J'y ai pense depuis un mois... Ecoutez-moi, Marat; je sais que vous etes bon. Le systeme de terreur ou vous voulez engager la France tient a une idee fixe contre laquelle votre coeur se revolte. Mais reflechissez encore. Si vous vous trompiez enfin! si, au bout de cette trainee de sang, les generations futures ne trouvaient pas le bonheur que vous leur promettez, jugez combien votre oeuvre serait maudite! Il ne tient qu'a vous aujourd'hui de rattacher votre nom a un present moins ensanglante, a un avenir moins temeraire. Parlez pour le roi demain, a l'Assemblee surprise, atterree, etourdie; on n'osera plus voter le jugement, c'est-a-dire la mort, quand Marat aura vote la vie. --Qu'osez-vous dire la? reprit Marat dont l'oeil etincelait; parlez moins haut, madame; qu'on ne sache pas que de tels propos sont tenus dans ma maison. --Oh! je ne vous crains pas, Marat; votre honneur et votre salut me sont plus chers que ma vie: j'ai de l'amitie pour vous; je souffre de vous voir sur la pente glissante d'un abime de sang, et je voudrais vous arreter. --Tu ne comprends donc pas ma mission, jeune fille? Je te l'ai deja dit, je suis la vengeance de Dieu et du peuple; je suis ce betail humain jusqu'ici traine a la charrue ou a la boucherie, mais qui, comme le taureau mal tue, se retourne enfin, la corne haute, contre son maitre, et l'eventre. Marat etait effrayant; sa chevelure s'agitait horrible et menacante sur son front baigne de sueur. Mlle Fleury recula. --Louis est coupable, continua Marat; mais fut-il innocent, nous serions encore en droit de punir dans sa personne les crimes de la royaute. "Le roi est mort, vive le roi!" disaient les courtisans pour faire entendre qu'il n'y avait qu'un seul roi de France dans la lignee des souverains. Le nouveau venu au trone, en heritant des droits et des honneurs de ses peres, ne saurait en decliner les charges. Ce n'est donc pas a Louis que nous allons faire un proces, c'est a tous les rois de France dans la personne de Louis. Nous allons juger le passe dans le present, les rois qui sont morts dans celui qui vit. --Ecoutez-moi, Marat: cet homme ne doit pas regner, soit; mais dans votre propre interet il faut qu'il vive. Frapper un monarque a terre, ce serait ressusciter la monarchie. --Vous etes genereuse, pauvre fille de theatre! Malheureusement, nous sommes obliges aujourd'hui de nous faire, contre cette noble pitie, des entrailles de fer. Croyez-vous que si j'eusse ete libre de choisir mon role dans le drame de sang qui se joue sous vos yeux, je n'eusse pas mieux aime etre victime que bourreau? Je souffrirais moins. Mais il y a une volonte d'en haut qui s'accomplit, et a laquelle nous servons de ministres: Saint-Just et moi, nous sommes les deux bras de la justice levee sur le monde. Mademoiselle Fleury se retira; mais elle croyait l'Ami du peuple ebranle et comptait bien revenir a la charge. La discussion continuait a l'Assemblee nationale: ainsi que Saint-Just, l'abbe Gregoire pensait que la Convention devait juger Louis XVI, mais il voulait qu'elle effacat de nos lois la peine de mort, reste de barbarie et honte de la civilisation. Il croyait que la Divinite n'avait pas donne a l'homme le pouvoir de detruire l'homme; fidele a ses principes d'humanite, meme envers les souverains, il voulait que Louis "etant le premier a jouir du bienfait de la loi fut condamne a l'existence, afin que l'horreur de ses forfaits l'assiegeat sans cesse et le poursuivit dans le silence des nuits, si toutefois le repentir etait fait pour les rois". L'orateur demandait le jugement et foudroyait de ses arguments cette doctrine d'inviolabilite derriere laquelle les partisans de la monarchie voulaient sauver la tete du roi. L'Assemblee entiere fremit, lorsque Gregoire s'ecria: "Est-il un parent, un ami de nos freres immoles sur les frontieres, qui n'ait le droit de trainer son cadavre aux pieds de Louis XVI et de lui dire: Voila ton ouvrage!" En levant le bras sur le roi faible et detrone, ce n'est pas seulement Louis XVI que l'eveque republicain voulait atteindre, c'etait la monarchie. "Legislateurs, continua-t-il, il importe au bonheur, a la liberte de l'espece humaine, que Louis soit juge: jetez un regard sur l'etat actuel de l'Europe; en proie aux brigandages de huit ou dix familles, couverte encore de despotes et d'esclaves, elle retentit des gemissements de ceux-ci, des scandales de ceux-la! Mais la raison approche de sa maturite; elle tire le canon d'alarme contre les tyrans; tous les bons esprits demandent a cette raison et a l'experience ce que sont les rois, et tous les monuments de l'histoire deposent que la royaute et la liberte sont, comme les principes des Manicheens, dans une lutte perpetuelle. Dans toutes les contrees de l'univers, ils ont imprime leurs pas sanglants; des milliers d'hommes, des milliards d'hommes immoles a leurs querelles atroces, semblent, du silence des tombeaux, elever la voix et crier vengeance! L'impulsion est donnee a l'Europe attentive; la lassitude des peuples est a son comble; tous s'elancent vers la liberte; leur main terrible va s'appesantir sur les oppresseurs! Il semble que les temps sont accomplis, que le volcan va faire explosion, et operer la resurrection politique du globe! Qu'arriverait-il si, au moment ou les peuples vont briser leurs fers, vous assuriez l'impunite a Louis XVI? L'Europe douterait si ce n'est pas pusillanimite de votre part; les despotes saisiraient habilement le moyen d'attacher encore quelque importance a l'absurde maxime qu'ils tiennent _leurs couronnes de Dieu et de leurs epees_, d'egarer l'opinion et de river les fers des peuples, au moment ou les peuples, prets a broyer ces monstres qui se disputent les lambeaux des hommes, allaient prouver qu'ils tiennent _leur liberte de Dieu et de leurs sabres_." L'eveque de Blois associait fidelement ses devoirs religieux aux fonctions publiques. Adopte par une honnete famille, qui couvrait sa vie simple et studieuse du voile sacre de l'amitie, cet enfant de l'Eglise, lion rugissant a la tribune, etait doux et bon dans la vie privee. Pourquoi faut-il qu'il se soit rallie plus tard a l'Empire? Mais n'anticipons pas sur les evenements et jugeons les hommes tels qu'ils etaient en 1792. La Convention detourna un instant ses regards du proces de Louis XVI pour les porter sur les agitations du pays. La faim et la question religieuse soulevaient ca et la les villes et les campagnes. Les Girondins, ces republicains formalistes, ne comprenaient rien a la maladie sociale. La Montagne leur revela la nature du malaise qui travaillait sourdement les consciences. "L'homme maltraite de la fortune, dit Danton, cherche des jouissances ideales. Quand il voit un homme se livrer a tous ses gouts, caresser tous ses desirs, alors il croit, et cette idee le console, il croit que dans une autre vie les jouissances se multiplieront en proportion de ses privations dans ce monde. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale, qui auront fait penetrer la lumiere dans les chaumieres, alors il sera bon de parler au peuple de morale et de philosophie. Mais jusque-la il est barbare, c'est un crime de lese-nation, de vouloir enlever au peuple des hommes dans lesquels il espere encore trouver quelques consolations. Je penserais donc qu'il serait utile que la Convention fit une adresse pour persuader au peuple qu'elle ne veut rien detruire, mais tout perfectionner; et que si elle poursuit le fanatisme, c'est qu'elle veut la liberte des opinions religieuses." Danton parlait en philosophe et en homme politique; il voulait de la tolerance comme d'un moyen pour dissoudre, avec l'aide du temps, les dogmes et les croyances theologiques; mais en etait-il de meme en ce qui regardait Robespierre? "Mon Dieu, ecrivait-il a ce propos dans son journal, c'est celui qui crea tous les hommes pour la verite et le bonheur; c'est celui qui protege les opprimes et qui extermine les tyrans; mon culte, c'est celui de la justice et de l'humanite. Il ne reste plus guere dans les esprits que ces dogmes imposants qui pretent un appui aux idees morales, et la doctrine sublime et touchante de la vertu et de l'egalite que le fils de Marie enseigna jadis a ses concitoyens. Bientot sans doute l'Evangile de la raison et de la liberte sera l'Evangile du monde. Si la declaration des droits de l'humanite etait dechiree par la tyrannie, nous la retrouverions encore dans ce code religieux que le despotisme sacerdotal presentait a notre veneration; et s'il faut qu'aux frais de la societe entiere les citoyens se rassemblent encore dans les temples communs devant l'imposante idee d'un Etre supreme, la du moins le riche et le pauvre, le puissant et le faible sont reellement egaux et confondus devant elle... Faites bien attention: quelle est la portion de la societe qui est degagee de toute idee religieuse? Ce sont les riches: cette maniere de voir dans cette classe d'hommes suppose chez les uns plus d'instruction, chez les autres seulement plus de corruption. Qui sont ceux qui croient a la necessite du culte? Ce sont les citoyens les plus faibles et les moins aises, soit parce qu'ils sont moins raisonneurs et moins eclaires, soit aussi par une des raisons auxquelles on a attribue les progres rapides du christianisme, savoir que la morale du fils de Marie prononce des anathemes contre la tyrannie et contre l'impitoyable opulence, et porte des consolations a la misere et au desespoir lui-meme. [Note: Tout cela etait vrai en 92.] Ce sont donc les citoyens pauvres qui seront obliges de supporter les frais du culte, ou bien ils seront encore a cet egard dans la dependance des riches ou dans celle des pretres; ils seront reduits a mendier la religion comme ils mendient du travail et du pain..." On voit assez que ni Danton ni Robespierre n'etaient alors pour ce que nous appelons aujourd'hui la separation de l'Eglise et de l'Etat. En these generale, un culte salarie par l'Etat est une inconsequence et une anomalie. Plus la religion chretienne tend a la pauvrete, plus elle assure son independance morale, en se degageant des liens du pouvoir temporel, et plus elle se rapproche des intentions de son auteur. Retirer aux pretres constitutionnels leur traitement, c'etait effacer du christianisme les taches que lui avaient imprimees la faineantise, l'hypocrisie et la cupidite de ses ministres: mais si l'on regarde aux circonstances, on reconnaitra que Robespierre avait raison de redouter les suites de cette mesure economique. Il y avait deja un schisme dans l'Eglise; il fallait a tout prix eviter un second clerge refractaire. La masse des fideles n'aurait d'ailleurs vu dans cette reforme qu'une nouvelle atteinte portee a ses croyances. Ses ennemis se vengerent de la superiorite des vues de Robespierre en lui jetant niaisement a la face l'epithete de _devot_. C'etait un moyen de le perdre. Dans les doctrines religieuses s'etait introduite en 92 une modification dont ne parait pas s'etre doute Robespierre. Les idees de Diderot avaient fait leur chemin. Alors parut une brochure qui, si j'en crois les signes du temps, etait l'echo du sentiment general: _Dieu, c'est la nature_. On se souvient que le roi Louis XVI avait fait construire par un ouvrier, au chateau des Tuileries, dans l'epaisseur d'un mur, une armoire de fer a laquelle il confiait ses papiers secrets. Cette cachette contenait des pieces attestant les rapports de la cour avec quelques constitutionnels et surtout avec le clerge refractaire. Un ouvrier, qui avait aide le roi a construire l'armoire, vint tout reveler au ministre de l'interieur, Roland. La decouverte de ces papiers fournissait des armes terribles contre l'infortune monarque. On voyait par sa correspondance qu'il avait toujours ete l'instrument du parti pretre, et que ce parti fomentait partout la guerre. Les indignes negociations de Riquetti avec le chateau se trouverent aussi denoncees. Son ombre sortit pour ainsi dire de l'armoire de fer, la bourse de Judas a la main. La Convention temoigna un sentiment d'horreur; le buste du grand homme, qui assistait en quelque sorte aux seances de la nouvelle Assemblee, fut couvert d'un voile; on brisa, le soir, son image aux Jacobins. Les departements etaient toujours troubles; la rarete des subsistances entrainait ca et la les populations rurales a des actes monstrueux. Trois deputes de la Convention avaient ete saisis dans le departement du Loiret par des paysans egares. Ces miserables etaient au nombre de six mille, armes de fusils, de fourches et de massues. Ils accusent les trois Conventionnels d'etre des aristocrates, des traitres qui s'entendent avec les accapareurs. Des cris s'elevent: _A la hart! Point de grace!_ Et a l'instant les haches, les fourches se tournent contre la poitrine des representants du peuple. Deux sont deja depouilles de leurs vetements: on va les precipiter dans la riviere. Tout a coup les furieux se ravisent; on traine les commissaires au lieu du marche, et la, le couteau sur la gorge, on les force a signer les taxes des differentes denrees, selon le bon plaisir des assassins. Des pretres ont ete vus dans ces desordres. La representation nationale, outragee dans trois de ses membres, fremit. La Gironde, avec plus de haine que de raison, rejette la responsabilite de ces violences sur la tete de Marat. Robespierre leur repond en montrant du doigt la tour du Temple; "C'est la, leur dit-il, qu'est la veritable cause de ces soulevements." Oui, il existait vraiment un parti qui esperait encore sauver les jours du roi a la faveur des troubles qu'il remuerait dans le pays et jusque dans la capitale. Les Montagnards etaient, au contraire, interesses a conserver l'ordre et le calme, surtout a Paris, pour ne point donner aux Girondins le pretexte de nouvelles accusations. Marat, qui avait tous les genres de fanatisme, meme celui de la moderation, fit entendre quelques sages paroles: "Si les autorites ne sont pas respectees, c'est que le respect se merite, mais ne se commande point. Ce n'est pas avec des baionnettes et du canon qu'on arrete, qu'on previent des insurrections. Je demande qu'on confie le commandement des troupes a des chefs connus par leur civisme... (Plusieurs voix: A Marat!) Si vous vouler que je vous dise a qui, a Santerre." La Convention nationale, cette assemblee intrepide, qui n'a jamais pali devant le glaive ni devant l'emeute, decrete qu'elle improuve la conduite de ses commissaires. "Ils auraient du repondre a ces forcenes, qui les entrainaient a l'oubli de leurs devoirs ou a la mort: _Vous pouvez me tuer; je ne signerai pas._" Il y eut encore un mot remarquable: "On leur presentait la hache et la plume, dit Manuel; ils devaient prendre la hache et se couper la main." La faim est mauvaise conseillere; il fallait donc trouver un remede au malaise des classes ouvrieres et agricoles. Dans la seance du 29 novembre, une deputation du conseil general de la Commune avait presente a la Convention une petition au sujet des subsistances. Encourage par son premier succes, Saint-Just reparut a la tribune. Ou avait-il etudie l'economie politique? Le fait est qu'il developpa quelques idees saines et profondes. "Je ne suis point, dit-il, de l'avis du Comite, je n'aime point les lois violentes sur le commerce... Il est dans la nature des choses que nos affaires economiques se brouillent de plus en plus jusqu'a ce que la Republique etablie embrasse tous les rapports, tous les interets, tous les droits, tous les devoirs et donne une allure commune a toutes les parties de l'Etat." Puis de la pitie pour les malheureux et les indigents il s'eleve en lui une haine inflexible envers les rois: "Voila ce que j'avais a dire sur l'economie. Vous voyez que le peuple n'est point coupable; mais la marche du gouvernement n'est point sage. Il resulte de la une infinite de mauvais effets, que tout le monde s'impute; de la les divisions, qui corrompent la source des lois, en reduisant la sagesse de ceux qui les font; et cependant on meurt de faim, la liberte perit, et les tendres esperances de la nature s'evanouissent. Citoyens, j'ose vous le dire, tous les abus vivront tant que le roi vivra; tant que vivra le roi, nous ne serons jamais d'accord; nous nous ferons la guerre. La Republique ne se concilie point avec les faiblesses; faisons tout pour que la haine des rois passe dans le sang du peuple; tous les yeux se tourneront alors vers la patrie." La Montagne n'avait alors qu'un cri: "Donc il faut detruire Louis XVI! _ergo delenda est Carthago_." Elle etait conduite a cette determination farouche, non par inimitie personnelle, ni par amour du sang; mais parce que la vie du roi couvrait, selon elle, les desseins et les agitations des partis. Elle voulait en outre donner aux puissances coalisees une grande idee de la vigueur des institutions republicaines. Le jugement et la mort du roi etaient aux yeux de Danton, de Robespierre, de Marat, de Saint-Just, un coup de genie. Si Louis eut disparu au 10 aout dans le feu de la guerre civile, l'humanite aurait moins eu a gemir sans doute que sur un acte reflechi de severite populaire; mais la Revolution n'aurait point donne au monde cet etonnant spectacle d'une assemblee de citoyens qui juge paisiblement et majestueusement un souverain appele a sa barre; la base de tous les trones n'en eut point tremble, et les peuples, remues jusqu'aux entrailles, ne se fussent point demande les uns aux autres: "Est-ce donc ainsi que la France punit son roi?" La lutte entre l'opinion publique et la monarchie semblait bien alors terminee, mais celle entre la bourgeoisie et le peuple ne l'etait plus. Une bonne partie de la classe moyenne tenait encore a l'ancienne constitution royaliste par le lien des interets et des habitudes. Le peuple n'avait pas besoin sans doute de ramasser ses droits ni ses pouvoirs dans le sang d'un roi; mais la victoire du 16 aout demandait a etre affermie par un grand acte d'autorite nationale. Une aristocratie nouvelle, aristocratie de fortune et d'influence, menacait de s'elever sur les ruines de l'ancienne. "Peu d'hommes, ecrivait Marat, sont dignes d'etre libres, parce qu'ils ne savent pas jouir avec moderation de la liberte. Qu'on juge de l'insolence des valets de l'ancienne cour devenus maitres a leur tour! Comme ils n'ont point d'education et qu'ils manquent de principes, ils s'abandonnent a toutes les passions des suppots de l'ancien regime, et ils ont de moins qu'eux les bienseances. Les memes scelerats qui faisaient notre malheur sous la royaute continuent a le faire sous la Republique." [Illustration: Louis XVI fait construire une caisse en fer.] A la tete de cette aristocratie nouvelle se placaient les Girondins. Leurs doctrines n'avaient ni l'abnegation ni la purete des opinions democratiques. Ils voulaient dans l'Etat une classe preponderante. On les accuse meme de s'etre entendus dans ce temps-la, en dessous main, avec l'abbe Sieyes, pour retablir un gouvernement constitutionnel. La difficulte etait de trouver un roi. La branche ainee des Bourbons leur semblait frappee d'une impopularite irremissible; ils desesperaient en outre de la plier aux moeurs et aux idees de la bourgeoisie. Une note communiquee a Barere insinue que les Girondins tournaient alors les yeux vers le duc d'York: leur reve etait d'amalgamer la constitution francaise avec celle de l'Angleterre. Les Montagnards, qui ne voulaient pas plus de ce roi etranger que d'un autre, croyaient dejouer les desseins et les intrigues des hommes de la Gironde en jetant sur leur tete le linceul de Louis XVI. Le peuple avait deja execute par toute la ville les rois de marbre, de pierre et de bronze; il essayait son bras sur ces images avant de frapper le simulacre vivant de la souverainete. Au moment ou se preparait une aussi sanglante tragedie, le theatre, cette grande ecole des moeurs, adressait au peuple d'austeres lecons, par la bouche d'un vieux poete anglais. On jouait alors pour la premiere fois _Othello, tragedie du citoyen Ducis, d'apres Shakespeare_. On remarqua ce passage, si mal traduit en vers francais, ou Othello, sur le point d'etouffer Desdemona, commence par faire autour de lui les tenebres: "Eteignons la lumiere, et alors... (Soufflant sur la lampe:) Si je t'eteins, toi, ministre du feu, je puis ressusciter ta premiere flamme, dans le cas ou je viendrais a me repentir.--Mais que j'eteigne une fois la flamme de la vie (se tournant vers Desdemona), toi le plus merveilleux ouvrage de la bienfaisante nature, je ne sais plus ou retrouver cette celeste etincelle qui pourrait te ranimer."--Magnifique argument en faveur de l'abolition de la peine de mort! William Shakespeare, comme un vieil ami, conseillait de sa tombe la Revolution francaise. Il avait vu les orages de son temps et rappelait les hommes de tous les temps au calme, a la prudence et a la moderation. La critique denonca, a propos de cette piece, les larcins qu'avait faits M. de Voltaire au theatre anglais. Enfin, j'extrais des _Revolutions de Paris_ la note suivante, qui est peut-etre curieuse, jetee au milieu des sombres preoccupations et des graves evenements qui grondaient sur la tour du Temple: "Nous ne finirons pas sans rendre justice a Talma: sa figure delirante, sa marche egaree, ses gestes d'abandon, sont en lui de la plus grande verite. Ce jeune artiste a vraiment le germe du talent." Shakespeare disait: Pitie! Une autre voix de la tombe, un autre grand poete, Milton, criait: Justice! L'auteur du _Paradis perdu_, l'ancien secretaire de Cromwell, avait jadis publie une celebre brochure dans laquelle il demontrait que l'Angleterre avait eu le droit et le devoir de decapiter Charles 1er. Mais revenons au proces de Louis XVI. On pretend que les Girondins ne voulaient point la mort du roi, mais qu'ils furent entraines par l'audace de la Montagne. Le plus vraisemblable est que, s'ils se laisserent reellement entrainer, ce fut par l'opinion publique. Le courant etait tres-fort, et les Girondins n'avaient pas d'autre moyen que de se montrer inflexibles envers le tyran, s'ils tenaient a ressaisir leur ancienne popularite. Les Montagnards, d'un autre cote, etaient divises entre eux. Les uns voulaient qu'on enveloppat le roi dans sa royaute, puis qu'on en finit avec tous les deux comme avec le principe du mal, d'un coup de foudre. Ils regardaient tres-peu a l'homme et a ses actes; ils ne regardaient qu'a l'interet public. La maniere la plus prompte de se debarrasser de Louis XVI leur semblait la meilleure et la plus magnanime. Les formes, les lenteurs ordinaires de la justice generaient, selon eux, l'explosion du sentiment national: la procedure, vis-a-vis d'un roi, etait le masque de la faiblesse ou de l'hypocrisie. Ils voulaient l'etouffer, comme Romulus, dans un orage. Marat n'etait point de cet avis; Marat demandait que la Convention procedat au jugement de Louis XVI dans les formes et avec une impassible severite. Apres de longs debats, la grande question du moment fut enfin resolue: Louis XVI sera-t-il juge?--Oui. Par qui sera-t-il juge?--Par la Convention nationale. VI Louis XVI et sa famille.--Proces-verbal d'Albertier.--Rapport du maire Cambon.--Recit de Barere.--L'ex-roi devant la Convention.--Son attitude et ses reponses.--Retour au Temple.--Nouvelles tentatives de seduction en faveur du roi.--Olympe de Gouges.--Vie privee de Louis XVI dans sa captivite.--La protestation de la vengeance. Louis XVI fut amene a la barre de la Convention nationale, le 11 decembre 1792. Presque tout Paris etait sous les armes. Le roi s'etait leve a sept heures du matin... Mais cedons la parole aux pieces officielles, mille fois plus eloquentes que tous les commentaires des historiens. Voici le resume du rapport du commissaire Albertier: "La priere du ci-devant roi a ete a peu pres de trois quarts d'heure. A huit heures, le bruit du tambour l'a fort inquiete: il m'a demande ce que c'etait que ce tambour, et a ajoute qu'il n'etait point accoutume a l'entendre de si bonne heure... Un instant apres, l'on a servi le dejeuner. Louis a dejeune en famille. La plus grande agitation regnait sur tous les visages. Le bruit et le rassemblement qui, a chaque instant, devenaient plus nombreux, ont continue a beaucoup l'alarmer. Apres le dejeuner, au lieu de la lecon de geographie [Note: J'ai vu aux Archives les deux globes de carton dont se servait pour cette etude Louis XVI dans la tour du Temple.] qu'il a coutume de donner a son fils, il a fait avec lui une partie au jeu de siam. L'enfant, qui ne pouvait aller plus loin que le point seize, s'est ecrie: "_Le nombre seize est bien malheureux!_--Ce n'est pas d'aujourd'hui que je le sais," a repondu Louis XVI. "Le bruit cependant augmentait; j'ai cru qu'il etait temps de l'instruire; je me suis approche de lui: "Monsieur, je vous previens que dans l'instant vous allez recevoir la visite du maire.--Ah! tant mieux! a repondu Louis.--Mais je vous previens, ai-je reparti, qu'il ne vous parlera pas en presence de votre fils." Louis, faisant approcher son enfant: "Embrassez-moi, mon fils, et embrassez votre maman pour moi." "Ordre est donne a Clery de sortir. Il sort et emmene avec lui le jeune Louis... Louis, apres etre reste un quart d'heure a se promener, se place dans son fauteuil, en me demandant si je savais ce que le maire avait a lui dire. Je lui ai dit que je l'ignorais, mais que bientot il le lui apprendrait lui-meme. Il se leve et se promene encore pendant quelque temps. Je lisais sur son front l'inquietude qui l'agitait. Il etait tellement reveur, tellement absorbe dans ses reflexions, que je me suis approche de tres-pres derriere lui sans qu'il me remarquat. A la fin il s'est retourne et, tout surpris, il m'a dit: "Que voulez-vous, monsieur?--Moi, monsieur? je ne veux rien; seulement, je vous ai cru incommode, et je venais voir si vous aviez besoin de quelque chose.--Non, monsieur." Louis se plaignit seulement en disant: "Vous m'avez prive une heure trop tot de mon fils." "Il s'est replace dans son fauteuil, et le citoyen maire est arrive un instant apres." Voici maintenant le rapport du maire (Cambon): "... Je suis monte dans l'appartement de Louis, et, avec la dignite qui convient a un representant du peuple, je lui ai signifie son mandat d'amener. "Je suis charge, lui ai-je dit, de vous annoncer que la Convention nationale attend Louis Capet a sa barre et qu'elle m'ordonne de vous y traduire." Je lui ai demande ensuite s'il voudrait descendre. Louis XVI parut hesiter un instant, et a dit: "Je ne m'appelle pas Louis Capet: mes ancetres ont porte ce nom, mais jamais on ne m'a appele ainsi. Au reste, c'est une suite des traitements que j'eprouve depuis quatre mois par la force." Le maire, sans repondre, l'a invite de nouveau a descendre: a quoi il s'est decide. Au bas de l'escalier, dans le vestibule, quand Louis XVI vit les fantassins armes de fusils, de piques, et les bataillons de cavaliers bleu de ciel, dont il ignorait la formation, son inquietude parut redoubler. Descendu dans la cour du Temple, il jeta un coup d'oeil sur la tour qu'il venait de quitter. Il pleuvait alors. Louis avait une redingote noisette par-dessus son habit. On le fit monter en voiture. Le procureur de la Commune, Chaumette, ayant fait observer que la rue du Temple etait etroite et qu'il etait a craindre qu'il n'arrivat quelque accident au moment du depart, on prit des mesures pour assurer la sortie du prisonnier. Les glaces du carrosse etaient ouvertes: quelques cris de mort furent portes aux oreilles du roi. Louis etait place a cote du maire; il contemplait la multitude houleuse qui s'enflait de moment en moment. Quant a lui, il ne donnait aucun signe de tristesse, de crainte, ni de mauvaise humeur. Pendant presque toute la course, il garda le silence; une ou deux fois seulement, il parut s'occuper d'objets fort etrangers a sa situation: en passant devant les portes Saint-Martin et Saint-Denis, il demanda laquelle des deux on se proposait d'abattre. La voiture etait entree dans la cour des Feuillants; les municipaux confierent a la force armee la personne de Louis XVI. Santerre lui mit la main sur le bras et le conduisit ainsi jusqu'a la barre de la Convention. Louis avait la barbe un peu longue; son exterieur etait neglige; il avait perdu de son embonpoint. On remarqua dans l'Assemblee que l'ex-roi occupait le meme fauteuil et la meme place ou il etait quand il jura obeissance a la Constitution; car, depuis cette epoque, les distributions interieures de la salle avaient ete modifiees d'apres un nouveau plan qui etait tout a fait l'inverse de l'ancien. Louis XVI soutint avec un air d'insouciance flegmatique la vue de ces lieux qui devaient reveiller en lui des souvenirs amers. Son visage, etranger, pour ainsi dire, a la scene dont il etait l'acteur principal, contrastait avec les sentiments d'interet et de pitie que son infortune remuait dans les coeurs. Le president de la Convention nationale etait alors Barere; il va nous raconter lui-meme ses impressions durant cette seance memorable: "Je me rends a l'Assemblee a 10 heures, je cherche a preparer les esprits agites et les ames indignees a contenir leurs sentiments, et a paraitre impassibles et disposes a la justice. On recoit au bureau des secretaires des avis multiplies qui annoncent que l'effervescence est tres-grande sur les boulevards, depuis le Temple jusqu'a la porte des Feuillants. D'autres avis assurent que la vie du roi est en danger, surtout sur la place Vendome, ou le rassemblement du peuple est plus nombreux et plus exaspere. Je fais venir vers les onze heures M. Ponchard, commandant de la garde conventionnelle, et M. Santerre, commandant de la garde nationale de Paris. "Vous repondez du roi sur votre tete, leur dis-je, vous, monsieur le commandant de la garde de Paris, depuis le Temple jusqu'a la porte de l'Assemblee, et vous, monsieur le commandant de la garde conventionnelle, depuis la porte de l'Assemblee jusqu'au retour du roi a cette porte et a la remise de sa personne au commandant de la garde nationale." "Les ordres furent tres-ponctuellement executes; tout fut calme, et, vers midi et demi le roi parut a la barre de la Convention. Les officiers de l'etat-major et le commandant Ponchard, ainsi que le commandant Santerre, etaient derriere lui. "Avant son arrivee, il s'etait manifeste des marques bruyantes d'improbation sur quelques motions d'ordre intempestives et imprudentes qui avaient ete faites; quelques cotes des tribunes applaudissaient, d'autres poussaient des vociferations. Vers midi, je crus devoir donner une autre direction aux esprits et une meilleure disposition aux tribunes. Je me levai, et apres un moment de silence je demandai aux citoyens nombreux et de toutes les classes, qui remplissaient la salle, d'etre calmes et silencieux. "Vous devez le respect au malheur auguste et a un accuse descendu du trone; vous avez sur vous les regards de la France, l'attention de l'Europe et les jugements de la posterite. Si, ce que je ne peux penser ni prevoir, des signes d'improbation, des murmures etaient donnes ou entendus dans le cours de cette longue seance, je serais force de faire sur-le-champ evacuer les tribunes: la justice nationale ne doit recevoir aucune influence etrangere." [Note: Ces paroles ne sont pas celles que le _Moniteur_ a conservees: "Representants, dit Barere, vous allez exercer le droit de justice nationale. Que votre attitude soit conforme a vos nouvelles fonctions. (Se tournant vers les tribunes:) Citoyens, souvenez-vous du silence terrible qui accompagna Louis ramene de Varennes, silence precurseur du jugement des rois par les nations."] "L'effet de mon discours fut aussi subit qu'efficace. La seance dura jusqu'a 7 heures du soir, et dans cet espace de temps pas un murmure, pas un mouvement ne se fit dans toute la salle. "Louis XVI parut a la barre, calme, simple et noble, comme il m'avait toujours paru a Versailles, quand je le vis en 1788 pour la premiere fois, et quand je fus envoye vers lui, au temps des Etats generaux et de l'Assemblee constituante, comme membre de differentes deputations. J'etais assis comme tous les membres de l'Assemblee: le roi seul etait debout a la barre. Tout republicain que je suis, je trouvai cependant tres-inconvenant et meme penible a supporter de voir Louis XVI, qui avait convoque les Etats generaux et double le nombre des deputes des communes, amene ainsi devant ces memes communes, pour y etre interroge comme accuse. Ce sentiment me serra plusieurs fois le coeur, et quoique je susse bien que j'etais observe severement par les deputes spartiates du cote gauche, qui ne demandaient pas mieux que de me voir en faute pour me faire l'injure de demander mon remplacement a la presidence, neanmoins j'ordonnai a deux huissiers, qui etaient pres de moi, de porter un fauteuil a Louis XVI dans la barre. L'ordre fut execute sur-le-champ. Louis XVI y parut sensible, et ses regards diriges vers moi me remercierent au centuple d'une action juste et d'un procede delicat que je mettais au rang de mes devoirs. "Cependant le roi restait toujours debout avec une noble assurance. Alors je crus, avant que de commencer a l'interroger, devoir lui renvoyer un des huissiers pour l'engager a s'asseoir. En voyant cette communication qui avait existe deux fois entre le president et l'accuse, les deputes du cote gauche, soupconneux comme des revolutionnaires, parurent par quelques legers murmures improuver ces communications par l'intermediaire de l'huissier qui allait du fauteuil du president a la barre. Un des deputes, plus irritable et plus defiant que les autres, Bourdon de l'Oise, que l'on avait vu couvert de sang dans la journee du 10 aout, ou il combattit avec force, m'attaqua personnellement par une motion d'ordre. Il pretendit que la presidence devait etre impassible comme la Convention, et qu'il etait extraordinaire et meme inconvenant de voir des pourparlers par huissier entre l'accuse et le president. Les esprits etaient prets a s'echauffer, et je sentis que si je laissais aller cette motion aux debats je ne serais plus maitre de l'Assemblee. Je demandai la parole pour expliquer les motifs de ces communications, qui ne tendaient qu'a de simples egards qu'on doit a tout accuse, meme dans les tribunaux ordinaires. Je dois le dire a la louange de ce cote gauche, dont je redoutais les imputations hasardees et la censure severe, aussitot que j'eus explique les faits relatifs au siege envoye a l'accuse et a l'invitation de s'asseoir, tout reprit le calme et la confiance. "Deux membres du Comite charge des pieces et de l'instruction du proces m'apporterent alors le proces-verbal redige au Comite sur _les questions que je devais faire a l'accuse_. Tout etait ecrit par le Comite, jusqu'aux formules de l'interrogatoire. En les parcourant rapidement, les premiers mots me frapperent: _Louis Capet, la nation vous accuse_. Je savais, depuis le commencement de la Revolution, que le sobriquet historique donne dans le Xe siecle a Hugues, quand il s'empara du trone des Carlovingiens, deplaisait fortement a Louis XVI. Je pris sur moi de supprimer le nom de Capet dans la formule de l'interrogatoire, nom qui revenait a chaque chef d'accusation. Personne ne s'avisa de cette suppression dans l'Assemblee. Louis XVI seul le sentit, comme il nous l'a appris lui-meme dans la suite. [Note: Cambaceres, arrivant quelques jours apres dans la chambre de Louis XVI, pour lui porter la nouvelle que la Convention lui donnait le choix de trois defenseurs, lui dit: "Louis Capet, je viens de la part de la Convention..." Louis XVI l'interrompant: "Je ne m'appelle point Capet, mais Louis." Cambaceres reprend d'un ton officiel: "Louis Capet, je viens vous notifier le decret qui vous donne le choix de trois defenseurs.--Je repete, dit Louis XVI, que mon nom n'est point Capet; le president Barere, a la Convention, ne m'a jamais nomme que Louis, et c'est ainsi que je me nomme."--"Cette particularite, ajoute Barere, connue de la bouche meme de Cambaceres, me prouva que Louis XVI avait tres-bien senti toutes les nuances de mes justes procedes a son egard."] "Louis XVI, toujours assis, repondait tres-laconiquement a chaque question, soit en invoquant la Constitution, qui ne rendait responsable que le ministere, soit en rejetant sur chaque ministre la responsabilite des differents actes ou des faits compris dans les chefs d'accusation. La finit tres-heureusement mon penible mandat. Mon ame fut a l'aise et comme delivree d'un lourd fardeau quand je lus le dernier article de ce long interrogatoire. En ce moment, les deux membres du Comite forme pour l'instruction du proces apporterent sur le bureau des secretaires une quantite de papiers trouves dans l'armoire de fer aux Tuileries, et dont une grande partie etait de l'ecriture de Louis XVI. Les autres etaient des pieces de la correspondance entre Louis XVI et ceux de ses conseils, ministres ou courtisans, qui communiquaient avec lui sur les affaires de l'Etat et sur les evenements de la Revolution. "M. Valaze, l'un des six secretaires, se chargea de presenter a Louis XVI les diverses pieces une a une, afin de les lui faire reconnaitre ou desavouer. M. Valaze, qui etait cependant regarde a la Convention comme royaliste [Note: Valaze tenait aux Girondins; la grossierete de ses manieres et de ses procedes envers le roi fut blamee hautement par tous les journaux de la Montagne.], s'approcha de la barre, s'assit en dedans de la salle, et, d'un air dedaigneux ou du moins peu convenable, presentait a Louis XVI, en lui tournant le dos, et comme par-dessus son epaule, les pieces de la correspondance et les autres ecritures du proces. Je ne pus supporter, je l'avoue, cette maniere presque insultante au malheur, et je crus devoir faire cesser ce procede indelicat en envoyant un huissier a M. Valaze pour l'engager a mettre des formes moins dures et moins offensantes envers un illustre accuse.--Aussitot M. Valaze se leva, se tourna vers Louis XVI, et, d'une maniere plus digne de la Convention et du roi, lui presenta les pieces avec des egards qui furent tres-bien sentis et apprecies par Louis XVI, qui par ses regards et par un leger mouvement de tete sembla me remercier. "Oh! combien de fois, depuis son jugement, j'ai pense avec un interet touchant a cette seance de la Convention, ou je l'interrogeai, moi citoyen obscur des Pyrenees, moi qui l'avais vu sur son trone en 1788, lorsqu'il recut si majestueusement les envoyes d'un prince qui a ete aussi malheureux que lui, de Tippoo-Saaeb, sultan du royaume de Vissaour, dans l'Inde... Enfin, vers les sept heures du soir, cette penible et extraordinaire seance fut terminee. Louis XVI fut confie a la force armee de la Convention et de Paris, qui en repondait et qui justifia la confiance de l'Assemblee." Ce long recit a ete redige par Barere dans l'intention de se faire valoir lui-meme. On y sent beaucoup trop la joie et la vanite d'un acteur qui se flatte d'avoir bien joue son role. Cette page d'histoire contient neanmoins quelques details curieux qu'on s'en voudrait de passer sous silence. En homme du monde, Barere tenait a executer les rois galamment. Un autre que Louis XVI aurait aborde la Convention avec fierte. "Nous autres rois, aurait-il dit, nous n'avons jamais ete eleves dans l'idee que nous fussions justiciables envers nos sujets. Mon droit est le droit divin, anterieur et superieur a toutes les societes humaines. Voila ma tradition. Je recuse votre competence. La raison d'Etat m'autorisait a faire ce que j'ai fait. Vous pouvez me tuer; vous ne pouvez pas me juger." C'est ainsi qu'avait agi Charles 1er. Une telle conduite eut peut-etre releve la dignite royale; mais combien plus touchante fut l'entree de Louis XVI! Grossierement vetu de drap, brun, la demarche lourde, l'air modeste et resigne, il toucha tous les coeurs. Et quand on songeait que ce bonhomme avait ete le roi, les femmes, les citoyens eux-memes qui etaient dans les tribunes se sentaient emus, attendris. Il ne recusa point ses juges; il repondit a toutes les questions qui lui furent adressees. L'une des principales charges qui s'elevaient contre Louis XVI etait d'avoir passe les troupes en revue au 10 aout, d'avoir pris la fuite sans faire cesser le feu et d'avoir meme donne aux Suisses l'ordre de tenir bon jusqu'a son retour. A ce chef d'accusation, il repondit d'une maniere equivoque: --J'etais maitre de faire marcher les troupes; il n'existait pas de loi qui me le defendit; mais je n'ai point voulu repandre le sang. Alors que voulait-il donc? Que le tambour battit sans faire de bruit, que le vent soufflat sans agiter les feuilles, que le fleuve se soulevat sans noyer ses rives! Il se retrancha derriere ses ministres, derriere la Constitution elle-meme. Quand on lui demanda: --Avez-vous fait construire une armoire a porte de fer dans un mur du chateau des Tuileries? Il repondit: --Je n'en ai aucune connaissance. L'ex-roi refusa egalement de reconnaitre toutes les pieces trouvees dans cette armoire et d'autres qui lui furent successivement presentees. Il alla jusqu'a nier sa propre signature. Les denegations de Louis ne pouvaient detruire l'evidence des faits et elles portaient atteinte a sa loyaute. Couvrons au reste d'un silence respectueux les fautes et les dissimulations du cet infortune monarque. _Res est sacra miser_. Le malheureux est une chose sacree. On lui reprocha de s'etre servi de l'or comme d'un moyen de corruption. --Je n'avais pas de plus grand plaisir, repondit-il, que de donner a ceux qui en avaient besoin. [Illustration: Cambon ordonne a Louis XVI de se rendre a la barre de la Convention.] Louis n'etait pas au fond un malhonnete homme; comment se fait-il qu'il eut recours a des moyens de defense evasifs, mensongers? Il faut sans doute accuser de cette fourberie son education, son entourage, les pretres surtout qui dirigeaient sa conscience. Au sortir de la salle de la Convention, on fit passer Louis XVI dans la salle des conferences: le commandant, le procureur de la Commune et le maire l'accompagnaient. Cambon lui demanda s'il voulait prendre quelque chose. Louis repondit non. Mais, un instant apres, voyant un grenadier tirer un pain de sa poche et en donner la moitie a Chaumette, le roi s'approcha du procureur de la Commune, pour lui en demander un morceau. Chaumette, en se reculant, lui repondit: --Demandez tout haut ce que vous voulez, monsieur. Louis XVI reprit: --Je vous demande un morceau de votre pain. --Volontiers, lui dit Chaumette, tenez, rompez: c'est un dejeuner de Spartiate. Si j'avais une racine, je vous en donnerais la moitie. Il etait cinq heures, et le malheureux roi n'avait encore rien mange de la journee,--Rompre le pain etait autrefois un signe de fraternite; pourquoi faut-il qu'entre le roi et son peuple le pain ne se rompe qu'au pied de l'echafaud! Louis remonta dans la voiture du maire. La foule etait immense et agitee. Des cris de mort se melerent a ceux de _Vive la Nation, vive la Republique_. Des forts de la halle et des charbonniers sous les armes, ranges en bataille dans la meilleure tenue, se mirent a chanter energiquement le refrain de l'hymne des Marseillais:_Qu'un sang impure inonde nos sillons_. Cet a propos brutal fut cruellement saisi par Louis XVI. Il remonta en voitre et mangea seulement la croute de son pain. Ne sachant trop comment se debarrasser de mie, il en parla au substitut, qui jeta le morceau par la portiere. --Ah! reprit Louis, c'est mal de jeter ainsi le pain, surtout dans un moment ou il est rare. --Et comment savez-vous qu'il est rare? demanda Chaumette. --Parce que celui que je mange sent un peu la terre. --Ma grand'mere me disait toujours: Petit garcon, on ne doit pas perdre une mie de pain; vous ne pourriez pas en faire venir autant. --Monsieur Chaumette, votre grand'mere etait, a ce qu'il me parait, une femme de grand sens. Louis parla peu au retour. Doue d'une grande memoire, il articula seulement le nom de quelques rues qu'il parcourait. --Ah! voici, dit-il, la rue du Houssaye. Le procureur de la Commune reprit: --Dites la rue de l'Egalite. --Oui, oui, a cause de... Il n'acheva pas; sa tete tomba melancoliquement sur sa poitrine. Les farouches republicains qui reconduisaient l'ex-roi etaient mal a l'aise; ils ne pouvaient, quoi qu'ils fissent, comprimer leur attendrissement. Le citoyen Chaumette lui-meme, pour lequel la matinee avait ete tres-penible, se trouva un peu mal au retour. "Je me sens le coeur embarrasse," dit-il. Il y a des infortunes qui touchent jusqu'aux plus implacables ennemis de la royaute. Cependant que se passait-il au Temple? Le commissaire Albertier etait monte dans l'appartement des femmes, apres le depart du roi. "Nous leur avons appris, raconte-t-il, que Louis venait de recevoir la visite du maire. Le jeune Louis le leur avait deja annonce. "Je sais cela, m'a dit Marie-Antoinette; mais ou est-il maintenant?" Je lui ai repondu qu'il allait a la barre de la Convention, mais qu'elle ne devait point etre inquiete, qu'une force imposante protegerait sa marche. "Nous ne sommes point inquietes, mais affligees," m'a repondu madame Elisabeth. Louis fut ramene dans sa chambre a six heures et demie. Alors le maire et tous ceux qui l'accompagnaient se retirerent. Il demeura seul avec le commissaire Albertier. --Monsieur, lui dit-il, croyez-vous qu'on puisse me refuser un conseil? --Monsieur, je ne puis rien prejuger. --Je vais chercher la Constitution. Le roi sort, revient et apres avoir parcouru l'acte constitutionnel: --Oui, la loi me l'accorde. Apres un silence: --Mais, monsieur, croyez-vous que je puisse communiquer avec ma famille? --Monsieur, je l'ignore encore, mais je vais consulter le conseil. --Faites-moi aussi, je vous prie, apporter a diner, car j'ai faim; je suis presque a jeun depuis ce matin. --Je vais d'abord satisfaire aux voeux de votre coeur, en consultant le conseil, puis je vous ferai apporter a diner. Le commissaire rentre: --Monsieur, je vous annonce que vous ne communiquerez pas avec votre famille. --C'est cependant bien dur; mais avec mon fils, mon fils qui n'a que sept ans? --Le conseil a arrete que vous ne communiqueriez point avec votre famille: or votre fils est compte pour quelque chose dans votre famille. Le roi se le tint pour dit. On servit ensuite le souper. Louis mangea six cotelettes, un morceau de volaille assez volumineux, des oeufs; il but deux verres de vin blanc et un d'Alicante. Puis il se leva de table et alla se coucher. "Nous sommes ensuite, raconte Albertier, remontes chez les dames. Leur premiere question a ete de savoir si Louis communiquerait avec sa famille. Nous leur avons fait la meme reponse qu'a Louis. Marie-Antoinette: "Au moins, laissez-lui son fils." L'un de mes collegues lui a repondu: "Madame, dans la position ou vous vous trouvez, je crois que c'est a celui qui est suppose avoir le plus de courage a supporter la privation: d'ailleurs l'enfant, a son age, a plus besoin des soins de sa mere que de ceux de son pere." Ces separations violentes etaient hautement blamees par les journaux de la Montagne: "On se conduit avec les prisonniers du Temple, ecrivait Prudhomme, de maniere qu'ils finiront par exciter la pitie." Les partisans de Robespierre et de Saint-Just, qui voulaient une justice rapide, demandaient si c'etait par humanite qu'on laissait l'ex-roi se consumer dans le chagrin et dans la terreur. Les royalistes se remuaient sourdement pendant le proces de Louis XVI. Les plus ardents Montagnards furent circonvenus par des demarches secretes et des considerations delicates de famille. Le pere de Camille Desmoulins le conjurait, dans une lettre, de ne pas le reduire au chagrin de voir son nom sur la liste de ceux qui voteraient la mort du roi. Camille, domine par l'enivrement revolutionnaire, ne tint aucun compte de cette priere; il proposa a l'Assemblee le projet de decret suivant: "Louis Capet a merite la mort. Il sera dresse un echafaud sur la place du Carrousel, ou Louis sera conduit ayant un ecriteau avec ces mots devant: _Parjure et traitre a la nation_, et derriere: _Roi_, afin de montrer a tout le peuple que l'avilissement des nations ne saurait prescrire contre elles le crime de la royaute par un laps de temps, meme de mille cinq cents ans. En outre, le caveau des rois a Saint-Denis sera desormais la sepulture des brigands, des assassins et des traitres." Un autre Conventionnel, Barere, avait une jeune femme tres-aimable, tres-riche, mais entichee de royalisme et de devotion; elle lui ecrivit lettre sur lettre; la mere de cette jeune femme mela des fureurs aux larmes de sa fille; tout fut inutile: Barere vota la mort. Je rapporte ces faits, pour montrer quelle necessite ineluctable poussait alors la main de la France sur son roi, puisque les coeurs resisterent non-seulement a la pitie, mais encore a de plus douces influences, telles que les liens du sang ou les attaches du coeur. Il ne faut pourtant pas croire que le sentiment de l'humanite n'ait point fait trembler ca et la, dans l'esprit de ces terribles legislateurs, la sentence de mort. Ils ont eu a vaincre la nature. Celui de tous qu'on croirait le moins accessible a la compassion, Marat, fut emu. Mlle Fleury n'avait point abandonne son projet. La veille meme du jour ou Louis comparut devant la Convention, elle se rendit chez l'Ami du peuple. --Eh bien! lui demanda-t-elle, avez-vous reflechi a ce que nous disions l'autre jour? --Oui, il faut qu'il meure; tant que cet homme vivra, les factions s'agiteront autour de lui. Nous-memes, car qui peut repondre de l'avenir? nous pouvons, d'un instant a l'autre, etre pris de faiblesse et retourner en arriere. Le roi mort, il n'y a plus moyen de reculer. Je ne me dissimule pas que Louis nous a servi a faire la Revolution; mais, abordes d'hier dans une ile nouvelle, il faut bruler maintenant le vaisseau qui nous y a conduits, afin que n'ayant plus ni salut a attendre des mesures temperees, ni merci a esperer des rois, nous combattions comme des furieux pour maintenir la Republique. --Voyons, Marat, ton projet de la Republique est sublime, mais ne peut-il pas etre premature? Que de larmes d'ailleurs, que de sang repandu avant d'arriver par les moyens que tu indiques a la paix, a l'union et a l'amour! Il te faudra peut-etre encore abattre deux mille tetes. --On les abattra. Il y eut un moment de silence, durant lequel Mlle Fleury crut voir toute la chambre peinte en rouge. Marat reprit d'une voix lente et basse, comme se parlant a lui-meme: --Le propre des hommes forts est d'attendre. --Attendre les pieds dans le sang! --La France a trop souffert sous ses rois, elle n'en veut plus. --Louis XVI, d'apres la Constitution, n'etait pas un vrai roi; ce n'etait apres tout que le premier serviteur du peuple. --Nous sommes assez grands maintenant pour nous servir nous-memes. --C'est bien; mais le peuple n'est grand que quand il est fort et magnanime. Or, laquelle crois-tu la plus elevee de la nation qui, ayant un roi sous la main, un roi sans defense, sans armee, le tue; ou de celle qui l'appelle a sa barre pour lui dire: Louis tu nous as trahis, et nous te pardonnons? Marat etait mal a l'aise; il s'enferma tres-tard dans sa chambre, se promena de long en large et ne prit qu'une heure de sommeil. Le lendemain, il etait assis sur son banc a la Convention quand Louis XVI parut a la barre. Il ecrivit le soir meme cette note qui parut dans son journal: "On doit a la verite de dire qu'il s'est presente et comporte a la barre avec decence; qu'il s'est entendu appeler Louis sans montrer la moindre humeur, lui qui n'avait jamais entendu resonner a son oreille que le nom de Majeste; qu'il n'a pas temoigne la moindre impatience tout le temps qu'on l'a tenu debout, lui devant qui aucun homme n'avait le privilege de s'asseoir. Innocent, qu'il aurait ete grand a mes yeux dans cette humiliation! Toutes les imaginations exaltees se passionnaient pour ou contre l'ex-roi. La Convention ayant accorde un conseil a Louis, Olympe de Gouges ecrivit a cette Assemblee la lettre suivante: "Franche et loyale republicaine, sans tache et sans reproche, je crois Louis fautif comme roi; je desire etre admise a seconder un vieillard de quatre-vingts ans (Malesherbes) dans une fonction qui demande toute la force d'un age vert." Cette Olympe de Gouges, fille d'une revendeuse a la toilette, mariee a quinze ans, veuve a seize, avait commence par des aventures galantes, et devait finir le roman de sa vie par la passion des lettres. Elle ne savait, a en croire Dulaure, ni lire ni ecrire; mais son esprit naturel lui tenait lieu d'education. Elle dictait ses pensees a des secretaires. La proposition qu'elle lancait de defendre Louis XVI fit sourire la Convention et les tribunes. La Revolution rappelait les femmes a leurs devoirs, au foyer domestique, a la famille; etait-il dans les moeurs du temps que l'une d'elles intervint par un coup de theatre dans le proces du roi? Etait-ce d'ailleurs un sentiment genereux ou la vanite qui la poussait a se mettre en evidence? Toutefois ne parlons de cette femme qu'avec respect; elle fut sacree plus tard par l'echafaud. "Que font les prisonniers du Temple? A quoi passent-ils leur temps?" Telles sont les questions qu'on s'adressait de groupe en groupe. Les rois occupent l'attention publique meme apres leur decheance. Il fallait, selon les Montagnards, en finir avec cette legende du Temple, et le seul moyen etait de hater le denouement du proces. On interrogeait avec curiosite Dorat-Cubiere, qui etait de service a la Tour, et voici ce qu'il repondait: "A neuf heures, on a apporte le dejeuner. "Je ne dejeune pas aujourd'hui, a dit Louis, ce sont les Quatre-Temps..." Le valet de chambre Clery, qui est malin et patriote, a dit alors: "L'Eglise ordonne le jeune a vingt ans; j'ai passe cet age et je n'y suis plus oblige; puisque Louis ne dejeune pas, je vais dejeuner pour lui." En effet, il a dejeune sous le nez de Capet, qui s'est retire chez lui pendant dix minutes. "LOUIS.--Je vous prie d'aller vous informer des nouvelles de ma famille: je m'interesse a ma famille: aujourd'hui ma fille a quatorze ans accomplis. Ah! ma fille!.... "J'ai cru voir couler quelques larmes de ses yeux. Je suis monte a l'appartement de sa famille: nous lui en avons apporte des nouvelles satisfaisantes. "LOUIS.--Avez-vous des ciseaux ou un rasoir, pour me faire la barbe? "CUBIERE.--On vous la fera. "LOUIS.--Je ne veux pas que personne me rase." "Cubiere rapporte ensuite quelques traits d'une conversation avec le conseil de Louis XVI. "CUBIERE.--Vous etes un honnete homme; mais si vous ne l'etiez pas, vous pourriez lui porter des armes, du poison, lui conseiller... "Ici Malesherbes, embarrasse, m'a repondu: "Si le roi etait de la religion des philosophes, s'il etait un Caton, il pourrait se detruire; mais le roi est pieux; il est catholique; il sait que la religion lui defend d'attenter a sa vie, il ne se tuera pas..." "La j'ai vu, ajoute Cubiere, moi qui n'aime pas la religion, que, dans quelques circonstances, elle pouvait etre bonne a quelque chose." D'un autre cote, le lion populaire ne s'endormait pas. La barre de la Convention etait obstruee de femmes et d'enfants, qui tenaient et agitaient dans leurs mains des vetements dechires, des lambeaux de chemise et des draps couverts de sang. Cette sorte de representation dramatique jette l'epouvante dans l'Assemblee. Un orateur se presente a la tete de ces femmes, de ces enfants, qui se tiennent dans l'attitude de la douleur, de la misere et du desespoir. Ils invoquent les manes des victimes du 10 aout; ils se disent les enfants et les veuves de ces defendeurs courageux de la patrie. Ils ne se bornent pas a demander des consolations et des secours, ils reclament la punition prompte de l'auteur du 10 aout; ils demandent, au nom de tant de malheureuses victimes, la mort de Louis XVI. L'orateur secoue lui-meme ces linges ensanglantes, comme pour agiter la vengeance. Rendues cruelles par sensibilite, les tribunes appuient, d'un mouvement tumultueux, le voeu des petitionnaires. Les moderes et les indecis eux-memes en conclurent que pour apaiser le peuple il fallait lui abandonner la vie du roi. Ces hommes se trompaient; le moyen de developper les semences de la haine, c'est de les arroser avec du sang. VII I. Instruction primaire devant la Convention.--Gratuite et laique.--Apparition de l'atheisme.--Sentiment de Robespierre sur la propriete.--Proces de Louis XVI.--Seconde comparution a la barre de l'Assemblee nationale.--Retour au Temple.--Conversation entre le roi, Cambon et Chaumette.--Agitation dans l'Assemblee.--Discours de Robespierre.--Discours de Saint-Just.--Appel nominal sur la question de culpabilite.--Discours de Danton.--Second appel nominal sur la ratification du jugement par le peuple.--Troisieme appel nominal sur la peine a infliger.--Lettre de l'ambassadeur d'Espagne.--Sortie de Danton.--Le sursis.--Assaissinat de Lepelletier de Saint-Fargeau. Le vrai caractere de la Convention, cette Assemblee de geants, fut d'associer aux plus sombres drames la constante preoccupation des interets de l'humanite. Et quel interet plus grand que celui de l'instruction publique? Un projet d'organisation des ecoles, dans lequel on reconnaissait les vues de Condorcet, fut soumis aux deliberations de l'Assemblee. L'ecole primaire gratuite pour tous, les autres degres de l'instruction ouverts aux enfants qui avaient des aptitudes superieures, les instituteurs elus au suffrage universel par les peres de famille, l'enseignement laique; tels etaient les principaux traits de ce systeme. "Ce qui concernait les cultes ne devait pas etre enseigne dans l'ecole, mais seulement dans les temples." Une premiere question divisa tout d'abord les legislateurs. Ne fallait-il organiser que les ecoles primaires, ou fallait-il leur superposer le couronnement de la science? Les partisans absolus de l'egalite, ceux qui la confondent avec l'uniformite (chose bien differente), etaient d'avis que les ecoles primaires suffisaient. Les autres, les esprits eclaires, les philosophes, reclamaient pour la jeunesse studieuse une hierarchie de connaissances. Etait-ce avec les rudiments de l'instruction que le XVIIIe siecle aurait pu enfanter les Montesquieu, les Voltaire, les Buffon, les Diderot, les d'Alembert, les Condorcet et tant d'autres precurseurs de la Revolution francaise? Les hommes politiques ont beau faire, ils sont toujours forces de compter avec les doctrines qui, a un moment donne, divisent l'esprit humain. Dans le cours de la discussion, un depute de la droite, Robert Dupont, s'ecria: "Quoi! les trones sont renverses, les rois expirent, et les autels sont debout!... Croyez-vous donc fonder la Republique avec d'autres autels que celui de la patrie!" Grand scandale: Gregoire, Fauchet, murmurent et donnent des signes d'impatience: "La nature et la raison, reprend l'orateur, voila les dieux de l'homme. Je l'avouerai de bonne foi a la Convention, je suis athee." L'abbe Audiren sort, Saint-Just palit, Robespierre s'irrite. Une sombre rumeur court dans la salle. Plusieurs restent consternes sur leur banc. C'est de ce jour, en effet, que l'atheisme osa lever son voile. La rarete des subsistances appelait toujours l'attention des hommes d'Etat. Robespierre publia un memoire ou il se fit courageusement l'avocat du pauvre, _cet orphelin de la societe_. "Les aliments necessaires a l'homme, ecrivait-il, sont aussi sacres que la vie elle-meme. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriete commune a la societe entiere. Il n'y a que l'excedant qui soit une propriete individuelle, et qui soit abandonne a l'industrie des commercants. Toute speculation que je fais aux depens de la vie de mon semblable n'est point un trafic, c'est un brigandage et un fratricide." D'ou il concluait: "La premiere loi sociale est celle qui garantit a tous les membres de la societe les moyens d'exister." Robespierre etait pourtant un ardent defenseur de la propriete; mais il voulait qu'elle s'etendit, avec l'aide du temps et du travail, a tous les citoyens. C'est du reste en vain qu'on cherchait a detourner les esprits de la tour du Temple; la etait toujours le roi; il fallait qu'il fut juge! Louis XVI comparut pour la seconde fois, le 26 decembre, lendemain de la fete de Noel, a la barre de la Convention nationale. Meme deploiement de force armee, meme solennite triste; Louis, en descendant de voiture, fut conduit, par le cloitre et le passage des Feuillants, dans la salle des Conferences. Son visage etait bleme; ses jambes paraissaient faibles et pretes a flechir sous le poids de son emotion. On le fit attendre avant de l'introduire; c'etait maintenant le tour des rois de faire antichambre a la cour du peuple. Louis trouva ses conseils avec lesquels il se retira dans un coin de la salle. Il fut bientot averti de se rendre a la barre. L'avocat Deseze tira tout le parti qu'on pouvait tirer d'une mauvaise cause. "Je cherche des juges, dit-il, et je ne vois que des accusateurs." Ce long plaidoyer fut ecoute dans un religieux silence. Prenant la parole apres Deseze, le roi protesta de nouveau que _sa conscience n'avait rien a lui reprocher_. En quittant la barre, Louis marcha d'un pas plus ferme qu'a son arrivee aux Feuillants, la tete haute. Rentre dans la salle des Conferences, il serra la main de M. Deseze. Le retour de Louis au Temple fut silencieux et lent: on alla au pas. Les boulevards etaient garnis d'une double haie de piques et de baionnettes. Il n'y avait presque point de spectateurs. Le roi remarqua lui-meme que toutes les fenetres des maisons devant lesquelles il passa etaient fermees: il en temoigna ses remerciements aux citoyens Cambon et Chaumette. Louis demanda au maire a voir le portrait qui etait sur sa tabatiere. --C'est celui de ma femme, dit Cambon. --Je vous fais compliment: elle est tres-jolie. Il s'enquit ensuite au citoyen Cambon de quel pays il etait. --De la Haute-Marne. Et tout de suite le roi, qui etait tres-fort en geographie, de citer les rivieres, les montagnes et autres accidents de ce departement. --Et vous, monsieur Chaumette, d'ou etes-vous? --Du departement de la Nievre, sur les bords de la Loire. --C'est un pays enchante. --Est-ce que vous y avez ete? --Non, repondit Louis; mais je me proposais de faire mon tour de France en deux annees, et de connaitre toutes les beautes de mon royaume. Je n'ai vu que le pays de Caux. [Illustration: Gensonne.] La conversation tomba sur Tacite, Tite-Live, Salluste, Puffendorf, que le roi paraissait avoir lus. On passa ensuite a la medecine. Quelqu'un parla du mesmerisme. --J'aurais bien voulu en voir quelques experiences, dit Louis. Le maire lui repondit: --Depuis qu'on a voulu me payer pour ecrire en faveur de Mesmer, j'ai reconnu qu'il y avait du charlatanisme. --Vous n'etiez pas ici, monsieur Chaumette, dit le roi en se retournant du cote du procureur de la Commune, vous n'etiez pas ici du temps de Mesmer, car vous m'avez dit que vous vous etiez embarque avec La Motte-Piquet? Louis, sentant de l'air froid, pria le citoyen Colombeau de lever la glace de la portiere. Le secretaire-greffier avancait la main pour le faire. --Non, non, dit vivement le procureur de la Commune, cela pourrait produire un mauvais effet. --Ah! oui, dit le roi. Louis XVI rentra au Temple; il ne devait plus en sortir que pour l'echafaud. A peine le roi avait-il disparu de la barre que toutes les animosites des partis se dechainerent. La Montagne ne marchait sur le corps de Louis XVI que pour s'elancer contre la Gironde. Des vociferations, des apostrophes sanglantes, des murmures tempetueux, degraderent, plus d'une fois, dans cette seance et dans celles qui suivirent, la majeste de la representation nationale. Les royalistes reprochent a la Convention ces exces de fureur; sans doute le calme et le silence conviennent a une assemblee populaire; mais prenons-y garde; il y a le calme des tenebres et le silence de la mort. Si dans ce temps-la les opinions, se dressant les unes contre les autres, changeaient le temple de la loi en une arene de gladiateurs politiques, c'est que du moins la corruption n'avait pas eteint les consciences. C'est qu'alors du moins on avait la passion de la verite. La lumiere et l'ombre, le bien et le mal, n'etaient pas meles, ainsi qu'il arrive dans les epoques de decadence. Les Montagnards invoquaient contre Louis XVI le droit absolu du peuple contre les rois. Robespierre rassembla encore une fois ses arguments, au milieu des coleres et des menaces du parti girondin; "Il n'y a point ici, s'ecria-t-il, de proces a faire! Louis n'est point un accuse, vous n'etes point des juges. Vous n'avez point une sentence a rendre pour ou contre un individu; vous avez un acte de providence sociale a exercer. Les peuples ne rendent point de sentence, ils ne condamnent point les rois, ils les replongent dans le neant. Nous invoquons des formes parce que nous n'avons pas de principes; nous nous piquons de delicatesse parce que nous manquons d'energie; nous affectons une fausse humanite parce que le sentiment de la veritable humanite nous est etranger; nous reverons l'ombre d'un roi, nous ne savons pas respecter le peuple. Nous sommes tendres pour les oppresseurs parce que nous sommes sans entrailles pour les opprimes." Marat rendit compte dans sa feuille des debats et des particularites de cette seance. "Malesherbes, dit-il, a montre du caractere en s'offrant pour defendre ce roi detrone: il est moins meprisable a mes yeux que le pusillanime Target, qui abandonne lachement son maitre apres s'etre enrichi de ses profusions. On dit que d'Orleans doit voter la mort. Je declare que j'ai toujours regarde cet etre-la comme un indigne favori de la fortune, sans vertu, sans ame, sans entrailles, n'ayant pour tout merite que le jargon des ruelles." La discussion fut reprise le lendemain 27 decembre. Les Girondins avaient deplace la question en demandant que le roi ne fut _pas juge, mais qu'on prononcat sur son sort par mesure de surete generale_. Saint-Just la ramena sur le veritable terrain: "Vous avez laisse outrager, dit-il, la majeste du peuple, la majeste du souverain... La question est changee. Louis est l'accusateur, _vous etes les accuses maintenant_... On voudrait recuser ceux qui ont deja parle contre le roi. Nous recuserons, au nom de la patrie, ceux qui n'ont rien dit pour elle. Ayez le courage de dire la verite; elle brule dans tous les coeurs, comme une lampe dans un tombeau." La _surete generale_ etait une mauvaise excuse qui trahissait le sentiment de la peur; une seule consideration devait dominer ces debats: la justice. Nous nous attendrissons a distance sur les infortunes du Temple, et certes ce sentiment est bien legitime. Mais aujourd'hui dans Louis XVI nous voyons l'homme: alors on ne voyait que le roi. Si nu et si inoffensif qu'on eut fait Louis XVI, le passe de ce monarque s'elevait sans cesse comme une menace contre la Republique naissante. Il avait beau mettre sa tete sous le bonnet rouge, on voyait toujours percer la couronne. Sa mort fut une mesure de defense et de precaution nationale. Si la Constitution eut ete faite, si les plaies de l'Etat avaient ete fermees, si le nouveau gouvernement s'etait trouve assis sur des bases solides, si la guerre s'etait eloignee de nos frontieres, la France eut bien pu alors ne se souvenir de la royaute que comme d'un reve douloureux: mais cette royaute faisait encore obstacle de toutes parts a la victoire du peuple. Louis, vivant, servait d'enseigne et de point de ralliement aux ennemis de la Revolution. Un evenement imprevu pouvait d'un jour a l'autre le remettre sur le trone. Les coups des Montagnards visaient d'ailleurs plus loin que la personne de Louis XVI. La Revolution avait besoin d'un roi dans lequel elle put degrader et aneantir toutes les royautes de la terre: ce roi, elle se trouva l'avoir sous sa main. --Tant pis pour lui! s'ecria-t-elle; il faut qu'il meure! Il faut que le bourreau execute la royaute sur le cou de Louis XVI. Logique brutale a coup sur; mais il faut se reporter a l'etat de la France en 92. Depuis cinq mois, la question de statuer sur le sort de Louis tenait en suspens les affaires de la Republique. Guerre, constitution, reorganisation des services publics, cet homme etait un noeud qui arretait tout. Les Conventionnels agirent envers ce noeud gordien a la maniere d'Alexandre, ils le trancherent. Il fallait, selon eux, que le roi mourut ou que l'on renoncat a la Republique. Quoi! ils auraient sacrifie le bonheur du monde au moment ou ils croyaient le tenir, et ou ils n'etaient plus separes de leur ideal que par un reste de roi jete en travers du chemin! Leur determination fut prise sans aucune hesitation. --Marchons sur lui! s'ecrierent-ils. La voute du ciel se fut ecroulee sur leurs tetes qu'ils n'auraient point recule. Ou allaient-ils donc? Ils allaient a la reforme complete du vieil homme et de la vieille societe. La Revolution etait le passage du desert. Des esprits legers, des citoyens egoistes se plaignaient deja des lassitudes du voyage, de la misere, du manque de vivres et de vetements; ils regrettaient, si j'ose ainsi dire, les oignons de la monarchie. Plus durs et plus croyants, les Montagnards supportaient ces necessites d'un etat de transition avec un courage stoique. Derriere tous ces maux provisoires, ils entrevoyaient le regne de la raison et de la justice. Leur tort (si c'en est un) fut de vouloir imposer de vive force le bonheur a vingt-cinq millions de Francais. De la cette resistance passagere a tous les sentiments de la nature. Ils voilaient leur coeur a la pitie. Quand meme le roi eut ete innocent, quand meme sa mort eut ete un crime aux yeux de leur conscience, ils n'auraient point hesite a elever ce crime comme une barriere entre le despotisme et la liberte. Ce jugement devait d'ailleurs avoir des proportions et des consequences qui ne s'etendraient pas seulement a notre pays. C'etait le proces fait a tous les rois de l'Europe, un coup de hache frappe sur toutes les tetes couronnees. Ce coup, disait-on, ne les atteignait pas: materiellement, non; mais en principe, oui. Apres de longs et orageux debats, dans lesquels la Gironde repandit toute son eloquence et la Montagne deploya toute son audace, toute sa puissance de volonte, toute sa redoutable logique, le moment solennel etait venu: on allait proceder au vote. Trois questions etaient soumises a l'Assemblee: Louis est-il coupable? Le jugement serait-il soumis a la ratification du peuple? Quelle peine l'ex-roi a-t-il meritee? A la premiere question il fut repondu oui. Chacun se placait successivement a la tribune par ordre nominal et prononcait son vote a haute voix. Le 14 janvier, Louis fut declare coupable a l'_unanimite_, moins trente-sept membres qui se recuserent. Le 15, sur la seconde question, trois cents voix environ se prononcerent _pour_ et quatre cents voix _contre_. Dans cette majorite figuraient, a cote des Montagnards, des hommes de la droite, Condorcet, Ducos, Fonfrede et plusieurs autres. Ainsi le _jugement ne serait pas soumis a la ratification du pays_. Restait la derniere question:--Quelle peine? On doit s'etonner de n'avoir point entendu retentir dans le cours de ces debats la grande voix de Danton. Lorsque s'ouvrit le proces de Louis XVI, il etait en Belgique, ou la Convention l'avait envoye avec Lacroix. Il y remplissait les fonctions de commissaire pres des armees de la Republique. Ainsi que beaucoup d'autres, Danton n'aurait sans doute point ete fache d'echapper par l'absence a l'arret prononce contre l'ex-roi. Par quoi fut-il donc rappele sur son siege? A la demande de Rouyer et de Jean-Bon-Saint-Andre, la Convention avait decide que les listes designeraient les absents par commission, et que les absents sans cause seraient censures, leurs noms envoyes aux departements. Danton partit et revint a Paris le 14 janvier 93. Rapportait-il avec lui le sentiment de l'armee et inclinait-il a son retour vers la clemence? Fit-il alors, comme on l'a dit, un dernier pas vers la Gironde en vue de sauver les jours du roi? Tout cela peut etre vrai, mais il n'y parait guere, quand, se rendant le 16 a la Convention, le lion de la Montagne se mit a rugir. Il s'agissait de decider a quelle majorite se prononcerait le verdict. Le Hardy avait demande les deux tiers des voix. Danton: "La premiere question qui se presente est de savoir si le decret que vous devez porter sur Louis sera comme les autres rendu a la majorite. On a pretendu que telle etait l'importance de cette question qu'il ne suffisait pas qu'on la vidat dans la forme ordinaire. C'est par une simple majorite qu'on a prononce sur le sort de la nation entiere, lorsqu'il s'est agi d'abolir la royaute; je demande pourquoi on veut prononcer sur le sort d'un individu, d'un conspirateur, avec des formes plus severes et plus solennelles. Nous prononcons comme representant par provision la souverainete. Je demande si, quand une loi penale est portee contre un individu quelconque, vous renvoyez au peuple, ou si vous avez quelque scrupule a lui donner son execution immediate? Je demande si vous n'avez pas vote a la majorite absolue seulement la Republique, la guerre; et je demande si le sang qui coule au milieu des combats ne coule pas definitivement? Les complices de Louis n'ont-ils pas subi immediatement la peine sans aucun recours au peuple? Et en vertu de l'arret d'un tribunal extraordinaire, celui qui a ete l'ame de ces complots merite-t-il une exception? Vous etes envoyes par le peuple pour juger le tyran, non pas comme juges proprement dits, mais comme representants; vous ne pouvez denaturer votre caractere; je demande qu'on passe a l'ordre du jour." La Convention fut d'avis que la simple majorite, c'est-a-dire la moitie des voix et une de plus, suffirait a decider du sort de Louis. La seance se prolongeait sans interruption. Les Conventionnels, ces hommes de fer, supporterent la fatigue, les emotions, la pesanteur des jours succedant aux nuits, des nuits succedant aux jours, avec un inebranlable courage. Le recueillement et la sombre meditation de la plupart des deputes contrastaient avec l'attitude des spectateurs. Le fond de la salle avait ete transforme en loges, ou les femmes du monde, dans le plus charmant neglige, mangeaient des oranges ou degustaient des glaces. On allait les saluer et l'on revenait. "Les huissiers, du cote de la Montagne, raconte Mercier (un temoin oculaire) faisant le metier d'ouvreuses de loges d'opera, conduisaient galamment les dames..." Ce frivole dix-huitieme siecle assistait gai et pimpant a la tragedie dont il avait prepare lui-meme le denouement. Les hautes tribunes etaient occupees par des gens de tout etat qui, tout en buvant du vin et de l'eau-de-vie, semblaient dire aux juges de Louis XVI: "Prenez garde, vous allez voter sous l'oeil du peuple!" On a du reste beaucoup exagere la pression exterieure qui aurait ete exercee sur la Convention. Les deputes ne prirent vraiment conseil que d'eux-memes et de leur conscience. Ils couraient sans doute de grands dangers, soit de la part de la coalition etrangere, soit de la part de la population irritee, selon la nature du vote qu'ils allaient emettre; mais, plus fiers en cela que les Romains eux-memes, les Conventionnels n'ont jamais eleve d'autels a la Peur. Plusieurs entre les Montagnards avaient du resister a de tendres obsessions, aux influences de sirenes royalistes. Marat, un instant adouci, flottant, etait redevenu Marat, c'est-a-dire impitoyable. Beaucoup parmi les moderes, qui avaient d'abord voulu sauver le roi, se sentaient fatalement entraines en sens contraire par l'ineluctable courant des choses humaines et le travail de la reflexion. Il est huit heures du soir. Commence alors le troisieme appel nominal sur cette question: _Quelle peine sera infligee_ a Louis Capet? Le vote a lieu par ordre alphabetique de departements. Chaque depute parait l'un apres l'autre a la tribune. Des visages sombres, rendus plus sombres encore par les pales clartes de la salle, se succedent de moment en moment; d'une voix lente et sepulcrale, ils laissent tomber ces deux mots: _La mort_. D'autres eprouvent le besoin de motiver leur sentence. Robespierre dit: "Le sentiment qui m'a porte a demander, mais en vain, a l'Assemblee constituante l'abolition de la peine de mort, est le meme qui me force aujourd'hui a demander qu'elle soit appliquee au tyran de ma patrie et a la royaute elle-meme dans sa personne. Je vote pour la mort." Danton dit: "Je ne suis point de cette foule d'_hommes d'Etat_ qui ignorent qu'on ne compose point avec les tyrans, qui ignorent qu'on ne frappe les rois qu'a la tete, qui ignorent qu'on ne doit rien attendre des souverains de l'Europe que par la force des armes. Je vote pour la mort du tyran." Marat dit: "Dans l'intime conviction ou je suis que Louis est le principal auteur des forfaits qui ont fait couler tant de sang le 10 aout, et de tous les massacres qui ont souille la France depuis la Revolution, je vote pour la mort du tyran dans les vingt-quatre heures." Camille Desmoulins dit: "Manuel, dans son opinion du mois de novembre, a dit: _Un roi mort, ce n'est pas un homme de moins_. Je vote pour la mort, trop tard peut-etre pour l'honneur de la Convention nationale." (Murmures.) Couthon dit: "Citoyens, Louis a ete declare, par la Convention nationale, coupable d'attentat contre la liberte publique et de conspiration contre la surete generale de l'Etat; il est convaincu, dans ma conscience, de ces crimes. Comme un de ses juges, j'ouvre le livre de la loi, j'y trouve ecrite la peine de mort; mon devoir est d'appliquer cette peine: je le remplis, je vote pour la mort." Saint-Just dit: "Puisque Louis XVI fut l'ennemi du peuple, de sa liberte et de son bonheur, je conclus a la mort." Carnot dit: "Dans mon opinion, la justice veut que Louis meure, et la politique le veut egalement. Jamais, je l'avoue, devoir ne pesa davantage sur mon coeur que celui qui m'est impose; mais je pense que pour prouver votre attachement aux lois de l'egalite, pour prouver que les ambitieux ne vous effraient pas, vous devez frapper de mort le tyran. Je vote pour la mort." Un homme dont le nom est cher a la science, Lakanal dit: "Un vrai republicain parle peu. Les motifs de ma decision sont la (dirigeant sa main vers son coeur); je vote pour la mort." Le taciturne Sieyes prononce seulement ces deux monosyllabes: "La mort." La mesure de la justice etait pleine: le sablier de la mort avait agite, en tournant, tout le gravier dont se composent les jours d'un roi. Un seul vote excita les huees et les murmures; c'est celui de Philippe-Egalite. Il dit, non, il lut: "Uniquement occupe de mon devoir, convaincu que tous ceux qui ont attente ou attenteront par la suite a la souverainete du peuple meritent la mort, je vote pour la mort." Dans les galeries des femmes figuraient des cartes avec des epingles, pour pointer et comparer les votes. Dans la salle, quelques deputes tombaient de sommeil sur un banc; on les reveillait en leur montrant la tribune et en leur disant: "C'est votre tour." On vit tout a coup venir un moribond, une espece de fantome, pale, livide, affuble d'un bonnet de nuit et d'un robe de chambre; c'etait un homme de la droite qui croyait sans doute emouvoir la pitie par son devouement envers le roi; il fit rire. Enfin, le 17 janvier, Vergniaud, president de la Convention, proclama le resultat du scrutin en ces termes: "L'Assemblee est composee de sept cent quarante-neuf membres; quinze se sont trouves absents par commission, sept par maladie, un sans cause, cinq non votants, en tout vingt-huit. Le nombre restant est de sept cent vingt et un, la majorite absolue est de trois cent soixante et un. Deux ont vote pour les fers; deux cent vingt-six pour la detention et le bannissement a la paix, ou pour le bannissement immediat, ou pour la reclusion, et quelques-uns y ont ajoute la peine de mort conditionnelle, si le territoire etait envahi; quarante-six pour la mort, avec sursis, soit apres l'expulsion des Bourbons, soit a la paix, soit a la ratification de la Constitution; trois cent soixante et un ont vote pour la mort; vingt-six pour la mort, en demandant une discussion sur le point de savoir s'il conviendrait a l'interet public qu'elle fut ou non differee, et en declarant leur voeu independant de cette demande. Ainsi, pour la mort sans condition, trois cent quatre-vingt-sept; pour la detention ou la mort conditionnelle, trois cent trente-quatre." Apres un silence, et avec l'accent de la douleur: "Legislateurs, je declare au nom de la Convention que la peine qu'elle prononce contre Louis Capet est la mort." Cependant toutes les cours de l'Europe avaient l'oeil fixe sur la Convention et attendaient, haletantes, l'issue du proces. Le president annonce avoir recu une lettre du ministre d'Espagne. Salles declare que l'ambassadeur demande dans cette lettre l'admission a la barre _au nom du roi son maitre_. (Murmures dans l'Assemblee.) C'est Danton qui se charge de repondre aux souverains, et avec un geste de mepris formidable: "Quant a l'Espagne, je l'avouerai, je suis etonne de l'audace d'une puissance qui ne craint pas de pretendre a exercer son influence sur votre deliberation. Si tout le monde etait de mon avis, on voterait a l'instant pour cela seul la guerre a l'Espagne. Quoi! on ne reconnait pas notre Republique et l'on veut lui dicter des lois? On ne la reconnait pas, et l'on veut lui imposer des conditions, participer au jugement que ses representants vont rendre? Cependant qu'on entende, si on le veut, cet ambassadeur; mais que le president lui fasse une reponse digne du peuple dont il sera l'organe, et qu'il lui dise que les vainqueurs de Jemmapes ne dementiront pas la gloire qu'ils ont acquise, et qu'ils retrouveront, pour exterminer tous les rois de l'Europe conjures contre nous, les forces qui deja les ont fait vaincre. Defiez-vous, citoyens, des machinations qu'on ne va cesser d'employer pour vous faire changer de determination; on ne negligera aucun moyen; tantot, pour obtenir des delais, on pretextera un motif politique, tantot une negociation importante ou a entreprendre ou a terminer. Rejetez, rejetez, citoyens, toute proposition honteuse; point de transaction avec la tyrannie; soyez dignes du peuple qui vous a donne sa confiance et qui jugerait ses representants, si ses representants l'avaient trahi." Enveloppee dans sa dignite stoique, l'Assemblee decida que, sans meme ouvrir la lettre de l'ambassadeur, elle passait a l'ordre du jour. Danton avait grandi de cent coudees. A Louvet, qui l'instant d'auparavant lui avait crie: --Tu n'es pas encore roi, Danton! Il avait repondu, en se dressant de toute sa hauteur: --Je demande que l'insolent qui dit que je ne suis pas encore roi soit rappele a l'ordre avec censure. Toute tentative d'intervention etrangere en faveur de Louis XVI ayant ete repoussee avec un sombre dedain, il ne restait plus a l'infortune qu'une planche de salut, le sursis, l'appel au peuple. Les defenseurs de Louis XVI, Deseze et Tronchet, furent introduits dans l'Assemblee, qui consentit a les entendre. Ils lurent une lettre de Louis XVI qui protestait encore une fois de son innocence et en appelait a la nation. Apres soixante-douze heures, la seance fut levee. L'appel a la nation avait ete deja repousse par des arguments invincibles. Danton, Robespierre, tous les Montagnards avaient repondu: "La nation, c'est nous. L'Assemblee est sa representation vivante, legale, incontestee." Dans les graves circonstances ou l'on se trouvait, l'appel au peuple n'etait-il point d'ailleurs l'appel a la guerre civile? Il fut ecarte le lendemain 18 janvier. Restait la question du sursis. Gagner du temps, c'etait peut-etre un moyen d'eluder la sentence de mort. --Point de sursis! dit Tallien, l'humanite l'exige; il faut abreger ses angoisses... Il est barbare de le laisser dans l'attente de son sort... --Point de sursis! dit Couthon; au nom de l'humanite, le jugement doit s'executer, comme tout autre, dans les vingt-quatre heures. --Point de sursis! dit Robespierre; et il invoqua comme les autres un motif d'humanite. --Point de sursis! dit Barere; mais, en avocat adroit et subtil, il entretint l'Assemblee des reformes douces, bienfaisantes, qu'elle pourrait accomplir, des que, le cable de la royaute etant rompu, elle serait vraiment libre, debarrassee de tout obstacle. Il n'y eut que trois cents voix environ pour le sursis, et contre, pres de quatre cents. Le roi etait irremissiblement condamne. Quelle que soit l'opinion de la posterite sur le jugement de Louis XVI, il est difficile de ne point admirer le sang-froid et l'intrepidite des Conventionnels. Les complots, les poignards des royalistes, les declarations de guerre, les yeux menacants des souverains etrangers fixes sur leurs deliberations ne les effraient pas: sous le canon de l'Europe, en face de la ligue des rois, ils decouvrent leur conscience et leur poitrine. Seuls contre tous, ils osent prendre l'offensive et se reduire a la necessite de vaincre. "Nous voila lances, ecrivait familierement a son pere le citoyen Lebas; les chemins sont rompus derriere nous." L'idee des hommes de 93 etait effectivement que cet acte d'audace, ce defi, devait contribuer au succes de nos armes. La France envoya devant ses legions l'epouvante. Aux hostilites sourdes du continent, elle repondit par une tete de roi jetee entre la Republique francaise et tous les trones de la terre. [Illustration: L'abbe Gregoire.] Ces menaces de mort, ces poignards, etait-ce une vaine figure de rhetorique? Le vote de la Convention nationale porta dans le coeur des royalistes la consternation et la terreur. A Paris meme, il y eut quelques mouvements qui indiquaient un complot en faveur de Louis XVI. Pendant le proces, tandis que des bouches froides et severes s'ouvraient pour voter la mort de l'accuse, des bras s'armaient dans l'ombre pour le sauver. Le 18 au soir, douze jeunes ex-gardes du corps se reunirent dans un caveau du Palais-Royal et tinrent conseil entre eux sur les moyens de jeter l'alarme dans l'opinion publique. Les conjures promenerent les yeux sur les juges de Louis XVI, et se designerent mutuellement douze victimes. Chacun choisit la sienne. On promit sur l'honneur de frapper et l'on se separa. Un seul conjure tint son serment. Il y avait alors, au Palais-Egalite, une salle de traiteur, dont le maitre se nommait Fevrier; c'etait un caveau a voutes basses, ou l'on descendait par quelques marches. Des tables etaient dressees le long des murs. De rares lumieres, fixees aux piliers de la salle, brillaient ca et la. Il etait sept heures et demie du soir. Un jeune homme, Deparis, [Note: Ces details et les suivants ont ete communiques a l'auteur par le frere de Deparis, et non de Paris, ainsi qu'ecrivent tous les historiens.] ancien garde du roi, barbe couleur de l'aile du corbeau et cheveux tres-noirs, teint basane, dents tres-blanches, houppelande grise, chapeau rond, etait assis a une petite table avec un ami: en proie a une agitation extreme, il s'entretenait de l'evenement de la journee. Fils d'une mere royaliste, il avait vu la Revolution avec horreur: la condamnation a mort de Louis XVI le jetait dans un transport frenetique. On causait assez librement autour de lui: une voix nomma Lepelletier de Saint-Fargeau. Deparis n'avait jamais vu le depute de Sens. Lepelletier, assis devant une autre table, soupait tranquillement. Deparis va droit a lui: "Vous etes le citoyen Lepelletier de Saint-Fargeau?--C'est mon nom.--Avez-vous vote la vie ou la mort du roi?--Selon ma conscience, j'ai vote la mort." A ces mots, Deparis: "Tiens, miserable! tu ne voteras plus." Le depute tombe. Il avait dans le flanc une lame de coutelas. Fevrier accourt: Duparis se debarrasse des mains qui veulent le saisir et s'enfuit. Lepelletier est transporte mourant sur un lit: "J'ai verse mon sang pour la patrie, dit-il; que ce sang consolide la liberte. J'ai bien froid... Les tenebres me gagnent... Mes amis, prenez garde a vous!" Il meurt. Cette nouvelle jeta la stupeur dans la ville. Le Palais-Egalite surtout, qui avait ete le theatre du crime, s'emut eperdument. Au cafe du Caveau, un jeune homme monte sur une table et dit: "Le citoyen Lepelletier de Saint-Fargeau vient d'etre assassine! (Saisissement.) --Par qui? s'ecrient des voix furieuses.--Par un royaliste." Le jeune homme descend de la table et se perd dans la foule. Un instant apres, un curieux, qui se pressait dans les groupes pour savoir la nouvelle, sent une main sur sa main et une voix a son oreille: "C'est moi qui l'ai tue, lui dit-on; en voici un de moins; a _l'autre_, maintenant!" Cet ami se retourne et reconnait devant lui Deparis. L'_autre_, c'etait le duc d'Orleans. Voila le coupable et la victime que s'etait choisis Deparis. Il n'avait frappe Lepelletier de Saint-Fargeau que par hasard, comme un ennemi qu'on rencontre sur son chemin. Le meurtrier n'abandonnait pas pour cela son serment. Le 24 janvier eut lieu le convoi de Saint-Fargeau. Il y avait grand bruit et grande foule sur son chemin. La blessure ouverte, le sabre entoure d'un crepe, les habits perces et ensanglantes, tout retracait aux yeux un drame lugubre. Le ciel etait sombre et froid comme la ceremonie. Des torches, des cypres, des choeurs de musique, des tambours suivaient le char funebre; on se rendait au Pantheon. Le convoi traversa la place Vendome. Deparis s'y promenait, depuis le matin, de long en large; il avait sous sa redingote une lame et un pistolet. Resolu a finir publiquement ses jours sur la place, il devait atteindre au coeur son ennemi et se tuer ensuite. Le cortege defila en grande pompe; la deputation conventionnelle suivait le char a pas graves et lents. Deparis avait la main sur son sabre; d'Orleans ne passa pas. Soit qu'il eut ete averti, comme on le croit, par une lettre, du danger qui le menacait, soit qu'il eut concu de lui-meme des inquietudes, le duc avait refuse de suivre le cortege. Deparis sortit alors de la capitale, et y rentra comme attire par la fascination de son projet temeraire. Sa tete etait mise a prix; il ne pouvait manquer d'etre reconnu. Un ami lui persuada de se retirer. Un passe-port lui avait ete delivre sous un faux nom. Ce furieux ne se resolut neanmoins qu'avec tristesse a gagner la frontiere sans avoir accompli sa vengeance. Il arriva vers le soir a Forges-les-Eaux, dans une auberge, dite du _Grand-Cerf_. Mouille par une pluie froide, il s'approche de l'atre et se mele a la conversation de quelques colporteurs qui se rechauffaient dans la salle commune. "Que pense-t-on ici de la mort du roi? leur demanda-t-il d'une voix mal assuree, qui cherchait a masquer son emotion sous une fausse indifference.--On pense, dit l'un d'eux, que l'on a bien fait de le frapper: je voudrais, pour moi, que tous les tyrans du monde n'eussent qu'une seule tete, pour qu'on put l'abattre d'un seul coup!" Deparis se leve, prend un flambeau, ouvre la porte qui doit le conduire a sa chambre de lit, et dit assez haut pour etre entendu: "Je ne rencontrerai donc partout que des assassins de mon roi!" Il monte le roide escalier de bois, demande a souper seul, fait usage, pour diviser ses morceaux, d'un couteau ayant forme de poignard, se promene a grands pas d'un air egare. Quelqu'un qui le guettait le voit ensuite se mettre a genoux, baiser a plusieurs reprises sa main droite. Il demande de l'encre, ecrit quelques lignes sur un papier et se couche. Tout cela donne des soupcons. A quatre heures du matin, il y avait trois gendarmes dans la chambre. Deparis dormait; on le secoue par les epaules pour le reveiller.--"Citoyen, au nom de la loi, tu vas nous suivre a l'hotel de ville.--Ah! messieurs, repondit-il froidement, je vous attendais; un instant, et je suis a vous." A ces mots, il glisse sa main sous l'oreiller, fait un faux mouvement sur le cote droit et se decharge dans la tete un pistolet a deux coups. On trouva sur lui son extrait de naissance et son conge de garde-du-corps. Au dos de ce brevet, il avait ecrit de sa main: "Qu'on n'inquiete personne! personne n'a ete mon complice dans la mort heureuse du scelerat Saint-Fargeau. Si je ne l'eusse pas rencontre sous ma main, je faisais une plus belle action: je purgeais la France du regicide et du parricide d'Orleans. Tous les Francais sont des laches auxquels je dis: "Peuple, dont les forfaits jettent partout l'effroi, Avec calme et plaisir j'abandonne la vie. Ce n'est que par la mort qu'on peut fuir l'infamie Qu'imprima sur nos fronts le sang de notre roi." [Note: Ces vers avaient ete ecrite la veille dans l'auberge; les recueils du temps contiennent de lui quelques poesies legeres. Deparis avait trente uns. On observa que le soir, en se couchant, il n'ota point la clef de la serrure de sa porte. Le pistolet avec lequel il se donna la mort etait charge d'un double lingot mache. Son frere cadet, parfait honnete homme d'ailleurs, fut place sous la Restauration dans les bureaux de la prefecture de police, et son principal titre de recommandation etait son nom de famille. Les Bourbons de la branche ainee approuvaient-ils donc l'assassinat?] La mort de Lepelletior ne fut point le crime d'un fanatisme isole: il y avait, comme nous l'avons dit, un complot sous l'attentat de Deparis. Qu'esperaient les conjures? Intimider les juges du roi? Evidemment la Revolution n'aurait point recule devant douze poignards, et la tete de Louis XVI, malgre les victimes choisies dans le sein de la Convention nationale, n'en fut pas moins tombee sur l'echafaud. Ce Deparis etait un fanatique et un assassin; mais ce n'etait point un lache. Combien ceux qui se cachaient et complotaient dans l'ombre etaient-ils mille fois plus dangereux! L'assassinat de Saint-Fargeau ne fit que demontrer la necesssite d'une surveillance etroite pour comprimer les machinations du royalisme. Les departements s'associerent par des adresses au vote de la Convention. Quatre membres de l'Assemblee qui etaient alors en mission envoyerent a leurs collegues la lettre suivante: "Nous apprenons par les papiers publics que la Convention doit prononcer demain sur Louis Capet. Prives de prendre part a vos deliberations, mais instruits par la lecture reflechie des pieces imprimees, et par la connaissance que chacun de nous avait acquise des trahisons non interrompues de ce roi parjure, nous croyons que c'est un devoir pour tous les deputes d'annoncer leur opinion publiquement, et que ce serait une lachete de profiter de notre eloignement pour nous soustraire a cette obligation. "Nous declarons que notre voeu est pour la condamnation de Louis Capet par la Convention nationale, sans appel au peuple. Nous proferons ce voeu dans la plus intime conviction, a cette distance des agitations ou la verite se montre sans melange, et dans le voisinage du tyran piemontais." "_Signe_: HERAUT, JAGOT, SIMON, GREGOIRE." La premiere redaction portait: "Notre voeu est pour la condamnation _a mort_ de Louis." Gregoire, fidele a ses principes, fit rayer ces deux mots. "Je ne blame point, ajouta-t-il, ceux de mes collegues qui, dans leur conscience, voteront pour la mort; Louis est un grand coupable: mais ma religion me defend de verser le sang des hommes. Il suffit a la societe que le coupable ne puisse plus nuire." L'abbe Gregoire, quoique ayant refuse, le 19 janvier 1793, de salir sa robe de pretre, n'en a pas moins ete chasse, en 1819, de la Chambre des deputes, comme _indigne_ et comme regicide. Je livre a l'indignation des coeurs honnetes les assassins de sa memoire. La Convention nationale venait de se montrer grande. Jamais le bras de la justice ne s'etait revele dans une assemblee humaine avec des signes plus evidents et un appareil plus redoutable. La nation croyait enfin a la Republique. Ce resultat, il est vrai, fut achete par un acte terrible, dont se plaint l'indulgence, dont gemit la pitie. Si l'inexorable volonte du bien dirigeait la conscience de la grande majorite des representants, la faiblesse, la peur, ou des passions cruelles, n'ont-elles pu aussi arracher a quelques-uns une sentence de mort? La tete de Louis, en tombant, ne jeta-t-elle pas dans le pays une cause d'effervescence et de bouillonnement? La terreur entre les citoyens ne fut-elle pas plus tard une suite de l'epouvante qu'on avait voulu diriger contre les rois? Tout cela est possible, mais tout cela etait force. Le peuple, comme l'Ocean, ne se souleve point sans remuer la vase de son lit. Quel remede? Aucun. Les orages sont necessaires a la nature et les revolutions a l'humanite. Un dernier mot sur le proces de Louis XVI. Parmi ceux qui voterent la mort, presque tous perirent sur l'echafaud; quelques-uns seulement ont survecu. Dans l'exil ou a Cayenne, ou ils avaient ete transportes, pas un d'eux n'a jamais temoigne le moindre repentir. Nul remords. Ils emporterent dans la tombe la conviction d'avoir fait leur devoir. Le fait suivant fut raconte en Belgique a l'auteur de cette histoire. Un ancien Conventionnel avait pour ami un habitant de Namur qui venait de temps en temps lui rendre visite. Un jour, ce dernier trouva le regicide, comme on disait alors, entoure de papiers et relisant avec une attention profonde le _Moniteur_ de 1793. --Que faites-vous la? lui dit-il. --Je refais le proces du roi. --Eh bien...? --Eh bien! je voterais aujourd'hui comme j'ai vote le 17 janvier; je voterais la mort! VIII Lutte entre la Convention et la Commune a propos de la liberte des theatres.--Danton incline vers la Commune.--Execution de Louis XVI.--Derniere entrevue avec la reine.--Son confesseur.--La maison Duplay durant le passage du lugubre cortege.--L'echafaud.--Dernieres paroles de Louis.--Le soir du 21 Janvier.--Embarras que la royaute leguait a la Revolution. Quiconque tient a bien comprendre l'histoire de la Revolution francaise ne doit jamais perdre de vue ces deux puissances rivales, la Convention et la Commune de Paris. La Convention etait certes le siege de la representation nationale; mais Paris n'etait-il point la tete de la France? Pour ne point interrompre l'unite du recit, nous avons garde le silence sur un incident qui se produisit durant le proces du roi. Le Conseil executif de la Commune avait juge a propos de suspendre les representations d'un drame de Loya, _l'Ami des lois_, qui se jouait au Theatre-Francais. Cette piece mediocre, ecrite dans un esprit reactionnaire, pouvait occasionner des troubles au milieu des circonstances graves qu'on traversait. Petion, dans l'interet de la liberte, s'etait oppose a cette mesure. De la conflit. Ce conflit fut porte devant l'Assemblee nationale. Danton, comprenant sans doute le danger d'une lutte ouverte entre la Convention et la Commune, chercha tout de suite a detourner l'attention de l'incident pour la fixer tout entiere sur le proces de Louis XVI. "Je l'avouerai, s'ecria-t-il, je croyais qu'il etait d'autres objets que la comedie qui doivent nous occuper. (Quelques voix: Il s'agit de la liberte!) Oui, il s'agit de la liberte. Il s'agit de la tragedie que vous devez donner aux nations, il s'agit de faire tomber sous la hache des lois la tete d'un tyran (murmures) et non de miserables comedies. Mais puisque vous cassez un arret du Conseil executif, qui defendait de jouer des pieces dangereuses a la tranquillite publique, je soutiens que la consequence necessaire de votre decret est que la responsabilite ne puisse peser sur la municipalite." L'affaire en resta la. Ce fut un triomphe pour la liberte du theatre; mais les haines s'envenimerent. La Commune devora l'affront, tout en se promettant bien de se venger de sa defaite. Le theatre n'avait jamais ete plus suivi que dans ces jours de deuil et de misere. Une charmante actrice, Mlle Julie Condeille, jouait une piece qu'elle avait composee elle-meme: _la Belle Fermiere_. Le contraste entre les sombres evenements qui grondaient dans la ville et les moeurs douces, pastorales, en quelque sorte florianesques de cette idylle dramatique, produisit un effet de diversion extraordinaire. On se sentait transporte dans l'age d'or. Le succes fut immense. Mais la force des choses nous ramene a ce que Danton appelait la vraie _tragedie_ du moment. Le 18 et le 19, la Convention avait delibere sur le sursis et l'avait rejete. Le 20 etait un dimanche: on n'execute point ce jour-la. C'est le lendemain (21 janvier) que la France allait _punir_ son roi. Le Conseil de la Commune avait arrete les dispositions suivantes: "Le lieu de l'execution sera _la place de la Revolution_, ci-devant Louis XV, entre le piedestal et les Champs-Elysees. Louis Capet partira du Temple a huit heures du matin, de maniere que l'execution puisse etre faite a midi. Le commandant general fera placer lundi matin, 21, a sept heures, a toutes les barrieres, une force suffisante pour empecher qu'aucun rassemblement, de quelque nature qu'il soit, arme ou non arme, entre dans Paris ni n'en sorte." Louis XVI avait les defauts des rois qui appartiennent a des dynasties caduques; les races vieillissent comme les arbres, et les rejetons qui poussent sur ces troncs epuises se ressentent de l'affaiblissement de la seve. Cet homme d'un caractere faible, que sa nature brutale portait a des exercices manuels et a la chasse, dont les appetits physiques etaient enormes, qui avait des caprices, mais pas de volonte, des connaissances, mais pas de talents; cet homme, dis-je, sut une seule chose dans sa vie, il sut bien mourir. Louis avait soupe la veille, le 20 au soir, avec sa famille avant la separation eternelle. Un municipal monta chez les femmes et dit a la reine:--Madame, un decret vous autorise a voir _monsieur votre mari_, qui desire vous embrasser ainsi que ses enfants. A neuf heures du soir, toute la famille royale entra dans la chambre de Louis XVI. Il y eut des larmes, des sanglots entrecoupes, des dechirements de coeur. On se separa a dix heures et demie. Louis avait demande pour confesseur M. Edgeworth de Firmont, un pretre non assermente qui logeait rue du Bac, n deg. 483. Le pretre s'etait tenu cache dans une tourelle pendant l'entrevue du roi avec sa famille. Il se remontra. Le conseil de la Commune permit a l'abbe Edgeworth de celebrer, pour le condamne, les ceremonies du culte. On se procura dans une eglise voisine le calice, l'hostie, la chasuble, les livres sacres et deux cierges. Le roi eveille a cinq heures du matin, apres un sommeil tranquille, entendit la messe a genoux et communia. Robespierre etait rentre la veille, sans mot dire, dans la maison de Duplay: son silence et sa paleur avaient ete tout de suite compris par le menuisier et sa femme, mais non par les jeunes filles. Elles s'eveillerent comme d'habitude au lever du soleil: une seule chose les inquieta, c'est que depuis le matin la porte cochere de la maison demeurait fermee. Il y avait la-dessus des ordres positifs qui venaient du pere de famille. Eleonore en demanda timidement la raison a Maximilien devant ses autres soeurs; Robespierre rougit. --Votre pere a raison, reprit-il d'un air grave et concentre: il passera aujourd'hui devant celle maison une chose que vous ne devez pas voir. Puis il s'enfonca dans sa chambre tristement.--Vers neuf heures et demie du matin, on entendit jusque dans la cour un bruit de chevaux, le passage des troupes, et le roulement d'une voiture sur le pave de la rue: c'etait _la chose_ qui passait. Paris etait tout entier sous les armes. La circulation des voitures se trouvait interrompue dans les quartiers qui avoisinaient le passage du cortege. Les fenetres des maisons etaient fermees. Un calme imposant et triste regnait dans toute la ville. A dix heures et un quart, le roi arriva sur la place de la Revolution. Il etait dans un carrosse vert. Arrive au pied de l'echafaud, il resta quatre ou cinq minutes dans la voiture, parlant a son confesseur. M. Edgeworth etait simplement en habit noir. La figure du roi ne paraissait pas alteree. Il etait vetu d'un habit couleur puce, veste blanche, culotte grise, bas blancs. Il descendit de voiture. Un silence inoui s'etendait de tous cotes; pas un souffle, pas un geste: les coeurs semblaient petrifies comme le ciel, un ciel gris et bas; les arbres etaient sans mouvement et sans feuilles; cette morne sterilite avait quelque chose de terrible. Il semblait que tout fut petrifie dans les coeurs et dans la nature. Louis ota son habit lui-meme, et resta couvert d'un simple gilet de molleton blanc. Un debat, eut lieu au pied de l'echafaud; Louis ne voulait pas qu'on lui liat les mains, il fit un mouvement de resistance terrible; mais alors son confesseur: --C'est un trait de ressemblance de plus entre vous et Jesus-Christ qui va etre votre recompense. Louis se laissa faire. Il monta sur l'echafaud, s'avanca du cote gauche, le visage tres rouge: --Peuple, s'ecria-t-il, je meurs innocent! je pardonne a mes ennemis; je desire que mon sang soit utile aux Francais et qu'il apaise la colere de Dieu. A dix heures vingt-cinq minutes, il avait vecu. Au moment ou la tete tomba, le profond silence qui couvrait la place se dechira violemment; il sortit de la multitude un cri immense, unique, infini, qui retentit dans toute la ville: "Vive la Republique! Vive la Nation!" Tous les chapeaux agites en l'air semblaient dire: Le sacrifice est consomme! Des bataillons, en defilant devant la guillotine, tremperent leurs baionnettes, le fer de leurs piques ou la lame de leurs sabres dans le sang du roi. Ici un trait digne du crayon de Tacite: au moment ou le bourreau venait de quitter le theatre de l'execution, un homme d'un aspect effrayant monte sur la guillotine; on le regarde, on s'approche en silence; il plonge tout entier son bras nu dans le sang de Louis XVI qui s'etait amasse en bondance, et en asperge par trois fois la foule des assistants, qui se pressent autour de l'echafaud pour en recevoir chacun une goutte sur le front. --Freres, dit-il alors en continuant son horrible aspersion, freres, on nous a menaces que le sang de Capet retomberait sur nos tetes; eh bien! qu'il y retombe! Cet homme faisait une chose horrible, mais logique; le sang du roi etait bien le bapteme de la Revolution. On avait parle de tirer le canon du Pont-Neuf au moment de l'execution; il n'en fut rien: la Commune decida que la tete d'un roi, en tombant, ne devait pas faire plus de bruit que celle d'un autre homme. Les travaux, suspendus durant la matinee, furent repris dans l'apres-midi; les boutiques s'ouvrirent; il y eut beaucoup de monde le soir aux spectacles, surtout des femmes en grande toilette. [Illustration: Funerailles de Lepelletier de Saint-Fargeau.] La reine, ayant appris la mort de son mari, demanda pour elle, pour sa soeur et pour ses enfants, des habits de deuil. Les restes de Louis, enfermes dans une corbeille d'osier, avaient ete conduits dans une charrette au cimetiere de la Madeleine, et places dans une fosse entre deux lits de chaux vive, pour y etre consumes au plus vite, de telle sorte qu'il ne restat bientot plus rien du _tyran_. On etablit une garde, pendant deux jours, autour de la fosse. Au Palais-Royal, la mort de Louis inspira des orateurs en plein vent. "Vous voyez, disaient-ils au peuple, vous voyez que l'espece de talisman qui couvrait jusqu'ici une personne soi-disant inviolable vient de se rompre au pied de l'echafaud de Louis XVI. Nous venons de signer avec le sang d'un monarque la guerre a toutes les monarchies. Soyez fiers et tenez-vous debout devant l'Europe etonnee de votre audace!" On compara le supplice de Louis XVI a celui de Charles 1er; mais le roi d'Angleterre avait rencontre dans la mort ces egards, cet appareil et ces pompes qui sentent encore la souverainete; tandis qu'on avait applique au roi de France l'egalite du supplice avec le dernier de ses sujets. On fit d'autres rapprochements curieux, sous le titre d'_Epoques remarquables de la vie de Louis XVI_: "Le 21 avril 1780, mariage a Vienne, envoi de l'anneau.--Le 21 juin de la meme annee, fete pour son mariage.--Le 21 janvier 1782, fete a l'Hotel de Ville de Paris pour la naissance du dauphin.--Le 21 juillet 1791, fuite a Varennes.--Le 21 janvier 1793, mort sur un echafaud.--On assure que, soit par un sentiment superstitieux, soit par tout autre motif, Louis XVI ne permettait jamais qu'on jouat chez lui au vingt et un. Enfin les rapports qui ont constate devant les juges les crimes du roi emanaient de la commission des vingt et un." L'eternelle melancolie de la nature humaine aime a trouver dans de tels calculs un mystere de plus aux vicissitudes du sort. La mort du roi fut surtout envisagee comme une necessite sociale. La Revolution avait ramene la nation francaise aux moeurs dures et austeres de la race celtique. La liberte ressemblait, le 21 janvier 1793, a cette divinite des anciens druides, qu'on ne pouvait se rendre favorable qu'en lui offrant en sacrifice une grande victime. La mort du roi porta dans le coeur des royalistes la consternation et la terreur. A Paris meme, il y eut quelques mouvements qui indiquaient leur desespoir. Les revolutionnaires, d'un autre cote, croyaient toucher au port. Combien leur illusion devait etre decue par la suite des evenements! "Il n'y a que les morts qui ne reviennent point," disait Barere. Il se trompait: ce sont les morts qui reviennent. En montant sur l'echafaud, Louis XVI laissait derriere lui son _testament_, qui allait etre lu dans toutes les petites eglises, ses reliques, distribuees aux fideles par son domestique Clery, et la legende d'un roi martyr. Mais les hommes de 93 se moquaient bien de tout cela; ils marchaient le front haut et le coeur plein d'esperance vers l'avenir. IX Mort de la premiere femme de Danton.--Sa mission en Belgique.--La reunion des deux pays.--Retour victorieux de l'ennemi.--La Belgique evacuee par nos troupes.--Avis de Danton sur l'etat des choses.--Proclamation de la Commune de Paris.--Le drapeau noir flotte sur les tours de Notre-Dame.--Sublime dlscours de Danton.--Accusations contre sa probite.--Etablissement du tribunal revolutionnaire. --Elargissement des detenus pour dettes.--Envoi de commissaires aux departements.--Declaration de guerre a l'Angleterre. Les jours de l'affliction etaient venus pour les rois et les reines; mais croit-on que les revolutionnaires n'eussent point aussi leurs poignantes douleurs? Le 31 janvier, sur un ordre de la Convention nationale, Danton avait du repartir pour la Belgique, laissant a Paris sa femme malade. Il avait epouse le 9 juin 1787 une charmante jeune fille, Antoinette-Gabrielle Charpentier, dont le pere etait controleur des fermes. Mariee a ce bouillant tribun, elle avait toujours honore le toit conjugal par ses vertus. Les commotions politiques avaient fort ebranle sa sante delicate. Elle fut surtout bouleversee par la lecture de feuilles girondines qui representaient Danton comme l'auteur des 2 et 3 septembre. "Il etait la, il avait designe les victimes qu'on devait egorger." Ces infames journaux porterent a la malheureuse femme, dans l'etat de grossesse ou elle etait, le coup de la mort. Danton n'etait point un saint; il avait ses faiblesses; mais c'etait un grand coeur. A cette femme si digne, il prodiguait une tendresse sincere. Elle avait conserve ses croyances religieuses, Danton la plaisantait sur sa devotion, puis, bon et tolerant, il la conduisait bras dessus, bras dessous, a la porte de l'eglise, ou il se gardait bien d'entrer lui-meme. Leur separation fut dechirante. Ils sentaient, helas! l'un et l'autre qu'ils ne se reverraient plus. Partir, s'arracher a une femme aimee, dans un pareil moment, pour obeir a un ordre de la Convention, pour voler au secours de la patrie, voila ce dont etaient capables ces grands citoyens de 93. Elle mourut le 11 fevrier 1793 d'une fievre puerperale, huit jours apres la naissance de son second fils. Danton apprit la fatale nouvelle en Belgique. Il etait de ceux qui pleurent et rugissent en dedans sur leurs calamites personnelles. Des le 24 janvier, jour des funerailles de Lepelletier, Danton de son regard d'aigle avait envisage les vraies consequences de la mort de Louis XVI. "Maintenant que le tyran n'est plus, s'etait-il ecrie, tournons toute notre energie, toutes nos agitations vers la guerre. Faisons la guerre a l'Europe. Il faut, pour epargner les sueurs et le sang de nos concitoyens, developper la prodigalite nationale. Vos armees ont fait des prodiges dans un moment deplorable; que ne feront-elles pas quand elles seront bien secondees? Chacun de nos soldats croit qu'il vaut cent esclaves. Si on leur disait d'aller a Vienne, ils iraient a Vienne ou a la mort..." Terrasser la coalition des despotes, faire la guerre universelle, la guerre de delivrance, tel devait etre le premier grand acte de la Convention. Sur ce terrain, tous les partis etaient d'accord entre eux. Il fallait dechainer l'expansion de l'idee francaise. Le genie de la Revolution, embouchant la trompette guerriere, allait-il traverser nos discordes intestines, monte sur les chevaux ailes de la victoire? Un instant on put l'esperer, tant, le lendemain de la mort du roi, la Gironde et la Montagne semblaient unies dans le meme sentiment patriotique. Dumouriez avait conduit l'armee francaise a Liege. La il recut un decret de la Convention date du 15 decembre: "Dans tous les pays qui sont et seront occupes par les armees de la Republique, les generaux proclameront sur-le-champ l'abolition des impots ou contributions existantes, la dime, les droits feodaux, la servitude reelle ou personnelle, les droits de chasse exclusifs, la noblesse et generalement tous les privileges existants. "Ils proclameront la souverainete du peuple. "Tous les agents et officiers de l'ancien gouvernement, tous les reputes nobles, sont inadmissibles aux emplois de l'administration..." C'etait donc bien la liberte que la genereuse Convention offrait aux peuples sur lesquels se repandaient nos armees. Heureuse defaite, qui remettait les provinces conquises en possession de leurs droits! Dumouriez se refusa positivement a faire executer ce decret. Il vint a Paris, comme nous l'avons vu, pour savourer la fumee de l'encens qu'on brulait en son honneur. Le 12 janvier 93, Lacroix, un ancien militaire, et Danton partirent pour Liege. Quel etait l'objet de leur mission? Une lutte opiniatre s'etait engagee entre le ministre des finances et le general Dumouriez. Cambon voulait que les frais de la guerre de delivrance entreprise hors du territoire francais pour les peuples contre les rois fussent en partie couverts ou du moins garantis par les biens meubles et immeubles des gouvernements expulses. Un decret de la Convention, rendu dans ce sens, declarait propriete nationale tout ce qui avait appartenu aux rois, princes, nobles et pretres, ainsi qu'aux emigres francais refugies dans les pays sur lesquels s'etendait la protection de nos armes. Dumouriez resistait a ce systeme. Cambon indigne refusa les traites que le general tirait sur le Tresor. Les commissaires, Lacroix et Danton, etaient charges de juger sur place le differend qui s'etait eleve entre l'autorite militaire et l'autorite civile. Ils devaient en outre s'enquerir de l'etat des vivres, des indemnites qu'il convenait d'accorder aux citoyens qui avaient ete pilles, de la disposition des esprits, de l'assimilation de la Belgique a la France, des moyens les plus surs et les plus prompts d'appliquer a ces nouveaux Francais les institutions republicaines, en un mot d'organiser une nation recemment affranchie d'apres le type de gouvernement qu'avait inaugure, chez nous, la Revolution. Danton, comme nous l'avons dit, etait revenu de Liege a Paris pour voter la mort du roi. Le 31 janvier, il s'exprimait ainsi devant la Convention: "Ce n'est pas en mon nom seulement, c'est au nom des patriotes belges, du peuple belge, que je viens demander la reunion de la Belgique. Je ne demande rien a votre enthousiasme, mais tout a votre raison, tout aux interets de la Republique francaise... Vous avez dit aux amis de la liberte: Organisez-vous comme nous. C'etait dire: Nous accepterons votre reunion, si vous la proposez. Eh bien! ils la proposent aujourd'hui. [Note: Sur 9700 votants a Liege, 9660 avaient demande la reunion a la Republique Francaise.] Les limites de la France sont marquees par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points: a l'Ocean, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrenees. On nous menace des rois! Vous leur avez jete le gant, ce gant est la tete d'un roi, c'est le signal de leur mort prochaine. On vous menace de l'Angleterre! Les tyrans de l'Angleterre sont morts... Quant a la Belgique, l'homme du peuple, le cultivateur veulent la reunion..." L'annexion de la Belgique a la France republicaine n'etait point le seul terrain sur lequel differassent d'avis Danton et Dumouriez. L'un etait la Revolution faite homme, l'autre etait la diplomatie, le vieil esprit militaire. Le chancre du clericalisme rongeait la Belgique, cette Espagne du Nord. Danton avait compris tout de suite qu'il fallait "purger des aristocrates, pretres et nobles, cette nouvelle terre de liberte". D'un autre cote, prevoyant une volte-face de la part de l'Autriche, Lacroix et Danton ne cessaient de reclamer des forces: "Rappelez, disaient-ils, a tous les citoyens en etat de porter les armes, les serments qu'ils ont pretes et sommez-les, au nom de la liberte et de l'egalite, de voler au secours de leurs freres dans la Belgique." Les previsions des deux commissaires n'etaient que trop fondees. Le 1er mars 1793, pendant que Dumouriez, enivre de ses premiers succes, s'avancait tranquillement en Hollande, l'heroique ville de Liege, toute francaise de coeur, sur laquelle Danton avait souffle le feu sacre de la Revolution, allait etre reprise par les Autrichiens. Les patriotes liegeois, hommes, femmes, enfants, vieillards, se virent obliges de fuir; il gelait, la terre etait couverte de neige. Plus d'espoir; la Meuse etait forcee, l'armee francaise battait en retraite. Ces sinistres nouvelles arriverent a Paris vers le 5 ou le 6. La population tout entiere fremit: la honte le disputait au courroux. Les Girondins pretendirent qu'on avait exagere nos revers, grossi le danger de la situation. On perdit ainsi quelques jours. Le 7 au soir, arrivee de Lacroix et de Danton. Le 8, ils se rendent a la Convention. Lacroix parle le premier, accuse le ministre de cacher nos desastres. C'est a present le tour de Danton. "Nous avons plusieurs fois, s'ecrie-t-il, fait l'experience que tel est le caractere francais, qu'il lui faut des dangers pour trouver toute son energie. Eh bien! ce moment est arrive. Oui, il faut le dire a la France entiere: si vous ne volez pas au secours de vos freres de la Belgique, si Dumouriez est enveloppe en Hollande, si son armee etait obligee de mettre bas les armes, qui peut calculer les malheurs d'un pareil evenement? La fortune publique aneantie, la mort de 600 000 Francais pourraient en etre la suite. "Citoyens, vous n'avez pas une minute a perdre... nous ne devons pas attendre notre salut uniquement de la loi sur le recrutement; son execution sera necessairement lente, et des resultats tardifs ne sont pas ceux qui conviennent a l'imminence du danger qui nous menace. Il faut que Paris, cette cite celebre et tant calomniee, il faut que cette cite dont nos ennemis redoutent le brulant civisme, qu'ils auraient renversee, contribue par son exemple a sauver la patrie... S'il est bon de faire des lois avec maturite, on ne fait la guerre qu'avec enthousiasme. Toutes les mesures dilatoires, tout moyen tardif de recruter detruit cet enthousiasme, et reste souvent sans succes. Vous voyez deja quelles en sont les miserables consequences." Dans le meme discours, Danton defend les generaux que pourtant il n'aimait guere. Il n'hesite meme point a couvrir Dumouriez, dont il devine la situation critique. "Nous leur avions promis qu'au 1er fevrier l'armee de la Belgique recevrait un renfort de 30 000 hommes. Rien ne leur est arrive. Il y a trois mois qu'a notre premier voyage dans la Belgique ils nous dirent que leur position militaire etait detestable et que s'ils etaient attaques au printemps ils seraient peut-etre forces d'evacuer la Belgique entiere. Hatons-nous de reparer nos fautes..." L'orateur concluait en demandant que la Convention nommat a l'instant des commissaires: le soir meme, ils se rendraient dans toutes les sections de Paris, convoqueraient les citoyens, leur feraient prendre les armes et les engageraient, au nom de la liberte et de leurs serments, a voler au secours de la Belgique. Toutes les mesures que reclamaient Lacroix et Danton furent votees par l'Assemblee nationale. Qu'on se figure, au milieu de pareils evenements, les transes de la population parisienne! Les murailles elles-memes parlerent, et voici ce qu'elles dirent au nom de la Commune: "Aux armes, citoyens, aux armes! "Si vous tardez, tout est perdu. "Une grande partie de la Belgique est envahie; Aix-la-Chapelle, Liege, Bruxelles doivent etre maintenant au pouvoir de l'ennemi. La grosse artillerie, les bagages, le tresor de l'armee, se replient avec precipitation sur Valenciennes, seule ville qui puisse arreter un instant l'ennemi. Ce qui pourra suivre sera jete dans la Meuse... "Parisiens, c'est contre vous surtout que cette guerre est dirigee... Il faut que cette campagne decide du sort du monde; il faut epouvanter, exterminer les rois. Hommes du 14 juillet, du 5 octobre, du 10 aout, reveillez-vous! "Vos freres, vos enfants, poursuivis par l'ennemi, enveloppes peut-etre, vous appellent... Levez-vous: il faut les venger! "Que toutes les armes soient portees dans les sections; que tous les citoyens s'y rendent; que l'on y jure de sauver la patrie; qu'on la sauve; malheur a celui qui hesiterait! "Que des demain des milliers d'hommes sortent de Paris; c'est aujourd'hui le combat a mort entre les hommes et les rois, entre l'esclavage et la liberte." La Commune de Paris decida en outre que le meme etendard arbore apres le 10 aout, et deployant ces mots: "La patrie est en danger," flotterait de nouveau sur l'Hotel de Ville et le drapeau noir sur les tours de Notre-Dame. Ne perdons pas de vue que les Girondins dirigeaient alors les affaires du pays. En vain chercherent-ils a dissimuler, a nier le danger. Contre eux, l'explosion du sentiment public fut terrible. Les presses de quelques-uns de leurs journaux furent brisees. Beurnonville, ministre de la guerre, donna sa demission. Des bruits sinistres se repandirent dans Paris. Touchait-on a un second massacre? La hache etait-elle suspendue sur la tete de la Convention? Il y eut, un instant, tout lieu de le craindre. L'analogie entre la situation de la Convention au 10 mars et celle de Paris au 2 septembre etait evidente. Qui sauva la Convention? Ce fut Marat: "Je couvrirais, dit-il, de mon corps les representants du peuple." De jour en jour se dechirait le voile que les Girondins avaient essaye de jeter sur l'etendue de nos desastres. Ni la Commune de Paris, ni Lacroix, ni Danton ne s'etaient trompes. Notre armee retrogradait. On avait du lever le siege de Maastricht. Nous etions en pleine deroute. C'est au milieu de l'indignation generale, du grondement de l'emeute, que la Convention nationale tint la seance du 13 mars. Divers orateurs chercherent la cause des evenements desastreux qui frappaient la France. Le front charge d'orages, le coeur gonfle de tristesse, Danton apparait a la tribune: "Il s'agit moins, dit-il, de rechercher la cause de nos malheurs que d'y appliquer promptement le remede. Quand l'edifice est en feu, je ne m'attache point aux fripons qui enlevent les meubles; j'eteins l'incendie. Je dis que vous devez etre convaincus plus que jamais, par la lecture des depeches de Dumouriez, que vous n'avez pas un instant a perdre pour sauver la Republique... "Faites donc partir vos commissaires; soutenez les par votre energie; qu'ils partent ce soir, cette nuit meme; qu'ils disent a la classe opulente: "Il faut que l'aristocratie de l'Europe, succombant sous nos efforts, paye notre dette, ou que vous la payiez; le peuple n'a que du sang, il le prodigue. Allons, miserables, prodiguez vos richesses!" (De vifs applaudissements eclatent.) "Voyez, citoyens, les belles destinees qui vous attendent. Quoi! vous avez une nation entiere pour levier, la raison pour point d'appui, et vous n'avez pas encore bouleverse le monde! (Les applaudissements redoublent.) "Il faut pour cela des caracteres, et la verite est qu'on en a manque. Je mets de cote toutes les passions, elles me sont parfaitement etrangeres, excepte celle du bien public. Dans des circonstances plus difficiles, quand l'ennemi etait aux portes de Paris, j'ai dit a ceux qui gouvernaient alors: "Vos discussions sont miserables, je ne connais que l'ennemi." (Nouveaux applaudissements.) "Vous qui me fatiguez de vos contestations particulieres, au lieu de vous occuper du salut de la Republique, je vous repudie tous comme traitres a la patrie! Je vous mets tous sur la meme ligne. Je leur disais: "Eh! que m'importe ma reputation! Que la France soit libre et que mon nom soit fletri! Que m'importe d'etre appele buveur de sang! Eh bien! buvons le sang des ennemis de l'humanite, s'il le faut; combattons, conquerons la liberte!" "On parait craindre que le depart des commissaires affaiblisse l'un ou l'autre parti de la Convention. Vaines terreurs! Portons notre energie partout.... Conquerons la Hollande; ranimons en Angleterre le parti republicain; faisons marcher la France, et nous irons glorieux a la posterite. Remplissons ces grandes destinees; point de debats, point de querelles, et la patrie est sauvee." Ces belles, ces grandes paroles sont aujourd'hui pour nous lettre morte. Des discours de Danton il ne reste que le squelette. D'abord la stenographie etait alors dans l'enfance et le _Moniteur_ ne nous donne trop souvent qu'un resume plus ou moins exact. Et puis l'action est au moins la moitie de l'orateur. Pour avoir une idee de Danton a la tribune, tous nos peres le disent, il eut fallu voir cette face de lion, ce geste terrible, ce soulevement d'epaules menacant; il eut fallu entendre cette voix, tantot grave et calme, tantot severe et tonnante. Et pourtant voila l'homme contre lequel s'elevaient deja d'odieux soupcons. _Il avait plonge les mains dans la caisse de la Belgique_, murmuraient les journaux; _il a dilapide les fonds publics_. Nous examinerons en temps et lieu de telles accusations, lancees d'abord par la Gironde, recueillies plus tard par une partie de la Montagne; mais exprimons tout d'abord le sentiment que nous inspirent ces indignes calomnies. Exposez donc votre vie et votre honneur, organisez une armee en pays etranger, forgez dans un atelier de cyclopes les foudres de la Revolution, assurez au soldat ses moyens de subsistance, sa solde, son habillement, son equipement, surveillez les hopitaux, fondez la police et l'instruction militaires, contenez dans le devoir les officiers et les generaux encore si hesitants a cette epoque, veillez a la defense des places fortes et a la garde des frontieres, pour qu'apres avoir accompli cette tache de geant, vous receviez en pleine poitrine cette epithete flatteuse: _Voleur!_ A supposer que Danton eut des vices, ces vices n'etaient point de ceux qui deshonorent un homme. On ne s'eleve d'ailleurs point vers la region des idees et des grandes preoccupations nationales sans s'y regenerer. Danton s'etait epure au feu du patriotisme. Le moyen d'admettre qu'une ame de cette trempe, entrainee par le tourbillon des affaires publiques, ait cede a de basses et viles convoitises? Les nuages s'amassaient de moment en moment sur la France. L'Angleterre venait d'entrer dans la coalition. Aux dangers exterieurs se joignaient les dechirements interieurs. Un mouvement contre-revolutionnaire avait eclate a Lyon. La Bretagne presque tout entiere etait soulevee. La conquete de la Belgique nous echappait. [Illustration: Pillage de l'imprimerie Gorsas.] Pour reagir contre de pareils desastres, il fallait des mesures energiques, ou la France etait perdue. Le 11 mars 1793, la Convention decreta l'etablissement d'un tribunal revolutionnaire, specialement destine a juger les conspirateurs. Les Girondins eux-memes, Isnard en tete, avaient demande qu'il en fut ainsi, mais ils n'avaient conclu a rien. Cette mesure etait cependant reclamee par les sections, et par les volontaires qui parlaient pour l'armee. La proposition, nettement formulee par Levasseur, appuyee par Jean Bon-Saint-Andre, fut adoptee presque sans debats par la Convention. Combien parmi ceux qui la voterent devaient comparaitre un jour devant le terrible tribunal etabli pour juger et contenir les traitres, les mauvais citoyens! "Quiconque aiguise la hache, dit un proverbe arabe, court grand risque de s'y couper les doigts." Le principe etait admis; mais il restait a organiser cette cour de justice on plutot ce tribunal de guerre. Ici les avis se partageaient. Les Girondins voulaient que les juges fussent elus par le peuple; les Montagnards tenaient a ce qu'ils fussent nommes par la Convention. L'Assemblee aurait ainsi sous la main une arme formidable; elle serait a la fois le glaive et la loi. La confusion du pouvoir legislatif et du pouvoir judiciaire est tres-certainement contraire aux vrais principes; mais avait-on le temps d'y regarder de si pres quand le sol meme de la patrie tremblait sous le poids de nos desastres? Il fut decide qu'un jury serait nomme par la Convention, qu'on le tirerait de tous les departements, et que les jures _opineraient a haute voix_. C'etait la terreur; mais cette terreur qui donc l'imposait a la France? L'etranger, les emigres, les royalistes. Une autre mesure (celle-ci clemente, politique) fut l'abolition de la contrainte par corps, l'elargissement des prisonniers pour dettes. Ce fut Danton qui la proposa, l'appuya de motifs tres-graves. "Je viens vous demander, dit-il, l'abolition d'une erreur funeste, la destruction de la tyrannie de la richesse sur la misere... "Que demandez-vous? Vous voulez que tous les Francais s'arment pour la defense commune. Eh bien! il est une classe d'hommes qu'aucun crime n'a souillee, qui a des bras, mais qui n'a pas de liberte, c'est celle des malheureux detenus pour dettes; c'est une honte pour l'humanite, pour la philosophie, qu'un homme, en recevant de l'argent, puisse hypothequer et sa personne et sa surete... "Les principes sont eternels, et tout Francais ne peut etre prive de sa liberte que pour avoir forfait a la societe. "Que les proprietaires ne s'alarment pas. Sans doute quelques individus se seront portes a des exces; mais la nation, toujours juste, respectera les proprietes. Respectez la misere, et la misere respectera l'opulence." (Vifs applaudissements.) Cette famille des detenus pour dettes etait alors nombreuse et interessante. Beaucoup de petits negociants dont les affaires avaient sombre dans les commotions politiques, des artisans que la guerre privait de travail, des clercs d'avoue ou de notaire, etaient tenus a la gorge par la main de leurs creanciers. L'usure vit et s'engraisse de la misere sociale. Troisieme mesure: quatre-vingts membres de la Convention devaient se repandre dans les departements pour y ranimer l'elan du patriotisme. D'autres partirent pour l'armee: "Nous n'enverrons pas seulement les autres a la frontiere, disaient-ils; nous irons nous-memes." L'installation du tribunal revolutionnaire etait decretee. Les principaux traits de son organisation etaient ebauches; mais depuis quelques jours la discussion trainait. La Gironde opposait des reserves, elevait des obstacles. On allait se separer, lorsque le 12 au soir Danton se leve, s'elance a la tribune, et d'un geste cloue chacun des representants a sa place: "Je somme, s'ecrie-t-il, tous les bons citoyens de ne point quitter leur poste!" Tous les membres de la Convention rejoignent leurs bancs; un calme profond regne dans l'Assemblee. "Quoi! citoyens, reprit-il, au moment ou notre position est telle que si Miranda etait battu, et cela n'est pas impossible, Dumouriez enveloppe serait oblige de mettre bas les armes, vous pourriez vous separer sans prendre les grandes mesures qu'exige le salut de la chose publique! Je sens a quel point il est important de prendre des mesures judiciaires qui punissent les contre-revolutionnaires: car c'est pour eux que ce tribunal est necessaire; c'est pour eux que ce tribunal doit suppleer au tribunal supreme de la vengeance du peuple. Les ennemis de la liberte levent un front audacieux; partout confondus, ils sont partout provocateurs. En voyant le citoyen honnete occupe dans ses foyers, l'artisan occupe dans ses ateliers, ils ont la stupidite de se croire en majorite: eh bien! arrachez-les vous-memes a la vengeance populaire, l'humanite vous l'ordonne... "Faisons ce que n'a pas fait l'Assemblee legislative: soyons terribles pour dispenser le peuple de l'etre; organisons un tribunal, non pas bien, cela est impossible, mais le moins mal qu'il se pourra, afin que le glaive de la loi pese sur la tete de tous ses ennemis. "Ce grand oeuvre termine, je vous rappelle aux armes, aux commissaires que vous devez faire partir, au ministere que vous devez organiser... Soyons prodigues d'hommes et d'argent, deployons tous les moyens de la puissance nationale... Si, des le moment ou je l'ai demande, vous eussiez fait le developpement des forces necessaires, aujourd'hui l'ennemi serait repousse loin de nos frontieres. "Je demande donc que le tribunal revolutionnaire soit organise seance tenante... "Je demande que la Convention juge mes raisonnements et meprise les qualifications injurieuses et fletrissantes qu'on ose me donner. Je demande qu'aussitot que les mesures de surete generale seront prises, vos commissaires partent a l'instant, qu'on ne reproduise plus l'objection qu'ils siegent dans tel ou tel cote de cette salle... "Je me resume donc: ce soir, organisation du tribunal, organisation du pouvoir executif; demain mouvement militaire; que vos commissaires soient partis, que la France entiere se leve, coure aux armes, marche a l'ennemi; que la Hollande soit envahie; que la Belgique soit libre; que le commerce de l'Angleterre soit ruine; que les amis de la liberte triomphent de cette contree; que nos armes apportent partout aux peuples la delivrance et le bonheur; que le monde soit venge!" Belles et nobles paroles! ces heros de 93 prenaient leurs voeux pour des realites: comment la Fortune eut-elle pu se refuser au triomphe de la Justice? S'il fallait en croire quelques historiens, une poignee de scelerats s'etait alors emparee des destinees de la France; eux seuls conduisaient tout; l'immense majorite demeura etrangere au mouvement qui abolissait la royaute et aux mesures severes de defense nationale. Si les choses se passerent ainsi, ou donc etaient alors les _honnetes gens_? Ils etaient, dit-on, decourages, frappes de stupeur, ils s'etaient retires des elections, et abdiquerent volontairement leur part d'influence dans les affaires publiques, renoncant par crainte a toute resistance au mal. Alors qui les plaindra? Miserables et laches, ils meritaient bien d'etre chaties par la verge de fer. Mais non, il n'en fut point ainsi: la France entiere se leva comme un seul homme: nulle contrainte n'aurait alors reussi a mettre sur pied ces bandes de volontaires qui, se degageant des bras de leurs femmes et de leurs enfants, volaient a la defense du territoire. Il semblait que ces jeunes soldats eussent deux coeurs, l'un pour la famille et l'autre pour la patrie. Danton bouillonne; sa voix enfante des bataillons; les ossements de tous les Francais qui, meme sous la monarchie, avaient verse leur sang pour la gloire de nos drapeaux, ces ossements tressaillent et crient: Aux armes! Enfin la nation n'a pas seulement pour attaquer l'ennemi ses huit cent mille volontaires et la resolution desesperee de vaincre, elle a un chant de guerre qui vaut, a lui seul, une armee, la _Marseillaise_. [Note: Vers 1830, le statuaire David, lui qui recueillait pieusement tous les debris de notre grande epopee militaire et politique, se rend chez l'auteur de la _Marseillaise_, Rouget de Lisle. C'etait alors un vieillard maussade et cacochyme. Il composait encore des airs. Ses amis lui faisaient passer quelque argent qu'ils lui disaient provenir de la vente de sa musique; leur delicatesse voilait ainsi l'aumone sous un hommage rendu au talent necessiteux. David voulut faire le medaillon du Tyrtee revolutionnaire; mais il ne rencontra d'abord qu'une figure effacee sous les rides et sous la maladie. Rouget de Lisle etait au lit, tout enveloppe de couvertures. David lui parle de la France de 91 et de la grande campagne qu'elle soutint contre les rois coalises: il lui recite, avec l'accent de l'enthousiasme, une ou deux strophes de la _Marseillaise_; aussitot une imperceptible rougeur colore le front du vieillard; le feu reparait sous la cendre, et une derniere etincelle jaillit de ce visage eteint; c'est cette etincelle que l'artiste a fixee dans le marbre.] La France republicaine, dans sa lutte avec tous les royaumes de l'Europe, a aussi pour elle la Convention; mais a cette assemblee de Titans manque l'unite des vues, l'harmonie de principes qui est une des garanties de la victoire. L'Europe tout entiere s'ebranle contre nous; quatorze armees etreignent ou menacent nos frontieres. Quelle sera l'issue de ce duel entre le vieux despotisme et la Revolution? A tous ces dangers du dehors s'ajoutaient les troubles interieurs. Un nid de conspirateurs et de viperes mordait dans l'ombre la Republique naissante au talon. Chacun n'avait-il point lieu de trembler pour sa tete, sa famille, son foyer? Trembler! allons donc! nos peres ont eu cela de grand qu'ils n'ont pas un instant desespere du succes de nos armes. La coalition formee contre nous embrassait tous les Etats de l'Europe, moins la Suede et le Danemark. La France prit bravement l'offensive: elle declara la guerre a l'Angleterre, la guerre au stathouder de Hollande, la guerre a l'Espagne; le front haut, elle recut sans broncher la declaration de guerre de l'empire d'Allemagne. La Convention decreta une levee de 300 000 hommes et de nouvelles emissions d'assignats hypotheques sur les biens du clerge. Puis elle sembla dira en defiant toutes les armees de la monarchie: "Attaquez-nous maintenant; nous vous repondrons!" X Marat rit.--Pillage des boutiques.--Denonciation de Barere et de Salles.--Decret d'arrestation contre Marat.--Il echappe.--Sa lettre a la Convention.--Il est decrete d'accusation a la suite d'un appel nominal.--Defection de Dumouriez.--Opinion de Thibaudeau sur les intrigues orleanistes.--La Vendee.--Marat devant le tribunal revolutionnaire.--Son acquittement.--Son triomphe.--Sa rentree a la Convention.--Marat chez Simonne Evrard. Voici longtemps qu'on n'a entendu parler de l'Ami du peuple. Il ne faut pourtant pas croire qu'il fut reste inactif. Quelques jours apres la mort du roi, il fit allusion aux projets de dictature qu'on lui supposait. "Je charge par ces presentes, ecrivait Sa Majeste Marat 1er, je charge mes lieutenants generaux d'ouvrir un emprunt de 45 livres pour payer une maison politique, diplomatique, civile et militaire... Je me propose d'employer ladite somme a me donner une paire de bottes, car aussi bien les miennes commencent a etre a jour." Marat riant, et surtout riant de lui-meme, c'etait grave. Qu'allait-il donc arriver? Occupee tout entiere de la defense nationale et des moyens de ressaisir la victoire, la Convention avait beaucoup trop neglige la question des subsistances. Cependant depuis quelques jours la ville de Paris trahissait la plus profonde inquietude; on faisait courir le bruit que la farine allait manquer. Les vivres de premiere necessite avaient augmente de prix; qui accuser de cette hausse? Les accapareurs. Plus en rapport que les autres deputes avec les classes pauvres et laborieuses, recevant le contre-coup de toutes leurs douleurs, Marat poussait depuis quelques jours le cri d'alarme. On l'accusa d'avoir provoque au pillage des boutiques. La verite est que des scenes deplorables eurent lieu dans Paris. Le 25 fevrier, plusieurs femmes, ayant des pistolets a la ceinture, se porterent aux magasins de vivres. On taxa toutes les denrees, le sucre, le savon, la chandelle, au-dessous du prix de _revient_. Un epicier de l'ile Saint-Louis distribua sa marchandise sans vouloir etre paye, a la condition de n'en ceder qu'une livre a chaque personne. Croirait-on qu'il fut accuse de ne pas donner le poids? La boutique de quelques epiciers jacobins fut respectee. Plusieurs femmes fort bien ajustees, en chapeaux a fleurs et a rubans, se melaient aux groupes des indigents, et profitaient de la bagarre pour faire leurs provisions. Un epicier de la rue Saint-Jacques, seul dans son comptoir, s'arma d'un couteau pour defendre sa propriete; il allait succomber dans une lutte inegale, si sa femme, tenant ses deux enfants par la main, ne fut accourue: cette intervention touchante desarma les pillards. Il y avait de fortes raisons pour croire que les meneurs etaient des royalistes deguises. Telle fut d'ailleurs l'opinion du maire de Paris. On arreta quarante personnes environ, parmi lesquelles se trouvaient des hommes titres, des abbes, des domestiques de nobles, une ci-devant comtesse, qui distribuait des assignats. Vers minuit, l'emeute etait apaisee. Le lendemain 26 fevrier, des petitionnaires se presentaient a la barre de la Convention pour protester contre les voies de fait qui avaient epouvante le commerce de Paris. Barere, qui cherchait sans cesse d'ou venait le vent pour deployer sa voile en consequence, vit tout de suite de quel cote il fallait manoeuvrer. Il rejette la responsabilite des desordres qui ont eclate la veille sur des instigateurs "qui veulent legitimer le vol comme a Sparte... qui excitent une partie du peuple contre les representants... et si je voulais salir ma bouche des paroles d'un journaliste atroce ou insense, trop connu parmi nous pour que je veuille le nommer, vous verriez que sans etre sorcier ni prophete on pouvait presager ce qui vient d'arriver." Tous les regards se tournent vers Marat. Salles, plus hardi, le denonce par son nom comme l'instigateur du pillage. Bancal veut qu'on l'expulse de l'Assemblee. Brissot propose un decret qui declare Marat en demence. Fonfrede demande qu'on le condamne par ordre a etre saigne a blanc. Lesage incline pour que la parole soit otee a Marat comme a un monstre qui n'a plus meme le droit d'elever la voix. Il veut qu'on n'entende que ses defenseurs. Alors toute la droite de l'assemblee: "Eh! qui oserait defendre Marat?" Celui-ci, de son banc: "Je ne veux pas de defenseurs." Malgre la violence des attaques, malgre l'inegalite de cette lutte dans laquelle Marat est contraint de se colleter plutot que de se mesurer avec ses ennemis, ou les injures grossieres pleuvent de tous cotes, l'avantage lui reste encore une fois; son sourire glacial, la terreur qu'il inspire aux uns, l'etonnement qu'il excite parmi les autres, et surtout le concours des tribunes, le soutiennent contre cette fureur des moderes. Toutefois les Girondins avaient jure de se debarrasser de lui; ils guettent une nouvelle occasion de le prendre en defaut, et, avec Marat, ces occasions-la ne se font pas longtemps attendre. Le 12 avril, Guadet lit a la tribune un manifeste [Note: Ce manifeste etait bien signe de Marat, mait n'avait pas ete ecrit par lui: il emanait de la _Societe des amis de la liberte_, et etait adresse a leurs freres des departements. Marat l'avait signe comme president du club des Jacobins.] sur lequel il appelle toutes les reprobations de l'Assemblee. "Le moment de la vengeance est venu, disait ce libelle; nos representants nous trahissent. Allons, republicains, armons-nous et marchons!"--Ici, Marat ne peut plus se contenir; ses passions revolutionnaires, remuees par ce cri d'alarme, l'enlevent de son banc; il eclate, il bondit, il s'ecrie a haute voix: "Oui, c'est vrai, marchons!" A ces elans seditieux, l'Assemblee repond par un affreux tumulte; les Girondins se tournent en masse du cote de Marat et poussent le cri formidable: "A l'Abbaye! a l'Abbaye!" Ce petit homme a l'oeil percant, cet orateur qui parle par saccades, essaie cette fois encore de contenir l'Assemblee; mais un vacarme horrible couvre sa voix; la cravate denouee, les cheveux en desordre, les gestes furibonds, les levres ecumantes, il ne peut venir a bout de dominer le tumulte; malgre ses menaces foudroyantes, l'Assemblee lance sur sa tete un decret d'arrestation. "Puisque nos ennemis ont perdu toute pudeur, s'ecrie alors Marat d'une voix terrible, le decret est fait pour exciter un mouvement; faites-moi donc conduire aux Jacobins pour que j'y preche la paix!" Cette boutade est accueillie par des rires dedaigneux. Danton se leve et dit: "Marat n'est-il pas representant du peuple et ne vous souvenez-vous plus de ce grand principe que vous ne devez entamer la Convention qu'autant qu'une foule de preuves irrefragables en demontreraient la necessite?..." En brisant dans la personne de Marat l'inviolabilite du mandat legislatif, les Girondins se condamnaient d'avance a subir eux-memes le sort qu'ils infligeaient au plus haineux de leurs adversaires. La proscription est entre les mains des Assemblees une mauvaise arme de guerre: tot ou tard elle se retourne contre le parti qui l'a forgee. Malgre le sage conseil de Danton, malgre la violente opposition de la Montagne, le decret d'arrestation contre Marat est maintenu. Alors les tribunes s'agitent avec des trepignements horribles; les hommes montrent le poing a l'Assemblee; les femmes poussent des cris d'alarme qui ne tardent pas a retentir au dehors. On s'amasse, on se presse a la porte de la Convention. Les deputes de la droite qui ont vote le decret, sont accueillis au passage par des huees, des injures et le terrible cri: "A la lanterne! a la lanterne!" Marat sortait, quand un huissier de garde l'arrete a la porte de l'Assemblee. Les Girondins etaient partis: un groupe d'une cinquantaine de Montagnards offrent de le conduire et de lui faire cortege jusqu'a la prison. --Mais je ne veux pas du tout y aller! s'ecrie Marat. Cependant les _Maratistes_ etaient descendus des tribunes; ils entourent leur idole, le defenseur du peuple; ils l'emmenent... La sentinelle qui etait a la porte de la Convention, et qui avait sa consigne, s'oppose a cette fuite triomphante. Qu'on appelle l'officier du poste! Celui-ci presente l'ordre d'arrestation; mais cet ordre est frappe de nullite: le president de la Convention et le ministre de la justice ont oublie de le signer. L'Ami du peuple passe a travers les gardes. La foule l'acclame, l'etouffe de ses empressements. Des forts de la halle lui pretent la vigueur de leur bras: les femmes lui offrent leurs maisons comme un asile pour le soustraire aux cachots de l'Abbaye. On se le dispute, on se l'arrache de main en main jusqu'a ce qu'un gros de peuple, debouchant du pont de la Revolution, l'enveloppe et l'entraine; Marat disparait dans ce tourbillon. L'Ami du peuple avait retrouve l'anneau de Gyges, qui avait le don de rendre invisible. L'homme des tenebres etait-il rentre dans sa cave? Quoi qu'il en soit, la Convention recut de lui une lettre dans laquelle il repetait a peu pres les termes de sa defense. "Si les ennemis du bien public, ecrivait-il, reussissaient a consommer leurs projets criminels a mon egard, bientot ils viendraient a Robespierre et a Danton, a tous les deputes qui ont fait preuve d'energie... Je n'entends pas me soustraire a l'examen de mes juges, mais je ne m'exposerai pas sottement aux fureurs de mes ennemis... Je ne me constituerai pas prisonnier. Avant d'appartenir a la Convention, j'appartiens a la patrie..." Il est donne lecture de la lettre, puis de l'adresse des Jacobins qui a motive les poursuites contre Marat. DUBOIS-CRANCE.--Si cette adresse est coupable, decretez-moi aussi, car je l'approuve energiquement. Un assez grand nombre de Montagnards se levant: "Nous l'approuvons tous!" DAVID.--Qu'on la depose sur le bureau; nous la signerons. Quatre-vingt-seize membres apposent aussitot leur signature. ROBESPIERRE.--Je demande qu'a la suite du rapport envoye aux departements soit joint un acte qui constate qu'on a refuse d'entendre un accuse qui n'a jamais ete mon ami, dont je n'ai point partage les erreurs qu'on travestit ici en crimes, mais que je regarde comme un bon citoyen, zele defenseur de la cause du peuple, et tout a fait etranger au crime qu'on lui impute. Marat baissait depuis quelque temps: ses ennemis se chargerent de le relever en lui appliquant les formes du proces de Louis XVI. Ils reclamerent l'appel nominal a la tribune. Chacun des representants passait et disait son mot: CAMILLE DESMOULINS.--Comme J.-J. Rousseau dit quelque part que M. le lieutenant de police aurait fait pendre le bon Dieu pour le Sermon de la montagne, je ne veux pas me deshonorer en votant le decret d'accusation contre un ecrivain trop souvent prophete, a qui la posterite elevera des statues. LAVICOMTERIE.--J'ai toujours regarde Marat comme un homme necessaire en temps de Revolution. LANTHENAS.--Je pense qu'il y a lieu a commettre des medecins pour examiner si Marat n'est pas reellement atteint de folie, de frenesie. Mais sur le decret dont il s'agit il n'y a pas lieu a deliberer; je dis non. ROBESPIERRE JEUNE.--Convaincu que les fauteurs de la tyrannie ont peint Marat non pas tel qu'il est, mais tel qu'ils le veulent, afin de deshonorer les patriotes en les couvrant de ce masque hideux; convaincu que cette accusation n'est qu'un pretexte pour perdre un patriote ardent, l'homme qui tant qu'il vivra fera trembler les fripons de toute couleur, je dis non." Cet appel nominal dura seize heures. Sur 360 deputes presents, 220 voterent pour le decret d'accusation, 92 voterent contre, 41 s'abstinrent et 7 demanderent l'ajournement. [Illustration: Marat devant le tribunal revolutionnaire.] Ce decret etait impolitique. De deux choses l'une: si l'Ami du peuple etait frappe, il devenait une victime interessante pour tous les patriotes; s'il etait acquitte, il sortirait de cette epreuve avec une importance et une autorite nouvelles. Les Girondins calculaient autrement: ou cet homme, se disaient-ils, sera condamne, et alors nous serons venges de notre accusateur, ou le tribunal revolutionnaire l'absoudra, et, dans un pareil cas, nous denoncerons aux departements ce meme tribunal comme complice des crimes de Marat et de la faction d'Orleans. Toutefois le moment etait mal choisi pour lancer un decret d'accusaton contre Marat. Le 18 mars 1793, Dumouriez, battu a Nerwinde par les Autrichiens, recula jusqu'a nos frontieres du nord; c'est alors qu'il crut le moment venu de renverser le gouvernement republicain. La Convention fut instruite des projets du general, et lui envoya des commissaires pour le mander a sa barre. Il les livra aux Autrichiens, avec lesquels il avait conclu une suspension d'armes, et voulut marcher sur Paris; mais il ne put entrainer ses soldats et fut oblige de se refugier dans le camp de l'ennemi. La defection de Dumouriez donnait raison au prophete, au voyant. "Marat ne l'avait-il pas predit?" se disaient les citoyens atterres en apprenant la triste nouvelle. Il est a propos de recueillir sur la conduite de Dumouriez l'opinion d'un homme qui a ete a meme de le connaitre et qu'on n'accusera pas de prevention: c'est Thibaudeau. "De retour a l'armee, dit-il, Dumouriez avait gagne la bataille de Jemmapes et conquis la Belgique. Il s'y conduisit de maniere a se faire accuser de vouloir etre duc de Brabant et retablir la monarchie en France en faveur du duc de Chartres (actuellement Louis-Philippe), qui servait alors dans nos armees. Alors Dumouriez montra beaucoup d'humeur, lutta ouvertement contre ses agents, denonca avec aigreur le ministre de la guerre et les commissaires de la tresorerie, se permit des propos outrageants contre la representation nationale et accredita ainsi les soupcons qui s'etaient eleves contre lui. Il vint a Paris, sous pretexte de pourvoir aux besoins de son armee, mais reellement afin de juger par lui-meme des appuis qui pouvaient y servir ses vues. Il y trouva presque tout le monde mal dispose, repartit bientot, rouvrit la campagne, s'empara de la Hollande, et fut battu a Nerwinde le 18 mars. Lorsque Dumouriez repartit pour l'armee, il voulait livrer une bataille, la gagner et marcher sur Paris avec une armee exaltee par la victoire, renverser la Convention et retablir la monarchie constitutionnelle en faveur du duc d'Orleans; mais il fut battu a Nerwinde, et cette defaite, que l'on doit peut-etre attribuer a la trahison de Miranda, qui commandait une division de son armee, aneantit tous ses plans. De la son irresolution, son decouragement, ses inconsequences et la fin deplorable de sa conduite politique. Dumouriez avait une de ces ambitions vulgaires qui ne se soutiennent que par des succes." La trahison de Dumouriez, depuis si longtemps transparente pour l'oeil inquisiteur de Marat, tomba entre les partis comme la foudre. Chacun s'empressa de nier toute participation aux audacieuses manoeuvres de cet homme. Les Girondins surtout essayerent, mais en vain, de secouer l'ignominie de son contact. "Si moi, ecrivait alors Camille Desmoulins, qui n'avais jamais vu Dumouriez, je n'ai pas laisse, d'apres les donnees qui etaient connues sur son compte, de deviner toute sa politique, quels violents soupcons s'elevent contre ceux qui le voyaient tous les jours, qui etaient de toutes ses parties de plaisir, et qui se sont appliques constamment a etouffer la verite et la mefiance sortant de toutes parts contre lui! N'est-ce pas un fait que Dumouriez a proclame les Girondins ses mentors et ses guides? Et quand il n'eut pas declare cette complicite, toute la nation n'est-elle pas temoin que les manifestes et proclamations si criminelles de Dumouriez ne sont que de faibles extraits des placards, discours et journaux brissotins, et une redite de ce que les Roland, les Buzot, les Guadet, les Louvet avaient repete jusqu'au degout?" Danton lui-meme, qui avait ete vu a l'Opera dans une loge voisine de celle ou etait Dumouriez, n'eut d'autre souci que de blanchir ses relations avec le traitre. On le vit alors exagerer, dans cette intention, les mesures energiques, et enfler le sentiment revolutionnaire de toute la puissance de sa voix. La defection de Dumouriez decouvrit les intrigues du parti d'Orleans. Quoique Philippe-Egalite siegeat alors sur la Montagne, il avait tres-certainement des intelligences dans la Gironde. "Il ne peut plus etre douteux pour personne, disait encore Camille Desmoulins, de quel cote il faut chercher la faction d'Orleans dans la Convention. Les complices de d'Orleans ne pouvaient pas etre ceux qui, comme Marat dans vingt de ses numeros, parlaient de Philippe d'Orleans avec le plus grand mepris; ceux qui, comme Robespierre et Marat, diffamaient sans cesse Sillery; ceux qui, comme Merlin et Robespierre, s'opposaient de toutes leurs forces a la nomination de Philippe dans le corps electoral; ceux qui, comme les Jacobins, rayaient Laclos, Sillery et Philippe de la liste des membres de la Societe; ceux qui, comme toute la Montagne, demandaient a grands cris la Republique une et indivisible et la peine de mort contre quiconque proposerait un roi." On a sans doute prete aux Girondins des projets imaginaires. On leur a suppose, je le veux bien, des intentions qu'ils n'avaient point, mais qui empruntaient aux evenements un certain caractere de vraisemblance. En effet, ils ne pouvaient alors se couvrir, contre la puissance toujours croissante de la Montagne, qu'en relevant le trone constitutionnel, et ils ne pouvaient guere y asseoir que d'Orleans ou son fils. Voici ce qu'ajoute Thibaudeau: "Au moment ou l'on croyait que Dumouriez travaillait pour le duc de Chartres, dans une seance de la Convention (27 mars) ou l'on discutait sur les dangers de la patrie, Robespierre, apres une discussion de pres d'une heure, reproduisit la proposition de Louvet qu'il avait d'abord combattue, et demanda avec chaleur qu'elle fut mise aux voix. [Note: Louvet, dans le jugement de Louis XVI, avait fait la motion d'expulser du territoire francais tous les membres de la famille des Bourbons.] Mais la Montagne s'y opposa encore, et l'ordre du jour fut adopte a une tres-grande majorite. Lorsque Robespierre fut revenu de la tribune a sa place, Massieu lui demanda comment il se faisait qu'apres avoir combattu dans le temps la motion de Louvet, il vint la reproduire aujourd'hui. Robespierre repondit: "Je ne puis pas expliquer mes motifs a des hommes prevenus et qui sont engoues d'un individu; mais j'ai de bonnes raisons pour en agir ainsi, et j'y vois plus clair que beaucoup d'autres." La conversation continuant sur ce sujet, Robespierre ajouta: "Comment peut-on croire qu'Egalite (le duc d'Orleans) aime la Republique? Son existence est incompatible avec la liberte; tant qu'il sera en France, elle sera toujours en peril. Je vois, parmi nos generaux, son fils aine; Biron, son ami; Valence, gendre de Sillery. Il feint d'etre brouille avec Egalite; mais, ils sont tous les deux intimement lies avec Brissot et ses amis. Ils n'ont fait la motion d'expulser les Bourbons que parce qu'ils savaient bien qu'elle ne serait pas adoptee. Ils n'ont suppose a la Montagne le projet d'elever Egalite sur le trone que pour cacher leur dessein de l'y porter ensuite.--Mais ou sont les preuves?--Des preuves! des preuves! veut-on que j'en fournisse de legales? J'ai la-dessus une conviction morale. Au surplus, les evenements prouveront si j'ai raison. Vous y viendrez. Prenez garde que ce ne soit pas trop tard!" La guerre de la Vendee, qui s'annoncait depuis quelques mois par des secousses et des soulevements, eclata sur toute la ligne. Jamais coalition plus formidable que celle des royalistes et des pretres ne s'eleva contre la liberte, dans un pays ou la lutte des opinions et des croyances s'appuyait sur des interets locaux, sur des moeurs simples et sur une ignorance traditionnelle. La nouvelle de cette conflagration menacante ne fit que redoubler l'energie de la Montagne, et lui inspira des mesures impitoyables. Sans doute la main tremble, quand on remue cette page saignante de notre histoire: mais alors la France croyait devoir s'arracher le coeur et les entrailles pour sauver l'unite du territoire, conquerir la paix a l'interieur et tourner toutes ses armes au dehors contre l'ennemi. Thibaudeau, envoye sur les lieux, fut intimide par la puissance formidable du soulevement; il se demanda si, en menageant les chefs de l'insurrection, en formant un cordon de troupes sur les limites de la Vendee, pour empecher la guerre civile de s'etendre, et en prenant d'autres mesures moderatrices, on n'arriverait point a comprimer les efforts coalises du royalisme et de la superstition, sans verser des flots de sang. "A mon retour a Paris, dit-il, je cherchai un homme de quelque influence, auquel je pusse m'ouvrir sans danger sur cet objet. Je m'adressai a Danton. Il me paraissait avoir, hors de l'Assemblee, de l'ame, de la franchise et de la loyaute. Je pris pour pretexte la mission que je venais de remplir, et la conversation nous eut bientot conduits au point ou je voulais en venir. "Es-tu fou? me dit-il. Si tu as envie d'etre guillotine, tu n'as qu'a en faire la proposition a l'Assemblee. Il n'y a point de paix possible avec la Vendee; l'epee est tiree, il faut que nous devorions le chancre ou qu'il nous devore. La Republique est assez forte pour faire face a tous ses ennemis. Tu ne sais pas ce que c'est qu'une revolution. Nous sommes trop heureux que les aristocrates aient pris les armes. Ils nous font beau jeu; ils nous donnent le moyen de les vaincre dans une bataille qui sera peut-etre la derniere." A dater de ce moment, la Convention ne donna plus qu'un ordre aux commissaires et aux armees qu'elle envoyait contre les Vendeens: "Exterminez." D'un autre cote, Paris depuis le 10 mars etait agite par de sourdes rumeurs. Les defiances, les terreurs touchaient presque a un etat d'hallucination. Le bruit courut que la Commune avait forme le projet d'egorger sur leurs bancs un grand nombre de deputes a la Convention nationale. Les Girondins, qui cherchaient toujours a deshonorer leurs ennemis sous l'accusation d'assassinat, accueillirent cette nouvelle avec empressement. Ils eviterent de se rendre a la seance du soir, et donnerent ainsi, par leur absence, une couleur de verite a un complot plus ou moins chimerique. Tout se reduisit a une expedition contre un des leurs, Gorsas. Une bande d'hommes armes de pistolets, de sabres et de marteaux se presente a neuf heures du soir dans sa maison, rue Tiquetonne, enfonce les portes, brise les casiers et les presses de son imprimerie. Gorsas se fait jour au travers du rassemblement, gagne un mur, l'escalade, et passe dans une maison voisine. De tels desordres sont sans doute tres-coupables; mais il faut dire que ce Gorsas, un des enfants perdus de la Gironde, ne cessait de verser le fiel sur les deputes de la Convention nationale que le peuple aimait: de la cette vengeance personnelle. La moralite de l'homme n'etait d'ailleurs pas de nature a le proteger contre la haine qu'il soulevait de toutes parts; on en jugera par la lettre suivante, adressee a Marat: "Ami du peuple, je ne concois pas comment le nomme Gorsas, infame libelliste de la faction des hommes d'Etat, vendu a Petion, Gensonne, Vergniaud et Guadet, qui se sont si longtemps dechaines contre les massacres du 2 septembre, a l'impudence de declamer avec ces tartufes, lui qui etait un des massacreurs de ces journees terribles, l'un des juges populaires a la Conciergerie.--Le dimanche 2 septembre, a onze heures du matin, il etait au Palais-Royal avec des valets d'ex-nobles a precher le massacre au milieu des groupes; et dans la nuit du meme jour, sur les deux heures du matin, il etait a l'oeuvre, prechant et egorgeant les victimes. Je defie ce scelerat d'oser nier ces faits: je peux lui en donner des preuves juridiques. "_Signe:_ LEGROS, _de la section du Roule._" Le tribunal revolutionnaire etait entre en fonctions et jetait autour de lui l'epouvante. Cette institution etait une arme a deux tranchants; elle eut pu aussi bien servir les desseins de la Gironde que ceux de la Montagne. Un des premiers, en effet, qui vint presenter sa tete a ce glaive nu fut Marat. Ceci explique le peu de resistance que l'etablissement d'un tribunal institue pour connaitre des crimes politiques rencontra dans les rangs des Girondins. Vergniaud s'eleva seul avec chaleur contre ce projet. Il avait le pressentiment du coup qui devait le frapper. Peu de deputes montrerent alors cette prevoyance: leur empressement funeste a faire decreter cette mesure de salut public montre bien que des lors les deux partis, tout en y apportant quelques reserves, songeaient moins a ecarter les violences qu'a se disputer la hache. Deux griefs s'elevaient contre Marat: son numero du 5 janvier dans lequel il demandait la dissolution de l'Assemblee nationale, et son numero du 25 fevrier ou il provoquait, disait-on, au pillage des boutiques. N'y avait-il pas toutefois quelque chose d'etrange a voir un tribunal institue pour punir les contre-revolutionnaires appeler a sa barre qui?... Marat. Le 24 Avril 1793, une foule immense se presse aux abords de l'antre dans lequel siege cette justice beaucoup trop semblable a la Nemesis antique. La salle etait occupee depuis le matin par des gardes et par du peuple. Une vive anxiete agitait tous les visages; il etait facile de deviner que celui qui devait paraitre ce jour-la a la barre du tribunal n'etait point un accuse ordinaire. A dix heures, un petit homme mal vetu s'avance d'un pas ferme et intrepide dans cette enceinte redoutable. Son arrivee produit sur l'assistance ce mouvement particulier aux grandes foules, mouvement mele de surprise et d'interet a la vue d'un personnage qui fait tourner toutes les tetes, lever tous les yeux, suspendre tous les entretiens a demi-voix. C'etait Marat. Depuis le jour ou il avait ete frappe par le decret de la Convention, Marat avait tout a fait disparu. Son absence faisait croire a une defaite; son silence rejouissait la Gironde. Apres ce fatal decret qui le constituait en etat d'arrestation, il n'avait ecrit a l'Assemblee qu'une seule lettre, dont on se souvient, pour expliquer les motifs de sa conduite: "Si j'ai refuse, disait-il, d'entrer dans les prisons de l'Abbaye, c'est par sagesse; depuis deux mois, attaque d'une maladie inflammatoire qui exige des soins et qui me dispose a la violence, je ne veux pas m'exposer dans ce sejour tenebreux, au milieu de la crasse et de la vermine, a des mouvements d'indignation qui pourraient entrainer a des malheurs." Ses ennemis n'avaient pas manque de profiter de ce refus pour le declarer rebelle a la loi. Ce 24 avril allait donc etre une journee decisive pour Marat. Il se tient debout sur la derniere marche du parquet, et, les yeux leves avec assurance vers le visage des juges: "Citoyens, s'ecrie-t-il, ce n'est pas un coupable qui parait devant vous; c'est l'Ami du peuple, l'apotre et le martyr de la liberte." Des murmures favorables et des applaudissements etouffes accueillent, sur les bancs de l'auditoire, ces paroles de l'Ami du peuple. Mais lui se tournant vers ses seides: "Citoyens, ma cause est la votre, je defends ma patrie; je vous invite a garder le plus profond silence, afin d'oter aux ennemis de la chose publique les moyens de dire qu'on a influence les juges." On lit l'acte d'accusation, on interroge quelques temoins, puis le president demande: --Accuse, avez-vous des observations a faire? Alors Marat: --Citoyens membres du tribunal revolutionnaire, si je parais devant mes juges, c'est pour faire triompher la verite et confondre l'injustice; c'est pour dessiller les yeux de cette partie de la nation qui est encore egaree sur mon compte; c'est pour sortir vainqueur de cette lutte, fixer l'opinion publique, mieux servir la patrie et cimenter la liberte... "Je ne veux point d'indulgence, je reclame une justice severe. "Le decret d'accusation lance contre moi l'a ete sans aucune discussion, au mepris d'une loi formelle et contre tous les principes de l'ordre, de la liberte, de la justice. Car il est de droit rigoureux qu'aucun citoyen ne soit blame sans avoir ete entendu... "Prouvons maintenant que l'acte d'accusation est illegal. Il porte tout entier sur quelques-unes de mes opinions politiques. Ces opinions avaient presque toutes ete produites a la tribune de la Convention avant d'etre publiees dans mes ecrits; car mes ecrits, toujours destines a devoiler les complots, a demasquer les traitres, a proposer des vues utiles, sont un supplement a ce que je ne puis toujours exposer dans le sein de l'Assemblee. Or l'article 7 de la 5e section de l'acte constitutionnel porte en termes expres: "Les representants de la nation sont inviolables; ils ne peuvent etre recherches, accuses, ni juges en aucun temps, pour ce qu'ils auront dit, ecrit ou fait dans l'exercice de leurs fonctions de deputes. "Sans ce droit inalienable, la liberte pourrait-elle se maintenir un instant contre les entreprises de ses ennemis conjures? Sans lui, comment, au milieu d'un senat corrompu, le petit nombre de deputes qui restent invinciblement attaches a la patrie demasqueraient-ils les traitres qui veulent l'opprimer et la mettre aux fers?... "Enfin cet acte est un tissu de mensonges et d'impostures. Il m'accuse d'avoir provoque le meurtre et le pillage, le retablissement d'un chef d'Etat, l'avilissement et la dissolution de la Convention, etc., etc. Le contraire est prouve par la simple lecture de mes ecrits. Je demande une lecture suivie des numeros denonces, car ce n'est pas en isolant et en tronquant les passages qu'on rend les idees d'un auteur; c'est en lisant ce qui les precede, ce qui les suit, qu'on peut juger de ses intentions. "Si apres la lecture il restait quelques doutes, je suis ici pour les lever." Cette defense etait habile. Marat glissait sur les charges de l'accusation et se retranchait fermement derriere un des meilleurs articles de la Constitution de 89. Il dut pourtant ajouter quelques mots pour emouvoir ses juges: --On m'accuse de precher la terreur. Citoyens, j'ai essaye mille fois d'en revenir aux mesures moderees; mille fois, dans ma feuille, j'ai annonce que je sacrifiais mes vues au desir de la paix; mais j'ai toujours reconnu ensuite l'inutilite de ces transactions. Si, dans les epoques ordinaires, il faut laisser faire le temps et suivre le mouvement naturel de l'humanite, dans les moments de crise comme celui ou nous sommes, il faut hater, par des moyens violents et convulsifs, la marche des evenements. Plus vite nous serons hors de la Revolution, et plus vite nous jouirons de la paix, du calme, de la moderation et de la justice. Hatons-nous donc d'en sortir par de grands coups; au lieu de nous amuser a reformer peu a peu le sort de l'humanite, au milieu des chances, des mouvements et des hasards qui peuvent deranger notre oeuvre, changeons une bonne fois et par une secousse terrible, mais necessaire, les destinees du monde. Cette oeuvre sanglante une fois achevee, nos fils nous beniront. Craignez qu'ils ne disent, au contraire, que leurs peres ont commence une Revolution genereuse et qu'ils n'ont pas eu le courage de la soutenir. La terreur n'est a mes yeux et ne peut etre dans nos moeurs un etat durable; c'est un coup de tonnerre tombe des mains de notre grande Revolution sur la tete de tous les mechants. "Sans doute le present est sombre: la ville manque de pain, nos soldats soutiennent, affames et presque nus, le feu de l'ennemi; mais il faut nous armer de courage et de confiance en l'avenir. Sans doute les descentes a main armee dans les maisons, les alarmes nocturnes, les prises de corps sont des attentats aux franchises des citoyens; mais il faut savoir que les libertes generales, en s'etablissant, ecrasent d'abord autour d'elles bien des libertes particulieres. "Nous sommes contraints maintenant de combattre la servitude par l'arbitraire, d'opposer, pour fonder la Republique, les chaines aux chaines, le glaive au glaive. "Qu'est-ce apres tout que quelques boutiques pillees, quelques miserables accroches a la lanterne, quelques magistrats eclabousses dans la rue, compare aux grands bienfaits que notre Revolution doit amener dans le monde? Ces petits _desagrements_ s'effaceront un jour devant les principes eclatants et lumineux que cette Revolution a proclames a la face de l'univers: la fraternite humaine, l'unite et la liberte." Le president pose alors au jury du tribunal revolutionnaire les questions d'usage: "Est-il constant que dans les ecrits intitules, l'_Ami du peuple_, par Marat, et le _Publiciste_, l'auteur ait provoque au pillage et au meurtre, a l'etablissement d'un pouvoir attentatoire a la souverainete du peuple, a l'avilissement et la dissolution de l'Assemblee?--Jean-Paul Marat est-il l'auteur de ces ecrits?--A-t-il eu dans lesdits ecrits des intentions criminelles et contre-revolutionnaires?" Le jury se retire pour deliberer. Nous avons vu que les Girondins avaient les premiers emis l'idee d'un tribunal revolutionnaire; mais soit incurie, soit degout, soit inconsequence, ils n'avaient point su se l'approprier. Le choix des jures appartenait, a l'Assemblee nationale, ou les Girondins avaient encore la majorite; ils commirent la faute de s'abstenir... Aussi le personnel du tribunal avait-il ete nomme par la Montagne et sous l'influence de Robespierre... Une curiosite inquiete se manifestait dans l'auditoire. Apres quarante minutes de deliberation, les jures rentrent a l'audience, et l'un d'eux, le citoyen Dumont, declare que le jury a l'unanimite a trouve que les faits reproches a Marat n'etaient point prouves. En consequence, l'accusateur public, Fouquier-Tinville, propose que Jean-Paul Marat etant acquitte de l'accusation portee contre lui soit mis sur-le-champ en liberte. Le tribunal decide dans le meme sens. Marat alors se tournant vers le tribunal: --Citoyens jures et juges qui composez le tribunal revolutionnaire, le sort des criminels de l'ex-nation est dans vos mains; protegez l'innocent et punissez le coupable, et la patrie sera sauvee. [Illustration: Triomphe de Marat.] A ces mots, la salle retentit d'applaudissements qui sont repetes dans les salles voisines, dans les vestibules et dans la cour du palais. On se precipite sur Marat. Deux fanatiques veulent l'emporter sur leurs epaules. Il resiste; il se retire au fond de la salle; ou il cede enfin aux instances d'une multitude empressee a l'embrasser. Des femmes deposent plusieurs couronnes de feuilles sur sa tete. Des officiers municipaux, des gardes de la nation, des canonniers, des gendarmes, des hussards l'entourent et forment une haie, craignant qu'il ne soit etouffe par cette foule dans le tumulte de la joie. Arrives au haut du grand escalier, ils font halte et elevent Marat sur leurs bras pour le montrer au peuple. Au dehors des cours, une multitude immense salue l'acquitte par des battements de mains et par des cris sans cesse repetes de: --Vive la Republique! vive Marat! Du Palais a la Convention, il fallut fendre une mer agitee et bruyante. Marat, eleve sur les bras de quatre sapeurs, le front ceint d'une large couronne, traverse en triomphe les quais et les ponts. C'etait sur son passage un cri forcene et sans relache de: "Vive l'Ami du peuple!" Les royalistes, meles par hasard a cette cohue, sont obliges de suivre l'entrainement et d'applaudir. Des spectateurs, aux fenetres, repetent les acclamations; les jeunes filles lui jettent des fleurs. Sur les marches des eglises, le peuple forme des amphitheatres ou hommes, femmes et enfants sont etages pele-mele, et d'ou s'elancent des applaudissements sans fin qui montent, de degre en degre, jusqu'aux architraves chargees de monde. Une procession d'hommes a mine bourrue s'avance a travers toute cette foule vers la Convention. Ce sont des ouvriers da faubourg Saint-Antoine, des portefaix des halles, des sans-culottes, des septembriseurs, des clubistes, des federes, multitude sombre et sauvage. Ils marchent en desordre et tumultueusement. On les nommait, a cause de leur fanatisme pour l'Ami du peuple, les Maratistes. Cette pompe, tout a la fois grotesque et majestueuse, avait je ne sais quoi d'etrange dont devaient bien s'etonner les murs de la grande ville, trop longtemps habituee a voir defiler les corteges de la monarchie. Or ceci se passait a la face du soleil, sur les quais et dans les rues de Paris, quelques annees apres l'entree d'un roi et d'une reine recus aux acclamations de ce meme peuple. On eut dit, au premier coup d'oeil, une de ces processions du pape des fous, en usage au moyen age; mais ici la chose etait prise au serieux: cet homme mal vetu et difforme, dans lequel le peuple s'adorait lui-meme, comme dans un simulacre vivant de ses infirmites, de ses miseres, de ses souffrances, etait veritablement le pape de la classe desheritee. Ce petit etre maladif, porte comme un enfant sur les bras des forts de la halle, representait la victoire de l'intelligence sur la matiere, de la Revolution sur l'aristocratie de naissance ou de fortune. Aux approches de la Convention, le cortege detache un gros de citoyens, et a leur tete le sapeur Rocher, pour annoncer dans la salle des seances l'arrivee de Marat. Rocher etait un terrible revolutionnaire, a barbe epaisse, a l'air menacant et aux bras formidablement robustes. L'Assemblee tenait seance. A la nouvelle de l'acquittement de Marat et de son entree en triomphe dans le sein meme de la Convention, plusieurs Girondins quittent precipitamment leurs places pour se soustraire, disent-ils, aux scandales de cette scene. Le sapeur s'avance fierement dans l'enceinte de l'Assemblee jusqu'au fauteuil du president: --Citoyen president, dit-il avec une voix de tonnerre, je demande la parole pour vous annoncer que nous amenons ici le brave Marat. Marat a toujours ete l'ami du peuple et le peuple sera toujours l'ami de Marat. On a voulu faire tomber ma tete a Lyon pour avoir pris sa defense: eh bien! s'il faut qu'une tete tombe, celle du sapeur Rocher tombera avant celle de Marat, nom de Dieu! A ces mots, Rocher agite formidablement sa hache. --Nous demandons, president, la permission de defiler devant l'Assemblee; nous esperons bien que vous ne refuserez pas cette recompense a ceux qui ramenent ici l'Ami du peuple. Aussitot le cortege se repand sur les gradins. La salle s'ebranle, le plancher craque, et toute cette foule pousse le cri mille fois repete de: --Vive la Republique! vive Marat! Quelques deputes gardent devant cette explosion d'enthousiasme et de joie un silence consterne; d'autres cherchent, s'il en est temps encore, a s'enfuir de la salle; mais des applaudissements et des cris de plus en plus forcenes annoncent en personne l'arrivee de Marat. Il entre dans l'Assemblee, porte en triomphe et une couronne de feuilles de chene sur le front: son regard rayonne, son pied semble fouler la tete de ses ennemis, sa poitrine se souleve gonflee d'orgueil et de joie. Cet homme est, dans ce moment-la, d'une laideur sublime. Toutes les passions bonnes ou mauvaises, remuees par cette marche glorieuse et sauvage, agitent extraordinairement sa physionomie. Le peuple le depose au milieu de la Montagne, ou quelques deputes amis l'accueillent avec des embrassements; on se le passe de main en main, on le porte a la tribune. Marat fait signe qu'il reclame le silence: "Legislateurs du peuple francais, dit-il, je vous presente en ce moment un citoyen qui vient d'etre completement justifie. Il vous offre un coeur pur. Malgre les trames odieuses de ses ennemis, il continuera a defendre la patrie avec toute l'energie que le ciel lui a donnee. O France! tu seras heureuse, ou je ne serai plus!" Un cri unanime tombe avec des applaudissements sur les dernieres paroles de Marat; on bat des mains avec furie, les soldats agitent leur piques, les Montagnards serrent l'Ami du peuple dans leurs bras. Le soir, d'autres honneurs l'attendent encore aux Jacobins. Les femmes avaient tresse, pendant la journee, des guirlandes, des couronnes de feuilles; a l'entree de Marat dans la salle des seances, le president lui presente, au nom de toute l'Assemblee, une de ces couronnes, et un enfant de quatre ans, monte sur le bureau, lui en pose une autre sur la tete. Marat ecarte ces honneurs d'une main severe. "Citoyens, dit-il, ne vous occupez pas de decerner des triomphes, defendez-vous l'enthousiasme. Je depose sur le bureau les deux couronnes que l'on vient de m'offrir. J'engage mes citoyens a attendre la fin de ma carriere pour me juger." Cette conduite redouble l'enthousiasme des assistants; on ne voit plus que lui dans la salle; l'Assemblee ne s'apercoit meme pas, ce soir-la, de Robespierre, qui se retire en silence d'une enceinte occupee tout entiere par le grand succes de Marat. Ce dut etre un evenement bien fait pour attendrir le coeur d'un tribun, que cette journee memorable apres une vie d'humiliation, de souffrance et de terreur du fond des caves. Marat n'etait pourtant pas satisfait. L'ambition farouche de cet homme visait a d'autres honneurs qu'une marche triomphale et une couronne de feuilles: elle aspirait toujours a la dictature avec une chaine de fer au pied et le couteau de la guillotine suspendu au-dessus de la tete. Celle meme nuit, l'Ami du peuple rentra fort tard dans la maison ou il demeurait, rue des Cordeliers, n deg. 30 (aujourd'hui rue de l'Ecole-de-Medecine, n deg. 22). Il habitait sous le meme toit que Simonne Evrard, qui avait loue l'appartement du premier etage en son nom. Cette Simonne Evrard, que Marat "avait epousee par un beau jour, a la face du ciel, dans le temple de la Nature", passait pour sa soeur et etait en realite sa femme. C'est ici le lieu et le moment de repousser une calomnie des Girondins. La pauvrete de Marat etait proverbiale. "Quelle edifiante pauvrete! s'ecrie Mme Roland dans ses _Memoires_. Voyons donc son logement: c'est une dame qui va le decrire. Nee a Toulouse, elle a toute la vivacite du climat sous lequel elle a vu le jour, et, tendrement attachee a un cousin d'aimable figure, elle fut desolee de son arrestation... Elle s'etait donne beaucoup de peines inutiles, et ne savait plus a qui s'adresser, lorsqu'elle imagina d'aller trouver Marat. Elle se fait annoncer chez lui; on dit qu'il n'y est pas; mais il entend la voix d'une femme, et se presente lui-meme. Il avait aux jambes des bottes sans bas, portait une vieille culotte de peau, une veste de taffetas blanc. Sa chemise crasseuse et ouverte laissait voir une poitrine jaunissante; des ongles longs et sales se dessinaient au bout de ses doigts, et son affreuse figure accompagnait parfaitement ce costume bizarre. Il prend la main de la dame, la conduit dans un salon tres-frais, meuble en damas bleu et blanc, decore de rideaux de soie elegamment releves en draperies; il y avait un lustre brillant et de superbes vases de porcelaine remplis de fleurs naturelles, alors rares et de haut prix. Il s'assied a cote d'elle sur une ottomane voluptueuse, ecoute le recit qu'elle veut lui faire, s'interesse a elle, lui baise la main, serre un peu ses genoux et lui promet la liberte de son cousin. Je l'aurais tout laisse faire, dit plaisamment la petite femme avec son accent toulousain, quitte a me baigner apres, pourvu qu'il me rendit mon cousin. Le soir meme, Marat se rendit au Comite, et le lendemain le cousin sortit de l'Abbaye." Cette anecdote est invraisemblable et ne merite meme point qu'on s'y arrete; mais il est bon de savoir a quoi s'en tenir sur l'interieur de Marat. L'appartement se composait de cinq pieces. Dans l'une, eclairee par une fenetre s'ouvrant sur la cour et tout encombree de feuilles imprimees, se tenaient trois femmes employees comme plieuses. La seconde etait une chambre a coucher ayant vue sur la rue par deux croisees en verre de Boheme. Entre ces deux pieces, un cabinet servait de salle de bain. Enfin la cinquieme n'etait pas du tout l'Eldorado reve par l'imagination romanesque de Mme Roland, mais c'etait un salon elegant dans lequel on devinait le gout et la main d'une femme. Le mobilier appartenait a Simonne. Nous avons dit ailleurs que Marat n'avait pas de patrie; on pourrait ajouter qu'il n'avait point de chez lui. Quant a la malproprete, a la crasse dont parle Mme Roland (et beaucoup d'historiens l'ont crue sur parole), il est facile de repondre par un fait a cette autre calomnie: Marat, pour des raisons de sante, prenait un bain tous les jours. Ce grand coupeur de tetes, cet homme dont l'ombre etait rouge, n'entrait en fureur que quand il etait assis devant son ecritoire; dans la vie privee, il etait naif et presque bonhomme. A cote de sa table de travail etaient deux serins en cage qui becquetaient des grains de mil. Comme il souffrait souvent d'une inflammation du sang, Simonne Evrard le soignait avec le zele d'une vraie garde-malade, avec la devotion d'une soeur de charite. C'etait une nature hysterique et sibylline, une femme aux yeux et aux cheveux noirs, qui dans l'Ami du peuple adorait la Revolution en chair et en os. Il reconnaissait ses bons services, son attachement, par une tendresse sans bornes. Jamais un mot offensant ne s'echappait de ses levres sans qu'il en demandat aussitot pardon a sa compagne. Le pardon n'etait pas difficile a obtenir; car elle l'aimait. "Marat, dira plus tard Saint-Just, etait doux dans son menage: il n'epouvantait que les traitres." XI Parallele entre la Gironde et la Montagne.--Ce qui manquait aux Girondins.--Eloquence des orateurs.--Camille Desmoulins reprimande par Prudhomme.--Causes de la decadence des Girondins.--Ils n'etaient point de leur temps. A la veille des grandes luttes qui vont s'engager entre la Gironde et la Montagne, il importe de bien caracteriser l'esprit, les tendances et la conduite des deux partis. Certes la Gironde comptait parmi ses membres beaucoup d'hommes remarquables; quelques-uns meme etaient des orateurs ou des ecrivains eminents: Vergniaud, Condorcet, Brissot, Rabaut-Saint-Etienne, l'abbe Fauchet. Que leur a-t-il donc manque pour diriger la Revolution? Ils ne savaient point gouverner. Avant et apres le 10 aout, ils etaient au pouvoir: qu'en ont-ils fait? Ils avaient declare la guerre, et, faute d'avoir etabli tout d'abord l'harmonie entre les officiers et les soldats, ils paralyserent le succes de nos armes; ils avaient horreur du sang, et ils laisserent faire les journees de Septembre; ils voulaient sauver le roi, et ils voterent sa mort; ils avaient propose l'etablissement d'un tribunal revolutionnaire, et cette arme redoutable, ils l'abandonnerent aux mains de leurs ennemis. Ils disposaient des fonctions publiques, et ils negligerent d'y placer leurs creatures. N'a pas qui veut le sens politique. C'est un don de nature. On nait homme d'Etat comme on nait orateur, poete ou artiste. Malgre le nom qu'on leur avait donne par ironie, les Girondins n'etaient pas de vrais hommes d'Etat. Pour meriter ce titre, il faut savoir exactement ce que l'on veut, ou l'on va. Ils voulaient, dit-on, reduire l'importance de Paris au profit des departements, decentraliser la France; mais cette vague intention, ils la desavouaient eux-memes, tant ils sentaient qu'elle s'adaptait mal aux necessites de la guerre. A part Roland, les quelques-uns d'entre eux qui exercerent des fonctions publiques n'arriverent aux affaires que pour y donner la mesure de leur insuffisance. Petion, qui n'etait pas precisement un des leurs, quoiqu'ils se servissent de lui en pleine confiance, pouvait etre un tres-honnete citoyen, mais il ne possedait ni l'etendue d'esprit ni l'energie qui conviennent en temps de Revolution. Cet homme manquait de tout: il n'avait pas meme d'ennemis. Les Girondins, c'est une justice a leur rendre, desiraient fonder la Republique; mais tenaient-ils bien a l'asseoir sur la large base de la democratie? Il est permis d'en douter quand on considere attentivement leurs actes, leurs propres declarations et leur maniere de vivre. Sans doute ils avaient raison de ne proscrire ni les beaux-arts, ni les plaisirs, ni les conquetes de la civilisation; on applaudit de tout coeur a ces paroles de Vergniaud: "Rousseau, Montesquieu et tous les hommes qui ont ecrit sur les gouvernements nous disent que l'egalite de la democratie s'evanouit la ou le luxe s'introduit, que les Republiques ne peuvent se soutenir que par la vertu et que la vertu se corrompt par les richesses. Pensez-vous que ces maximes... doivent etre appliquees rigoureusement et sans modification a la Republique francaise? Voulez-vous lui creer un gouvernement austere, pauvre et guerrier comme celui de Sparte? Dans ce cas, soyez consequents comme Lycurgue; comme lui, partagez les terres entre tous les citoyens; proscrivez a jamais les metaux, brulez meme les assignats; etouffez l'industrie; ne mettez entre leurs mains que la scie et la hache; fletrissez par l'infamie l'exercice de tous les metiers utiles; deshonorez les arts et surtout l'agriculture... ayez des etrangers pour cultiver vos terres, et faites dependre votre subsistance de vos esclaves." Tout cela est juste et bien pense; mais la question est toujours de savoir dans quelle proportion la masse des citoyens participera aux jouissances du luxe. Les Girondins avaient la noble passion de la liberte; avaient-ils au meme degre le sentiment de la justice? se preoccupaient-ils de la reciprocite des interets, des droits sacres du travail, des moyens de reduire la misere et d'accroitre le bien-etre des classes tout recemment affranchies? Ils ne voulaient point de la Republique de Sparte, et certes ils avaient bien raison; mais celle d'Athenes valait-elle beaucoup mieux? ne s'appuyait-elle point aussi sur le travail des esclaves pour la production des richesses? Mme Roland, _la nymphe Egerie de la Gironde_, etait nee, comme elle le disait elle-meme, pour la volupte. Je n'attaque point ses moeurs. Il est neanmoins vrai de dire que son imagination s'egarait beaucoup trop dans les gracieuses et molles utopies. On ne fonde point un etat de choses nouveau avec des reminiscences ni des fictions. Le tort de Mme Roland et du parti dont elle etait le chef fut de faire le roman de la politique. Les orateurs de la Gironde avaient pour eux l'eclat du talent; mais il faut bien reconnaitre qu'en temps de revolution, quand une nation marche sur le bord des precipices, lorsque son territoire est menace par l'ennemi, on ne la sauve point avec des paroles. Il y faut des actes virils. Ce qui fait, en pareil cas, la force des hommes d'Etat est encore moins l'eloquence que l'entetement calme et la foi inebranlable dans une idee. Le succes en politique n'appartient pas toujours a ceux qui s'agitent le plus (les Girondins se donnaient beaucoup de mouvement); il n'appartient pas meme a ceux qui ont le plus de genie; il finit par se ranger du cote des hommes tout d'une piece, marchant vers un but fixe et determine avec la roideur inflexible du somnambule qui abaisse devant lui tous les obstacles. On a beaucoup vante, et avec raison, l'eloquence des Girondins; mais pourquoi rabaisser injustement celle des Montagnards? La parole de Maximilien Robespierre est toujours l'echo fidele de sa pensee. Dans plusieurs de ses discours se detachent, d'un fond un peu grisatre, quelques traits hardis, des apostrophes vehementes, des mouvements pathetiques, des images fortes et graves. Quand Robespierre dit: "La voix de la verite qui tonne dans les coeurs corrompus ressemble aux sons qui retentissent dans les tombeaux et qui ne reveillent pas les cadavres..." il parle la langue de son maitre J.-J. Rousseau. Charles Nodier, qui s'y connaissait, etait un admirateur du talent oratoire de Maximilien. Il aimait a citer cette phrase: "Oui, citoyens, les rois etrangers sont a craindre,--je ne parle pas de leurs armees,--je parle de leurs intrigues, de leurs complots, etc., etc." Ce _je ne parle pas de leurs armees_, ajoutait Nodier, est sublime. Quoique trop Romain, trop drape dans la toge de Brutus, Saint-Just avait l'etoffe du genie. Au moment ou les Girondins attaquaient Paris avec autant de legerete que d'injustice, il prenait la defense de cette ville heroique; mais avec quelle fierte de style! "Paris, s'ecriait-il, doit etre maintenu; il doit l'etre par votre sagesse. Paris n'a point souffle la guerre dans la Vendee; c'est lui qui court l'eteindre avec les departements. N'accusons donc point Paris, et, au lieu de le rendre suspect a la Republique, rendons a cette ville en amitie les maux qu'elle a soufferts pour nous. Le sang de ses martyrs est mele parmi le sang de tous les Francais; ses enfants et ceux de la France sont enfermes dans le meme tombeau. Chaque departement veut-il reprendre ses cadavres et se separer?" Cette derniere image est digne du Dante. Quel orateur que Danton! Sa parole imite au besoin le mugissement de la foule, les eclats du tonnerre, tandis qu'elle s'eleve d'autres fois, grave et majestueuse, vers les sommets de la raison humaine. S'agil-il de communiquer aux masses l'elan patriotique, sa bouche torse, sa voix de taureau, son oeil enflamme, tout ressemble en lui au dieu de la guerre. Faut-il, au contraire, discuter les grands interets de la Republique, les questions de droit et de salut public, il se montre constamment a la hauteur de son role. Ses ennemis eux-memes l'avaient surnomme le Pluton de l'eloquence. Et ce n'est pas seulement comme orateur qu'il est grand, c'est aussi comme homme d'Etat. Aux departements, il montre la face de Paris irrite. La France entiere remue sous sa main. Oblige de se creer a la hate un personnel, il fait, comme on dit, fleche de tout bois. Lui reproche-t-on, durant son passage aux affaires, d'envoyer dans les departements des hommes farouches pour exciter l'opinion publique: "Et qui donc enverrai-je? repond-il avec un sourire terrible; des demoiselles?" Les Girondins n'avaient plus alors qu'un moyen de salut, c'etait de s'attacher Danton. Ce fougueux tribun, qu'on represente comme le demon de l'anarchie, etait au contraire un homme de gouvernement. Les chefs de la Montagne voulaient tous constituer un pouvoir redoutable; le sang qui coula dans ces jours de tenebres ne fut point repandu par les mains de la liberte, mais au nom du droit et dans l'interet de l'ordre. Pour reprimer les exces d'un affranchissement convulsif, pour desarmer les factions toujours defaites, jamais vaincues, pour maintenir l'autorite de la representation nationale sur le terrain chancelant de l'emeute, pour ecraser l'hydre du royalisme, il fallait entourer fortement la loi du canon et de la hache. Danton aurait apporte aux Girondins l'energie qui leur manquait; il leur eut donne le sentiment de l'unite, seule force d'un gouvernement republicain; nos _hommes d'Etat_ le negligerent. Ainsi tout fut perdu pour eux. Danton les avait pourtant avertis: "Ah! tu m'accuses, moi! avait-il dit a Guadet; tu ne connais pas ma force: je prouverai tes crimes!" La Montagne n'avait pas seulement de grands orateurs; elle avait aussi des ecrivains de talent: Freron, Fabre d'Eglantine, Camille Desmoulins. Ce pauvre Camille, si petulant, si eminemment sympathique, n'en etait pas moins dans ce moment-la en butte a de graves accusations. Il faut se reporter aux circonstances: Dumouriez venait de passer a l'ennemi. Au milieu de cette fermentation des esprits, dans un moment ou la trahison d'un chef pouvait livrer la France a l'etranger et eteindre la Revolution dans le sang de ses enfants, on concoit que la presse se montrat inquiete, ombrageuse. La conduite des generaux et celle des representants de la nation etait surveillee. Les actes les plus innocents dans un temps de tranquillite prenaient a la lumiere des circonstances ou se trouvait alors le pays une couleur sinistre. Toute relation avec un general suspect etait consideree comme une desertion des principes. Le luxe meme de la table etait denonce comme contraire a la morale republicaine. L'homme le moins fait pour observer cette reserve etait alors Camille Desmoulins; il avait le coeur democrate; mais, par une mollesse de caractere qui lui devint funeste, Camille ne se refusait ni au plaisir ni a la bonne chere. "Qu'eut dit le brave Santerre, ecrivait alors Prudhomme, s'il eut assiste au repas splendide du mardi 5, donne par le general Dillon? Il y avait trente de nos legislateurs republicains, dont plusieurs de la Montagne, Bazire, Chabot, Fabre d'Eglantine, Merlin, Camille Desmoulins avec sa charmante femme, Carra, etc., etc. Ce n'etait point un banquet de Spartiates; on n'y mangea pas que des pommes de terre et du riz a l'eau. Le luxe de ce repas fut porte jusqu'a l'indecence." Camille Desmoulins repondit a Prudhomme, avec son esprit ordinaire: "En verite, austere Prudhomme, voila bien du bruit que vous faites dans votre dernier numero pour une dinde aux truffes mangee dans le carnaval chez un general qui a sauve la France a la cote de Brienne. Vous dites que jamais Choiseul ne donna un pareil diner. Je ne sais comment Choiseul donnait a diner; mais je me souviens d'avoir fait chez vous-meme, citoyen auteur, un diner aussi somptueux, je vous jure, que celui du citoyen general, et ce que j'en dis n'est pas pour vous le reprocher. J'adresse la meme reponse a Marat, qui est venu faire egalement charivari a ma porte sur mon estomac aristocrate. Que n'ai-je encore mon journal! je ferais un beau chapitre sur certains curieux, qui apprennent au public qu'ils _etaient vierges a vingt et un ans_, et qui montrent avec ostentation leurs pommes de terre, comme Brissot montrait au Comite de surveillance de la Commune la paillasse sur laquelle il etait couche. Plut au ciel que le _jesuite_ piemontais dormit sur le duvet et sur des feuilles de rose, et qu'il ne fut pas le premier leve et le dernier couche de la Republique. Pitt dormirait bien moins, si Brissot dormait davantage. J'aime bien mieux les fourberies de Xenophon, qui, dans son roman de _Cyrus_, met ces paroles dans la bouche du grand-pere Astyage: _Eh! quoi, mon fils, n'y a-t-il point de mardi-gras chez les Perses?_--Jamais, repondit Cyrus.--_Par Jupiter et par Vesta, eh! comment vivent-ils donc?..._ Comme il etait permis aux docteurs de Sorbonne de lire les livres a l'_index_, il peut bien etre permis a Chabot et a moi de diner avec les generaux a l'_index_. Vous etiez au corps electoral, et il doit vous souvenir que, lorsque je fus discute avant mon ballottage avec Kersaint, un membre m'avait reproche mes diners avec Suleau et Peltier; il lui fut repondu par Danton, en une seule phrase qui me fit nommer a la presque unanimite." [Illustration: Logement de Marat rue des Cordeliers.] Prudhomme repliqua: "Prenez garde, mon cher Camille; ou votre memoire vous trompe, ou bien je croirai que, pour justifier le diner du general, vous ne vous faites pas scrupule de calomnier celui que vous et votre aimable moitie acceptates rue des Marais. Nous n'etions que quatre a ce diner, nos deux femmes et nous deux. Je vous traitai en patriote; ce n'etait pas le moment de se rejouir. A cette epoque, vous vous derobiez aux poursuites qu'on faisait pour l'affaire du Champ-de-Mars." Prudhomme avait cite en outre un proverbe latin: _Omne animal capitur esca_; tout animal se prend par l'appat de la nourriture. Camille, comme son ami Danton, mordit avec insouciance aux voluptes plus ou moins innocentes, sans se douter que, sous cette perfide amorce, il y avait alors un hamecon de fer. L'austerite de Marat, la severite avec laquelle il blamait les _franches lippees_ de son jeune ami, s'expliquent assez bien par la rigueur des temps. Les vivres etaient rares; le numeraire se cachait; une bonne partie de la fortune publique s'etait enfuie a l'etranger avec les emigres; les frais de la guerre epuisaient le Tresor; le manque de securite amenait la depreciation des assignats. Comment, au milieu de ce malaise general, la grande classe des travailleurs n'eut-elle point aime la pauvrete chez ses defenseurs? D'un autre cote, on sortait des petits soupers de la Regence, des orgies de Louis XV, des bacchanales de ce frivole XVIIIe siecle. La plupart des Montagnards croyaient fermement que, pour fonder la Republique, il etait necessaire de regenerer les meurs; et d'ou partirait l'exemple, sinon des chefs auxquels la nation avait confie ses destinees? Tout homme doit porter la livree de l'idee qu'il represente; aux democrates de 93, il fallait le cilice du desinteressement et la sobriete du puritain. Bien plus que Camille Desmoulins, dont on regrette les ecarts, les Girondins etaient les paiens de la Revolution Francaise. Leurs gouts, leur maniere de vivre, qui, dans d'autres circonstances, n'auraient rien eu de tres-blamable, contrastaient beaucoup trop avec les sacrifices que s'imposait alors la nation tout entiere. Les dures epoques exigent des vertus rigides. Danton lui-meme qui par gout, par temperament, n'etait nullement ennemi des plaisirs ni des beaux-arts, sentait tres-bien qu'il fallait avant tout sauver le territoire national et achever la Revolution. "Quand le temple de la liberte sera assis, disait-il, le peuple saura bien le decorer. Perisse plutot le sol de la France que de retourner sous un dur esclavage! mais qu'on ne croie point que nous devenions barbares; apres avoir fonde la paix, nous l'embellirons: les despotes nous porteront envie..." Dans un temps calme, les Girondins auraient ete l'ornement d'une Chambre republicaine. Ils y auraient apporte des lumieres, des vues justes et quelquefois profondes, de la distinction, de la finesse et, sans contredit, du courage. Mais ne perdons jamais de vue que la Republique ne pouvait alors se fonder que sur le triomphe definitif de la Revolution et de la democratie. Or, c'est vis-a-vis du mouvement revolutionnaire que les Girondins furent atteints et convaincus d'impuissance. Il fallait d'autres poignets que les leurs pour manier la criniere du lion. Les mesures qu'ils proposaient a tour de role avaient l'apparence de l'audace; mais ils forgeaient des armes dont s'emparaient immediatement leurs adversaires. Loin de nous toute prevention: les partis peuvent bien s'insulter de pres avec violence et se mepriser les uns les autres; mais, a distance, ils prennent tous une valeur dans l'ensemble des faits accomplis. Chaque idee a sa place dans l'histoire, et la marche des choses est logique. Vues d'un peu haut, toutes les factions revolutionnaires etaient bonnes dans ce sens qu'elles concouraient toutes a une oeuvre; il faut tenir compte maintenant aux royalistes constitutionnels de leur amour de l'ordre et de la liberte; aux Girondins, de leur moderation et de leur horreur du sang, quoique chez quelques-uns cette moderation fut un masque et cette humanite une hypocrisie; aux Montagnards, de leur surveillance, de leur fermete, de leurs vertus civiques, de leur audace, de leur desinteressement. Nous n'apporterons devant la memoire de ces partis ni injustice, ni colere. Defendons-nous pourtant d'un eclectisme historique sans conscience et sans portee. Entre les Montagnards et les Girondins, il y a la distance d'une verite a une erreur relative; il faut donc opter necessairement. Les uns auraient perdu la Revolution; les autres l'ont sauvee. Or, comme a nos yeux il fallait que la Revolution s'accomplit, nous abandonnons a l'ineluctable courant des faits ce qui devait malheureusement perir. Le grand chef d'accusation qui s'elevera toujours contre les Girondins est leur haine de Paris. Attaquer Paris, c'etait attaquer l'unite de la Revolution. Eh bien! l'animadversion _des hommes d'Etat_ envers celle ville etait telle, qu'on ne pouvait plus a la Convention nommer Paris la capitale sans leur arracher des murmures. "Si les Girondins n'etaient pas federalistes par principe, dit Thibaudeau, ils l'etaient par ambition, par amour-propre et par necessite, car ils sentaient que Paris etait leur tombeau. D'un autre cote, les grandes villes, telles que Lyon, Bordeaux, Marseille, Rouen, Rennes, Caen, etaient humiliees du joug insupportable de la capitale; elles embrassaient avec un orgueil legitime l'espoir de s'y soustraire et de devenir chacune un centre dans la Republique. Des esprits speculatifs et des ambitieux souriaient a l'idee des republiques _de la Gironde, du Rhone, des Bouches-du-Rhone, du Calvados..._ C'etait un reve seduisant, mais ce n'etait qu'un reve, et le reveil fut terrible et sanglant." C'est donc en vain qu'on chercherait a nier les tendances federalistes des Girondins; ils etaient appeles par leur talent a jouer un tout autre role. Plus fermes, ils eussent saisi et garde l'arme de la terreur; plus egoistes ou plus avides, ils auraient pose des bornes au mouvement revolutionnaire, qu'ils auraient exploite au profit de la classe moyenne; plus genereux, ils eussent incline, avec la Montagne, du cote du peuple. Se croyant forts, ils voulurent opprimer leurs ennemis; l'attaque provoqua l'attaque; le fer rencontra le fer, et les conspirateurs furent aneantis sous une conspiration. Quoi qu'il en soit, par les diverses causes que nous venons d'indiquer, la Gironde declinait, tandis que la Montagne s'elevait de jour en jour, comme autrefois la chaine des Alpes, grace au mouvement naturel des forces volcaniques. L'esprit de la Revoluticn se retirait sur les hauteurs. XII Installation du Comite de salut public.--Son caractere.--Appel a la conciliation et a la fraternite.--Les frais de la guerre payes par les riches.--Le maximum.--Lyon et Marseille souleves contre la Convention.--La Constitution de 93.--Opinion de Vergniaud sur l'inspiration divine.--Opinion de Danton sur la liberte des cultes.--La Convention siege aux Tuileries.--Isnard president.--Histoire des Brissotins.--Commission des douze.--Arrestation d'Hebert.--Invective d'Isnard.--Agitation de Paris. Le 5 avril 1793, la Convention crea le fameux _Comite de salut public_. Jusqu'a celle date, les operations militaires et les grandes mesures de surete nationale etaient dirigees par un _Comite de defense_. La trahison de Dumouriez, qui eut pu entrainer la chute du gouvernement republicain, devoila la profondeur du mal et fit naitre l'idee d'y porter un remede. Ce fut le meme Girondin qui avait deja propose d'instituer un tribunal revolutionnaire, ce fut Isnard qui fit decreter la creation du Comite de salut public. Il se composait de neuf membres dont les premiers nommes furent Barere, Cambon, Guyton-Morveau, Treilhard, Danton, Delmas, Lindet. Ce conseil des neuf deliberait en secret et formait un veritable pouvoir executif qui s'elevait meme au-dessus de l'autorite des ministres. On se demande si cette dictature anonyme, agissant sous un voile, frappant des coups dans l'ombre, n'etait pas plus terrible que le dictateur reve par Marat. Ce dernier etait du moins responsable; le Comite de salut public ne l'etait pas, car le moyen d'admettre une responsabilite divisee entre neuf membres qui s'entourent de tenebres. Et pourtant c'est cette institution formidable qui a sauve la France de l'invasion etrangere et de l'anarchie. L'etat deplorable des armees du Nord, depuis la bataille de Nerwinde, laissait la frontiere presque decouverte. Le nouveau Comite n'eut d'abord que des desastres et de sinistres evenements a annoncer devant la Convention. La prise de Thouars, emportee d'assaut par les Vendeens, la mort du general Dampierre, heros foudroye sur le champ de bataille par une batterie autrichienne, la demission offerte par Custine, le general en chef de l'armee de l'Est. L'interieur etait dechire, a l'ouest et au midi, par la guerre civile. C'etait le moment de deployer les grandes mesures. Plus nous avancons, plus la force mecanique de la justice revolutionnaire s'organise. La peine de mort devient dans les departements insurges un moyen de surete publique, une arme dont les partis se servent pour regner tour a tour. La sombre fantasmagorie des mots donne alors aux instruments aveugles du supplice une puissance et une animation nouvelles. La guillotine se transforme en un etre: cela vit, cela fonctionne, cela mange.--On lui confie la garde des principes et le salut de la Republique. La Convention n'inventa point cette necessite horrible, elle la trouva toute tracee d'avance par la marche inflexible des evenements. Courbe sous le poids de ses fautes, l'ancien regime courait comme de lui-meme au-devant de l'immolation. La Revolution punit surtout ces pasteurs des peuples, les rois, les pretres, les ecrivains, les magistrats, les philosophes, qui, ayant charge d'ames, avaient laisse, par negligence ou par calcul, devier le troupeau humain. Notons d'ailleurs un fait tres-important: les Girondins ne resisterent pas plus que les Montagnards aux mesures de terreur. Ils les jugeaient eux-memes necessaires, inevitables. D'un autre cote, il faut dire a l'honneur de la Convention qu'avant de frapper les grands coups sur les departements revoltes elle avait eu recours a tous les moyens de conciliation et de clemence. Que disait Danton le 9 mai? "La France entiere va s'ebranler. Douze mille hommes de troupes de ligne, tires de vos armees, ou ils seront aussitot remplaces par des recrues, vont s'acheminer vers la Vendee. A cette force va se joindre la force parisienne. Eh bien! combinons avec ces moyens de puissance les moyens politiques. Quels sont-ils? Faire connaitre a ceux que des traitres ont egares que la nation ne veut pas verser leur sang, mais qu'elle veut les eclairer et les rendre a la patrie." (On applaudit.) Le 12, il remonte a la tribune. "Il y a parmi les revoltes, s'ecrie-t-il, des hommes qui ne sont qu'egares et contraints. Il ne faut pas les reduire au desespoir. Je demande qu'on decrete que les peines rigoureuses prononcees par la Convention nationale ne porteront que sur ceux qui seront convaincus d'avoir commence ou propage la revolte." La proposition de Danton est aussitot decretee. Cette double guerre, l'une a l'interieur contre la Vendee, l'autre a l'exterieur contre toute l'Europe, exigeait evidemment de grands sacrifices d'hommes et d'argent. Mais, cet argent, ou le trouver? "Que le riche paye, repondait Danton, puisqu'il n'est pas digne, le plus souvent, de combattre pour la liberte; qu'il paye largement et que l'homme du peuple marche dans la Vendee." Ainsi que les autres membres de la Montagne, Danton etait un ardent defenseur de la propriete; c'est dans l'interet des opulents eux-memes qu'il voulait frapper l'opulence de fortes contributions. Un departement du Midi, l'Herault, avait donne l'exemple en decretant sur les riches un emprunt force. Danton s'arme de ce precedent: "On ne parle plus, dit-il, de lois agraires; le peuple est plus sage que ses calomniateurs ne le pretendent, et le peuple en masse a plus de genie que beaucoup qui se croient des grands hommes. Dans un peuple, on ne compte pas plus les grands hommes que les grands arbres dans une vaste foret. "On a cru que le peuple voulait la loi agraire; cette idee pourrait faire naitre des soupcons sur les mesures adoptees par le departement de l'Herault; sans doute on empoisonnera ses intentions et ses arretes; il a, dit-on, impose les riches; mais, citoyens, imposer les riches, c'est les servir; c'est un veritable avantage pour eux qu'un sacrifice considerable; plus le sacrifice sera grand sur l'usufruit, plus le fonds de la propriete est garanti contre l'envahissement des ennemis. C'est un appel a tout homme qui a les moyens de sauver la Republique. Cet appel est juste. Ce qu'a fait le departement de l'Herault, Paris et toute la France veulent le faire. "Voyez la ressource que la France se procure. Paris a un luxe et des richesses considerables: eh bien! par votre decret, cette eponge va etre pressee... "Paris, en faisant un appel aux capitalistes, fournira son contingent, il nous donnera les moyens d'etouffer les troubles de la Vendee; et, a quelque prix que ce soit, il faut que nous etouffions ces troubles. A cela seul tient votre tranquillite exterieure. "Il faut donc diriger Paris sur la Vendee. Cette mesure prise, les rebelles se dissiperont. Si le foyer des discordes civiles est eteint, l'etranger vous demandera la paix, et nous la ferons honorablement. "Je demande que la Convention nationale decrete que, sur les forces additionnelles au recrutement vote par les departements, 20 000 hommes seront portes par le ministre de la guerre sur les departements de la Vendee, de la Mayenne et de la Loire." La Convention approuve et vote a l'unanimite. La Vendee etait certes le danger de la situation; mais il y en avait un autre, la guerre civile au coeur meme de l'Assemblee nationale. La Montagne, nous l'avons dit, gagnait chaque jour du terrain sur la Gironde. Roland avait quitte le ministere; Pache avait remplace Cambon a la mairie. Les Girondins, voyant le flot de l'impopularite monter autour d'eux de moment en moment, chercherent a reparer leurs defaites en poussant des cris de detresse. A les en croire, le glaive de l'assassinat etait leve sur leurs tetes et sur la Convention tout entiere. Ils se servaient de la menace d'un danger public pour attirer a eux les moderes de la Plaine, les _crapauds du Marais_. Qu'y avait-il de vrai dans ces alarmes? Il serait temeraire de soutenir que les apprehensions de la Gironde fussent absolument chimeriques; mais elles etaient a coup sur exagerees. De quoi en effet s'agissait-il? De deux petitions, l'une insignifiante et vague dans laquelle on denoncait Brissot, Guadet et la plupart des Girondins comme complices de Dumouriez, l'autre presentee par le quartier de la Halle-au-Ble, menacante et furieuse, mais desavouee, condamnee par la Montagne elle-meme. Les appels de la Gironde au sentiment de la peur etaient d'ailleurs imprudents et maladroits. Crier sans cesse: Au loup! au loup! c'est le moyen d'eveiller la bete au fond des bois. Denoncer l'insurrection comme un peril imminent, c'est la provoquer. La crainte de la multitude, la crainte de Paris, quel signe de decadence pour un grand parti politique! Les difficultes assiegeaient de toutes parts la Convention. La depreciation des assignats amenait chaque jour rencherissement des vivres. Le gage du papier-monnaie etait les biens des emigres, mais ces biens ne se vendaient pas ou se vendaient mal. On payait l'Etat avec son propre signe fiduciaire, c'est-a-dire avec la monnaie du diable, des feuilles seches. D'un autre cote, les marchands, les boutiquiers, profitaient de l'abondance des assignats et de la rarete du numeraire pour vendre leurs denrees a des prix exorbitants. Que faire? quel remede apporter au mal? C'est alors qu'on eut l'idee du _maximum_, en vertu duquel l'Etat devait fixer lui-meme le prix des marchandises. Au point de vue de l'economie politique, cette mesure etait detestable; beaucoup parmi les Montagnards eux-memes le reconnurent; mais en temps de revolution il n'y a rien d'absolu. Il fallait a tout prix sortir de l'abime ou la monarchie avait plonge la France, nourrir les armees, payer les frais de la guerre, assurer a la classe la plus nombreuse les moyens de vivre; et comment y arriver quand la multiplication des assignats amenait de jour en jour cette consequence inevitable, l'encherissement des moyens de subsistance? Le maximum n'etait-il point le seul frein que l'on put alors imposer au debordement du papier-monnaie? Un mal ne guerirait-il point l'autre? Mais, d'un autre cote, ce remede violent n'etait-il point la ruine du commerce et de l'agriculture? Ainsi de toutes parts tenebres, incertitude, menaces de mort pour la Republique naissante. Le _maximum_ fut repousse par la Gironde qui fort injustement accusa la Montagne d'en vouloir a la propriete. Si encore la Convention avait dispose des forces et des ressources de toute la France! mais les deux grandes villes, Lyon et Marseille, lui echappaient. Boisset et Moise Bayle, representants du peuple, avaient ete envoyes en qualite de commissaires pres les departements de la Drome et des Bouches-du-Rhone. Que trouverent-ils a Marseille? Dans cette heroique cite, dont la guerre avait arrache les meilleurs enfants partis le sac au dos, il ne restait que le haut commerce et la tourbe, helas! trop nombreuse, des indifferents. Toutes les reactions ont un flair admirable pour decouvrir a propos les hommes qui peuvent seconder leurs projets. Qu'elle le voulut ou non, la Gironde etait condamnee a servir d'avant-garde aux royalistes. L'epithete de moderee que lui donnerent a tort les Montagnards lui gagna dans les villes du Midi la classe moyenne, le parti des riches. Les tiedes, les timides, les monarchistes honteux se cacherent derriere les Girondins, de meme qu'ils s'etaient refugies d'abord derriere les Constitutionnels. En ce qui regarde la vieille cite phoceenne, ils mirent tout en usage pour dominer dans les sections, qui etaient composees de negociants, pour avilir les autorites constituees et prendre des mesures contraires a l'esprit d'egalite. C'est ainsi qu'ils instituerent un _Tribunal populaire_ et un _Comite central_, veritable gouvernement marseillais qui resistait aux ordres et aux decrets de la Convention. Les deux commissaires, usant des pouvoirs qui leur etaient delegues, chercherent a dissoudre ce gouvernement local. Ils lancerent un arrete en vertu duquel le Tribunal populaire et le Comite central "etaient et demeuraient casses". Les contre-revolutionnaires n'en tinrent aucun compte et, pour toute reponse, signifierent aux deux representants du peuple qu'ils eussent a sortir du departement dans les vingt-quatre heures. Paralysee par l'influence des Girondins et decue par Barbaroux qui presenta les faits sous un faux jour, la Convention, le 12 mai 1793, eut la faiblesse de ne point soutenir ses commissaires et suspendit leurs arretes. Ainsi se developpa sous la cendre cet incendie qu'il eut ete facile d'eteindre a l'origine et qui devora plus tard le Midi de la France. A Lyon, la situation etait a peu pres la meme, avec cette difference que le parti democratique resistait intrepidement. Un vrai tribunal revolutionnaire avait ete etabli; des suspects avaient ete arretes. Grand tumulte a la Convention, quand on y apprit ces actes arbitraires. La Gironde s'indigna, tempeta; l'un de ses membres, Chasset, proposa un decret ainsi concu: "Ceux que l'on voudrait arreter ont le droit de repousser la force par la force." Ce decret fut vote. Certes, le respect de la legalite merite tous nos egards; mais faut-il qu'il aille jusqu'a encourager la guerre civile? Le parti des moderes, que defendait la Gironde, se composait d'hommes, nous le verrons bientot, qui, a Lyon et a Marseille, aimaient moderement la Republique, la patrie et la liberte. Au milieu de ces dechirements, de ces embarras, de ces sinistres presages, la Convention avait commence a poser les bases de la Constitution. Calme dans l'orage, elle deliberait sur les plus grandes questions qui interessent l'humanite. Admettrait-elle en faveur de son oeuvre une sorte d'inspiration surnaturelle dont elle serait l'interprete? [Illustration: Fouquier-Tinville, accusateur public.] Tel ne fut pas l'avis de Vergniaud, l'esprit le plus eleve, l'orateur le plus eloquent et le plus honnete de la Gironde: "Les anciens legislateurs, dit-il, faisaient intervenir quelque dieu entre eux et le peuple. Nous qui n'avons ni le pigeon de Mahomet, ni la nymphe du Numa, ni meme le demon familier de Socrate, nous ne pouvons interposer entre le peuple et nous que la raison." A ceux qui voulaient que la Constitution de 93 consacrat ou proscrivit la liberte des cultes, Danton repondait avec beaucoup de sagesse: "Quoi! nous leur dirons: Francais, vous avez la liberte d'adorer la divinite qui vous parait digne de vos hommages! mais la liberte du culte que vos lois ont pour objet ne peut etre que la reunion des individus assembles pour rendre, a leur maniere, hommage a cette divinite. Une telle liberte ne peut etre atteinte que par des lois de police; or, sans doute, vous ne voudrez pas inserer dans une declaration des droits une loi reglementaire. La raison humaine ne peut retrograder; nous sommes trop avances pour que le peuple puisse croire n'avoir point la liberte de son culte, parce qu'il ne verra pas le principe de cette liberte inscrit sur les tables de la Constitution. "Si la superstition semble encore avoir quelque part aux mouvements qui agitent la Republique, c'est que la politique de nos ennemis l'a toujours employee; mais regardez que partout le peuple, degage des impulsions de la malveillance, reconnait que quiconque veut s'interposer entre lui et la divinite est un imposteur. Partout on a demande la deportation des pretres fanatiques et rebelles. Gardez-vous de mal presumer de la raison nationale; gardez-vous d'inserer un article qui contiendrait cette presomption injuste!" De ces hauteurs sereines ou s'epurent les intelligences, ou se dissipent les haines personnelles, ou Montagnards et Girondins se trouvaient presque d'accord, la Convention etait malheureusement ramenee vers les sombres necessites du present, vers l'antagonisme des partis. Le 10 mai 1793, la Convention quitta la salle des Feuillants pour une autre salle enfermee dans le palais des Tuileries. En principe, c'etait logique: les representants de la souverainete du peuple devaient sieger dans l'ancienne residence des souverains. Au point de vue parlementaire, cette salle avait neanmoins tous les defauts: elle etait trop petite et on y arrivait par les escaliers etroits du pavillon de l'Horloge et du pavillon Marsan. Acces difficile, nuls degagements, aucun moyen de fuir ou d'appeler a soi la force armee. Le 16, l'Assemblee choisit pour president Isnard, le plus violent, le plus colerique des Girondins. En face de cette menace (il est difficile de donner un autre nom a un pareil choix) se dressait dans l'ombre le comite de l'Eveche, plus robespierriste que Robespierre, plus maratiste que Marat, plus hebertiste qu'Hebert lui-meme. Il se composait d'hommes atrabilaires et vindicatifs, de citoyens aigris par l'indigence, qui parlaient ouvertement d'_en finir_ avec les _vingt-deux_. C'est ainsi qu'on designait les membres de la Gironde. De ce cote neanmoins le danger n'etait pas tres-serieux. Bien autrement terrible fut le brulot lance contre la Gironde par Camille Desmoulins. Son _Histoire des Brissotins_ est un libelle implacable, une satire a la fois serieuse et bouffonne, une denonciation rehaussee par tous les artifices du style et du plus incontestable talent. Apres un tel requisitoire et un tel jugement, il ne manquait plus que le bourreau. Pourquoi cette haine des Girondins? Comme eux, Camille etait du parti des indulgents. Comme eux, il ne dedaignait point de s'asseoir a la table des riches et des generaux. Pourquoi? Un mot suffira pour tout expliquer. Malgre quelques faiblesses dont il riait et s'accusait lui-meme, entre la Gironde et Camille Desmoulins il y avait un abime, Camille avait le coeur plebeien: par raison, par sympathie, par toutes les inclinations de sa bonne et riche nature, il appartenait a la classe souffrante. Et puis il aimait Paris: attaquer sa chere ville, c'etait attaquer la Revolution. Profitant d'une emeute de femmes qui avait fait quelque tapage aux portes et dans les tribunes de la Convention, le 18 mai, Guadet fit trois propositions audacieuses: "1 deg. Les autorites de Paris sont cassees; 2 deg. les membres suppleants de la Convention se reuniront a Bourges, pour y deliberer d'apres un decret precis qui les y autorisera, ou sur la nouvelle certaine de la dissolution de la Convention; 3 deg. ce decret sera envoye aux departements par des courriers extraordinaires." La Gironde comptait sur l'absence de quatre-vingts membres de la Montagne, partis en mission aupres des armees, pour faire passer ce coup d'Etat. La Convention, quoique maniee, travaillee par toutes sortes d'influences personnelles, n'osa point voter une mesure qui dechirait si ouvertement l'unite de la Republique et outrepassait tous les droits de l'Assemblee. Barere, l'homme des atermoiements et des demi-resolutions, l'orateur a deux faces et a deux discours dont l'un disait oui et l'autre non, conseilla de prendre un parti moyen: l'Assemblee decreta sous son influence qu'il serait forme une commission de douze membres pour examiner la conduite de la municipalite, rechercher les auteurs des complots ourdis contre la representation nationale et s'emparer, au besoin, de leurs personnes. Les douze furent choisis exclusivement parmi les Girondins. Bien loin de se conduire avec sagesse, cette commission, etablie pour rechercher la cause des troubles et les apaiser, ne fit qu'irriter les esprits. Elle inventa, poursuivit des attentats imaginaires. Son intention etait evidemment de jeter l'alarme dans le pays et d'attirer ainsi les faibles, les peureux a la Gironde, comme au seul rempart de l'ordre et de la securite publique. Pauvre stratageme! Beaucoup ne virent dans ses violences et ses attaques que le tourment d'un parti demasque. Le 25 mai, la Commission des douze soumet a l'Assemblee un projet de decret ainsi concu: "La Convention nationale met sous la sauvegarde speciale des bons citoyens la fortune publique, la representation nationale et la ville de Paris." Alors Danton: "Je dis que decreter ce qu'on vous propose, c'est decreter la peur. N...--Eh bien! j'ai peur, moi!" Il est heureux pour cet inconnu que le _Moniteur_ n'ait pas conserve son nom. Les Girondins, reunis en comite secret chez Valaze, dirigeaient la conduite des douze, qui ne tarderent point a frapper des mesures rigoureuses. Hebert (le Pere Duchene) avait ecrit dans son journal que les Girondins, _a plusieurs reprises, enlevaient le pain des boulangers pour occasionner la disette_. Denonce a la Commission des douze, il est illegalement arrete le 24 mai. Peu nous importe l'homme: Hebert etait substitut du procureur de la Commune; il avait ete elu aussi bien que les representants du peuple; avait-on le droit de l'arracher a la mairie? Le lendemain, une deputation de la Commune se presente devant l'Assemblee nationale et demande la liberte ou le prompt jugement du magistrat enleve a ses fonctions. Isnard s'emporte. De son siege de president, ou depuis quelques jours il ne cessait de braver et d'injurier les tribunes, il lance cette imprudente menace: "Vous aurez prompte justice. Mais ecoutez les verites que je vais vous dire. La France a mis dans Paris le depot de la representation nationale. Il faut que Paris le respecte. Si jamais la Convention etait avilie, je vous le declare au nom de la France entiere (bruit), Paris serait aneanti..." Des murmures, des interruptions, un tumulte affreux couvrent la voix du president. MARAT.--Lache, trembleur, descendez du fauteuil! ISNARD, d'une voix sepulcrale.--On chercherait sur les rives de la Seine si Paris a existe. Ce sont la de ces mots qui en temps de revolution tuent un parti. Une telle insulte, un tel blaspheme, avait le tort de trahir, en l'accentuant, le voeu secret des Girondins, l'aneantissement de la capitale. Quel contraste, d'ailleurs, entre le ton violent d'Isnard et le langage modere de l'orateur qui reclamait l'elargissement d'Hebert! "Les magistrats du peuple, dit-il, qui viennent vous denoncer l'arbitraire, ont jure de defendre la surete des personnes et des proprietes. Ils sont dignes de l'estime du peuple francais." Des acclamations enthousiastes saluent ces paroles et retombent comme une pluie de feu sur la tete des Girondins. Il ne manquait plus a cette tempete que la voix de Danton. "Je me connais aussi, moi, en figures oratoires. Il entre dans la reponse du president un sentiment d'amertume. Pourquoi supposer qu'un jour on cherchera vainement sur les rives de la Seine si Paris a existe? Loin d'un president de pareils sentiments! il ne lui appartient que de presenter des idees consolantes." Avec un art prodigieux, l'orateur attaque les Girondins sans les nommer, ces hommes d'un _moderantisme perfide_. Il venge Paris des calomnies sous lesquelles on veut l'accabler. "La nation saura apprecier la proposition qui lui a ete faite de transporter le siege de la Convention dans une autre ville. Paris, je le repete, sera toujours digne d'etre le depositaire de la representation nationale. Mon esprit sent que partout ou vous iriez, vous y trouveriez des passions parce que vous y porteriez les votres. Paris sera bien connu; le petit nombre de conspirateurs qu'il renferme sera puni. Le peuple francais, quelles que soient vos opinions, se sauvera lui-meme, s'il le faut, puisque tous les jours il remporte des victoires sur les ennemis, malgre nos dissensions. Le masque arrache a ceux qui jouent le patriotisme (on applaudit successivement dans toutes les parties de la salle) et qui _servent de rempart aux aristocrates,_ la France le levera et terrassera ses ennemis." Les paroles d'Isnard avaient eu dans tout Paris un retentissement d'horreur: celles de Danton sont accueillies avec des transports d'enthousiasme. "Jupiter, dit un ancien, aveugle ceux qu'il veut perdre." Plus les Girondins sentaient le terrain de la popularite fuir sous leurs pieds, plus ils se plongeaient dans l'arbitraire. Franchissant toutes les bornes, la Commission des douze, outre Hebert, Varlet, Marino, venait de faire enlever nuitamment Dobsent, le president de la section de la Cite. Grande rumeur. Une nouvelle deputation accourt aux portes de l'Assemblee nationale. Le president Isnard defend la commission, Robespierre demande la parole, elle lui est refusee. Alors Danton, de son banc: "Je vous le declare, tant d'impudence commence a nous peser; nous vous resisterons." TOUS LES MEMBRES DE L'EXTREME GAUCHE.--Oui, nous resisterons. (On applaudit dans les tribunes.) DANTON.--Je demande la parole. Il monte a la tribune. "Je declare a la Convention et a tout le peuple francais que si l'on persiste a retenir dans les fers des citoyens qui ne sont que presumes coupables; si l'on refuse constamment la parole a eux qui veulent les defendre, je declare, dis-je, que s'il y a ici cent bons citoyens, nous resisterons. (Oui! oui! s'ecrie-t-on a l'extreme gauche.) Je declare en mon propre nom, et je signerai cette declaration, que le refus de la parole a Robespierre est une lache tyrannie." LES MEMES VOIX.--Oui, oui, un despotisme affreux. Et comme des murmures s'elevaient du cote droit: DANTON.--Voila ces amis de l'ordre qui ne veulent pas entendre la verite; que l'on juge par la quels sont ceux qui veulent l'anarchie. J'interpelle le ministre [Note: C'etait Garat] de dire si je n'ai pas ete plusieurs fois chez lui pour l'engager a calmer les troubles, a unir les departements, a faire cesser les preventions qu'on leur avait inspirees contre Paris; j'interpelle le ministre de dire si, depuis la Revolution, je ne l'ai pas invite a apaiser toutes les haines, si je ne lui ai pas dit: Je ne veux pas que vous flattiez tel parti plutot que l'autre, mais que vous prechiez l'union. Il est des hommes qui ne peuvent se depouiller d'un ressentiment. Pour moi, la nature m'a fait impetueux, mais exempt de haine. Je l'interpelle de dire s'il n'a pas reconnu que les pretendus amis de l'ordre etaient la cause de toutes les divisions, s'il n'a pas reconnu que les citoyens les plus exageres sont les plus amis de l'ordre et de la paix. Qu'on compare ces belles paroles aux invectives de la Gironde et que l'on dise de quel cote se trouvaient la moderation, la sagesse, de quel cote, au contraire, eclatait la violence. Cependant Paris bouillonnait; l'etat d'agitation etait extreme. Des groupes se formaient aux abords de la Convention. Le maire entre lui-meme dans la salle des seances, precede du ministre de l'interieur. Garat parle le premier et jure que la Convention n'a rien a craindre. Pache repete les memes declarations rassurantes. Il explique comment les arrestations ordonnees par la Commission des douze ont donne lieu aux rassemblements et revele un fait nouveau, c'est que cette meme commission avait envoye aux sections de la Butte-des-Moulins, de Quatre-Vingt-Douze et du Mail, connues pour leur esprit contre-revolutionnaire, l'ordre de tenir trois cents hommes prets a marcher. Il etait tard. Herault de Sechelles prit le fauteuil. Deux deputations vinrent demander encore une fois la liberte d'Hebert, de Marino, de Dobsent. Devant elles s'avancait au bout d'une pique un bonnet rouge recouvert d'un crepe. L'Assemblee reduite a un tres-petit nombre de membres decreta que les prisonniers etaient elargis, que les douze etaient casses et que le Comite de surete publique aurait a examiner leur conduite. Etait-ce une surprise? Les Girondins avaient quelque droit de l'affirmer. Le lendemain, ils demanderent avec rage que le decret fut rapporte. On alla aux voix. La Montagne fut battue, mais par une faible majorite, 238 voix contre 279. Decidement, elle avait beaucoup accru ses forces; a l'origine, elle ne comptait pas cent membres; on l'appelait dedaigneusement l'extreme gauche. Les minorites qui ont pour elles l'opinion publique et qui repondent aux besoins de leur temps ne doivent jamais desesperer du succes. La Commission des douze fut retablie, mais la Montagne obtint l'elargissement provisoire d'Hebert et des autres detenus. Comme c'etait surtout a la Commission qu'en voulait le peuple de Paris, le maintien des douze ne fit qu'exasperer les haines, envenimer les soupcons. On parlait vaguement de forces armees qui allaient fondre sur Paris. D'ou viendraient-elles? Des departements ou les Girondins avaient conserve toute leur influence. La Montagne pourtant hesitait encore a se servir de l'insurrection pour se debarrasser de ses ennemis. Danton menaca plus d'une fois, comme on l'a vu, la conduite aveugle et violente de la Commission des douze. Toutefois il ne desirait pas perdre les Girondins, mais les effrayer. Il voulait les derober aux coups de leurs ennemis, en les couvrant des eclats de sa voix. Les Girondins eurent l'imprudence de dedaigner cette fureur tutelaire qui les eut sauves en les meurtrissant. Mal vus du peuple, ils essayerent pourtant d'en appeler a la multitude. Ils firent la terreur; mais ils la firent en hommes etrangers aux instincts et aux passions des masses. On assure meme que, pour se proteger, ils eurent l'idee d'en appeler a l'emeute. Les agitateurs de la Gironde n'avaient ni la figure ni le vetement de leur role; ils enregimentaient des domestiques, des hommes de confiance, des desoeuvres: cette pale contrefacon des mouvements populaires ne fit que hater le reveil du lion. Les Girondins ne cessaient, en meme temps, d'exagerer aux yeux du pays les dangers de leur situation personnelle; _Nous sommes sous le couteau_, ecrivaient-ils, dans un moment ou leur Commission des douze tenait encore Paris sous le fer des baionnettes. A force d'agiter l'ombre d'un complot, les Girondins donnerent a leurs ennemis l'idee d'entreprendre sur l'inviolabilite des membres de la Convention. Leur grand tort fut d'avoir provoque la lutte, d'avoir jete le defi a la population parisienne. Si les Montagnards les avaient epargnes, les Girondins n'eussent point epargne les Montagnards. Guerre pour guerre, dent pour dent, tete pour tete. Le glaive tremblait dans le fourreau: qui osera s'en servir?--Moi, dit Marat, dont la conscience ne recule devant aucun scrupule. Ce qu'il hait, ce qu'il poursuit dans les Brissotins, c'est la tyrannie des _importants_ et des _parvenus_. Entre lui et ces hommes, c'est une lutte a mort... Oui, a mort; car le fer, apres avoir frappe les victimes, se retournera contre le sacrificateur. XIII Insurrection pacifique du 31 mai.--Danton et le canon d'alarme.--L'Eveche.--La Convention envahie.--La Commission des douze est cassee.--Promenade aux flambeaux.--L'Insurrection recommence le 2 juin.--Mauvaises nouvelles de la Vendee et du theatre de la guerre.--Le tocsin de Notre-Dame et la generale.--Ce qui se passe a la Convention.--Henriot et les canonniers.--Mise en accusation des vingt-deux.--Fin de Theroigne de Mericourt. --He bien, pere Francois, il y aura du grabuge aujourd'hui; on dit le peuple terriblement en colere. --Contre qui? --Contre les Girondins. --Pour qui tenez-vous: les Girondins ou les Montagnards? --Moi? je ne sais pas... Je suis pour la bonne cause. Tel est le dialogue qui, le matin du 31 mai, se tenait entre deux bourgeois du faubourg Saint-Marceau. La verite est que depuis quelque temps une moitie de la population se desinteressait des affaires publiques. Il etait si difficile pour la masse des citoyens de voir clair dans les questions qui divisaient les hommes d'Etat et les animaient les uns contre les autres. La Convention nationale offrait alors aux esprits les moins prevenus un triste et perpetuel dechainement d'animosites impuissantes. La Revolution allait avorter dans ces crises et ces conflits d'homme a homme, de parti a parti, si l'insurrection ne fut intervenue. Il y avait sans doute a franchir une barriere sacree--la loi. Le peuple de Paris n'hesiterait-il point a porter la main sur sa propre souverainete en mutilant la representation nationale? Il hesita en effet. Depuis une quinzaine de jours que se preparait le mouvement, les sections reculaient devant une prise d'armes, une attaque directe contre la Convention. La Commune etait divisee. Les comites revolutionnaires eux-memes ne pouvaient se mettre d'accord entre eux. Les clubs parlaient tres-haut et n'agissaient pas. Les Jacobins (lisez Robespierre) etaient pour une insurrection morale, c'est-a-dire sans doute pour une imposante manifestation de l'esprit public qui eut force les Girondins a donner leur demission. Seul l'Eveche tenait pour un coup de main; mais ce petit groupe de fanatiques ne pouvait rien faire par lui-meme. D'un autre cote, entre la Gironde et la Montagne, les vrais patriotes s'etaient depuis longtemps decides pour celui des deux partis qui representait le mieux la force et l'idee de la Revolution; neanmoins, soit lassitude, soit respect du droit, ils refusaient de marcher. Qui donc ebranlera la masse?... Ce fut une poignee d'agitateurs. Le vendredi 31 mai, a trois heures du matin, le tocsin sonna dans les tours de Notre-Dame, et se propagea de clocher en clocher. A ce signal, le rappel fut battu dans tous les quartiers de Paris. A huit heures, il y avait cent mille hommes sous les armes. La Convention s'etait rassemblee des le point du jour. Le commandant du poste du Pont-Neuf est a la barre, il dit qu'on etait venu lui proposer de tirer le canon d'alarme. Il s'y etait refuse; mais pendant qu'il acceptait les honneurs de la seance, le canon d'alarme part. Il est neuf heures du matin. A ce bruit, Danton s'ecrie: "Quelques personnes paraissent craindre le canon d'alarme. Celui que la nature a cree capable de naviguer sur l'ocean orageux n'est point effraye lorsque la foudre atteint son vaisseau. Sans contredit, vous devez faire en sorte que les mauvais citoyens ne mettent pas a profit cette grande secousse; mais si elle n'a ete imprimee que parce que Paris vous porte ses justes reclamations, si, par cette convocation peut-etre trop solennelle, il ne vous demande qu'une justice eclatante contre ses calomniateurs, il aura encore bien merite de la patrie. Dans un temps de revolution, le peuple doit se produire avec toute l'energie qui annonce la force nationale." Cette voix plus imposante et plus terrible que le canon d'alarme fait courir dans toute la salle des seances un frisson d'enthousiasme. A la fois impetueux et profondement habile, l'orateur ajoute: "Vous avez cree une commission impolitique..." PLUSIEURS VOIX.--Nous ne savons pas cela. DANTON.--Vous ne le savez pas, il faut donc vous le rappeler. Cette Commission des douze a jete dans les fers les magistrats du peuple, par cela seul qu'ils avaient combattu dans des feuilles cet esprit de moderantisme que la France veut tuer pour sauver la Republique. Pourquoi avez-vous donc ordonne l'elargissement de certains fonctionnaires publics? Vous y avez ete engages sur le rapport d'un homme que vous ne suspectez pas, un homme que la nature a cree doux, sans passion, le ministre de l'interieur (GARAT). En ordonnant de relacher un des magistrats du peuple (HEBERT), vous avez ete convaincus que la commission avait mal agi sous le rapport politique. C'est sous ce rapport que j'en demande, non pas la cassation, car il faut un rapport, mais la suppression." [Illustration: Carrier.] Jusqu'ici, par consequent, il ne s'agissait que de la Commission des Douze. Qu'elle soit dissoute et tout rentrera dans l'ordre. "C'est le seul moyen de sauver le peuple de ses ennemis, de le sauver de sa propre colere." Si au contraire les Girondins se montrent sourds aux conseils de la prudence, "le peuple fera pour sa liberte une _insurrection entiere_". D'un autre cote, l'amour-propre de la Gironde, sa dignite, si l'on veut, l'engageait a ne pas ceder devant les premiers signes de l'emeute. "Il faut, dit Vergniaud, que la Convention prouve qu'elle est libre; il ne faut pas qu'elle casse aujourd'hui la commission... Il faut qu'elle sache qui a donne l'ordre de tirer le canon d'alarme... S'il y a un combat, il sera, quoiqu'en soit le succes, la perte de la Republique... Jurons tous de mourir a notre poste." _S'il y a un combat_...Ces mots prouvent bien que la Gironde s'attendait a une lutte dans laquelle elle esperait encore ressaisir l'avantage sur ses adversaires. "Vous nous accusez, s'ecriait a son tour Rabaut-Etienne. Pourquoi? parce que vous savez que nous allons vous accuser." La Convention, il y a tout lieu de le croire, ignorait le travail qui s'etait fait pendant la nuit, travail de taupe qui avait creuse une mine profonde. La veille au soir, il y avait eu reunion a l'Eveche. Quelques rares quinquets eclairaient d'une lumiere brumeuse la salle ou se tenaient les seances. On distinguait ca et la dans cette penombre d'etranges tetes revolutionnaires; Dobsent, l'un de ceux qui avaient ete arretes par ordre de la commission des Douze, prit la parole. Son discours est une repetition exacte de ce que pensait et disait Marat dans sa feuille, et pourtant Dobsent n'etait point maratiste, il travaillait pour lui-meme. "Citoyens, s'ecria-t-il, depuis longtemps la division est au sein de la Convention nationale. Comment voulez-vous que l'ordre s'etablisse dans la nation, si le desordre et l'anarchie regnent dans l'Assemblee de ses representants? La faction qui trouble dans ce moment-ci l'union et l'harmonie de vos mandataires, citoyens, vous la connaissez tous, c'est la Gironde. Les Girondins sont des hommes qui voudraient arreter la Revolution a leurs idees, afin de s'en emparer et de la regir. Or, quelles sont les idees de ces hommes? Ils veulent faire succeder a l'ancienne aristocratie qui pesait sur vos tetes une aristocratie nouvelle mille fois plus accablante. Vous n'aurez quitte le joug des anciens nobles que pour tomber sous celui des parvenus insolents et mal eleves. Qu'on juge du vertige de ces valets de l'ancien regime, devenus maitres a leur tour! Ils ont toutes les passions des anciens suppots de la tyrannie, et ils ont moins qu'eux les bienseances. Vous etes plus eloignes de la liberte que jamais, car vous etes asservis au nom de la liberte meme. Avec des dehors brillants ou des formes seduisantes, ces hommes amollis par la bonne chere, par les femmes, par l'oisivete, demeurent faibles et indecis devant les grandes mesures; or, en revolution, il faut agir revolutionnairement. "Les Girondins resistent a l'unite de notre gouvernement, entravent notre marche, troublent la paix et le bon accord de l'Assemblee. Si vous les laissez faire, citoyens, de nos dissentions intestines naitront plusieurs republiques federees: les hommes les plus audacieux ou les plus adroits usurperont l'empire, soumettront la multitude a un nouveau joug, et le gouvernement aura change de forme sans avoir retabli la liberte. Croyez-moi, dans tout Etat ou quelques classes s'opposent avec acharnement a la tranquillite et a la felicite publiques, c'est folie de vouloir s'enteter a les convertir; il faut les retrancher. Dans des temps de revolution comme celui ou nous sommes, detruire les factions est un devoir; derriere les Girondins se cachent les royalistes, les federes, les mecontents, en un mot, tous ces hommes avec lesquels votre gouvernement n'est pas possible. Je vous engage donc a prendre d'assaut la Gironde, comme une forteresse qui couvre de sa protection les projets sinistres et les menees sourdes de nos ennemis. Aux armes! citoyens, levons-nous, et montrons que si nous savons exterminer les rois, nous n'ignorons pas non plus la maniere de detruire la tyrannie des factions. Demain, presentez-vous armes aux portes de la Convention nationale, et exigez qu'on vous livre les vingt-deux (les Girondins)." Se tournant du cote d'Henriot: "Henriot, tu es un brave citoyen et un homme de coeur; je te confie le commandement de l'insurrection. A demain!" L'Eveche avait un pied dans la Commune. Il forma un _Comite revolutionnaire_ ou _Conseil general_ qui siegea le 31 des le matin a l'Hotel-de-Ville; mais la direction du mouvement lui etait disputee par les Jacobins qui, de leur cote, avaient institue chez eux une _assemblee des commissions de sections_, ou de _Salut public_. Entre ces deux centres d'action l'emeute flottait indecise. Vers cinq heures du soir neanmoins le faubourg Saint-Antoine s'ebranle. Une sombre multitude entoure le palais des Tuileries; le souffle enflamme de cent a deux cent mille hommes se repand dans les airs. Des flots apres des flots battent les epaisses murailles derriere lesquelles siege la Convention. La salle est d'abord envahie par une deputation de Jacobins, a la tete de laquelle s'avance Lhuillier, un ancien cordonnier, alors procureur de la Commune et homme de loi. Il rappelle l'anatheme d'Isnard lance contre Paris; il demande qu'on mette en accusation des representants derriere lesquels les royalistes du Midi et de la Vendee abritaient leurs esperances, leurs criminelles manoeuvres. Des hommes armes de piques, de batons se repandent jusque sur les bancs des deputes. Pouvait-on deliberer sous la pression des envahisseurs? Le temple de la souverainete nationale n'etait-il point viole? Vergniaud propose de lever la seance. Le centre demeure immobile. Vergniaud sort, nul ne l'accompagne. Il rentre et voit la figure de Robespierre a la tribune. L'orateur (j'allais ecrire l'accusateur public) fut amer, penetrant, mais diffus. VERGNIAUD, de son banc.--Concluez! ROBESPIERRE.--Je conclus et contre vous: contre vous qui, apres la revolution du 10 aout, vouliez mener a l'echafaud ceux qui l'avaient faite; contre vous qui provoquez la destruction de Paris. Nouveau debordement de la multitude. C'est l'Eveche qui arrive. La salle est de plus en plus envahie. Jusqu'ici pourtant nulle violence. Pas un coup de fusil ne fut tire dans cette journee. Les ouvriers du faubourg Saint-Antoine apportent meme a la Convention des paroles de paix. "Legislateurs, s'ecrie l'un d'eux, la reunion vient de s'operer, la reunion du faubourg, de la Butte des Moulins et des sections voisines. On voulait que les citoyens s'egorgeassent, ils viennent de s'embrasser." Tout cela etait vrai. Ces sections soupconnees de royalisme et reunies au Palais-Royal venaient, en effet, de parlementer, de s'entendre et de se confondre dans le meme cri: "Vive la Republique!" Il fallait pourtant conclure, ainsi que l'avait dit Vergniaud. La commission des Douze fut cassee; on decreta que ses papiers seraient reunis au comite de Salut public. Ce comite fut charge d'en rendre compte "sous trois jours." Barere qui avait redige le decret ajouta qu'on "poursuivrait les complots." O Janus! O Tartufe! que dites-vous de ce tour de force? Des complots, mais lesquels? Des coupables, mais etait-ce les hommes de l'Eveche ou les Girondins? Barere se gardait bien de le dire. Tout etait-il fini? Oui, pour ce jour-la. Vergniaud lui-meme, voulant dissimuler la defaite de son parti, avait declare, au commencement de la seance, que le peuple de Paris avait bien merite de la patrie. Jamais il ne fut plus beau, plus grand comme orateur. C'etait le chant du cygne. La Convention sortit, descendit sur la terrasse des Feuillants et parcourut aux flambeaux les Tuileries, le Carrousel. Les deputes Girondins, dont on avait reclame la proscription et dont la chute etait si prochaine, assistaient eux-memes a cette fete. Le lendemain arriverent des nouvelles sinistres de la Vendee, de Lyon, de Valenciennes, de Mayence, de la frontiere d'Espagne: partout la Convention etait trahie, attaquee, menacee par l'ennemi du dedans et du dehors. Dira-t-on que ces desastres n'etaient point connus de la population, que le comite de Salut public les devorait en silence? L'etincelle electrique n'est point une vaine figure de langage. Paris en savait assez pour tressaillir de fureur et d'indignation. Sur qui devait tomber la responsabilite de ces malheurs? Avant le 10 aout, on accusait la Cour, les constitutionnels. La Cour ayant disparu, les constitutionnels etant rentres sous terre, on s'en prenait desormais a ceux qui se rapprochaient le plus de leurs principes, c'est-a-dire aux Girondins. Cette accusation etait-elle injuste? En ce qui regardait l'etranger, peut-etre; mais en ce qui concernait Lyon, Marseille, non pas. C'est sous le masque du girondisme, du moderantisme que ces deux grandes villes, en pleine revolte, avaient brave, defie la Convention. Les Girondins n'avaient alors qu'un parti a prendre: donner leur demission, hesitaient-ils par un sentiment d'honneur? Esperaient-ils ressaisir la majorite de la Convention? Comptaient-ils encore sur la plaine? Si telle etait leur illusion, ils connaissaient bien peu les grandes assemblees politiques. Dans chacune d'elles, il y a les elements d'une majorite stagnante a la surface, mais qui se deplace par des courants sous-marins selon que le vent du succes souffle a droite ou a gauche. Le centre appartenait a la Gironde, tant que la Gironde etait la plus forte; il se portait a present vers la Montagne. Le chef de la Gironde, madame Roland venait d'etre arretee par ordre de la commune. Dans la nuit du 1er au 2 juin, les comites revolutionnaires ne negligerent aucun moyen pour soulever la population. Cependant la nuit s'avancait et rien ne bougeait encore. Marat etait a l'Hotel de Ville: impatient, fougueux, inquiet, il promenait ses regards sur les quais endormis. A la vue de ce calme, le sang bouillonnait dans ses veines; il frappait du pied. Il y a ceci de remarquable que lui, si declamateur, si verbeux d'ordinaire, parla tres-peu durant ce sombre drame, dont il fut pourtant le principal acteur par son journal, ses menees sourdes et l'influence qu'il exercait sur la commune. Vers deux heures du matin un petit homme qui ressemblait a l'Ami du peuple etait suspendu avec trois ou quatre acolytes a la corde d'une des cloches dans les tours Notre-Dame. La cloche etait lourde; ils tirent, ils s'acharnent, ils s'enragent. On dirait ces gnomes que le moyen age se figurait suspendus la nuit aux fleches dea vieilles cathedrales. Enfin la cloche s'ebranle; le marteau souleve a grand peine retombe sur les parois d'airain; le tocsin sonne. C'est le glas de la mort pour le parti de la Gironde. Les coups de ce tocsin nocturne tombent sur les faubourgs indecis. On bat la generale dans toutes les rues, les autres cloches de la ville s'eveillent, les cris d'alarme se repondent dans les tenebres. Au milieu de tout ce mouvement, de ce cliquetis d'armes, de ce bruit de tambours, on entend l'impassible marteau des monuments publics qui frappe les heures de distance en distance. Il n'est personne qui n'ait remarque dans une nuit d'emeute ou de revolution, l'indifference solennelle de l'horloge. Cette voix d'airain qui marque sur le meme ton l'heure de la revolte ou de la tranquillite publique, etrangere aux passions, aux souffrances, aux agitations de l'homme, calme ainsi que tout ce qui sort de l'eternite pour y rentrer aussitot, elle parait dire: "Tuez-vous, egorgez-vous, si bon vous semble, vous n'aurez point l'honneur de troubler dans les espaces celestes la marche des astres a laquelle j'obeis." La veille, le 1er juin, les Girondins avaient soupe ensemble pour la derniere fois. Louvet leur proposa de fuir dans leurs departements, et de revenir a la tete d'une armee de Federes pour _delivrer_ la Convention. _Delivrer_, c'est le mot dont tous les partis politiques couvrent leurs attentats contre le droit et la liberte. On assure qu'ils rejeterent avec horreur cet appel a la guerre civile: soit; mais pourquoi faut-il pour leur honneur, pour leur memoire, pour leur justification devant la posterite qu'ils n'aient point toujours repousse un moyen aussi criminel de retablir dans le pays leur autorite meconnue? Le soir ils se refugierent rue des Moulins chez leur confrere Meillan, dans les vastes appartements duquel ils purent entendre les sombres rumeurs de la rue, le rappel des tambours, les proclamations lues a la clarte des torches, le bruit des armes, les allees et venues des patrouilles dans les tenebres. Se rendraient-ils le lendemain a la Convention? Cette question fut agitee, leurs amis les detournerent de cet acte d'heroisme, leur conseillerent l'absence, les garderent en quelque sorte de force. Barbaroux, Lanjuinais et deux ou trois autres echapperent seuls a ces obsessions d'une tendresse aveugle. Au point du jour on tira le canon d'alarme. Des colonnes de citoyens armes de piques et de fusils se portent vers le palais de l'Assemblee nationale; Henriot marche a leur tete avec de l'artillerie. Toute cette multitude serre d'une triple haie, herissee de lances et de baionnettes, l'enceinte ou la Convention tient ses seances. Henriot fait tourner la bouche des canons vers le chateau des Tuileries. Marat, aux premieres blancheurs du jour, parcourt le jardin, haranguant les ouvriers, ramenant doucement par la manche de la blouse les hommes du peuple qui semblent vouloir s'ecarter de ses conseils et de son mot d'ordre, communiquant a tous ce meme esprit de defiance qui etait si bien dans sa nature. La seance s'ouvre, Malarme preside. Les bancs de la droite sont presque deserts. Ou etait Vergniaud? Ou se trouvaient alors Condorcet, Brissot, Louvet? chez Meillan, sans doute. Malheur aux partis qui en temps de revolution desertent le terrain de la lutte! Dira-t-on que leur presence eut ete inutile, que la Convention n'obeissait plus qu'a la force? Ce serait injuste; l'Assemblee garda jusqu'au dernier moment un certain souci de sa dignite. Si elle finit par ceder aux sommations du dehors, c'est qu'elle ne considerait plus elle-meme les Girondins comme etant a la hauteur du mouvement revolutionnaire. Leur absence n'en fournissait-elle point la preuve? La seance debute mal pour les Girondins. Lecture est donnee d'une lettre adressee a la Convention par les administrateurs de la Vendee. Cette lettre desesperee annonce que tout est perdu, que tout tombe au pouvoir des rebelles. "Voila, conclut-elle, ou nous ont mene vos divisions et vos querelles dont vous vous etes plus occupes que des secours dont nous avions besoin." De tous les cotes affluent de sinistres nouvelles. On ecrit de Wissembourg: "Jamais les aristocrates ne leverent plus audacieusement le masque. Nous perirons en combattant; mais vous, legislateurs, ces puissants motifs ne devraient-ils pas vous faire abjurer toute haine particuliere pour ne vous occuper que du salut de la patrie." Les memes cris d'alarme partaient a la fois de la Lozere, de la Haute-Loire, de Lyon, ou huit cents patriotes venaient d'etre massacres par des reactionnaires qui arboraient le drapeau de la Gironde. Cette lecture faite au nom du Comite de salut public par Jean-Bon-Saint-Andre etait encore plus terrible pour les Girondins que le glas de l'agonie qui sonnait dans toute la ville. Une deputation de la Commune se presente a la barre: "Mandataires, dit l'orateur, en s'adressant aux membres de la Convention, le peuple de Paris n'a pas quitte les armes. Les colonnes de l'egalite sont ebranlees; les contre-revolutionnaires levent la tete, la foudre gronde, elle est prete a les pulveriser. Les crimes des factieux de la Convention sont connus; nous venons pour la derniere fois vous les denoncer. Decretez a l'instant meme qu'ils sont indignes de la confiance publique, qu'ils soient mis en etat d'accusation." La lutte s'engage terrible, implacable. De part et d'autre on s'accable de paroles brutales, de recriminations violentes. Le bruit du tambour qu'on bat dans toute la ville penetre, retentit jusque dans la salle des seances. Lanjuinais monte a la tribune: "C'est contre la generale que je veux parler." Profitant d'un moment de silence, il s'eleve avec force contre la tyrannie de l'emeute, contre les usurpations de la commune, contre la nouvelle petition "trainee dans la boue des rues de Paris." Plusieurs voix: "Il insulte le peuple!" Legendre: "Descends de la tribune, ou je t'assomme. Lanjuinais: "Commence par faire decreter que je suis un boeuf. Tout le monde sait que Legendre etait boucher. Le tumulte redouble. Les galeries avaient ete envahies de bonne heure par les Jacobins qui ebranlent la salle de cris et de trepignements. Il ne restait plus aux Girondins qu'une chance de salut, c'etait de s'immoler eux-memes sur l'autel de la Concorde, de donner leur demission. Isnard, Fauchet, le vieux Dussaulx, Lanthenas, offrent successivement de se poser en victimes expiatoires. Helas! il etait trop tard. Cette resolution qui, deux jours auparavant, aurait pu sauver la Gironde, ne servit qu'a l'amoindrir. "C'est un piege," murmura Robespierre. Marat qui ne voulait a aucun prix que sa proie lui echappat, s'ecrie. "C'est l'impunite pour les traitres." Il s'elance a la tribune et declare qu'il donne sa demission, si l'on consent au sacrifice de quelques membres se devouant eux-memes en holocauste. De leur cote Lanjuinais et Barbaroux protestent avec heroisme contre cette concession faite a l'emeute. Cependant la salle est cernee, gardee a vue, entouree d'energumenes qui empechent les deputes de sortir. La Convention reconnait avec horreur qu'elle est prisonniere. Le sentiment de sa propre dignite se revolte devant cet outrage. Retrancher les Girondins, passe encore; mais les livrer, mais subir, seance tenante, la pression de l'emeute, mais se deshonorer elle-meme aux yeux de la France et de la posterite, oh! non, mille fois non! Barere s'elance a la tribune: "Prouvons, dit-il, que nous sommes libres. Allons deliberer au milieu de la force armee; elle protegera sans doute la Convention." Plusieurs voix: "Oui, oui; on veut nous opprimer: sortons d'ici et faisons baisser devant nous les baionnettes." Le president (Herault de Sechelles qui venait de remplacer Malarme), descend du fauteuil; presque tous les membres de la Convention le suivent. Une trentaine de Montagnards restent seuls immobiles sur leurs bancs. Les deputes du centre et de la droite, sans compter beaucoup, du cote gauche, se precipitent vers la porte de bronze; la garde leur livre passage. Le president conduit l'Assemblee en procession dans les cours et dans le jardin des Tuileries. Elle se presente a toutes les issues qu'elle trouve fermees; elle ordonne qu'on lui ouvre une des grilles: refus. A l'entree de la place du Carrousel, elle rencontre l'artillerie qui barre le passage, soutenue qu'elle etait d'un triple rang de piques et de baionnettes. Herault de Sechelles, avec une noble attitude, signifie aux chefs de l'insurrection qu'ils doivent se retirer et laisser a la Convention son libre vote: "Nous voulons bien, ajoute-t-il, juger les vingt-deux; nous ne voulons pas qu'on nous les arrache par la force. Henriot, repond par un mot: "Canonniers, a vos pieces!" Le canon cette derniere raison des rois, etait maintenant celle de l'emeute. La Convention, cette assemblee si grande, si fiere, qui jugeait et punissait les rois, qui defiait toutes les cours de l'Europe, baisse la tete devant la tyrannie de la force et recule fremissante de colere. C'etait assez d'humiliations ainsi. Dans l'interieur de l'Assemblee les tribunes murmuraient. Marat qui etait d'abord reste a son poste, mais qui se leva de son banc et sortit, quand il craignit que la masse des deputes ne se fut echappee, rencontra la Convention dans un piteux etat de desarroi au Pont-Tournant. --Je somme l'Assemblee, dit-il, de rester dans la salle des seances. Honteuse, vaincue, consternee, la Convention reprend le chemin du Palais des Tuileries. A partir de ce moment, Marat est l'ame de l'Assemblee. Decrete naguere d'accusation, hue, honni, persifle quelques jours auparavant, il dispose maintenant a son gre du sort de ses ennemis; il recommande d'elaguer trois Girondins de la liste des vingt-deux: Dussaulx "vieillard radoteur, trop incapable pour etre chef de parti; Lanthenas, pauvre d'esprit, qui ne meritait pas l'honneur que l'on songeat a lui; Ducos, a qui l'on ne pouvait reprocher que quelques opinions erronees", et l'on efface ces noms, il conseille d'en inscrire d'autres a leur place, et on les inscrit. Le decret d'arrestation passa a une grande majorite, il est vrai que beaucoup de deputes s'abstinrent. Des que cette nouvelle est connue, l'insurrection debarrasse les abords du Palais national, toute cette multitude armee se retire au chant de _Ca ira_. Femmes, enfants, vieillards, s'en vont en melant leurs voix au terrible refrain. L'emeute rentre dans les faubourgs comme la lionne dans son antre. Ivres de vin et de patriotisme, ces farouches sans-culottes se quittent en jurant de mourir pour la liberte; les mains serrent les mains, tous les coeurs battent dans un seul coeur. On croyait enfin que la Convention delivree de ses luttes intestines marcherait d'un pas ferme vers les grandes mesures qui devaient assurer le bonheur public a l'interieur et la victoire de nos armees sur les champs de bataille. Il y avait alors pres d'Avignon un jeune officier d'artillerie, qui s'appelait quelque chose comme Buonaparte ou Bonaparte. Il ecrivit ces mots quelques mois apres la chute des Girondins: "Pour voir lequel des Federes ou de la Montagne tient pour la Republique, une seule raison me suffit, la Montagne a ete un moment la plus faible, la commotion paraissait generale. A-t-elle cependant jamais parle d'appeler les ennemis? Ne savez-vous pas que c'est un combat a mort que celui des patriotes et des despotes de l'Europe?... Je ne cherche pas si vraiment ces hommes, qui avaient bien merite du peuple dans tant d'occasions, ont conspire contre lui: ce qu'il me suffit de savoir, c'est que la Montagne, par esprit public ou par esprit de parti, s'etant portee aux dernieres extremites contre eux, les ayant decretes, emprisonnes, je veux meme vous le passer, les ayant calomnies, les Brissotins etaient perdus sans une guerre civile qui les mit dans le cas de faire la loi a leurs ennemis. S'ils avaient merite leur reputation premiere, ils auraient jete leurs armes a l'aspect de la Constitution; ils auraient sacrifie leurs interets au bien public; mais, il est plus facile de citer Decius que de l'imiter. Ils se sont aujourd'hui rendus coupables du plus grand de tous les crimes: ils ont, par leur conduite, justifie leur decret... Le sang qu'ils ont fait repandre a efface les vrais services qu'ils avaient rendus." Ces reproches s'adressaient a la conduite que les Girondins tinrent apres le 2 juin, a l'esprit de desordre que ces proscrits semerent bientot dans toute la France. [Illustration: Comite de salut public.] Mefions-nous pourtant des appreciations du cesarisme. De quel cote qu'il vint, l'evenement qui supprima les Girondins etait un coup d'Etat, et tous les coups d'Etat sont mauvais; celui du 2 juin 93 contenait en germe le 18 brumaire et le 2 decembre. Etait-ce d'ailleurs impunement que la Convention venait de se dechirer elle-meme. Tout acte porte avec lui ses consequences... La barriere de la loi etait franchie; l'ere de la proscription etait ouverte; le droit venait de succomber devant la force. Les vainqueurs avaient, ce jour-la meme, signe leur arret de mort. Ils y passerent tous, Dantonistes, Hebertistes, Robespierristes. Le 2 juin devait fatalement aboutir au 9 thermidor. Les Girondins mis en etat d'arrestation chez eux furent: Gensonne, Vergniaud, Brissot, Guadet, Gorsas, Petion, Salles, Chambon, Barbaroux, Buzot, Biroteau, Rabaut, Lasource, Lanjuinais, Grangeneuve, Lesage, Louvet, Valaze, Doulcet, Lidon, Lehardy, les ministres Claviere et Lebrun, les membres de la Commission des douze, Fonfrede et Saint-Martin exceptes. La chute des Girondins entraina la perte de quelques victimes qui tenaient fort indirectement a leur parti. Theroigne, au plus fort de la lutte, voulut s'elancer entre les deux camps, comme autrefois les femmes sabines se jeterent entre les combattants armes qui allaient dechirer le berceau de Rome. "Citoyens, s'ecriait-elle, ecoutez-moi: ou en sommes-nous? Toutes les passions qu'on a eu l'art de mettre aux prises nous entrainent et nous conduisent au bord du precipice... A mon retour d'Allemagne, il y a a peu pres dix-huit mois, je vous ai dit que l'empereur avait ici une quantite prodigieuse d'agents pour nous diviser, afin de preparer de loin la guerre et de la faire eclater au moment ou ses satellites feraient en meme temps irruption sur notre territoire. Dejouons ces intrigues; ne justifions pas par nos querelles intestines cette calomnie des rois et de leurs esclaves, qu'il n'est pas possible a un peuple de tenir lui-meme les renes de la souverainete; ne les autorisons pas a venir nous mettre d'accord." Cette charmante voix qui, cette fois, etait celle de la sagesse, se perdit dans le cri de guerre des partis dechaines. Vers l'epoque du 31 mai, Theroigne se trouvait au jardin des Tuileries, sur le passage de Brissot. Un groupe de femmes entoure le chef de la Gironde avec des huees et des trepignements de colere. La jolie Liegeoise, ecoutant plutot son coeur que sa raison, se jette sur ces furies pour defendre le depute qu'on insulte. Ce genereux mouvement, plus prompt que l'eclair, attire sur elle toute la tempete.--Ah! tu es brissotine, s'ecrient-elles en la saisissant; ah! tu es l'amie des federalistes et des traitres! Attends! attends! attends! Aussitot les forcenees de relever sa robe et...--Je m'arrete: sous cet indigne traitement, sa figure se couvrit d'un nuage pourpre, et sa raison d'un voile de tenebres. A dater de ce jour, on ne la revit plus. On apprit plus tard qu'elle avait ete renfermee dans une maison de sante au faubourg Saint-Marceau. La veille du 9 thermidor, elle ecrivit a Saint-Just la lettre suivante: "Citoyen Saint-Just, je suis toujours en arrestation; j'ai perdu un temps precieux. Envoyez-moi deux cents francs, et venez me voir; je vous ai ecrit que j'avais des amis jusque dans le palais de l'empereur. J'ai ete injuste a l'egard du citoyen Bosgue. Pourrai-je me faire accompagner chez vous? J'ai mille choses a vous dire. Il faut etablir l'union. Il faut que je puisse developper tous mes projets, continuer d'ecrire ce que j'ecrivais: j'ai de grandes choses a dire; j'ai fait de grands progres. Je n'ai ni papier, ni lumiere, ni rien; mais, quand meme, il faut que je sois libre pour pouvoir ecrire. Il m'est impossible de rien faire ici. Mon sejour m'y a instruite; mais, si j'y restais plus longtemps sans rien faire et sans rien publier, j'avilirais les patriotes et la couronne civique. Vous savez qu'il est egalement question de vous et de moi, et que les signes d'union demandent des effets. Il faut beaucoup de bons ecrits, qui donnent une bonne impulsion. Vous connaissez mes principes; j'espere que les patriotes ne me laisseront pas victime de l'intrigue. Je puis encore tout reparer, si vous me secondez; mais il faut que je sois partout ou je suis respectee. Je vous ai deja parle de mon projet; je demande qu'on me remette chez moi. Salut et fraternite." Elle etait folle. Theroigne paya cruellement ses excentricites. L'expiation la visita sous la forme de la maladie, et quelle maladie, grand Dieu! Elle vecut longtemps, releguee a la Salpetriere dans le quartier des incurables.--Reduite a ne pouvoir supporter sur ses membres aucun vetement, pas meme de chemise, ombre d'elle-meme, la malheureuse se cherchait dans les brouillards epais de ses reves. Couchee au fond d'une cellule petite, sombre, humide, sans meubles, elle repondait a ceux qui l'interrogeaient: "Je ne sais pas; j'ai oublie." Insistait-on, elle s'impatientait, parlait seule a voix basse, et l'on entendait sur ses levres les mots entrecoupes de _fortune, liberte, comite, revolution, coquin, decret_. Toute sa vie de courtisane et d'heroine se refletait dans son delire.--Elle conserva jusqu'a la fin des restes de beaute: on remarquait, surtout, la perfection de ses pieds et de ses mains. Elle mourut le 9 mai 1817, a l'age de cinquante-huit ans. Pauvre Theroigne! Revenons aux Girondins. Plus que tout autre, nous plaignons, nous admirons ces hommes remarquables par leur eloquence, interessants par leur jeunesse et leur ardent caractere. Qui pourrait neanmoins se dissimuler qu'ils ne fussent devenus un obstacle a la marche de la Revolution? Ils voulaient lui resister; elle les entraina, les broya sous les roues de son char. Les Girondins avaient le temperament, les idees et les tendances de la bourgeoisie eclairee. Avec eux tomba le dernier rempart de la classe moyenne. La Montagne en se soulevant sur leurs debris inaugura le regne de l'element populaire. L'unite de la representation nationale etait rompue; l'Assemblee avait ete humiliee par l'emeute; un precedent fatal menacait la liberte de la tribune: malgre tout, le drapeau de la Revolution sortit encore une fois de la lutte, indigne, dechire, mais triomphant. La responsabilite du coup d'Etat qui frappa les Girondins se partage entre la Commune, l'Eveche, le Club des Jacobins et quelques membres de la Montagne; Robespierre certes n'y fut point etranger; mais, d'apres le temoignage de tous les contemporains que j'ai pu consulter, le 2 juin fut surtout la journee de l'Ami du peuple.--Prends garde, Marat, la ligue vaincue aboutit a Ravaillac; les partis decimes se vengent par un coup de couteau. Causant un jour avec Lakanal, je lui demandais: "Et que pensez-vous des Girondins? --C'etaient des intrigants, repondit le grave vieillard. Cette epithete dont on abusait en 93 n'avait pas tout a fait le sens qu'elle a maintenant; elle voulait dire des hommes d'expedients et non des hommes de principes, des parlementaires cherchant plutot le succes que le bien public et la verite, des esprits a combinaisons subtiles et delies qui transigeaient trop aisement avec les partis monarchiques quand ils avaient besoin d'y trouver un point d'appui. XIV Incapacite des Girondins en fait de gouvernement.--Physionomie de la Convention apres le 2 juin.--Lettre de Marat.--Declin de l'Ami du peuple.--Systeme de bascule adopte par Robespierre.--Activite de la Convention apres la chute des Girondins.--Fondation du Museum d'histoire naturelle.--La Constitution de 93.--Alliance de la Gironde avec les royalistes.--Ce qui se passait dans le Calvados. La Gironde laissait, en s'evanouissant, la preuve de son impuissance. Apres avoir longtemps dirige les affaires, elle n'avait su ni vendre les biens des emigres et du clerge, ni soutenir la valeur des assignats, ni creer pour le tresor des ressources nouvelles, ni relever le moral de l'armee, ni ressusciter le travail et l'industrie, ni rassurer le commerce, ni encourager l'agriculture, ni apaiser les mouvements populaires, ni eteindre les foyers de la guerre civile, ni vaincre la contre-revolution, rien, elle n'avait rien fait: huit grands mois s'etaient perdus en querelles fratricides. Et pourtant a droite de la Convention il y avait un creux. Les regards se portaient involontairement sur ces sieges vides, hier si bien remplis et d'ou s'elevaient tant de voix eloquentes. A present, quel silence! quelques-uns des ardents Montagnards regrettaient du fond du coeur la chute de leurs adversaires. Garat raconte que Danton lui disait un jour: "Vingt fois, je leur ai offert la paix; ils ne l'ont pas voulue; ils refusaient de me croire, pour conserver le droit de me perdre; ce sont eux qui nous ont force de nous jeter dans le sans-culotisme qui les a devores, qui nous devorera tous, qui se devorera lui-meme." (_Memoires de Garat_.) Le lendemain du jour ou la Convention avait livre les vingt-deux, elle recut de Marat une lettre dont il fut fait lecture. "Citoyens, mes collegues, disait-il, quelques-uns me regardent comme une pomme de discorde, et etant pret, de mon cote, a tout sacrifier au retour de la paix, je renonce a l'exercice de mes fonctions de depute, jusqu'apres le jugement des representants accuses. Puissent les scenes scandaleuses qui ont si souvent afflige le public ne plus se renouveler au sein de la Convention! Puissent tous ses membres immoler leurs passions a l'amour de leurs devoirs, et marcher a grands pas vers le but glorieux de leur mission! Puissent mes chers confreres de la Montagne faire voir a la nation que, s'ils n'ont pas encore rempli son attente, c'est que les mechants entrainaient leurs efforts et retardaient leur marche! Puissent-ils prendre enfin de grandes mesures pour ecraser les ennemis du dehors, terrasser les ennemis du dedans, faire cesser les malheurs qui desolent la patrie, y ramener la joie et l'abondance, affermir la paix par de sages lois, etablir le regne de la justice, faire fleurir l'Etat et cimenter le bonheur des Francais! C'est tout le voeu de mon coeur." L'Assemblee ne voulut point accepter la demission de Marat; elle donna ses motifs par la bouche de Chasles: "Le parti de la Gironde, dit-il, ayant reussi a faire passer Marat dans les departements pour un monstre, pour un homme de sang et de pillage, afin de le separer d'une ville qui adoptait ses principes, ce serait donner gain de cause aux ennemis de la Revolution que de consentir a sa retraite." Il resta; mais, comme il arrive trop souvent aux hommes d'opposition et de lutte, Marat avait laisse sa force dans le succes. A dater du 2 juin, l'astre de Robespierre continue a croitre dans le ciel de la Revolution, et celui de l'Ami du peuple s'amoindrit de jour en jour. Le moment etait venu pour la Revolution de se calmer. Marat, cette fievre ardente, qui communiquait ses pulsations a la multitude; cette seconde vue, qui devoilait la trahison des chefs militaires et les complots des hommes d'Etat; ce porte-voix de toutes les fureurs democratiques, Marat desormais n'etait plus du tout l'homme qu'il fallait a la situation. Le bronze en fusion devait passer par la tete de Robespierre pour s'y figer et y recevoir l'empreinte de la froide raison d'Etat. La Revolution allait entrer dans une voie nouvelle: en detruisant l'ancien regime, elle avait pris l'engagement de tout reorganiser. Robespierre etait, qu'on nous passe le mot, un homme de juste milieu. Expliquons tout de suite dans quel sens. Est-ce a dire, comme le pretendait Proudhon, que l'avocat d'Arras eut fait un assez bon ministre de Louis Philippe en 1830? Ne confondons point les temps et les epoques; ne badinons pas avec l'histoire. Ce que nous affirmons, c'est qu'en 93 Maximilien s'empara d'une position haute, inexpugnable, entre les _moderes_ d'une part et de l'autre ce qu'on appelait alors les _enrages_. De cette ligne de conduite il ne se departit jamais. Lorsque plus tard les circonstances lui donnerent un pouvoir, d'autant plus fort que ce pouvoir n'etait point defini, aux plus mauvais jours de la terreur, il sut maintenir la hache en equilibre frappant a droite et a gauche sur les retardataires et les exageres. "Nous avons, disait-il des le 14 juin aux Jacobins, deux ecueils a redouter: le decouragement et la presomption, l'excessive defiance et le moderantisme, plus dangereux encore. C'est entre ces deux ecueils que les patriotes doivent marcher vers le bonheur general." Tout etait a creer: le code civil, l'uniformite des poids et mesures, le systeme decimal, un plan d'instruction publique, le partage des biens communaux, la regeneration des moeurs, l'organisation des armees et des services militaires, l'administration du telegraphe, mille autres organes du nouvel ordre social. La Convention n'avait guere ete jusqu'ici qu'une arene de gladiateurs; a peine les Girondins ont-ils disparu qu'elle se met courageusement a l'oeuvre. Debarrassee des luttes personnelles qui retardaient et entravaient son elan, cette grande Assemblee s'avance desormais avec une rapidite foudroyante vers la realisation des principes democratiques. Le 10 juin 1793, huit jours apres s'etre arrachee vingt-d'eux de ses membres, elle fonde, sur la proposition de Lakanal, le _Museum d'histoire naturelle_, veritable monument eleve a la philosophie et a la science, vaste encyclopedie de la creation se racontant elle-meme par des specimens du regne organique ou inorganique, empruntes a tous les climats, a tous les continents, a tous les ages du globe terrestre. Les orateurs venaient de se precipiter dans le gouffre qu'ils avaient eux-memes creuse; mais ils etaient remplaces par des hommes d'execution, des esprits pratiques, des citoyens a la fois energiques et calmes, portant devant eux la loi et la lumiere. L'artifice des historiens reactionnaires consiste a insister sur le cote tragique de la Revolution francaise, et a passer sous silence les eminents services qu'elle a rendus aux arts, aux sciences, aux belles-lettres, a l'agriculture, a l'industrie. Et c'est sur un sol ebranle par la guerre civile, convoite par l'ennemi, cerne d'un cercle de feu que se posaient les fondements de la societe moderne. Le Rhin, les Pyrenees, les Alpes, toutes les frontieres naturelles de la vieille Gaule sont forcees; qu'oppose la Convention a ce debordement de forces royalistes? Le fer et l'idee francaise. A l'interieur les evenements se precipitent. Le federalisme gagne chaque jour du terrain. Le midi de la France s'ebranle; la Bretagne tout entiere se souleve; le Calvados s'agite; le Jura menace; l'Isere gronde; Toulouse bouillonne; Bordeaux resiste; les deux grandes villes, Lyon et Marseille, nagent dans le sang. Paris est designe au feu du ciel par les departements revoltes; au milieu de cette conflagration generale, la Montagne ne s'emeut point: contre les ennemis du dedans et du dehors elle eleve un rempart moral, la Constitution. Dans la seance du 30 mai, la Convention avait adjoint au Comite de Salut public Herault de Sechelles, Couthon, Saint-Just, Ramel et Mathieu, en les chargeant de poser les bases de l'acte constitutionnel. Le 9 juin, dans la soiree, ils soumirent a leurs collegues du Comite le projet qu'ils avaient redige. Le lendemain, Herault de Sechelles en donna lecture a l'Assemblee nationale. Le 11, la discussion s'ouvrit; elle fut grave, solennelle, profonde. "Nous sommes entoures d'orages, s'ecria Danton, la foudre gronde; eh bien, c'est du milieu de ses eclats que sortira l'ouvrage qui immortalisera la nation francaise." Quelques chapitres de la Constitution donnerent lieu a des incidents pathetiques. "Le peuple francais, dit l'article IV, ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire." A ces mots, le Girondin Mercier demanda si l'on se flattait d'avoir fait un pacte avec la victoire. "Du moins, nous en avons fait un avec la mort," s'ecrie tout d'une voix la Montagne. Oeuvre de sentiment plutot qu'oeuvre de science, la Constitution de 93 a donne lieu de nos jours a beaucoup de critiques parmi lesquelles il s'en trouve sans doute de fondees. Le mieux est de n'envisager que les grandes lignes et les proportions generales du monument eleve a l'exercice universel et constant de la _souverainete populaire_. Pour la premiere fois, les droits du faible, du pauvre, de l'opprime furent inscrits dans nos institutions politiques. Elle proclamait, cette Constitution, le triomphe du devouement sur l'egoisme, de l'interet general sur l'interet particulier, le moyen pour tous les citoyens de se faire rendre justice, la mobilite des fonctions et des magistratures electives. Elle consacrait le droit inalienable pour chaque citoyen de jouir et de disposer a son gre de ses biens, de ses revenus, mais elle definissait la propriete _le fruit du travail et de l'industrie_. Non contente de precher vaguement la charite, la fraternite, elle declarait que _la societe doit la subsistance aux citoyens malheureux_, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens de vivre a ceux qui sont hors d'etat de travailler. En meme temps que le pain materiel, elle assurait aux classes souffrantes le pain de l'esprit, l'instruction commune. Ca et la, se detachaient des traits touchants: un etranger pouvait acquerir le droit de citoyen francais "en adoptant un enfant, en nourrissant un vieillard." La plupart des principes sur lesquels reposait l'edifice de la Constitution etaient visiblement empruntes a la philosophie du XVIIIe siecle. Redigee, votee au milieu des eclats de la foudre, elle etait tres-certainement l'oeuvre la plus democratique et la plus humaine qui fut jamais sortie des decisions d'une assemblee. On l'attendait avec une impatience fievreuse. Tout le monde croyait alors qu'elle serait le palladium de la liberte, qu'elle retablirait la paix a l'interieur en detruisant parmi les Francais les viles passions qui les divisent; on se disait qu'a la lecture de cette feuille de papier, les armes tomberaient de la main des ennemis et que les satellites des tyrans nous tendraient des bras fraternels. Illusion, sans doute; mais qui aurait le courage de blamer cette foi naive dans la vertu des principes, dans la toute-puissance des idees? C'est au contraire par la que nos peres furent grands et qu'ils ont resiste, seuls contre tous, a l'aneantissement de la France. Robespierre qui n'etait certes ni un esprit ingenu, ni meme un caractere enthousiaste, partagea lui-meme cette confiance. "La seule lecture du projet de Constitution, s'ecriait-il des le premier jour, va ranimer les amis de la patrie et epouvanter tous nos ennemis. L'Europe entiere sera forcee d'admirer ce beau monument eleve a la raison humaine et a la souverainete d'un grand peuple." On a dit que la Constitution de 93 etait inapplicable; il serait plus juste de dire qu'elle ne fut point appliquee, et de s'en tenir la. Les sections de Paris, les assemblees primaires, l'immense majorite des citoyens l'avaient recue et consentie par acclamation. D'ou vient donc qu'elle fut suspendue et ajournee a des temps meilleurs? Parce qu'on etait alors en guerre, et que la guerre reclame des mesures exceptionnelles, arbitraires, rigoureuses; parce qu'on etait en revolution et que l'acte constitutionnel avait ete redige en vue d'une Republique assise sur des bases regulieres et stables. Telle est la raison pour laquelle, apres avoir decouvert au peuple cette auguste statue, les legislateurs de 93 reconnurent le besoin de la voiler jusqu'a la paix. Helas! la paix ne devait point luire pour les hommes de cet age de pierre, tous voues au sacrifice, a l'echafaud, et l'ideal qu'ils avaient un instant derobe aux sommets de la raison humaine remonta vers les temples sereins de la philosophie, du droit et de la justice. Au milieu de ce mouvement des esprits qu'etait devenue la Gironde? Il serait injuste de croire qu'au 2 juin, la Convention voulut la mort des vingt-deux. Leurs ennemis les plus acharnes tenaient seulement a les ecarter de la lutte politique. On s'etait contente de les consigner chez eux sous la surveillance d'un gendarme. Quelques deputes Girondins, Vergniaud, Valaze, Gensonne, resterent a Paris; mais, prisonniers volontaires, ils ne cesserent d'adresser a la Convention des lettres violentes, de recriminer contre l'arret qui les avait frappes. Beaucoup d'autres se sauverent, c'etait leur droit. La facilite avec laquelle ils s'echapperent prouve d'ailleurs qu'ils etaient tres mal gardes. Fuir pour se soustraire a la main du tribunal revolutionnaire, passe encore; mais fuir pour attiser dans les departements le feu de la guerre civile, la etait le crime. Buzot, Gorsas, Barbaroux, Guadet, Meilhan, Duchatel s'elancerent sur l'Eure, le Calvados, la Bretagne. Dans cette partie de la France le terrain de l'insurrection etait tout prepare pour les recevoir. Peu de jours apres le 2 juin, deux Montagnards, deux representants du peuple, envoyes par la Convention a l'armee des cotes, Romme et Prieur, avaient ete arretes par des Girondins du Calvados. L'outrage etait sanglant et meritait un chatiment exemplaire. Par un sentiment d'abnegation personnelle, digne des heros de l'antiquite, les deux captifs avaient adresse le message suivant a leurs collegues: "Confirmez notre arrestation et constituez-nous otages pour la surete des deputes detenus a Paris." Elle etait venue a la tete de plusieurs, cette noble idee: pour desarmer l'indignation des departements, pour calmer leurs alarmes, en leur fournissant des garanties, plusieurs citoyens de Paris, des membres de la Convention nationale, Danton, Couthon et quelques autres s'etaient, des les premiers jours, offerts comme otages. L'attitude de la plupart des Montagnards n'avait alors rien de tres hostile pour les Girondins. On les plaignait, on leur eut volontiers accorde tous les moyens de securite personnelle. Qui changea ces dispositions favorables? La conduite des Girondins eux-memes. Quand on sut que Chasset et Biroteau couraient a Lyon ou la guillotine royaliste etait dressee contre les patriotes; quand on apprit que Rabaut-Saint-Etienne volait a Nimes et Brissot a Moulins; quand on annonca que des comites reactionnaires, ayant de vastes ramifications, s'organisaient a Caen, a Evreux, a Rennes, a Bordeaux, a Marseille; quand on eut tout lieu de soupconner que la Gironde tendait la main a la Vendee; quand arriva la nouvelle de la prise de Saumur par les Vendeens, coincidant avec le soulevement du Calvados, la fureur, l'exasperation ne connurent plus de bornes. Danton eclata, Robespierre refusa tout compromis avec les rebelles. Legendre proposa de detenir comme otages, jusqu'a l'extinction de la guerre civile, les membres du cote droit. Louvet, Lanjuinais, Kervelegan, Petion, qui etaient d'abord restes a Paris, allerent fortifier leurs amis dans le Calvados et s'appuyer a l'armee du Nord, qui etait commandee par le general de Wimpfen, un royaliste. Un grand parti politique ne repond pas que de lui-meme; il repond aussi de ses allies. Or, quand on voit les royalistes de toutes les nuances se cacher sous le masque du girondisme, le drapeau de la moderation servir d'etendard a la guerre civile et aux represailles sanglantes, les vaincus du 2 juin accepter eux-memes toutes ces transactions de conscience, le moyen de croire a la sincerite de leur profession de foi republicaine? [Illustration: Assassinat de Marat.] Que faisaient a Caen les Girondins? Ils prechaient l'insurrection, la revolte contre la representation nationale, la desobeissance aux lois. La peinture qu'ils faisaient des evenements du 2 juin et de la situation de Paris etait chargee des plus sombres couleurs. A les en croire, la Convention etait une caverne de brigands et de scelerats, un antre de betes fauves. Ils designaient surtout a la vengeance des _honnetes gens_ le _farouche Robespierre_, Danton, le _vil_ Marat. Heureusement le regne de ces buveurs de sang allait finir. Les terroristes etaient eux-memes frappes de terreur. Paris ecrase, asservi par une poignee de tyrans, n'opposerait aux armees provinciales aucune resistance; Paris ne demandait qu'a etre delivre. "Montrez-vous, s'ecriaient-ils, sous les murs de cette orgueilleuse capitale, et les citoyens, les soldats, les canonniers eux-memes viendront sans armes a votre rencontre; ils vous tendront les bras, ils vous accueilleront comme des sauveurs!" Certes, la provocation a l'assassinat politique etait a cent lieues de la pensee des Girondins; mais cette parole ardente, enflammee, exaltait surtout l'imagination des femmes. Beaucoup d'entre elles se figuraient que l'existence de trois ou quatre monstres etait le seul obstacle au bonheur de la France et, dans leur illusion, elles appelaient sur ces tetes maudites l'epee de l'ange exterminateur. Comment donc s'etonner que de Caen partit une nouvelle Judith? XV Marat alite.--Le docteur Charles.--Deputation du club des Jacobins.-- Mort de l'Ami du peuple.--Emotion des patriotes.--Les funerailles.--Le tableau de David. Les honneurs posthumes rendus a Marat.--Son entree triomphale au Pantheon. Depuis quelques jours, Marat etait malade et sa maladie faisait evenement dans les clubs. Des le 17 avril 93, il ecrivait a la Convention: "Accable d'affaires, charge de la defense d'une foule d'opprimes, et detenu chez moi par une indisposition tres-grave, je ne puis quitter mon lit pour me rendre a l'Assemblee." Apres le 2 juin, le mal fit des progres. La fievre du patriotisme, l'exces de travail, les inquietudes morales le devoraient; la rage du bien public etait la robe de Dejanire collee sur sa chair: elle le consumait a petit feu. Marat n'etait d'ailleurs plus Marat. Depuis le 2 juin, comme nous l'avons dit, l'epoque des grandes agitations revolutionnaires s'etait fermee. Son role des lors se trouvait amoindri, son influence s'evanouissait de jour en jour. Il avait meme ete oblige de combattre Jacques Roux, chef des enrages. Camille Desmoulins disait: "Au dela de Marat, dans l'ocean de la Revolution, on n'apercoit plus que l'infini, l'inconnu, terra incognita." Cet infini etait depasse. Marat descendu au second rang des exaltes, Marat conservateur, Marat borne, Marat defendant la societe contre les utopistes, n'avait plus de raison d'etre: c'est surtout de cela qu'il se mourait. Sans quitter le lit, il continuait d'ecrire son journal, le _Publiciste de la Republique_, d'adresser lettre sur lettre a la Convention, de lui tracer une ligne de conduite, de correspondre avec les clubs, de suivre la marche des evenements, et de recevoir la visite de quelques amis. L'un d'eux lui ayant apporte une denonciation en regle contre un savant nomme Charles, le visage du malade s'enflamma. Ce M. Charles, professeur de physique, avec lequel Marat s'etait battu en duel dans sa jeunesse, n'avait cesse toute sa vie de se montrer l'ennemi acharne de l'auteur des _Recherches sur la lumiere et sur l'electricite_; il le persifflait autrefois dans ses cours publics, le tournait en ridicule dans ses ecrits, lui faisait fermer la porte des journaux et des academies, le piquait en un mot de mille coups d'epingle a cet endroit de l'amour-propre que les savants, comme les ecrivains, ont tous si sensible et si irritable. Le moment etait venu de lui faire payer cher ces vexations. Marat avait sa vengeance sous la main.--"Pour qui me prenez-vous donc? dit-il en eclatant. Me croyez-vous l'ame assez basse pour me laisser conduire dans une accusation capitale par le ressentiment d'une injure faite a ma personne. Vous comprenez bien mal l'epreuve d'_epuration_ que conseille l'Ami du peuple. Ce Charles est un miserable qui m'a lachement maltraite dans ma jeunesse. Je meprise les mechants, mais je les plains encore plus que je ne les meprise; tant qu'ils restent hommes prives, tant que leurs menees n'entrainent pas la ruine des autres, je gemis tout bas sur leur corruption; mais je serais au desespoir de faire tomber un cheveu de leur tete. Je vais ecrire au ministre pour qu'on mette cet homme en liberte, s'il est detenu; pour qu'on evite de le poursuivre, s'il est libre." Le 23 juin, le bruit courut que les volontaires des departements marchaient sur Paris. "Qu'ils viennent! ecrivit-il dans son journal; ils verront Danton, Robespierre, Panis, etc., etc., si souvent calomnies; ils trouveront en eux d'intrepides defenseurs du peuple. Peut-etre viendront-ils voir le dictateur Marat; ils trouveront dans son lit un pauvre diable qui donnerait toutes les dignites de la terre pour quelques jours de sante, mais toujours cent fois plus occupe du malheur du peuple que de sa maladie." La femme de grand coeur qui remplissait aupres de l'Ami du peuple les devoirs d'epouse et de garde-malade lui ayant apporte du lait dans une modeste tasse de faience, il se tourna vers quelques visiteurs et leur dit en souriant: --Vous voyez si ceux qui me representent comme un ambitieux se trompent! J'ai, au contraire, des gouts simples et severes qui s'allient mal avec les grandeurs; en bonne sante, je sais etre heureux avec un potage au riz, quelques tasses de cafe, ma plume et des instruments de physique. D'autres m'ont prete des vues d'interet; mais ceux qui me connaissent savent que je ne pourrais voir souffrir un malheureux sans partager avec lui le necessaire. J'aime, d'ailleurs, la pauvrete par gout et parce qu'elle conseille les vertus plebeiennes. J'arrivai a la Revolution avec des idees faites. Les moeurs que notre gouvernement s'efforce d'etablir etaient depuis longtemps dans mon caractere, et je ne voudrais par pour tout au monde les changer. Cependant la maladie de Marat repandait l'inquietude parmi les societes populaires. Le 12 juillet, apres midi, la Societe des Jacobins, dont il etait president honoraire, decida que deux delegues, Maure et David, iraient recueillir des nouvelles certaines de sa sante. Marat, quoique tres-dangereusement malade, etait entoure dans ce moment-la de papiers et de journaux. Sa main _echappee_ tenait une plume, ecrivait ses dernieres pensees: --Vous voyez, mes amis, leur dit-il, je travaille au salut public. Il demeurait presque toute la journee et toute la nuit dans le bain; la fraicheur de l'eau calmait un peu les douleurs cuisantes qui s'etendaient sur tous ses membres. L'activite indomptable de Marat, son energie de caractere defiaient vaillamment la souffrance. Ce petit homme, have et amaigri jusqu'aux os, semblait le spectre du peuple travaillant jusque dans la mort. --L'homme, dit-il aux deux deputes qui etaient ses amis, n'est pas fait pour le calme. La nature nous montre, tout au contraire, qu'elle l'a forme pour le travail et le mouvement, puisque, au terme de cette vie bien courte, elle lui a prepare un lit ou il doit si longtemps reposer; le cercueil nous avertit de nous hater et de nous agiter le plus possible vers le bien public, avant que le sommeil ne vienne nous surprendre. Les deux deputes se retirerent sous le coup de l'admiration et de la douleur. --Nous venons de voir notre frere Marat, dit Maure en rentrant a la seance; la maladie qui le mine ne prendra jamais les membres du cote droit: c'est beaucoup de patriotisme presse, resserre dans un petit corps. Voila ce qui le tue. Le lendemain 13 juillet, Marat se reveilla de belle humeur: il se trouvait mieux et le dit a Simonne Evrard. Dans la matinee, vers onze heures, il recut d'une main inconnue le billet suivant: "Citoyen, j'arrive de Caen. Votre amour pour la patrie me fait presumer que vous connaitrez avec plaisir les malheureux evenements de cette partie de la Republique. Je me presenterai chez vous vers une heure. Ayez la bonte de me recevoir et de m'accorder un moment d'entretien; je vous mettrai a meme de rendre un grand service a la France." Pas de reponse; on insiste: "Je vous ai ecrit ce matin, Marat; avez-vous recu ma lettre? Je ne puis le croire, puisqu'on m'a refuse votre porte. J'espere que ce soir vous m'accorderez une entrevue. Je vous le repete, j'arrive de Caen; j'ai a vous reveler les secrets les plus importants pour le salut de la Republique. D'ailleurs je suis persecutee pour la cause de la liberte; je suis malheureuse; il suffit que je le sois pour avoir droit a votre protection." Il etait sept heures du soir. Un grand cri sortit tout a coup du cabinet ou etait Marat: "A moi, ma chere amie, a moi!" Simonne Evrard, Albertine, la soeur de Marat, et quelques femmes de la maison, se precipitent vers la baignoire. Marat etait dans un bain, perdant le sang a gros bouillons. Les yeux ouverts, il remuait la langue et ne pouvait tirer aucune parole. Il tourna la tete de cote et expira. Un couteau etait sur le plancher. Le commissionnaire Laurent Basse, qui etait occupe dans la maison a plier les numeros du journal de Marat, accourt aux cris que poussent les femmes. Il apercoit alors dans l'ombre une jeune et belle fille qui tournait le dos a la baignoire. Pour l'empecher de sortir, il lui barre le passage avec des chaises et lui en porte meme un coup a la tete. Elle chancelle et fait un pas vers la fenetre: les femmes se precipitent sur elle et lui tiennent les mains. Un chirurgien-dentiste qui logeait un etage au-dessus dans la maison, le citoyen Lafondee, etait descendu en toute hate. Il s'approcha de la baignoire teinte de sang. Marat avait la tete enveloppee dans un mouchoir blanc, un drap vert le couvrait jusqu'a mi-corps. L'Ami du peuple avait les yeux fixes et une large blessure s'ouvrait entre le sein gauche et la naissance du cou. Le bras droit trainait a terre. Le chirurgien chercha quelque signe de vie et n'en trouva aucun. Plus de pouls, plus de mouvement. On tira Marat hors de la baignoire; les gouttes qui tombaient une a une de son corps mouille marquerent du cabinet a la chambre a coucher une longue trainee d'eau melee de sang. On posa le cadavre sur un lit. Un autre chirurgien, Jean Pelletan, etait attendu; il vint et declara que le couteau avait penetre sous la clavicule du cote droit; le tronc des carotides avait ete ouvert. Nul espoir, tout secours etait inutile. Le commissaire de la section du Theatre-Francais, ayant ete instruit par la clameur publique qu'un assassinat avait ete commis rue des Cordeliers, 33, arriva sur-le-champ. Il trouva au premier etage, dans l'antichambre, plusieurs hommes armes et une femme dont on etreignait fortement les poignets. Il entra ensuite dans un cabinet ou etait une baignoire dont l'eau, rougie et agitee au moment ou l'on avait leve le corps, commencait a se calmer. Il vit une mare de sang sur le carreau; un homme venait d'etre tue la. Et cet homme etait un representant du peuple. Le commandant du poste voisin etait monte avec ses hommes de garde; sur l'ordre du commissaire, il fit passer la prevenue dans le salon pour proceder a l'interrogatoire. Elle declara se nommer Marie-Anne-Charlotte de Corday, native de la paroisse Saint-Saturnin-des-Ligneries, diocese de Seez, agee de vingt-cinq ans moins quinze jours et demeurant a Caen. Cependant Maure, Legendre, Drouet, Chabot et quelques autres deputes de la Convention etaient accourus au bruit de la mort de Marat. Le moment etait venu de faire subir a l'accusee la confrontation avec le cadavre. Elle passa accompagnee des hommes de justice dans la chambre a coucher. Chabot eclaira, un chandelier a la main, le lit ou etait etendu Marat. Cette chose nue et morte se detachait dans l'ombre, sous une lumiere blafarde qui la rendait encore plus horrible. A cette vue, la femme se troubla. La plaie ouverte a la gorge du mort avait cesse de jeter du sang; elle etait la beante et morne, sous les yeux de Charlotte Corday, comme une bouche qui l'accusait. "Eh bien! oui, dit-elle, avec une voix emue et pressee d'en finir, c'est moi qui l'ai tue!" A ces mots, elle tourna le dos au cadavre et traversa le salon d'un pas resolu. Dans la rue des Cordeliers, un rassemblement formidable grossissait de moment en moment. Des cris menacants retentissaient sous les fenetres de l'Ami du peuple, et demandaient la tete de l'assassin. Les visages se montraient, a la clarte des reverberes, sombres, bouleverses par la colere et l'indignation. Il etait minuit, l'interrogatoire etait termine. On avait envoye prevenir le Comite de salut public et le conseil de la Commune. Enfin la prevenue devait etre transferee de la maison de Marat a la prison de l'Abbaye; mais ne serait-elle point massacree en route? Voici le recit de Drouet: "J'ai conduit l'assassin a l'Abbaye. Lorsque nous sommes sortis, on la fit monter dans une voiture ou nous entrames avec elle, et tout le peuple se mit a faire eclater les sentiments de sa colere et de sa douleur. On nous suivit. Craignant que l'indignation dont on etait anime ne portat le peuple a quelques exces, nous primes la parole et nous lui ordonnames de se retirer; a l'instant, on nous laissa passer. Ce beau mouvement opera un effet singulier sur cette femme; elle tomba d'abord en faiblesse, puis, etant revenue a elle, elle temoigna son etonnement de ce qu'elle etait encore en vie." Quoique l'heure fut tres-avancee dans la nuit, tous les citoyens zeles du quartier Saint-Andre-des-Arts commencaient a s'emouvoir; la nouvelle de l'assassinat parvint bientot aux Cordeliers. Une piece de vers, ou Marat etait egale aux demi-dieux et a tous les grands bienfaiteurs de l'humanite, fut affichee a la porte et couverte pendant la nuit de cent vingt signatures. Le lendemain, au point du jour, on voyait ces mots placardes sur tous les murs: "Peuple, Marat est mort, tu n'as plus d'ami." Ces paroles se repetaient sur un ton lugubre de la ville aux faubourgs: "Marat est mort!" Les hommes du peuple avaient une figure desolee; les enfants verserent des pleurs; les femmes de la halle pousserent des cris de desespoir; les sans-culottes fremirent; ce fut une tristesse amere et terrible, la tristesse d'une armee qui a perdu son chef. Marat etait aime. Il lui ne manquait plus qu'une chose pour accomplir jusqu'au bout sa mission de sauveur du peuple, c'etait d'etre tue. Qu'on s'etonne de la grande popularite de cet homme, soit; mais le pauvre aime qui le defend, qui a souffert pour lui, qui lui ressemble par sa maniere de vivre. La superstition fit un dieu de Marat, une sorte de culte s'etablit autour de sa memoire. On attachait son buste et son portrait jusque sur le devant des maisons; des images, representant un coeur perce, coururent entre les mains des patriotes avec cette inscription: "Coeur de Jesus, coeur de Marat, ayez pitie de nous!" La valeur du divin Marat etait rehaussee aux yeux de la multitude par le don de seconde vue et de prophetie qu'on lui attribuait. Qui serait a present l'oeil du peuple? Le lendemain 14 juillet, la Convention s'etait reunie des le matin. Le president, Jean-Bon-Saint-Andre, dit d'une voix basse et fortement emue: "Citoyens, un grand crime a ete commis sur la personne d'un representant du peuple: Marat a ete assassine chez lui." Ces douloureuses paroles tomberent une a une dans le silence lugubre de la salle des seances. Tous les membres de la Montagne etaient consternes. A cet instant, plusieurs delegues des sections de Paris vinrent temoigner a l'Assemblee leur poignante douleur. Celle du Pantheon reclamait pour Marat les honneurs dus aux grands hommes. L'orateur parlant au nom de la section du Contrat-Social s'ecria: "Ou es-tu, David? Tu a transmis a la posterite l'image de Lepelletier mourant; il te reste un tableau a faire." David, de sa place.--Aussi le ferai-je! Le 15, sur la proposition de Chabot, la Convention decide qu'elle assistera tout entiere aux funerailles de Marat. Le peintre David fut charge de tracer le plan de la ceremonie funebre. "Sa sepulture, dit-il a la Convention, aura la simplicite convenable a un republicain incorruptible, mort dans une honorable indigence. C'est du fond d'un souterrain qu'il designait au peuple ses amis et ses ennemis; que mort il y retourne et que sa vie nous serve d'exemple. Caton, Aristide, Socrate, Timoleon, Fabricius et Phocion, dont j'admire la respectable vie, je n'ai pas vecu avec vous, mais j'ai connu Marat, je l'ai admire comme vous; la posterite lui rendra justice." On n'a point assez remarque la sagesse des hommes de 93 en appelant les arts aux secours des grandes scenes de deuil ou de rejouissance publique. Un peuple accoutume a croire par les yeux ne renonce point en un jour a ses habitudes traditionnelles. Si l'on veut rompre avec les anciens cultes, il faut du moins les remplacer par des fetes nationales. L'element dramatique est dans la nature humaine; il touche et passionne les masses. Pretendre qu'une nation franchisse tout a coup l'intervalle qui separe les anciennes croyances, de la philosophie nue et insensible est une pure chimere. Les idees ont besoin de s'incarner dans certaines formes materielles pour parler a l'imagination et au coeur des multitudes. On ne saurait surtout environner la mort de trop de pompes et de solennite. La Societe des Cordeliers, dont Marat avait ete l'oracle, reclama energiquement l'honneur de posseder ses restes, en attendant qu'il fut admis au Pantheon. Le 16, apres cinq heures du soir, commenca la ceremonie funebre. Au moment ou l'on descendit le cercueil dans la cour de la maison pour le conduire a l'eglise des Cordeliers, la soeur de Marat, dans le delire de la douleur, apparut a l'une des fenetres, tendant ses deux bras vers le ciel. De jeunes filles vetues du blanc et de jeunes garcons, portant des branches de cypres, environnaient la biere portee par douze hommes. La Convention suivait dans un silence religieux, puis venaient les autorites municipales, puis les sections, puis les societes populaires, puis la foule. Le cortege chantait des airs patriotiques: de cinq minutes en cinq minutes, la sombre voix du canon grondait et se melait a la douleur publique. La marche funebre dura depuis six heures du soir jusqu'a minuit. Le corps embaume de Marat fut expose dans l'eglise. On voyait aussi la baignoire ou l'Ami du peuple avait recu le coup mortel, et a cote de la baignoire le drap et la chemise tout rouges de sang. Quelques femmes fondaient en larmes. De rares flambeaux eclairaient l'eglise. Marat, etendu dans sa biere comme sur un lit de repos, avait garde dans les traits alteres de sa figure ce cri de douleur dans lequel il avait laisse sa vie. La Convention vint en masse jeter des fleurs sur le cadavre. On entendit un grand nombre de discours. "Hommes faibles et egares, s'ecria Drouet, vous qui n'osiez elever vos regards jusqu'a lui, approchez et contemplez les restes sanglants d'un citoyen que vous n'avez cesse d'outrager pendant sa vie!" Il etait une heure du matin; une belle lune d'ete eclairait la voute obscure du ciel quand le moment vint de proceder a l'inhumation. Il fut enterre dans le jardin des Cordeliers. Sur la pierre du caveau, on lisait cette epitaphe: _Ici repose Marat, l'Ami du peuple, assassine par les ennemis du peuple, le 13 juin 1793._ Le lendemain, son coeur, enferme dans l'un des plus beaux vases d'or du garde-meuble, fut transporte solennellement aux Cordeliers et suspendu a la voute de l'eglise. [Note: Il existe sur les depenses faites pour les funerailles de Marat un document curieux qui n'a jamais vu le jour; je l'extrais des Archives:. DEPENSES PUBLIQUES. _Memoires relatifs aux frais qu'ont occasiones les funerailles de Marat, vendemiaire an II._ Lettre du maire de Paris au ministre de l'interieur Pare. Paris, le 30 aout 1793, l'an IIe de la Republique. Noms des entrepreneurs et fournisseurs. Liv. / s. / d. MARTIN, sculpteur. Pour la construction du tombeau 2.400 BLAN, plombier. Pour la fourniture du cercueil 315 MOGINOT, macon. Pour la feuille de la fosse et la construction des murs du pourtour 108 / 12 LEGRAND, treillageur. Pour le treillage en quatre sens 226 HARET, macon. Pour transport de materiaux et autres objets 58 / 18 GOSSE, menuisier. Pour objets relatifs a l'illumination 109 DOISSY, tapissier. Pour tenture 168 D'HERBELOT, architecte. Pour menues depenses faites par lui 65 / 15 PITRON. Pour fourniture de vinaigre 30 / 16 BERGER. Pour journees 12 DUBOCQ. Pour fourniture de vin 11 / 9 SUIESSETIN. Pour fourniture de son 12 MELLIER, epicier 6 / 10 ROBERT, marchand de vin 7 / 10 MAILLE. Pour fourniture de vinaigre 4 / 13 Pour journees et nuits 12 Pour item 12 Pour houppe et pommade 2 Pour journees et boissons 13 / 10 Pour fourniture de satin turc 35 104 / 10 LOHIER, epicier. Pour fourniture de flambeaux, lampions et rats de cave, modere, d'apres les informations prises chez plusieurs epiciers, a la somme de 1.964 / 16 DANAUX. Pour differentes depenses acquittes par lui, la somme de 16 / 12 Total du aux entrepreneurs et fournisseurs 5.548 / 28 A laquelle il convient d'ajouter pour honoraires du citoyen Jonquet, qui a fait la verification de tous les memoires, pris les renseignements necessaires des commissaires de la section, la somme de 60 liv. Total general a payer, en attendant le memoire regle de l'embaumement du corps de Marat, _cinq mille six cent huit livres deux sous huit deniers_. GIRAUX, Architecte du departement de Paris. Le citoyen Deschamps demande 6 000 livres pour l'embaumement du corps de Marat. _Rapport au Directoire sur les funerailles du corps de Marat._ Le memoire de l'embaumement n'etait pas de ma competence et etant neanmoins susceptible d'une reduction assez forte, autant que j'ai pu le conjecturer, j'ai cru devoir m'adresser a un homme de l'art (le citoyen Desault, chirurgien-chef de l'Hotel-Dieu, connu par ses talents distingues) pour [illisible]] Marat etait mort comme il avait vecu, pauvre et martyr de ses convictions. On trouva chez lui vingt-cinq sous en assignats. "Je suis pret, avait souvent repete Marat, a signer de ma mort ce que j'avance." On trouva en effet, tachees de son sang, quelques pages ecrites qu'il destinait a son journal. [Illustration: Provocation d'Isnard, president de la Convention.] Cependant David avait pris l'engagement de peindre Marat tue dans son bain. Nuit et jour, il etait a l'ouvrage. Cette toile, qui est son chef-d'oeuvre, sortit enfin de l'atelier; il ecrivit au bas d'une main ferme: DAVID A SON AMI MARAT. Le tableau fut expose durant quelques jours sur un autel dans la cour du Louvre: on lisait au-dessus cette inscription: _Ne pouvant le corrompre, ils l'ont assassine_. Un crepe et une couronne d'immortelles surmontaient la peinture. "Voila! dit David quand on eut decouvert aux yeux de la foule curieuse et empressee l'image de Marat: je l'ai peint du coeur." Arriere le style academique! Sous la main revolutionnaire de l'artiste, le pinceau avait cette fois, libre de toute reminiscence classique, "reproduit les traits cheris du vertueux Ami du peuple". Le peintre a eu soin d'ecarter de son sujet _le personnage_ et le melodrame. Au moment ou se presente cette lugubre scene, le coup est porte. Marat a cesse de vivre; la femme a disparu, le couteau tombe a terre en dit assez. C'est dans les ressources de son art que David a cherche l'effet et le mouvement. Jamais le pinceau n'a poursuivi si avant la mort dans la vie, et cela sans effort, sans secousse, sans perte d'haleine; une lumiere drue et fluide eclaire d'un seul jet les bras nus du cadavre; la poitrine pleine d'ombre s'obscurcit puissamment; la blessure fixee a la gorge s'ouvre comme une bouche saignante; la tete semble endormie dans un eternel et profond sommeil; l'art de ce temps-la etait plus realiste qu'on ne le croit generalement; la Revolution, quoique sortie avant tout d'un mouvement d'idees, fut jusqu'au bout pleine de logique et de verite. De tous les ouvrages sortis de la main de David, celui-ci est le plus naturel, le mieux concu dans le sentiment moderne; c'est l'art comme nous le voulons, nous, fils du mouvement et de la forme, comme nous le sentons avec nos entrailles, emues et dechirees par les inquietudes de l'avenir. A cote de la baignoire est le gros billot de bois ou Marat executait les ennemis de la Revolution avec une plume trempee dans un encrier de plomb. Quand David eut termine son tableau, quand il eut peint l'homme tue, quand il eut tire de cette chair palpitante le dernier cri de l'agonie, quand il eut eclaire tout cela d'une lumiere tragique, alors il ecrivit au bas de la toile ces mots simples et touchants qu'on a eu tort d'effacer: _David a son ami Marat._ Charlotte Corday, en tuant Marat, lui rendit le plus grand service qu'on put alors lui rendre. Il commencait a s'eteindre: son absence de la Convention ou il ne joua jamais qu'un role secondaire, son idee fixe de dictature, la maladie qui le minait, tout contribuait a detourner de sa personne l'attention publique. Sa mort violente le ressuscita dans le coeur des multitudes. Marat, remercie cette fille! Une loi defendait d'accorder l'apotheose avant un certain nombre d'annees a partir du jour du deces. A la seance du 14 novembre 1793, David avait demande une exception en faveur de Marat. La Convention approuva, et decida que les restes de l'Ami du peuple seraient transportes an Pantheon; mais elle ne fixa point l'epoque de cette ceremonie funebre. Vivant, Marat avait ete desavoue par tous ses collegues; mort, c'etait a qui ferait son eloge. A plusieurs reprises et a divers points de vue, nous avons analyse ce caractere fertile en contrastes, mele de bien et de mal, terrible par exces de sensibilite nerveuse, cruel par une fausse vue de l'humanite. Il serait superflu d'y revenir; mais il faut pour la verite de l'histoire dissiper une erreur beaucoup trop repandue. Un assez grand nombre de beaux esprits se representent Marat comme le grand pourvoyeur de l'echafaud. On oublie qu'il n'exercait aucune fonction publique, que son influence sur la Convention etait tres-restreinte et qu'a la Commune meme il n'occupait qu'une tribune. Au moment ou il disparut de la scene politique, le nombre des victimes etait relativement peu considerable. Du 17 aout 1792 au 17 juillet 1793 (onze mois), le tribunal revolutionnaire n'avait condamne a mort que soixante-quatre personnes: c'etait trop sans doute; mais combien cette proportion s'accrut dans la suite! Or la liste des soixante-quatre supplicies ne contient pas la moindre trace d'une denonciation faite l'_Ami du peuple_. Dira-t-on que s'il n'a pas eu le pouvoir entre les mains, ses ecrits sanguinaires, ses provocations au meurtre, son delire de paroles violentes, ont puissamment contribue a l'etablissement du regime de la Terreur? C'est une autre question; mais encore est-il bon de faire observer qu'en temps de revolution les feuilles volantes n'exercent point une action tres-durable. Autant en emporte le vent. D'un autre cote, dans les derniers mois de sa vie, l'Ami du peuple, oblige de lutter contre les enrages, les Varlet, les Jacques Leroux, les Leclerc, etc., etc., avait beaucoup modifie son langage et ses opinions excentriques; qui sait jusqu'ou il serait alle dans cette voie de moderation et d'humanite? Terminons tout de suite l'histoire de cette destinee bizarre: On placa le portrait de Marat, peint par David, dans la salle des seances de la Convention. Son ombre revenait, en quelque sorte, s'asseoir au milieu de la Montagne. Chaque jour on prononcait son nom. "Il y a quelque chose de terrible, s'ecriait Saint-Just, dans l'amour sacre de la patrie. Il est tellement exclusif, qu'il immole tout sans pitie, sans frayeur, sans respect humain, a l'interet public; il precipite Manlius, il entraine Regulus a Carthage, pousse un Romain dans un abime, et jette Marat au Pantheon, victime de son devouement!" L'Ami du peuple reposait toujours dans le jardin des Cordeliers, pres de ces arbres qu'il avait connus, dans ce coin de terre qu'il avait aime et ou, plus d'une fois, il etait venu chercher un refuge contre les poursuites des alguazils. Que ne l'a-t-on laisse dormir en paix sous ses chers ombrages? Mais non, tout devait etre extraordinaire dans la vie comme dans la mort de cet homme qui _s'etait fait holocauste pour l'amour du peuple_. Chose etrange! ce fut apres le 9 thermidor, le 18 septembre 1794, que Leonard Bourdon annonca, pour le 21, le jour de la translation des restes de Marat au temple des grands hommes. La veille, le corps de l'Ami du peuple avait ete depose dans le vestibule de la Convention, au pied de la statue de la Liberte. Le lendemain, 21 septembre 1794, fut un jour de fete. Deux autels s'elevaient sur la place du Carrousel; il y avait aussi une sorte d'obelisque en bois, au pied duquel se creusait un caveau: la figuraient le buste de Marat, sa lampe, sa baignoire et son ecritoire de plomb. La lampe etait celle qui avait eclaire les veilles laborieuses de cet ecrivain; elle s'etait eteinte avant le jour, comme son maitre, apres avoir longtemps brule, comme lui, pour la Revolution. La Convention se rendit en silence au lieu ou etait le cercueil. La chemise sanglante de la victime, le corps couche tout de son long sur son lit funebre et recouvert d'un drap noir; le couteau teint encore de son sang, la soeur du trepasse, morne et chancelante au pied de sa tombe; tout cela formait une scene imposante et triste. Apres un instant de reflexion muette, le president monta pres du mort et posa sur son cercueil une couronne de feuilles de chene. C'etait la seconde que l'on decernait a Marat. En sortant du tribunal revolutionnaire, n'avait-il point ete ramene avec les memes honneurs sur les bancs de la Convention? mais, cette fois, le triomphateur manquait au triomphe. Le cortege se mit en marche. Un detachement de cavalerie, precede de sapeurs et de canonniers, ouvrit les voies; il etait suivi de tambours voiles qui prolongeaient leurs roulements sourds de moment en moment; un grand nombre d'eleves de l'Ecole de Mars marchaient derriere eux, pele-mele. Le char s'elevait pompeusement, ombrage de quatorze drapeaux, et s'avancait, au pas des chevaux, entre quatorze soldats blesses sur le champ de bataille. Des groupes de meres eplorees conduisant des enfants par la main, des veuves, des pauvres, des vieillards, suivaient lentement le cortege. La foule etait immense; de jeunes filles voilees se presentaient de distance en distance, devant le cercueil, pour y semer des fleurs; une femme qui avait de longs cheveux denoues les coupa devant tout le monde et les jeta, comme un trophee, sur le drap noir! le coeur se remplissait, pendant cette marche lente et glorieuse, d'emotions diverses; la nouvelle d'une victoire remportee par les Francais devant les murs de Maestricht acheva de couronner la fete; il fallait le bruit du canon de l'ennemi a l'ovation de ce vainqueur pacifique, qui avait detrone les rois par l'artillerie de la raison et de la justice. Il y eut plusieurs stations: on entendit un grand nombre de discours; quelques-uns retracerent avec plus ou moins de bonheur les principaux traits de la vie de Marat; mais de tous ces orateurs, le plus eloquent dans son silence, c'etait le mort. Ce savant inquiet, parti d'en bas pour detroner Newton, et qui etait arrive a renverser Louis XVI; ce juge d'un roi condamne a mort, qu'une femme a son tour avait juge; cet enfant du peuple traine avec des honneurs souverains par les mains de ses freres vers le Pantheon, au moment ou l'on dispersait la cendre des majestes de Saint-Denis; tout cela remplissait la ceremonie funebre de grandes et melancoliques pensees. Chemin faisant, un orateur harangua le mort pour lui demander s'il etait satisfait des honneurs qu'on lui rendait. A ces mots, le cercueil fit semblant du S'ouvrir, un homme se dressa tout droit et a demi nu dans son linceul; c'etait l'ombre de Marat qui venait remercier les Francais et les encourager a mourir comme lui pour la Revolution. Ce coup de theatre etait ridicule, mais le cortege ne tarda pas a se remettre en route. Dans les intervalles de silence que marquait le bruit des caisses militaires, recouvertes d'un drap noir, on recitait a demi-voix et sur un ton de psalmodie lugubre: "Marat, l'ami du peuple, Marat, le consolateur des affliges, Marat, le pere des malheureux." Enfin on vit blanchir de loin la facade du Pantheon; le cortege arriva sur la place a trois heures et demie. Au moment ou l'on descendait du char le cercueil de l'_Ami du peuple_, on rejetait du temple, par une porte laterale "les restes impurs du royaliste Mirabeau". Marat avait toujours ete l'ennemi acharne de Mirabeau; ces deux hommes se rencontraient maintenant face a face dans la mort, l'un poussant l'autre, 93 chassant devant lui 89: les hommes et les epoques vont se detronant, de nos jours, jusque dans la posterite. Mirabeau, les mains liees dans le linceul, ceda sa place au nouveau venu, a ce folliculaire a peine remarque de son temps, mais que le flux des evenements avait amene peu a peu jusqu'aux marches du temple. S'il est permis de preter un reste de vie sourde et latente aux cadavres, Mirabeau, qui connaissait les vicissitudes de la gloire et de la popularite, a du recevoir son successeur avec un amer ricanement; car les tombeaux ont aussi leurs destinees: _habent sua fata sepulcra._ Marat, en effet, devait etre a son tour chasse du Pantheon et sa depouille mortelle jetee dans un egout. Arrive devant le Pantheon, le convoi s'arreta. Un huissier de la Convention lut a haute voix le decret qui accordait a Jean-Paul Marat les honneurs du Pantheon: Le corps fut descendu du char et porte sur une estrade qui s'elevait sous le dome du temple. Le president de la Convention fit un discours dans lequel il resumait les titres de l'Ami du peuple a l'immortalite. La ceremonie se termina par un hymne de Marie-Joseph Chenier, mis en musique par Cherubini. Marat pantheonise n'en etait que plus redoutable aux ennemis de la Republique. Cette terreur tenait vraiment du merveilleux. L'Ami du peuple, l'implacable fleau des aristocrates, les poursuivait, disait-on, du fond de son sepulcre. On fit courir le bruit que son ombre revenait la nuit dans cette sorte de crypte ou etaient gardes sa lampe, son buste, sa baignoire, et ou l'on placait tous les soirs une sentinelle. La verite est qu'un matin le poste du Louvre etant venu relever de faction un jeune gentilhomme nomme d'Estigny, qui avait passe la nuit dans le caveau, on le trouva mort. A dater de ce jour, on cessa de garder la baignoire et les objets qui retracaient aux yeux le souvenir de Marat. XVI Second mariage de Danton.--Il propose a la Convention un gouvernement revolutionnaire.--Motifs sur lesquels il appuie cette vigoureuse mesure.--Opposition de Robespierre.--Soulevement des enrages contre Danton.--Reorganisation du Comite de salut public.--Les souvenirs de Barere. Le 17 juin 1793, Danton s'etait remarie. Il y avait quatre mois, jour pour jour, qu'il avait perdu sa premiere femme. On sait s'il l'adorait. Sept jours apres l'enterrement, il avait fait exhumer le cadavre et mouler la figure de cet etre cher pour l'embrasser une derniere fois. C'etait elle qui, en mourant, lui avait conseille de s'unir a sa meilleure amie, voulant assurer par ce second mariage une mere a ses enfants. La jeune fille qu'il devait epouser, mademoiselle Louise Gely, n'avait encore que seize ans et etait sans fortune. Elle appartenait a une famille bourgeoise et royaliste. On comprend que le pere, ancien huissier-audiencier, attache aux prejuges de l'ancien regime, homme d'ordre, y regardat a deux fois avant de donner sa fille au fougueux revolutionnaire. La mere etait devote, elle refusa son consentement, si la ceremonie n'etait point celebree selon toutes les regles de l'orthodoxie. Danton fit a l'amour le sacrifice de ses principes; il se maria selon le rite catholique devant un pretre refractaire. La seconde femme de Danton etait frele et jolie. Il l'aima jusqu'a la passion; mais etait-ce bien la compagne de son ame? Le spectre d'Antoinette-Gabrielle Charpentier ne hantait-il point avec tristesse ce lit de roses dans lequel le grand tribun s'amollissait au milieu des delices de la volupte? Revenons aux evenements politiques. La Convention repugnait a se donner un maitre, et elle avait bien raison; mais en fuyant Charybde elle s'etait jetee dans Scylla. La crainte et l'horreur de la dictature conduisaient le pays tout droit a l'anarchie. Nous allions perir sous le poids de nos revers. Toute la frontiere du Nord etait perdue, Cambrai bloque, le Rhin force, Mayence rendu, Landau assiege, l'ennemi aux portes de l'Alsace. Pour la seconde fois, les Vendeens avaient repousse, dissipe l'armee de la Loire. La guerre civile disputait a la Convention les deux tiers du territoire. La disette faisait des ravages dans les campagnes. Les armees manquaient de tout. Nulle organisation, aucune discipline: l'incapacite s'etait emparee de tous les services publics. Ne fallait-il point a tout prix sortir de ce chaos? Oui, mais le moyen? Ce fut Danton qui apporta le _fiat lux_. "Que la lumiere soit!" Dans un male discours, il proposa la creation d'un gouvernement revolutionnaire. "Le moment, dit-il, est arrive d'etre politique ... nous n'aurons de succes que lorsque la Convention, se rappelant que l'etablissement du Comite de salut public est une des conquetes de la liberte, donnera a cette institution l'energie et le developpement dont elle peut etre susceptible. Il a en effet rendu assez de services pour qu'on perfectionne ce genre de gouvernement. "Eh bien! soyons terribles, faisons la guerre en liens. Pourquoi n'etablissons-nous pas un gouvernement provisoire qui seconde, par de puissantes mesures, l'energie nationale? "Il faut que les ministres ne soient que les premiers commis de ce gouvernement. "Je sais qu'on m'objectera que les membres de la Convention ne doivent pas etre responsables. J'ai deja dit que vous etes responsables de la liberte, et que, si vous la sauvez, alors seulement vous obtiendrez les benedictions du peuple. "Qu'il soit mis cinquante millions a la disposition de ce gouvernement, qui en rendra compte a la fin de la session, mais qui aura la faculte de les employer tous en un jour, s'il le juge utile. "Une immense prodigalite pour la cause de la liberte est un placement a usure. Soyons donc grands politiques partout. "Si vous ne teniez pas d'une main ferme les renes du gouvernement, vous affaibliriez plusieurs generations par l'epuisement de la population; enfin vous la condamneriez a l'epuisement et a la misere; je demande donc au nom de la posterite que vous adoptiez sans delai ma proposition." Certes, Danton etait bien l'homme qu'il fallait pour proposer cette grave mesure de salut public. Tout le monde savait que, soit independance de caractere, soit fierte d'ame, soit paresse, il dedaignait le pouvoir. Marat, qui se connaissait en hommes, avait ecrit de lui: "Il reunit et les talents et l'energie d'un chef de parti; mais ses inclinations naturelles l'emportent si loin de toute idee de domination qu'il prefere une chaise percee a un trone." L'image n'est point heureuse; toutefois a _la chaise percee_ substituez _la tribune_ et l'idee sera juste. L'orateur avait d'ailleurs pris soin de prevenir la Convention qu'il n'entrerait dans aucun comite responsable, qu'il conserverait sa liberte tout entiere, qu'il se reservait la faculte de stimuler sans cesse les membres du gouvernement. "Etant peu propre a ce genre de travaux, disait-il, je ferai mieux en dehors du comite; j'en serai l'eperon au lieu d'en etre l'agent." Apres tout, Danton ne proposait rien de nouveau: ce Comite de salut public existait; nous avons dit quels en etaient les statuts. De quoi donc s'agissait-il? d'etendre ses attributions, de lui soumettre les ministres et tous les autres agents du pouvoir executif, de lui confier des fonds, en un mot, d'en faire une machine de gouvernement. Il y a deux mois, ce projet eut sans doute ete rejete avec horreur; mais dans les circonstances critiques ou l'on se debattait, lorsque tout s'en allait a la derive, lorsque la revolte des Girondins et la guerre etrangere menacaient d'emporter la France dans un deluge de sang, a quelle autre branche se raccrocher? Couthon, Saint-Andre, Lacroix, Cambon, Barere appuyerent la motion: un seul la combattit, Robespierre. Depuis le 26 juillet, Maximilien faisait partie du Comite avec Barere, Thuriot, Couthon, Saint-Just, Prieur (de la Marne), Robert Lindet, Herault de Sechelles; avait-il peu de gout pour l'exercice direct du pouvoir? craignait-il de compromettre sa popularite en se chargeant des consequences de cette dictature a neuf tetes? "Vous redoutez la responsabilite, s'ecria fierement Danton. Souvenez-vous que, quand je fus membre du conseil, je pris sur moi toutes les mesures revolutionnaires. Je dis: Que la liberte vive; et perisse mon nom!" Il n'en est pas moins vrai que sa proposition fut tres-mal accueillie en dehors de l'Assemblee par les Vincent, les Varlet, les Leclerc, les Roux, et autres amis d'Hebert. Toute la meute des enrages aboya contre Danton. Ce Roux etait un pretre defroque qui des le premier jour avait decrie la Constitution et qui avait donne le conseil d'assassiner les marchands, les boutiquiers, parce qu'ils vendaient trop cher leurs denrees. Denonce par Marat vivant comme un saltimbanque, il avait trouve le moyen de le voler dans sa tombe. Sous le titre de _Publiciste de la Republique francaise, par l'ombre de Marat, l'Ami du peuple_, il continuait le journal du defunt. Meme format, meme epigraphe; nulle ressemblance dans les doctrines. Marat eut rougi de son ombre. Leclerc etait un intrigant venu de Lyon pour chercher fortune dans la boue sanglante des ruisseaux. Vincent, secretaire general de la guerre, brouillon et avide, age de vingt-cinq ans, se croyait homme et n'etait qu'une bete feroce. Hebert, ancien vendeur de contre-marques a la porte des theatres, editeur du _Pere Duchesne_ qu'il avait trouve moyen de faire subventionner par le ministre de la guerre, orateur a la parole facile, membre de la Commune, exercait une influence malsaine qui, a juste raison, inquietait deja Robespierre. Tous ces hommes etaient trop interesses a perpetuer l'anarchie, dont ils se servaient comme d'un moyen d'intimidation et de tyrannie personnelle; ils tenaient trop, ainsi qu'on dit, a pecher en eau trouble pour ne point execrer toute idee de gouvernement. La proposition de Danton fut donc denoncee par eux comme un attentat a la souverainete du peuple. Le vieux lutteur des Cordeliers n'etait plus a leurs yeux qu'un traitre, un vendu marchant sur les traces de Mirabeau. Quoique cette mesure de haute politique fut alors repoussee, ou tout au moins ajournee, l'avenir prouva que Danton avait frappe juste. C'est en concentrant, plus tard, ses pouvoirs dans un comite souverain que la Convention put abattre l'insurrection, discipliner les armees et deconcerter les manoeuvres des royalistes. Peu a peu les membres du Comite de salut public se partagerent les roles. Herault de Sechelles et Barere surveillerent les affaires etrangeres. Billaud et Collot-d'Herbois s'attribuerent la correspondance des departements et des representants en mission dans l'interieur. Lindel et Prieur de la Marne furent charges des approvisionnements et des subsistances; Jean-Bon-Saint-Andre prit pour lui la marine. Saint-Just s'occupa des institutions et des lois constitutionnelles, Couthon, etant infirme, venait peu au Comite; il se reserva la police. Le Comite de salut public, ainsi reorganise, prit l'initative de toutes les mesures qui devaient affermir le gouvernement republicain. [Illustration: Defile du cortege sur les boulevards.] Le 28 mars 1832, Barere afflige d'un asthme, etait couche sur un sopha; il appelait cela _mener la vie horizontale_. L'ancien conventionnel logeait alors dans une petite chambre pres des halles. Beau parleur et se sentant en verve ce jour-la, il causait volontiers avec un ami de la grande epopee revolutionnaire. Un jeune visiteur l'ecoutait religieusement, et recueillait les paroles de Barere sur des morceaux de papier, ecrits au crayon, dans le fond de son chapeau; voici une de ces notes: "Il y a de grandes choses qui ne se reproduiront jamais, au moins sous les memes formes.--Je voudrais voir un tableau representant la petite salle ou se reunissait le comite de Salut public; la neuf membres travaillaient jour et nuit sans president, autour d'une table couverte d'un tapis vert; la salle etait tendue avec un papier de meme couleur. Chacun avait sa specialite. Souvent, apres un sommeil de quelques instants, je trouvais a ma place un monceau enorme de papiers, compose de bulletins des operations militaires de nos armees. Leur lecture me servait a faire le rapport que je lisais a la tribune de la Convention.--Quand un soldat avait fait un trait remarquable, on lui donnait un morceau de papier sur lequel etait transcrit le decret de la Convention qui lui declarait qu'il avait bien merite de la patrie.--Nos soldats battaient les ennemis de la France avec des epaulettes de laine. "Autour de notre petite salle de reunion, nous avions forme nos bureaux dans la salle de Diane: c'etaient la nos bras.--Nous voulions donner a la France des idees d'economie: sans cela elle n'aurait jamais pu faire toutes les grandes choses qui etonneront l'univers.--C'est moi, qui ai fait placer les figures des consuls romains sous les portiques de la galerie des Tuileries, qui donne sur le jardin, ainsi que les bustes qui sont dans les niches de la facade. "Il y a de grandes choses, je le repete, qui ne reparaitront jamais; la France n'aura jamais toute l'Europe a combattre; le regime de la terreur ne reviendra pas plus que le despotisme exclusif. "Visconti me disait: "Ce que les hommes de votre epoque ont fait ne peut pas etre compare avec les grands evenements de l'antiquite; Demosthene a la tribune luttait contre ses compatriotes pour les engager a repousser les seductions de Philippe; Caton contre Catilina; vous, vous avez lutte contre l'interieur et contre toute l'Europe." Barere avait fait preuve d'un caractere ondoyant et pusillanime; acteur consomme, il avait joue tous les roles; mais ce beau vieillard, cet eloquent orateur, n'en etait pas moins un temoin curieux et imposant de la grande epoque a laquelle il survivait. XVII La fete du 10 aout 1793.--L'education publique par les beaux-arts.--Retour a la nature.--La fontaine de la Regeneration.--David et Herault de Sechelles.--Defile du cortege sur les boulevards.--Egalite des rangs et des conditions humaines.-- Honneurs rendus aux Aveugles, aux Enfants-trouves, aux Vieillards.--Deuxieme station: L'arc de triomphe eleve en l'honneur des citoyennes.--Troisieme station: La statue de la Liberte.--Quatrieme station: Les Invalides.--Cinquieme station: Le Temple funebre. Le peuple aime les fetes. La Convention le savait bien et ne negligeait aucune occasion de fonder le culte de la Patrie. Les armees coalisees marchent sur Paris: celebrons avec pompe l'anniversaire du 10 aout. Le tresor public est aux abois: depensons un million deux cent mille francs dans une grande ceremonie publique. J'entends d'ici les economistes, les hommes d'affaires, les vieux bureaucrates crier a la prodigalite, au gaspillage. Cet argent n'eut-il point ete beaucoup mieux employe a equiper les troupes, a leur fournir des vivres, a les solder? Nos peres ne raisonnaient point ainsi et ne regardaient point l'education du peuple par les beaux-arts, par les signes exterieurs comme une defense inutile; sans negliger le materiel de guerre et la paye du soldat, ils croyaient que le meilleur moyen de rappeler la victoire sous nos drapeaux etait de relever le moral de la nation. David etait l'ordonnateur de la fete. De ses puissantes mains il avait petri dans le platre trois statues colossales, trois symboles qui devaient expliquer aux yeux l'esprit de la Revolution francaise. A l'apparition des premiers rayons du soleil, la Convention nationale, les envoyes des assemblees primaires accourus de tous les departements, les autorites constituees de Paris, les societes populaires et la foule des citoyens etaient reunis sur la place de la Bastille. Un monceau de ruines marquait l'endroit ou se dressait celle ancienne prison d'etat. Sur ces debris, ces blocs detaches etaient gravees des inscriptions qui rappelaient par un mot l'histoire des victimes de la monarchie. L'une de ces pierres disait: _Il y a quarante ans que je meurs_; d'autres criaient: _Le corrupteur de ma femme m'a plonge dans ces cachots--mes enfants, a mes enfants!_ Sur l'emplacement de la Bastille, au milieu de ces decombres, s'elevait la _fontaine de la Regeneration_, dominee par une colossale statue de la Nature. A la base de cette figure allegorique etaient inscrits ces mots: _Nous sommes tous ses enfants_. De ses riches mamelles qu'elle pressait avec ses mains, s'epanchaient dans un vaste bassin deux sources d'eau pure, toute fremissante des premieres clartes du jour. Cette onde abondante etait une image de l'inepuisable fecondite de la mere supreme, _alma parens_. Le bruit des canons s'etait fait entendre; puis, une musique douce, des champs harmonieux sortirent du milieu de ce tonnerre. Alors le president de la Convention nationale, Herault-de-Sechelles, place devant la statue de la nature et la montrant au peuple. "Souveraine du sauvage et des nations eclairees, o nature! ce peuple immense rassemble aux premiers rayons du soleil devant ton image, est digne de toi. Il est libre, c'est dans ton sein, c'est dans les sources sacrees qu'il a recouvre ses droits, qu'il s'est regenere. Apres avoir traverse tant de siecles d'erreurs et de servitude il fallait rentrer dans la simplicite de tes voies pour retrouver la verite. O Nature, recois l'expression de l'attachement eternel des Francais pour tes lois. Que ces eaux fecondes qui jaillissent de tes mamelles, que cette boisson pure qui abreuva les premiers humains, consacrent dans cette coupe de la fraternite et de l'egalite les serments que te fait la France en ce jour, le plus beau qu'ait eclaire le soleil, depuis qu'il a ete suspendu dans l'immensite de l'espace." Ce n'etait point un discours; c'etait un hymne. Le president remplit alors une coupe de l'eau qui tombait du sein de la Nature, il en fait des libations autour de la statue, il boit dans cette coupe de forme antique et la presente aux quatre-vingt-sept vieillards, dont chacun par le privilege de l'age, avait obtenu de porter la banniere sur laquelle etait ecrit le nom de son departement. Tous montent successivement les degres qui conduisaient autour du bassin et s'approchent l'un apres l'autre de la coupe sainte de l'egalite et de la fraternite. En la recevant des mains du president, qui vient de lui donner le baiser de paix, un vieillard s'ecrie: "Je touche aux bords de mon tombeau; mais en pressant cette coupe de mes levres, je crois renaitre avec le genre humain qui se regenere." Un autre dont le vent fait flotter les cheveux blanchis: "Que de jours ont passe sur ma tete! O Nature, je te remercie de n'avoir point termine ma vie avant celui-ci!" Ce spectacle etait vraiment solennel. A chaque fois que la coupe passait d'une main dans une autre main, les yeux se remplissaient des larmes de l'attendrissement et de la joie. Et le canon grondait. La ceremonie etait terminee a la fontaine de la Regeneration. Alors la foule tout entiere se mit en mouvement. Le cortege defila et s'allongea sur les boulevards. Les societes populaires ouvraient la marche. Leur banniere presentait un oeil ouvert sur les nuages qu'il penetrait et dissipait. La Convention venait ensuite precedee de la declaration des Droits de l'homme et de l'acte constitutionnel. Elle etait placee au milieu des envoyes des assemblees primaires, noues les uns aux autres par un leger ruban tricolore, image du lien qui les unissait a la Republique une et indivisible. Chacun des representants portait a la main un bouquet d'epis de ble et de fruits, en memoire de Ceres legislatrice des societes. Les envoyes des assemblees primaires tenaient d'une main une pique, arme de la liberte contre les tyrans, et de l'autre une branche d'olivier, symbole de la paix et de l'union fraternelle entre tous les citoyens. Apres les envoyes des assemblees primaires, il n'y avait plus aucune distinction de personnes ni de fonctionnaires. L'echarpe du maire ou du procureur de la Commune, les plumets noirs des juges se confondaient avec les attributs des corps d'etats, le marteau du forgeron ou le metier du tisserand. L'africain a la figure noircie par le soleil donnait la main a l'homme blanc comme a son frere. Tous marchaient egaux. Cependant le _Chant du Depart_ eclate comme une fanfare et repond au son des tambours. C'est bien une marche triomphale; mais ou donc sont les triomphateurs? Les voici: regardez! Traines sur un plateau roulant, les eleves de l'institution des Aveugles font retentir l'air de leurs chants. Portes dans de blanches barcelonnettes, les nourrissons de la maison des Enfants trouves annoncent que la Republique est leur mere, que la nation entiere est leur famille. Sur une charrue transformee en char de triomphe, un pere a cheveux blancs et sa vieille epouse s'avancent traines par leurs enfants. L'esprit et le coeur de la Revolution francaise etaient dans ce touchant hommage rendu au malheur, a la vieillesse et a toutes les infirmites humaines. Au milieu des honneurs rendus aux vivants, on n'a point oublie les morts. Huit chevaux blancs, ornes de panaches rouges trainent dans un char qui n'a rien de funebre, deux urnes cineraires. Sur l'une sont inscrits ces mots: _Aux manes des citoyens morts au Champ-de-Mars_; et sur l'autre: _Aux manes des citoyens morts le 10 aout_. La Commune avait eu soin d'ecarter ces pompes lugubres dont le catholicisme attriste le dernier acte de la vie humaine. Le sombre cypres ne penchait point autour de l'urne ses branches melancoliques; aucun insigne de deuil, pas de larmes d'argent semees sur un voile noir, une douleur meme pieuse aurait en quelque sorte profane cette apotheose. Des guirlandes et des couronnes, les parfums d'un encens brule dans les cassolettes, un cortege de parents, le front orne de fleurs, une musique dans laquelle dominaient les sons guerriers de la trompette, tout dans cette ceremonie derobait a la mort ce qu'elle a de sinistre. Elles participaient en quelque sorte a l'allegresse generale, ces manes sacrees des citoyens qui etaient tombes dans les combats pour se relever immortels. A une certaine distance du char, au milieu d'une force armee, roulait avec un fracas sec et importun, un tombereau semblable a ceux qui conduisent les criminels au lieu du supplice. Il etait charge des attributs de la royaute et de l'aristocratie. Une inscription gravee sur ce tombereau portait: _Voila ce qui a toujours fait le malheur de la societe humaine_. Mais quelle est cette arche de feuillage? Vers le milieu des boulevards, toute cette pompe s'arrete devant un arc de triomphe erige en memoire des journees du 4 et 5 octobre, alors que les femmes de Paris marcherent sur Versailles. L'architecture, la peinture et la sculpture s'etaient reunies pour donner a ce fragile monument un caractere antique. De belles figurantes assises sur des affuts de canon representaient tant bien que mal l'attitude des vraies heroines qui avaient traine ces machines de guerre jusqu'a la cite de Louis XIV. Cet arc de triomphe, eleve par David en l'honneur des femmes inspira les paroles suivantes a Herault de Sechelles: "O femmes, la liberte attaquee par tous les tyrans, pour etre defendue a besoin d'un peuple de heros. C'est a vous a l'enfanter. Que toutes les vertus guerrieres et genereuses coulent avec le lait maternel dans le coeur des nourrissons de la France. Les representants du peuple souverain, au lieu de fleurs qui parent la beaute, vous offre le laurier, embleme du courage et de la victoire. Vous le transmettrez a vos enfants." Apres avoir prononce ces derniers mots, le president donne aux femmes l'accolade fraternelle, pose sur la tete de chacune d'elles une couronne de laurier, puis le cortege continue sa marche le long des boulevards au milieu des acclamations universelles. La place de la Revolution etait marquee pour la troisieme halte. La s'elevait la statue de la Liberte sur le meme piedestal qui avait exhausse la statue de Louis XV. Fille de la Nature, la liberte paraissait a travers le feuillage de jeunes peupliers dont elle etait environnee comme d'un rideau de verdure, les rameaux de ces arbres ployaient sous le poids des tributs presentes par les artistes, les ecrivains, les patriotes. Toutefois il ne suffisait pas de ces offrandes, il fallait un sacrifice a la deesse. Presque a ses pieds se dressait un immense bucher; mais ou donc est la victime? On n'a pas oublie ce tombereau qui faisait partie du cortege et roulait pesamment et tristement sur le pave des boulevards. Il s'est arrete devant la statue avec la foule qui s'arretait. Alors Herault de Sechelles: "Hommes libres, peuple d'egaux, d'amis et de freres, ne composez plus les images de votre grandeur que des attributs de vos travaux, de vos talents et de vos vertus; que la pique et le bonnet de la liberte, que la charrue et la gerbe de ble, que les emblemes de tous les arts par lesquels la societe est enrichie, embellie, forment desormais toutes les decorations de la Republique! Terre sainte, couvre-toi de ces biens reels qui se partagent entre tous les hommes et deviennent steriles pour tout ce qui ne peut servir qu'aux depenses exclusives de l'orgueil." Le tombereau des condamnes a mort verse sous les yeux de la deesse tous les hochets de la monarchie. Le president saisit une torche enflammee, l'applique contre le bucher couvert de matieres combustibles et soudain, trone, couronne, sceptre, fleurs de lis, manteau ducal, ecussons armories, drapeaux souilles des signes de la feodalite, tout disparait, tout s'evanouit en fumee, au bruit des acclamations de huit cent mille citoyens. Emblemes des anciens ages historiques, vous avez trouble l'humanite. Que le feu vous devore! Au meme instant, comme si tous les etres vivants devaient participer a l'affranchissement de notre race, trois mille oiseaux de toutes especes portant autour du cou de minces banderolles tricolores, colombes, passereaux, hirondelles, s'elancent dans les vastes et radieux espaces de l'air: "Allez, leur dit la deesse, je vous delivre! plus de captifs, plus d'esclaves. Le soleil et le mouvement pour tous. L'homme affranchi, l'oiseau libre." Et le canon gronde. La quatrieme station etait fixee devant l'hotel des Invalides. Sur la cime d'un rocher se detachait une statue gigantesque representant le peuple francais. Tandis que d'une main forte cet Hercule moderne renouait le faisceau des departements, un monstre dont les extremites inferieures se terminaient en dragon de mer, s'efforcait d'atteindre au faisceau pour le rompre. Le colosse, ecrasant sous ses pieds la poitrine du monstre, balancant sa massue, allait le frapper d'un coup mortel. Herault de Sechelles se chargea d'expliquer l'allegorie: "Ce geant, dit-il, dont la puissante main reunit et rattache en un seul faisceau les departements qui sont sa grandeur et sa force, peuple, c'est toi! Ce monstre dont la main criminelle veut briser le faisceau et separer ce que la nature a uni, c'est le federalisme." L'entree seule du Champ-de-Mars offrait aux yeux et a l'imagination plus d'un enseignement utile. On avait place sur un tertre une presse, une charrue et une pique pour rappeler a tous les Francais l'union qui doit exister entre l'artisan, le laboureur et le defenseur de la patrie. Mais c'est surtout au cortege que s'adressaient les grandes lecons. Il s'avancait toujours, le president en tete. A deux poteaux places vis-a-vis l'un de l'autre comme les deux colonnes de l'ouverture d'un portique etait suspendu un ruban tricolore, et au ruban un niveau qui representait bien l'egalite sociale. Apres avoir tous courbe la tete sous ce niveau, les representants de la nation, les quatre-vingt-sept commissaires des departements, les envoyes des assemblees primaires gravissent les degres de l'Autel de la Patrie. Une foule immense couvrait la vaste etendue du Champ-de-Mars. Ayant a ses cotes le vieillard le plus charge d'annees parmi les commissaires des departements, Herault de Sechelles parvient au point culminant de la Montagne. De cette hauteur, comme du veritable Sinai des temps modernes, il proclame la Constitution. Alors le president de la Convention nationale depose dans l'arche placee sur l'Autel de la Patrie l'acte constitutionnel et le recensement des votes du peuple francais. Les parfums brulent, l'encens fume, la terre tremble, ebranlee par les salves d'artillerie et par le mugissement d'un million d'hommes criant: "Vive la Constitution! vive la Republique!" Les quatre-vingt-sept vieillards, nous l'avons dit, durant toute la marche du cortege portaient chacun une pique. Chacun d'eux vint la remettre successivement entre les mains du president qui les reunit toutes en un seul faisceau noue d'un ruban tricolore. Liees entre elles, ces piques representaient le faisceau des quatre-vingt-sept departements armes pour la defense du territoire national. Il restait une dette a acquitter. Descendue de l'Autel de la Patrie, la Convention traverse une portion du Champ-de-Mars et se rend, vers l'extremite, au Temple funebre, couvert de decorations antiques, dans lequel attendait la cendre des defenseurs de la Republique. La grande urne depositaire de ces restes veneres avait ete transportee sur le vestibule du Temple, elevee a tous les regards. La Convention nationale se repand sous les portiques; tous les spectateurs places dans le Champ-de-Mars se decouvrent. L'emotion est extreme quand, d'une voix triste, solennelle, attendrie, Herault s'ecrie: "Cendres cheres, urne sacree, je vous embrasse au nom du peuple." Et le canon gronde. La fete etait terminee. Le peuple se disperse aux premieres ombres du soir. Des groupes assis sur l'herbe jaunissante ou sous des tentes partagent fraternellement avec d'autres groupes la nourriture qu'ils avaient apportee. Repas frugal et digne des beaux jours de Sparte! Ces fetes patriotiques elevaient l'ame, reveillaient les saintes ardeurs du devouement, inspiraient a tous le sentiment du devoir. La federation du 14 juillet 1791 avait celebre l'alliance de tous les Francais dans la liberte; plus complete, celle du 10 aout 1793 consacra l'alliance de tous les citoyens dans la liberte et dans l'egalite. Le peuple se retira sous une emotion grave et profonde. Les mille devises flottant sur les banderoles et dont chacune contenait une lecon; la voix du canon repondant comme un defi au canon lointain de l'ennemi, la Revolution se racontant elle-meme a tous les citoyens dans une trilogie digne d'Eschyle, la Nature, la Liberte, le Peuple, n'en etait-ce point assez pour electriser un grand peuple? Un monde nouveau apparaissait, consolait des maux et des tristesses du present, un monde nouveau appuye sur l'esprit de la Revolution, et dont le genie des beaux-arts venait d'entrouvrir les portes d'or. [Illustration: Fontaine de la Regeneration.] XVIII Siege de Lyon.--Decret de la Convention nationale.--Clemence de Couthon.--Atroce conduite de Collot-d'Herbois et Fouche.--Le Girondin Rebcequi a Marseille.--Les royalistes s'emparent du mouvement.--Terreur blanche.--Siege et prise de la ville par l'armee republicaine.--Origine de la revolte a Toulon.--Les royalistes, caches derriere les Girondins, se rendent maitres des sections et fondent un Comite general.--Leur tribunal soi-disant populaire.--Le couronnement de la Vierge.--Pamela. Toulon est vendu aux Anglais par les chefs de la reaction.--La guillotine et le gibet.--Arrivee de l'armee de Cartaux.--Attaque et victoire des Montagnards.--Panique des royalistes.--Incendie de nos arsenaux.--Noble conduite des forcats. Oh! c'etait un beau reve; mais qu'il etait loin de la realite! A l'Est, a l'Ouest, au Nord, au Midi, le federalisme triomphait. Le vainqueur n'etait point Hercule, c'etait le Dragon. Gardienne de la Republique une et indivisible, la Convention avait besoin de toute son energie pour soutenir la lutte et terrasser le monstre. Ce qu'il y avait de plus affreux, c'est que tous les departements revoltes appelaient l'etranger a leur secours. "A nous les Anglais! a nous les Espagnols! a nous les Prussiens! a nous les Italiens! vous voulez notre sol, nous vous le livrons. Venez, delivrez-nous de la Republique! Vive Louis XVII!" Trois villes du Midi ralliaient le faisceau de la revolte, Lyon, Marseille, Toulon. A Lyon, les maitres de fabriques, les gros negociants, plus ou moins Girondins, d'accord avec quelques nobles deguises qui cachaient soigneusement _l'epee de leurs peres_ sous la blouse ou sous un pantalon de gros drap, avaient trompe, seduit une partie des ouvriers et les avaient entraines dans un soulevement formidable. Le sang des patriotes et des Jacobins avait coule a flots sur l'echafaud royaliste. Celui de Chalier, immole par la faction girondine, fumait encore et criait vengeance. La Convention en fut reduite a faire le siege de la ville. On a lieu d'etre etonne de la longanimite qu'elle deploya: cette Assemblee qui passe pour avoir ete dure et implacable, usa d'abord d'une extreme tolerance envers les rebelles. Robespierre, Couthon, Saint-Just, Carnot et Barere avaient par une lettre speciale recommande la clemence aux representants Dubois, Crance et Gauthier, charges de surveiller les operations du siege. On esperait que Lyon se rendrait et dans cette prevision le Comite de Salut public rappelait aux Commissaires un vers latin: _Parcere subjectis et debellare superbos_: "Epargnez ceux qui se soumettent; punissez les orgueilleux qui resistent." Telles etaient leurs instructions, qui n'avaient rien de bien terrible. Cependant Lyon tenait toujours; quand ce siege finirait-il? Les citoyens de la ville restes fideles a la loi, a la representation nationale, etaient denonces, injuries, jetes dans les cachots. A la nouvelle de ces retards et de ces outrages, une sourde fureur s'empara de la Convention. Dans la nuit du 8 au 9 octobre, Lyon est emporte de vive force, et le 9 au matin, les troupes de la Montagne, noires de poudre, tambour battant, enseignes deployees, entrent dans la cite rebelle. Vont-elles mettre tout a feu et a sang? Ni represailles, ni pillage. Un ordre du jour signe des representants en mission, Couthon, Laporte et Maigret, avait recommande aux vainqueurs le respect des personnes et des proprietes. L'intention des commissaires etait tres-certainement de frapper les superbes et les grands coupables, les chefs de l'insurrection, et d'epargner les humbles qui s'etaient laisses entrainer par faiblesse ou par erreur. Deux systemes de tribunaux bien distincts devaient juger a part ces deux categories d'insurges. A Paris, combien fut differente l'impression produite par la prise de Lyon, apres une longue et sanglante resistance! "Qui osera reclamer votre indulgence pour cette ville rebelle?" s'ecria Barere, parlant le 12 octobre au nom du comite de Salut public. "Elle doit etre ensevelie sous ses ruines. Que devez-vous respecter dans votre vengeance? la maison de l'indigent, l'asile de l'humanite, l'edifice consacre a l'instruction publique; la charrue doit passer sur tout le reste. Le nom de Lyon ne doit plus exister." Et la Convention, voulant donner un terrible exemple aux villes revoltees, decreta qu'une commission extraordinaire ferait punir militairement et sans delai les contre-revolutionnaires, que la ville serait detruite; qu'on ne laisserait debout que les maisons des pauvres, les habitations des patriotes egorges ou proscrits, les edifices consacres a l'industrie, les hopitaux, les ecoles; que la reunion des maisons conservees prendrait desormais le nom de _Commune Affranchie_; enfin que sur les ruines de la ville rebelle s'eleverait une colonne portant l'inscription suivante: "Lyon fit la guerre a la liberte, Lyon n'est plus." Ce decret ne fut jamais applique a la lettre. Couthon, l'homme de Robespierre, se contenta d'un simulacre de demolition legale. Infirme, il se fit transporter dans un fauteuil sur la place de Bellecour; la, arme d'un petit marteau d'argent, il donna deux ou trois coups a l'une des maisons de la place, en disant _la loi te frappe_! La maison resta debout, et ne s'en porta pas plus mal pour avoir ete demolie moralement. La ville de Lyon perdit son nom, il est vrai; mais "Qu'y a-t-il dans un nom?" dit le grand poete Shakspeare. Il faut ajouter que beaucoup de Conventionnels, parmi ceux-memes qui avaient vote le decret, encourageaient Couthon a perseverer dans cette voie d'indulgence et de sagesse. "Sauvez Lyon a la Republique, lui ecrivait Herault de Sechelles; arrachez ce malheureux peuple a son egarement; punissez, ecrasez les monstres qui l'asservissent, vous aurez bien merite de la patrie. Ce nouveau service sera un grand titre de plus dans votre carriere politique." Non content d'epargner la population ouvriere de Lyon, Couthon cherchait a l'eclairer. "Je vis, ecrivait-il a Saint-Just, dans un pays qui avait besoin d'etre entierement regenere; le peuple y avait ete tenu si etroitement enchaine par les riches, qu'il ne se doutait pour ainsi dire pas de la Revolution. Il a fallu remonter avec lui jusqu'a l'alphabet, et quand il a su que la declaration des droits existait, et qu'elle n'etait pas une chimere, il est devenu tout autre." Cette moderation deconcerta les enrages, les hebertistes, les vengeurs de Chalier; ils s'indignerent et crierent au scandale. Couthon n'en persevera pas moins dans sa politique de clemence. Sauveur de Lyon, il revint a Paris. A peine s'etait-il eloigne, que l'incendie mal eteint, se ranima. Le Comite de salut public eut alors la malheureuse idee d'envoyer a Lyon Collot d'Herbois et Fouche, le futur duc d'Otrante. Qui oserait defendre les atrocites commises par ces deux hommes, leur regne odieux, leurs fureurs de tigres? Collot essaya pourtant de se justifier apres le 9 thermidor. "Lorsqu'il arriva a Lyon, dit-il, la premiere chose qu'il apprit, c'est qu'a Montbrison on pendait les patriotes a leurs fenetres. On brulait les soldats dans les hopitaux. Eux aussi, les aristocrates, poussaient le cri sauvage: _A la lanterne_. Precy, le general de la contre-revolution, faisait fusiller des femmes pendant qu'il etait a table. On tuait a coup de pistolets les republicains dans les rues, on citait les noms d'officiers municipaux qu'on avait enfermes dans les caves et laisses mourir de faim. La populace reactionnaire avait ecrase, sous une meule de moulin, des soldats de l'Ardeche, et danse tout autour une carmagnole royaliste." Debout sur un pareil volcan, il avait ete pris de vertige, la tete lui avait tourne; il etait devenu fou furieux. En etait-il arrive a rougir de ses actes, ou redoutait-il, au lendemain du 9 thermidor, la hache des moderes? Toujours est-il qu'il ne renoncait point a sa defense: il niait avoir fait attacher des hommes et des femmes a la bouche des canons. Il avouait bien avoir employe 15 000 travailleurs, individus sans ouvrage, a detruire les forts de Saint-Jean et de Pierre-Cise; mais detruire les nids creneles de l'insurrection n'etait point saccager la ville. Avait-il donc oublie la lettre ecrite par lui en 93 a la Convention? "Les demolitions sont trop lentes; il faut des moyens plus rapides a l'impatience republicaine. L'explosion de la mine, l'activite devorante de la flamme, peuvent seules exprimer la toute-puissance du peuple." Admettons que la legende ait exagere les crimes dont se souillerent a Lyon Collot-d'Herbois et Fouche; le vertige de peur et de vengeance dont ils furent saisis: il n'en reste pas moins certain que ces deux fleaux avaient epouvante les citoyens tranquilles, detruit l'industrie et le commerce, paralyse le travail, tari dans cette cite florissante une des sources vives de la prosperite nationale. "Ah! si le vertueux Couthon fut reste a Commune-Affranchie, ecrivait Cadillot, de Lyon, que d'injustices de moins! Six mille individus n'auraient pas tous peri. Le coupable seul eut ete puni... Mais Collot... ce n'est pas sans raison qu'il a couru a Paris soutenir son ami Ronsin! Il a fallu des phrases bien empoulees pour couvrir de si grands crimes." Et ce sont ces memes hommes, ces proconsuls, tous degoutants de sang et enivres des exces de la tyrannie, ces Collot-d'Herbois, ces Fouche qui oserent plus tard accuser Couthon et Robespierre de viser a la dictature. Lyon etait soumis, terrasse; mais que se passait-il a Marseille, a Toulon? La vieille cite phoceenne portait en quelque sorte la peine de son devouement et de son patriotisme. Le sang de ses meilleurs enfants s'etait disperse. Les volontaires avaient couru au champ d'honneur, au peril, a la mort. Il ne restait plus dans ses murs que des negociants, des courtiers, des armateurs, des calfats, des etrangers. Le commerce etait republicain; mais il voulait une Republique moderee. Les monarchistes, ne se sentant point assez forts pour decouvrir tout a coup leurs projets, se cacherent derriere le parti qui s'eloignait le moins de leurs idees. Ils flatterent les moderes, les exciterent a prendre l'avant-garde. Le Girondin Rebecqui precha d'abord la revolte, mais quand il vit les royalistes s'emparer du mouvement pour le diriger contre la Republique, le desespoir s'empara de sa personne et il se precipita dans la mer. Une fois maitres du terrain, les partisans de l'ancien regime n'hesiterent plus [Note: Ce Ronsin, homme d'esprit, grand, beau hableur, etait la plus terrible machine de repression qu'on put imaginer. Il ne revait que faire sauter par la mine des rues entieres. Se croyant l'executeur des vengeances populaires il eut voulu inventer la foudre. Ce fou dangereux appartenait aux hebertistes, dont il etait l'epee.] a jeter le masque. Profitant de l'indifference des uns, de l'ignorance des autres, ils arborerent d'une main resolue l'etendard de la terreur blanche. Les Jacobins, enfermes au fort Saint-Jean, en sortaient tous les jours par douzaine pour marcher a la guillotine. La Convention envoya contre Marseille l'armee de Cartaux. Aix et Avignon l'attendaient pour l'aneantir; six mille federes lui barraient le passage; elle dissipa, chemin faisant, ces bandes mercenaires comme une nuee de sauterelles. Marseille est cernee, les pieces de siege tonnent, les bombes eclatent contre les remparts des royalistes. Il faut que la ville se rende ou qu'elle meure. Le 31 aout, un aide de camp du general Cartaux parait a la barre de la Convention. Il annonce qu'on peut regarder Marseille comme tout pres de tomber aux mains de l'armee republicaine. Porteur de trois drapeaux enleves aux rebelles, il presente en outre a l'Assemblee deux boulets de plomb tires sur les representants du peuple, Albete et Nioche, puis il reclame un renfort pour en finir avec la revolte du Midi. C'est Robespierre qui lui repond: "Renvoyez a vos ennemis les boulets lances par des mains coupables; achevez la defaite de l'aristocratie hypocrite que vous avez vaincue. Que les traitres expirent! que les manes des patriotes assassines soient apaisees, Marseille purifiee, la liberte vengee et affermie!... Dites a vos freres d'armes que les representants du peuple sont contents de leur courage republicain; dites-leur que nous acquitterons envers eux la dette de la patrie; dites-leur que nous deploierons ici contre les ennemis de la Republique, l'energie qu'ils montrent dans les combats." Au moment ou l'aide de camp de Cartaux declarait la victoire sure et prochaine, la ville de Marseille etait, sans qu'il le sut, au pouvoir des assiegeants. Tout cedait, tout ployait sous la main de fer du Comite de salut public, tout, excepte Toulon. La etait le quartier general de la resistance. Pendant quelque temps les Jacobins avaient ete maitres de la ville, grace aux ouvriers de l'arsenal; mais de jour en jour declinait leur puissance. Des menees sourdes et tenebreuses minaient a petit bruit l'autorite de la Convention nationale. La reaction s'enhardit jusqu'a faire arreter les representants du peuple Beauvais et Pierre Bayle, qui furent conduits au fort Lamalgue et lachement outrages. Un gouvernement organise par les Girondins s'empara des affaires de la ville. Jusqu'ici c'etait la Republique moderee qui triomphait; mais aussi bien a Toulon qu'a Marseille, sous ce simulacre, se cachait, comme sous un voile, la tete hideuse du royalisme. Dans la ville se trouvait alors un homme de haute taille, simple bridier de son etat actif, intelligent, veritable sphinx, cachant on ne savait quelle enigme sous un front d'airain, son nom etait Roux. Il rassemblait aux Minimes quelques fideles, les haranguait et, tout en se couvrant encore des couleurs nationales, n'etait au fond qu'un royaliste deguise. Le 18 juin 93, parut un manifeste contre-revolutionnaire tire a plusieurs milliers d'exemplaires. "Les anarchistes ecument de rage. Mais, citoyens, voire victoire n'est point encore complete, et ne nous flattons point d'en assurer les effets tant que l'homme abuse par la sceleratesse et l'impiete affichera les principes de l'atheisme, et osera porter des mains sacrileges sur les ouvrages de la divinite. "Il est temps de rendre a l'humanite souffrante ses droits, sa religion, ses ministres... Ah! il n'est que trop vrai que les principes philosophiques ont ete la cause de l'irreligion et de nos malheurs!..." Ce manifeste avait ete redige par Roux. Tartufe l'eut signe. Enhardi par le succes qu'obtenaient les manoeuvres de Roux l'orateur des Minimes, le Comite general usurpait peu a peu le pouvoir des sections, compose de membres plus ou moins royalistes, bientot il jeta le masque du girondisme. Jouant sur les mots, il institua d'abord un _tribunal populaire_ dont il fit l'instrument de ses projets et de ses vengeances. Le moyen de rassurer les timides, les indecis, est de leur offrir la protection d'une epee; aussi les proclamations du general royaliste Wimpffen furent-elles repandues a profusion dans la ville. Ne fallait-il point d'un autre cote reveiller le zele des devots? Ne sont-ils point du bois dont on fait les autels et les trones? Les sections etaient vaincues, demoralisees; elles votaient ce que voulait le Comite general. On leur fit decreter le _couronnement de la Vierge_, ceremonie entouree d'une pompe extraordinaire et que suivit un _Te Deum_ chante au bruit du canon. Une grande procession termina la fete. Pour quiconque connait les populations du Midi, il est facile de deviner l'effet produit sur ces tetes de feu par une telle representation theatrale. La Vierge couronnee demandait un roi. Seuls les marins et les patriotes regardaient d'un oeil sombre une manifestation dont ils prevoyaient les consequences. Cependant la ville commencait a souffrir de la faim. Les communications du cote d'Aix et de Marseille etaient coupees par l'armee de Cartaux, et du cote de la mer, par les flottes combinees des Espagnols et des Anglais croisant devant la rade. Notez d'ailleurs que tous les nobles du midi, tous les chevaliers errants de l'ancien regime s'etaient refugies, entasses au pied de ces chaines de montagnes qui dominent Toulon. La, du moins, ils se croyaient en surete; la ils pouvaient braver les foudres de la Convention nationale. D'un autre cote, le peuple grondait et guettait l'occasion d'agir. La situation du comite general ne laissait donc point que d'etre tres-perplexe. Oblige de lutter au dehors contre la Montagne et au dedans contre les tentatives renouvelees des patriotes toulonnais, il reconnut bientot son impuissance. C'est alors que les membres de ce comite, Chaussegros, commandant des armes, Puissant, ordonnateur en chef de la marine, l'amiral Trogoff et Dournet mirent a execution l'infame projet qu'ils avaient concus depuis longtemps. Apres avoir proclame Louis XVII roi de France, ils traiterent, le 27 aout, avec l'amiral anglais, Hood, et s'engagerent a lui livrer les forts et la rade. Voila donc ou devaient aboutir les predications hypocrites de Roux: le couronnement de la Vierge, les processions, les hymnes et les benedictions du clerge! Quand cet execrable marche fut connu, tout ce qui avait un coeur francais a Toulon fremit d'indignation et de rage. Fideles a la patrie, les marins brulaient de s'elancer contre la flotte anglaise; mais partout, la reaction avait paralyse chez les officiers l'energie et le sentiment du devoir. Dans l'arsenal, sur les vaisseaux, on chercha un homme capable de se mettre a la tete du mouvement; on ne le trouva point. S'il se fut rencontre, il est probable que la flotte anglaise n'aurait jamais tourne le cap Cepet. Ou donc etaient alors les Girondins? accables sous le poids de leurs fautes, evinces, ils laissaient faire les royalistes. Au milieu de la nuit du 28 aout, nuit lugubre, nuit maudite, lord Elphinstone debarquait sans bruit au port des Ilettes, a la tete de quinze cents Anglais portant des lauriers a leurs shakos, les lauriers de la trahison! Guide par un detachement royaliste de garde nationale, il s'avance vers le fort Lamalgue dont un membre du perfide comite lui remet les clefs. Le lendemain les equipages de vingt-huit navires portant le pavillon tricolore voient le drapeau anglais flotter sur le parapet superieur du fort et l'amiral Hood entrer avec ses vaisseaux dans cette magnifique rade de Toulon. A ce moment un cri terrible, immense, sort de tous les entreponts: "Trahis!... Les scelerats!" Les marins francais demandent le combat avec fureur. Ils bondissent dans les vaisseaux comme des lions dans leur cage. Les officiers les retiennent, les supplient, se jettent a leurs genoux. La plupart d'entre eux avaient servi sous l'ancien regime. La Revolution leur faisait peur. Ils deshonorerent ce jour-la leur uniforme. Cependant un navire du guerre, _le Commerce de Marseille_, embosse en tete de la rade montrait fierement ses canons aux Anglais, c'est vers lui que se tournent les regards et le dernier espoir des marins fideles a la patrie. Sept mille d'entre eux, le coeur palpitant d'emotion attendaient pour courir a l'ennemi la bordee du vaisseau reste immobile a son poste. Le feu ne partit pas. Que dis-je? On apercut bientot une chaloupe faisant force de voiles et dans laquelle brillaient des uniformes. C'etait le capitaine du _Commerce de Marseille_ Saint-Jullien, un noble, qui passant avec ses officiers devant le vaisseau le _Patriote_, cria au brave capitaine Bouvet: "Tout est perdu." Le lache! et il fuyait sans combattre. Le lendemain sept mille matelots indignes parlaient pour aller rejoindre l'armee de Cartaux, tandis que des canots pavoises aux couleurs etrangeres debarquaient devant l'hotel de ville, l'amiral espagnol Langara, les generaux Goodal, Gravina, Malgrave, Moreno, et Hood qui, recu avec de grands honneurs par le comite general des sections, prit possession de Toulon au nom de Sa Majeste Britannique. La nouvelle de ces sinistres evenements arriva vers le 1er ou le 2 septembre a Paris. Les aristocrates, les royalistes se rejouirent et, qui plus est, ils eurent l'imprudence d'afficher publiquement leur joie. L'invasion, la ruine de la France, le drapeau de l'etranger flottant sur notre premiere ville de guerre maritime, c'etait leur victoire a eux. Or, a ce moment meme, les comediens du Theatre-Francais jouaient une mauvaise piece intitulee _Pamela_, dans laquelle l'auteur, Francois de Neufchateau, faisait un pompeux eloge du gouvernement britannique. L'opinion publique s'emut; le Comite de salut public donna l'ordre a la municipalite de suspendre les representations, et se fit immediatement remettre le manuscrit. Le lendemain l'auteur de _Pamela_ se presenta lui-meme au comite. Il fit valoir en sa faveur une circonstance attenuante: cet ouvrage datait de 1788; enfin il proposa des changements qui etaient de nature a modifier le caractere de sa comedie. Le comite rapporta son arrete de la veille, et le piece fut reprise le 1er septembre. Grande attente. Salle pleine. Tout ce que Paris comptait alors de beau monde se rendit au Theatre-Francais. Les moindres allusions qui n'entraient pas meme dans la pensee de l'auteur furent saisies avec des transports d'enthousiasme. Des Francais croyaient la France perdue, et ils applaudissaient. Un officier d'etat-major de l'armee des Alpes, qui avait figure au siege de Lyon et se trouvait alors en mission a Paris, se leva. Les mots de calomnie, de scandale s'echapperent de ses levres. A l'instant meme interrompu par des clameurs, abreuve d'outrages, il fut oblige de quitter la salle. Il court aux Jacobins, raconte ce qui venait de se passer, Robespierre presidait: il engage l'officier a s'adresser au comite de Salut public et a denoncer les faits dont il avait ete temoin. Le lendemain 2 septembre, le comite de Salut public ordonne la fermeture du theatre, l'arrestation des acteurs et de l'auteur de Pamela. Cette severite a laquelle s'associa la Convention tout entiere, dans sa seance du 3, apres la lecture d'un rapport de Barere, s'explique assez par les sentiments hostiles des ci-devant _comediens ordinaires du roi_. Ils en voulaient a la Revolution de les avoir depouilles de certains privileges et des faveurs de la cour. Les actrices surtout ne pardonnaient point au 10 aout de leur avoir enleve leurs plus riches protecteurs, les vieux marquis de la Regence et du regne de Louis XVI. Ce theatre etait, selon la parole de Robespierre, "le repaire de l'aristocratie". Ce qu'il y a de piquant est que l'auteur de Pamela, Francois de Neufchateau, membre de l'Assemblee legislative, avait conquis par ses votes l'estime et l'amitie de Maximilien. Est-ce a cette circonstance qu'il dut d'etre mis en d'etat d'arrestation chez lui? Toutefois les renseignements sur le desastre de Toulon etaient encore vagues, incertains, lorsque le 2 septembre Soules, un ami de Chalier, le martyr de la democratie lyonnaise, se presente a la barre de la Convention, raconte tout, devoile la noire trahison des Royalistes et des Girondins. Les representants demeurerent foudroyes sur leur banc. Barere craignant sans doute pour le ministere et pour le Comite de Salut public, dont il etait membre, soutient hardiment, qu'il n'en peut etre ainsi, quelques deputes demandent meme l'arrestation de Soules comme porteur de fausses nouvelles. C'est egal, le trait avait porte, tout Paris s'emut. La Convention ne tarda point a connaitre toute la verite. Fremissante d'une juste et noble colere, elle adressa aux departements du Midi la proclamation suivante: "Francais, une des principales villes, le port le plus important et la plus considerable escadre de la Republique ont ete lachement livres aux Anglais par les habitants de Toulon. [Illustration: Merlin de Douai donne lecture de son rapport.] "Des Francais se sont donnes aux Anglais! cette trahison infame, dont la pensee seule aurait penetre d'indignation et d'horreur des Francais esclaves d'un roi, a ete concue, meditee, executee par des Francais qui se disaient republicains.--Les scelerats! Et c'etait nous qu'ils accusaient d'etre les ennemis de la Republique et de vouloir etre les restaurateurs de la royaute! Et ces paroles qu'ils osent nous adresser aujourd'hui, ils les datent de l'an 1er du regne de Louis XVII! "Vengeance, citoyens! Qu'ils perissent, tous ceux qui ont voulu que la Republique perit! Et vous, departements du Midi, vous serez tous complices de ce dechirement de la France, si vous ne vous empressez d'en punir les auteurs." Cette proclamation, ainsi que le decret qui mettait hors la loi l'amiral Trogoff, l'ordonnateur Puissant et le capitaine des armes, fut adressee au Comite general de Toulon. Le president en donna lecture a quelques convives, car il etait a diner avec les generaux anglais, puis il envoya les deux pieces au bourreau pour etre brulees sur la place publique. Sous le canon de leurs amis les ennemis, les ci-devant, les Girondins et les royalistes etaient desormais les maitres de la ville. En moins de huit jours, les escadres coalisees avaient vomi sur le sol provencal 2500 Anglais, 14 500 Espagnols ou Napolitains et 3 000 Piemontais. Les royalistes avaient deja verse beaucoup de sang; mais, enhardis par la presence des forces etrangeres, ils redoublerent de cruaute. Les deux representants du peuple Bayle et Beauvois moururent dans les cachots; l'un succomba aux mauvais traitements, l'autre, voulant abreger, se poignarda! Le 13 septembre 93, on lisait sur les murs de la ville: "An 1er du regne de Louis XVII. Vu l'arrete pris par le _tribunal populaire_, le Comite general ordonne que le gibet sera place, les jours d'execution, au milieu de la place d'armes, et qu'il sera enleve tout de suite apres l'execution; qu'a cet effet la municipalite sera invitee a faire travailler sans delai a un gibet qui puisse etre place et deplace au fur et a mesure des executions." Le gibet et non l'echafaud! Pourquoi? L'echafaud eut ete un instrument de supplice trop noble pour cette canaille de Jacobins. Le gibet etait assez bon pour eux, et puis ne rappelait-il pas beaucoup mieux l'ancien regime? On s'etait pourtant servi dans les commencements de ce qu'on avait trouve sous la main. Des les premiers jours d'aout, la Commission martiale avait fait jeter pele-mele sous le couteau de la guillotine l'ancien maire democrate de Toulon, le president du tribunal criminel, celui des Jacobins, le commandant de la garde nationale patriote et autres victimes. Calme et fier, le jacobin Silvestre, avant d'etre attache sur la planche fatale, se tourna vers le peuple et s'ecria d'une voix solennelle: "Les paroles d'un mourant sont prophetiques: infames royalistes, la Republique nous vengera." Pendant ce temps-la, un jeune homme, Gueit, du fond de son cachot, adressait a sa mere la lettre suivante: "C'est au moment ou je vais mourir que je vous ecris; je n'ai qu'a vous inviter a vous consoler: je vous embrasse un million de fois, mes freres et soeurs, tous mes parents ainsi que mes amis, s'il m'en reste. Je vous avoue a tous que le seul crime qu'on puisse m'imputer est celui d'avoir vecu et de mourir patriote; le ciel seul me vengera. Adieu, adieu, adieu pour toujours!" Il disait vrai: la seule charge qu'un tribunal de sang eut pu decouvrir contre lui etait d'etre entre le 10 aout, a main armee, dans le chateau des Tuileries. Quel crime abominable! La reaction appelait cela _violer le palais des rois_. Il fut guillotine. Vu l'arrete du 13 septembre, l'echafaud se repose; mais le gibet fonctionne: a chacun son tour. Le 14 septembre, au milieu de la place d'armes, on pend l'officier municipal Blache, _prevenu d'avoir profane les lieux saints_ [Note: Cette profanation consistait a tenir entassee dans une vieille chapelle des sacs de grains qui servaient a nourrir la population affamee.]; le directeur de la poste aux lettres Pavin, _pour avoir participe aux emeutes_, et une femme nommee Marie Coste, accusee d'espionnage, parce qu'elle avait recu des nouvelles de l'armee de Carteaux. Trouvant bientot que les executions n'allaient point assez vite, le tribunal martial appela simultanement a son secours le gibet et la guillotine. Il jugeait et condamnait avec une activite a rendre jaloux Fouquier-Tinville. Les patriotes avaient ete entasses dans les flancs d'un navire republicain, le _Themistocle_. Toutes les nuits, des barques allaient chercher sur cette prison flottante une fournee de prevenus qui passaient immediatement du tribunal a l'echafaud. Le nombre des victimes devint si considerable que les Anglais eux-memes s'en emurent. L'amiral Hood arreta ces massacres, accomplis sous le masque de la loi, et enjoignit aux royalistes de laisser reposer le bourreau. La vengeance venait d'un pied lent, mais elle venait. L'armee de la Convention s'avancait a travers de grands obstacles. Il lui fallait franchir des chaines d'arides montagnes se succedant les unes aux autres, et dont les lignes ondoyantes figurent assez bien une mer de lave petrifiee. Carteaux etait deja maitre des gorges d'Ollioules, lorsque le 2 septembre il fut chasse de cette formidable position par une avant-garde d'Anglais et d'Espagnols. Deux jours apres, les braves patriotes s'engagent en colonnes serrees dans ces Thermopyles que barrent de chaque cote d'effrayantes murailles de pierre brute; ils enlevent Ollioules a la baionnette, s'emparent d'Evenos et de Sainte-Barbe les deux clefs occidentales de Toulon. D'un autre cote, le general republicain Lapoype occupe avec trois mille hommes le littoral de l'Est. Il faut avoir vu Toulon pour se faire une idee exacte de ses moyens de defense. Enfoncee dans un amphitheatre d'enormes montagnes blanchatres et nues qui la cachent de trois cotes, cette ville s'ouvre du cote du midi, et fait face a la mer qu'elle louche par les bassins de la marine marchande et de la marine militaire, lies entre eux au moyen d'un chenal. Sur le plateau meridional s'eleve le fort Lamalgue, ou flottait alors le pavillon anglais. A l'opposite, la redoute de Faron couronne les hauteurs du nord. Proteges par d'autres remparts naturels et par d'autres travaux militaires, les royalistes croyaient la ville imprenable. Cependant rien n'etait imprenable pour ces fils des geants, qui, dans leur marche forcee, se mesuraient chaque jour avec les rochers. Instruits du manque de numeraire et de la division qui commencait a fermenter entre les traitres, les republicains pressaient les operations du siege avec une extreme vigueur. Un jeune officier corse avait eleve vis-a-vis de Malbousquet une formidable batterie, dite de la Convention, dont les boulets, lances avec une precision mathematique, menacaient de raser les forts. Les allies firent une sortie avant le jour pour eteindre le feu; ils reussirent d'abord a s'emparer des pieces et se disposaient a les enclouer lorsque, repousses par le general Dugommier, qui fut blesse au bras et a l'epaule, ils s'enfuirent laissant le terrain couvert de cadavres. Le 18 decembre commenca l'attaque decisive. Trente pieces de 24 tonnerent toute la journee, huit mille bombes eclaterent contre les fortifications royalistes, et a quatre heures du soir les colonnes d'attaque se mirent en marche par le village de la Seyne. Le temps etait affreux; la pluie tombait par rafales. On montre encore le chemin par lequel deboucha l'armee republicaine. Le 18 au matin, quand les royalistes apercurent le drapeau tricolore flottant sur les hauteurs de la ville, ils furent glaces de terreur. Toulon etait, nous l'avons dit, l'egout dans lequel toute la contre-revolution du Midi avait deverse ses flots boueux. Les familles compromises, les nobles, les pretres refractaires, ne songerent plus qu'a la fuite. Le port, sur lequel s'eleve l'hotel de ville, soutenu par les magnifiques cariatides du Puget, etait encombre de meubles, de ballots, de valises, d'objets precieux. Vingt mille individus serres, bouscules, haletants, se disputaient une chaloupe, un canot, un mat de navire, une planche pour rejoindre la flotte anglaise. Quelques-uns se jeterent a la nage. Beaucoup perirent dans les flots. Les allies, voyant que tout etait perdu pour eux, ne songerent plus qu'a detruire notre materiel de guerre et de navigation. Les Anglais brulerent les grands magasins qui renfermaient la poix, le goudron, le suif et l'huile, les vastes depots de chanvre, l'atelier des matures. L'incendie se propagea; plusieurs milliers de tonneaux de poudre sauterent. Nos vaisseau brules, nos armements detruits: ce fut une perte immense pour la France. Une reverberation rougeatre s'etendait a perte de vue sur la mer. Et le feu montait toujours. Qui donc eteignit l'incendie? Les forcats. Il y avait alors dans le bagne de Toulon six cents galeriens. Horrifies, courrouces, ils jetaient a l'ennemi des regards farouches. Sydney Smith jugea sage de pointer sur eux le canon des chaloupes anglaises. Vaine menace! on n'entendit bientot dans le bagne que le bruit des coups de marteaux avec lesquels ces malheureux brisaient leurs fers. Libres, ils s'elancerent comme des lions, apaiserent le feu et sauverent plusieurs navires. Les forcats, d'apres le temoignage du representant Salicetti, etaient alors _les seuls honnetes gens de la ville_. Les commissaires de la Convention se montrerent sans pitie pour les Toulonnais. Freron, homme cruel et vindicatif, voulait detruire la ville. On se contenta de demolir quatre maisons ayant appartenu a des membres du Comite des sections, quatre grands coupables. Le Champ-de-Mars fut abreuve de sang. Ce que rien ne justifie, c'est l'horrible conduite de Barras et de Freron sur un autre theatre. Pourquoi confondre dans le chatiment Marseille avec Toulon qui s'etait livre aux Anglais? Toulon traite en ville conquise fut appele _le port de la Montagne_, c'etait la juste punition de son crime; mais la vieille cite phoceenne, qui avait rendu tant de services a la cause de la Republique, meritait-elle l'affront qu'on lui infligea, celui de _ville sans nom_? Avertie trop tard, la Convention adoucit la rigueur des mesures prises par ses commissaires; toutefois la mitraillade avait abattu de nombreuses victimes, et la clemence tardive ne ressuscite point les morts. Ainsi de tous les cotes tombaient les remparts de l'insurrection girondine. Bordeaux etait rentre dans le devoir. Lyon, Marseille, Toulon avaient ete enleves de vive force. Le Midi royaliste, tout mutile par le fer, se repliait en rugissant sur lui-meme, ou s'enfuyait tremblant au dela des mers. La Montagne restait maitresse du champ de bataille; mais la dure necessite de vaincre lui avait impose une serie de conditions d'ou allait surgir la Terreur. XIX Le regne de la Terreur.--Quels sont ceux qui l'ont provoque.--Comment il s'est forme par une sorte d'incubation lente.--Seance du 5 septembre.--Merlin, Chaumette, Danton, Varennes, Barere.--Aggravation du Tribunal revolutionnaire.--Institution d'une armee speciale chargee de contenir Paris.--Considerations generales sur les mesures prises par la Convention.--Ce qui serait arrive si les Montagnards eussent faibli.--Ne pas confondre le systeme avec ses exces.--La Terreur comparee a l'Empire.--Dernier mot des Conventionnels. La Terreur! a ce mot qui reveille tant de penibles souvenirs, la memoire s'assombrit, le coeur se serre et la pitie se voile la tete. Il faut pourtant bien reconnaitre que ce sombre regime fut amene par les fautes memes de ceux qui avaient tout interet a le conjurer. Charlotte Corday, apres avoir assassine Marat, datait sa lettre a Barbaroux du _second jour de la preparation de la paix_, et par son coup de couteau elle venait de faire declarer aux Girondins une guerre a mort. Ceux-ci de leur cote, en soulevant les villes et les campagnes, appelerent volontairement sur leur tete les inexorables rigueurs de la loi. Apres le 10 aout, les royalistes n'avaient qu'un moyen pour conquerir l'oubli de leur passe, c'etait de se serrer autour du drapeau national, et ces miserables venaient de tendre lachement la main a l'etranger. Y avait-il des chatiments trop severes contre un pareil crime? Rompre l'enchainement des faits, isoler la Terreur des causes qui l'ont preparee, c'est en faire un monstre. L'historien impartial doit retablir le lien des evenements, montrer la progression des mesures revolutionnaires, les motifs qui les ont produites: si, entrevu a cette lumiere nouvelle, le monstre reste effrayant, il acquiert du moins une raison d'etre. Des le 30 juillet 93, la Convention, sur la proposition de Prieur (de la Marne), reorganisait le Tribunal revolutionnaire afin d'accelerer la marche de la justice et frappait d'accusation le president du meme tribunal, Montane. Cette machine a condamnations ne fonctionnait deja plus assez vite ni avec assez de vigueur en face de la gravite toujours croissante des dangers et des complots qui menacaient la Republique. Le surlendemain, a la suite d'un rapport de Barere, l'Assemblee decretait l'incendie des bois, des taillis et des genets dans lesquels s'abritaient les Vendeens, la destruction des forets qui leur servaient de repaire, le transport des femmes et des enfants dans l'interieur du pays. Elle votait, en outre, le renvoi de Marie-Antoinette devant le Tribunal revolutionnaire et son transferement de la tour du Temple a la Conciergerie. Que les tombeaux et mausolees des anciens rois s'elevant dans l'Abbaye de Saint-Denis soient detruits; ainsi le voulait le jugement dernier du peuple. Tout Francais qui placerait des fonds sur les banques des pays en guerre avec la Republique etait declare traitre a la patrie. La Convention entrait dans une ere nouvelle dont elle avait banni la pitie. Danton qui, plus d'une fois, avait invoque la clemence en faveur des rebelles, sentit lui-meme qu'en face des scenes tragiques dont la ville de Toulon etait le theatre, il fallait se montrer implacable. "Il n'est plus temps, s'ecria-t-il le 31 juillet, d'ecouter la voix de l'humanite qui nous criait d'epargner ceux qu'on egare. Nous ne devons plus composer avec les ennemis de la Revolution; ne voyons en eux que des traitres; le fer doit venir a l'appui de la raison." Le surlendemain de la fete du 10 aout, Danton revient a la charge. Son oeil etincelle, sa criniere s'agite; il y a du tonnerre dans sa voix. "Point d'amnistie, rugit-il, point d'amnistie a aucun traitre: la terreur! l'homme juste ne fait point de grace au mechant. Signalons la vengeance populaire par le glaive de la loi promene sur les conspirateurs de l'interieur!" Mais ce fut surtout dans la seance du 5 septembre que le systeme de la Terreur apparut avec tout son caractere. Des le debut, un grave jurisconsulte, Merlin, de Douai, presente a l'Assemblee un rapport sur la necessite de diviser le Tribunal revolutionnaire en quatre sections. Surcharge d'affaires, le tribunal, dit le rapporteur, ne peut suffire a tout. "Cependant, ajoute-t-il, il importe que les traitres, les conspirateurs recoivent le plus tot possible le chatiment du a leurs crimes; l'impunite, ou le delai de la punition de ceux qui sont sous la main de la justice, enhardit ceux qui trament des complots; il faut que prompte justice soit faite au peuple." Merlin, de Douai, parlait au nom du Comite de constitution. Et, sans discussion, l'Assemblee vote le redoutable decret. A partir de ce moment, ce ne fut qu'une serie de propositions violentes, furieuses. Pache, maire de Paris, et Chaumette, procureur general de la Commune, se sont introduits dans l'Assemblee a la tete d'une deputation. Ils viennent au nom de Paris affame par les agioteurs. "Plus de quartier, s'ecrie Chaumette, plus de misericorde aux traitres!... Si nous ne les devancons pas, ils nous devanceront: jetons entre eux et nous la barriere de l'eternite." Le sang monte a la tete de la Convention, elle applaudit avec delire. A la tribune apparait la face menacante de Danton. Toute la salle retentit d'applaudissements; car c'est de lui qu'on attend le coup de foudre sur la tete des conspirateurs royalistes. L'orateur appuie toutes les mesures les plus energiques faites par ses collegues. "Il reste a punir, s'ecrie-t-il, et l'ennemi interieur que vous tenez, et ceux que vous aurez a saisir. Il faut que le tribunal revolutionnaire soit divise en un assez grand nombre de sections pour que tous les jours un aristocrate, un scelerat, paye de sa tete ses forfaits." Et l'Assemblee redouble d'enthousiasme. Billaud-Varenne demande l'arrestation immediate de tous les ennemis de la Revolution, la peine de mort contre tout administrateur coupable de negligence dans l'execution d'une loi quelconque, le rapport d'un decret qui interdisait les visites domiciliaires pendant la nuit, le renvoi devant le Tribunal revolutionnaire des anciens ministres, Lebrun et Clavieres. Raffron, du Trouillet, insiste pour qu'il soit enjoint au ministre de l'interieur d'organiser, dans la journee meme, une armee revolutionnaire, chargee de comprimer les mauvais citoyens, d'executer partout ou besoin serait les lois et les mesures de salut public prises par la Convention nationale, et de proteger les subsistances. Cette proposition appuyee par Billaud-Varennes, par Danton et par plusieurs autres membres, est aussitot convertie en decret. Merlin de Douai veut que toute personne convaincue d'avoir tenu des discours etant de nature a discrediter les assignats, de les avoir refuses en paiement, et donnes ou recus a personne, soit punie de mort. Au milieu de ce dechainement de propositions violentes s'eleve une belle parole de Thuriot: "Loin de nous l'idee que la France soit alteree de sang; elle n'est alteree que de justice." Et cette meme assemblee, qui tout a l'heure applaudissait les mesures les plus severes, s'associe par un elan d'enthousiasme au noble sentiment de l'orateur. Il fallait conclure; Barere s'en charge, et resume avec son rare talent les consequences de la journee. "Les royalistes, s'ecrie-t-il, ont voulu organiser un mouvement. Eh bien! ils l'auront. (Applaudissements.) Ils l'auront organise par l'armee revolutionnaire, qui _mettra la terreur a l'ordre du jour_... Ils veulent du sang... eh bien! ils auront celui des leurs, de Brissot et d'Antoinette." Cette seance du 5 septembre fut decisive; mais il serait vraiment pueril de n'y voir qu'un coup de theatre monte par la Commune. Il nous faut chercher plus haut la cause des sombres peripeties qui vont obscurcir le ciel naguere si pur de la Revolution. A-t-on donc oublie qu'a l'Assemblee legislative les Girondins eux-memes avaient forge cette arme de la terreur dont ils comptaient bien se servir contre les nobles et les pretres refractaires? Depuis leur chute, la necessite de la repression a outrance n'avait-elle point grandi avec l'audace des conspirateurs? Le federalisme qui n'etait d'abord qu'un nuage, un reve, une utopie, n'aurait-il point demembre la Republique sans l'indomptable energie de la Convention? Les royalistes, que les Girondins couvrirent un instant de leur popularite, n'avaient-ils point verse a flots le sang des patriotes? n'avaient-ils point vendu aux Anglais la terre sacree de la patrie? Revee, invoquee, pratiquee par les partis, la Terreur ne devait-elle point tomber comme un glaive entre des adversaires implacables? --Que ce glaive s'eloigne! s'ecriaient au fond du coeur les hommes misericordieux et sensibles. --Je ne passerai pas, disait le glaive, que je n'aie extermine les ennemis du peuple, les traitres a la patrie. A coup sur, le systeme inaugure dans la seance du 5 septembre etait detestable. L'Inquisition, en jetant dans les flammes du bucher des millions de victimes, s'appuyait du moins sur une fiction, le droit divin. Elle punissait en vertu d'une autorite anterieure et superieure a toutes les societes humaines. Fille du droit et de la realite, la Revolution francaise, au contraire, n'avait a invoquer d'autres excuses que la raison d'Etat, la necessite des temps, la loi supreme du salut public; mais qui ne voit que tous les gouvernements peuvent se couvrir des memes armes contre leurs adversaires? C'etait, en outre, une erreur de croire que la hache fut a meme de vaincre toutes les resistances, de rompre certaines associations de faits et d'idees, d'en finir avec la religion des regrets et des souvenirs. Il est plus facile de supprimer les hommes que de detruire les partis et surtout d'aneantir les causes qui en determinent l'existence. On s'etonne vraiment de la confiance de Robespierre, disant le 5 septembre: "Aujourd'hui l'arret de mort des aristocrates est prononce, et demain l'aristocratie cessera d'etre." Elle fut le lendemain ce qu'elle etait la veille. Ce systeme, je le repete, etait mauvais; mais la difficulte consistait a en presenter un autre. La Revolution s'etait tout d'abord montree douce et debonnaire; elle s'etait appuyee sur l'amour, non sur la force et l'intimidation; elle avait convie tous les Francais a se reunir autour de l'autel sacre de la patrie. Comment ses adversaires lui avaient-ils tenu compte d'une telle magnanimite? Ils avaient souleve contre elle le monstre sanglant de la Vendee. A ses declarations pacifiques et fraternelles, ils avaient repondu par des defis audacieux, par des menees sourdes, par la guerre civile, par l'alliance avec l'etranger, par la trahison et par les insultes contre la souverainete du peuple. La coupe etait pleine: il fallait qu'elle debordat. Saiut-Just se fit l'interprete du sentiment national, le jour ou il dit devant la Convention: "Si les conjurations n'avaient point trouble cet empire; si la patrie n'avait pas ete mille fois victime des lois indulgentes, il serait doux de gouverner par des maximes de paix et de justice naturelle; mais entre le peuple et ses ennemis il n'y a plus de commun que la glaive. Il faut regir par le fer ceux qui ne veulent pas etre regis par la justice; il faut opprimer les tyrans." Les royalistes avaient repousse la clemence; la Convention en fut donc reduite a contenir l'interieur par l'echafaud et a faire garder nos frontieres par la Mort. Quoi qu'il en soit, la Terreur n'est point sortie tout armee du cerveau d'un seul homme, comme la sombre Pallas de la tete de Jupiter; elle est sortie d'un enchainement de faits. Les grandes mesures revolutionnaires demandent a etre jugees a distance et avec tout le sang-froid de la reflexion. Les contemporains qui, ruines dans leur fortune, frappes dans leur famille, ont traverse, les pieds dans le sang, cette epoque terrible, sont excusables sans doute de l'envisager a travers un voile d'horreur. On s'explique ainsi l'amertume des Memoires ecrits apres le 9 thermidor et la fureur des vieux historiens royalistes. Mais il nous faut, fils d'un autre siecle, etouffer cet egoisme de la sensibilite et nous placer des maintenant dans l'avenir. En histoire, le mal est souvent un bien dont nous ne saisissons pas les rapports. A mesure que les faits se succedent, ces rapports s'etablissent, et l'anatheme s'efface alors peu a peu des evenements et des hommes auxquels nous l'avions applique. Tout en donnant des regrets bien legitimes aux victimes de ces temps orageux, nous devons nous soumettre a la loi du progres, si dure qu'elle soit, et reconnaitre que ces plaintes, ces reprobations tardives, ces invectives des royalistes tombent devant un mot tranchant et inflexible comme la hache: ils l'ont voulu. Donc, finissons-en, une fois pour toutes, avec ces elegies a froid et ces panegyriques inutiles des victimes, de peur de ressembler aux anciens peuples de l'Egypte qui passaient toute leur vie a embaumer les morts. [Illustration: Rassemblement devant l'Hotel de Ville.] Combien d'ailleurs ils se tromperaient, ceux qui voudraient rendre la Republique responsable de ces violences! En France, de meme que dans les Etats du Nouveau-Monde, le gouvernement republicain aurait pu s'introduire par des voies pacifiques. Nous avons indique le moment ou cette substitution de la Republique a la monarchie se serait accomplie sans verser une goutte de sang. Si, apres le 10 aout, elle fut contrainte de lutter pour son existence et de se couvrir de la Terreur comme d'une armure de geant, a qui la faute? A vous, chouans et Vendeens, a vous, eternels suppots de la tyrannie, a vous, moderes et Girondins. Ce n'etait d'ailleurs pas la Republique, c'etait la Revolution qui avait besoin de faire peur. A la force elle resista par la force, au glaive par le glaive, a l'insurrection par l'echafaud. Et puis la Revolution n'etait pas seulement un pouvoir, c'etait une idee. Comme gouvernement, elle avait le droit de se defendre; comme idee, elle se devait a elle-meme de sauver la France. Les hommes de mauvaise foi qui, a distance des evenements, ont le facile courage d'attaquer les actes de la Convention nationale ne tiennent aucun compte du but vers lequel la France s'avancait toute palpitante d'enthousiasme. C'est une erreur de croire que, dans la pensee des hommes de 93, elle put etre un moyen durable de gouvernement. Pousses a bout par les circonstances les plus tragiques, ils avaient ete forces de jeter sur la justice et la liberte un voile sanglant; mais derriere ce voile se cachait une philosophie douce et amie de l'humanite. Soyons justes envers le gouvernement revolutionnaire: tenons-lui compte enfin du peu de ressources qu'il avait sous la main pour comprimer les rebelles et pour assurer son existence. Ici la conservation etait sainte, car elle sauvait une propriete morale, la propriete du genre humain tout entier. Occupee a la frontiere par les armees ennemies, a l'interieur par la Vendee et par toutes les insurrections partielles, la Convention n'avait pas quatre cent mille baionnettes appuyees, comme dans les gouvernements _reguliers_, sur la poitrine fremissante de l'emeute; pour se maintenir sans soldats a l'interieur, sans police organisee, sans argent, au milieu de tant de haines dechainees, de tant de resistances ecumantes, de tant d'ennemis avoues ou latents, la Republique n'avait que l'echafaud. Si l'on reflechit a la situation desarmee ou elle se trouvait vis-a-vis des partis decides a tout entreprendre, on sera moins etonne, je crois, de l'usage violent et immodere qu'elle fit de la peine de mort. Le nombre des victimes effrayait, consternait les hommes d'Etat eux-memes qui etaient a la tete du mouvement: mais l'energie et la fermete de leurs convictions masquaient le remords dans ces coeurs stoiques. Est-il, oui ou non, reconnu que la France avait besoin d'une revolution profonde, complete, pour sortir de l'etat d'avilissement et de malaise dans lequel elle languissait depuis des siecles? Si l'on nie cette verite, qu'on ait le courage de blamer la convocation des Etats generaux, le consentement donne par Louis XVI a la reunion des trois ordres et a la Constitution de 89. Si au contraire la necessite d'une grande reforme sociale ne trouve plus guere de contradicteurs, ou voulait-on que cette reforme s'arretat? Il y aurait de l'inconsequence a croire qu'une telle secousse put etre imprimee a la nation sans froisser bien des interets, sans susciter des resistances a main armee? Dans l'ordre des temps, Mirabeau etait le glaive dont Robespierre fut la pointe. Ceux qui acceptent avec amour les idees de 89 et qui reculent ensuite devant les consequences pratiques de la fameuse declaration des Droits nous semblent des esprits honnetes, mais faibles. Si vous admettez la Revolution, il faut l'admettre pleine, entiere, logique, entouree de toutes les conditions necessaires qui devaient l'etablir et la perpetuer, malgre les attaques de ses ennemis. Il n'y a rien de plus mortel aux nations que les demi-mouvements vers une redemption sociale, qui agitent tout sans rien detruire ni rien fonder. S'est-on bien demande ce qui serait advenu si par la force et l'epouvante la Convention n'eut point arrache aux rebelles l'esperance meme de la victoire? Le sol de la France eut ete livre a l'ennemi. La guillotine et le gibet eussent fonctionne du nord au midi, de l'Est a l'Ouest, comme ils sevissaient a Lyon, a Marseille, a Toulon contre les revolutionnaires. La bande des emigres fut rentree dans les vieux chateaux, alteree de vengeance. Les acquereurs des biens nationaux eussent ete depossedes, fletris, extermines, la Constitution de 89 eut ete dechiree, brulee par la main du bourreau. Toutes les conquetes de l'esprit moderne eussent disparu sous un ukase date du palais de Versailles. Paris, la ville du 10 aout, n'eut plus ete qu'un monceau de cendres. Le peuple des campagnes, reduit de nouveau a la taille, a la corvee et a la dime, retombe plus bas qu'il n'etait sous l'ancien regime, eut a jamais maudit les Duport, les Sieyes, les Barnave et autres constitutionnels qui l'avaient encourage a defendre ses droits. Tel est le mur de fer dans lequel les royalistes avaient enferme la Revolution, qu'elle devait choisir entre ces deux alternatives: detruire ou etre detruite. Qu'on ne confonde pas toutefois le systeme de la Terreur avec ses exces. Le systeme sortit tout forme de la coalition etrangere et de la guerre civile; les exces furent particuliers a quelques hommes. Le gouvernement revolutionnaire avait-il le droit de se defendre? Oui, puisqu'il etait sans cesse attaque. Mu par un besoin de conservation, il remit entre les mains de ses agents des armes terribles, dont plusieurs abuserent. Les commissaires de la Convention, etant investi d'une sorte de dictature locale, exageraient trop souvent les mesures de severite: a la pluie vive, ils opposaient le fer rouge. Carrier a Nantes, Tallien a Bordeaux, Collot-d'Herbois et Fouche a Lyon, Freron et Barras a Marseille, Joseph Lebon a Arras, depasserent toutes les bornes. La Terreur, qui n'aurait du etre qu'un moyen pour faire rentrer la contre-revolution dans le neant, devint sous le regne de ces hommes sanguinaires une epee a deux tranchants qui frappait les innocents et les coupables. Il y aurait d'ailleurs de la mauvaise foi a pretendre que ces rigueurs fussent approuvees par le gouvernement de la Republique. La plupart des Montagnards les detestaient, et les auteurs de ces actes injustifiables furent rappeles par la Convention.--Trop tard, dira-t-on; oui, trop tard pour l'humanite; mais le moyen d'arreter ces commissaires dans l'execution de leur oeuvre de sang, quand le sol tremblait sous leurs pieds et quand leur revocation, en flattant l'audace des royalistes, eut rallume l'incendie mal eteint? Ce qui etonne est l'indulgence, souvent meme le delire d'enthousiasme avec lequel les historiens de l'Empire parlent des victoires du grand Napoleon. En quoi ce despotisme militant differait-il beaucoup du systeme de la Terreur? Pour intimider des adversaires redoutables, la Convention leur montrait le couteau de la guillotine; et l'empereur, pour effrayer les pays voisins, pour gagner des batailles, envoyait ses masses de soldats a la gueule du canon de l'ennemi. Les hommes, je le sais, preferent de beaucoup cette derniere maniere d'etre tues; mais en definitive les campagnes de l'Empire ont immole cent mille fois plus de victimes que l'echafaud de 93. Cette arme frappait d'ailleurs des individus juges, des coupables aux yeux de la loi, et non de dignes enfants de la patrie sans peur et sans reproche. Et puis, que decouvre l'oeil du penseur derriere ces grandes tueries cesariennes? Rien, absolument rien, sinon le despotisme byzantin appuye sur une monstrueuse feodalite militaire, tandis que derriere les luttes et les rigueurs de la Convention se devoile l'avenement prochain de la democratie. Ajoutons que l'Empire, apres nous avoir etreints tout saignants entre ses serres et nous avoir enleves dans son vol ambitieux jusqu'aux extremites de l'Europe, nous a laisses retomber blesses, meurtris, bien en deca de nos anciennes limites. La Convention avait sauve le territoire, et par deux fois ce sombre genie du mal a dechaine sur nous le fleau de l'invasion etrangere. J'ai connu quelques-uns des anciens Conventionnels; voici ce qu'ils m'ont dit: "Des petits hommes d'Etat, assis tranquillement dans leur fauteuil et adoucis par nos rigueurs, parlent bien a leur aise d'humanite; mais s'ils avaient eu comme nous sur les bras a la fois la guerre etrangere, l'insurrection, la disette, la banqueroute, des provinces revoltees a soumettre, des factions interieures a contenir, des armees etrangeres a frapper de stupeur, un roi a juger, ils auraient peut-etre vote des mesures encore plus severes que celles de la Convention. Notre nom sera execre ou beni selon que les principes pour lesquels nous avons combattu seront effaces de la memoire des hommes ou inscrits dans le code de toutes les nations civilisees. Mais l'avenir dira que si nous avons fait violence a l'humanite, c'etait pour la remettre en possession de ses droits et assurer le bonheur de vingt-quatre millions de Francais. Assassins du mal, nous avons leve le fer sur les ennemis du peuple et venge le ciel outrage dans la personne des esclaves. La royaute faisait obstacle a nos desseins; elle etait la clef de voute du vieux monde; nous l'avons detruite. L'aristocratie, cette hydre des temps modernes, cherchait a ramasser ses troncons; nous lui avons ecrase la tete. Pour nous juger, il faudrait se reporter a ces jours lugubres ou le bruit courait par les rues epouvantees que les armees vendeennes marchaient sur Paris, ou la lueur sanglante des torches incendiant nos arsenaux eclairait une multitude pale de colere, ou la Bretagne faisait signe aux navires anglais d'accourir sur nos cotes. Nous avons ete calomnies, insultes, outrages: grace a l'indomptable energie de la Convention nationale, un affront nous a du moins ete epargne par le destin. Nous avions tous jure de mourir avant de voir le sol sacre de la patrie souille par la presence des armees satellites du despotisme, et ce serment, nous l'aurions tenu." XX Proces et mort de Custine.--Proces et mort de Marie-Antoinette.--Proces des Girondins.--Robespierre arrache a la mort soixante-treize deputes.--Condamnation a mort des Vingt-et-un.--Suicide de Valaze.--Execution de Brissot et de ses complices.--Sort des autres Girondins.--Mort de Mme Roland.--Supplice de Bailly et de Barnave.--Chatiment de la Dubarry.--Un mot sur le Tribunal revolutionnaire.--Souberbielle.--Duplay.--Prostration.--La victoire ranime tous les courages. On etait en automne: les feuilles et les tetes tombaient. Les jugements succedaient aux jugements, les executions aux executions. Des le 27 aout, le jour meme ou Toulon s'etait vendu aux Anglais, Custine, general de l'armee du Rhin, payait de son sang le crime de n'avoir point assez battu l'ennemi. "Jamais la Convention n'admit que des troupes francaises republicaines pussent succomber sans que ce fut la faute de leur chef." Sur sa tete, il repondait de la victoire. Apres un siege de quatre mois "sous une voute de feu" (le mot est de Kleber), la garnison de Mayence avait heroiquement resiste au roi de Prusse qui l'attaquait en personne; mais elle etait a bout de force, decimee par les bombes et par les balles dont elle rentrait criblee apres des sorties fougueuses. Custine, jugeant qu'il etait hors d'etat de la secourir, fit passer le 26 avril un billet dans lequel il engageait le commandant de la place a capituler. Ce conseil fut recu avec horreur: "Faites arreter Custine, c'est un traitre," ecrivent de concert au Comite de salut public les representants du peuple Soubrani et Montant, ainsi que le general Houchart. Le 28 juillet, il est decrete d'accusation par la Convention nationale. Les plus jolies femmes de Paris, s'il faut en croire Hebert, s'interessaient au general et sollicitaient en sa faveur. Le Tribunal revolutionnaire lui-meme hesitait a frapper cette grande victime. Le 23 aout, Robespierre se rend au club des Jacobins: "Un general, dit-il, qui paralyse ses troupes, les morcelle, les divise, ne presente nulle part a l'ennemi une force imposante, est coupable de tous les desavantages qu'il eprouve: il assassine tous les hommes qu'il aurait pu sauver." Le surlendemain, Custine etait condamne a mort. Apres un tel acte de severite, les generaux de la Republique savaient ce qu'ils avaient a attendre s'ils capitulaient devant l'ennemi. Ne pas vaincre, c'etait trahir. A-t-on oublie Marie-Antoinette? Nous avons vu que l'ex-reine avait ete transferee du Temple a la Conciergerie. Des tentatives de seduction avaient motive cette mesure. Meme a la Conciergerie, elle possedait une sorte de talisman pour faire passer de ses cheveux, des billets ecrits de sa main, des gants a travers les murs de son cachot, elle recevait des declarations d'amour et des promesses de delivrance. L'un de ces chiffons de papier etait soigneusement cache dans un oeillet. Des le 13 aout 1793, Lecointre reclamait imperieusement a la Convention le jugement _sous huitaine_ de la veuve de Louis Capet. Il n'eut lieu, ce triste proces, que le 14 octobre et dura deux jours. La reine etait plus coupable encore que Louis XVI, car elle avait abuse de la faiblesse du roi pour attirer les armees etrangeres sur la France. Des documents authentiques, des temoignages accablants, les lettres memes de Marie-Antoinette ne laissent plus aucun doute sur ses demarches et son insistance pour obtenir le secours de l'Autriche. Ces faits n'etaient point alors connus; l'accusation manquait de preuves; mais le sentiment public est doue d'un tact tres-sur pour decouvrir les crimes de lese-nation. Comme reine, elle etait coupable; mais comme femme et surtout comme mere n'etait-elle point sacree? Tarir par le fer dans les entrailles d'une creature, qu'elle soit reine ou bergere, la source vive de l'amour et de la fecondite, n'est-ce point violer les lois de la nature? Cette tete coupee etait d'ailleurs inutile a la Revolution; la mort de la reine n'ajoutait rien a la mort du roi. Or tout ce qui sans raison majeure blesse l'humanite est prejudiciable a la cause du bien public et a la grandeur des Etats. Amenee devant le tribunal revolutionnaire, elle s'assit sur un fauteuil, et le president Hermann lui adressa les questions d'usage. --Votre nom? --Je m'appelle Marie-Antoinette de Lorraine d'Autriche. --Votre etat? --Je suis veuve de Louis Capet, ci-devant roi de France. --Votre age? --Trente-huit ans. Deux avocats, Chauveau et Tronson-Ducoudray, furent nommes d'office par le tribunal pour defendre Marie-Antoinette. On lut un long acte d'accusation qui ne relevait guere contre la reine que des faits connus: sa presence au banquet des gardes-du-corps dans l'orangerie de Versailles, les conciliabules tenus entre elle et les femmes de l'aristocratie, ses relations secretes avec les cours etrangeres, sa conduite au 10 aout; puis on entendit les temoins. L'un d'eux etait Hebert. Plus cruelle mille fois que la peine de mort fut la calomnie portee par cet homme contre Marie-Antoinette. Le dauphin, age de huit ans, deperissait de jour en jour. Simon, son gardien, un cordonnier, l'aurait surpris se livrant a un acte honteux et l'enfant aurait avoue qu'il devait cette funeste habitude a sa mere et a sa tante. Cette declaration avait ete renouvelee par lui en presence du maire de Paris et du procureur de la Commune. Ici de cyniques details que la plume se refuse a transcrire. Marie-Antoinette garda d'abord le silence; mais comme le president insistait pour avoir une reponse: "La nature, dit-elle tres-emue, se revolte devant une telle supposition. J'en appelle a toutes les meres qui sont ici." Ce cri parti du fond des entrailles la releva tres-haut en face de la guillotine. Robespierre se montra indigne de l'odieuse accusation d'Hebert. "Le miserable! s'ecria-t-il; non content de la presenter comme une Messaline, il veut en faire une autre Agrippine." Vis-a-vis des autres temoins, l'ex-reine se renferma dans un systeme de denegations: "Je ne sais rien; je n'ai jamais entendu parler de pareilles choses; je ne me souviens pas..." Elle se donna devant le tribunal pour une epouse soumise, qui laissait a son mari le soin des affaires politiques. Au president qui lui disait: "Vous faisiez faire au ci-devant tout ce que vous vouliez." Elle repondit: "Je ne lui ai jamais connu ce caractere." Son dernier mot fut: "Je finis en disant que j'etais la femme de Louis XVI et qu'il fallait que je me conformasse a ses volontes." C'est donc sur lui qu'elle rejetait toute la faute. Les temoignages revelerent un fait insignifiant au point de vue de la culpabilite, mais qui interesse l'historien. Etant a la tour du Temple, Marie-Antoinette s'etait fait peindre en pastel par Goestier, un artiste polonais. Etait-ce pur caprice de femme? Ou, sous pretexte de poser pour ce portrait, voulait-elle se menager quelques heures de conversation avec un etranger qui lui apportat les nouvelles, du dehors? Pendant son long interrogatoire, Marie-Antoinette conserva beaucoup de calme et d'assurance. On la vit promener ses doigts sur la barre du fauteuil comme si elle eut joue du forte-piano. Ce mouvement nerveux, que les journalistes d'alors prirent pour un signe de distraction ou d'indifference, etait au contraire l'indice d'une grande emotion interieure. Elle entendit prononcer le jugement sans que son visage trahit la moindre trace de faiblesse. Aucune parole ne s'echappa de ses levres. Elle se leva et sortit de la salle d'audience. Il etait quatre heures et demie du matin. On la reconduisit a la prison de la Conciergerie, dans le cabinet des condamnes a mort. A cinq heures, le rappel bat dans toutes les sections; a sept heures, la force armee est sur pied; des canons sont braques aux extremites des ponts, depuis le palais des Tuileries jusqu'a la place de la Revolution; a neuf heures, de nombreuses patrouilles circulent dans les rues. A onze heures, Marie-Antoinette, en desbabille de pique blanc, sort de la Conciergerie, conduite dans une charrette, accompagnee par un pretre constitutionnel et escortee de nombreux detachements a pied et a cheval. Antoinette parut indifferente au deploiement de forces qu'on avait, dans toutes les rues, alignees sur son passage. On ne lisait, sur son visage, ni abattement ni fierte. Elle parlait peu a son confesseur. Arrivee sur la place de la Revolution, ses regards se tournerent vers le jardin des Tuileries, dont les masses de feuillage rouillees par l'automne, se dispersaient sous les coups de vent. A cette vue, son emotion fut extreme, et une larme, dans laquelle se resumait toute sa vie, coula secretement sur ses joues pales. Elle monta legerement les degres de l'echafaud. A midi et un quart, sa tete tomba. Sa mort fit peu de bruit. Les evenements etaient tellement graves, la guerre tonnait si haut sur nos frontieres, la tribune retentissait avec tant d'autorite, les souvenirs de la monarchie s'enfoncaient deja si loin dans le passe, qu'on entendit a peine le coup sourd, tranchant sur la place de la Revolution une existence royale. Oh! que les morts vont vite! C'est a present le tour des Girondins. Parmi les deputes internes chez eux, apres le 2 juin, une douzaine environ etait tombee aux mains de la justice. La question etait de savoir si l'on s'en tiendrait a ce nombre ou si l'on elargirait au contraire le cercle des accuses. Le _Pere Duchesne_ et d'autres journaux de la rue reclamaient hautement un grand acte de severite nationale. Le 3 octobre, Amar lut a la Convention un rapport foudroyant dans lequel il demandait que quarante-six inculpes fussent traduits devant le Tribunal revolutionnaire. Etait-ce tout? non: il proposait en outre d'envelopper dans le meme ostracisme beaucoup d'autres membres de la Convention, coupables d'avoir signe contre les evenements du 31 mai et du 2 juin une protestation restee secrete. C'etait en tout une hecatombe de soixante-treize moderes qu'on demandait a la Convention nationale; pales, interdits, muets, ils siegeaient cloues sur leurs bancs. Pour comble d'horreur, des le commencement de la seance, Amar avait fait decreter par l'Assemblee qu'aucun de ses membres ne pourrait se retirer avant la fin du rapport et avant qu'une decision eut ete prise. Et les portes de la salle s'etaient fermees. En sorte que ces soixante-treize condamnes a mort (on pouvait d'avance les considerer comme tels) se trouvaient deja mures dans leur sepulcre. Telle etait pourtant la fureur soulevee par l'indigne conduite des Girondins et de leurs amis que la Convention accueille d'abord cette monstrueuse proposition avec un morne enthousiasme. Figure austere, coeur d'acier, Billaud-Varennes s'ecrie: "Il faut que chacun se prononce et s'arme du poignard qui doit frapper les traitres." Osselin regarde comme de vrais coupables ceux qui avaient signe des protestations contre l'Assemblee quand la Republique etait en feu. "Qu'ils soient tous renvoyes devant le Tribunal revolutionnaire!" Les malheureux etaient perdus; dans un instant, leurs noms allaient etre appeles pour qu'ils descendissent a la barre, lorsqu'un depute se leve et s'avance vers la tribune. Cet homme etait Robespierre. Il commence par fletrir cette "faction execrable" qu'il avait combattue pendant trois ans et dont plusieurs fois il avait failli etre la victime. Une telle precaution oratoire etait necessaire pour preparer l'Assemblee aux conseils de la sagesse. "La Convention, dit-il enfin, ne doit pas chercher a multiplier les coupables. C'est aux chefs de la faction qu'elle doit s'attacher; la punition des chefs epouvantera les traitres. Je dis que parmi ces hommes mis en etat d'arrestation il s'en trouve beaucoup de bonne foi, mais qui ont ete egares par la faction la plus hypocrite dont l'histoire ait jamais fourni l'exemple; je dis que parmi les nombreux signataires de la protestation il s'en trouve plusieurs, et j'en connais, dont les signatures ont ete surprises." [Illustration: Valaze.] La Convention sentit elle-meme qu'elle faisait fausse route et abandonna les poursuites. Robespierre venait d'arracher soixante-treize victimes a la main du bourreau. On a dit que c'etait de sa part un appel a la clemence, une restauration du droit de grace: non, c'etait un acte de justice. Vingt et un accuses comparurent le 24 octobre devant le Tribunal revolutionnaire. Si quelque chose interessait en leur faveur, c'etait leur jeunesse. Fonfrede n'avait que vingt-sept ans, Ducos vingt-huit, Vergniaud et Gensonne trente-cinq, Brissot trente-neuf. L'acte d'accusation relevait contre eux des faits authentiques et d'autres absolument errones. Il etait faux qu'ils eussent ete les amis de Lafayette, du duc d'Orleans et de Dumouriez, qu'ils eussent voulu etouffer le mouvement du 10 aout, qu'ils eussent alors reve le retablissement de la monarchie. La verite est qu'ils avaient provoque a la guerre civile. La pente est glissante du moderantisme au royalisme, et plus tard, lances sur cette pente, entraines par des alliances funestes, quelques Girondins avaient roule jusqu'a l'appel aux armes, jusqu'a la trahison, jusqu'a la revolte contre la souverainete du peuple. Le president du Tribunal etait l'homme a l'oeil louche, Hermann, celui qui avait conduit le proces de la reine. Il y avait sept jours que duraient les debats judiciaires. Dans la seance du 29 octobre, l'accusateur public, Fouquier-Tinville, requit la lecture d'une loi emanee de la Convention nationale sur l'acceleration des proces criminels. Alors le president: "Citoyens jures, en vertu de la loi dont vous venez d'entendre la lecture, je vous demande si votre conscience est suffisamment eclairee." Les jures se retirent pour en deliberer. A leur retour dans la salle des audiences, Antonnelle declare en leur nom "que leur religion n'est pas suffisamment eclairee". Cependant une deputation du club des Jacobins court a la Convention nationale et obtient d'elle un decret qui fermait les debats apres le troisieme jour. Les jures presses d'en finir declarent que cette fois leur conviction est faite. Le president ordonne aux gendarmes de faire sortir les accuses et adresse aux jures les deux questions suivantes: "Est-il constant qu'il a existe une conspiration contre l'unite et l'indivisibilite de la Republique, contre la surete et la liberte du peuple francais? "Brissot et ses coaccuses sont-ils convaincus d'en etre les auteurs ou les complices?" Apres trois heures de deliberation, les jures reviennent. Leur reponse est affirmative. En consequence, le tribunal condamne a la peine de mort Jean-Pierre Brissot et les vingt autres impliques dans ce proces. Les accuses sont ramenes a l'audience. Le president leur donne lecture de la declaration des jures et du jugement du tribunal. Ils n'y pouvaient pas croire; un grand mouvement se fait a la barre; Gensonne demande la parole sur l'application de la loi. Le tumulte redouble parmi les condamnes. Plusieurs invectivent leurs juges; d'autres crient: "Vive la Republique!" Le president ordonne aux gendarmes de faire sortir les turbulents; mais la scene etait si terrible que les gendarmes eux-memes demeurent comme paralyses. Quelques sourds fremissements font croire a un lache parmi les condamnes: ce qu'on avait pris pour des plaintes etait le dernier rale de l'agonie. Valaze, qui venait de se percer le coeur d'un coup de canif, tombe sur le plancher du tribunal. On le releve; on l'emmene; il etait mort. Il etait pres de minuit. Les Girondins s'engloutirent dans le sombre escalier voute qui conduit du Tribunal a la Conciergerie. On entendit alors des voix d'hommes qui chantaient avec energie en descendant de marche en marche: Allons, enfants de la patrie, Le jour de gloire est arrive! Contre nous de la tyrannie Le couteau sanglant est leve. De moment en moment, ce sombre refrain decroissait dans l'eloignement. On n'entendit bientot que l'echo de leurs voix, puis plus rien. Rentres dans la prison, ils souperent tous ensemble. Qui dira jamais ce que fut ce dernier banquet des Girondins, eclaire par les rayons de l'eloquence, la grave cordialite des convives, l'admirable talent de Vergniaud, la science de Brissot, la haute raison de Gensonne, l'esprit et la jeunesse de Fonfrede, mais surtout les lueurs sublimes de la mort? Deux d'entre eux se confesserent dans la nuit: ce furent Claude Fauchet, eveque du Calvados, et le marquis de Sillery, Girondin douteux. Le matin, cinq charrettes sortirent de la sombre arcade de la Conciergerie. Dans l'une d'elles etait un cadavre. Le president du Tribunal revolutionnaire l'avait ordonne ainsi: "Dans le cas, avait-il dit, ou le condamne se serait par la mort soustrait a l'execution de son jugement, son cadavre sera porte sur une charrette et expose au lieu du supplice." La vue de cette chose pale et inerte, de ce pauvre corps etendu sur un banc, la tete pendante, etait bien faite pour glacer d'horreur. Les Girondins allerent a l'echafaud avec fierte, chantant _la Marseillaise_. Ils moururent le coeur haut, l'aureole au front, comme tout le monde mourait alors, qui avait un ideal et une foi politique. En face d'une pareille immolation, on oublie leurs erreurs, on oublie leurs fautes, on oublie tout pour ne se souvenir que des services qu'ils avaient rendus a la patrie. [Note: Danton s'etait retire pour quelques semaines a Arcis-sur-Aube lorsque eut lieu le proces des Girondins. Il se promenait dans son jardin avec M. Doulek qui, sous l'Empire, fut longtemps maire de la ville. Arrive une troisieme personne tenant un journal a la main. "Bonne nouvelle! bonne nouvelle!--Quoi? dit Danton.--Les Girondins sont condamnes et executes.--Et tu appelles cela une bonne nouvelle, malheureux! s'ecrie Danton dont les yeux se remplirent aussitot de larmes.--Sans doute; n'etaient-ils pas des factieux?--Des factieux! Est-ce que nous ne sommes pas tous des factieux? nous meritons tous la mort autant que les Girondins; nous subirons tous, les uns apres les autres, le meme sort qu'eux." (_Raconte par les fils memes de Danton_.)] Ceux des Girondins qui, le 30 octobre, manquaient au supplice de leurs freres ont rencontre presque tous une fin tragique. Guadet, Salles et Barbaroux, decouverts dans les grottes de Saint-Emilion, perirent de la main du bourreau. Buzot et Petion, apres avoir erre quelque temps, de ville en ville, de taniere en taniere, proscrits, vaincus, desillusionnes, se frapperent eux-memes; on les trouva morts dans un champ et a moitie devores par les loups. Roland, ayant appris que sa femme venait d'etre guillotinee a Paris, se donna la mort. Mme Roland, on s'en souvient, avait ete arretee par ordre de la Commune, a la suite du 31 mai. Un instant les portes de la prison s'etaient ouvertes pour elle; mais, saisie de nouveau et plongee dans les cachots de Sainte-Pelagie, elle attendait son sort. Du fond de sa solitude, elle eut l'idee d'ecrire une lettre a Robespierre; c'etait plutot une lettre adressee a la posterite, car elle ne lui demandait rien, lui donnait des conseils, lui adressait des lecons. Cette lettre ecrite, elle renonca elle-meme au projet de l'envoyer. Condamnee a mort par le Tribunal revolutionnaire, le 8 novembre, elle arriva vers cinq heures et demie du soir au pied de l'echafaud, dont elle monta fermement les degres. Se tournant alors vers une colossale statue de la Liberte assise sur la place: --O Liberte, lui dit-elle, que de crimes on commet en ton nom! Sa mort fut en effet un des actes les plus odieux de la Revolution. Mme Roland avait 39 ans; elle etait encore belle. Quand une pareille victime tombe sous l'acier, l'echafaud n'est plus l'echafaud; c'est une tribune et un autel. Telle fut la fin de ce parti qui entraina dans sa chute les plus hautes esperances et les plus belles figures de la Revolution. La hache ne se reposait pas: apres les Girondins, ce fut le tour des royalistes constitutionnels. Bailly monta sur l'echafaud le 9 novembre. "Pauvre Bailly! me disait Lakanal; nous aurions tous voulu le sauver; mais il nous aurait fallu pour cela d'autres lois que celles qui etaient alors en vigueur; or il eut ete impossible de les faire, ces lois nouvelles, sans affaiblir le nerf du gouvernement revolutionnaire, dont nous avions besoin pour vaincre les ennemis interieurs et exterieurs. Detendre l'arc, c'eut ete tout perdre. Nous gemissions en secret, nous faisions violence a notre coeur, et cette violence meme n'etait pas un des moindres sacrifices offerts par nous a la Revolution." Il y avait contre Bailly un fait qui criait vengeance, le massacre du Champ-de-Mars; toutefois, guillotiner cet homme, n'etait-ce point decapiter le serment du Jeu-de-Paume? Barnave le suivit de pres dans la mort. Pourquoi toucher a ces grandes tetes de la Revolution qui avaient promulgue la Declaration des droits? A supposer que la Terreur eut besoin de victimes, n'eut-elle pas alors mieux fait de les choisir parmi les odieuses celebrites de l'ancien regime? Il etait une femme dont le nom rappelait les orgies, les profusions et les scandales de l'avant-dernier regne; cette femme, la Commune l'avait fait jeter sous les verrous et certes le Tribunal revolutionnaire n'etait point dispose a lui faire grace. --Femme Dubarry, a la charrette! Tel est le cri qui par une sombre matinee de decembre retentit sous les voutes sonores de la Conciergerie. Une masse de curieux se formaient sur le quai, le visage colle au guichet, pour voir sortir cette ancienne maitresse de Louis XV, cette buveuse d'or qui ruinait l'Etat, cette courtisane qui personnifiait tous les vices de la cour, cette gardienne du Parc-aux-Cerfs, l'antre de la debauche, cette proxenete qui achetait des filles sur le pave de Paris pour reveiller les sens blases de son royal amant. On la vit partir avec des huees; mais en route arriva une chose que ni la Commune ni le Tribunal revolutionnaire n'avaient prevue. Vieille, usee, fardee, la vie de cette femme n'etait plus qu'une guenille; mais cette guenille lui etait chere; elle y tenait eperdument. Aussi, arrivee sur la place de l'execution, fut-elle saisie d'horreur a la vue de la fatale machine, qui la regardait fixement comme un monstre doue d'une puissance automotrice. Cette nature charnelle se roidissait contre la destruction; son desespoir, ses cris, ses defaillances, ses traits bouleverses par les affres de la mort, ses supplications au bourreau, tout changea les dispositions de la foule, qui etait venue pour maudire et qui s'attendrissait malgre elle. "A quoi bon tuer cette femme? Valait-elle les honneurs du supplice? que ne l'avait-on laissee s'eteindre dans son oubli et son abjection?" Ainsi raisonnait la multitude, quand le couteau tomba. Triste nature humaine! La lachete de cette femme attira de la part du vulgaire une sorte de compassion que n'avaient obtenue ni Mme Roland ni Charlotte Corday, ces deux grandes ames. La Dubarry avait avili l'echafaud; Rabaud Saint-Etienne le rehabilita. Descendant d'une des familles bannies par la revocation de l'edit de Nantes, ministre protestant, il avait du fond du coeur salue une Revolution qui consacrait la liberte de conscience. Son role, aux Etats generaux ou il fut envoye comme depute, avait ete irreprochable. Il ecrivit sur l'Assemblee constituante une tres-bonne histoire. Plus tard son tort fut de s'allier aux Girondins. Apres le 2 juin, il avait couru a Nimes pour soulever ses concitoyens contre la Convention nationale. C'est la tache qu'il devait laver de son sang. Et le couteau frappait toujours. Sur la liste des condamnes a mort, on ne rencontre point que des noms d'ex-nobles, de pretres refractaires et d'autres individus fort compromis; on y lit avec surprise et horreur les noms d'hommes et de femmes du peuple, des manouvriers, des domestiques, des porteurs d'eau, de vieilles couturieres. En vain dira-t-on que les classes pauvres et ignorantes comptaient alors dans leurs rangs les plus violents suppots de l'ancien regime, ceux qui criaient le plus fort, surtout apres boire. Tout cela doit etre vrai; mais punir de mort ces pauvres diables n'en etait pas moins un acte contraire a tous les principes de la Revolution, et qui eut fait bondir de courroux Marat lui-meme. Il semblait que l'echafaud eut besoin de devorer des victimes quelconques pour ne point macher a vide, et que la premiere venue lui etait bonne. La division, si l'on veut meme l'anarchie des pouvoirs, augmentait beaucoup le nombre des supplices. Le Comite de salut public, la Commune de Paris et d'autres autorites constituees tenaient la clef des prisons, pouvaient ouvrir ou fermer la tombe. Il n'entre point dans notre pensee de justifier les actes du Tribunal revolutionnaire. Tout ce qu'on peut dire est que plusieurs parmi les membres du jury etaient d'honnetes gens qui croyaient fermement juger d'apres leur conscience. Qu'ils se soient trompes, l'avenir en decidera; mais les circonstances etaient assez troublees pour obscurcir la vue des esprits les plus droits. Le chef du jury au Tribunal revolutionnaire, celui qui apporta la reponse de mort contre la reine, se nommait Souberbielle. Il existait encore vers 1840; je l'ai connu et j'ai rarement trouve un coeur plus sensible aux souffrances de l'humanite. Medecin, il avait pour specialite d'operer les individus atteints d'une affection cruelle, la pierre. Ses bons services s'adressaient de preference aux malheureux. "Je ne demande point d'argent a mes pauvres malades, disait-il; mais je paierais volontiers pour les guerir." Un autre membre du jury, le citoyen Duplay, revenait un soir du Tribunal revolutionnaire, ou il avait siege dans une affaire importante. Robespierre, son hote et son ami, l'interrogea, pendant le souper, sur le vote qu'il avait emis dans la deliberation a huis clos. --Maximilien, lui repondit gravement le menuisier, je ne vous demande jamais ce que vous avez fait au Comite de salut public; respectez de meme le silence que je garde sur l'exercice de mes fonctions. --C'est juste, dit Robespierre. Et il changea de conversation. Ce qui contribuait beaucoup a exasperer les jures, c'etaient les details qu'on recevait, de jour en jour, sur les cruautes commises par les royalistes, dans les villes et les departements ou ils avaient un moment saisi, tenu le pouvoir. A Marseille les detenus patriotes avaient ete assassines dans les cachots du fort Saint-Jean. Une venerable femme, une mere, partie de Toulon a la nouvelle de ce massacre, arrive a pied, extenuee de fatigue, folle de douleur, au guichet de la prison. Elle frappe, on ouvre, et le visage pale, s'adressant aux geoliers ou aux executeurs: "Ou est mon fils?" s'ecrie-t-elle. Ceux-ci la conduisent dans une salle basse et, lui designant du doigt dans l'ombre un tas de cadavres etendus pele-mele sur la dalle: "Cherchez!" repondent-ils froidement. Ainsi, de part et d'autre, meme soif de sang. La Terreur blanche excitait, aiguillonnait la Terreur rouge. Disparaissez, jours de haine et de vengeance! fuyez, spectres livides! dissipez-vous, ombres de la nuit, et laissez-nous entrevoir enfin un rayon de gloire! Carnot etait entre au Comite de salut public le 14 aout. Le 5 septembre, Danton reclamait au milieu d'applaudissements frenetiques l'armement de tous les citoyens. "Il est bon, s'ecriait-il, que nous annoncions a tous nos ennemis que nous voulons etre continuellement et completement en mesure contre eux. Vous avez decrete 30 millions a la disposition du ministre de la guerre pour des fabrications d'armes; decretons que ces fabrications extraordinaires ne cesseront que quand la nation aura donne a chaque citoyen un fusil. Annoncons la ferme resolution d'avoir autant de fusils et presque autant de canons que de sans-culottes. Que ce soit la Republique qui mette le fusil dans la main du citoyen, du vrai patriote; qu'elle lui dise: La patrie te confie cette arme pour sa defense; tu la representeras tous les mois et quand tu en seras requis par l'autorite nationale. Qu'un fusil soit la chose la plus sacree parmi nous; qu'on perde plutot la vie que son fusil. Je demande donc que vous decretiez au moins cent millions pour faire des armes de toute nature; car si nous avions eu des armes nous aurions tous marche. C'est le besoin d'armes qui nous enchaine. Jamais la patrie en danger ne manquera de citoyens." Paris devint, en effet, une vaste fabrique d'armes, un atelier de cyclopes. Les entrailles des caves furent fouillees et vomirent du salpetre. Le plomb des cercueils s'arrondit en balles. Le fer battu sur l'enclume devint sabre ou fusil. Et vous, cloches des eglises, que ferez-vous? "Nous sommes lasses de faire un vain bruit dans l'air, disaient-elles; nous voulons marcher contre l'ennemi, un tonnerre dans le ventre." C'etait parmi les metaux, ces enfants du sol, a qui lancerait la foudre, a qui rendrait la mort pour la mort, a qui sauverait entre les mains des vrais patriotes l'honneur national. Quand il crut qu'il y avait assez de fusils pour armer tous les citoyens et assez de pain pour les nourrir, Danton se fit le grand levier de la levee en masse. Des le 21 aout 93, il s'expliquait ainsi sur les devoirs de chacun envers l'Etat: "N'alterons pas le principe que tout citoyen doit mourir, s'il le faut, pour la liberte, et qu'il doit etre toujours pret a marcher contre les ennemis exterieurs et interieurs de sa patrie." Ce principe avait deja ete pose; la levee en masse avait, elle-meme, ete plusieurs fois proclamee, mais elle n'avait presque rien produit. Le succes de cette mesure dependrait exclusivement des moyens d'execution. Danton le savait; aussi, quand Robespierre lui-meme tremblait, quand le Comite de salut public hesitait, differait, il ne balanca point a demander que le droit de requisition fut remis aux mains du peuple. Pour assurer le succes de cette grande operation, il fallait de l'argent, et ou le trouver, sinon dans les caisses des riches? Voulant les sauver d'eux-memes, il crut qu'il etait bon de les effrayer: "Si les tyrans mettaient notre liberte en danger, nous les surpasserions en audace, nous devasterions le sol francais avant qu'ils pussent le parcourir, et les riches, ces vils egoistes, seraient les premiers la proie de la fureur populaire. (_Vifs applaudissements_: OUI, OUI, _s'ecrie-t-on dans toutes les parties de la salle et dans les tribunes_.) Vous qui m'entendez, repetez ce langage a ces memes riches de vos communes; dites-leur: Qu'esperez-vous, malheureux? Voyez ce que serait la France si l'ennemi l'envahissait. Prenez le systeme le plus favorable: une regence conduite par un imbecile, le gouvernement d'un mineur, l'ambition des puissances etrangeres, le morcellement du territoire, devoreraient vos biens; vous perdriez plus par l'esclavage que par tous les sacrifices que vous pourriez faire pour soutenir la liberte. "Il faut au nom de la Convention nationale qui a la foudre dans ses mains (_applaudissements_), il faut que les envoyes des assemblees primaires, la ou l'enthousiasme ne produira pas ce qu'on a droit d'en attendre, fassent des requisitions a la premiere classe. En reunissant la chaleur de l'apostolat de la liberte a la rigueur de la loi, nous obtiendrons pour resultat une grande masse de forces. "C'est une belle idee que celle que Barere vient de vous donner quand il vous a dit que les commissaires des assemblees primaires devraient etre des especes de representants du peuple, charges d'exciter l'energie des citoyens pour la defense de la Constitution. Si chacun d'eux pousse a l'ennemi vingt hommes armes, et ils doivent etre a peu pres huit mille commissaires, la patrie est sauvee. Je demande qu'on les investisse de la qualite necessaire pour faire cet appel au peuple; que, de concert avec les autorites constituees et les bons citoyens, ils soient charges de faire l'inventaire des grains, des armes, la requisition des hommes, et que le Comite de salut public dirige ce sublime mouvement. C'est a coups de canon qu'il faut signifier la Constitution a nos ennemis. J'ai bien remarque l'energie des hommes que les sections nationales nous ont envoyes; j'ai la conviction qu'ils vont tous jurer de donner, en retournant dans leurs foyers, cette impulsion a leurs concitoyens. (_On applaudit.--Tous les commissaires presents a la seance se levent en criant:_ Oui, oui, nous le jurons!) C'est l'instant de faire ce grand et dernier serment, que nous nous vouons tous a la mort et que nous aneantirons les tyrans." De nouvelles acclamations se font entendre. Tous les citoyens se levent et agitent en l'air leur chapeau. "Oui, nous le jurons!" Ce cri est plusieurs fois repete sur tous les bancs de la salle et dans les tribunes. L'orateur concluait au milieu de l'enthousiasme general en disant: "Je demande que la Convention donne des pouvoirs plus positifs et plus etendus aux commissaires des assemblees primaires et qu'ils puissent faire marcher la premiere classe en requisition. (Applaudissements.) Je demande qu'il soit nomme des commissaires pris dans le sein de la Convention pour se concerter avec les delegues des assemblees primaires, afin d'armer cette force nationale, de pourvoir a sa subsistance et de la diriger vers un meme but. Les tyrans, en apprenant ce mouvement sublime, seront saisis d'effroi, et la terreur que repandra la marche de cette grande masse nous en fera justice. Je demande que mes propositions soient mises aux voix et adoptees." Elles le furent. Les federes, les delegues des assemblees primaires, dont on avait vu dans la fete du 10 aout les figures rustiques et venerables, etaient donc investis du droit de lever les hommes, sous l'autorite des representants. Les citoyens de 18 a 25 ans devaient marcher les premiers. Les autres etaient charges de diverses fonctions. "Les hommes maries, disait le decret, forgeront des armes et transporteront des subsistances; les femmes feront des tentes, des habits et serviront les hopitaux; les enfants feront la charpie; les vieillards sur les places animeront les guerriers, enseignant la haine des rois et l'unite de la Republique." De tels sacrifices meritaient certes une recompense. L'armee francaise ayant attaque les Anglais le 7 septembre, devant Dunkerque, forca le duc d'York, apres un combat de vingt-quatre heures, a battre en retraite et a se retirer par les dunes. Ce n'etait point encore un succes eclatant pour nos armes, puisqu'il n'y avait point eu de deroute dans les rangs de l'ennemi; mais du moins la glace etait rompue. La fortune nous revenait. Cinquante canons abondonnes, la levee du siege, la retraite des Anglais, tout releva le moral de la population abattue. Le 16 octobre, Jourdan gagnait sur Cobourg la bataille de Wattigaies. Ce nouveau fait d'armes fut accueilli avec transport. La disette, les privations journalieres, l'echafaud, tout fut oublie, tout s'evanouit dans le rayonnement de la victoire. On ne poussa qu'un cri d'un bout de la France a l'autre: "Vive la Republique!" L'ennemi repousse de notre territoire, c'etait la Revolution sauvee, c'etait l'idee francaise maitresse du monde. [Illustration: Le General Custine est conduite devant le Tribunal revolutionnaire.] XXI La ligue des philosophes de la Convention pour propager les lumieres.--Lakanal.--Les services qu'il rendit aux savants.--Bernardin de Saint-Pierre et Daubenton.--Calendrier republicain.--Chappe Inventeur du telegraphe.--Deux ans de fers contre quelconque degradera les monuments publics.--Progres du Museum d'histoire naturelle.--Les ecoles normales.--Vengeance de Lakanal.--L'abbe Sicard ami de Couthon.--Le docteur Pinel.--Etat des foux jusqu'en 1793.--Visite de Couthon a Bicetre.--Liberation des fous.--Le Conservatoire de musique.--Ce qu'a fait la Convention pour les arts et pour l'humanite. 93 avait a lutter contre deux fleaux, l'ignorance et le vandalisme. Heureusement, au sein de la Convention, cette assemblee unique dans l'histoire, qui fait peur et qui rayonne, il se rencontra un groupe de citoyens devoues aux beaux-arts, aux sciences, aux lettres, qui se donnerent pour mission de sauver l'heritage de l'esprit humain. L'un d'entre eux etait Lakanal. Depuis 1789, les nobles, follement attaches a l'ancien regime, avaient deserte le sol de la patrie: une autre emigration plus regrettable et bien plus dangereuse eut ete celle des savants et des ecrivains, car elle eut appauvri la France des lumieres qui sont la veritable richesse d'un grand peuple. Lakanal fit tout pour la conjurer. Attache du fond de l'ame a la Revolution, il lui cherchait un point d'appui dans le concours des intelligences d'elite. Persuade que l'education etait necessaire au peuple pour exercer dignement la souverainete qui lui etait rendue, il croyait ne devoir negliger aucun moyen de repandre les connaissances sur toute la France. Il etait de ces republicains qui voulaient, ce sont ses termes, soumettre la democratie a la raison. Grand partisan des idees nouvelles, ce n'est pas au _minimum_ qu'il entendait placer l'egalite, mais au _maximum_; il cherchait non a rabaisser les classes eclairees, mais a elever le niveau moral et intellectuel de la nation tout entiere. C'est avec ces idees faites que Joseph Lakanal arriva sur les bancs de la Convention. Nous avons eu entre les mains un volumineux recueil de ses lettres inedites, que nous avait confie, vers 1845, M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Elles etaient accompagnees des reponses de ses amis, et quels amis! les noms les plus illustres de la fin du dernier siecle dans les sciences, dans les arts et dans les lettres; Lavoisier, Vicq-d'Azyr, Laplace, Daubenton, Desfontaines, Lacepede, Volney, Gretry, Bernardin de Saint-Pierre. Le sujet de ces lettres differe peu: Lakanal etait de ces hommes que tout le monde remercie, parce qu'ils obligent sans cesse a la reconnaissance. Lalande lui ecrit: "Vous m'avez fait donner 3 000 francs; je vous reitere le serment de les employer pour l'astronomie, ainsi que tout ce que j'ai." Bossut, Sigaud de Lafond, Mercier, Pougens, lui en marquent autant: "Je venais de perdre 24 000 livres de rentes, ajoute ce dernier, et _j'etais sans pain_." Quand le tresor public etait a sec, quand les incessantes requetes de Lakanal en faveur des savants et des hommes de lettres etaient repoussees, il s'en prenait a ses propres deniers. L'auteur de _Paul et Virginie_ se trouvait presse d'un besoin d'argent, Lakanal lui prete 20 000 livres en assignats. Voici le billet qui accuse reception de la somme:. "Citoyen et ami, je n'oublierai jamais le dernier service que vous m'avez rendu. Ma femme, a qui j'en ai fait part, me charge de vous temoigner le plaisir qu'elle aura de vous recevoir dans son ermitage. Profitez donc de la premiere arrivee du rouge-gorge pour visiter notre solitude." Le patriarche de l'histoire naturelle, le berger Daubenton, ainsi qu'on le designait dans les clubs, avait employe une partie de sa fortune et plusieurs annees de sa vie a faire croitre sur le sol de la France des laines aussi fines que celles de l'Espagne. Sa bergerie de Montbard est demeuree celebre. Ce savant, appauvri par le bien meme qu'il avait fait, etait hors d'etat de continuer ses experiences: Lakanal obtient de la Convention qu'un ouvrage de Daubenton, deja connu et ayant pour titre le _Traite des moutons_, soit reimprime au nombre de quatre mille exemplaires, qui seront vendus an profit de l'auteur. Apres de tels actes, on comprend le mot de Ginguene: "Je veux faire passer en proverbe: _Servir ses amis comme Lakanal_." Ses amis etaient ceux de la chose publique. L'ambition de ce citoyen eclaire etait d'orner sa patrie et la Revolution de l'eclat que les grands hommes repandent autour d'eux. Pour conserver le genie et pour le former, il sentait la necessite de lui preter l'assistance de l'Etat. "Je n'ignore pas, disait-il, que les gens de lettres sont en general d'illustres necessiteux: il faut les soutenir." Fort de cette idee, il soumit a la Convention un decret qui placait les oeuvres des orateurs et des artistes a l'abri de la contrefacon: ce decret fut vote. Le Comite des finances, accable de demandes, s'interessant peu du reste a tout ce qui regardait les sciences et les arts, ne goutait pas du tout cette theorie qu'il fallut arroser les germes du talent par des secours pecuniaires. Aussi nos pedagogues etaient-ils souvent renvoyes sans facon aux calendes grecques. Lakanal venait alors a la rescousse et ne se tenait pas aisement pour battu; il ne cessait de rappeler a la Convention que les savants etaient necessaires pour etablir l'uniformite des poids et mesures, suivant le systeme decimal, pour refaire le calendrier, pour creer une Ecole polytechnique. La nation francaise, non contente de renouveler les institutions sociales, etait sur le point de changer dans le ciel la marche de l'annee. Il lui fallait donc atteindre a une mesure exacte du temps. Une telle entreprise demandait une base arithmetique et astronomique. Lalande, auquel on eut recours, fut de nouveau encourage. Un autre protecteur que Lakanal s'interessait vivement au succes de ce calendrier republicain. Romme y travaillait avec une passion austere. Fabre d'Eglantine couronna le tout: il fit le poeme de l'annee. L'ordre, le nom des mois sortirent pour ainsi dire des gracieuses analogies de la nature. Jamais plus aimable symphonie ne lia le faisceau des saisons; les desinences en _al_ designerent les semailles, les fleurs, les prairies; celles en _dor_ les fruits, les moissons, la chaleur; celles en _maire_ les vendanges, les brumes, les premiers frimas; celles en _ose_ la neige, les vents, la pluie. L'annee fut divisee en douze mois, les mois en trente jours. La decade, nouveau dimanche, coupait les mois en trois parties. Ce fut le 20 septembre 1793 que le citoyen Romme, au nom d'un comite nomme par la Convention, lut son magnifique rapport sur le calendrier republicain. L'article 1er, qui instituait cette nouvelle mesure du temps, etait ainsi concu: "L'ere des Francais compte de la fondation de la Republique, qui a eu lieu le 22 septembre 1792 de l'ere vulgaire, jour ou le soleil est arrive a l'equinoxe vrai d'automne, en entrant dans le signe de la Balance, a neuf heures dix-huit minutes trente secondes du matin pour l'Observatoire de Paris." Le rapport de Romme ajoutait que l'egalite des jours aux nuits etait le prototype de l'egalite civile et morale, proclamee par les representants du peuple francais. Puis il dit cette grande parole: "Le temps enfin ouvre un livre a l'histoire." Eh bien! ce calendrier a ete abandonne, oublie par les generations nouvelles, qui en sont revenues par la force de l'habitude au plus barbare et au moins logique des systemes. La vieille annee reparut avec la vieille France. Un savant modeste travaillait a une decouverte qui devait l'immortaliser et servir son pays. Cet homme etait Chappe, l'inventeur du telegraphe: ses premiers essais avaient ete accueillis, comme toujours, avec indifference: "Si vous n'etiez pas la, ecrivait-il a Lakanal, je desespererais du succes." Mais Lakanal trouva devant le comite un tres-bon argument _ad rempublicam_. "L'etablissement du telegraphe, dit-il, est la meilleure reponse a ceux qui pensent que la France est trop etendue pour former une republique. Le telegraphe abrege les distances et reunit en quelque sorte une immense population sur un seul point." Ce raisonnement, appuye des demarches les plus pressantes et les plus energiques, finit par abaisser tous les obstacles. La Convention, sur les instances de Lakanal, se decida a revetir d'un caractere public l'invention de Chappe. A peine le telegraphe est-il installe que la premiere nouvelle qui arrive est celle-ci: "Conde est restitue a la Republique; la reddition a eu lieu ce matin a six heures." Cet instrument inconnu des anciens venait de realiser le reve des poetes: il avait donne une voix et des ailes a la Victoire. Lakanal voulait detruire l'ignorance, c'etait son _delenda est Carthago_; contre elle, il eut volontiers decrete la terreur. C'est en effet sur l'ignorance et sur le vandalisme, frere de l'ignorance, qu'il appelait les foudres de l'Assemblee. On etait aux jours caniculaires de la Revolution; des statues, des ornements de sculpture tombaient sous la main des demolisseurs; le marteau des devastateurs attaquait des marbres precieux jusque dans le jardin des Tuileries. A la vue de ces actes de barbarie, Lakanal fait aussitot entendre un cri de detresse: "Citoyens, les figures qui embellissaient un grand nombre de batiments nationaux recoivent tous les jours les outrages du vandalisme. Des chefs-d'oeuvre sans prix sont brises ou mutiles. Les arts pleurent ces pertes irreparables. Il est temps que la Convention arrete ces funestes exces par une mesure de rigueur." Et la Convention, cette assemblee severe, qu'on se figure toujours la main armee de la foudre, indignee elle-meme devant de telles mutilations, decrete la peine de deux ans de fers contre quiconque degradera les monuments des arts dependant des proprietes nationales. On voit qu'au lieu de detruire, cette Assemblee-la, dans certains cas, conservait a outrance. On a vu quel interet prenait Lakanal au Jardin des Plantes, et quel mouvement il s'etait donne pour transformer, en l'agrandissant, le caractere primitif de l'institution. Desormais ce ne sera plus un simple jardin destine a la culture des vegetaux, indigenes ou exotiques; les pages du livre de la nature vont en quelque sorte s'ouvrir dans les divers departements du nouveau Museum. Que parle-t-on ensuite de 93 comme d'une ere de barbarie? Tout au contraire, la Convention feconda dans toutes les branches les germes speciaux et les branches utiles de la science. La Montagne, dans un moment de crise, avait improvise un gouvernement et une armee; elle decreta des professeurs. Douze chaires furent creees pour repandre les lumieres de la nature: on y appela des hommes inconnus pour la plupart et dont la gloire etait a faire: les de Jussieu, les Geoffroy Saint-Hilaire, les Lamarck, les Lacepede, les Latreille et d'autres. Geoffroy Saint-Hilaire ne s'etait encore occupe que de chimie; mais la Convention lui dit: "Tu seras professeur de zoologie," et quand la Convention avait parle, il fallait devenir ce qu'elle avait dit. Ces douze savants formerent une petite republique qui subsiste encore au moment ou nous ecrivons. Chaque professeur est charge de l'administration de detail qui se rapporte directement a sa specialite. Tout ce qui s'eleve au-dessus des mesures ordinaires est decide par le corps des professeurs reuni en conseil, sous la presidence d'un membre qui peut etre elu une premiere et seconde annee, mais jamais plus. Daubenton fut nomme president a l'origine. Le traitement de chaque professeur-administrateur est de cinq mille francs. Leur habitation paisible, situee au sein meme de l'etablissement qu'ils dirigent, autour de l'ombre seculaire du cedre du Liban, entretient autour d'eux ce calme et ce demi-jour favorables a la science. C'est dans le commerce doux et retire de cette nature dont il etait l'interprete que Daubenton atteignit les limites de la plus homerique vieillesse. Sa femme mourut centenaire au milieu des memes feuillages. La grande Assemblee nationale avait du premier coup applique au reglement du Museum d'histoire naturelle les idees philosophiques et les principes memes de la Revolution francaise: "Tous les officiers du Jardin des Plantes porteront le titre de professeurs et _jouiront des memes droits_." Ce reglement, vote en une seule seance, quelques jours apres le 31 mai, a ete juge si excellent par les hommes d'Etat et par les professeurs eux-memes, que tous les gouvernements qui se sont succede en France depuis 93 l'ont respecte. Les savants attaches au Museum, voulant temoigner leur reconnaissance a Lakanal, lui firent present d'une clef des serres. Ce privilege unique, decerne au fondateur du nouvel etablissement du Jardin des Plantes, fut le seul que le republicain Lakanal voulut accepter dans toute sa vie. Pere du _Museum d'histoire naturelle_, Lakanal n'abandonna point son enfant au berceau. L'interet qu'il lui portait etait si vif qu'il choisit une petite maison situee a cote du Jardin des Plantes. Ses confreres ne partagaient pas ses bonnes intentions pour le vrai temple de la science. L'ancienne organisation monarchique de l'etablissement, son vieux nom de Jardin _royal_ des Plantes, mal efface par son nouveau titre de Museum d'histoire naturelle, tout contribuait a entretenir contre lui des prejuges aveugles, qu'il fallait sans cesse combattre par de bonnes raisons. La pomme de terre, qui venait d'etre naturalisee en France et qui promettait de rendre de si grands services, fournissait a Lakanal l'occasion d'appeler l'interet de l'Assemblee nationale sur d'autres vegetaux qui pouvaient egalement varier et accroitre l'alimentation publique: l'histoire naturelle n'avait-elle point aussi conserve le nom et le souvenir d'arbres a fruit, qui, transportes dans nos regions, ont beaucoup ajoute aux plaisirs de la table du pauvre? Se tournant alors vers les ennemis de la nouvelle institution scientifique: "L'arbre de la Liberte, s'ecriait Lakanal, serait-il le seul qui ne put s'acclimater au Jardin de Plantes?" Ainsi fut fonde, malgre l'agitation des temps, ce Museum qui, comme on a dit du cerveau de Buffon: _Naturum amplectitur omnem_, "embrasse toute la nature." Depuis l'ouverture des Etats generaux, la grande question a l'ordre du jour etait un nouveau plan d'instruction publique. Tous les grands esprits de la Constituante, de la Legislative et de la Convention avaient touche a ce grave probleme; mais nul ne l'avait encore resolu. Il ne restait dans les cartons que de vagues ebauches, effacees et en quelque sorte fletries par les retards des commissions qui s'en etaient saisies et n'avaient rien mis en pratique. L'etat des etudes etait deplorable. D'inutiles professeurs rassemblaient sur les ruines des anciens colleges quelques eleves nonchalants; l'ignorance menacait les generations nouvelles. Tout etait a refaire: la Convention refit tout. Engage autrefois dans la Congregation de la Doctrine chretienne, ayant successivement occupe diverses fonctions dans plusieurs branches d'enseignement, Lakanal occupait pour la quatrieme annee une chaire de philosophie a Moulins, quand se leva l'aurore de la Revolution. Envoye par le departement de l'Ariege a la Convention nationale, il votait le plus souvent avec la Montagne, quoiqu'il n'appartint du fond des entrailles qu'a la Revolution et a la science. Avec d'autres membres de cette Assemblee grandiose qui versait le sang et repandait la lumiere, il se dit qu'il fallait prendre par en haut la regeneration des etudes. Avant de faire de bons eleves, ne fallait-il point avoir de bons professeurs? Certes, le zele ne manquait point; mais les methodes et les hommes, ou les trouver? "Existe-t-il en France, s'ecriait Lakanal, existe-t-il en Europe, existe-t-il dans le monde deux ou trois cents hommes (et il nous en faudrait davantage) en etat d'instruire?" Ces hommes, il fallait les inventer. Tel fut le but qu'on se proposa d'atteindre en fondant une Ecole normale ou les jeunes maitres venaient apprendre a enseigner. Malheureusement cette institution, preparee depuis des mois, ne s'ouvrit qu'apres le 9 thermidor. Les litterateurs les plus distingues, les philosophes les plus independants jeterent sur cette oeuvre naissante un eclat qui se continue encore de nos jours. A la fondation de l'Ecole normale succeda plus tard l'etablissement des ecoles centrales et des ecoles primaires. Aujourd'hui que ces temps d'orage se sont eloignes et que notre systeme d'education est encore si imparfait, comment retenir notre admiration pour ce qu'ont cree nos peres de 93 entre le canon et l'echafaud? "Pour la premiere fois sur la terre, s'ecriait Lakanal, auteur du rapport sur la creation de l'Ecole normale, la nature, la justice, la verite, la raison et la philosophie vont donc avoir un seminaire!" Tout en s'etant fait, comme membre du Comite d'instruction publique, une specialite de la diffusion des lumieres, dans ses missions comme representant du peuple sur la rive gauche du Rhin, Lakanal montra la meme elevation de caractere. On ne connait guere la lettre ecrite par lui a un miserable qui l'avait bassement denonce: "Au citoyen L... pere. "J'avais recu la mission expresse de te faire arreter, parce que tu avais signe une petition calomnieuse contre moi. Mais lorsque Lakanal est juge dans sa propre cause, ses ennemis sont assures de leur triomphe. Je t'obligerai lorsque je le pourrai. C'est ainsi que les republicains repoussent les outrages. Tu as cinq enfants devant l'ennemi: c'est une belle offrande faite a la liberte. Je te decharge de la taxe revolutionnaire. "LAKANAL." [Note: L'autographe de cette lettre est conserve a la bibliotheque de Perigueux.] Les voila donc, ces coupeurs de tetes, ces regicides, ces buveurs de sang! Quelle fierte de langage! quelle grandeur d'ame! Jamais Rome vit-elle de plus grands caracteres? Nous ne voudrions pas anticiper sur les evenements, mais comme nous n'aurons plus l'occasion d'y revenir, signalons un dernier trait de generosite qui rachete un peu la conduite de Lakanal au 9 thermidor. L'abbe Sicard, le celebre instituteur des sourds-muets, quoique attache par gout a l'ancien regime, avait cru utile a sa consideration personnelle et aux interets de son ecole de flatter les maitres du pouvoir, quels qu'ils fussent. Il etait de ces hommes mobiles qui suivent toujours la fortune, meme dans ses ecarts. Son etoile voulut qu'en evitant un danger il fut tombe dans un pire. Le 9 thermidor, cette triste et fatale journee, avait change la face des choses. Or on avait trouve chez Couthon des eloges, des dedicaces de livres, des lettres tres-compromettantes pour l'abbe Sicard. La chute de Couthon rendait ses amis suspects aux yeux des thermidoriens. Lakanal, instruit du danger qui menacait un homme aussi distingue par ses talents, court chez le Conventionnel qui avait entre les mains les papiers saisis chez Couthon. Ce confrere est absent; Lakanal l'attend tranquillement assis dans un fauteuil et lui dit a son retour: "Vous n'avez plus rien contre Sicard; s'il y a un coupable, c'est moi qui le suis maintenant, vous pouvez accuser." Le collegue, voyant que la piece incriminee a ete soustraite, entre d'abord en grande colere; mais, saisi bientot de l'estime qu'on doit a une noble action, il se radoucit et dit a Lakanal: "Vous n'en faites pas d'autres!" L'abbe Sicard temoigna sa reconnaissance a Lakanal dans une lettre que j'ai eue entre les mains, et communiquee par M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Cet ecrit fait plus d'honneur a la finesse de l'abbe qu'a la sincerite de ses convictions. Il tache par mille moyens de s'excuser. "Aussi, qui aurait pu croire, s'ecrie-t-il sur un ton piteux et comique a la fois, qui aurait pu croire, il y a deux mois, que ce Couthon fut un aussi grand scelerat?" Les rapports de Couthon avec l'abbe Sicard, le directeur de l'Ecole des sourds-muets, s'expliquent aisement. Couthon etait philanthrope. Il avait protege Hauey, l'auteur de la methode pour instruire les aveugles-nes. Il s'etait interesse a Pinel, medecin en chef de Bicetre. En 1789, l'Hotel-Dieu etait le seul hopital qui admit dans la ville de Paris des alienes en traitement: relegues vers la partie la plus reculee, la plus triste, la plus malsaine de cet etablissement, transforme pour eux en une nouvelle prison, les dernieres lueurs de leur raison achevaient de s'eteindre dans la solitude et dans l'ennui. Pas de cours egayees d'un peu de verdure pour servir de promenoir, ni pour reposer un cerveau malade; mais, dans l'interieur, deux "alles, l'une de dix lits a _quatre personnes_, l'autre de six grands lits et huit petits; au dehors, des murs affligeants de vieillesse, des toits sombres, et le voisinage eternel de cette grande infirmerie, ou les maladies du corps etaient confondues avec les maladies de l'esprit. Les pauvres alienes trainaient dans ces lieux leur melancolie et leur langueur, jusqu'a ce que, declares incurables, ils fussent conduits a Bicetre, a la Salpetriere ou a Charenton. La commencait pour eux une nouvelle vie de reclusion et de delaissement; la societe les oubliait; la science avait jete sur eux sa sentence, et l'administration ouvrait alors devant ces damnes vivants les portes de la cite des larmes. Cette ville de malediction et de souffrance, a la porte de laquelle on laissait l'esperance en entrant, se composait, a Bicetre, de deux rues, formees par des rangs de loges, et dont l'une etait appelee la rue d'Enfer et l'autre _la rue des Furieux_. Dans le langage vulgaire, qui a bien sa poesie et sa couleur, on se servait, au XVIII siecle, de l'epithete de _bicetreux_ pour caracteriser un visage malsain, terreux et morne. C'etait bien l'hospice tout entier qui inspirait cette image, mais surtout le quartier des fous. Les loges, au nombre de cent onze, etaient destinees a recevoir les fous les plus agites, ceux qui, mures sans etre morts, jetaient des cris du fond de leur sepulcre. L'indifference la plus stupide rodait autour de ces malheureux dans la personne d'un surveillant connu sous le nom de _gouverneur des fous_. L'homme regardait et passait. Il faut avoir vu la derniere de ces cages, dont les ruines existaient en 1840, et existent peut-etre encore aujourd'hui, pour se faire une idee de ce qu'etaient ces loges a peine faites pour abriter des animaux immondes. An niveau, quelquefois meme au-dessous du sol, s'ouvrait un guichet par lequel entrait un pale rayon de jour et qui servait a passer quelques aliments. Une eau glaciale, surtout pendant l'hiver, ruisselait presque continuellement le long des murailles, ou elle deposait un limon verdatre, que l'on grattait de temps en temps et qui se remontrait toujours. Ni feu ni lumiere. Au fond de ce cachot, de cet _in-pace_, se remuait, hurlait, ecumait quelque chose de lamentable, qui etait le fou. Les mauvais traitements auxquels les employes de la maison se livraient envers les alienes etaient absous par l'habitude. Que vouliez-vous qu'on en fit? C'etaient des possedes du diable. Non content d'outrager la folie, on l'exploitait. Il y a des gens qui s'amusent de tout, meme de la folie. Les garcons de service qui accompagnaient les visiteurs se faisaient un jeu cruel d'exciter les alienes a commettre des actes extravagants, afin d'attirer dans leur bourse quelques pieces de monnaie, quitte a punir ensuite ces memes insenses, jouets de leur cupidite, avec une brutalite revoltante. Chaque loge avait une chaine fixee dans le mur; a l'extremite de cette chaine etait attache un collier en fer pour maintenir les malades agites, et le nombre en etait considerable. Quand le carcan ne suffisait pas a la cruaute des surveillants, on avait recours a de fortes cordes, et souvent a d'autres chaines qui laissaient d'affreuses traces sur les membres meurtris de ces pauvres diables. Declares incurables, ils etaient abandonnes de la science. Jamais de chirurgien ou de _gagnant maitrise_ (c'est ainsi qu'on designait le medecin en chef) ne faisait de visite dans le quartier des fous. Il n'y avait que quand ces malheureux etaient a la veille de mourir, qu'on les conduisait a l'infirmerie, ou ils recevaient quelques soins tardifs et inutiles. [Illustration: Les Hebertistes a la Conciergerie.] Tel etait l'etat de Bicetre et des autres hospices de fous, lorsqu'un grand homme dans sa specialite, le fondateur de la medecine alieniste, Pinel, commenca la reforme de ces etablissements. L'ecole du docteur Quesnoy avait avance, sur le traitement des fous, quelques idees humaines et genereuses; Tencon avait denonce les abus dont souffraient de son temps les alienes dans les hospices; La Rochefoucauld avait reclame pour eux devant l'Assemblee constituante: vains efforts! la voix du bon sens et de l'humanite n'avait pu vaincre la force inerte des prejuges: il fallait pour cela une autre Assemblee que la Constituante et que la Legislative, il fallait la Convention. A Dieu ne plaise que nous enlevions rien a la gloire de Pinel! mais tel etait le mouvement des esprits vers la justice et la bienveillance que si Pinel eut laisse echapper cette reforme, un autre que lui l'eut entreprise. Etait-ce en vain que la philosophie du XVIIIe siecle avait releve la dignite de notre nature? La Declaration des droits de l'homme et du citoyen n'impliquait-elle point le respect de l'aliene, cet homme dechu? Ce n'etait point le simple medecin Pinel qui apparut comme un liberateur dans le bagne de Bicetre, c'etait la Revolution. Mais que pouvait un homme seul? Il fallait le concours de l'Etat; et le moyen de l'obtenir, quand les comites etaient surcharges d'affaires, quand il s'agissait chaque jour de la perte ou du salut de la patrie? Nomme depuis quelque temps medecin en chef de Bicetre, Pinel avait plusieurs fois, mais inutilement, demande a la Commune de Paris l'autorisation de supprimer l'usage des fers dont on chargeait les alienes furieux. Le bruit courait, a tort ou a raison, que des royalistes avaient trouve le moyen de se glisser dans le compartiment des fous et de tromper la surveillance du gouvernement de la Republique en mettant leur liberte sous les chaines. On comprend que de pareils soupcons eussent mal prepare les esprits ombrageux de la Convention et de la Commune en faveur de Bicetre. Fort de sa conscience, Pinel brave ces vaines rumeurs et se presente devant un des membres du Comite de salut public. Repetant ses plaintes avec une chaleur nouvelle, il reclame au nom de l'humanite la reforme du vieux traitement qui pese sur les alienes. "Citoyen, lui dit un membre qu'il ne connaissait pas, j'irai demain a Bicetre te faire une visite; mais malheur a toi si tu nous trompes et si tu receles les ennemis du peuple parmi tes furieux!" Celui qui parlait ainsi etait Couthon. Le lendemain, il arrive a Bicetre; Couthon veut voir et interroger lui-meme les fous; on le conduit dans leur quartier; il ne recueille que de sanglantes injures, et n'entend, au milieu de cris confus et de hurlements forcenes, que le bruil glacial des chaines sur les dalles humides et degoutantes. Quoique habitue par les evenements a de sombres visages, Couthon, qui avait entendu plus d'une fois rugir l'emeute, se sentit trouble par ces voix et ces figures du delire. Fatigue bientot de l'affreuse monotonie de ce spectacle et de l'inutilite de ses recherches, le representant du peuple se retourne vers Pinel: --Je vois qu'on nous a trompes, lui dit-il; ces murs ne renferment que des insenses, et de l'espece la plus dangereuse. Que demandes-tu maintenant? --Je demande a faire tomber leurs fers, a les traiter en hommes. --Ah ca! citoyen, es-tu fou toi-meme de vouloir lacher de pareils lions prets a tout devorer? --On en a fait des betes furieuses en les traitant comme tels; j'ose esperer beaucoup de moyens tout differents. --Eh bien! fais-en ce que tu voudras, l'humanite ne peut qu'applaudir a tes intentions genereuses... Reconnaissant bien que ces hommes n'etaient pas des royalistes, mais des fous, Couthon examina cette fois leurs loges avec une compassion douloureuse. La plupart d'entre eux etaient couches dans des auges, les pieds et la tete serres contre des murs humides; la paille sur laquelle ils dormaient etait a moitie pourrie. Plus de quarante furieux avaient dechire leurs vetements et demeuraient presque nus. La nourriture etait insuffisante et mauvaise; une seule distribution se faisait toutes les vingt-quatre heures, de telle sorte que les malheureux devoraient leur maigre pitance d'un seul coup et demeuraient ensuite tout le reste du jour dans un etat de delire famelique. A la vue de toutes ces horreurs, Couthon fremit: --Quoi, s'ecria-t-il, la Revolution est venue, et il existe encore de pareilles traces de la barbarie du moyen age! "Tombez, fers, menottes, carcans! L'heure de la liberte doit sonner meme pour les esclaves du delire. Citoyen Pinel, si tu ne peux leur rendre la raison, rends-leur du moins une liberte relative, et, je te le dis au nom de la Convention, tu auras bien merite de la patrie!" Le lendemain, Chaumette vint lui-meme visiter les divers hospices d'alienes, et, le 17 brumaire, on inscrivait dans les registres du conseil general de la Commune: "A Bicetre et autres hopitaux, on separera desormais des malades les fous et les epileptiques (17 brumaire). A la Salpetriere, on detruira les cabanons horribles ou l'on enfermait les folles (21 brumaire). On ameliorera le logement des fous de Bicetre (26 brumaire). Les deux rues connues a Bicetre sous le nom de rue d'Enfer et de rue des Furieux seront demolies." Ainsi que Couthon, a la vue de ces deux cites maudites, de ces cages dans lesquelles avaient croupi depuis les deux derniers regnes les victimes du delire, Chaumette avait ete touche au coeur. Prenant les mains de Pinel entre les siennes: --Tu es un bon citoyen, lui dit-il; la Republique aime les savants qui ont du respect pour le malheur. Libre desormais de ses actions, encourage meme par les pouvoirs revolutionnaires, Pinel fit selon sa volonte, selon la justice. On n'avait jamais rien ose de semblable. Peu rassure lui-meme, il se decida a ne dechainer que douze fous le premier jour; cette mesure ayant reussi, il fit tomber, les jours suivants, les fers de cinquante-trois autres alienes furieux qui, satisfaits de recouvrer la liberte de leurs mouvements, se calmerent aussitot. Ces malheureux, qui chaque semaine brisaient des centaines d'ecuelles en bois, renoncerent a leurs habitudes de destruction et d'emportement; d'autres, qui dechiraient leurs vetements et se complaisaient dans la plus sale nudite, parurent renaitre a la decence. En peu de temps, l'hospice de Bicetre changea de face. Chaumette etait accuse de vandalisme. On lui reprochait avec raison d'avoir propose a la Convention, dans la fameuse seance du 3 septembre, de defricher et de cultiver les jardins de tous les domaines nationaux renfermes dans Paris. Plus de fleurs; des legumes, des pommes de terre! Cette idee de convertir le jardin des Tuileries en un potager souriait tres-peu aux membres du Comite de salut public. Il y avait parmi eux des hommes de gout qui avaient au contraire commande des statues, des arbustes rares et d'autres embellissements pour orner les abords de la representation nationale. Mais en agissant ainsi Chaumette etait-il bien lui-meme? Ne sacrifiait-il pas a la popularite? Dans l'etat de disette ou etait Paris, il crut faire acte politique en conseillant une des mesures les plus propres a calmer et a flatter la multitude. Le vieux Dussoulx, qui n'etait pourtant point un barbare, opina pour que non-seulement les Tuileries, mais encore les Champs-Elysees, fussent transformes en culture alimentaire. Pour l'honneur de la Revolution et la gloire du peuple de Paris, une telle proposition ne fut pas meme discutee. Il faut pourtant reconnaitre que Chaumette, en sa qualite de procureur de la Commune, rendit de veritables services aux arts. La Convention avait decrete l'ouverture de deux musees: l'un, le Musee du Louvre, qui embrasse les chefs-d'oeuvres de toutes les nations; l'autre, le Musee des monuments francais. Chaumette preta volontiers son concours a ces deux moyens d'instruction populaire: l'histoire universelle ecrite par les peintures, l'histoire nationale ecrite par les statues tirees des palais, des abbayes, des eglises. A la porte du Musee du Louvre, il placa une garde de dix hommes pour la nuit. Il arrive trop souvent que des toiles de grand prix, confiees aux mains d'un maladroit, soient gatees sous pretexte d'etre restaurees. La Commune demandait a la Convention qu'un concours fut institue pour designer les hommes capables et sauver de la destruction les grandes pages de l'art. Combien cette mesure eut sauvee de chefs-d'oeuvre, si elle eut ete appliquee! Chaumette s'interessait surtout a la musique dont il avait besoin pour les fetes populaires. Il obtint de l'Assemblee nationale la creation de cette grande ecole, le Conservatoire. Un digne vieillard, Gossec, dirigea l'institution naissante. Somme toute, la parole mise au bout des doigts du sourd-muet, et la vue au bout des doigts de l'aveugle; l'aliene rendu a la dignite d'homme; le respect pour les femmes en couche; les enfants adoptes par la nation; les secours aux infirmes, aux malheureux, voila les tresors d'humanite que, dans son vol effrayant, la Terreur portait sur ses ailes. L'invention du telegraphe, l'ouverture de deux musees consacres aux arts, un temple dedie aux sciences et a la nature, la creation du Conservatoire, cette grande ecole de musique, une loi severe contre les devastations des monuments publics et des statues, l'introduction d'un calendrier raisonnable, les travaux du Comite d'instruction publique pour fonder une ecole normale et des ecoles primaires, voila ce que la Convention, accusee par les royalistes d'avoir voulu ramener le monde a la barbarie, versait de lumieres sur les esprits. Est-ce a dire que la main de fer elle-meme de la Convention ait toujours ete assez forte pour arreter les fureurs du vandalisme? Non vraiment: a ces rois de pierre dont on connaissait l'histoire, a ces saints de bronze qui, dans les vieilles abbayes, avaient recu les premices de la dime, s'attachait une haine vivace. On punissait dans le signe les abus que le signe avait consacres. Chacun sentait d'ailleurs que ce vieux monde avait fait son temps, que l'ancien regime tombait de lui-meme en ruines. Qu'on regrettat la perte de certaines oeuvres d'art, certes, c'etait bien naturel. Il y avait dans ces chefs-d'oeuvre du passe de quoi emouvoir tous ceux qui ont le sentiment du beau; mais le dieu Temps n'est pas pour nous comme l'ancien porte-faux des Grecs. Ses ailes n'indiquent point la fuite, mais le progres. Les debris et les depouilles dont il couvre la terre cachent des germes de developpement. En meme temps qu'il fauche, il seme. La est la grandeur de la Revolution francaise. Ce qu'elle detruit devait perir; ce qu'elle fonde est aussi eternel que le droit. XXII La Revolution est partout maitresse.--Indignes successeurs de Marat.--Atheisme d'Hebert et de Chaumette.--L'eveque Gobet, a l'instigation d'Anacharsis Clooix, depose l'exercice de son culte entre les mains de la nation.--Resistance de l'abbe Gregoire.--Fete de la deesse Raison.--Palinodie d'Hebert.--Ronsin, Carrier, Fouche (de Nantes). Quand, grosse de bruit et de sourds tonnerres, se souleva la Montagne, les beaux-esprits royalistes declarerent qu'elle accoucherait d'une souris. En Quatre-vingt-treize, elle etait accouchee d'un echafaud et de la victoire. Au nord et a l'est, l'etranger etait repousse du territoire, les rebelles de l'interieur pliaient, battaient en retraite. C'est alors que les divisions qu'on croyait eteintes se ranimerent avec plus de fureur. La Montagne s'etait servie d'agents pour comprimer ses ennemis: mais, en plusieurs endroits, ces agents avaient depasse leur mission; elle avait dechaine la fureur des passions extremes pour intimider le royalisme, et cette fureur menacait de tout bouleverser et d'entrainer la Revolution meme dans une mare de sang. Marat en mourant avait emporte avec lui toute la moralite de son parti, et ses indignes successeurs prirent ses coleres et ses defiances sans imiter son desinteressement ni sa droiture. A la tete de ces anarchistes etait un homme qui faisait parade de son materialisme. Anime d'une haine fanatique contre les croyances religieuses, Hebert avait jure d'aneantir tous les cultes et de realiser l'atheisme. Il se servit de l'influence que lui donnait son journal, le _Pere Duchesne_, et de sa position a la Commune pour exciter le peuple contre ses anciennes croyances religieuses. Cet homme etait possede d'une haine farouche, la haine de Dieu. Il voulait violer la foi dans l'ame de ses concitoyens. Des bandes d'iconoclastes, envoyees par Hebert et par Chaumette, briserent les autels, ouvrirent les tabernacles et viderent les ciboires. La Commune de Paris encourageait ces profanations et ces actes de vandalisme. Un jour (et ce jour n'est pas le seul), au milieu d'une seance conventionnelle, on vit entrer des groupes de soldats revetus d'habits pontificaux; ils etaient suivis d'une foule d'hommes du peuple, ranges sur deux lignes, couverts de chapes, de chasubles, de dalmatiques; paraissaient ensuite, portes sur des brancards, l'or, l'argenterie et tous les ornements des eglises. La pompe defila en dansant au son des airs patriotiques; et les acteurs de cette scene grotesque finirent par abjurer publiquement tout culte, hormis celui de la liberte. La Convention eut la faiblesse de decreter l'impression des parodies de cette journee et l'envoi a tous les departements. L'impiete, non contente de fouler aux pieds les depouilles du culte, voulait encore terrasser Dieu dans la conscience de ses ministres. L'orateur du genre humain, Anacharsis Clootz, Prussien, qui datait depuis cinq ans ses lettres de _Paris, chef-lieu du globe_, apres souper, dans un acces de _zele pour la maison du Seigneur genre humain_, court a onze heures du soir chez l'eveque Gobel, l'engage, au nom de la Commune, moitie par crainte, moitie par de fausses promesses, a deposer l'exercice public de son culte entre les mains de la nation; on lui fit entendre que cette demarche impliquait l'abandon de sa charge et non une apostasie de ses croyances. Le faible vieillard tomba dans le piege. Son exemple entraina toutes les consciences pusillanimes. C'etait a qui viendrait se depretiser a la barre de la Convention. Coupe, de l'Oise, et Julien, de Toulouse, l'un eveque catholique, l'autre ministre protestant, s'embrasserent a la tribune, en riant, comme deux augures. Alors tout culte tomba avec toute magistrature religieuse, et les croyants eux-memes se couvrirent de l'hypocrisie de l'atheisme. Un seul osa resister: l'abbe Gregoire, qui avait courageusement maintenu sa foi a cote d'Hebert et de Chaumette. Chretien plus tolerant que les athees qui l'entouraient, il demandait pour ses croyances la liberte du passage. Fidele aux devoirs et a l'exercice de son ministere, il avait constamment refuse de depouiller sa robe d'eveque. Appele aux honneurs du fauteuil, il avait preside l'Assemblee en habits violets. Au camp de Brau, au-dessus de Sposello, il avait, sous le canon, parcouru a cheval et en soutane les rangs des divers bataillons qu'il haranguait. A l'epoque des abjurations, l'eveque de Blois fut circonvenu par les obsessions d'Hebert et de ses agents. Une personne qui lui donnait alors l'hospitalite entendit toute la nuit des voix moitie insidieuses, moitie menacantes, se heurter contre l'inflexible resolution du saint pretre. Assis dans un grand fauteuil, il frappait du talon la terre. Voyant qu'ils ne pouvaient vaincre sa tenacite, les emissaires de la Commune l'engagerent a reflechir jusqu'au lendemain et se retirerent. Quand Gregoire arriva a la Convention, la seance etait commencee. --Il faut que tu montes a la tribune, s'ecrient, au moment ou il arrive dans la salle, ces forcenes. --Et pourquoi? --Pour renoncer a ton charlatanisme religieux. --Miserables blasphemateurs! Je ne suis pas, je ne fus jamais un charlatan; attache a ma religion, j'en ai preche les verites, j'y serai fidele. Enfin il monte a la tribune: --J'entre ici, n'ayant que des notions tres-vagues de ce qui s'est passe avant mon arrivee; on me parle de sacrifices a la patrie, j'y suis habitue; s'agit-il d'attachement a la cause de la liberte? j'ai fait mes preuves; s'agit-il du revenu attache a la qualite d'eveque? je vous l'abandonne sans regret; s'agit-il de la religion? cet article est hors de votre domaine, et vous n'avez pas le droit de l'attaquer. J'entends parler de fanatisme, de superstition ... je les ai toujours combattus; mais qu'on definisse les mots, et l'on verra que la superstition et le fanatisme sont diametralement opposes a la religion. Quant a moi, catholique par conviction, pretre par choix, j'ai ete designe par le peuple pour etre eveque. J'ai tache de faire du bien dans mon diocese, agissant d'apres les principes sacres qui me sont chers, et que je vous defie de me ravir. Je reste eveque pour en faire encore; j'invoque la liberte des cultes. Robespierre et Danton approuverent la resistance de l'eveque de Blois en fletrissant le scandale des abjurations. A la honte des pretres, Maximilien osa defendre le Dieu qu'ils abandonnaient lachement. "Quand on a trompe si longtemps les hommes, ecrivait de son cote Camille Desmoulins, on abjure, fort bien, mais on cache sa honte; on ne vient pas s'en parer et en demander pardon a Dieu et a la nation." Au moment ou ses confreres d'eglise se couvraient ainsi de mepris et de scandale, seul l'abbe Gregoire continua de sieger dans la Convention, parmi les Montagnards, en costume ecclesiastique. Les yeux de Robespierre etaient depuis quelque temps fixes sur le parti des Hebertistes. Cette stoique impiete lui faisait horreur. Cette guerre entreprise contre Dieu lui paraissait ebranler les bases memes de toute societe. Hebert etait personnellement un miserable, qui flattait les penchants bas et sanguinaires de la populace dans une langue grossiere, immonde. Le peuple n'aime pas ces saturnales de l'esprit; le peuple qui a pris la Bastille aime qu'on lui parle dignement et poliment; toute injure au gout lui semble une injure a la raison et a la majeste nationale. Aussi les feuilles du _Pere Duchesne_ n'etaient-elles lues que par les ames ordurieres. Dans ce groupe d'hommes sinistres, qui poussaient la multitude a toutes les violences, on distinguait un pretre renegat, sans pudeur comme sans entrailles, Jacques Roux. Cette bande de brigands avait l'espece d'audace que donne la peur: ils chassaient devant eux a la guillotine le pale troupeau des citoyens pour se menager du moins la consolation de tomber les derniers. Leur doctrine politique etait le bouleversement des lois divines et humaines, leur foi la negation de tout, leur esperance le neant. Hypocrites, ils couvraient d'un faux amour du peuple leurs projets de ruine et de domination. Robespierre jura de leur arracher du visage ce masque sanglant. Cependant la Commune poursuivait le cours de ses ignobles succes. La faction deicide qui regnait a l'Hotel de Ville voulut remplacer tous les cultes par celui de la Raison. La fete de cette divinite nouvelle fut celebree dans l'eglise Notre-Dame. On y avait eleve un temple d'une architecture classique sur la facade duquel on lisait ces mots: _A la philosophie_. Ce temple etait eleve sur la cime d'une montagne. Vers le milieu, sur un rocher, on voyait briller le flambeau de la verite. Une musique profane, placee au pied de la montagne, executait un hymne en langue vulgaire. Pendant que jouait l'orchestre, on voyait deux rangees de jeunes filles, vetues de blanc et couronnees de chene, descendre et traverser la montagne, un flambeau a la main, puis remonter dans la meme direction sur le sommet. La Liberte, representee par une belle femme, sortait alors du temple de la philosophie, et venait sur un siege de verdure recevoir les hommages des republicains, qui chantaient un hymne en son honneur, en lui tendant les bras. Cette froide jonglerie etait bien faite pour inspirer au peuple le regret des mysteres chretiens. A l'exemple de la capitale, on eleva des autels a la Raison dans toute la France: ses temples furent deserts. Ces deviations miserables du principe revolutionnaire attristaient tous les coeurs droits. L'inconsequence etait ici flagrante: la raison est faite pour detruire les cultes et n'en a jamais cree. La tentative des Hebertistes etait en cela ridicule et vaine. Il est vrai que le nouveau culte etait une profanation. Telle etait du reste la lachete de ces incredules qu'il suffit de la contenance rigide de Robespierre pour les aneantir. Le spiritualisme du disciple de Jean-Jacques Rousseau se revolta contre les outrages qu'une horde de bandits vomissaient sur la Divinite. Il reclama severement la liberte des cultes. "Celui qui veut empecher de dire la messe, dit-il, est plus fanatique que celui qui la dit." Hebert, touche par la foudre, balbutia quelques excuses, et descendit a une retractation tardive. "Je le dirai toujours, ecrivait-il dans un de ses numeros, que l'on imite le sans-culotte Jesus; que l'on suive a la lettre son Evangile, et tous les hommes vivront en paix." Dans une telle bouche, l'eloge meme etait derisoire; une si ridicule palinodie montra d'ailleurs toute la faiblesse de ces colosses d'iniquite. Non contents de dechirer les traditions de la France, les Hebertistes voulaient passer la hache sur toutes les tetes. Ces furieux sentaient que leurs doctrines absurdes avaient besoin, pour croitre, d'une rosee de sang. Leurs yeux ne voyaient partout que des suspects a enfermer: leur ame etait en proie a de continuelles frayeurs: _Terrebant pavebantque._ [Illustration: Derniere entrevue de Danton et de Robespierre] Cette defiance des Hebertistes etait celle des consciences criminelles, qui tressaillent de nuit au moindre bruit des feuilles, au moindre mouvement de leur ombre. Ronsin, Carrier, Fouche de Nantes etaient leurs bras, et avec les bras ils frappaient de mort les populations. La guillotine etait souillee du sang qu'ils faisaient verser par l'influence de la Commune. Ces hommes detestaient tous les membres de la Montagne. Ils auraient voulu ensevelir la Convention et le Comite de salut public dans un massacre. N'osant attaquer Robespierre, dont ils redoutaient la puissance, ils se jeterent sur Danton. XXIII Retraite de Danton, son mepris pour les Hebertistes.--Camille Desmoulins.--Son journal, ses attaques contre Hebert et le Comite de salut public.--Sa moderation, ses idees de clemence et ses rapports avec Robespierre.--Accusation portee contre Danton.--Son insouciance.--Inquietudes de Lucile.--Seance des Jacobins.--Mort des Hebertistes. Le role de Danton avait ete actif et glorieux. Danton, apres avoir remue la France comme on agite un vase d'eau, apres avoir accompli la destruction de la monarchie, la levee en masse et la defense du territoire, se tenait a l'ecart des evenements, depuis que le sol de la Revolution s'etait un peu calme. N'ayant plus la main dans le gouvernement, il blamait presque tous les actes du Comite de salut public. Il croyait se rendre necessaire par son absence, et attendait, comme Achille dans sa tente, que les dangers de la Republique ramenassent sur lui l'attention de ses concitoyens. Ainsi que toutes les natures fortes, Danton alors s'aigrissait dans sa puissance oisive et se fatiguait dans le repos. La faction des Hebertistes l'inquietait peu, il meprisait leurs attaques, "Voila ce que je ferai de ces miserables," disait-il en frappant du pied la terre comme pour y ecraser un insecte. Ce qu'il craignait, c'etait l'amollissement de sa fibre revolutionnaire. Inquiet, il s'interrogeait lui-meme sur le declin de sa puissance; on le voyait alors secouer sa tete haute, en lui donnant un air de sauvage energie: "Ne suis-je plus Danton? s'ecriait-il. Ai-je donc perdu ces traits qui caracterisaient la figure d'un homme libre? On verra qui de Robespierre ou de moi doit sauver la France." Camille Desmoulins avait alors l'idee d'attaquer par le fer rouge du journaliste la faction toute-puissante qui couvrait la France d'un voile de deuil et d'infamie. Les premiers coups de son arme porterent en effet sur les Hebertistes. Comme son ami Danton, depuis les journees du 31 mai et du 2 juin, Camille se tenait a l'ecart des comites. La paix de son interieur, la beaute de sa femme, un bonheur domestique sans nuages le disposaient a l'attendrissement. Les sanglots de la ville, la morne exhibition des supplices troublaient ses nuits. Le gout de la retraite et de la nature s'accrut en lui de toute l'horreur des tableaux qu'il avait sous les yeux: "Oh! ecrivait-il a son pere, que ne puis-je etre aussi obscur que je suis connu! _O ubi campi, Guisiaque!_ Ou est l'asile, le souterrain qui me cacherait a tous les regards avec mon enfant et mes livres?... La vie est si melee de maux et de biens, et depuis quelques annees le mal deborde tellement autour de moi sans m'atteindre, qu'il me semble toujours que mon tour va arriver d'en etre submerge... Je ne saurais m'empecher de songer sans cesse que ces hommes qu'on tue par milliers ont des enfants, ont aussi leur pere. Au moins je n'ai aucun de ces meurtres a me reprocher, ni aucune de ces guerres contre lesquelles j'ai toujours opine, ni cette multitude de maux, fruits de l'ignorance et de l'ambition aveugle assises ensemble au gouvernail... Il y a des moments ou je suis tente de m'ecrier comme lord Falkland [Note: Secretaire d'Etat sous Charles 1er, tue a la bataille de Newburg. Le jour ou il perit, il s'ecria: "Je prevois que beaucoup de maux menacent ma patrie; mais j'espere en etre quitte avant cette nuit."], et d'aller me faire tuer en Vendee ou aux frontieres, pour me delivrer du spectacle de tant de maux." Ces reves de fuite, ces mirages d'arbres et de fontaines revenaient sans cesse a l'imagination de Camille. "En janvier dernier, ecrivait-il dans son journal, j'ai encore vu M. Nicolas diner avec une pomme cuite, et ceci n'est pas un reproche. Plut a Dieu que dans une cabane, et ignore au fond de quelque departement, je fisse avec ma femme de semblables repas!" Lucile etait toujours l'ange de ce foyer sur lequel planait le vent de la mort. "Je ne dirai qu'un mot de ma femme, ajoutait Desmoulins. J'avais toujours cru a l'immortalite de l'ame. Apres tant de sacrifices d'interets personnels que j'avais faits a la liberte et au bonheur du peuple, je me disais au fond de ma persecution: Il faut que les recompenses attendent la vertu ailleurs. Mon mariage est si heureux, mon bonheur domestique si grand, que j'ai craint d'avoir recu ma recompense sur la terre, et j'avais perdu ma demonstration de l'immortalite. (Se tournant par la pensee du cote d'Hebert qui l'avait bassement injurie): Maintenant tes persecutions, ton dechainement contre moi et tes laches calomnies me rendent tonte mon esperance." Hebert avait denonce Camille aux Jacobins pour _avoir epouse une femme riche_. "Quant a la fortune de ma femme, elle m'a apporte quatre mille livres de rentes, ce qui est tout ce que je possede. Est-ce toi qui oses me parler de ma fortune, toi que tout Paris a vu, il y a deux ans, receveur de contre-marques a la porte des Varietes, dont tu as ete _raye_ pour cause dont tu ne peux pas avoir perdu le souvenir? Est-ce toi qui oses me parler de mes quatres mille livres de rentes, toi qui, sans culotte et sous une mechante perruque de crin dans ta feuille hypocrite, dans ta maison, loge _aussi luxurieusement qu'un homme suspect_, recois _cent vingt mille_ livres de traitement du ministre Bouchotte pour soutenir les motions des Clootz, des Proly, de ton journal officiellement contre-revolutionnaire, comme je le prouverai." Les animosites eclaterent; les Hebertistes attaquerent solennellement Danton et Camille Desmoulins. Robespierre les defendit contre la defiance systematique de leurs adversaires; il couvrit l'un, excusa l'autre. L'arme tomba des mains des Hebertistes et se releva contre eux pour les punir. Camille Desmoulins n'attaquait pas seulement la faction des athees et des anarchistes; ses attaques remontaient de temps en temps jusqu'au Comite de salut public. Or ce comite, dont Robespierre etait membre depuis le 27 juillet, avait sauve la Revolution. Il avait deploye une grande energie, mais cette energie, alimentee par Danton lui-meme, etait necessaire pour triompher des obstacles qu'elevaient sans cesse les ennemis de la Montagne. Entraine par son coeur, peut-etre aussi par l'enivrement du succes, Camille osa parler de clemence. Adoucir graduellement l'exercice du pouvoir executif; lever, des que les circonstances le permettraient, le voile de terreur et de sang qu'on avait jete sur la Constitution; deterrer la statue de la Liberte ensevelie sous les ruines fumantes de la guerre civile, n'etaient pas des idees qui appartinssent aux Dantonistes. Saint-Just avait tenu tout recemment le meme langage que le _Vieux Cordelier_: "Il est temps, s'ecriait-il, que le peuple espere enfin d'heureux jours, et que la liberte soit autre chose que la fureur de parti: vous n'etes point venus pour troubler la terre, mais pour la consoler des longs malheurs de l'esclavage." Ce meme Saint-Just avait sauve a Strasbourg des milliers de victimes, en jetant sous le fer de la guillotine le president du tribunal revolutionnaire, qui avait blase le crime par l'usage immodere de la terreur. Robespierre jeune, l'ombre de son frere, envoye en mission a Vesoul et a Besancon, avait montre partout aux habitants consternes le visage de la clemence. Maximilien, dans le Comite de salut public, cherchait lui-meme a moderer les rigueurs du gouvernement revolutionnaire: mais le glaive avait, si j'ose ainsi dire, pris vie dans l'ardeur du combat; il emportait la main. Ralentir tout a coup l'exercice de la force executive, c'etait d'ailleurs ranimer les feux mal eteints de la rebellion. Il fallait donc agir avec prudence et meme avec une espece de dissimulation saine. Au lieu de decouvrir son coeur pour faire voir les battements de la pitie, le legislateur devait alors masquer ses projets d'adoucissement et ses tentatives d'humanite sous un visage toujours severe; il fallait comprimer la terreur par la terreur: c'etait la le systeme voile de Robespierre. Quand Camille toucha legerement dans sa feuille a la clemence, Maximilien eprouva le mecontentement d'un auteur qui voit son idee prise par un autre et gatee. Desmoulins comprenait effectivement la cause si honorable de la moderation en la poussant tout d'abord aux extremes: "Voulez-vous, s'ecria-t-il, que je reconnaisse votre sublime Constitution, que je tombe a ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle? Ouvrez les prisons a deux cent mille citoyens que vous appelez suspects." Une telle indulgence aurait eu pour resultat de desarmer le gouvernement de la Republique, dans un moment ou il avait encore besoin de toutes ses ressources afin de deconcerter ses ennemis. Robespierre connaissait en outre le materialisme de Danton et la faiblesse de Camille Desmoulins; il redoutait de leur part une compassion toute sensuelle pour les victimes, bien differente de la clemence austere du sang. La rigueur l'effrayait moins que l'impunite. Il craignait que l'amollissement des moeurs ne succedat dans la Republique a une violence interrompue. Il fallait, selon lui, que la justice humaine exagerat encore quelque temps la limite du bien et du mal, pour fonder la Republique sur des principes solides. Enfin, si la terreur lui pesait, son regard soucieux decouvrait derriere les theories des indulgents et des immoraux un monstre plus vil et plus dangereux encore pour un Etat, la Corruption. Robespierre aimait Camille Desmoulins, son ancien camarade de classes; mais il condamnait dans son ami l'immoralite de l'espieglerie. Un jour Camille entre familierement dans la maison de Duplay; Robespierre etait absent. La conversation s'engage avec la plus jeune des filles du menuisier; au moment de se retirer, Camille lui remet un livre qu'il avait sous le bras. --Elisabeth, lui dit-il, rendez-moi le service de serrer cet ouvrage, je vous le redemanderai. A peine Desmoulins etait-il parti que la jeune fille entr'ouvre curieusement le livre confie a sa garde: quelle est sa confusion, en voyant passer sous ses doigts des tableaux d'une obscenite revoltante. Elle rougit: le livre tombe. Tout le reste du jour, Elisabeth fut silencieuse et troublee; Maximilien s'en apercut; l'attirant a l'ecart: --Qu'as-tu donc, lui demanda-t-il, que tu me sembles toute soucieuse? La jeune fille baissa la tete, et pour toute reponse alla chercher le livre a gravures odieuses qui avaient offense sa vue. Maximilien ouvrit le volume et palit: --Qui t'a remis cela? La jeune fille raconta franchement ce qui s'etait passe. --C'est bien, reprit Robespierre; ne parle de ce que tu viens de me dire a personne: j'en fais mon affaire. Ne sois plus triste. J'avertirai Camille. Ce n'est point ce qui entre involontairement par les yeux qui souille la chastete: ce sont les mauvaises pensees qu'on a dans le coeur. Il admonesta severement son ami, et depuis ce jour les visites de Camille Desmoulins devinrent tres-rares. L'austerite de Robespierre etait fort incommode a Danton. Ces deux hommes se repoussaient par les angles de leur caractere. L'un etait la probite farouche, l'autre le temperament dechaine. La voix publique accusait Danton d'avoir depouille la Belgique et d'avoir commis dans son passage au gouvernement des actes scandaleux. Par une complication fatale, Chabot, Julien de Toulouse et Delaunay d'Angers, tous amis de Danton, avaient falsifie tout recemment un decret pour soustraire des sommes importantes. Les partis ne sont pas absolument solidaires, il est vrai, des fautes individuelles: mais, en general, de pareilles sortes de delits n'entachent que les partis corrompus. De tels griefs, je le sais, ne justifieraient point a eux seuls la fin tragique des Dantonistes. Aussi Robespierre envisagea-t-il moins le probleme en moraliste qu'en legislateur. C'est le point de vue politique qui determina sa conduite dans cette affaire et qui guida sa main. Robespierre engagea ce dialogue avec lui-meme: "Danton peut-il servir mes projets de republique comme je la concois?--Non.--Peut-il les contrarier?--Oui.--Il faut donc que j'abandonne Danton." Ceci dit, il s'abstint de defendre son rival; or, la neutralite de Robespierre, dans cette circonstance, c'etait la mort. Danton comptait effectivement des ennemis dans les comites. La verve imprudente et sarcastique du _Vieux Cordelier_ avait blesse au vif des hommes implacables, Collot-d'Herbois, Barere; Saint-Just meprisait Camille Desmoulins comme un aventurier de gloire. "Ce vif et spirituel jeune homme, se disait-il, s'est jete etourdiment dans la Revolution; mais le voila deja pris d'abattement et d'effroi. Sa tete, pleines d'idees trop fortes pour lui, regrette amerement _l'oreiller des anciennes croyances_. Il nous faut des hommes de plus d'haleine, pour nous suivre dans les voies apres ou nous voulons conduire la nation et planter le drapeau de la democratie!" Danton, de son cote, Danton, ce rude marcheur, ce tribun aux larges poumons, avait ete pris lui-meme de lassitude et d'engourdissement, il s'arreta; or, dans des temps comme ceux-la, s'arreter, c'est mourir. Il comptait follement sur la popularite de son nom, sur sa parole, sur rattachement de ses amis, pour confondre les instigateurs de sa ruine. Un jour, Thibaudeau l'aborde: --Ton insouciance m'etonne, je ne concois rien a ton apathie. Tu ne vois donc pas que Robespierre conspire ta perte? ne feras-tu rien pour le prevenir? --Si je croyais, repliqua-t-il avec ce mouvement des levres qui chez lui exprimait a la fois le dedain et la colere, si je croyais qu'il en eut seulement la pensee, je lui mangerais les entrailles. Cela dit, il retomba dans son indolence superbe. Il n'etait plus aussi assidu aux seances et y parlait beaucoup moins qu'autrefois. La Convention, dont il esperait se couvrir contre ses ennemis, n'etait plus elle-meme qu'une representation nationale, qu'un instrument passif de la terreur. Elle etait sous la foudre, mais elle ne la dirigeait pas. Camille Desmoulins, quoique aveugle par le succes de sa feuille, avait de tristes pressentiments. Un jour, son ancien maitre de conferences le rencontre rue Saint-Honore et lui demande ce qu'il porte. --Des numeros de mon _Vieux Cordelier_. En voulez-vous? --Non! non! Ca brule. --Peureux! repond Camille. Avez-vous oublie le passage de l'Ecriture: _Buvons et mangeons, car nous mourrons demain?_ Ainsi l'insouciance et le materialisme des amis de Danton ne se dementaient pas, meme en face de l'echafaud. La pauvre Lucile partageait les inquietudes de son mari; elle les doublait meme de toute son imagination craintive et de son amour. A qui recourir? sur quelle main s'appuyer? Freron, leur ami, etait absent; elle lui ecrivit; "Revenez, Freron, revenez bien vite! vous n'avez point de temps a perdre. Ramenez avec vous tous les vieux cordeliers que vous pourrez rencontrer; nous en avons le plus grand besoin. Plut au ciel qu'ils ne fussent jamais separes! Voua ne pouvez avoir une idee de ce qui se passe ici; vous ignorez tout; vous n'apercevez qu'une faible lueur dans le lointain, qui ne vous donne qu'une idee bien legere de notre situation. Aussi je ne m'etonne pas que vous reprochiez a Camille son Comite de clemence. Ce n'est pas de Toulon qu'il faut le juger. Vous etes bien heureux la ou vous etes; tout a ete au gre de vos desirs: mais nous, calomnies, persecutes par des intrigants, et meme des patriotes! Robespierre, votre boussole, a denonce Camille; il a fait lire ses numeros 3 et 4, a demande qu'ils fussent brules, lui qui les avait lus manuscrits! Y concevez-vous quelque chose? Pendant deux seances consecutives, il a tonne contre Camille ... Marius (Danton) n'est plus ecoute, il perd courage, il devient faible; d'Eglantine est arrete, mis au Luxembourg; on l'accuse de faits graves.... Ces monstres-la ont ose reprocher a Camille d'avoir epouse une femme riche.... Ah! qu'ils ne parlent jamais de moi, qu'ils ignorent que j'existe, qu'ils me laissent aller vivre au fond d'un desert! Je ne leur demande rien, je leur abandonne tout ce que je possede, pourvu que je ne respire pas le meme air qu'eux. Puisse-je les oublier, eux et tous les maux qu'ils nous causent! La vie me devient un pesant fardeau: je ne sais plus penser.... Bonheur si doux et si pur! helas! j'en suis privee. Mes yeux se remplissent de larmes; je renferme au fond de mon coeur cette douleur affreuse; je montre a Camille un front serein; j'affecte du courage pour qu'il continue d'en avoir." Freron, le Montagnard sensuel et distrait, repondit a ce signal de detresse sur un ton de folatrerie qui etonne: "Lucile, vous pensez donc a ce pauvre lapin, qui, exile loin de vos bruyeres, de vos choux et du paternel logis, est consume du chagrin de voir perdus les plus constants efforts pour la gloire et l'affranchissement de la Republique?... Je me rappelle ces phrases intelligibles; je me rappelle ce piano, ces airs de tete, ce ton melancolique interrompu par de grands eclats de rire. Etre indefinissable, adieu!" Lucile avait cherche un appui, et elle ne trouvait qu'un roseau pointu qui lui percait la main. Robespierre avait defendu Camille: mais le flot des denonciations l'emportait. Il ne fallait plus seulement le proteger, il fallait l'avertir, le sauver de lui-meme; car les etourderies, quelquefois sublimes, de cet ecrivain, compromettaient la marche de la Revolution; sa parole etait d'autant plus dangereuse qu'elle allait chercher l'emotion aux sources les plus nobles du coeur humain. Plaindre les victimes est un sentiment genereux: mais n'y avait-il pas ici de l'egoisme dans la pitie? Sous le manteau de la clemence, les _indulgents_ ne voulaient-ils pas couvrir la frayeur que leur causait l'oeil de la justice?--Robespierre annonce que, s'il a precedemment pris la defense de Camille, l'amitie l'egarait. "Camille, ajoute-t-il, avait promis d'abjurer les heresies politiques qui couvrent toutes les pages du _Vieux Cordelier_. Enfle par le succes prodigieux de ses numeros, par les eloges perfides que les aristocrates lui prodiguaient, Camille n'a pas abandonne le sentier que l'erreur lui a trace; ses ecrits sont dangereux; ils alimentent l'espoir de nos ennemis et favorisent la malignite publique: je demande que ses numeros soient brules au sein de la Societe.--Bruler n'est pas repondre!" s'ecrie Camille. Robespierre, embarrasse, reste muet quelques secondes; puis, s'animant tout a coup: "Eh bien! qu'on ne brule pas, mais qu'on reponde; qu'on lise sur-le-champ les numeros de Camille. Puisqu'il le veut, qu'il soit couvert d'ignominie; que la Societe ne retienne pas son indignation, puisqu'il s'obstine a soutenir ses principes dangereux et ses diatribes. L'homme qui tient aussi fortement a des ecrits perfides est peut-etre plus qu'egare; s'il eut ete de bonne foi, s'il eut ecrit dans la simplicite de son coeur, il n'aurait pas ose soutenir plus longtemps des ouvrages proscrits par les patriotes et recherches par les contre-revolutionnaires. Son courage n'est qu'emprunte; il decele les hommes caches sous la dictee desquels il ecrit son journal; il decele que Desmoulins est l'organe d'une faction scelerate, qui a emprunte sa plume pour distiller le poison avec plus d'audace et de surete.--Tu me condamnes ici, reprit Camille; mais n'ai-je pas ete chez toi? ne t'ai-je pas lu mes numeros, en te conjurant, au nom de l'amitie, de vouloir bien m'aider de tes conseils?--Tu ne m'as pas montre tous tes numeros; je n'en ai vu qu'un ou deux! s'ecria Robespierre. Comme je n'epouse aucune querelle, je n'ai pas voulu attendre les autres; on aurait dit que je les avais dictes... Au surplus, que les Jacobins chassent ou non Camille, peu m'importe; ce n'est qu'un individu. Mais ce qui m'importe, c'est que la liberte triomphe et que la verite soit connue." Robespierre avait son genre de pitie, mais c'etait la pitie de l'avenir. Le legislateur avait tue l'homme. Cependant le Comite de salut public sembla faire une concession aux Dantonistes en leur sacrifiant la bande d'Hebert, qu'ils avaient si furieusement attaquee par la voix de Camille Desmoulins. Il est vrai que cette concession etait derisoire, et que dans la trainee de sang qui conduisit ces miserables a l'echafaud les moderes purent voir la trace de leur propre mort. Les Hebertistes finirent comme ils avaient vecu. Ces hommes qui agitaient sans cesse la terreur s'enterrerent a leur propre glaive. Profitant de la disette et des souffrances du peuple, ils essayerent de le soulever contre la Convention, qu'ils accusaient d'indulgence et de lenteur. Leur projet etait d'improviser un second 31 mai. Ils echouerent et sept tetes tomberent sur l'echafaud. XXIV La perte des indulgents est decidee.--Arrestation de Camille Desmoulins et de Danton.--Lettre de Camille.--Paroles de Danton.--Derniere lettre de Camille.--Proces et defense des Dantonistes.--Ils sont conduits a l'echafaud.--Mort de Lucile Desmoulins. La hache venait d'_epurer_ le parti des Montagnards. Robespierre se leve; l'epouvante siege sur son front. Il montre cette hache encore fumante et declare que la Convention est determinee a sauver le peuple en ecrasant a la fois toutes les factions qui menacaient le bien public. Les hommes _patriotiquement contre-revolutionnaires, qui veulent faire de la liberte une bacchante_, etant abattus, il se retourne contre les _moderes, qui veulent en faire une prostituee_. Robespierre caracterisait ainsi l'indulgence molle et corrompue. En effet, l'horreur du sang est moins, dans certaines natures egoistes, une vertu de coeur qu'une revolte de la sensibilite physique. La menace de Robespierre retentit aux oreilles des Dantonistes comme le glas de la mort. L'heure fatale a sonne. Les Comites de salut public, de surete generale et de legislation se reunissent. La perte des _indulgents_ est decidee. Impassible comme une idee, Robespierre ne retient ni ne pousse les accuses sur le bord de l'abime. Il n'arrache pas ces tetes, il les laisse tomber. [Illustration: Les Dantonistes devant le tribunal revolutionnaire.] Dans la nuit du 30 au 31 mai, Camille, au moment ou il allait se mettre au lit, entend dans la cour de sa maison le bruit de la crosse d'un fusil qui tombe sur le pave. "On vient m'arreter!" s'ecrie-t-il; et il se jette dans les bras de sa femme, qui le presse de toutes ses forces contre son sein. Il court, donne un baiser a son petit Horace, qui dormait dans son berceau, et va lui-meme ouvrir aux soldats, qui l'arretent et le conduisent a la prison du Luxembourg. Danton, ce lion terrible, qui, cinq jours auparavant, voulait _manger les entrailles_ a Robespierre, se laissa arreter comme un enfant et egorger comme un mouton. Avec eux, Herault de Sechelles, Lacroix, Philippeaux, Westermann se trouverent reunis sous les memes verrous. Herault etait un philosophe materialiste; c'est lui qui a dit, apres Buffon: "J'ai toujours nomme le Createur, mais il n'y a qu'a oter ce mot et mettre a la place la puissance de la nature." Sa conduite dans la journee du 2 juin n'avait pas ete exempte de faiblesse. President de la Convention, il avait recule devant les canons d'Henriot. A sa place, ecrivait l'abbe Gregoire qui pourtant n'etait pas Girondin, emporte par le sentiment d'un juste courroux, j'aurais peut-etre fait saisir Henriot, ou j'aurais ete massacre plutot que de laisser ainsi outrager la representation nationale." Ne dans une classe maintenant proscrite, Herault avait pourtant fait de grands sacrifices a la Revolution. Sa belle figure, sa jeunesse, ses manieres nobles et gracieuses attiraient sur lui l'attention des autres detenus. Camille n'avait qu'une idee, sa Lucile. Il lui ecrivit une premiere lettre dechirante. "Je suis au secret, mais jamais je n'ai ete par la pensee, par l'imagination, plus pres de toi, de ta mere, de mon petit Horace. O ma bonne Lolotte, parlons d'autre chose. Je me jette a genoux, j'etends les bras pour t'embrasser, je ne trouve plus mon pauvre Loulou. (_Ici on remarque la trace d'une larme._) Envoie-moi le verre ou il y a un C et un D, nos deux noms, et le livre sur l'immortalite de l'ame. J'ai besoin de me persuader qu'il y a un Dieu plus juste que les hommes et que je ne puis manquer de te revoir. Ne t'affecte pas trop de mes idees, ma chere amie, je ne desespere pas encore des hommes et de mon elargissement. Oui, ma bien-aimee, nous pourrons nous revoir encore dans le jardin du Luxembourg. Adieu, Lucile! adieu, Daronne (_sa belle-mere_) Adieu, Horace! Je ne puis pas vous embrasser, mais aux larmes que je verse il me semble que je vous tiens encore sur mon sein." (_Une seconde larme mouille le papier._) Lucile lut cette lettre en sanglotant, et dit a l'ami de Camille qui la lui apportait, et qui tachait de la consoler: "C'est inutile, je pleure comme une femme, parce que Camille souffre... parce qu'ils le laissent manquer de tout; mais j'aurai le courage d'un homme, je le sauverai... Pourquoi m'ont-ils laissee libre, moi? Croient-ils que parce que je ne suis qu'une femme je n'oserai elever la voix? Ont-ils compte sur mon silence? J'irai aux Jacobins, j'irai chez Robespierre." On assure qu'elle rodait a toute heure autour de la prison de son mari; mais les murs d'une prison d'Etat sont comme le coeur d'un geolier: ils ne laissent rien penetrer, ni le regard, ni l'emotion. Pauvre Lucile! le silence seul entendait ses soupirs, la nuit voyait ses larmes. Camille avait apporte dans sa prison des livres sombres, et melancoliques, tels que les _Nuits d'Young_ et les _Meditations d'Harvey_. --Est-ce que tu veux mourir d'avance? lui dit le sceptique Real. Tiens, voila mon livre, a moi; c'est la _Pucelle d'Orleans_. Quand Lacroix parut, Herault de Sechelles, qui jouait a abattre un bouchon de liege avec des gros sous, quitta sa partie de _galoche_ pour l'embrasser. Camille et Philippeaux n'ouvrirent point la bouche. Danton seul engagea une conversation theatrale avec tout ce qui l'entourait. Il semblait charger les murs et les echos de la prison de redire chacune de ses paroles a la posterite. En voici quelques-unes: "Dans les revolutions, l'autorite reste aux plus scelerats." "Ce sont tous des freres Cain." "Brissot m'aurait fait guillotiner comme Robespierre!" "II vaut mieux etre un pauvre pecheur que de gouverner les hommes." Il parlait sans cesse des arbres, de la campagne, de la nature. Les debats du proces s'ouvrirent. Quand ils partirent pour le tribunal, Danton et Lacroix affecterent une gaiete extraordinaire; Philippeaux descendit avec un visage calme et serein, Camille Desmoulins avec un air reveur et afflige. La foule etait immense: entassee dans la salle du tribunal et dans le Palais de Justice, elle debordait par les rues et les ponts jusque de l'autre cote de la Seine. On assure que la femme de Camille Desmoulins, resplendissante de jeunesse et de beaute, cherchait a remuer le peuple. Les accuses parurent. Ils se defendirent avec rage, non comme des prevenus sous la loi, mais comme des victimes sous le couteau. Danton surtout, Danton, ce Titan foudroye, secouait, avec des mouvements terribles, les tonnerres que l'accusation lancait sur sa tete. Sa voix s'enflait sur le bord de l'eternite comme un fleuve au moment de se precipiter dans la mer. Les fenetres du tribunal etaient ouvertes; Danton, qui savait quel concours de citoyens assistait a son proces, parlait de maniere a etre entendu de tout un peuple. Cette retentissante voix remuait les pierres du Palais de Justice, couvrait la sonnette du president et poussait, par instants, de tels eclats, qu'elle parvenait au dela meme de la Seine, jusqu'aux curieux qui encombraient le quai de la Ferraille. Danton comptait sur son eloquence et sur une conspiration tramee, dit-on, dans la prison du Luxembourg, pour soulever la multitude. Sa defense respirait le desordre et l'indignation: "Les laches qui me calomnient oseraient-ils m'attaquer en face? Qu'ils se montrent, et bientot je les couvrirai eux-memes de l'ignominie, de l'opprobre qui les caracterisent. Je l'ai dit et je le repete: Mon domicile est bientot dans le neant, et mon nom au Pantheon!... Ma tete est la; elle repond de tout!... La vie m'est a charge, il me tarde d'en etre delivre. LE PRESIDENT, a l'accuse.--Danton, l'audace est le propre du crime, et le calme est celui de l'innocence. --Est-ce d'un revolutionnaire comme moi, aussi fortement prononce, qu'il faut attendre une defense froide? Les hommes de ma trempe sont impayables; c'est sur leur front qu'est imprime, en caracteres ineffacables, le sceau de la liberte, le genie republicain: et c'est moi que l'on accuse d'avoir rampe aux pieds des vils despotes, d'avoir toujours ete contraire au parti de la liberte, d'avoir conspire avec Mirabeau et Dumouriez! et c'est moi que l'on somme de repondre a la justice inevitable, inflexible!... Et toi, Saint-Just, tu repondras a la posterite de la diffamation lancee contre le meilleur ami du peuple, contre son plus ancien defenseur!... En parcourant cette liste d'horreurs, je sens toute mon existence fremir!..." Danton promenait a chaque instant sur la multitude des regards ou palpitait l'insurrection. "A moi! semblait-il dire. Sauvez le genie de la liberte!" Sa parole agitait tour a tour le tocsin de la revolte ou le glas de la mort sur toutes les tetes. Rien ne remuait. Alors les forces l'abandonnerent; sa voix qu'animait la fureur s'altera; il se tut. De retour a sa prison, Camille perd tout espoir. Il ecrit a sa femme une derniere lettre: "A mon reveil, en ouvrant mes fenetres, la pensee de ma solitude, mes affreux barreaux, les verrous qui me separent de toi ont vaincu toute ma fermete d'ame. J'ai fondu en larmes, ou plutot j'ai sanglote, en criant dans mon tombeau: Lucile! Lucile, ma chere Lucile! ou es-tu? Hier au soir, j'ai eu un pareil moment, et mon coeur s'est egalement fendu, quand j'ai apercu ta mere dans le jardin. Un mouvement machinal m'a jete a genoux contre les barreaux; j'ai joint les mains comme implorant sa pitie, a elle qui gemit, j'en suis bien sur, dans ton sein. J'ai vu hier sa douleur a son mouchoir et a son voile qu'elle a baisse ne pouvant tenir a ce spectacle. Quand vous viendrez, qu'elle s'asseye un peu plus pres avec toi, afin que je vous voie mieux.....Je t'en conjure, Lolotte, par nos eternelles amours, envoie-moi ton portrait. En attendant, envoie-moi de tes cheveux que je les mette contre mon coeur! Ma chere Lucile, me voila revenu au temps de mes premieres amours ou quelqu'un m'interessait par cela seul qu'il sortait de chez toi. Hier, quand le citoyen qui t'a porte ma lettre fut revenu: "He bien! Vous l'avez vue?" lui dis-je, comme je le disais autrefois a cet abbe Landreville; et je me surprenais a le regarder, comme s'il fut reste sur ses habits, sur toute sa personne quelque chose de toi... O ma chere Lucile, j'etais ne pour faire des vers, pour defendre les malheureux, pour te rendre heureuse, pour composer, avec ta mere et mon pere et quelques personnes selon notre coeur, un Otaiti. Tu diras a Horace, ce qu'il ne peut pas entendre, que je l'aurais bien aime! Malgre mon supplice, je crois qu'il y a un Dieu. Je le reverrai un jour, o Lucile! Mes mains liees t'embrassent, et ma tete separee repose encore sur toi ses yeux mourants!" La violence deployee par Danton, loin de sauver ses amis, leur avait nui dans l'esprit des masses. La dignite du president, qui ne cessait de rappeler les accuses a la moderation, acheva de les accabler. "S'indigner n'est pas repondre, disaient les groupes; si Danton est innocent, qu'il le prouve!" Comme l'eclat de la defense croissait par l'audace de Danton et de Lacroix, a la troisieme seance les accuses furent mis hors des debats et le jury se declara suffisamment eclaire. Camille furieux dechire son acte d'accusation et en jette les lambeaux a la tete de Fouquier-Tinville. On prononca la peine des accuses: la mort. C'etait le 5 avril 1794; le jour se leva le dernier pour Danton et ses amis. Lorsqu'on vint les garrotter pour les conduire au supplice, Camille Desmoulins criait, en ecumant de rage: --Quoi! assassine par Robespierre! Danton conserva son sang-froid et son dedain stoique. [Note: Senart rapporte qu'au moment de partir pour l'execution il fit entendre les paroles suivantes, dignes d'un veritable epicurien: "Qu'importe si je meurs? j'ai bien joui dans la Revolution, j'ai bien depense, bien _ribotte_, bien caresse les filles; allons dormir!" Ce propos est completement improbable et aura ete invente par un ennemi.] Dans le trajet, Camille, reveille comme en sursaut d'un affreux cauchemar par les rudes cahots de la charrette, demandait avec stupeur a ceux qui l'entouraient: "Est-ce bien moi que l'on conduit a l'echafaud, moi qui ai donne le signal de courir aux armes le 14 juillet!" Une foule silencieuse encombrait le chemin de la prison a la guillotine. Desmoulins promenait sur toutes ces tetes un regard suppliant et courrouce: "Peuple, pauvre peuple, s'ecriait-il sans cesse, on te trompe, on immole tes soutiens, tes meilleurs defenseurs!" La violence de son action avait mis ses habits en pieces; il arriva presque nu a l'echafaud. Danton semblait rougir pour son ami de ces transports: "Reste donc tranquille, lui disait-il, et laisse la cette canaille." Il roulait en meme temps sur la multitude un oeil tranquille et superbe. Alors Camille rencontrant sur une maison le buste de l'Ami du peuple: "Oh! si Marat existait encore, nous ne serions pas ici!" IL garda quelque temps le silence. La belle et melancolique tete d'Herault de Sechelles semblait defier les outrages ou l'indifference de la foule. Le lugubre cortege passa rue Saint-Honore, devant la maison de Robespierre. La porte cochere, les fenetres, les volets, tout etait ferme: cette maison ressemblait a un tombeau. Quelques assistants --etait-ce l'idee?--crurent entendre sortir dans ce moment-la des plaintes et un gemissement. Camille, a la vue de ces murs si connus de lui, fit retentir l'air d'imprecations terribles: "Tu nous suivras! ta maison sera rasee; on y semera du sel. Les monstres qui m'assassinent ne me survivront pas longtemps!" On etait arrive au pied de la fatale machine. La place etait eclairee, la foule morne. La charrette s'arreta. Ils descendirent un a un. Arrive au pied de l'echafaud, Camille ou Herault de Sechelles voulut approcher son visage de celui de Danton pour l'embrasser; le bourreau les separa: "Tu es donc plus cruel que la mort! s'ecrie alors Danton; car la mort n'empechera pas nos tetes de se baiser tout a l'heure dans le fond du panier." Herault passa le premier sous la fatale collerette de chene; sa tete tomba. Les victimes se succederent. En face du moment supreme, Camille avait retrouve son calme. Il jeta les yeux sur le couteau tout fumant du sang qui venait de couler: "Voila donc, dit-il, la recompense destinee au premier apotre de la liberte!" Son tour etait venu: il s'avance au-devant de la mort avec beaucoup de courage et la recoit en tenant une boucle de cheveux de Lucile dans sa main. Danton restait seul: "O ma bien-aimee, s'ecria-t-il, o ma femme, je ne te reverrai donc plus!..." puis s'interrompant: "Danton, pas de faiblesse!" Il tomba le dernier, apres avoir recommande a l'executeur de montrer sa tete au peuple; ce qui fut fait. Ces hommes morts, un frisson de stupeur courut par toute la Republique. Les vrais patriotes, ceux qui avaient ete le genie de la guerre, pleurerent, se rappelant que Danton avait ete le genie qui avait sauve la patrie. Les hommes qui perissent sur un echafaud pour une cause politique laissent derriere eux des amis, des enfants, des femmes, autres victimes, qui maudissent le systeme regnant, et dont la tete est bientot jugee necessaire au maintien de la tranquillite publique. Ainsi la mort nait de la mort et le supplice s'accroit du supplice. Un complot avait ete ourdi, durant le proces des Dantonistes, pour soulever les prisons: Lucile Desmoulins s'y etait associee de toute sa douleur et de toute sa tendresse de femme. Elle fut conduite au tribunal et condamnee a mort. Elle fit ses adieux a sa mere: "Bonsoir, ma chere maman, lui ecrivit-elle du fond de sa prison; une larme s'echappe de mes yeux, elle est pour toi. Je vais m'endormir dans le calme de l'innocence." Elle alla au supplice avec plus de sang-froid et de fermete que son mari. Un mouchoir de gaze blanche, noue sous le menton, encadrait ses cheveux noirs et son visage souriant. Elle monta toute seule sur l'echafaud, et recut, sans avoir l'air d'y faire attention, le coup fatal. Cette tranquillite ne venait point du sentiment religieux.--"Etre des etres, disait a Dieu cette charmante Lucile, toi que la terre adore, toi mon seul espoir, _si tu es_, recois l'offrande d'un coeur qui t'aime!" XXV La Revolution veut transformer le theatre et les arts.--Projet de David.--Heroisme et mort du jeune Barra.--Sa statue par David (d'Angers).--Gaiete et commerce dans Paris.--Decrets et institutions de la Convention.--Ideal de Robespierre different de celui de la Revolution.--Fete du 20 prairial.--Paroles de Robespierre et considerations sur ses projets.--Loi du 22 prairial.--Retraite de Robespierre. On ne transforme les idees d'un peuple qu'en transformant ses habitudes. Aussi la Revolution voulut porter sa main sur tous nos usages. Les theatres, les arts n'echapperent point a cet enveloppement revolutionnaire. Les spectacles jouaient _Epicharis et Neron_, tragedie politique du citoyen Legouve; _Manlius Torquatus,_ de Lavallee; _le Modere,_ comedie en un acte, par le citoyen Dugazon, et d'autres pieces de circonstance. Le peintre David exercait a la Convention la dictature des arts. Il avait de temps en temps des idees sublimes: "Citoyens, je propose de placer un monument compose des debris amonceles des statues royales sur la place du Pont-Neuf, et d'asseoir au-dessus _l'image du peuple geant, du peuple francais_; que cette image, imposante par son attitude de force et de simplicite, porte ecrit en gros caracteres sur son front, _lumiere_; sur sa poitrine, _nature, verite_; sur ses bras, _force_; sur ses mains, _travail_. Que sur l'une de ses mains les figures de la Liberte et de l'Egalite, serrees l'une contre l'autre et pretes a parcourir le monde, montrent a tous qu'elles ne reposent que sur le genie et la vertu du peuple. Que cette image du peuple _debout_ tienne dans son autre main cette massue terrible et reelle, dont celle de l'Hercule ancien ne fut que le symbole." L'execution de cette statue colossale fut decretee. La guerre civile, en plongeant le fer dans le coeur des citoyens armes les uns contre les autres, devoilait chaque jour des actes d'heroisme antique. L'enthousiasme revolutionnaire elevait les femmes, les enfants au-dessus de la faiblesse de l'age ou du sexe. A treize ans, le jeune republicain Barra nourrissait sa mere a laquelle il abandonnait sa paie de tambour, partageant ainsi ses soins entre l'amour filial et l'amour de la patrie. Enveloppe par une troupe de Vendeens, accable sous le nombre, il tombe vivant entre leurs mains. Ces furieux lui presentent d'un cote la mort, et le somment de l'autre de crier: _Vive le Roi!_ Saisi d'indignation, il fremit et ne leur repond que par le cri de: _Vive la Republique!_ A l'instant, perce de coups, il tombe ... il tombe en pressant sur son coeur la cocarde tricolore. Cet heroique enfant, mort pour avoir refuse sa bouche au blaspheme et pour avoir confesse sa foi devant l'ennemi, meritait de revivre dans l'histoire. Robespierre demande pour lui les honneurs du Pantheon. La Convention nationale decide en outre, sur la proposition de Barere, qu'une gravure representant l'action genereuse de Joseph Barra sera faite aux frais de la Republique, d'apres un tableau de David. Un exemplaire de cette gravure, envoye par la Convention nationale, devait etre place dans chaque ecole primaire. David avait accepte cette noble tache; mais bientot les evenements se succedent, la Republique s'efface et avec elle la memoire reconnaissante de la nation pour le courage malheureux. Un jour, M. David (d'Angers) lit le decret de la Convention qui decerne ces honneurs posthumes au jeune Barra; il est frappe: "Et moi aussi, s'ecrie-t-il, j'admire cet enfant sublime qui est mort pour une idee. Ce que David le peintre n'a pas fait, David le statuaire le fera. Console-toi, Barra, tu auras ton monument!" Et il fit la statue que vous savez, un chef-d'oeuvre. [Note: J'ai vu il y a quelques annees, chez M. Charles Lemerle, une esquisse a l'huile du peintre David representant le jeune Barra attaque par des Vendeens au moment ou il conduit des chevaux de l'armee a l'abreuvoir; ainsi le decret du 8 nivose an II avait recu de la main de l'artiste conventionnel un commencement d'execution.] La mort redoublait ses coups. Le Comite de salut public avait voulu frapper dans la bande d'Hebert les exces de la democratie, dans le parti de Danton la faiblesse et le materialisme republicain. Robespierre essaya, mais en vain, de sauver madame Elisabeth, soeur de Louis XVI. La haine contre cette famille etait inexorable. Homere designait les rois, de son temps, sous le titre de _mangeurs de peuples_. Par un retour soudain, le peuple se faisait mangeur de rois et de reines. L'epoque de la Terreur fut un passage violent et douloureux. Mes cheveux se dressent quand je regarde dans cet abime de sang. Paris n'avait pourtant point alors la figure desolee que lui donnent les historiens. Voici ce qu'ecrivait un temoin oculaire. "On batit dans toutes les rues. L'officier municipal suffit a peine a la quantite des mariages. Les femmes n'ont jamais mis plus de gout ni plus de fraicheur dans leur parure. Toutes les salles de theatre sont pleines." Il n'est pas vrai que le commerce fut eteint. Jamais on ne vit autant de trafic et de negoce. Tous les rez-de-chaussee de Paris etaient convertis en magasins et en boutiques. Enfin cette Terreur, qu'on croit sans entrailles, se laissait guider ou arreter dans le choix de ses victimes par des considerations d'utilite generale. Cette fameuse Montagne, qu'on se represente comme toujours terrible, jetait des flots de lumiere et de charite sur des flots de sang. Elle ne cessait de deposer dans ses decrets immortels le germe de toutes les institutions utiles; elle tarissait les sources de la misere publique, reprimait les exces de la propriete individuelle sans la detruire, temperait la concurrence sans tuer l'emulation, cette racine de l'activite humaine, propageait les moyens d'instruction et les disseminait dans toute la Republique, comme les reverberes dans une cite; fondait l'Ecole de Mars, creait des secours publics pour le malheur, pour la faiblesse ou pour le repentir, abolissait l'esclavage des negres, s'occupait de faire refleurir l'agriculture, d'extirper les patois locaux, pour etablir l'unite de langage national, jetait en silence les bases du Conservatoire des arts et metiers, forcait en un mot le respect meme de ses ennemis et la reconnaissance de l'avenir. Grace a elle, la Revolution ne fut point tout a fait sterile pour le pauvre, ni pour le peuple des campagnes. En meme temps qu'elle montrait aux riches, aux puissants de la terre et aux superbes la face du Dieu tonnant, elle versait la paix et la consolation sous les toits de chaume. [Illustration: Les Dantonistes au Luxembourg.] La nation francaise etait depuis cinq ans a la recherche de la justice. Ce que l'homme, en effet, poursuit derriere toutes les agitations de la force ou de la pensee, c'est la justice, toujours la justice. Ce que les revolutions cherchent eternellement, c'est la verite. La Convention avait cree une armee, une Constitution, un gouvernement, une administration, un peuple. Que lui manquait-il donc? Une morale, une croyance philosophique. La Republique avait demande un culte a la Raison, un sommeil eternel a la matiere. L'ideal de Robespierre etait tout autre, et seul il se chargea de la conduire vers un denouement. Suivons sa marche. Des armees etrangeres bordaient nos frontieres consternees. Il fallait vaincre: on a vaincu. Des villes s'opposaient dans l'interieur au gouvernement de la Republique: on y entre le fer au poing. De nouvelles conspirations s'agitent: on les abat. L'atheisme, dechaine par les mouvements et les desordres inseparables d'une grande secousse, levait partout la tete: on l'ecrase. Une tourbe insensee menacait de corrompre par ses doctrines la partie saine du peuple: on en purge la France. La faiblesse donnait la main a la corruption pour desorganiser le pouvoir moral: on coupe cette main. Alors Robespierre amene cette farouche Revolution, qui avait detrone tous les dieux de la terre, en robe de fete, paree de fleurs et de rubans, et la fait plier le genou devant son geste inspire. "Il est un Dieu!" lui dit-il en lui montrant la nature. La fete du 20 prairial est le point culminant de la Revolution francaise. Le soleil se leva dans toute sa pompe, le ciel etait bleu, les coeurs etaient penetres d'un sentiment auguste. Des bataillons d'adolescents, des groupes de jeune filles, des meres et leurs enfants, des vieillards, tous ornes de rubans aux trois couleurs, tous portant des branches de chene avec des bouquets, la force armee, les autorites, une musique imposante, un vaste amphitheatre construit au-devant du balcon du chateau des Tuileries; le colosse de l'atheisme place au milieu du bassin rond, colosse de toile et d'osier auquel le president mit le feu _avec le flambeau de la verite_; la statue de la Sagesse apparaissant du milieu de ce monument incendie; de nombreux discours prononces avant et apres ce changement de decoration; un long cortege ou la Convention marchait entouree d'un ruban tricolore porte par des enfants ornes de violettes, des adolescents ornes de myrtes, des hommes ornes de chene, des vieillards ornes de pampre; les deputes tenant chacun a la main un bouquet compose d'epis de ble, de fleurs et de fruits; un trophee d'instruments d'arts et de metiers, monte sur un char traine par huit taureaux, couvert de festons et de guirlandes, tout cela distribue avec art dans le Champ-de-Mars (nomme Champ-de-la-Reunion); la Convention sur une montagne; les groupes de vieillards, de meres, d'enfants et d'aveugles chantant des _hymnes patriotiques_, tantot separement, tantot en dialogue, tantot en choeur, et les refrains repetes par trois cent mille spectateurs, au bruit eclatant des trompettes; le roulement de cent tambours, le tonnerre de terribles salves d'artillerie.... on n'avait jamais vu ceremonie si extraordinaire ni si touchante. Des le matin, les filles du menuisier chez lequel logeait Robespierre s'habillerent de blanc et reunirent des fleurs dans leurs mains, pour assister a la fete. Eleonore composa elle-meme le bouquet du president de la Convention. [Note: Robespierre avait ete nomme, par exception, president de l'Assemblee, comme etant la pensee de cet acte religieux.] Le soleil s'etait leve sans nuage, tout riait dans la nature, et les quatre jeunes soeurs etaient attendries d'avance par le caractere solennel de la ceremonie qui se preparait: le printemps de l'annee se mariait pour elles au printemps de l'age et de l'innocence. Elles avaient plus d'une fois entendu Maximilien parler de l'existence de Dieu. Il leur avait lu, dans les soirees d'hiver, de belles pages de Jean-Jacques Rousseau, son maitre, sur l'Auteur de la nature et sur l'immortalite de l'ame. L'heure etant venue de se rendre au jardin des Tuileries, le chef de la maison, Duplay, ravi de voir ses filles si pieuses et si charmantes, marqua un baiser sur le front de chacune d'elles pour leur porter bonheur. On sortit avec la joie dans l'ame. La famille de l'artisan ne rentra dans la maison paternelle qu'a la chute du jour. Comme les visages etaient changes! Ce n'etait plus cette allegresse du matin, cet enthousiasme de jeunes filles qui, fraiches et naives, s'avancaient, comme les vierges de la Judee, au-devant de l'Eternel; on avait entendu dans la foule des murmures, des avertissements sinistres. Un nuage etait sur tous les fronts. Robespierre semblait triste et resigne: "Je sais bien, dit-il en regardant ses hotes, le sort qui m'est reserve; vous ne me verrez plus longtemps; je n'aurai point la consolation d'assister au regne de mes idees; je vous laisse ma memoire a defendre; la mort que je vais bientot subir n'est point un mal: la mort est le commencement de l'immortalite." Il se tut. Un morne pressentiment glacait les coeurs. On se separa pour la nuit. Revenons sur les evenements du 8 juin: deux journees semblables ne se levent point dans la vie d'un homme. Robespierre etait revetu du costume des representants du peuple, habit bleu, panache au chapeau et la ceinture tricolore au cote. Il avait depouille, des le matin, cette morosite qui lui etait habituelle. Maximilien quitta de bonne heure la maison de ses hotes pour se rendre aux Tuileries. "En passant dans la salle de la Liberte, raconte Villate, je rencontrai Robespierre, tenant a la main un bouquet melange d'epis et de fleurs; la joie brillait pour la premiere fois sur sa figure. Il n'avait pas dejeune. Le coeur plein du sentiment qu'inspirait cette superbe journee, je l'engage de monter a mon logement; il accepte sans hesiter. Il fut etonne du concours immense qui couvrait le jardin des Tuileries: l'esperance et la gaiete rayonnaient sur tous les visages. Les femmes ajoutaient a l'embellissement par les parures les plus elegantes. On sentait qu'on celebrait la fete de l'Auteur de la nature. Robespierre mangeait peu. Ses regards se portaient souvent sur ce magnifique spectacle. On le voyait plonge dans l'ivresse de l'enthousiasme. _"Voila la plus interessante portion de l'humanite. L'univers est ici rassemble. O Nature, que la puissance est sublime et delicieuse! Comme les tyrans doivent palir a l'idee de cette fete!"_ "Ce fut la toute sa conversation. "Maximilien resta jusqu'a midi et demi. Un quart d'heure apres sa sortie parait le tribunal revolutionnaire, conduit chez moi par le desir de voir la fete. "Un instant ensuite vient une jeune mere folle de gaiete, brillante d'attraits, tenant par la main un petit enfant. Elle n'eut pas peur de se trouver au milieu de cette redoutable societe. La compagnie commencant a defiler, elle s'empara du bouquet de Robespierre qu'il avait oublie sur un fauteuil." Robespierre monta lentement les marches d'une tribune qui lui etait reservee: cette tribune etait une chaire, l'orateur etait un prophete. Il parla de Dieu en termes simples et dignes. Sa pale figure, ses traits heurtes, se detachaient fermement sur le ciel bleu. Un vieux cordonnier, spectateur muet et perdu dans la foule, me racontait ainsi ses impressions: "Je ne suis ni plus sensible ni plus religieux qu'un autre; mais quand je vis cet homme lever la main, d'un air inspire, vers le ciel, je sentis quelque chose remuer la (il me montrait son coeur), et des pleurs d'attendrissement coulerent sur mes joues. Allons, voila que j'en suis encore tout emu." Et il essuya quelques larmes que lui arrachait le souvenir de cette journee memorable. Le peuple entier partageait ces sentiments. Quelques debris vivants de la faction d'Hebert couvraient seuls d'un morne silence la nuit de leur ame. Il fallait plus que du courage a Robespierre pour affronter les tenebres, les coleres et les poignards de l'atheisme. Tous les temoignages des contemporains me demontrent que Robespierre expira victime de sa foi. Son crime, aux yeux de ses ennemis, fut un acte de religion nationale; sa mort fut un martyre. Bourdon (de l'Oise), Vadier, Fouche, Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes ne lui pardonnerent point d'avoir ose croire en Dieu. Les membres de la Convention affecterent d'etablir une distance entre eux et leur president, comme pour se separer d'avance de Robespierre et pour faire croire a ses projets de dictature. Sa noble fierte, dans ce jour solennel, fut signalee comme de l'orgueil, sa joie comme de l'enivrement, son enthousiasme comme de l'ambition. Les femmes, c'est-a-dire le sentiment, etaient pour lui; les enfants, c'est-a-dire l'innocence et la verite, lui tendaient leurs petits bras en criant: "Vive Robespierre!" Ses collegues seuls murmuraient. "Ne veut-il pas faire le Dieu?" disait l'un. "Nous l'avons pare de fleurs, repondait l'autre: mais c'est pour l'immoler." On tournait tout en derision ou en crime, le panache flottant qui l'ombrageait, la maniere dont il portait sa tete, les regards de satisfaction qu'il promenait sur la multitude. Entendant bourdonner autour de lui toutes ces haines, il dit a demi-voix: "On croirait voir les Pygmees renouveler la conspiration des Titans." Ce mot le perdit. Une circonstance fit encore naitre des pressentiments facheux. Au moment ou Robespierre brula le voile sous lequel on devait voir paraitre la statue de la Sagesse, la flamme noircit entierement cette statue. La chose fut regardee comme un presage. On crut voir la sagesse meme de Robespierre s'obscurcir. Le decret qui proclamait l'existence de l'Etre supreme fut recu dans les chaumieres avec des larmes d'attendrissement et de joie. Apres cinq mois d'atheisme et d'abolition des cultes, la France venait de retrouver Dieu. Ce fut un tressaillement dans toutes les consciences. On se demande depuis un demi-siecle ce qui manquait a Robespierre pour avoir raison de ses ennemis et pour fonder dans le monde le regne de la democratie: il lui manqua un symbole religieux moins incomplet que le deisme. Son idee de vouloir tout ramener a la nature comme a l'etat de perfection etait chimerique et retrograde. Quelques amis de Robespierre pretendent que cette fete de l'Etre supreme n'etait qu'un premier pas dans une voie de reaction religieuse, et qu'apres avoir renoue avec Dieu Maximilien aurait ramene la France vers le catholicisme. La mort interrompit ses desseins. Les politiques de fait attachent peu d'importance a de telles considerations; mais pour nous, qui ne separons jamais la societe d'un principe de justice; nous croyons que toute la destinee de Robespierre, comme celle de la France, etait suspendue a l'etablissement des rapports de l'homme avec ses semblables, c'est-a-dire de la morale. C'est faute d'avoir resolu le probleme d'une croyance sociale qu'il se montra dans la suite inferieur aux evenements. Et les tetes tombaient. Robespierre, dont le coeur saignait a la vue de ces executions sans terme, concut le projet d'ensevelir la terreur et la mort dans un dernier supplice. Jusqu'ici la justice n'avait guere atteint que les faibles ou les vaincus; il voulut que la foudre remontat pour frapper les chefs de la Republique, ces hommes souilles de rapines et de sang, qui avaient deshonore leur mission. Ce fut dans ce but que Couthon, le confident et l'ami de Robespierre, presenta, deux jours apres la fete de l'Etre supreme, la loi sur le tribunal revolutionnaire, dite du 22 prairial. Le rempart derriere lequel quelques membres impurs de la Convention abritaient leur infamie sous l'inviolabilite se trouvait renverse par cette loi. Les miserables virent la pointe du glaive qui les menacait. Tallien, qui avait bu l'or et le sang de Bordeaux; Bourdon (de l'Oise), qui s'etait couvert de crimes dans la Vendee; Dubois-Crance, dont les manieres hautaines et dures, les exigences outrees avaient souleve la ville de Lyon; Leonard Bourdon, intrigant dont le cynisme egalait la lachete; Merlin, qui n'etait pas sorti les mains pures de la capitulation de Mayence; Collot-d'Herbois, Fouche, Carrier, qui avaient des taches partout, se reunirent dans l'ombre pour preparer le 9 thermidor. La loi passa; mais les scelerats que Robespierre avait en vue echapperent au bras qui voulait les frapper. L'arme qui devait tuer la Terreur en tuant les terroristes retomba plus lourde et plus tranchante sur le cou des victimes. Robespierre alors sortit du Comite de salut public, et cessa de participer aux actes du gouvernement. Cette neutralite couvrait des projets de clemence et d'amnistie; mais le moment n'etait pas encore venu de les decouvrir. Robespierre, soit faiblesse, soit connaissance approfondie de la situation, suivait le systeme dilatoire qui lui avait si bien reussi dans l'affaire des Hebertistes: il avait laisse l'atheisme s'user par ses propres exces; il lui semblait de meme que l'echafaud devait se noyer d'un jour a l'autre dans le sang des victimes et dans celui des pourvoyeurs. Il attendait. XXVI Confidence de Barere.--Robespierre veut arreter la Terreur.--Les petits Savoyards.--Purete de moeurs de Robespierre.--Sa derniere promenade.--Le 9 thermidor; seance de la Convention.--Devouement de Robespierre jeune et de Lebas.--Lachete de David.--Robespierre refuse d'agir contre la Convention.--Il est mis hors la loi et blesse a l'Hotel de Ville.--Il est conduit au supplice.--Silence du peuple.--Joie de la classe moyenne.--Intrepidite de Saint-Just.--Henriot, Robespierre jeune, Couthon.--Mort de Robespierre et de Saint-Just.--Ce que dira la posterite. Cependant les comites ne cessaient de surveiller la retraite de Robespierre. Voici une precieuse confidence de Barere a son lit de mort: "Robespierre etait un homme desinteresse, republicain dans l'ame; son malheur vient d'avoir cherche a se faire nommer dictateur; il croyait que c'etait le seul moyen de comprimer le debordement des passions, qui, en depassant les mesures energiques, ne furent utiles qu'a une epoque de la Revolution. Il nous en parlait souvent a nous, qui etions occupes a diriger les armees dans notre Comite de salut public. Nous ne nous dissimulions pas que Saint-Just, taille sur un plus grand patron pour faire un dictateur, aurait fini par le renverser et se mettre a sa place; nous savions aussi que nous, qui etions contraires a ses idees dictatoriales, il nous aurait fait guillotiner. Nous le renversames. Voila ce qui arriva alors. Depuis, j'ai reflechi sur cet homme et j'ai vu que son idee dominante etait la reussite du gouvernement republicain; qu'il s'apercevait que les hommes, par leur opposition a ce gouvernement, entravaient les rouages de la machine; il les designait: il avait raison. "Nous etions alors sur des champs de bataille; nous n'avons pas compris cet homme." Saint-Just, qui avait effectivement l'etoffe d'un dictateur, etait doux comme un enfant, timide et rougissant comme une jeune fille, terrible comme un lion; sa parole etait un glaive. Il n'epargnait ni son sang ni le sang des autres; il s'exposait lui-meme au feu de l'ennemi; il se montrait froid dans le danger et stoiquement intrepide. Apres l'action, il evitait de faire parler de lui. Son eloquence avait le nerf et quelquefois l'obscurite de Tacite. Il y avait de l'enthousiasme austere et comme un desordre lyrique dans le mouvement de ses idees. Couthon, qui fermait le triumvirat, etait un esprit droit et judicieux. Durant les seances de la Convention, il tenait sur ses jambes paralysees un petit chien aux poils longs et soyeux, qu'il caressait doucement avec la main. Robespierre voulait arreter la Terreur; mais, semblable aux creations fantastiques de l'alchimie, elle defiait la main qui lui avait donne l'existence. Ce n'etait qu'une procession sans fin sur la route de l'echafaud. Attendre les pieds dans ce sang, attendre le retour incertain de la moderation et de l'humanite etait un supplice horrible. Robespierre souffrait mille morts, son ame etait ulceree des maux qu'il voyait s'accumuler sur ses reves de felicite prochaine. Il passa quelques jours a l'Ermitage, dans la vallee de Montmorency. Maximilien aimait a respirer l'ame de son maitre dans ces lieux encore tout pleins de la presence de Jean-Jacques Rousseau. Que se passait-il alors dans les meditations du legislateur? Nul n'a penetre les desseins profonds qu'enfanterent, dit-on, ces jours de silence et de recueillement. L'avenir lui a manque. Assurer l'existence de la Republique, faire cesser cet etat d'incertitude qui livrait la fortune publique aux intrigants et les tetes au couteau, renouer une alliance serieuse entre l'homme et Dieu, une sorte de concordat dont l'Evangile devait etre le lien, telle etait sans doute la pensee intime de Robespierre. Cette pensee, la mort la scella sur ses levres. Depuis quelques mois, la porte cochere de la maison qu'habitait la famille Duplay etait constamment fermee: la _chose_ dont on voulait derober la vue aux quatre filles du menuisier passait regulierement tous les jours. Du reste, ce rideau une fois tire sur la ville, rien ne troublait plus la paix interieure. Maximilien avait ramene, d'un voyage dans l'Artois, un grand chien nomme Brount, qu'il aimait. Ce chien faisait la joie des jeunes soeurs. C'etait un allie de plus dans la maison. L'animal, grave et penseur avec son maitre, etait folatre avec Victoire et Eleonore. Quand Maximilien travaillait dans sa chambre, Brount, sage et serieux, le regardait en silence; de temps en temps, le chien avancait sa tete caressante sur les genoux de son maitre; c'etait entre eux une sympathie sans bornes. Peut-etre ce chien representait-il au tribun soucieux et defiant l'image de la fidelite, si rare toujours, mais surtout dans les temps de revolution. Pendant la belle saison, Maximilien allait se promener tous les soirs aux Champs-Elysees, du cote des jardins Marbeuf, avec ses hotes. De petits Savoyards qui le connaissaient pour le rencontrer tous les soirs dans les avenues accouraient au-devant de lui en jouant de la vielle et en chantant quelque air des montagnes. Il leur donnait des petits sous et leur parlait avec bonte de leur pays, de leur cabane, de leur vieille mere. Les enfants l'appelaient entre eux le bon monsieur. L'un d'eux l'aborda un jour en pleurant. Maximilien lui demanda le motif d'une si grosse tristesse; alors l'enfant, pour toute reponse, entrouvrit sa boite qui etait vide. "Je vois, repondit le bon monsieur; tu as perdu ta marmotte; voici pour en acheter une autre." Et il lui glissa dans la main une piece de monnaie. A la fin d'un siecle qui avait profane l'amour, Robespierre se distinguait par la purete de ses moeurs et la delicatesse de ses procedes envers un sexe que la litterature du temps regardait comme ne presque uniquement pour le plaisir. Il respectait surtout le lit conjugal. Attire par l'habitude, il entrait tous les jours chez une marchande de tabacs, madame Carvin, qui etait fort jolie. Il aimait a causer avec elle, mais sans jamais s'ecarter des formes les plus respectueuses. Sa figure exprimait la tristesse, quand il parlait des affaires du jour: "Nous n'en sortirons jamais; je suis bourrele; j'en ai la tete perdue." On etait aux premiers jours de thermidor; Maximilien continuait avec sa famille adoptive les excursions du soir aux Champs-Elysees. Le soleil tombe a l'extremite du ciel ensevelissait son globe derriere les massifs d'arbres ou nageait mollement ca et la dans un fluide d'or sombre. Les bruits de la ville venaient mourir parmi les branches agitees; tout etait repos, silence et meditation; plus de tribune, plus de peuple, rien que l'enseignement paisible et solennel de la nature. Maximilien marchait avec la fille ainee du menuisier appuyee a son bras; Brount les suivait. Que se disaient-ils? La brise seule a tout entendu et tout oublie. Eleonore avait le front melancolique et les yeux baisses; sa main flattait negligemment la tete de Brount, qui semblait tout fier de si belles caresses; Maximilien montrait a sa fiancee comme le coucher du soleil etait rouge. "C'est du beau temps pour demain," dit-elle. Maximilien baissa la tete comme frappe d'une image et d'un pressentiment terrible. Cette promenade fut la derniere. Le lendemain, Maximilien avait disparu dans un orage; le lendemain etait le 9 thermidor. On n'a que trop ecrit sur cette journee fameuse, qu'il faudrait, au contraire, couvrir de deuil et de silence. Les comites se souleverent contre l'homme qui menacait leur sceleratesse et entrainerent la Convention dans un piege. Robespierre fut etouffe. En vain Saint-Just, calme et intrepide, agite la verite sur la tete des mechants comme un flambeau ou comme un glaive; Tallien l'interrompt. Le sombre et atrabilaire Billaud-Varennes s'ecrie: "La premiere fois que je denoncai Danton au Comite, Robespierre se leva comme un furieux, en disant qu'il voyait mes intentions, que je voulais perdre les meilleurs patriotes. Tout cela m'a fait voir l'abime creuse sous nos pas." Ainsi la justification de Robespierre eclatait dans la bouche meme de ses accusateurs. Il s'elance a la tribune; des cris formidables s'elevent: "A bas, a bas le tyran!" Tallien fait briller la lame d'un poignard dont il s'est arme, dit-il, pour percer le sein du nouveau Cromwell, si la Convention nationale n'avait pas le courage de le decreter d'accusation. Les incertitudes tombent devant cette menace. L'Assemblee se souleve tout entiere comme frappee d'une commotion electrique. Robespierre, le chapeau a la main, pale, mais non defait, n'avait point quitte la tribune; il insiste de nouveau pour obtenir la parole. Un cri unanime: "A bas le tyran!" se fait entendre et couvre sa voix. Barere fait signe qu'il reclame le silence; alors toute la salle: "La parole a Barere!" Ce depute avait, dit-on, deux discours dans sa poche, l'un pour, l'autre contre Robespierre; jugeant la victime abattue, il tira le glaive. "Tandis que je parlais, raconte-t-il lui-meme dans ses _Memoires_, mon frere, qui etait dans la tribune au-dessus du fauteuil du president, observait tous les mouvements de Robespierre. Celui-ci, toujours a la tribune, s'agitait continuellement. Mon frere m'a dit que lui et ses voisins craignaient qu'il n'en vint a l'extremite d'attenter a ma vie, tant on le voyait en proie a une violente crise de colere et de convulsion. [Illustration: Arrestation de Robespierre et de ses co-accuses.] "Une apprehension semblable etait bien d'un frere, mais elle ne devait pas s'elever contre Robespierre: cet homme etait barbare avec le glaive des lois ou le fer des revolutions, mais non d'individu a individu." Robespierre ne quittait toujours pas la tribune. Le vieux sceptique Vadier provoque le rire homerique de la Convention en faisant de son ennemi le chef d'une bande de devots et d'illumines. TALLIEN.--Je demande la parole pour ramener la discussion a son vrai point. ROBESPIERRE.--Je saurai bien l'y ramener. Sa voix est refoulee par les mouvements et les cris de l'Assemblee qui ne veut pas l'entendre. Tallien calomnie impudemment l'homme sur la bouche duquel tout le monde appuie le baillon. "Certes, s'ecrie-t-il, si je voulais retracer les actes d'oppression particuliere qui ont eu lieu, je remarquerais que c'est pendant le temps ou Robespierre a ete charge de la police generale qu'ils ont ete commis." Robespierre indigne: "C'est faux! je..." Murmures, cris, trepignements de rage. Des mains meurtrieres se levent et s'agitent de tous le coins de la salle. Robespierre porte de tous cotes ses yeux; il ne rencontre que la defection et la haine. A chaque fois qu'il ouvre la bouche, une agitation tumultueuse le suffoque. Se tournant alors du cote de Thuriot, auquel Collot-d'Herbois vient de ceder le fauteuil: "Pour la derniere fois, president d'assassins, je te demande la parole!" Thuriot avait la taille et la voix d'un athlete; c'est l'homme qu'il fallait aux Thermidoriens pour en finir avec leur ennemi. Alors Robespierre jeune: "Je suis aussi coupable que mon frere: je partage ses vertus; je veux partager son sort. Je demande aussi le decret d'accusation contre moi." L'Assemblee a le lache courage d'accepter cette victime volontaire. On vote l'arrestation du _tyran_. Des cris de: _Vive la liberte! vive la Republique!_ eclatent. Robespierre, avec une tristesse amere: "La Republique? Elle est perdue, puisque les intrigants triomphent." Alors Lebas: "Je ne veux pas partager l'opprobre de ce decret! Je demande aussi l'arrestation." Tout le monde respectait le caractere sage et reserve de Lebas: les pans de son habit etaient entierement arraches par des mains officieuses qui, durant cette orageuse seance, avaient cherche a retenir son ardeur et son devouement. [Note: Communique par la famille Lebas.] Les deputes qui venaient d'etre decretes d'arrestation descendirent a la barre. Des temoins rapportent que le visage de Robespierre exprimait un mepris mele d'indignation; calme et impassible, Saint-Just etait reste maitre de sa figure; Robespierre jeune, Lebas et Couthon semblaient plus touches de l'injustice de la Convention envers Maximilien que de leur propre sort. Barere disait: "J'ai sauve la tete de David au 9 thermidor; je lui dis: "Ne viens pas a cette seance; tu n'es pas homme politique; tu te compromettras." En effet, je suis sur qu'il aurait voulu monter a la tribune pour defendre Robespierre. Souvent a Bruxelles, quand je me trouvais chez lui, il disait aux personnes presentes: "Je dois la vie a Barere" [Note: Extrait des notes du M. David (d'Angers).] Ce grand peintre tenait donc bien a la vie, qu'il s'applaudissait de lui avoir sacrifie l'honneur! Les prisons refusaient de recevoir Robespierre et ses amis. Vaincu dans la Convention, il ne l'etait pas dans l'opinion publique. S'il se fut alors empare du lieu des seances, s'il eut fait tomber dans la nuit une douzaine de tetes, s'il eut encourage le peuple qui venait en foule pour le delivrer et pour le soutenir, il se fut releve plus terrible et plus puissant que jamais. Il ne le voulut point. A ceux qui le pressaient d'agir contre la Convention nationale, Robespierre n'opposa qu'un mot: "Et au nom de qui?" Il mourut, comme on voit, martyr du dogme de la democratie. Pendant que le fantome du devoir s'elevait dans la conscience de Robespierre pour arreter sa main, ses ennemis remuaient de tous cotes. La Convention soulevait le peuple. Un decret qui mettait sa tete et celle de ses amis _hors la loi_ etait proclame aux flambeaux, vers minuit, depuis les Tuileries jusqu'au quai de l'Ecole. Robespierre etait a l'Hotel de Ville avec les quatre deputes mis hors la loi; deux colonnes s'avancent, sous les ordres de Barras, droit a la Commune, aux cris de: _Vive la Republique! Vive la representation nationale!_ Les citoyens qui tenaient pour Robespierre hesitent; les bataillons de garde nationale qui se trouvaient sur la place se debandent; les canons se retournent; les commissaires de la Convention penetrent avec une force armee dans les salles. Robespierre recoit dans la bouche un coup de feu, qui lui fait perdre beaucoup de sang et qui le livre sans defense aux gendarmes, entres les premiers dans la maison commune pour le saisir. Lebas s'etait tue. Robespierre jeune venait de se fracasser la jambe en se lancant d'une fenetre. Saint-Just etait demeure calme et immobile sur son siege. On les conduisit tous au supplice. La rue Saint-Honore regorgeait de citoyens prevenus ou egares, qui se rejouissaient de voir punir ces hommes qu'ils croyaient etre le systeme de la Terreur. Toutes les croisees etaient garnies de femmes parees comme dans les jours de fete. Robespierre, extraordinairement pale, et couvert du meme habit qu'il portait le jour ou il avait proclame l'existence de l'Etre supreme, semblait prendre les injures de la foule en pitie. Sa figure etait enveloppee d'un linge. Des applaudissements partirent de plus d'une fenetre richement tendue. Tout le long de la route s'elevait une clameur immense. --C'est lui! Il s'est blesse d'un coup de pistolet a la machoire! --Non, c'est le sang de Danton qui lui sort par la bouche. --C'est celui de Camille Desmoulins, --C'est celui de la France. Les injures pleuvaient; les femmes lui montraient le poing; les gendarmes eux-memes agitaient leur sabre en signe de rejouissance ou pour le montrer a la multitude; un assistant s'avanca vers la charrette, regarda en face Robespierre, et lui cria sous le nez: "Oui, miserable, il est un Dieu!" Robespierre ne donna aucun signe. Un membre de la Convention se distinguait entre tous par la fureur avec laquelle il poussait le cri de: _Mort au tyran!_ Ce Conventionnel, c'etait... Carrier. On etait arrive devant la maison ou logeait Maximilien; les energumenes qui suivaient le cortege obligerent les executeurs d'arreter. Un groupe de furies executa une danse autour de la charrette ou etait Robespierre. En ce moment, une larme se forma lentement au bord de son oeil sec. Le souvenir de la vie douce et presque pastorale qu'il avait menee dans cette maison, l'idee de ses hotes qu'il entrainait dans sa perte venait de lui ouvrir le coeur. On allait se remettre en marche: alors une femme, vetue avec une certaine recherche, fend la foule, saisit avec vivacite d'une main les barreaux de la charrette et de l'autre, menacant Robespierre, lui crie: "Monstre! ton supplice m'enivre de joie; je n'ai qu'un regret, c'est que tu n'aies pas mille vies, pour jouir du plaisir de te les voir tontes arracher l'une apres l'autre. Va, scelerat, descends au tombeau avec les maledictions de tontes les epouses et de toutes les meres de famille." Robespierre tourna languissamment les yeux sur elle et leva les epaules. La classe moyenne affichait publiquement son triomphe par les insultes et les transports de joie qu'elle faisait eclater tout le long de la route. Le peuple, qui etait personnifie dans Robespierre, etait au contraire peu nombreux et morne. Il se disait que, cet homme mourant, la Republique allait mourir. Aussi gardait-il, sur le passage du fatal cortege, un silence consterne. Les proscrits, au nombre de vingt-deux, etaient tous mutiles. En cherchant eux-memes la mort, ils n'avaient rencontre que la souffrance et des contusions horribles qui les defiguraient. Seul l'intrepide Saint-Just etait debout, promenant sur la foule un oeil tranquille. Au moment ou les charrettes deboucherent sur la place de la Revolution, la multitude sembla retenir son haleine pour voir le denouement de cette procession tragique. Les charrettes s'arreterent au pied de l'echafaud. Henriot, cet ivrogne barbouille de lie et de sang, dont la conduite insensee avait perdu la cause du peuple, etait le seul qui ne meritat point, dans cette journee, les honneurs du sacrifice. Un de ses yeux etait sorti de son orbite et ne tenait plus que par des filaments. Avant qu'il montat sur la guillotine, un des valets du bourreau lui arracha brutalement cet oeil; ce qui le fit fremir de douleur. Ils tomberent tous, l'un apres l'autre, sans faiblesse et en silence. Robespierre jeune, toujours impassible et serein, meme envers la mort, presenta fierement sa tete au couteau et sa pensee a l'avenir. Couthon, qui n'avait plus que la tete et le coeur de vivants, mourut tout entier sans palir. Maximilien voyait d'un cote les feuillages des Champs-Elysees ou murmurait pour lui un souffle d'amour, et de l'autre le jardin des Tuileries ou il avait harangue le peuple le jour de la fete de l'Etre supreme. Il avait montre tout le long de la route et conserva devant l'instrument du supplice un courage inflexible. Le bourreau, avant de l'etendre sur la planche ou il allait recevoir la mort, lui arracha brusquement l'appareil qui couvrait sa blessure. Alors Robespierre jeta un cri. On entendit un coup sourd: sa tete venait de tomber. La joie feroce des spectateurs eclata. Saint-Just alors parut, les pieds dans le sang, la tete dans le ciel, grave sur l'echafaud comme a la tribune ou sur les champs de bataille. On n'avait jamais vu tant de beaute ni de genie luire sous le reflet de la hache. Il avait vingt-six ans. Il croyait a la vertu, a la probite, au devouement; il mourut egorge par l'intrigue et par un vil egoisme. Tous ces hommes n'avaient commis qu'un crime, celui de tirer le glaive contre les ennemis du peuple; ils perirent aussi par le glaive. Peut-etre devaient-ils cette derniere satisfaction a la justice sociale, pour que, les trouvant acquittes de la dette qu'ils avaient contractee envers la mort, le monde put se prosterner un jour devant la memoire de ces martyrs qui ont defendu la cause du genre humain souffrant, sauve le territoire de l'invasion etrangere et prepare a leurs descendants des destinees meilleures. La posterite, qui deja danse sur les cadavres des vaincus et des victimes, dira: Il y eut un peuple qui, en moins de deux annees, jugea son roi, refit son gouvernement, changea ses moeurs, ecrasa dans son sein toutes les factions, soutint le poids d'un continent tout entier devenu son ennemi, dispersa ses anciens maitres, detruisit les nouveaux ambitieux ou les anarchistes, pour remonter par ses propres forces a la justice, a la morale, et ressaisir sa souverainete. Ce peuple avait a sa tete des hommes integres, desinteresses, inflexibles, qui s'ecroulerent avec leur reve. Paix a ces ombres terribles! XXVII La seconde Terreur.--Desinteressement des Montagnards.--Jugement de Barere sur Robespierre.--Billaud-Varennes a Cayenne.--Ses paroles.--Les lettres de sa femme.--Sa mort.--Considerations generales sur les Montagnards. La Terreur allait finir; les coeurs s'ouvraient a la pitie; les paves teints en rouge se soulevaient dans nos faubourgs contre le mouvement de la charrette qui servait aux executions, quand le 9 thermidor vint ramasser dans le sang de Robespierre et de Saint-Just le glaive emousse qu'ils voulaient detruire. La hache se retourna furieuse. Les debris de la faction des moderes se vengerent cruellement. La justice du peuple avait ete inflexible, celle de ses ennemis fut atroce. Il y eut une seconde Terreur, mille fois plus sanguinaire et plus implacable que l'autre. Des calculs exacts portent a huit ou dix mille le nombre des ennemis de l'egalite qui tomberent sur l'echafaud avant le 9 thermidor; selon des rapports faits par les contre-revolutionnaires eux-memes, trente-cinq mille Robespierristes furent egorges, apres le 9 thermidor, dans quatre departements. On voit deja de quel cote fut la violence. Il ne faut pas s'en etonner: les premiers terroristes frappaient avec le fer d'une conviction et au nom d'un principe social, tandis que les seconds assassinerent avec l'arme de l'egoisme et de la peur. Les Montagnards eurent, presque tous, une vertu civile qui rachete bien des fautes, le desinteressement. Ceux-ci n'etaient du moins ni des sangsues du peuple ni des voleurs. Robespierre ne laissa pas un sou apres sa mort. Saint-Just, noble et riche, avait abandonne tout son bien a la commune de Blerancourt. Envoye en mission, l'abbe Gregoire reduisait ses depenses, pour menager les deniers de l'Etat: "Devinez, ecrivait-il a madame Dubois, combien mon souper de chaque jour coute a la Nation: juste deux sous; car je soupe avec deux oranges." Il rapporta au Tresor public le fruit de ses economies, une petite somme epargnee sur ses frais de voyage et nouee dans un coin de son mouchoir. Cahors, pere d'une famille nombreuse et membre de la Convention a l'epoque la plus florissante de cette assemblee, mourut, sans rien dire, de misere... oui, de misere. Les deputes de la Montagne qui survecurent a la Terreur thermidorienne parvinrent presque tous a l'extreme vieillesse. Aucun d'eux ne se reprocha le sang de Louis XVI; mais ils auraient voulu laver leurs mains et leur conscience du sang de Robespierre. M. David (d'Angers) aborde un jour Barere sur son lit de douleur et lui temoigne l'intention de couler en bronze le portrait des hommes les plus celebres de la Revolution francaise; il lui nomme d'abord Danton... Barere se leve brusquement sur son seant; et, le visage inspire par la fievre, il lui dit en faisant un geste d'autorite: "Vous n'oublierez pas Robespierre, n'est-ce pas? Car c'etait un homme pur, integre, un vrai et sincere republicain; ce qui l'a perdu, c'etait son irascible susceptibilite et son injuste defiance envers ses collegues... Ce fut un grand malheur!" Apres avoir dit, sa tete retomba sur sa poitrine et il resta longtemps enseveli dans ses reflexions. Billaud-Varennes, deporte a Cayenne, pauvre, vieux et _devenu doux comme une jeune fille,_ [Note: Expression des femmes noires qui lui ont ferme les yeux.] se reprochait le 9 thermidor, qu'il appelait sa deplorable faute. "Je le repete, disait-il, la revolution puritaine a ete perdue ce jour-la; depuis, combien de fois j'ai deplore d'y avoir agi de colere! Pourquoi ne laisse-t-on pas ces intempestives passions et toutes les vulgaires inquietudes aux portes du pouvoir?" Il disait encore: "Nous avions besoin de la dictature du Comite de salut public pour sauver la France. Aucun de nous n'a vu alors les faits, les accidents, tres-affligeants sans doute, que l'on nous reproche! Nous avions les regards portes trop haut pour voir que nous marchions sur un sol couvert de sang. Parmi ceux que nos lois condamnerent, vous ne comptez donc que des innocents? Attaquaient-ils, oui ou non, la Revolution, la Republique? Oui! He bien! nous les avons ecrases comme des egoistes, comme des infames. Nous avons ete _hommes d'Etat_, en mettant au-dessus de toutes les considerations le sort de la cause qui nous etait confiee.... Nous, du moins, nous n'avons pas laisse la France humiliee et nous avons ete grands au milieu d'une noble pauvrete. N'avez-vous pas retrouve au Tresor public toutes nos confiscations?" Un profond chagrin pesait neanmoins sur le coeur de Billaud. Apres sa condamnation, sa jeune femme, qu'il avait adoree et qu'il aimait peut-etre encore, profitant de la loi du divorce, s'etait remariee en France. Elle avait alors vingt ans, un nom terrible a porter et la misere pour toute ressource. Un homme vieux et riche, touche de cette situation deplorable, s'offrit a l'epouser en secondes noces: elle consentit. Il mourut. Heritiere d'une grande fortune et touchee sans doute de remords, cette femme, qui etait encore tres-belle, se souvint de Billaud qui vivait a Cayenne. Elle voulut consacrer sa richesse et ses soins a l'adoucissement d'un exil si amer. Un sentiment qui ne s'etait jamais efface de son coeur la ramenait, disait-elle, aupres de son premier mari. Elle lui ecrivit lettre sur lettre, mais sans obtenir de reponse. S'etant rendue elle-meme sur les lieux, elle demanda, par la bouche d'un intermediaire, la grace de soulager la noble infortune de M. Billaud-Varennes. Le vieux et fier republicain ecouta l'envoye de sa femme avec une attention soutenue, laissa meme echapper quelques larmes, et ce fut tout. Il repoussa les services que venaient lui offrir ces mains tendres, mais profanees. "Il est, dit-il, des fautes irreparables. J'ai dechire toutes ses lettres sans les lire." Une negresse, nommee Virginie, prit soin de sa vieillesse et de son malheur. Billaud rendit le dernier soupir en confessant, avec l'exaltation de la fievre, que, loin de se repentir, il mourait fier de l'utilite et du desinteressement de sa vie. Ses levres bleues et livides se fermerent en murmurant ces paroles terribles du dialogue d'Euchrate et de Sylla: _Mes ossements du moins reposeront sur une terre qui veut la liberte; mais j'entends la voix de la posterite qui me reproche d'avoir trop menage le sang des tyrans de l'Europe_. Acceptons tout de ces hommes, moins le sang! La France rayonne encore dans le monde de l'eclat de leur dictature et de leurs batailles. La democratie renaitra tot ou tard de leur cendre par la reforme des moeurs et par la diffusion des lumieres. Leur memoire est la colonne de feu qui guide les generations errantes et indecises a la recherche d'une nouvelle terre promise. Le 9 thermidor ensevelit la Republique dans un orage. La montagne se changea en volcan. Ce volcan a jete les membres palpitants de la Convention dans toutes les parties de la terre et jusque dans les contree les plus sauvages. J'interroge alors l'univers qui a ete temoin des dernieres annees de leur vie, et l'univers me repond: "Le monde n'en a jamais vu ni n'en reverra jamais de semblables; ils sont tous morts convaincus et resignes. On aurait dit des etres superieurs a l'espece humaine." Soyez donc tranquilles et fiers dans vos tombeaux, ossements epars; l'heure de la resurrection politique du globe avance. Vous serez enfin juges! Mais aujourd'hui que l'arme de la terreur est tombee de leurs mains et que le regard peut les considerer sans effroi, ces hommes nous apparaissent deja comme des geants. L'ebauche de democratie qu'ils nous ont laissee ressemble, toute noircie qu'elle est par la foudre, a une de ces pierres druidiques qu'on rencontre dans les champs de la vieille Bretagne. Jeunes gens, oublions les pertes et les blessures de nos familles, pour ne plus voir que le resultat acquis a la cause du peuple; n'imitons pas leurs exces, car les exces font reculer la liberte. Vous-memes, ombres des victimes de la Revolution, maintenant que, degagees des liens du corps et des interets de la vie, vous jugez plus sainement les questions humaines, reconnaissez que votre, mort a ete utile au progres des generations futures, et rejouissez-vous par dela le tombeau! TABLE DES MATIERES INTRODUCTION I. Mes Temoins. II. Les Girondins. CHAPITRE PREMIER. Preludes de la Revolution francaise. I Du sentiment religieux.--Principaux evenements de notre histoire.--Comment les faits s'enchainaient les uns aux autres pour amener un changement dans l'ordre poetique et social.-- Affranchissement des communes.--Luther et Calvin.--La Saint-Barthelemy.--Richelieu.--Louis XIV.--Louis XV. II La Revolution en germe dans la cabale.--La franc-maconnerie.--Les mystiques.--Les inventeurs. III Les prisons d'Etat.--Le Prevot de Beaumont.--Decadence de l'ancien regime. IV La Revolution pouvait-elle etre evitee?--Louis XVI et Marie-Antoinette.--Affaire du collier.--Personne ne voit de salut que dans la convocation des Etats generaux. V Le clerge, la noblesse et le tiers etat.--La mission de la France, et pourquoi elle devait tomber aux mains des Montagnards. CHAPITRE DEUXIEME. L'Assemblee constituante. I Les elections.--Convocation des Etats generaux.--Serment du Jeu-de-Paume. II La seance royale.--Paroles de Mirabeau.--Necker.--Troubles a Paris.--Conduite des deputes.--Prise de la Bastille. III Etat des esprits.--Premiere emigration.--La disette.--Mort de Foulon et de Berthier.--Conduite du clerge francais dans les premiers temps de la Revolution. IV Troubles et soulevements dans les campagnes.--Henri de Belzunce.--Un episode de la Revolution a Caen. V Suite de l'emotion populaire.--La detente.--Nuit du 4 aout.--Quelle est sa portee.--Abolition des dimes.--Conduite du roi et de la cour. VI Adoucissement des moeurs.--Le journalisme.--Marat et Camille Desmoulins.--Declarations des droits de l'homme et du citoyen.--La prerogative royale et le veto.--Systeme des deux Chambres.--Obstacles que rencontrait le travail de la Constitution.--Brissot et Danton. VII Orgles des gardes-du-corps.--La contre-revolution secondee par les deesses de la cour.--Le peuple meurt de faim.--Il va chercher le roi a Versailles.--Les femmes de Paris.--Le sang coule.--Le roi et la reine au balcon.--Lafayette.--Reconciliation.--Retour a Paris. VIII L'Assemblee nationale a Paris.--Ses travaux.--Regeneration des moeurs.--Un assassinat.--Le marc d'argent.--Le docteur Guillotin.--Opinion de Marat sur la peine de mort.--Robespierre grandit. IX Apparition des Clubs.--Les Jacobins.--Les Cordeliers.--Poursuites exercees centre les journaux democratiques.--Marat raconte par lui-meme.--Favras.--Les biens de l'Eglise.--Projets des emigres.--L'Ami du peuple.--Abolition des titres de noblesse.--Opinion de Marat a cet egard.--Division de la France en 83 departements.--Les juifs, les protestants et les comediens. X Constitution civile du clerge.--Fetes de le Federation. XI Le parti des Indifferents.--Marat eclate.--Camille Desmoulins denonce par Malouet.--Apparition de Saint-Just.--Desorganisation de l'annee.--Mort de Loustalot.--Une seance du club des Jacobins. --Mariage de Camille Desmoulins.--Mort de Mirabeau. XII Les federations.--La bulle du pape.--Le clerge refractaire.--Marat et Robespierre royalistes.--Doctrines sociales de la Revolution.--Les chevaliers du poignard.--Ce qui se passait au chateau des Tuileries.--Theroigne de Mericourt. XIII Alarmes et soupcons.--Marat prophete.--Fuite du roi.--Lafayette risque d'etre massacre sur la place de Greve.--Les armes et les insignes de la royaute sont arraches et detruits.--Le peuple entre au chateau des Tuileries.--Robespierre aux Jacobins. XIV Arrestation du roi et de la famille royale.--Conduite de Drouet.--Fermete de Sausse.--Retour a Paris.--La voie douloureuse.--Arrivee au chateau des Tuileries.--Translation des cendres de Voltaire au Pantheon.--Discussion, a l'Assemblee nationale, sur le sort de la royaute.--Les clubs.--Robespierre et Danton.--Devait-on restaurer Louis XVI sur le trone? XV Discussion sur la forme de gouvernement.--Reunion des citoyens au Champ-de-Mars.--Petition signee sur l'autel de la patrie.--Deploiement de forces militaires.--La loi martiale et le drapeau rouge.--Lafayette et Bailly.--Massacres.--Consequences de cette journee desastreuse. XVI Triomphe de la reaction.--Robespierre introduit dans la famille Duplay.--Sa maniere de vivre.--Marat sous terre.--L'abolition de la peine de mort proposee par Robespierre, repoussee par la majorite conservatrice de l'Assemblee.--Fin de la Constituante. CHAPITRE TROISIEME. Assemblee legislative. I En quoi l'Assemblee legislative differait de l'Assemblee constituante.--Le parti des Girondins.--Quels etaient alors les republicains.--Troubles excites dans tout le royaume par les pretres refractaires.--Menaces des emigres.--Conduite ambigue de Louis XVI. II Deux decrets: l'un contre les emigres, l'autre contre les pretres refractaires.--D'ou est parti le systeme de la Terreur.--Le roi tient pour le clerge non assermente et pour la noblesse revoltee contre la nation.--Les desastres de Saint-Domingue.--Camille Desmoulins sans journal.--Les lettres et les arts en 91.--Danton est nomme procureur-adjoint de la Commune de Paris.--Son caractere et sa profession de foi. III La guerre.--Resistance de Robespierre a l'elan general.--L'avis de Danton.--Brissot se declare ouvertement pour l'attaque.--Lutte entre lui et Robespierre.--Le sentiment martial l'emporte.--Les Marseillais marchent sur Arles.--Le bonnet rouge.--Les piques.--Ministere girondin. IV Influence des femmes sur la Revolution francaise.--Mme Roland et Theroigne.--La question religieuse aux Jacobins.--Massacres dans le midi de la France.--Entrevue de Robespierre et de Marat.--Declaration de guerre. V La guerre debute mal.--Quelles etaient les causes de notre inferiorite passagere.--Lettres de la commune de Marseille aux citoyens de Valence.--L'ennemi est a l'interieur.--Decret contre les pretres refractaires.--Declin des croyances religieuses.--Le veto royal.--Lettre de Roland.--Chute du ministere girondin.--Changements que la necessite de vaincre amenent dans l'esprit public. VI Preludes de la journee du 20 juin.--Proposition de Danton au sujet de la reine.--Lettre de Lafayette a l'Assemblee.--Menaces d'un coup d'Etat.--Manifestation du peuple de Paris.--Il penetre dans l'Assemblee.--Envahissement des Tuileries.--Conduite de Louis XVI.--A qui la victoire?--Fete du Champ-de-Mars. VII Lenteur calculee des operations militaires.--Lafayette a la barre de l'Assemblee.--Manifeste de Brunswick,--Enrolements volontaires.--Arrivee des federes marseillais.--Role de Danton.-- Angoisses et decouragement des chefs populaires.--Le 10 aout.--Une page du journal de Lucile.--Peripeties de la lutte.--Le roi se refugie dans l'Assemblee legislative.--Defaite et massacre des Suisses.--Theroigne et Sulean.--Resolutions votees par les representants de la nation. VIII Direction nouvelle imprimee a la guerre.--La Commune de Paris.--Sa lutte avec l'Assemblee legislative.--Marat a l'Hotel de Ville.--Qui l'emportera de la vengeance ou de la justice?--Creation du tribunal revolutionnaire.--Conduite de Danton.--Prise de Longwy.--Acquittement de Montmorin.--Formation d'un camp au Champ-de-Mars.--Provocations au massacre des royalistes. IX Massacres de septembre.--Le Comite de surveillance.--La prison de l'Abbaye.--Le president Maillard.--Les jugements.--Journiac de Saint-Meard.--Ce qui se passait dans l'interieur de la prison et devant le tribunal.--Royalistes acquittes.--Mlle. Cazotte et Mlle. de Sombreuil.--L'abbe Sicard.--La princesse de Lamballe.--A qui revient la responsabilite des massacres?--Role de Danton.--Marat seul ose justifier les journees de septembre. X Effet moral produit par les massacres.--Lutte de Danton et de Marat.--Affaire Duport.--Echec de la Commune.--Les elections.--Fin de l'Assemblee legislative. CHAPITRE QUATRIEME. La Convention. I Physionomie de la Convention nationale.--Nomination du bureau.--Abolition de la royaute.--La situation politique jugee par Danton.--La propriete est declaree inviolable.--Reforme judiciaire. --Les juges seront choisis indistinctement parmi tous les citoyens.--Vice original de la Convention.--Les Girondins ennemis de Paris.--Le parti qu'ils tirent des journees de septembre.--Presages d'une lutte a mort entre la Gironde et la Montagne. II Une proposition malheureuse.--Seance du 23 septembre.--Denonciation de Lasource.--Discours de Danton.--Attaque contre Robespierre.--Sa defense.--Dementi donne a Barbaroux par Paris. Accusation contre Marat.--L'Ami du peuple a la tribune.--Conclusion de cette journee.--Defaite des Girondins.--Paris venge.--La Republique une et indivisible. III Elan du la defense nationale.--La panique.--Detente.--La patrie n'est plus en danger.--Arrivee de Dumouriez a Paris.--Sa presence au club des Jacobins.--Habilete de Danton.--Une soiree chez Talma.--Rabat-Joie. IV Ce qu'etaient alors les Girondins.--Leur role dans la Convention.--Leurs prejuges contre Paris.--Encore l'affaire du _Mauconseil_ et du _Republicain_.--La population lasse des divisions personnelles.--Danton conciliateur et repousse par les Girondins.--Son mot sur Mme. Roland.--On lui demande des comptes.--Sa defense.--La Commune de Paris.--Accusation contre Robespierre.--Seance du 5 novembre.--Deroute de la Gironde.--Robespierre et son frere chez Duplay.--Une promenade autour de Paris.--Marat denonce par Barboroux.--Reponse de Marat.--Eclaircie.--La bataille de Jemmapes. V Louis XVI au Temple.--Preliminaires de son proces.--Quels sont les hommes responsables de son jugement et de sa mort.--Saint-Just se revele: son discours.--Les Conventionnels assaillis par le parti des femmes.--Marat et Mlle. Fleury.--La question religieuse sous la Convention.--La question des subsistances.--Opinion de Saint-Just.--Le proces du roi reclame par les Montagnards, consenti par les Girondins.--Shakespeare parle du fond de sa tombe.--La forme du proces est resolue. VI Louis XVI et sa famille.--Proces-verbal d'Albertier.--Rapport du maire Cambon.--Recit de Barere.--L'ex-roi devant la Convention.--Son attitude et ses reponses.--Retour au Temple.--Nouvelles tentatives de seduction en faveur du roi.--Olympe de Gouges.--Vie privee de Louis XVI dans sa captivite.--La protestation de la vengeance. VII L'instruction primaire devant la Convention.--Gratuite et laique.--Apparition de l'atheisme.--Sentiment de Robespierre sur la propriete.--Proces de Louis XVI.--Seconde comparation a la barre de l'Assemblee nationale.--Retour au Temple.--Conversation entre le roi, Cambon et Chaumette.--Agitation dans l'Assemblee.--Discours de Robespierre.--Discours de Saint-Just.--Appel nominal sur la question de culpabilite.--Discours de Danton.--Second appel nominal sur la ratification du jugement par le peuple.--Troisieme appel nominal sur la peine a infliger.--Lettre de l'ambassadeur d'Espagne.--Sortie de Danton.--Le sursis.--Assassinat de Lepelletier de Saint-Fargeau. VIII Lutte entre la Convention et la Commune a propos de la liberte des theatres.--Danton incline vers la Commune.--Execution de Louis XVI.--Derniere entrevue avec la reine.--Son confesseur.--La maison Duplay durant le passage du lugubre cortege.--L'echafaud.--Dernieres paroles de Louis.--Le soir du 21 janvier.--Embarras que la royaute leguait a la Revolution. IX Mort de la premiere femme de Danton.--Sa mission en Belgique.--La reunion des deux pays.--Retour victorieux de l'ennemi.--La Belgique evacuee par nos troupes.--Avis de Danton sur l'etat des choses.--Proclamation de la Commune de Paris.--Le drapeau noir flotte sur les tours de Notre-Dame.--Sublime discours de Danton.--Accusations contre sa probite.--Etablissement du tribunal revolutionnaire.--Elargissement des detenus pour dettes.--Envoi de commissaires aux departements.--Declaration de guerre a l'Angleterre. X Marat rit.--Pillage des boutiques.--Denonciation de Barere et de Salles.--Decret d'arrestation contre Marat.--Il echappe.--Sa lettre a la Convention.--Il est decrete d'accusation a la suite d'un appel nominal.--Defection de Dumouriez.--Opinion de Thibaudeau sur les intrigues orleanistes.--La Vendee.--Marat devant le tribunal revolutionnaire.--Son acquittement.--Son triomphe.--Sa rentree a la Convention.--Marat chez Simonne Evrard. XI Parallele entre la Gironde et la Montagne.--Ce qui manquait aux Girondins.--Eloquence des orateurs.--Camille Desmoulins reprimande par Prudhomme.--Causes de la decadence des Girondins.--Ils n'etaieut point de leur temps. XII Installation du Comite de salut public.--Son caractere.--Appel a la conciliation et a la fraternite.--Les frais de la guerre payes par les riches.--Le maximum.--Lyon et Marseille souleves contre la Convention.--La Constitution de 93.--Opinion de Verguiand sur l'inspiration divine.--Opinion de Danton sur la liberte des cultes.--La Convention siege aux Tuileries.--Isnard president.--Histoire des Brissotins.--Commission des douze.--Arrestation d'Hebert.--Invective d'Isnard.--Agitation de Paris. XIII Insurrection pacifique du 31 mai.--Danton et le canon d'alarme.--l'Eveche.--La Convention envahie.--La Commission des douze est cassee.--Promenade aux flambeaux.--L'insurrection recommence le 2 juin.--Mauvaises nouvelles de la Vendee et du theatre de la guerre.--Le tocsin de Notre-Dame et la generale.--Ce qui se passe a la Convention.--Henriot et ses canonniers.--Mise en accusation des vingt-deux.--Fin de Theroigne de Mericourt. XIV Incapacite des Girondins en fait de gouvernement.--Physionomie de la Convention apres le 2 juin.--Lettre de Marat.--Declin de l'Ami du peuple.--Systeme de bascule adopte par Robespierre.--Activite de la Convention apres la chute des Girondins.--Fondation du Museum d'histoire naturelle--La Constitution de 93.--Alliance de la Gironde avec les royalistes--Ce qui se passait dans le Calvados. XV Marat alite.--Le docteur Charles.--Deputation du club des Jacobins.--Mort de l'Ami du peuple.--Emotion des patriotes.--Les funerailles.--Le tableau de David.--Les honneurs posthumes rendus a Marat.--Son entree triomphale au Pantheon. XVI Second mariage de Danton.--Il propose a la Convention un gouvernement revolutionnaire.--Motifs sur lesquels il appuie cette vigoureuse mesure.--Opposition de Robespierre.--Soulevement des enrages contre Danton.--Reorganisation du Comite de salut public.--Les souvenirs de Barere. XVII La fete du 10 aout 1793.--L'education publique par les beaux-arts.--Retour a la nature.--La fontaine de la Regeneration.--David et Herault de Sechelles.--Defile du cortege sur les boulevards.--Egalite des rangs et des conditions humaines.--Honneurs rendus aux Aveugles, aux Enfants-Trouves, aux Vieillards.--Deuxieme station: l'arc de triomphe eleve en l'honneur des citoyennes.--Troisieme station: la statue de la Liberte.--Quatrieme station: les Invalides.--Cinquieme station: le Temple funebre. XVIII Siege de Lyon.--Decret de la Convention nationale.--Clemence de Couthon.--Atroce conduite de Collot d'Herbois et Fouche.--Le Girondin Rebecqui a Marseille.--Les royalistes s'emparent du mouvement.--Terreur blanche.--Siege et prise de la ville par l'armee republicaine.--Origine de la revolte a Toulon.--Les royalistes, caches derriere les Girondins, se rendent maitres des sections et fondent un Comite general.--Leur tribunal soi-disant populaire.--Le couronnement de la Vierge.--Pamela.--Toulon est vendu aux Anglais par les chefs de la reaction.--La guillotine et le gibet.--Arrivee de l'armee de Cartaux.--Attaque et victoire des Montagnards.--Panique des royalistes.--Incendie de nos arsenaux.--Noble conduite des forcats. XIX Le regne de la Terreur.--Quels sont ceux qui l'ont provoque.--Comment il s'est forme par une sorte d'incubation lente.--Seance du 5 septembre.--Merlin, Chaumette, Danton, Varennes, Barere.--Aggravation du Tribunal revolutionnaire.--Institution d'une armee speciale chargee de contenir Paris.--Considerations generales sur les mesures prises par la Convention.--Ce qui serait arrive si les Montagnards eussent faibli.--Ne pas confondre le systeme avec ses exces.--La Terreur comparee a l'Empire.--Dernier mot des Conventionnels. XX. Proces et mort de Custine.--Proces et mort de Marie-Antoinette.--Proces des Girondins.--Robespierre arrache a la mort soixante-treize deputes.--Condamnation a mort des Vingt-et-un.--Suicide de Valaze.--Execution de Brissot et de ses complices.--Sort des autres Girondins.--Mort de Mme. Roland.--Supplice de Bailly et de Barnave.--Chatiment de la Dubarry.--Un mot sur le Tribunal revolutionnaire.--Souberbielle.--Duplay.--Prostration.--La victoire ranime tous les courages. XXI La ligue des philosophes de la Convention pour propager les lumieres.--Lakanal.--Les services qu'il rendit aux savants.--Bernardin de Saint-Pierre et Daubenton.--Calendrier republicain.--Chappe inventeur du telegraphe.--Deux ans de fer contre quiconque degradera les monuments publics.--Progres du Museum d'histoire naturelle--Les ecoles normales.--Vengeance de Lakanal.--L'abbe Sicard ami de Couthon.--Le docteur Pinel.--Etat des fous jusqu'en 1793.--Visite de Couthon a Bicetre.--Liberation des fous.--Le Conservatoire de musique.--Ce qu'a fait la Convention pour les arts et pour l'humanite. XXII La Revolution est partout maitresse.--Indignes successeurs de Marat.--Atheisme d'Hebert et de Chaumette.--L'eveque Gobel, a l'instigation d'Anacharsis Clootz, depose l'exercice de son culte entre les mains de la Nation.--Resistance de l'abbe Gregoire.--Fete de la deesse Raison. Pallnodie d'Hebert.--Ronsin, Carier, Fouche de Nantes. XXIII Retraite de Danton, son mepris pour les Hebertistes.--Camille Desmoulins.--Son journal, ses attaques contre Hebert et le Comite de salut public.--Sa moderation, ses idees de clemence et ses rapports avec Robespierre.--Accusation portee contre Danton.--Son insouciance.--Inquietudes de Lucile.--Seance des Jacobins.--Mort des Hebertistes. XXIV La perte des indulgents est decidee.--Arrestation de Camille Desmoulins et de Danton.--Lettre de Camille.--Paroles de Danton.--Derniere lettre de Camille.--Proces et defense des Dantonistes.--Ils sont conduits a l'echafaud.--Mort de Lucile Desmoulins. XXV La Revolution veut transformer le theatre et les arts.--Projet de David.--Heroisme et mort du jeune Barra.--Sa statue par David (d'Angers).--Gaiete et commerce dans Paris.--Decrets et institutions de la Convention.--Ideal de Robespierre different de celui de la Revolution.--Fete du 20 prairial.--Paroles de Robespierre et considerations sur ses projets.--Loi du 22 prairial.--Retraite de Robespierre. XXVI Confidence de Barere.--Robespierre veut arreter la Terreur.--Les petits Savoyards.--Surete de moeurs de Robespierre.--Sa derniere promenade.--Le 9 thermidor, seance du la Convention.--Devouement de Robespierre jeune et de Lebas.--Lachete de David.--Robespierre refuse d'agir contre la Convention.--Il est mis hors la loi et blesse a l'Hotel de Ville.--Il est conduit au supplice.--Silence du peuple.--Joie de la classe moyenne.--Intrepidite de Saint-Just.--Henriot, Robespierre jeune, Couthon.--Mort de Robespierre et de Saint-Just.--Ce que dira la posterite. XXVII La seconde Terreur.--Desinteressement des Montagnards.--Jugement de Barere sur Robespierre.--Billaud-Varennes a Cayenne.--Ses paroles.--Les lettres de sa femme.--Sa mort.--Considerations generales sur les Montagnards. TABLE DES GRAVURES Frontispiece.--Portrait de l'auteur. Rouget de l'Isle. Louis XIV. Louis XVI. Necker. Serment du Jeu-de-Paume. Camille Desmoulins. Camille Desmoulins au Palais-Royal. Robespierre. Prise de la Bastille. Danton. Barere. Un homme est tue par les gardes-du-corps. Le club des Cordeliers. Marat. Les Cordeliers avaient pose deux sentinelles a la porte de Marat. Fete de la Federation au Champ-de-Mars. Fabre-d'Eglantine. Une seance du club des Jacobins. Brissot. Collot-d'Herbois. Santerre. Petion. La deputation des petitionnaires du Champ-de-Mars quitte l'Hotel de Ville, terrifiee d'avoir vu arborer le drapeau rouge. Massacres du Champ-de-Mars. Couthon. Verguiaud. Dumouriez. Madame Roland. Chaumette. Les petitionnaires du 20 juin. Hebert. L'abbe Sicard, instituteur des sourds-muets. Interieur de l'Abbaye aux journees de Septembre. Massacres dans les prisons. Massacre des Carmes. Barras. Marat a la tribune de la Convention: Seance orageuse. Seance du 25 septembre. Boissy-d'Anglas. Saint-Just. Louis XVI et la famille royale au Temple. Louis XVI donnant une lecon de geographie a son fils. Louis XVI fait construire une caisse en fer. Cambon ordonne a Louis XVI de se rendre a la barre de la Convention. Gensonne. L'abbe Gregoire. Logement de Marat rue des Cordeliers. Fouquier-Tinville, accusateur public. Carrier. Comite de salut public. Assassinat de Marat. Provocation d'Isnard, president de la Convention. Defile du cortege sur les boulevards. Fontaine de la Regeneration. Merlin de Douai donne lecture de son rapport. Rassemblements devant l'Hotel de Ville. Valaze. Le general Custine est conduit devant le tribunal revolutionnaire. Les Hebertistes a la Conciergerie. Derniere entrevue de Danton et de Robespierre. Les Dantonistes devant le tribunal revolutionnaire. Les Dantonistes au Luxembourg. Arrestation de Robespierre et de ses co-accuses. End of Project Gutenberg's Histoire des Montagnards, by Alphonse Esquiros *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES MONTAGNARDS *** This file should be named 7hmnt10.txt or 7hmnt10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7hmnt11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7hmnt10a.txt Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A preliminary version may often be posted for suggestion, comment and editing by those who wish to do so. Most people start at our Web sites at: http://gutenberg.net or http://promo.net/pg These Web sites include award-winning information about Project Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). Those of you who want to download any eBook before announcement can get to them as follows, and just download by date. This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: Project Gutenberg Literary Archive Foundation PMB 113 1739 University Ave. Oxford, MS 38655-4109 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. 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They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". 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