Project Gutenberg's Litterature et Philosophie melees, by Victor Hugo #13 in our series by Victor Hugo Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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Il y a dans la vie de tout ecrivain consciencieux un moment ou il sent le besoin de compter avec le passe, de classer en ordre et de dater les diverses empreintes qu'il a prises de la forme de son esprit a differentes epoques, de coordonner, tout en les mettant franchement en lumiere, les contradictions plutot superficielles que radicales de sa vie, et de montrer, s'il y a lieu, par quels rapports mysterieux et intimes les idees divergentes en apparence de sa premiere jeunesse se rattachent a la pensee unique et centrale qui s'est peu a peu degagee du milieu d'elles et qui a fini par les resorber toutes. D'ordinaire, ces sortes d'examens de conscience, quand ils sont faits avec bonne foi et candeur, produisent des livres du genre de celui-ci. Ces deux volumes, en effet, ne sont autre chose que la collection de toutes les notes que l'auteur, dans la route litteraire et politique qu'il a deja parcourue, a ecrites ca et la, chemin faisant, depuis quinze ans qu'il marche. Ce livre, qui ne peut offrir d'ailleurs quelque interet qu'aux personnes qui aimeraient a voir de quelle facon et a quel point un esprit loyal peut se transformer par la critique de lui-meme, dans nos temps de revolution sociale et intellectuelle, ce livre est le complement necessaire et naturel de la serie des oeuvres de l'auteur. Chacune des sections qu'il renferme correspond a l'un des termes de cette serie; chacun de ces morceaux a ete ecrit en meme temps que quelqu'un des ouvrages qui la composent, et represente, pour qui sait bien voir, le meme groupe d'idees. Ainsi le _Journal d'un jacobite de_ 1819 est du temps de _Han d'Islande_, le _Journal d'un revolutionnaire de_ 1830 est du temps de _Notre-Dame de Paris_. En consultant les dates qu'on a eu soin de placer en tete de tous ces fragments, ceux des lecteurs qui se plaisent a ces sortes de comparaisons, meme lorsqu'il s'agit d'ouvrages aussi peu importants que celui-ci, pourront voir aisement a quelle oeuvre de l'auteur, a quel moment de sa maniere, a quelle phase de sa pensee sur la societe et sur l'art se rattache chacune des divisions de ce livre. Ces deux volumes cotoient tous les autres en les refletant. On y retrouve, de 1819 a 1834, sur une echelle plus rapide, mais qui n'a pas moins d'echelons, tous les changements successifs de style et de pensee, toutes les modifications d'opinion et de forme, tous les elargissements d'horizon politique et litteraire que les personnes qui veulent bien suivre le developpement de son esprit ont pu remarquer en gravissant la serie totale de ses oeuvres. Ces changements, ces modifications, ces elargissements, est-ce decadence, comme on l'a dit? est-ce progres, comme il le croit? il pose la question; le lecteur la decidera. Ce qui n'est une question pour personne, il l'espere du moins, c'est le complet desinteressement qui a preside aux diverses modifications de ses opinions. Les guebres ne s'agenouillaient que devant le soleil; lui, il ne s'agenouille que devant la verite. Il livre ce recueil au public en toute franchise et en toute confiance. Dans des temps comme les notres, ou les evenements font si rapidement changer d'aspect aux doctrines et aux hommes, il a pense que ce ne serait peut-etre pas un spectacle sans enseignement que le developpement d'un esprit serieux et droit qui n'a encore ete directement mele a aucune chose politique et qui a silencieusement accompli toutes ses revolutions sur lui-meme, sans autre but que la satisfaction de sa conscience. Ceci est donc avant tout une oeuvre de probite. Le premier de ces deux volumes ne contient que deux divisions; l'une a pour titre: _Journal des idees, des opinions et des lectures d'un jeune jacobite de_ 1819; l'autre: _Journal des idees et des opinions d'un revolutionnaire de_ 1830. Comment et par quelle serie d'experiences successives le jacobite de 1819 est-il devenu le revolutionnaire de 1830, c'est ce que l'auteur ecrira peut-etre un jour; et cette toute modeste _Histoire des revolutions interieures d'une opinion politique honnete_ ne sera peut-etre pas un appendice inutile a la grande histoire des revolutions generales de notre temps. Pourquoi, en effet, ne pas confronter plus souvent qu'on ne le fait les revolutions de l'individu avec les revolutions de la societe? Qui sait? la petite chose eclaire quelquefois la grande. En attendant qu'il essaye ce travail tout a la fois psychologique et historique, individuel et universel, il croit devoir publier comme document, et absolument tels qu'ils ont ete ecrits chacun dans leur temps, ces deux _journaux d'idees_, l'un de 1819, l'autre de 1830, faits tous deux par le meme homme, et si differents. Ce ne sont pas des faits qu'il faut chercher dans ces journaux. Il n'y en a pas. Nous le repetons, ce sont des idees. Des idees a l'etat de germe dans le premier, a l'etat d'epanouissement dans le second. Le plus ancien de ces deux journaux surtout, celui qui occupe les deux cents premieres pages de ce volume, a besoin d'etre lu avec une extreme indulgence et sans que le lecteur en perde un seul instant la date de vue, 1819. L'auteur l'offre ici, non comme oeuvre litteraire, mais comme sujet d'etude et d'observation pour les esprits attentifs et bienveillants qui ne dedaignent pas de chercher dans ce qu'un enfant balbutie les rudiments de la pensee d'un homme. Aussi, pour que cette partie du livre ait du moins le merite de presenter une base sincere aux etudes de ce genre, a-t-on eu soin de l'imprimer, sans y rien changer, absolument telle qu'on l'a recueillie, soit dans des publications du temps aujourd'hui oubliees, soit dans des dossiers de notes restees manuscrites. Ce recueil represente durant deux annees, de l'age de seize ans a l'age de dix-huit ans, l'etat de l'esprit de l'auteur, et, par assimilation, autant qu'un echantillon aussi incomplet peut permettre d'en juger, l'etat de l'esprit d'une fraction assez notable de la generation d'alors. Ce n'est meme que parce qu'en le generalisant ainsi, il peut offrir, jusqu'a un certain point, cette sorte d'interet, qu'on a cru qu'il n'etait peut-etre pas tout a fait inutile de le presenter au public. En se placant a ce point de vue, tout ce que renferme ce _Journal des idees_ d'un royaliste adolescent d'il y a quinze ans, acquiert, a defaut de la valeur biographique qu'un nom plus considerable en tete de ce livre pourrait seul lui donner, cette sorte de valeur historique qui s'attache a tous les documents honnetes ou se retrouve la physionomie d'une epoque, de quelque part qu'ils viennent. Il y a de tout dans ce journal. C'est le profil a demi efface de tout ce que nous nous figurions en 1819. C'est, comme dans nos cerveaux alors, le dialogue de tous les contraires. Il y a des recherches historiques et des reveries, des elegies et des feuilletons, de la critique et de la poesie; pauvre critique! pauvre poesie surtout! Il a de petits vers badins et de grands vers pleureurs; d'honorables et furieuses declamations contre les tueurs de rois; des epitres ou les hommes de 1793 sont egratignes avec des epigrammes de 1754, especes de petites satires sans poesie qui caracterisent assez bien le royalisme voltairien de 1818, nuance perdue aujourd'hui. Il y a des reves de reforme pour le theatre et des voeux d'immobilite pour l'etat; tous les styles qui s'essayent a la fois, depuis le sarcasme du pamphlet jusqu'a l'ampoule oratoire; toutes sortes d'instincts classiques mis au service d'une pensee d'innovation litteraire; des plans de tragedies faits au college; des plans de gouvernement faits a l'ecole. Tout cela va, vient, avance, recule, se mele, se coudoie, se heurte, se contredit, se querelle, croit, doute, tatonne, nie, affirme, sans but visible, sans ordre exterieur, sans loi apparente; et cependant, au fond de toutes ces choses, nous le croyons du moins, il y a une loi, un ordre, un but. Au fond, comme a la surface, il y a ce qui fera peut-etre pardonner a l'auteur l'insuffisance du talent et la faillibilite de l'esprit, droiture, honneur, conviction, desinteressement; et au milieu de toutes les idees contradictoires qui bruissent a la fois dans ce chaos d'illusions genereuses et de prejuges loyaux, sous le flot le plus obscur, sous l'entassement le plus desordonne, on sent poindre et se mouvoir un element qui s'assimilera un jour tous les autres, l'esprit de liberte, que les instincts de l'auteur appliqueront d'abord a l'art, puis, par un irresistible entrainement de logique, a la societe; de facon que chez lui, dans un temps donne, aidees, il est vrai, par l'experience et la recolte de faits de chaque jour, les idees litteraires corrigeront les idees politiques. Tel qu'il est donc, ce _Journal d'un jeune jacobite de_ 1819 ne nous parait pas completement depourvu de signification, ne fut-ce qu'a cause de l'espece de jour douteux qui flotte sur toutes ces idees ebauchees, sorte de lumiere indecise faite de deux rayons opposes qui viennent l'un du couchant, l'autre de l'orient, crepuscule du monarchisme politique qui finit, aube de la revolution litteraire qui commence. Immediatement apres ce _Journal des idees d'un royaliste de_ 1819, l'auteur a cru devoir placer ce qu'il a intitule: _Journal des idees d'un revolutionnaire de_ 1830. A onze ans d'intervalle, voila le meme esprit, transforme. L'auteur pense que tous ceux de nos contemporains qui feront, de bonne foi le meme repli sur eux-memes, ne trouveront pas des modifications moins profondes dans leur pensee, s'ils ont eu la sagesse et le desinteressement de lui laisser son libre developpement en presence des faits et des resultats. Quant a ce dernier resultat en lui-meme, voici de quelle maniere il s'est forme. Apres la revolution de juillet, pendant les derniers mois de 1830 et les premiers mois de 1831, l'auteur recut de l'ebranlement que les evenements donnaient alors a toute chose des impressions telles, qu'il lui fut impossible de ne pas en laisser trace quelque part. Il voulut constater, en s'en rendant compte sur-le-champ, de quelle facon et jusqu'a quelle profondeur chacun des faits plus ou moins inattendus qui se succedaient troublait la masse d'idees politiques qu'il avait amassee goutte a goutte depuis dix ans. A mesure qu'un fait nouveau degageait en lui une idee nouvelle, il enregistrait, non le fait, mais l'idee. De la ce journal. On a cru devoir donner ce titre, _journal_, aux deux divisions qui composent le premier volume de ce livre, parce qu'il a semble que, de tous les titres possibles, c'etait encore celui qui convenait le mieux. Cependant, afin qu'on ne cherche pas dans ce livre autre chose que ce qu'il renferme, et qu'on ne s'attende pas a trouver dans ces deux journaux une peinture historique, ou biographique, ou anecdotique, avec curiosites, particularites et noms propres, de l'annee 1819 et de l'annee 1830, nous insistons sur ce point, que ces deux journaux contiennent, non les faits, mais seulement le retentissement des faits. La formation de la seconde partie de cette collection n'a besoin que de quelques mots pour s'expliquer d'elle-meme. C'est une serie de fragments ecrits a diverses epoques, et publies pour la plupart dans les recueils du temps ou ils ont ete ecrits. Ces fragments sont disposes par ordre chronologique; et ceux des lecteurs qui, en lisant chaque morceau, voudront ne point oublier la date qu'il porte, pourront remarquer de quelle facon l'idee de l'auteur murit d'annee en annee et dans la forme et dans le fond, depuis l'etude sur Voltaire, qui est de 1823, jusqu'a l'etude sur Mirabeau, qui est de 1834. C'est d'ailleurs peut-etre la seule chose frappante de ce volume, a la composition duquel n'a ete mele aucun arrangement artificiel, qu'il commence par le nom de Voltaire et finisse par le nom de Mirabeau. Cela montrerait, s'il n'en existait pas d'ailleurs beaucoup d'autres exemples a cote desquels celui-ci ne vaut pas la peine d'etre compte, a quel point le dix-huitieme siecle preoccupe le dix-neuvieme. Voltaire, en effet, c'est le dix-huitieme siecle systeme; Mirabeau, c'est le dix-huitieme siecle action. Le premier de ces deux volumes enserre onze annees de la vie intellectuelle de l'auteur, de 1819 a 1830. Le deuxieme contient egalement onze annees, de 1823 a 1834. Mais comme une partie de ce deuxieme volume rentre dans l'intervalle de 1819 a 1830, les deux volumes reunis n'offrent le mouvement en bien ou en mal de la pensee de celui qui les a ecrits que sur une echelle de quinze annees, de 1819 a 1834. Nous ne ferons aucune observation sur les depouillements de style et de maniere que la critique y pourra noter de saison en saison. L'esprit de tout ecrivain progressif doit etre comme le platane, dont l'ecorce se renouvelle a mesure que le tronc grossit. Pour finir ce que nous avons a dire de ce livre, si l'on nous demandait de le caracteriser d'un mot, nous dirions que ce n'est autre chose qu'une sorte d'herbier ou la pensee de l'auteur a depose, sous etiquette, un echantillon tel quel de ses diverses floraisons successives. Que le lecteur de bonne foi compare, et juge si la loi selon laquelle s'est developpee cette pensee est bonne ou mauvaise. Maintenant il se rencontrera peut-etre des esprits bienveillants et serieux qui demanderont a l'auteur quelle est la formule actuelle de ses opinions sur la societe et sur l'art. L'espace lui manque ici pour repondre a la premiere de ces deux questions. Ce serait un livre tout entier a faire; il le fera quelque jour. Des matieres si graves veulent etre traitees a fond et ne sauraient etre utilement abordees dans un avant-propos. Le peu de pages qui nous reste morcellerait la pensee de l'auteur sans profit, car il serait impossible de detacher, pour des proportions si exigues, rien de fini, d'organise et de complet d'un bloc d'idees ou tout se tient et fait ensemble. De quelque facon que nous nous y prissions, il y aurait toujours des afferences laterales sur lesquelles il faudrait s'expliquer, des choses purement affirmees faute de marge pour les demontrer, des preliminaires supposes admis, des consequences tronquees, d'autres qui se ramifieraient trop a l'etroit; en un mot, des tangentes et des secantes dont les extremites depasseraient les limites de cette preface. En attendant qu'il puisse se derouler completement et a l'aise dans un ecrit special, l'auteur croit pouvoir dire des a present que, quoique le _Journal d'un revolutionnaire de 1830_ renferme beaucoup de choses radicalement vraies selon lui, sa pensee politique actuelle est cependant plutot representee par les dernieres pages du second de ces deux volumes que par les dernieres pages du premier. Si jamais, dans ce grand concile des intelligences ou se debattent de la presse a la tribune tous les interets generaux de la civilisation du dix-neuvieme siecle, il avait la parole, lui si petit en presence de choses si grandes, il la prendrait sur l'ordre du jour seulement, et il ne demanderait qu'une chose pour commencer: la substitution des questions sociales aux questions politiques. Une fois son intention politique ainsi esquissee, il croit pouvoir repondre avec plus de detail aux personnes qui le questionneraient sur son intention litteraire. Ici il peut etre plus aisement et plus vite compris; tout ce qu'il a ecrit jusqu'a ce jour sert de commentaire a ses paroles. Qu'on lui permette donc quelques developpements sur un sujet plus important qu'on ne le pense communement. Quand on creuse l'art, au premier coup de pioche on entame les questions litteraires, au second, les questions sociales. L'art est aujourd'hui a un bon point. Les querelles de mots ont fait place a l'examen des choses. Les noms de guerre, les sobriquets de parti n'ont plus de signification pour personne. Ces appellations de _classiques_ et de _romantiques_, que celui qui ecrit ces lignes s'est toujours refuse a prononcer serieusement, ont disparu de toute conversation sensee aussi completement que les ubiquitaires et les antipaedobaptistes. Or c'est deja un grand progres dans une discussion quand les mots de parti sont hors de combat. Tant qu'on en est a la bataille des mots, il n'y a pas moyen de s'entendre; c'est une melee furieuse, acharnee et aveugle. Cette bataille, qui a si longtemps assourdi notre litterature dans les dernieres annees de la restauration, est finie aujourd'hui. Le public commence a distinguer nettement le contour des questions reelles trop longtemps cachees aux yeux par la poussiere que la polemique faisait autour d'elles. Le pugilat des theories a cesse. Le terrain de l'art maintenant n'est plus une arene, c'est un champ. On ne se bat plus, on laboure. A notre avis, la victoire est aux generations nouvelles. Elles ont pris grandement position dans tous les arts. Nous essayerons peut-etre un jour de caracteriser le point precis ou elles en sont sous les diverses formes, poesie, peinture, sculpture, musique et architecture, et nous tacherons d'indiquer par quels progres et selon quelle loi il nous semble que doit s'operer la fusion entre les nuances differentes des jeunes ecoles, soit qu'elles cherchent plus specialement le _caractere_, comme les gothiques, ou le _style_, comme les grecs. En attendant, l'impulsion est donnee, la maree monte. Les doctrines de la liberte litteraire ont ensemence l'art tout entier. L'avenir moissonnera. Ce n'est pas que nous, plus que d'autres, nous croyions l'art perfectible. Nous savons qu'on ne depassera ni Phidias, ni Raphael. Mais nous ne declarons pas, en secouant tristement la tete, qu'il est a jamais impossible de les egaler. Nous ne sommes pas ainsi, dans les secrets de Dieu. Celui qui a cree ceux-la ne peut-il pas en creer d'autres? Pourquoi vouloir arreter l'esprit humain? Toutes les epoques lui conviennent, tous les climats lui sont bons. L'antiquite a Homere, mais le moyen age a Dante, Shakespeare et les cathedrales au nord; la bible et les pyramides a l'orient. Et quelle epoque que celle-ci! Nous l'avons deja dit ailleurs et plus d'une fois, le corollaire rigoureux d'une revolution politique, c'est une revolution litteraire. Que voulez-vous que nous y fassions? Il y a quelque chose de fatal dans ce perpetuel parallelisme de la litterature et de la societe. L'esprit humain ne marche pas d'un seul pied. Les moeurs et les lois s'ebranlent d'abord; l'art suit. Pourquoi lui clore l'avenir? Les magnifiques ambitions font faire les grandes choses. Est-ce que le siecle qui a ete assez grand pour avoir son Charlemagne serait trop petit pour avoir son Shakespeare? Nous croyons donc fermement a l'avenir. On voit bien flotter encore ca et la sur la surface de l'art quelques troncons des vieilles poetiques dematees, lesquelles faisaient deja eau de toutes parts il y dix ans. On voit bien aussi quelques obstines qui se cramponnent a cela. _Rari nantes_. Nous les plaignons. Mais nous avons les yeux ailleurs. S'il nous etait permis, a nous qui sommes bien loin de nous compter parmi les hommes predestines qui resoudront ces grandes questions par de grandes oeuvres, s'il nous etait permis de hasarder une conjecture sur ce qui doit advenir de l'art, nous dirions qu'a notre avis, d'ici a peu d'annees, l'art, sans renoncer a toutes ses autres formes, se resumera plus specialement sous la forme essentielle et culminante du drame. Nous avons explique pourquoi dans la preface d'un livre qui ne vaut pas la peine d'etre rappele ici. Aussi les quelques mots que nous allons dire du drame s'appliquent dans notre pensee, sauf de legeres variantes de redaction, a la poesie tout entiere, et ce qui s'applique a la poesie s'applique a l'art tout entier. Selon nous donc, le drame de l'avenir, pour realiser l'idee auguste que nous nous en faisons, pour tenir dignement sa place entre la presse et la tribune, pour jouer comme il convient son role dans les choses civilisantes, doit etre grand et severe par la forme, grand et severe par le fond. Les questions de forme ont ete toutes abordees depuis plusieurs annees. La forme importe dans les arts. La forme est chose beaucoup plus absolue qu'on ne pense. C'est une erreur de croire, par exemple, qu'une meme pensee peut s'ecrire de plusieurs manieres, qu'une meme idee peut avoir plusieurs formes. Une idee n'a jamais qu'une forme, qui lui est propre, qui est sa forme excellente, sa forme complete, sa forme rigoureuse, sa forme essentielle, sa forme preferee par elle, et qui jaillit toujours en bloc avec elle du cerveau de l'homme de genie. Ainsi, chez les grands poetes, rien de plus inseparable, rien de plus adherent, rien de plus consubstantiel que l'idee et l'expression de l'idee. Tuez la forme, presque toujours vous tuez l'idee. Otez sa forme a Homere, vous avez Bitaube. Aussi tout art qui veut vivre doit-il commencer par bien se poser a lui-meme les questions de forme, de langage et de style. Sous ce rapport, le progres est sensible en France depuis dix ans. La langue a subi un remaniement profond. Et pour que notre pensee soit claire, qu'on nous permette d'indiquer ici en quelques mots les diverses formations de notre langue, qui valent la peine d'etre etudiees, a partir du seizieme siecle surtout, epoque ou la langue francaise a commence a devenir la langue la plus litteraire de l'Europe. On peut dire de la langue francaise au seizieme siecle que c'est tout a fait une _langue de la renaissance_. Au seizieme siecle, l'esprit de la renaissance est partout, dans la langue comme dans tous les arts. Le gout romain-byzantin, que le grand evenement de 1454 a fait refluer sur l'occident, et qui avait par degres envahi l'Italie des la seconde moitie du quinzieme siecle, n'arrive guere en France qu'au commencement du seizieme; mais a l'instant meme il s'empare de tout, il fait irruption partout, il inonde tout. Rien ne resiste au flot. Architecture, poesie, musique, tous les arts, toutes les etudes, toutes les idees, jusqu'aux ameublements et aux costumes, jusqu'a la legislation, jusqu'a la theologie, jusqu'a la medecine, jusqu'au blason, tout suit pele-mele et s'en va a vau-l'eau sur le torrent de la renaissance. La langue est une des premieres choses atteintes; en un moment, elle se remplit de mots latins et grecs; elle deborde de neologismes; son vieux sol gaulois disparait presque entierement sous un chaos sonore de vocables homeriques et virgiliens. A cette epoque d'enivrement et d'enthousiasme pour l'antiquite lettree, la langue francaise parle grec et latin comme l'architecture, avec un desordre, un embarras et un charme infinis; c'est un begayement classique adorable. Moment curieux! c'est une langue qui n'est pas faite, une langue sur laquelle on voit le mot grec et le mot latin a nu, comme les veines et les nerfs sur l'ecorche. Et pourtant, cette langue qui n'est pas faite est une langue souvent bien belle; elle est riche, ornee, amusante, copieuse, inepuisable en formes, haute en couleur; elle est barbare a force d'aimer la Grece et Rome; elle est pedante et naive. Observons en passant qu'elle semble parfois chargee, bourbeuse et obscure. Ce n'est pas sans troubler profondement la limpidite de notre vieil idiome gaulois que ces deux langues mortes, la latine et la grecque, y ont si brusquement vide leurs vocabulaires. Chose remarquable et qui s'explique par tout ce que nous venons dire, pour ceux qui ne comprennent que la langue courante, le francais du seizieme siecle est moins intelligible que le francais du quinzieme. Pour cette classe de lecteurs, Brantome est moins clair que Jean de Troyes. Au commencement du dix-septieme siecle, cette langue trouble et vaseuse subit une premiere filtration. Operation mysterieuse faite tout a la fois par les annees et par les hommes, par la foule et par le lettre, par les evenements et par les livres, par les moeurs et par les idees, qui nous donne pour resultat l'admirable langue de P. Mathieu et de Mathurin Regnier, qui sera plus tard celle de Moliere et de La Fontaine, et plus tard encore celle de Saint-Simon. Si les langues se fixaient, ce qu'a Dieu ne plaise, la langue francaise aurait du en rester la. C'etait une belle langue que cette poesie de Regnier, que cette prose de Mathieu! c'etait une langue deja mure, et cependant toute jeune, une langue qui avait toutes les qualites les plus contraires, selon le besoin du poete; tantot ferme, adroite, svelte, vive, serree, etroitement ajustee sur l'intention de l'ecrivain, sobre, austere, precise, elle allait a pied et sans images et droit au but; tantot majestueuse, lente et tout empanachee de metaphores, elle tournait largement autour de la pensee, comme les carrosses a huit chevaux dans un carrousel. C'etait une langue elastique et souple, facile a nouer et a denouer au gre de toutes les fantaisies de la periode, une langue toute moiree de figures et d'accidents pittoresques; une langue neuve, sans aucun mauvais pli, qui prenait merveilleusement la forme de l'idee, et qui, par moments, flottait quelque peu a l'entour, autant qu'il le fallait pour la grace du style. C'etait une langue pleine de fieres allures, de proprietes elegantes, de caprices amusants; commode et naturelle a ecrire; donnant parfois aux ecrivains les plus vulgaires toutes sortes de bonheurs d'expressions qui faisaient partie de son fonds naturel. C'etait une langue forte et savoureuse, tout a la fois claire et coloree, pleine d'esprit, excellente au gout, ayant bien la senteur de ses origines, tres francaise, et pourtant laissant voir distinctement sous chaque mot sa racine hellenique, romaine ou castillane; une langue calme et transparente, au fond de laquelle on distinguait nettement toutes ces magnifiques etymologies grecques, latines ou espagnoles, comme les perles et les coraux sous l'eau d'une mer limpide. Cependant, dans la deuxieme moitie du dix-septieme siecle, il s'eleva une memorable ecole de lettres qui soumit a un nouveau debat toutes les questions de poesie et de grammaire dont avait ete remplie la premiere moitie du meme siecle, et qui decida, a tort selon nous, pour Malherbe contre Regnier. La langue de Regnier, qui semblait encore tres bonne a Moliere, parut trop verte et trop peu faite a ces severes et discrets ecrivains. Racine la clarifia une seconde fois. Cette deuxieme distillation, beaucoup plus artificielle que la premiere, beaucoup plus litteraire et beaucoup moins populaire, n'ajouta a la purete et a la limpidite de l'idiome qu'en le depouillant de presque toutes ses proprietes savoureuses et colorantes, et en le rendant plus propre desormais a l'abstraction qu'a l'image; mais il est impossible de s'en plaindre quand on songe qu'il en est resulte _Britannicus, Esther_, et _Athalie_, oeuvres belles et graves, dont le style sera toujours religieusement admire de quiconque acceptera avec bonne foi les conditions sous lesquelles il s'est forme. Toute chose va a sa fin. Le dix-huitieme siecle filtra et tamisa la langue une troisieme fois. La langue de Rabelais, d'abord epuree par Regnier, puis distillee par Racine, acheva de deposer dans l'alambic de Voltaire les dernieres molecules de la vase natale du seizieme siecle. De la cette langue du dix-huitieme siecle, parfaitement claire, seche, dure, neutre, incolore et insipide, langue admirablement propre a ce qu'elle avait a faire, langue du raisonnement et non du sentiment, langue incapable de colorer le style, langue encore souvent charmante dans la prose, et en meme temps tres haissable dans le vers, langue de philosophes en un mot, et non de poetes. Car la philosophie du dix-huitieme siecle, qui est l'esprit d'analyse arrive a sa plus complete expression, n'est pas moins hostile a la poesie qu'a la religion, parce que la poesie comme la religion n'est qu'une grande synthese. Voltaire ne se herisse pas moins devant Homere que devant Jesus. Au dix-neuvieme siecle, un changement s'est fait dans les idees a la suite du changement qui s'etait fait dans les choses. Les esprits ont deserte cet aride sol voltairien, sur lequel le soc de l'art s'ebrechait depuis si longtemps pour de maigres moissons. Au vent philosophique a succede un souffle religieux, a l'esprit d'analyse l'esprit de synthese, au demon demolisseur le genie de la reconstruction, comme a la convention avait succede l'empire, a Robespierre Napoleon. Il est apparu des hommes doues de la faculte de creer, et ayant tous les instincts mysterieux qui tracent son itineraire au genie. Ces hommes, que nous pouvons d'autant plus louer que nous sommes personnellement bien eloignes de pretendre a l'honneur de figurer parmi eux, ces hommes se sont mis a l'oeuvre. L'art, qui, depuis cent ans, n'etait plus en France qu'une litterature, est redevenu une poesie. Au dix-huitieme siecle il avait fallu une langue philosophique, au dix-neuvieme il fallait une langue poetique. C'est en presence de ce besoin que, par instinct et presque a leur insu, les poetes de nos jours, aides d'une sorte de sympathie et de concours populaire, ont soumis la langue a cette elaboration radicale qui etait si mal comprise il y a quelques annees, qui a ete prise d'abord pour une levee en masse de tous les solecismes et de tous les barbarismes possibles, et qui a si longtemps fait taxer d'ignorance et d'incorrection tel pauvre jeune ecrivain consciencieux, honnete et courageux, philologue comme Dante en meme temps que poete, nourri des meilleures etudes classiques, lequel avait peut-etre passe sa jeunesse a ne remporter dans les colleges que des prix de grammaire. Les poetes ont fait ce travail, comme les abeilles leur miel, en songeant a autre chose, sans calcul, sans premeditation, sans systeme, mais avec la rare et naturelle intelligence des abeilles et des poetes. Il fallait d'abord colorer la langue, il fallait lui faire reprendre du corps et de la saveur; il a donc ete bon de la melanger selon certaines doses avec la fange feconde des vieux mots du seizieme siecle. Les contraires se corrigent souvent l'un par l'autre. Nous ne pensons pas qu'on ait eu tort de faire infuser Ronsard dans cet idiome affadi par Dorat. L'operation d'ailleurs s'est accomplie, on le voit bien maintenant, selon les lois grammaticales les plus rigoureuses. La langue a ete retrempee a ses origines. Voila tout. Seulement, et encore avec une reserve extreme, on a remis en circulation un certain nombre d'anciens mots necessaires ou utiles. Nous ne sachons pas qu'on ait fait des mots nouveaux. Or ce sont les mots nouveaux, les mots inventes, les mots faits artificiellement qui detruisent le tissu d'une langue. On s'en est garde. Quelques mots frustes ont ete refrappes au coin de leurs etymologies. D'autres, tombes en banalite, et detournes de leur vraie signification, ont ete ramasses sur le pave et soigneusement replaces dans leur sens propre. De toute cette elaboration, dont nous n'indiquons ici que quelques details pris au hasard, et surtout du travail simultane de toutes les idees particulieres a ce siecle (car ce sont les idees qui sont les vraies et souveraines faiseuses de langues), il est sorti une langue qui, certes, aura aussi ses grands ecrivains, nous n'en doutons pas; une langue forgee pour tous les accidents possibles de la pensee; langue qui, selon le besoin de celui qui s'en sert, a la grace et la naivete des allures comme au seizieme siecle, la fierte des tournures et la phrase a grands plis comme au dix-septieme siecle, le calme, l'equilibre et la clarte comme au dix-huitieme; langue propre a ce siecle, qui resume trois formes excellentes de notre idiome sous une forme plus developpee et plus complete, et avec laquelle aujourd'hui l'ecrivain qui en aurait le genie pourrait sentir comme Rousseau, penser comme Corneille, et peindre comme Mathieu. Cette langue est aujourd'hui a peu pres faite. Comme prose, ceux qui l'etudient dans les notables ecrivains qu'elle possede deja, et que nous pourrions nommer, savent qu'elle a mille lois a elle, mille secrets, mille proprietes, mille ressources nees tant de son fonds personnel que de la mise en commun du fonds des trois langues qui l'ont precedee et qu'elle multiplie les unes par les autres. Elle a aussi sa prosodie particuliere et toutes sortes de petites regles interieures connues seulement de ceux qui pratiquent, et sans lesquelles il n'y a pas plus de prose que de vers. Comme poesie, elle est aussi bien construite pour la reverie que pour la pensee, pour l'ode que pour le drame. Elle a ete remaniee dans le vers par le metre, dans la strophe par le rhythme. De la, une harmonie toute neuve, plus riche que l'ancienne, plus compliquee, plus profonde, et qui gagne tous les jours de nouvelles octaves. Telle est, avec tous les developpements que nous ne pouvons donner ici a notre pensee, la langue que l'art du dix-neuvieme siecle s'est faite, et avec laquelle en particulier il va parler aux masses du haut de la scene. Sans doute la scene, qui a ses lois d'optique et de concentration, modifiera cette langue d'une certaine facon, mais sans y rien alterer d'essentiel. Il faudra par exemple a la scene une prose aussi en saillie que possible, tres fermement sculptee, tres nettement ciselee, ne jetant aucune ombre douteuse sur la pensee, et presque en ronde bosse; il faudra a la scene un vers ou les charnieres soient assez multipliees pour qu'on puisse les plier et les superposer a toutes les formes les plus brusques et les plus saccadees du dialogue et de la passion. La prose en relief, c'est un besoin du theatre; le vers brise, c'est un besoin du drame. Ceci une fois pose et admis, nous croyons que desormais tous les progres de forme serieux qui seront dans le sens grammatical de la langue doivent etre etudies, applaudis et adoptes. Et qu'on ne se meprenne pas sur notre pensee, appeler les progres, ce n'est pas encourager les modes. Les modes dans les arts font autant de mal que les revolutions font de bien. Les modes substituent le chic, le poncif et le procede d'atelier a l'etude austere de chaque chose et aux originalites individuelles. Les modes mettent a la disposition de tout le monde une maniere vernissee et chatoyante, peu solide sans doute, mais qui a quelquefois un eclat de surface plus vif et plus amusant a l'oeil que le rayonnement tranquille du talent. Les modes defigurent tout, font la grimace de tout profil et la parodie de toute oeuvre. Gardons-nous des modes dans le style; esperons cette reserve de la sagesse des jeunes et brillants ecrivains qui menent au progres les generations de leur age. Il serait facheux qu'on en vint un jour a posseder des recettes courantes pour faire du style original comme les chimistes de cabaret font du vin de Champagne en melant, selon certaines doses, a n'importe quel vin blanc convenablement edulcore, de l'acide tartrique et du bicarbonate de soude. Ce style et ce vin moussent, la grosse foule s'en grise, mais le connaisseur n'en boit pas. Nous n'en viendrons pas la. Il y a un esprit de mesure et de critique en meme temps qu'un grand souffle d'enthousiasme dans les nouvelles generations. La langue a ete amenee a un point excellent depuis quinze annees. Ce qui a ete fait par les idees ne sera pas detruit par les fantaisies. Reformons, ne deformons pas. Si le nom qui signe ces lignes etait un nom illustre, si la voix qui parle ici etait une voix puissante, nous supplierions les jeunes et grands talents sur qui repose le sort futur de notre litterature, si magnifique depuis trois siecles, de songer combien c'est une mission imposante que la leur, et de conserver dans leur maniere d'ecrire les habitudes les plus dignes et les plus severes. L'avenir, qu'on y pense bien, n'appartient qu'aux hommes de style. Sans parler ici des admirables livres de l'antiquite, et pour nous renfermer dans nos lettres nationales, essayez d'oter a la pensee de nos grands ecrivains l'expression qui lui est propre; otez a Moliere son vers si vif, si chaud, si franc, si amusant, si bien fait, si bien tourne, si bien peint; otez a La Fontaine la perfection naive et gauloise du detail; otez a la phrase de Corneille ces muscles vigoureux, ces larges attaches, ces belles formes de vigueur exageree qui feraient du vieux poete, demi-romain, demi-espagnol, le Michel-Ange de notre tragedie, s'il entrait dans la composition de son genie autant d'imagination que de pensee; otez a Racine la ligne qu'il a dans le style comme Raphael, ligne chaste, harmonieuse et discrete comme celle de Raphael, quoique d'un gout inferieur, aussi pure, mais moins grande, aussi parfaite, quoique moins sublime; otez a Fenelon, l'homme de son siecle qui a le mieux senti la beaute antique, cette prose aussi melodieuse et aussi sereine que le vers de Racine, dont elle est soeur; otez a Bossuet le magnifique port de tete de sa periode; otez a Boileau sa maniere sobre et grave, admirablement coloree quand il le faut; otez a Pascal ce style invente et mathematique qui a tant de propriete dans le mot, tant de logique dans la metaphore; otez a Voltaire cette prose claire, solide, indestructible, cette prose de cristal de _Candide_ et du _Dictionnaire philosophique_; otez a tous ces grands hommes cette simple et petite chose, le style; et de Voltaire, de Pascal, de Boileau, de Bossuet, de Fenelon, de Racine, de Corneille, de La Fontaine, de Moliere, de ces maitres, que vous restera-t-il? Nous l'avons dit plus haut, ce qui reste d'Homere apres qu'il a passe par Bitaube. C'est le style qui fait la duree de l'oeuvre et l'immortalite du poete. La belle expression embellit la belle pensee et la conserve; c'est tout a la fois une parure et une armure. Le style sur l'idee, c'est l'email sur la dent. Dans tout grand ecrivain il doit y avoir un grand grammairien, comme un grand algebriste dans tout grand astronome. Pascal contient Vaugelas; Lagrange contient Bezout. Aussi l'etude de la langue est-elle aujourd'hui, autant que jamais, la premiere condition pour tout artiste qui veut que son oeuvre naisse viable. Cela est admirablement compris maintenant par les nouvelles generations litteraires. Nous voyons avec joie que les jeunes ecoles de peinture et de sculpture, si haut placees a cette heure, comprennent de leur cote combien est importante pour elles aussi la science de leur langue, qui est le dessin. Le dessin! le dessin! c'est la loi premiere de tout art. Et ne croyez pas que cette loi retranche rien a la liberte, a la fantaisie, a la nature. Le dessin n'est ennemi ni de la chair, ni de la couleur. Quoi qu'en disent les exclusifs et les incomplets, le dessin ne fait obstacle ni a Puget, ni a Rubens. Aujourd'hui donc, dans toutes les directions de l'activite intellectuelle, sculpture, peinture ou poesie, que tous ceux qui ne savent pas dessiner, l'apprennent. Le style est la clef de l'avenir. Sans le style et sans le dessin, vous pourrez avoir le succes du moment, l'applaudissement, le bruit, la fanfare, les couronnes, l'acclamation enivree des multitudes; vous n'aurez pas le vrai triomphe, la vraie gloire, la vraie conquete, le vrai laurier. Comme dit Ciceron, _insignia victoriae, non victoriam_. Severite donc et grandeur dans la forme; et, pour que l'oeuvre soit complete, grandeur et severite dans le fond. Telle est la loi actuelle de l'art; sinon il aura peut-etre le present, mais il n'aura pas l'avenir. Dans le drame surtout, le fond importe, non moins certes que la forme. Et ici, s'il nous etait permis de nous citer nous-memes, nous transcririons ce que nous disions il y a un an dans la preface d'une piece recemment jouee: "L'auteur de ce drame sait combien c'est une grande et serieuse chose que le theatre; il sait que le drame, sans sortir des limites impartiales de l'art, a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine. Quand il voit chaque soir ce peuple si intelligent et si avance, qui a fait de Paris la cite centrale du progres, s'entasser en foule devant un rideau que sa pensee, a lui chetif poete, va soulever le moment d'apres, il sent combien il est peu de chose, lui, devant tant d'attente et de curiosite; il sent que si son talent n'est rien, il faut que sa probite soit tout; il s'interroge avec severite et recueillement sur la portee philosophique de son oeuvre; car il se sait responsable, et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un jour de ce qu'il lui aura enseigne. Le poete aussi a charge d'ames. Il ne faut pas que la multitude sorte du theatre sans emporter avec elle quelque moralite austere et profonde. Aussi espere-t-il bien, Dieu aidant, ne developper jamais sur la scene (du moins tant que dureront les temps serieux ou nous sommes) que des choses pleines de lecons et de conseils. Il fera toujours apparaitre volontiers le cercueil dans la salle du banquet, la priere des morts a travers les refrains de l'orgie, la cagoule a cote du masque. Il laissera quelquefois le carnaval debraille chanter a tue-tete sur l'avant-scene; mais il lui criera du fond du theatre: _Memento quia pulvis es_! Il sait bien que l'art seul, l'art pur, l'art proprement dit n'exige pas tout cela du poete; mais il pense qu'au theatre surtout, il ne suffit pas de remplir seulement les conditions de l'art." Le theatre, nous le repetons, est une chose qui enseigne et qui civilise. Dans nos temps de doute et de curiosite, le theatre est devenu pour les multitudes ce qu'etait l'eglise au moyen age, le lieu attrayant et central. Tant que ceci durera, la fonction du poete dramatique sera plus qu'une magistrature et presque un sacerdoce. Il pourra faillir comme homme; comme poete, il devra etre pur, digne et serieux. Desormais, a notre avis, au point de maturite ou cette epoque est venue, l'art, quoi qu'il fasse, dans ses fantaisies les plus flottantes et les plus echevelees, dans ses calques les plus severes de la nature, dans ses creations les plus echafaudees sur des reves hors du possible et du reel, dans ses plus delicates explorations de la metaphysique du coeur, dans ses plus larges peintures de la passion, de la passion chaude, vivante et irreflechie; l'art, et en particulier le drame, qui est aujourd'hui son expression la plus puissante et la plus saisissable a tous, doit avoir sans cesse presente, comme un temoin austere de ses travaux, la pensee du temps ou nous vivons, la responsabilite qu'il encourt, la regle que la foule demande et attend de partout, la pente des idees et des evenements sur laquelle notre epoque est lancee, la perturbation fatale qu'un pouvoir spirituel mal dirige pourrait causer au milieu de cet ensemble de forces qui elaborent en commun, les unes au grand jour, les autres dans l'ombre, notre civilisation future. L'art d'a present ne doit plus chercher seulement le beau, mais encore le bien. Ce n'est pas d'ailleurs que nous soyons le moins du monde partisan de l'_utilite directe_ de l'art, theorie puerile emise dans ces derniers temps par des sectes philosophiques qui n'avaient pas etudie le fond de la question. Le drame, oeuvre d'avenir et de duree, ne peut que tout perdre a se faire le predicateur immediat des trois ou quatre verites d'occasion que la polemique des partis met a la mode tous les cinq ans. Les partis ont besoin d'enlever une position politique. Ils prennent les deux ou trois idees qui leur sont necessaires pour cela, et avec ces idees ils creusent le sol nuit et jour autour du pouvoir. C'est un siege en regle. La tranchee, les epaulements, la sape et la mine. Un beau jour les partis donnent l'assaut comme en juillet 1789, ou le pouvoir fait une sortie comme en juillet 1830, et la position est prise. Une fois la forteresse enlevee, les travaux du siege sont abandonnes, bien entendu; rien ne parait plus inutile, plus deraisonnable et plus absurde que les travaux d'un siege quand la ville est prise; on comble les tranchees, la charrue passe sur les sapes, et les fameuses verites politiques qui avaient servi a bouleverser toute cette plaine, vieux outils, sont jetees la et oubliees a terre jusqu'a ce qu'un historien chercheur ait la bonte de les ramasser et de les classer dans sa collection des erreurs et des illusions de l'humanite. Si quelque oeuvre d'art a eu le malheur de faire cause commune avec les _verites politiques_, et de se meler a elles dans le combat, tant pis pour l'oeuvre d'art; apres la victoire elle sera hors de service, rejetee comme le reste, et ira se rouiller dans le tas. Disons-le donc bien haut, toutes les larges et eternelles verites qui constituent chez tous les peuples et dans tous les temps le fond meme des sentiments humains, voila la matiere premiere de l'art, de l'art immortel et divin; mais il n'y a pas de materiaux pour lui dans ces constructions expedientes que la strategie des partis multiplie, selon ses besoins, sur le terrain de la petite guerre politique. Les idees utiles ou vraies un jour ou deux, avec lesquelles les partis enlevent une position, ne constituent pas plus un systeme coordonne de verites sociales ou philosophiques, que les zigzags et les paralleles qui ont servi a forcer une citadelle ne sont des rues et des chemins. Le produit le plus notable de l'_art utile_, de l'art enrole, discipline et assaillant, de l'art prenant fait et cause dans le detail des querelles politiques, c'est le drame pamphlet du dix-huitieme siecle, la _tragedie philosophique_, poeme bizarre ou la tirade obstrue le dialogue, ou la maxime remplace la pensee; oeuvre de derision et de colere qui s'evertue etourdiment a battre en breche une societe dont les ruines l'enterreront. Certes, bien de l'esprit, bien du talent, bien du genie a ete depense dans ces drames faits expres qui ont demoli la Bastille; mais la posterite ne s'en inquietera pas. C'est une pauvre besogne a ses yeux que d'avoir mis en tragedies la preface de l'_Encyclopedie_. La posterite s'occupera moins encore de la tragedie politique de la restauration, qu'a engendree la tragedie philosophique du dix-huitieme siecle, comme la maxime a engendre l'allusion. Tout cela a ete fort applaudi de son temps, et est fort oublie du notre. Il faut, apres tout, que l'art soit son propre but a lui-meme, et qu'il enseigne, qu'il moralise, qu'il civilise, et qu'il edifie chemin faisant, mais sans se detourner, et tout en allant devant lui. Plus il sera impartial et calme, plus il dedaignera le passager des questions politiques quotidiennes, plus il s'adaptera grandement a l'homme de tous les temps et de tous les lieux; plus il aura la forme de l'avenir. Ce n'est pas en se passionnant petitement pour ou contre tel pouvoir ou tel parti qui a deux jours a vivre, que le createur dramatique agira puissamment sur son siecle et sur ses contemporains. C'est par des peintures vraies de la nature eternelle que chacun porte en soi; c'est en nous prenant, vous, moi, nous, eux tous, par nos irresistibles sentiments de pere, de fils, de mere, de frere et de soeur, d'ami et d'ennemi, d'amant et de maitresse, d'homme et de femme; c'est en melant la loi de la providence au jeu de nos passions; c'est en nous montrant d'ou viennent le bien et le mal moral, et ou ils menent; c'est en nous faisant rire et pleurer sur des choses qui nous ressemblent, quoique souvent plus grandes, plus choisies et plus ideales que nous; c'est en sondant avec le _speculum_ du genie notre conscience, nos opinions, nos illusions, nos prejuges; c'est en remuant tout ce qui est dans l'ombre au fond de nos entrailles; en un mot, c'est en jetant, tantot par des rayons, tantot par des eclairs, de larges jours sur le coeur humain, ce chaos d'ou le _fiat lux_ du poete tire un monde!--C'est ainsi, et pas autrement.--Et, nous le repetons, plus le createur dramatique sera profond, desinteresse, general et universel dans son oeuvre, mieux il accomplira sa mission et pres des contemporains et pres de la posterite. Plus le point de vue du poete ira s'elargissant, plus le poete sera grand et vraiment utile a l'humanite. Nous comprenons l'enseignement du poete dramatique plutot comme Moliere que comme Voltaire, plutot comme Shakespeare que comme Moliere. Nous preferons Tartuffe a Mahomet; nous preferons Iago a Tartuffe. A mesure que vous passez d'un de ces trois poetes a l'autre, voyez comme l'horizon s'agrandit. Voltaire parle a un parti, Moliere parle a la societe, Shakespeare parle a l'homme. Poetes dramatiques, c'est un homme bien convaincu qui vous conseille ici, que ceux d'entre vous qui sentent en eux quelque chose de puissant, de genereux et de fort, se mettent au-dessus des haines de parti, au-dessus meme de leurs propres petites haines personnelles, s'ils en ont. Ne soyez ni de l'opposition ni du pouvoir, soyez de la societe, comme Moliere, et de l'humanite comme Shakespeare. Ne prenez part aux revolutions materielles que par les revolutions intellectuelles. N'ameutez pas des passions d'un jour autour de votre oeuvre immortelle. Puisez profondement vos tragedies dans l'histoire, dans l'invention, dans le passe, dans le present, dans votre coeur, dans le coeur des autres, et laissez a de moins dignes le drame de libelle, de personnalite et de scandale, comme vous laissez aux fabricants de litterature le drame de pacotille, le drame-marchandise, le drame pretexte a decorations. Que votre oeuvre soit haute et grande, et vivante, et feconde, et aille toujours au fond des ames. La belle gloire de courtiser des opinions qui se laissent faire, bien entendu, et qui vous donnent un applaudissement pour une caresse! Inspirez-vous donc plutot, si vous voulez la vraie renommee et la vraie puissance, des passions purement humaines, qui sont eternelles, que des passions politiques, qui sont passageres. Soyez plus fiers d'un vers proverbe que d'un vers cocarde. Attirer la foule a un drame comme l'oiseau a un miroir; passionner la multitude autour de la glorieuse fantaisie du poete, et faire oublier au peuple le gouvernement qu'il a pour l'instant, faire pleurer les femmes sur une femme, les meres sur une mere, les hommes sur un homme; montrer, quand l'occasion s'en presente, le beau moral sous la difformite physique; penetrer sous toutes les surfaces pour extraire l'essence de tout; donner aux grands le respect des petits et aux petits la mesure des grands; enseigner qu'il y a souvent un peu de mal dans les meilleurs et presque toujours un peu de bien dans les pires, et, par la, inspirer aux mauvais l'esperance et l'indulgence aux bons; tout ramener, dans les evenements de la vie possible, a ces grandes lignes providentielles ou fatales entre lesquelles se meut la liberte humaine; profiter de l'attention des masses pour leur enseigner a leur insu, a travers le plaisir que vous leur donnez, les sept ou huit grandes verites sociales, morales ou philosophiques, sans lesquelles elles n'auraient pas l'intelligence de leur temps; voila, a notre avis, pour le poete, la vraie utilite, la vraie influence, la vraie collaboration dans l'oeuvre civilisatrice. C'est par cette voie magnifique et large, et non par la tracasserie politique, qu'un art devient un pouvoir. Afin d'atteindre a ce but, il importe que le theatre conserve des proportions grandes et pures. Il ne faut pas que le drame du siecle de Napoleon ait une configuration moins auguste que la tragedie de Louis XIV. Son influence sur les masses d'ailleurs sera toujours en raison directe de sa propre elevation et de sa propre dignite. Plus le drame sera place haut, plus il sera vu de loin. C'est pourquoi, disons-le ici en passant, il est a souhaiter que les hommes de talent n'oublient pas l'excellence du grandiose et de l'ideal dans tout art qui s'adresse aux masses. Les masses ont l'instinct de l'ideal. Sans doute c'est un des principaux besoins du poete contemporain de peindre la societe contemporaine, et ce besoin a deja produit de notables ouvrages; mais il faut se garder de faire prevaloir sur le haut drame universel la prosaique tragedie de boutique et de salon, pedestre, laide, manieree, epileptique, sentimentale et pleureuse. Le bourgeois n'est pas le populaire. Ne degringolons pas de Shakespeare a Kotzebue. L'art est grand. Quel que soit le sujet qu'il traite, qu'il s'adresse au passe ou au contemporain, lors meme qu'il mele le rire et l'ironie au groupe severe des vices, des vertus, des crimes et des passions, l'art doit etre grave, candide, moral et religieux. Au theatre surtout, il n'y a que deux choses auxquelles l'art puisse dignement aboutir. Dieu et le peuple. Dieu d'ou tout vient, le peuple ou tout va; Dieu qui est le principe, le peuple qui est la fin. Dieu manifeste au peuple, la providence expliquee a l'homme, voila le fond un et simple de toute tragedie, depuis _Oedipe roi_ jusqu'a _Macbeth_. La providence est le centre des drames comme des choses. Dieu est le grand milieu. _Deus centrum et locus rerum_, dit Filesac. En se conformant aux diverses lois que nous venons d'enumerer, avec le regret de ne pouvoir, faute de temps, developper davantage nos idees, on comprendra que la mission du theatre peut etre grande dans l'epoque ou nous vivons. C'est une belle tache de ramener toute une societe des passions artificielles aux passions naturelles. Le drame, tel que nous le concevons, tel que les generations nouvelles nous le donneront, suivra une serie de progres et d'avenir si irresistible qu'il prendra peu de souci des chutes et des succes, accidents momentanes qui n'importent qu'au bonheur temporel du poete et qui ne decident jamais le fond des questions. Loin de la, il grandira souvent plus par un revers que par une victoire. Le drame que veut notre temps sera bien place vis-a-vis du peuple, bien place vis-a-vis du pouvoir. Il ne se laissera oter sa liberte ni par la foule que la mode entraine quelquefois, ni par les gouvernements qu'un egoisme mesquin conseille trop souvent. Sur de sa conscience, fort de sa dignite, il saura dans l'occasion dire son fait au pouvoir, si le pouvoir etait assez gauche et assez maladroit pour se laisser reprendre en flagrant delit de censure comme cela lui est arrive il y a dix-huit mois, a l'epoque de la chute d'une piece intitulee _le Roi s'amuse_. Ainsi, pour resumer ce que nous avons dit, grandeur et severite dans l'intention, grandeur et severite dans l'execution, voila les conditions selon lesquelles doit se developper, s'il veut vivre et regner, le drame contemporain. Moral par le fond. Litteraire par la forme. Populaire par la forme et par le fond. Et puisqu'il resulte de tout ce que nous venons d'ecrire que l'art et le theatre doivent etre populaires, qu'on nous permette, pour terminer, d'expliquer en deux mots notre pensee, tout en declarant que par cette explication nous ne pretendons infirmer ni restreindre rien de ce que nous avons dit plus haut. Sans doute la popularite est le complement magnifique des conditions d'un art bien rempli; mais, en ceci comme en tout, qui n'a que la popularite n'a rien. Et puis, entre popularite et popularite il faut distinguer. Il y a une popularite miserable qui n'est devolue qu'au banal, au trivial, au commun. Rien de plus populaire en ce sens que la chanson _Au clair de la lune_ et _Ah! qu'on est fier d'etre francais_! Cette popularite n'est que de la vulgarite. L'art la dedaigne. L'art ne recherche l'influence populaire sur les contemporains qu'autant qu'il peut l'obtenir en restant dans ses conditions d'art. Et si par hasard cette influence lui est refusee, ce qui est rare en tout temps et en particulier impossible dans le notre, il y a pour lui une autre popularite qui se forme du suffrage successif du petit nombre d'hommes d'elite de chaque generation; a force de siecles, cela fait une foule aussi; c'est la, il faut bien le dire, le vrai peuple du genie. En fait de masses, le genie s'adresse encore plus aux siecles qu'aux multitudes, aux agglomerations d'annees qu'aux agglomerations d'hommes. Cette lente consecration des temps fait ces grands noms, souvent moques des contemporains, cela est vrai, mais que la foule, un jour venu, accepte, subit et ne discute plus. Peu d'hommes dans chaque generation lisent avec intelligence Homere, Dante, Shakespeare; tous s'inclinent devant ces colosses. Les grands hommes sont de hautes montagnes dont la cime reste inhabitee, mais domine toujours l'horizon. Villes, collines, plaines, charrues, cabanes, sont au bas. Depuis cinquante ans, douze hommes seulement ont gravi au haut du mont Blanc. Combien peu d'esprits sont montes sur le sommet de Dante et de Shakespeare! Combien peu de regards ont pu contempler l'immense mappemonde qui se decouvre de ces hauteurs! Qu'importe! tous les yeux n'en sont pas moins eternellement fixes a ces points culminants du monde intellectuel, montagnes dont la cime est si haute que le dernier rayon des siecles depuis longtemps couches derriere l'horizon y resplendit encore! JOURNAL DES IDEES DES OPINIONS ET DES LECTURES D'UN JEUNE JACOBITE DE 1819 HISTOIRE Chez les anciens, l'occupation d'ecrire l'histoire etait le delassement des grands hommes historiques; c'etait Xenophon, chef des Dix mille; c'etait Tacite, prince du senat. Chez les modernes, comme les grands hommes historiques ne savaient pas lire, il fallut que l'histoire se laissat ecrire par des lettres et des savants, gens qui n'etaient savants et lettres que parce qu'ils etaient restes toute leur vie etrangers aux interets de ce bas monde, c'est-a-dire a l'histoire. De la, dans l'histoire, telle que les modernes l'ont ecrite, quelque chose de petit et de peu intelligent. Il est a remarquer que les premiers historiens anciens ecrivirent d'apres des traditions, et les premiers historiens modernes d'apres des chroniques. Les anciens, ecrivant d'apres des traditions, suivirent cette grande idee morale qu'il ne suffisait pas qu'un homme eut vecu ou meme qu'un siecle eut existe pour qu'il fut de l'histoire, mais qu'il fallait encore qu'il eut legue de grands exemples a la memoire des hommes. Voila pourquoi l'histoire ancienne ne languit jamais. Elle est ce qu'elle doit etre, le tableau raisonne des grands hommes et des grandes choses, et non pas, comme on l'a voulu faire de notre temps, le registre de vie de quelques hommes, ou le proces-verbal de quelques siecles. Les historiens modernes, ecrivant d'apres des chroniques, ne virent dans les livres que ce qui y etait, des faits contradictoires a retablir et des dates a concilier. Ils ecrivirent en savants, s'occupant beaucoup des faits et rarement des consequences, ne s'etendant pas sur les evenements d'apres l'interet moral qu'ils etaient susceptibles de presenter, mais d'apres l'interet de curiosite qui leur restait encore, eu egard aux evenements de leur siecle. Voila pourquoi la plupart de nos histoires commencent par des abreges chronologiques et se terminent par des gazettes. On a calcule qu'il faudrait huit cents ans a un homme qui lirait quatorze heures par jour pour lire seulement les ouvrages ecrits sur l'histoire qui se trouvent a la Bibliotheque royale; et parmi ces ouvrages il faut en compter plus de vingt mille, la plupart en plusieurs volumes, sur la seule histoire de France, depuis MM. Royou, Fantin-Desodoards et Anquetil, qui ont donne des histoires completes, jusqu'a ces braves chroniqueurs, Froissard, Comines et Jean de Troyes, par lesquels nous savons que _ung tel jour le roi estoit malade_, et que _ung tel autre jour un homme se noya dans la Seine_. Parmi ces ouvrages, il en est quatre generalement connus sous le nom des quatre grandes histoires de France; celle de Dupleix, qu'on ne lit plus; celle de Mezeray, qu'on lira toujours, non parce qu'il est aussi exact et aussi vrai que Boileau l'a dit pour la rime, mais parce qu'il est original et satirique, ce qui vaut encore mieux pour des lecteurs francais; celle du P. Daniel, jesuite, fameux par ses descriptions de batailles, qui a fait en vingt ans une histoire ou il n'y a d'autre merite que l'erudition, et dans laquelle le comte de Boulainvillers ne trouvait guere que dix mille erreurs; et enfin, celle de Vely, continuee par Villaret et par Garnier. "Il y a des morceaux bien faits dans Vely, dit Voltaire dont les jugements sont precieux; on lui doit des eloges et de la reconnaissance; mais il faudrait avoir le style de son sujet, et pour faire une bonne histoire de France il ne suffit pas d'avoir du discernement et du gout." Villaret, qui avait ete comedien, ecrit d'un style pretentieux et ampoule; il fatigue par une affectation continuelle de sensibilite et d'energie; il est souvent inexact et rarement impartial. Garnier, plus raisonnable, plus instruit, n'est guere meilleur ecrivain; sa maniere est terne, son style est lache et prolixe. Il n'y a entre Garnier et Villaret que la difference du mediocre au pire, et si la premiere condition de vie pour un ouvrage doit etre de se faire lire, le travail de ces deux auteurs peut etre a juste titre regarde comme non avenu. Au reste, ecrire l'histoire d'une seule nation, c'est oeuvre incomplete, sans tenants et sans aboutissants, et par consequent manquee et difforme. Il ne peut y avoir de bonnes histoires locales que dans les compartiments bien proportionnes d'une histoire generale. Il n'y a que deux taches dignes d'un historien dans ce monde, la chronique, le journal, ou l'histoire universelle. Tacite ou Bossuet. Sous un point de vue restreint, Comines a ecrit une assez bonne histoire de France en six lignes: "Dieu n'a cree aucune chose en ce monde, ny hommes, ny bestes, a qui il n'ait fait quelque chose son contraire, pour la tenir en crainte et en humilite. C'est pourquoi il a fait France et Angleterre voisines." La France, l'Angleterre et la Russie sont de nos jours les trois geants de l'Europe. Depuis nos recentes commotions politiques, ces colosses ont chacun une attitude particuliere; l'Angleterre se soutient, la France se releve, la Russie se leve. Ce dernier empire, jeune encore au milieu du vieux continent, grandit depuis un siecle avec une rapidite singuliere. Son avenir est d'un poids immense dans nos destinees. Il n'est pas impossible que sa _barbarie_ vienne un jour retremper notre civilisation, et le sol russe semble tenir en reserve des populations sauvages pour nos regions policees. Cet avenir de la Russie, si important aujourd'hui pour l'Europe, donne une haute importance a son passe. Pour bien deviner ce que sera ce peuple, on doit etudier soigneusement ce qu'il a ete. Mais rien de plus difficile qu'une pareille etude. Il faut marcher comme perdu au milieu d'un chaos de traditions confuses, de recits incomplets, de contes, de contradictions, de chroniques tronquees. Le passe de cette nation est aussi tenebreux que son ciel, et il y a des deserts dans ses annales comme dans son territoire. Ce n'est donc pas une chose aisee a faire qu'une bonne histoire de Russie. Ce n'est pas une mediocre entreprise que de traverser cette nuit des temps, pour aller, parmi tant de faits et de recits qui se croisent et se heurtent, a la decouverte de la verite. Il faut que l'ecrivain saisisse hardiment le fil de ce dedale; qu'il en debrouille les tenebres; que son erudition laborieuse jette de vives lumieres sur toutes les sommites de cette histoire. Sa critique consciencieuse et savante aura soin de retablir les causes en combinant les resultats. Son style fixera les physionomies, encore indecises, des personnages et des epoques. Certes, ce n'est point une tache facile de remettre a flot et de faire repasser sous nos yeux tous ces evenements depuis si longtemps disparus du cours des siecles. L'historien devra, ce nous semble, pour etre complet, donner un peu plus d'attention qu'on ne l'a fait jusqu'ici a l'epoque qui precede l'invasion des tartares, et consacrer tout un volume peut-etre a l'histoire de ces tribus vagabondes qui reconnaissent la souverainete de la Russie. Ce travail jetterait sans doute un grand jour sur l'ancienne civilisation qui a probablement existe dans le nord, et l'historien pourrait s'y aider des savantes recherches de M. Klaproth. Levesque a deja raconte, il est vrai, en deux volumes ajoutes a son long ouvrage, l'histoire de ces peuplades tributaires; mais cette matiere attend encore un veritable historien. Il faudrait aussi traiter avec plus de developpement que Levesque, et surtout avec plus de sincerite, certaines epoques d'un grand interet, comme le regne fameux de Catherine. L'historien digne de ce nom fletrirait avec le fer chaud de Tacite et la verge de Juvenal cette courtisane couronnee, a laquelle les altiers sophistes du dernier siecle avaient voue un culte qu'ils refusaient a leur dieu et a leur roi; cette reine regicide, qui avait choisi pour ses tableaux de boudoir un massacre[1] et un incendie[2]. Sans nul doute, une bonne _Histoire de Russie_ eveillerait vivement l'attention. Les destins futurs de la Russie sont aujourd'hui le champ ouvert a toutes les meditations. Ces terres du septentrion ont deja plusieurs fois jete le torrent de leurs peuples a travers l'Europe. Les francais de ce temps ont vu, entre autres merveilles, paitre dans les gazons des Tuileries des chevaux qui avaient coutume de brouter l'herbe au pied de la grande muraille de la Chine; et des vicissitudes inouies dans le cours des choses ont reduit de nos jours les nations meridionales a adresser a un autre Alexandre le voeu de Diogene: _Retire-toi de notre soleil_. Il y aurait un livre curieux a faire sur la condition des juifs au moyen age. Ils etaient bien hais, mais ils etaient bien odieux; ils etaient bien meprises, mais ils etaient bien vils. Le peuple deicide etait aussi un peuple voleur. Malgre les avis du rabbin Beccai[3], ils ne se faisaient aucun scrupule de piller les _nazareens_, ainsi qu'ils nommaient les chretiens; aussi etaient-ils souvent les victimes de leur propre cupidite. Dans la premiere expedition de Pierre l'Hermite, des croises, emportes par le zele, firent le voeu d'egorger tous les juifs qui se trouveraient sur leur route, et ils le remplirent. Cette execution etait une represaille sanglante des bibliques massacres commis par les juifs. Suarez observe seulement que _les hebreux avaient souvent egorge leurs voisins par une piete bien entendue, et que les croises massacraient les hebreux par_ UNE PIETE MAL ENTENDUE. Voila un echantillon de haine; voici un echantillon, de mepris. En 1262, une memorable conference eut lieu devant le roi et la reine d'Aragon, entre le savant rabbin Zechiel et le frere Paul Ciriaque, dominicain tres erudit. Quand le docteur juif eut cite le Toldos Jeschut, le Targum, les archives du Sanhedrin, le Nissachou Vetus, le Talmud, etc., la reine finit la dispute en lui demandant _pourquoi les juifs puaient_. Il est vrai que cette haine et ce mepris s'affaiblirent avec le temps. En 1687, on imprima les controverses de l'israelite Orobio et de l'armenien Philippe Limborch, dans lesquelles le rabbin presente des objections au tres illustre et tres savant chretien, et ou le chretien refute les assertions du tres savant et tres illustre juif. On vit dans le meme dix-septieme siecle le professeur Rittangel, de Koenigsberg, et Antoine, ministre chretien a Geneve, embrasser la loi mosaique; ce qui prouve que la prevention contre les juifs n'etait plus aussi forte a cette epoque. Aujourd'hui, il y a fort peu de juifs qui soient juifs, fort peu de chretiens qui soient chretiens. On ne meprise plus, on ne hait plus, parce qu'on ne croit plus. Immense malheur! Jerusalem et Salomon, choses mortes, Rome et Gregoire VII, choses mortes. Il y a Paris et Voltaire. L'homme masque, qui se fit si longtemps passer pour dieu dans la province de Khorassan, avait d'abord ete greffier de la chancellerie d'Abou Moslem, gouverneur de Khorassan, sous le khalife Almanzor. D'apres l'auteur du _Lobbtarikh_, il se nommait Hakem Ben Haschem. Sous le regne du khalife Mahadi, troisieme abasside, vers l'an 160 de l'hegire, il se fit soldat, puis devint capitaine et chef de secte. La cicatrice d'un fer de fleche ayant rendu son visage hideux, il prit un voile et fut surnomme _Burcai_, voile. Ses adorateurs etaient convaincus que ce voile ne servait qu'a leur cacher la splendeur foudroyante de son visage. Khondemir, qui s'accorde avec Ben Schahnah pour le nommer Hakem Ben Atha, lui donne le titre de Mocanna, _masque_, en arabe, et pretend qu'il portait un masque d'or. Observons, en passant, qu'un poete irlandais contemporain a change le masque d'or en un voile d'argent. Abou Giafar al Thabari donne un expose de sa doctrine. Cependant, la rebellion de cet imposteur devenant de plus en plus inquietante, Mahadi envoya a sa rencontre l'emir Abusaid qui defit le Prophete-Voile, le chassa de Merou et le forca a se renfermer dans Nekhscheb, ou il etait ne et ou il devait mourir. L'imposteur, assiege, ranima le courage de son armee fanatique par des miracles qui semblent encore incroyables. Il faisait sortir, toutes les nuits, du fond d'un puits, un globe lumineux qui, suivant Khondemir, jetait sa clarte a plusieurs milles a la ronde; ce qui le fit surnommer Sazendeh Mah, _le faiseur de lunes_. Enfin, reduit au desespoir, il empoisonna le reste de ses seides dans un banquet, et, afin qu'on le crut remonte au ciel, il s'engloutit lui-meme dans une cuve remplie de matieres corrosives. Ben Schahnah assure que ses cheveux surnagerent et ne furent pas consumes. Il ajoute qu'une de ses concubines, qui s'etait cachee pour se derober au poison, survecut a cette destruction generale, et ouvrit les portes de Nekhscheb a Abusaid. Le Prophete-Masque, que d'ignorants chroniqueurs ont confondu avec le Vieux de la Montagne, avait choisi pour ses drapeaux la couleur blanche, en haine des abbassides dont l'etendard etait noir. Sa secte subsista longtemps apres lui, et, par un capricieux hasard, il y eut parmi les turcomans une distinction de Blancs et de Noirs a la meme epoque ou les Bianchi et les Neri divisaient l'Italie en deux grandes factions. Voltaire, comme historien, est souvent admirable; il laisse crier les faits. L'histoire n'est pour lui qu'une longue galerie de medailles a double empreinte. Il la reduit presque toujours a cette phrase de son _Essai sur les moeurs_: "Il y eut des choses horribles, il y en eut de ridicules." En effet, toute l'histoire des hommes tient la. Puis il ajoute: "L'echanson Montecuculli fut ecartele; voila l'horrible. Charles-Quint fut declare rebelle par le parlement de Paris; voila le ridicule." Cependant, s'il eut ecrit soixante ans plus tard, ces deux expressions ne lui auraient plus suffi. Lorsqu'il aurait eu dit: "Le roi de France et trois cent mille citoyens furent egorges, fusilles, noyes... La Convention nationale decreta Pitt et Cobourg ennemis du genre humain." Quels mots aurait-il mis au-dessous de pareilles choses? Un spectacle curieux, ce serait celui-ci: Voltaire jugeant Marat, la cause jugeant l'effet. Il y aurait pourtant quelque injustice a ne trouver dans les annales du monde qu'horreur et rire. Democrite et Heraclite etaient deux fous, et les deux folies reunies dans le meme homme n'en feraient point un sage. Voltaire merite donc un reproche grave; ce beau genie ecrivit l'histoire des hommes pour lancer un long sarcasme contre l'humanite. Peut-etre n'eut-il point eu ce tort s'il se fut borne a la France. Le sentiment national eut emousse la pointe amere de son esprit. Pourquoi ne pas se faire cette illusion? Il est a remarquer que Hume, Tite-Live, et en general les narrateurs nationaux, sont les plus benins des historiens. Cette bienveillance, quoique parfois mal fondee, attache a la lecture de leurs ouvrages. Pour moi, bien que l'historien cosmopolite soit plus grand et plus a mon gre, je ne hais pas l'historien patriote. Le premier est plus selon l'humanite, le second est plus selon la cite. Le conteur domestique d'une nation me charme souvent, meme dans sa partialite etroite, et je trouve quelque chose de fier qui me plait dans ce mot d'un arabe a Hagyage: Je ne sais que des histoires de mon pays. Voltaire a toujours l'ironie a sa gauche et sous sa main, comme les marquis de son temps ont toujours l'epee au cote. C'est fin, brillant, luisant, poli, joli, c'est monte en or, c'est garni en diamants, mais cela tue. Il est des convenances de langage qui ne sont revelees a l'ecrivain que par l'esprit de nation. Le mot _barbares_, qui sied a un romain parlant des gaulois, sonnerait mal dans la bouche d'un francais. Un historien etranger ne trouverait jamais certaines expressions qui sentent l'homme du pays. Nous disons que Henri IV gouverna son peuple avec une bonte paternelle; une inscription chinoise, traduite par les jesuites, parle d'un empereur qui regna avec une bonte maternelle. Nuance toute chinoise et toute charmante. [1: Le massacre des Polonais dans le faubourg de Praga. [2: L'incendie de la flotte ottomane dans la baie de Tchesme. Ces deux peintures etaient les seules qui decorassent le boudoir de Catherine. [3: Ce sage docteur voulait empecher les juifs d'etre subjugues par les chretiens. Voici ses paroles, qu'on ne sera peut-etre pas fache de retrouver: "Les sages defendent de preter de l'argent a un chretien, de peur que le creancier ne soit corrompu par le debiteur; mais un juif peut emprunter d'un chretien sans crainte d'etre seduit par lui, car le debiteur evite toujours son creancier." Juif complet, qui met l'experience de l'usurier au service de la doctrine du rabbin. A UN HISTORIEN Vos descriptions de bataille sont bien superieures aux tableaux poudreux et confus, sans perspective, sans dessin et sans couleur, que nous a laisses Mezeray, et aux interminables bulletins du P. Daniel; toutefois, vous nous permettrez une observation dont nous croyons que vous pourrez profiter dans la suite de votre ouvrage. Si vous vous etes rapproche de la maniere des anciens, vous ne vous etes pas encore assez degage de la routine des historiens modernes; vous vous arretez trop aux details, et vous ne vous attachez pas assez a peindre les masses. Que nous importe, en effet, que Brissac ait execute une charge contre d'Andelot, que Lanoue ait ete renverse de cheval, et que Montpensier ait passe le ruisseau? La plupart de ces noms, qui apparaissent la pour la premiere fois dans le cours de l'ouvrage, jettent de la confusion dans un endroit ou l'auteur ne saurait etre trop clair, et lorsqu'il devrait entrainer l'esprit par une succession rapide de tableaux. Le lecteur s'arrete a chercher a quel parti tels ou tels noms appartiennent, pour pouvoir suivre le fil de l'action. Ce n'est point ainsi qu'en usait Polybe, et apres lui Tacite, les deux premiers peintres de batailles de l'antiquite. Ces grands historiens commencent par nous donner une idee exacte de la position des deux armees par quelque image sensible tiree de l'ordre physique; l'armee etait rangee en demi-cercle, elle avait la forme d'un aigle aux ailes etendues; ensuite viennent les details. Les espagnols formaient la premiere ligne, les africains la seconde, les numides etaient jetes aux deux ailes, les elephants marchaient en tete, etc. Mais, nous vous le demandons a vous-meme, si nous lisions dans Tacite: "Vibulenus execute une charge contre Rusticus, Lentulus est renverse de cheval, Civilis passe le ruisseau", il serait tres possible que ce petit bulletin eut paru tres clair et tres interessant aux contemporains; mais nous doutons fort qu'il eut trouve le meme degre de faveur aupres de la posterite. Et c'est une erreur dans laquelle sont tombes la plupart des historiens modernes; l'habitude de lire les chroniques leur rend familiers les personnages inferieurs de l'histoire, qui ne doivent point y paraitre; le desir de tout dire, lorsqu'ils ne devraient dire que ce qui est interessant, les leur fait employer comme acteurs dans les occasions les plus importantes. De la vient qu'ils nous donnent des descriptions qu'ils comprennent fort bien, eux et les erudits, parce qu'ils connaissent les masques, mais dans lesquelles la plupart des lecteurs, qui ne sont pas obliges d'avoir lu les chroniques pour pouvoir lire l'histoire, ne voient guere autre chose que des noms et de l'ennui. En general, il ne faut dire a la posterite que ce qui peut l'interesser. Et pour interesser la posterite, il ne suffit pas d'avoir bien execute une charge ou d'avoir ete renverse de cheval, il faut avoir combattu de la main et des dents comme Cynegire, etre mort comme d'Assas, ou avoir embrasse les piques comme Vinkelried. EXTRAIT DU _COURRIER FRANCAIS_ DU JEUDI 14 SEPTEMBHE 1792 (IV DE LA LIBERTE).--N deg. 257. "La municipalite d'Herespian, departement de l'Herault, a signifie a M. Francois, son pasteur, qu'elle entendait a l'avenir avoir un cure qui ne fut pas celibataire. Le cure Francois a repondu d'une maniere qui a surpasse les esperances de ses paroissiens. Il entend, lui, avoir cinq enfants; le premier s'appellera _J.-J. Rousseau_; le second, _Mirabeau_; le troisieme, _Petion_; le quatrieme, _Brissot_; le cinquieme, _Club-des-Jacobins_. Le bon cure leguera son patriotisme a ses enfants, et il les remettra aux soins de la patrie qui veille sur tous les citoyens vertueux." APRES UNE LECTURE DU _MONITEUR Proethes et Cyestris, vieux philosophes dont on ne parle plus, que je sache, soutinrent jadis contradictoirement une these a peu pres oubliee de nos jours. Il s'agissait de savoir s'il etait possible a l'homme de rire a gorge deployee et de pleurer a chaudes larmes tout a la fois. Cette querelle resta sans decision, et ne fit que rendre un peu plus irreconciliables les disciples d'Heraclite et les sectateurs de Democrite. Depuis 1789, la question est resolue affirmativement; je connais un in-folio qui opere ce phenomene, et il est convenable que la solution d'une dispute philosophique se trouve dans un in-folio. Cet in-folio est le _Moniteur_. Vous qui voulez rire, ouvrez le _Moniteur_; vous qui voulez pleurer, ouvrez le _Moniteur_; vous qui voulez rire et pleurer tout ensemble, ouvrez encore le _Moniteur_. Quelque bonne volonte que l'on apporte a juger l'epoque de notre regeneration, on ne peut s'empecher de trouver singuliere la facon dont cet age de raison preparait notre age de lumieres. Les academies, colleges des lettres, etaient detruites; les universites, seminaires des sciences, etaient dissoutes; les inegalites de genie et de talent etaient punies de mort, comme les inegalites de rang et de fortune. Cependant il se trouvait encore, pour celebrer la ruine des arts, des orateurs eclos dans les tavernes, des poetes vomis des echoppes. Sur nos theatres, d'ou etaient bannis les chefs-d'oeuvre, on hurlait d'atroces rapsodies de circonstance, ou de degoutants eloges des vertus dites civiques. Je viens de tomber, en ouvrant le _Moniteur_ au hasard, sur les spectacles du 4 octobre 1793; cette affiche justifie du reste les reflexions qu'elle m'a suggerees: "THEATRE DE L'OPERA-COMIQUE NATIONAL. La premiere representation de _la Fete civique_, comedie en cinq actes. --THEATRE NATIONAL. _La Journee de Marathon_; ou _le Triomphe de la Liberte_, piece heroique en quatre actes. --THEATRE DU VAUDEVILLE. _La Matinee et la Veillee villageoises; le Divorce; l'Union villageoise_. --THEATRE DU LYCEE DES ARTS. _Le Retour de la flotte nationale_. --THEATRE DE LA REPUBLIQUE. _Le Divorce tartare_, comedie en cinq actes. --THEATRE FRANCAIS COMIQUE ET LYRIQUE. _Buzot, roi du Calvados_." En ces dix lignes litteraires, la revolution est caracterisee. Des lois immorales dignement vantees dans d'immorales parades; des operas-comiques sur les morts. Cependant je n'aurais point du prostituer le noble nom de poetes aux auteurs de ces farces lugubres; la guillotine, et non le theatre, etait alors pour les poetes. Apres l'odieux vient le risible. Tournez la page. Vous etes a une seance des jacobins. En voici le debut: "La section de la Croix-Rouge, craignant que cette denomination ne perpetue le poison du fanatisme, declare au conseil qu'elle y substituera celle de la section du Bonnet-Rouge..." Je proteste que la citation est exacte. Veut-on a la fois de l'atroce et du ridicule? Qu'on lise une lettre du representant Dumont a la Convention, en date du 1er octobre 1793: "Citoyens collegues, je vous marquais, il y a deux jours, la cruelle situation dans laquelle se trouvaient les sans-culottes de Boulogne, et la criminelle gestion des administrateurs et officiers municipaux. Je vous en dis autant de Montreuil, et j'ai use en cette derniere ville de mon excellent remede--la guillotine.--Apres avoir ainsi agi au gre de tous les patriotes, j'ai eu le doux avantage d'entendre, comme a Montreuil, les cris repetes de _vive la Montagne!_ Quarante-quatre charrettes ont emmene devant moi les personnes..." Le _Moniteur_, livre si fecond en meditations, est a peu pres le seul avantage que nous ayons retire de trente ans de malheurs. Notre revolution de boue et de sang a laisse un monument unique et indelebile, un monument d'encre et de papier. L'hermine de premier president du parlement de Paris fut plus d'une fois ensanglantee par des meurtres populaires ou juridiques; et l'histoire recueillera ce fait singulier, que le premier titulaire de cette charge, Simon de Bucy, pour qui elle fut instituee en 1440, et le dernier qui en fut revetu, Bochard de Saron, furent tous deux victimes des troubles revolutionnaires. Fatalite digne de meditation! Tout historien qui se laisse faire par l'histoire, et qui n'en domine pas l'ensemble, est infailliblement submerge sous les details. Sindbad le marin, ou je ne sais quel autre personnage des _Mille et une Nuits_, trouva un jour, au bord d'un torrent, un vieillard extenue qui ne pouvait passer. Sindbad lui preta le secours de ses epaules, et le bonhomme s'y cramponnant alors avec une vigueur diabolique, devint tout a coup le plus imperieux des maitres et le plus opiniatre des ecuyers. Voila, a mon sens, le cas de tout homme aventureux qui s'avise de prendre le temps passe sur son dos pour lui faire traverser le Lethe, c'est-a-dire d'ecrire l'histoire. Le quinteux vieillard lui trace, avec une capricieuse minutie, une route tortueuse et difficile; si l'esclave obeit a tous ses ecarts, et n'a pas la force de se faire un chemin plus droit et plus court, il le noie malicieusement dans le fleuve. FRAGMENTS DE CRITIQUE A PROPOS D'UN LIVRE POLITIQUE ECRIT PAR UNE FEMME Decembre 1819. I Le Baile Molino demandant un jour au fameux Ahmed pacha pourquoi Mahomet defendait le vin a ses disciples: Pourquoi il nous le defend? s'ecria le vainqueur de Candie; c'est pour que nous trouvions plus de plaisir a le boire." Et en effet, la defense assaisonne. C'est ce qui donne la pointe a la sauce, dit Montaigne; et, depuis Martial, qui chantait a sa maitresse: _Galla, nega, satiatur amor_, jusqu'a ce grand Caton, qui regretta sa femme quand elle ne fut plus a lui, il n'est aucun point sur lequel les hommes de tous les temps et de tous les lieux se soient montres aussi souvent les vrais et dignes enfants de la bonne Eve. Je ne voudrais donc pas qu'on defendit aux femmes d'ecrire; ce serait en effet le vrai moyen de leur faire prendre la plume a toutes. Bien au contraire, je voudrais qu'on le leur ordonnat expressement, comme a ces savants des universites d'Allemagne, qui remplissaient l'Europe de leurs doctes commentaires, et dont on n'entend plus parler depuis qu'il leur est enjoint de faire un livre au moins par an. Et en effet c'est une chose bien remarquable et bien peu remarquee, que la progression effrayante suivant laquelle l'esprit feminin s'est depuis quelque temps developpe. Sous Louis XIV, on avait des amants, et l'on traduisait Homere; sous Louis XV, on n'avait plus que des amis, et l'on commentait Newton; sous Louis XVI, une femme s'est rencontree qui corrigeait Montesquieu a un age ou l'on ne sait encore que faire des robes a une poupee. Je le demande, ou en sommes-nous? ou allons-nous? que nous annoncent ces prodiges? quelles sont ces nouvelles revolutions qui se preparent? Il y a une idee qui me tourmente, une idee qui nous a souvent occupes, mes vieux amis et moi; idee si simple, si naturelle, que si une chose m'etonne, c'est qu'on ne s'en soit pas encore avise, dans un siecle ou il semble que l'on s'avise de tout et ou les recureurs de peuples en sont aux expedients. Je songeais, dis-je, en voyant cette emancipation graduelle du sexe feminin, a ce qu'il pourrait arriver s'il prenait tout a coup fantaisie a quelque forte tete de jeter dans la balance politique cette moitie du genre humain, qui jusqu'ici s'est contentee de regner au coin du feu et ailleurs. Et puis les femmes ne peuvent-elles pas se lasser de suivre sans cesse la destinee des hommes? Gouvernons-nous assez bien pour leur oter l'esperance de gouverner mieux? aiment-elles assez peu la domination pour que nous puissions raisonnablement esperer qu'elles n'en aient jamais l'envie? En verite, plus je medite et plus je vois que nous sommes sur un abime. Il est vrai que nous avons pour nous les canons et les bayonnettes, et que les femmes nous semblent sans grands moyens de revolte. Cela vous rassure, et moi, c'est ce qui m'epouvante. On connait cette inscription terrible placee par Fonseca sur la route de Torre del Greco: _Posteri, posteri, vestra res agitur_! Torre del Greco n'est plus; la pierre prophetique est encore debout. C'est ainsi que je trace ces lignes, dans l'espoir qu'elles seront lues, sinon de mon siecle, du moins de la posterite. Il est bon que, lorsque les malheurs que je prevois seront arrives, nos neveux sachent du moins que, dans cette Troie nouvelle, il existait une Cassandre, cachee dans un grenier, rue Mezieres, n deg. 10. Et s'il fallait, apres tout, que je dusse voir de mes yeux les hommes devenus esclaves et l'univers tombe en quenouille, je pourrai du moins me faire honneur de ma sagacite; et, qui sait? je ne serai peut-etre pas le premier honnete homme qui se sera console d'un malheur public en songeant qu'il l'avait predit. II La politique, disait Charles XII, c'est mon epee. C'est l'art de tromper, pensait Machiavel. Selon Mme de M----, ce serait le moyen de gouverner les hommes par la prudence et la vertu. La premiere definition est d'un fou, la seconde d'un mechant, celle de Mme de M---- est la seule qui soit d'un honnete homme. C'est dommage qu'elle soit si vieille et que l'application en ait ete si rare. Apres avoir etabli cette definition, Mme de M---- expose l'origine des societes. Jean-Jacques les fait commencer par un planteur de pieux, et Vitruve par un grand vent, probablement parce que le systeme de la famille etait trop simple. Avec ce bon sens de la femme, superieur au genie des philosophes, Mme de M---- se contente d'en chercher le principe dans la nature de l'homme, dans ses affections, dans sa faiblesse, dans ses besoins. Tout le passage denote dans l'auteur beaucoup d'erudition et de sagacite. Il est curieux de voir une femme citer tour a tour Locke et Seneque, _l'Esprit des lois_ et le _Contrat social_; mais, ce qui est encore plus remarquable, c'est l'accent de bonne foi et de raison auquel nous n'etions plus accoutumes, et qui contraste si etrangement avec le ton rogue et sauvage qu'ont adopte depuis quelque temps les precepteurs du genre humain. L'auteur, suivant la marche des idees, s'occupe ensuite des chefs des societes. On a beaucoup ecrit sur les devoirs des rois, beaucoup plus que sur les devoirs des peuples. Il en a ete des portraits d'un bon souverain comme de ces pyramides placees sur le bord des routes du Mexique, ou chaque voyageur se faisait un devoir d'apporter sa pierre. Il n'y a si mince grimaud qui n'ait voulu charbonner a son tour le maitre des nations. On dirait que les philosophes eux-memes se sont etudies a inventer de nouvelles vertus pour les imposer aux princes, probablement parce que les princes sont exposes a plus de faiblesses que les autres hommes, et comme si leur presenter un modele inimitable, ce n'etait pas par cela seul les dispenser d'y atteindre. Mme de M---- ne donne pas dans ce travers. Elle convient qu'un monarque peut etre bon sans posseder pour cela des qualites surhumaines. Elle ne se sert point non plus de l'ideal d'une royaute parfaite pour decrier les royautes vivantes, et ensuite des royautes vivantes pour decrier la royaute en elle-meme, grande petition de principes sur laquelle a roule toute la philosophie du dix-huitieme siecle. L'auteur cite, comme renfermant toutes les obligations d'un souverain, l'instruction que Gustave-Adolphe recut de son pere. L'histoire fait mention de plusieurs instructions pareilles laissees par des rois a leurs successeurs; mais celle-ci a cela de remarquable qu'elle est peut-etre la seule a laquelle le successeur se soit conforme. En voici quelques passages: "Qu'il emploie toutes ses finesses et son industrie a n'etre ni trompe ni trompeur. "Qu'il sache que le sang de l'innocent repandu, et le sang du mechant conserve crient egalement vengeance. "Qu'il ne paraisse jamais inquiet ni chagrin, si ce n'est lorsqu'un de ses bons serviteurs sera mort ou tombe dans quelque faute. "Enfin, qu'en toutes ses actions il se conduise de telle sorte qu'il soit avoue de Dieu." Charles IX, dans cette instruction, glisse legerement sur le danger des flatteurs. Peut-etre les rois en sentent-ils moins les inconvenients que leurs sujets. Peut-etre aussi serait-ce pour Montesquieu une occasion de glisser sa theorie de climat, espece de fausse clef qui lui sert a crocheter la serrure de tous les problemes de l'histoire. C'est en se rapprochant du midi, dirait-il, que les exemples du favoritisme deviennent plus frequents; sous le ciel enervant de l'Asie et de l'Afrique, les princes regnent rarement par eux-memes; au contraire, chez les peuples du nord, le climat est tonique, nous voyons beaucoup plus de tyrans que de favoris. Mais peut-etre l'observation tomberait-elle si nous etions mieux instruits dans leur histoire. Nous sommes si disposes a faire science de tout, meme de notre ignorance! Il y a, dans un de nos vieux manuscrits du treizieme siecle, attribue a Philippe de Mayzieres, un passage qui peut servir de complement a l'instruction du monarque suedois. C'est ainsi que la reine Verite parle a Charles VI dans _le songe du vieil pelerin s'adressant au blanc faucon, a bec et pies dores_. "Guarde-toi, beau fils, de ces chevaliers qui ont coutume de bien plumer les rois par leurs soubtiles pratiques, qui s'en vont recitant souvent le proverbe du marechal Bouciquault, disant: Il n'est peschier que en la mer, et ainsi n'est don que de roi; et te feront vaillant et large comme Alexandre, attrayant de toy tant d'eau a leur moulin qu'il suffiroit a trente-sept moulins qui les deux parts du jour sont oiseulx, etc." Je cite ce passage: 1 deg. parce qu'il montre que dans ces temps gothiques on ne parlait pas aux rois avec autant de servilite qu'on voudrait bien nous le faire croire; 2 deg. parce qu'il donne l'origine d'un proverbe, ce qui peut etre utile aux antiquaires; 3 deg. parce qu'il peut servir a resoudre une question d'hydraulique en prouvant que les moulins a eau existaient en 1389, ce qui est toujours bon a savoir pour ceux qui ne savent pas que les moulins a eau existent depuis un temps immemorial. III Apres s'etre occupee des societes en general, Mme de M---- consacre un chapitre a la guerre, c'est-a-dire au rapport le plus ordinaire des societes humaines entre elles. Ce chapitre devait presenter bien des difficultes a une femme. Mme de M----, comme dans le reste de son ouvrage, y fait preuve de connaissances peu communes; elle etablit, avec beaucoup de bonheur, la distinction entre les guerres permises et les guerres injustes; elle range, avec raison, parmi ces dernieres, toutes les entreprises de conquete. "II y a cette difference entre les conquerants et les voleurs de grand chemin, a dit un auteur remarquable que cite Mme de M----, que le conquerant est un voleur illustre, et l'autre un voleur obscur; l'un recoit des lauriers et de l'encens pour le prix de ses violences, et l'autre la corde." Il fallait etre bien philosophe pour ecrire ce passage de la meme main qui signa la prise de possession de la Silesie. Arrivee a ce fameux axiome que "l'argent c'est le nerf de la guerre", axiome que Mme de M---- attribue a Quinte-Curce, mais qu'elle trouvera egalement dans Vegece, dans Montecuculli, dans Santa-Cruz, et dans tous les auteurs qui ont ecrit sur la guerre, Mme de M---- s'arrete. Ce n'est pas l'argent, dit-elle, c'est le fer. D'accord, ce n'est pas avec des ecus que l'on se bat, c'est avec des soldats; toute la question se reduit a savoir s'il est plus facile d'avoir des soldats sans argent que d'en avoir avec de l'argent. Le premier moyen sera plus economique. Il ne parait pas cependant qu'il fut du gout de Sully. Je lisais dernierement dans Grotius la definition de la guerre: "La guerre est l'etat de ceux qui tachent de vider leurs differends par la voie de la force." Il est evident que cette definition est la meme que celle du duel. Mais, a-t-on dit aux duellistes, vous allez a la mort en riant, vous vous battez par partie de plaisir. Il en a ete absolument de meme de la guerre. Avant la revolution on ne s'egorgeait plus que le chapeau a la main. Le grand Conde fait donner l'assaut a Lerida avec trente-six violons en tete des colonnes; et dans les champs d'Ettingen et de Clostersevern, on vit les jeunes officiers marcher aux batteries comme a un bal, en bas de soie et en perruque poudree a blanc. Il prit un jour fantaisie a Rousseau, le don Quichotte du paradoxe, de soutenir une verite. C'etait pour lui chose nouvelle. Il s'y prit comme pour une mauvaise cause, il alla chercher des autorites comme les gens qui ne trouvent pas de bonnes raisons. C'est ainsi qu'a propos du duel il a cite les anciens. Il est probable que Rousseau n'avait pas lu Quinte-Curce. Il y aurait vu qu'il n'y avait guere de festin chez Alexandre ou il n'y eut quelques combats singuliers entre les convives. Qu'etait-ce d'ailleurs que le combat d'Eteocle et de Polynice? Et, dans l'_Iliade_, est-il probable que si Minerve n'etait pas venue prendre Achille par les oreilles, Agamemnon aurait laisse son epee dans le fourreau? Mais, ont dit les philosophes, les grecs! Ah! les grecs! Il est bien vrai que les grecs ne se battaient pas comme nos aieux, avec juges et parrains, ainsi que nous le voyons dans La Colombiere; mais voulez-vous savoir ce que faisaient sur ce point ces grecs dont on nous cite si souvent l'exemple? Les grecs faisaient mieux, ils assassinaient. Voyez, par exemple, Plutarque, dans la vie de Cleomene. On tuait son homme en trahison, cela ne tirait point a consequence. Il lui tendit des embuches, disait tranquillement l'historien, a peu pres comme nous dirions aujourd'hui: Il lui avait fait un serment. De cela que veut-on conclure? Que je plaide pour le duel? Bien au contraire; c'est seulement une des mille et une inconsequences humaines que je m'amuse a relever; occupation philosophique. On s'etonne que nos lois ne defendent pas le duel; ce qui m'etonne, c'est qu'elles ne l'aient pas encore autorise. Pourquoi, en effet, nos sottises n'obtiendraient-elles pas, comme nos vices, droit de vivre en payant patente, et n'est-ce pas une injustice veritable que d'interdire aux duellistes ce qui est permis a tant d'honnetes gens, d'echapper au code en se refugiant dans le budget? IV S'il n'y a point de societes sans guerre, il est difficile qu'il y ait des guerres sans armees. Ainsi Mme de M---- est pleinement justifiee de se livrer dans le chapitre suivant aux details d'un camp. Mme de M---- est, je crois, le premier auteur de son sexe qui se soit occupe de cette matiere apres la chevaliere d'Eon; non que je veuille etablir la comparaison entre Mme de M---- et l'amazone du siecle dernier; c'est purement un rapprochement bibliographique, et ma remarque subsiste. Mme de M----, comme tous les auteurs militaires, se montre grand partisan de l'obeissance absolue; c'est une question qui a ete souvent agitee par les philosophes, mais qui est tous les jours parfaitement resolue a la plaine de Grenelle. Il y a sur cette question une opinion de Hobbes que Mme de M---- aurait pu citer, et qui ne laisse pas que d'etre assez singuliere: "Si notre maitre, dit-il, nous ordonne une action coupable, nous devons l'executer, a moins que cette action ne puisse etre reputee notre." C'est-a-dire que Hobbes, pour regle des actions humaines, n'admettrait plus que l'egoisme. Mme de M---- rapporte, d'apres Folard, quelques-unes des qualites que doit posseder un vrai capitaine. Quant a moi, je me defie de ces definitions si parfaites par lesquelles il n'y aurait plus que des exceptions dans la nature. C'est une chose epouvantable a voir que la nomenclature des etudes preparatoires auxquelles doit se livrer un apprenti general; mais combien y a-t-il eu d'excellents generaux qui ne savaient pas lire? Il semblerait que la premiere condition, la condition _sine qua non_ de tout homme qui se destine a la guerre, serait d'avoir de bons yeux, ou tout au moins d'etre robuste et dispos. Eh bien! une foule de grands guerriers ont ete borgnes ou boiteux. Philippe etait borgne, boiteux, et de plus manchot; Agesilas etait boiteux et contrefait; Annibal etait borgne; Bajazet et Tamerlan, les deux foudres de guerre de leur temps, etaient l'un borgne et l'autre boiteux; Luxembourg etait bossu. Il semble meme que la nature, pour derouter toutes nos idees, ait voulu nous montrer le phenomene d'un general totalement aveugle, guidant une armee, rangeant ses troupes en bataille, et remportant des victoires. Tel fut Ziska, chef des hussites. V Historiens! historiens! faiseurs d'emphase! Mes amis, n'y croyez pas. Le senat marche au-devant de Varron qui s'est sauve de la bataille, et le remercie de n'avoir pas desespere de la republique...--Qu'est-ce que cela prouve? Que la faction qui avait fait nommer Varron general, pour oter le commandement a Fabius, fut encore assez puissante pour empecher qu'il fut puni. Elle voulait meme qu'il fut nomme dictateur, afin que Fabius, le seul homme qui put sauver la republique, ne fut pas appele a la tete des affaires. Il n'y a malheureusement la rien que de tres naturel, s'il n'y a rien d'heroique. Croit-on, par exemple, qu'apres la deroute de Moscou, si Buonaparte l'avait voulu, tout son senat n'aurait pas marche en corps au-devant de lui? Le senat declare qu'il ne rachetera point les prisonniers. Qu'est-ce que cela prouve? Que le senat n'avait pas d'argent. Il fit comme tant d'honnetes gens qui ne sont pas des romains; il fut dur, ne voulant pas paraitre pauvre. Pouvait-il en effet accuser de lachete des soldats qui s'etaient battus depuis le lever du soleil jusqu'a la nuit, et qui n'avaient laisse que soixante-dix mille morts sur le champ de bataille? Voila les faits, et en histoire des faits valent au moins des phrases.--Voyez tout ce passage dans Folard. On objectera le temoignage de Montesquieu. Montesquieu a fait un fort beau livre sur les causes de la grandeur et de la decadence des romains; mais il en a oublie une, c'est que la cavalerie d'Annibal ait eu les jambes lassees le jour qu'il vint camper a quatre milles de Rome. Il est toujours curieux de voir un francais trouver chez les romains des choses dont ni Salluste, ni Ciceron, ni Tacite, ni Tite-Live ne s'etaient jamais doutes; et pourtant les romains etaient un peu comme nous; en fait de louange et de bonne opinion d'eux-memes, ils ne laissaient guere a dire aux autres. Les historiens qui n'ecrivent que pour briller veulent voir partout des crimes et du genie; il leur faut des geants, mais leurs geants sont comme les girafes, grands par devant et petits par derriere. En general, c'est une occupation amusante de rechercher les veritables causes des evenements; on est tout etonne en voyant la source du fleuve; je me souviens encore de la joie que j'eprouvai, dans mon enfance, en enjambant le Rhone. Il me semble que la providence elle-meme se plaise a ce contraste entre les causes et les effets. La peste fut une fois apportee en Italie par une corneille, et c'est en dissequant une souris qu'on decouvrit le galvanisme. Ce qui me degoute, disait une femme, c'est que ce que je vois sera un jour de l'histoire. Eh bien! ce qui degoutait cette femme est aujourd'hui de l'histoire, et cette histoire-la en vaut bien une autre. Qu'en conclure? Que les objets grandissent dans les imaginations des hommes comme les rochers dans les brouillards, a mesure qu'ils s'eloignent. Mars 1820[1]. M. le duc de Berry vient d'etre assassine. Il y a six semaines a peine. La pierre de Saint-Denis n'est pas encore recelee, et voici deja que les oraisons funebres et les apologies pleuvent sur cette tombe. Le tout tronque, incorrect, mal pense, mal ecrit; des adulations plates ou sonores; pas de conviction, pas d'accent, pas de vrai regret. Le sujet etait beau cependant. Quand donc interdira-t-on les grands sujets aux petits talents? Il y avait dans les temples de l'antiquite certains vases sacres qui ne pouvaient etre portes par des mains profanes. Et en effet, quoi de plus vaste pour le poete, et de plus fecond que cette vie pieuse et guerriere, qui embrasse tant de deplorables evenements, que cette mort heroique et chretienne, qui entraine tant de fatales consequences? Un noble triomphe est reserve au grand ecrivain qui nous retracera et la trop courte carriere et le caractere chevaleresque de celui qui sera peut-etre le dernier descendant de Louis XIV. Ce prince, repousse des l'adolescence du sol de la patrie, fit avant l'age le rude apprentissage du casque et de l'epee. Les premieres et longtemps les seules prerogatives qu'il dut a son rang auguste furent l'exil et la proscription. Passant d'un palais dans un camp, tantot accueilli sous les tentes de l'Autriche, tantot errant sur les flottes de l'Angleterre, il fut, durant bien des annees, avec toute son illustre famille, un eclatant exemple de l'inconstance de la fortune et de l'ingratitude des hommes. Longtemps, mele a des chefs etrangers, il eut a combattre des soldats qui etaient nes pour servir sous lui; mais du moins sa constance et sa bravoure ne dementirent jamais le sang et le nom de ses aieux. Il fut le digne eleve de l'heritier des Conde, exile comme lui, le digne capitaine de la vieille troupe des gentilshommes proscrits avec leurs rois. Dans ces temps de guerres, le pain des soldats valait a ses yeux les festins des princes, et, a defaut de couche royale, il savait conquerir le jour le canon sur lequel il devait reposer la nuit. Revenu enfin parmi les peuples que gouvernaient ses peres, il n'etait pas reserve a jouir paisiblement de ce bonheur qu'une auguste union semblait devoir rendre durable pour lui, et eternel pour notre posterite. Helas! apres quatre ans d'une vie simple et bienfaisante, le plus jeune des derniers Bourbons, entoure de l'amour et des esperances de la nation, est tombe sous le poignard d'un francais, poignard que n'a pu rencontrer sur son passage, durant les onze annees de son ombrageuse tyrannie, un corse garde par un mameluck! Ce loyal enfant du Bearnais, destine sans doute a commander notre brave et fidele armee, promis peut-etre aux heroiques plaines de la Vendee, est mort a la fleur et dans la force de l'age, sans avoir meme eu la consolation d'expirer, comme Epaminondas, etendu sur son bouclier. Et quand l'historien d'une si noble vie aura rappele le dernier pardon et les derniers adieux, il sera de son devoir de remonter, ou plutot de descendre aux causes et aux auteurs de cet abominable forfait. Qu'il ecoute alors pour devoiler des trames tenebreuses, qu'il ecoute la France desesperee, elle criera, comme l'imperatrice romaine: _Je reconnais les coups!_ Nous ne nous livrerons pas ici a une discussion qui outrepasserait nos forces; mais nous pensons qu'il est des questions graves et importantes que doit resoudre l'historien du duc de Berry assassine, au sujet du miserable auteur de cet attentat. Louvel est-il un fanatique? de quelle espece est son fanatisme? appartient-il a la classe des assassins exaltes et desinteresses comme les Sand, les Ravaillac et les Clement? N'est-il pas plutot de ces gens a qui l'on paye leur fanatisme, en ajoutant a la recompense convenue des assurances de protection et de salut?... Nous nous arretons a ces mots. On n'a plus droit aujourd'hui de s'etonner des choses les plus inouies. Nous voyons d'execrables scelerats etaler aux yeux de l'Europe leur impunite, plus monstrueuse peut-etre que leurs crimes, et leur audace plus effrayante encore que leur impunite. Il faudra de plus que, pour remplir entierement son objet, celui de nos ecrivains celebres qui ecrira l'histoire de M. le duc de Berry, se charge d'un autre devoir, humiliant sans doute, mais neanmoins indispensable; je veux dire qu'il aura a defendre l'heroique memoire du prince contre les insinuations perfides et les calomnies atroces dont la faction ennemie des trones legitimes s'efforce deja de la noircir. En d'autres temps, un pareil soin eut ete injurieux pour le royal defunt, dont la bonte, la bravoure et la franchise ne sont comparables qu'aux vertus du grand Henri. Mais aujourd'hui qu'une faction regicide encense les plus abominables idoles, ne sommes-nous pas forces chaque jour, nous autres, les vrais liberaux et les vrais royalistes, de defendre contre ses impudentes declamations les plus nobles gloires, les reputations les plus pures, les plus irreprochables renommees? N'avons-nous pas chaque jour a venger de nouvelles insultes les Pichegru ou les Cathelineau, les Moreau ou les La Rochejaquelein? Et, a chaque nouvelle attaque portee a ces hommes illustres, nous recommencons notre penible plaidoyer, sans meme esperer qu'une voix pleine d'une indignation genereuse nous interrompra en criant comme cet homme de l'ancienne Grece: Qui donc ose outrager Alcide? [1: Nous avons cru devoir reimprimer textuellement tout ce morceau, enfoui sans signature dans un recueil oublie, d'ou rien ne nous forcait a le tirer. Mais il nous a semble qu'il y avait quelque chose d'instructif, pour les passions politiques d'une epoque, dans le spectacle des passions politiques d'une autre epoque. Dans le morceau qu'on va lire, la douleur va jusqu'a la rage, l'eloge jusqu'a l'apotheose, l'exageration dans tous les sens jusqu'a la folie. Tel etait en 1820 l'etat de l'esprit d'un _jeune jacobite_ de dix-sept ans, bien desinteresse, certes, et bien convaincu. Lecon, nous le repetons, pour tous les fanatismes politiques. Il y a encore beaucoup de passages dans ce volume auxquels nous prions le lecteur d'appliquer cette note. Avril 1820. Il a paru ces jours-ci un recueil de _Lettres de Mme de Graffigny_ sur Voltaire et sur Ferney. Cet ouvrage tient beaucoup moins que ne promet son titre. Le nom de Voltaire, place en tete d'un livre quelconque, inspire une curiosite vive et tellement etendue dans ses desirs, qu'il est bien difficile de la satisfaire. Il semble que la vie privee de Voltaire devrait offrir au lecteur une foule de details pleins d'agrement et d'interet, si le caractere de cet ecrivain extraordinaire etait reproduit par une peinture fidele avec toute sa mobilite originale et ses brusques inegalites. Il semble encore que le pinceau fin et delicat d'une femme serait plus que tout autre capable de saisir cette foule de nuances variees dont se compose la physionomie morale de l'homme universel, surtout dans sa liaison avec l'imperieuse marquise du Chatelet. Il aurait ete piquant et peut-etre plus facile a une femme qu'a un homme de debrouiller les causes de cet attachement bizarre, qui rendit un homme de genie esclave d'une femme d'esprit, et resista si longtemps aux tracasseries fatigantes, aux violentes querelles que faisaient naitre inopinement et a toute heure l'irascibilite de l'un et l'orgueil de l'autre. Si la collection des lettres de Voltaire a sa _respectable Emilie_ n'avait ete detruite, nous pourrions esperer encore d'obtenir le mot de cette enigme; car les lettres de Mme de Graffigny ne nous presentent sous ce rapport aucun apercu satisfaisant. Il faut le dire et le croire pour son honneur, l'auteur des _Lettres peruviennes_ n'avait sans doute pas ecrit ces lettres sur Cirey avec l'idee qu'elles seraient imprimees un jour. On ne doit pas savoir beaucoup de gre a l'editeur d'avoir extrait ce manuscrit du portefeuille de M. de Boufflers. Mme de Graffigny n'a pas le talent d'observer, et surtout d'observer les grands hommes. Son style, au moins insipide, gate l'interet de son sujet. Mme de Graffigny, arrivee a Cirey en 1738, adresse a son ami M. Devaux, lecteur du roi Stanislas de Pologne, ses reflexions sur les habitants de ce chateau. M. Devaux, qu'elle appelle dans l'intimite de sa correspondance Pampan et quelquefois Pampichon par un redoublement de tendresse, recoit ses confidences sur Voltaire et sa marquise, qu'elle designe par plusieurs sobriquets, tous plus fades les uns que les autres, Atys, ton idole, Dorothee, etc. Elle lui transmet en style niais et precieux un journal detaille de toutes ses occupations. A-t-elle vu le lever du jour? elle a assiste a _la toilette du soleil_. Je suis, dit-elle a M. Devaux, _bien jolie de t'ecrire_, etc., etc. On aurait cependant tort de rejeter tout a fait ce livre; parmi beaucoup de redites et de details pleins de mauvais gout, les _Lettres de Mme de Graffigny_ renferment des faits curieux et ignores; et les morceaux inedits de Voltaire, qui completent le volume, suffiraient pour meriter l'attention. Plusieurs de ces cinquante epitres presentent un haut interet; elles sont adressees presque toutes a des personnages eminents du dernier siecle, tels que les duchesses du Maine et d'Aiguillon, les ducs de Richelieu et de Praslin, le chancelier d'Aguesseau, le president Henault, etc. Les lettres a la duchesse du Maine en particulier forment une correspondance entierement inedite et vraiment charmante et curieuse. Il y a encore dans cette collection une epitre au pape Benoit XIV, ecrite en italien, et signe _il devotissimo Voltaire_. Cela veut dire le _tres devot_ ou le _tres devoue_, peut-etre l'un et l'autre, et a coup sur ni l'un ni l'autre. Puisque vous voulez des citations, voici un billet assez joli de forme et de tournure, adresse au comte de Choiseul alors ministre. Vous reconnaitrez dans ce peu de mots la touche de cet homme toujours plein d'idees neuves et piquantes; il etait difficile d'echapper d'une maniere plus originale aux formules banales et ceremonieuses des recommandations de cour. "Permettez que je vous informe de ce qui vient de m'arriver avec M. Makartney, gentilhomme anglais tres jeune et pourtant tres sage; tres instruit, mais modeste; fort riche et fort simple; et qui criera bientot au parlement mieux qu'un autre. Il m'a nie que vous eussiez des bontes pour moi. Je me suis echauffe, je me suis vante de votre protection; il m'a repondu que si je disais vrai, je prendrais la liberte de vous ecrire; j'ai les passions vives. Pardonnez, monseigneur, au zele, a l'attachement et au profond respect du vieux montagnard." Le _vieux suisse libre_ est bon courtisan, comme on voit. Vous retrouverez dans la plupart des autres lettres la gaite communicative, la vivacite et souvent la temerite de jugement, la flatterie adroite, la raillerie tantot douce et tantot mordante, auxquelles on reconnait la touche inimitable de Voltaire prosateur. Parmi le petit nombre de pieces de vers, melees aux morceaux de prose, la suivante, adressee a la fameuse Mlle Raucourt, n'a jamais ete imprimee: Raucourt, tes talents enchanteurs Chaque jour te font des conquetes; Tu fais soupirer tous les coeurs, Tu fais tourner toutes les tetes. Tu joins au prestige de l'art Le charme heureux de la nature, Et la victoire toujours sure Se range sous ton etendard. Es-tu Didon, es-tu Monime, Avec toi nous versons des pleurs; Nous gemissons de tes malheurs Et du sort cruel qui t'opprime. L'art d'attendrir et de charmer A pare ta brillante aurore; Mais ton coeur est fait pour aimer, Et ton coeur ne dit rien encore. Defends ce coeur du vain desir De richesse et de renommee; L'amour seul donne le plaisir, Et le plaisir est d'etre aimee. Deja l'amour brille en tes yeux, Il naitra bientot dans ton ame; Bientot un mortel amoureux Te fera partager sa flamme. Heureux! trop heureux cet amant Pour qui ton coeur deviendra tendre, Si tu goutes le sentiment Comme tu sais si bien le rendre! De _jolis vers_ sans doute. J'avoue pourtant que j'ai peu de sympathie pour cette espece de poesie. J'aime mieux Homere. SUR UN POETE APPARU EN 1820 Mai 1820. I Vous en rirez, gens du monde, vous hausserez les epaules, hommes de lettres, mes contemporains, car, je je vous le dis entre nous, il n'en est peut-etre pas un de vous qui comprenne ce que c'est qu'un poete. Le rencontrera-t-on dans vos palais? Le trouvera-t-on dans vos retraites? Et d'abord, pour ce qui regarde l'ame du poete, la premiere condition n'est-elle pas, comme l'a dit une bouche eloquente, de _n'avoir jamais calcule le prix d'une bassesse ou le salaire d'un mensonge_? Poetes de mon siecle, cet homme-la se voit-il parmi vous? Est-il dans vos rangs l'homme qui possede l'_os magna sonaturum_, la bouche capable de dire de grandes choses, le _ferrea vox_, la voix de fer? l'homme qui ne flechira pas devant les caprices d'un tyran ou les fureurs d'une faction? N'avez-vous pas ete tous, au contraire, semblables aux cordes de la lyre, dont le son varie quand le temps change. II Franchement, on trouvera parmi vous des affranchis, prets a invoquer la licence apres avoir deifie le despotisme; des transfuges, prets a flatter le pouvoir apres avoir chante l'anarchie, et des insenses qui ont baise hier des fers illegitimes, et, comme le serpent de la fable, veulent aujourd'hui briser leurs dents sur le frein des lois; mais on n'y decouvrira pas un poete. Car, pour ceux qui ne prostituent pas les titres, sans un esprit droit, sans un coeur pur, sans une ame noble et elevee, il n'est point de veritable poete. Tenez-vous cela pour dit, non pas en mon nom, car je ne suis rien, mais au nom de tous les gens qui raisonnent, et qui pensent--je veux bien ne choisir mon exemple que dans l'antiquite--que ces mots: _Dulce et decorum est pro patria mori_, sonnent mal dans la bouche d'un fuyard. Je l'avouerai donc, j'ai cherche jusqu'ici autour de moi un poete, et je n'en ai pas rencontre; de la, il s'est forme dans mon imagination un modele ideal que je voudrais depeindre, et, comme Milton aveugle, je suis tente quelquefois de chanter ce soleil que je ne vois pas. III L'autre jour, j'ouvris un livre qui venait de paraitre, sans nom d'auteur, avec ce simple titre, _Meditations poetiques_. C'etaient des vers. Je trouvai dans ces vers quelque chose d'Andre de Chenier. Continuant a les feuilleter, j'etablis involontairement un parallele entre l'auteur de ce livre et le malheureux poete de _la Jeune Captive_. Dans tous les deux, meme originalite, meme fraicheur d'idees, meme luxe d'images neuves et vraies; seulement l'un est plus grave et meme plus mystique dans ses peintures; l'autre a plus d'enjouement, plus de grace, avec beaucoup moins de gout et de correction. Tous deux sont inspires par l'amour. Mais dans Chenier ce sentiment est toujours profane; dans l'auteur que je lui compare, la passion terrestre est presque toujours epuree par l'amour divin. Le premier s'est etudie a donner a sa muse les formes simples et severes de la muse antique; le second, qui a souvent adopte le style des peres et des prophetes, ne dedaigne pas de suivre quelquefois la muse reveuse d'Ossian et les deesses fantastiques de Klopstock et de Schiller. Enfin, si je comprends bien des distinctions, du reste assez insignifiantes, le premier est romantique parmi les classiques, le second est classique parmi les romantiques. IV Voici donc enfin des poemes d'un poete, des poesies qui sont de la poesie! Je lus en entier ce livre singulier; je le relus encore, et, malgre les negligences, le neologisme, les repetitions et l'obscurite que je pus quelquefois y remarquer, je fus tente de dire a l'auteur: --Courage, jeune homme! vous etes de ceux que Platon voulait combler d'honneurs et bannir de sa republique. Vous devez vous attendre aussi a vous voir bannir de notre terre d'anarchie et d'ignorance, et il manquera a votre exil le triomphe que Platon accordait du moins au poete, les palmes, les fanfares et la couronne de fleurs. THEATRE I On nomme _action_ au theatre la lutte de deux forces opposees. Plus ces forces se contre-balancent, plus la lutte est incertaine, plus il y a alternative de crainte ou d'esperance, plus il y a d'interet. Il ne faut pas confondre cet interet qui nait de l'action avec une autre sorte d'interet que doit inspirer le heros de toute tragedie, et qui n'est qu'un sentiment de terreur, d'admiration ou de pitie. Ainsi, il se pourrait tres bien que le principal personnage d'une piece excitat de l'interet, parce que son caractere est noble et sa situation touchante, et que la piece manquat d'interet, parce qu'il n'y aurait point d'alternative de crainte et d'esperance. Si cela n'etait pas, plus une situation terrible serait prolongee, plus elle serait belle, et le sublime de la tragedie serait le comte Ugolin enferme dans une tour avec ses fils pour y mourir de faim; scene de terreur monotone qui n'a pu reussir, meme en Allemagne, pays de penseurs profonds, attentifs et fixes. II Dans une oeuvre dramatique, quand l'incertitude des evenements ne nait plus que de l'incertitude des caracteres, ce n'est plus la tragedie par force, mais la tragedie par faiblesse. C'est, si l'on veut, le spectacle de la vie humaine; les grands effets par les petites causes; ce sont des hommes; mais au theatre, il faut des anges ou des geants. III Il y a des poetes qui inventent des ressorts dramatiques, et ne savent pas ou ne peuvent pas les faire jouer, semblables a cet artisan grec qui n'eut pas la force de tendre l'arc qu'il avait forge. IV L'amour au theatre doit toujours marcher en premiere ligne, au-dessus de toutes les vaines considerations qui modifient d'ordinaire les volontes et les passions des hommes. Il est la plus petite des choses de la terre, s'il n'en est la plus grande. On objectera que, dans cette hypothese, le Cid ne devrait point se battre avec don Gormas. Eh! point du tout. Le Cid connait Chimene; il aime mieux encourir sa colere que son mepris, parce que le mepris tue l'amour. L'amour, dans les grandes ames, c'est une estime celeste. V Il est a remarquer que le denoument de _Mahomet_ est plus manque qu'on ne le croit generalement. Il suffit, pour s'en convaincre, de le comparer avec celui de _Britannicus_. La situation est semblable. Dans les deux tragedies, c'est un tyran qui perd sa maitresse au moment ou il croit s'en etre assure la possession. La piece de Racine laisse dans l'ame une impression triste, mais qui n'est pas sans quelque consolation, parce que l'on sent que Britannicus est venge, et que Neron n'est pas moins malheureux que ses victimes. Il semble qu'il devrait en etre de meme dans Voltaire; cependant le coeur, qui ne se trompe pas, reste abattu; et en effet Mahomet n'est nullement puni. Son amour pour Palmire n'est qu'une petitesse dans son caractere et qu'un moyen derisoire dans l'action. Lorsque le spectateur voit cet homme songer a sa grandeur au moment ou sa maitresse se poignarde sous ses yeux, il sent bien qu'il ne l'a jamais aimee, et qu'avant deux heures il se sera console de sa perte. Le sujet de Racine est mieux choisi que celui de Voltaire. Pour le poete tragique, il y a une profonde et radicale difference entre l'empereur romain et le chamelier-prophete. Neron peut etre amoureux, Mahomet non. Neron, c'est un phallus; Mahomet, c'est un cerveau. VI Le propre des sujets bien choisis est de porter leur auteur: _Berenice_ n'a pu faire tomber Racine; Lamotte n'a pu faire tomber _Ines_. VII La difference qui existe entre la tragedie allemande et la tragedie francaise provient de ce que les auteurs allemands voulurent creer tout d'abord, tandis que les francais se contenterent de corriger les anciens. La plupart de nos chefs-d'oeuvre ne sont parvenus au point ou nous les voyons qu'apres avoir passe par les mains des premiers hommes de plusieurs siecles. Voila pourquoi il est si injuste de s'en faire un titre pour ecraser les productions originales. La tragedie allemande n'est autre chose que la tragedie des grecs, avec les modifications qu'a du y apporter la difference des epoques. Les grecs aussi avaient voulu faire concourir le faste de la scene aux jeux du theatre; de la, ces masques, ces choeurs, ces cothurnes; mais, comme chez eux les arts qui tiennent des sciences etaient dans le premier etat d'enfance, ils furent bientot ramenes a cette simplicite que nous admirons. Voyez dans Servius ce qu'il fallait faire pour changer une decoration sur le theatre des anciens. Au contraire, les auteurs allemands, arrivant au milieu de toutes les inventions modernes, se servirent des moyens qui etaient a leur portee pour couvrir les defauts de leurs tragedies. Lorsqu'ils ne pouvaient parler au coeur, ils parlerent aux yeux. Heureux s'ils avaient su se renfermer dans de justes bornes! Voila pourquoi la plupart des pieces allemandes ou anglaises qu'on transporte sur notre scene produisent moins d'effet que dans l'original; on leur laisse des defauts qui tiennent aux plans et aux caracteres, et on leur ote cette pompe theatrale qui en est la compensation. Mme de Stael attribue encore a une autre raison la preeminence des auteurs francais sur les auteurs allemands, et elle a observe juste. Les grands hommes francais etaient reunis dans le meme foyer de lumieres; et les grands hommes allemands etaient dissemines comme dans des patries differentes. Il en est de deux hommes de genie comme des deux fluides sur la batterie; il faut les mettre en contact pour qu'ils vous donnent la foudre. VIII On peut observer qu'il y a deux sortes de tragedies; l'une qui est faite avec des sentiments, l'autre qui est faite avec des evenements. La premiere considere les hommes sous le point de vue des rapports etablis entre eux par la nature; la seconde, sous le point de vue des rapports etablis entre eux par la societe. Dans l'une, l'interet nait du developpement d'une des grandes affections auxquelles l'homme est soumis par cela meme qu'il est homme, telles que l'amour, l'amitie, l'amour filial et paternel; dans l'autre, il s'agit toujours d'une volonte politique appliquee a la defense ou au renversement des institutions etablies. Dans le premier cas, le personnage est evidemment passif, c'est-a-dire qu'il ne peut se soustraire a l'influence des objets exterieurs; un jaloux ne peut s'empecher d'etre jaloux, un pere ne peut s'empecher de craindre pour son fils; et peu importe comment ces impressions sont amenees, pourvu qu'elles soient interessantes; le spectateur appartient toujours a ce qu'il craint ou a ce qu'il desire. Dans le second cas, au contraire, le personnage est essentiellement actif, parce qu'il n'a qu'une volonte immuable, et que la volonte ne peut se manifester que par des actions. On peut comparer ces deux tragedies, l'une a une statue que l'on taille dans le bloc, l'autre a une statue que l'on jette en fonte. Dans le premier cas, le bloc existe, il lui suffit pour devenir la statue d'etre soumis a une influence exterieure; dans le second, il faut que le metal ait en lui-meme la faculte de parcourir le moule qu'il doit remplir. A mesure que toutes les tragedies se rapprochent plus ou moins de ces deux types, elles participent plus ou moins de l'un ou de l'autre; il faut une forte constitution aux tragedies de tete pour se soutenir; les tragedies de coeur ont a peine besoin de s'astreindre a un plan. Voyez _Mahomet_ et _le Cid_. IX E.--vient d'ecrire ceci aujourd'hui 27 avril 1819: "En general, une chose nous a frappes dans les compositions de cette jeunesse qui se presse maintenant sur nos theatres: ils en sont encore a se contenter facilement d'eux-memes. Ils perdent a ramasser des couronnes un temps qu'ils devraient consacrer a de courageuses meditations. Ils reussissent, mais leurs rivaux sortent joyeux de leurs triomphes. Veillez! veillez! jeunes gens, recueillez vos forces, vous en aurez besoin le jour de la bataille. Les faibles oiseaux prennent leur vol tout d'un trait; les aigles rampent avant de s'elever sur leurs ailes." FANTAISIE Fevrier 1819. Ce que je veux, c'est ce que tout le monde veut, ce que tout le monde demande, c'est-a-dire du pouvoir pour le roi et des garanties pour le peuple. Et, en cela, je suis bien different de certains honnetes gens de ma connaissance, qui professent hautement la meme maxime, et qui, lorsqu'on en vient aux applications, se trouvent n'en vouloir reellement, les uns qu'une moitie, les autres qu'une autre, c'est-a-dire les uns qu'un peu de despotisme, et les autres que beaucoup de licence, a peu pres comme feu mon grand-oncle, qui avait sans cesse a la bouche le fameux precepte de l'ecole de Salerne: _manger peu, mais souvent_; mais qui n'en admettait que la premiere partie pour l'usage de la maison. Fevrier 1819. L'autre jour je trouvai dans Ciceron ce passage: "Et il faut que l'orateur, en toutes circonstances, sache prouver le pour et le contre. "_In omni causa duas contrarias orationes explicari_. Eh! dis-je, c'est justement ce qu'il faut dans un siecle ou l'on a decouvert deux sortes de consciences, celle du coeur et celle de l'estomac. Voila pour la conscience de l'orateur selon Ciceron, _vir probus dicendi peritus_. Pour ce qui est de ses moeurs,--ce que j'en ecris ici n'est que pour l'instruction de la jeunesse de nos colleges,--on connait la simplicite des moeurs antiques. Nous n'avons aucune raison de croire que les orateurs fissent autrement que les guerriers. Apres qu'Achille et Patrocle ont tant pleure Briseis, Achille, dit madame Dacier, conduit vers sa tente la belle Diomede, fille du sage Phorbas, et Patrocle s'abandonne au doux sommeil entre les bras de la jeune Iphis, amenee captive de Scyros. C'est comme Petrarque, qui, apres avoir perdu Laure, mourut de douleur a soixante-dix ans, en laissant un fils et une fille. Et a Athenes, ou les peres envoyaient leurs fils a l'ecole chez Aspasie, a Athenes, cette ville de la politesse et de l'eloquence:--Qu'as-tu fait des cent ecus que t'a valus le soufflet que tu recus l'autre jour de Midias en plein theatre? criait Eschine a Demosthene.--Eh quoi! atheniens, vous voulez couronner le front qui s'ecorche lui-meme a dessein d'intenter des accusations lucratives aux citoyens? En verite, ce n'est pas une tete que porte cet homme sur ses epaules, c'est une ferme. Que dirai-je du barreau romain? des honnetetes que se faisaient mutuellement les Scaurus et les Catulus, en presence de toute la canaille de Rome assemblee? On ne m'ecoute pas, je suis Cassandre, criait Sextius. Je ne suis pas assez sur de n'etre jamais lu que par des hommes pour rapporter la sanglante replique de Marc-Antoine. Et au triomphe de Cesar, qui etait aussi un orateur: Citoyens, cachez vos femmes! chantaient ses propres soldats. _Urbani, claudite uxores, moechum caluum adducimus_. Je saisis cette occasion pour declarer que je me repens bien sincerement de n'etre pas ne dans les siecles antiques; je compte meme ecrire contre mon siecle un gros livre dont mon libraire vous prie, en passant, monsieur, de vouloir bien lui prendre quelques petites souscriptions. Et, en effet, ce devait etre un bien beau temps que celui ou, quand le peuple avait faim, on l'apaisait avec une fable longue, et plate, qui pis est! _O tempora! o mores_! vont a leur tour s'ecrier nos ministres. Et ou, monsieur, pourvu que l'on ne fut ni borgne, ni bossu, ni boiteux, ni bancal, ni aveugle; Pourvu, d'ailleurs, que l'on ne fut ni trop faible ni trop puissant, ni trop mechant homme, ni trop homme de bien; Et surtout, ce qui etait de rigueur, pourvu que l'on eut la precaution de ne point batir sa maison sur une butte; Alors, dis-je, en tant que l'on ne fut point emporte par la lepre ou par la peste, on pouvait raisonnablement esperer de mourir tranquillement dans son lit; ce qui, a la verite, n'est guere heroique; Et ou, monsieur, pour peu que l'on se sentit tant soit peu grand homme,--comme vous et moi, monsieur,--c'est-a-dire que l'on eut le noble desir d'etre utile a la patrie par quelque action vaillante ou quelque invention merveilleuse,--desir qui, comme on sait, n'engage a rien,--alors, monsieur, il n'y avait rien aussi a quoi un honnete citoyen ne put raisonnablement pretendre, qui sait? peut-etre meme a etre pendu comme Phocion, ou, comme Duilius, l'accrocheur de vaisseaux, a etre conduit par la ville avec une flute et deux lanternes, a peu pres comme de nos jours l'ane savant. Avril 1819. Il pourrait, a mon sens, jaillir des reflexions utiles de la comparaison entre les romans de Le Sage et ceux de Walter Scott, tous deux superieurs dans leur genre. Le Sage, ce me semble, est plus spirituel, Walter Scott est plus original; l'un excelle a raconter les aventures d'un homme, l'autre mele a l'histoire d'un individu la peinture de tout un peuple, de tout un siecle; le premier se rit de toute verite de lieux, de moeurs, d'histoire; le second, scrupuleusement fidele a cette verite meme, lui doit l'eclat magique de ses tableaux. Dans tous les deux, les caracteres sont traces avec art; mais dans Walter Scott ils paraissent mieux soutenus, parce qu'ils sont plus saillants, d'une nature plus fraiche et moins polie. Le Sage sacrifie souvent la conscience de ses heros au comique d'une intrigue; Walter Scott donne a ses heros des ames plus severes; leurs principes, leurs prejuges meme ont quelque chose de noble en ce qu'ils ne savent point plier devant les evenements. On s'etonne, apres avoir lu un roman de Le Sage, de la prodigieuse variete du plan; on s'etonne encore plus, en achevant un roman de Scott, de la simplicite du canevas; c'est que le premier met son imagination dans les faits, et le second dans les details. L'un peint la vie, l'autre peint le coeur. Enfin, la lecture des ouvrages de Le Sage donne, en quelque sorte, l'experience du sort; la lecture de ceux de Walter Scott donne l'experience des hommes. "C'etait un homme merveilleux et aussi grotesque qu'il y en ait jamais eu dans le peuple latin. Il mettait ses collections dans ses chaussons, et quand, dans l'ardeur de la dispute, nous lui contestions quelque chose, il appelait son valet:--Hem, hem, hem, Dave, apporte-moi le chausson de la temperance, le chausson de la justice, ou le chausson de Platon, ou celui d'Aristote,--selon les matieres qui etaient mises sur le tapis. Cent choses de cette sorte me faisaient rire de tout mon coeur, et j'en ris encore a present comme si j'etais a meme." Les savants chaussons de Giraldo Giraldi meritaient, certes, d'etre aussi celebres que la perruque de Kant, laquelle s'est vendue 30,000 florins a la mort du philosophe, et n'a plus ete payee que 1,200 ecus a la derniere foire de Leipzick; ce qui prouverait, a mon sens, que l'enthousiasme pour Kant et son ideologie diminue en Allemagne. Cette perruque, dans les variations de son prix, pourrait etre consideree comme le thermometre des progres du systeme de Kant. Avril 1820. L'annee litteraire s'annonce mediocrement. Aucun livre important, aucune parole forte; rien qui enseigne, rien qui emeuve. Il serait temps cependant que quelqu'un sortit de la foule, et dit: me voila! Il serait temps qu'il parut un livre ou une doctrine, un Homere ou un Aristote. Les oisifs pourraient du moins se disputer, cela les derouillerait. Mais que faire de la litterature de 1820, encore plus plate que celle de 1810, et plus impardonnable, puisqu'il n'y a plus la de Napoleon pour resorber tous les genies et en faire des generaux? Qui sait? Ney, Murat et Davout auraient peut-etre ete de grands poetes. Ils se battaient comme on voudrait ecrire. Pauvre temps que le notre! Force vers, point de poesie; force vaudevilles, point de theatre. Talma, voila tout. J'aimerais mieux Moliere. On nous promet le _Monastere_, nouveau roman de Walter Scott. Tant mieux, qu'il se hate, car tous nos faiseurs semblent possedes de la rage des mauvais romans. J'en ai la une pile que je n'ouvrirai jamais, car je ne serais pas sur d'y trouver seulement ce que le chien dont parle Rabelais demandait en rongeant son os: _rien qu'ung peu de mouelle_. L'annee litteraire est mediocre, l'annee politique est lugubre. M. le duc de Berry poignarde a l'Opera, des revolutions partout. M. le duc de Berry, c'est la tragedie. Voici la parodie maintenant. Une grande querelle politique vient de s'emouvoir, ces jours-ci, a propos de M. Decazes. M. Donnadieu contre M. Decazes. M. d'Argout contre M. Donnadieu. M. Clausel de Coussergues contre M. d'Argout. M. Decazes s'en melera-t-il enfin lui-meme? Toutes ces batailles nous rappellent les anciens temps ou de preux chevaliers allaient provoquer dans son fort quelque geant felon. Au bruit du cor un nain paraissait. Nous avons deja vu plusieurs nains apparaitre; nous n'attendons plus que le geant. Le fait politique de l'annee 1820, c'est l'assassinat de M. le duc de Berry; le fait litteraire, c'est je ne sais quel vaudeville. Il y a trop de disproportion. Quand donc ce siecle aura-t-il une litterature au niveau de son mouvement social, des poetes aussi grands que ses evenements? C'est sans doute par une conviction intime de mon ignorance que je tremble a l'approche d'une tete savante et que je recule a l'aspect d'un livre erudit. Quand le talent de critique se trouva dans mon cerveau, je savais tout juste assez de latin pour entendre ce que signifiait _genus irritabile_, et j'avais tout juste assez d'esprit et d'experience pour comprendre que cette qualification s'applique au moins aussi bien aux savants qu'aux poetes. Me voyant donc force d'exercer mon talent de critique sur l'une ou l'autre de ces deux classes constituantes du _genus irritabile_, je me promis bien de n'etablir jamais ma juridiction que sur la derniere, parce qu'elle est reellement la seule qui ne puisse demontrer l'ineptie ou l'ignorance d'un critique. Vous dites a un poete tout ce qui vous passe par la tete, vous lui dictez des arrets, vous lui inventez des defauts. S'il se fache, vous citez Aristote, Quintilien, Longin, Horace, Boileau. S'il n'est pas etourdi de tous ces grands noms, vous invoquez le _gout_; qu'a-t-il a repondre? Le gout est semblable a ces anciennes divinites paiennes qu'on respectait d'autant plus qu'on ne savait ou les trouver, ni sous quelle forme les adorer. Il n'en est pas de meme avec les savants. _Ce sont gens_, comme disait Laclos, _qui ne se battent qu'a coups de faits_; et il est fort desagreable pour un grave journaliste, lequel n'a ordinairement d'un erudit que le pedantisme, de se voir rendre, par quelque savant irrite, les coups de ferule qu'il lui avait administres etourdiment. Joignez a cela qu'il n'y a rien de terrible comme la colere d'un savant attaque sur son terrain favori. Cette espece d'hommes-la ne sait dire d'injures que par in-folio; il semble que la langue ne leur fournisse point de termes assez forts pour exprimer leur indignation. Visdelou, cet amant platonique de la Lexicologie, raconte, dans son _Supplement a la bibliotheque orientale_, que l'imperatrice chinoise Uu-Heu commit plusieurs _crimes_, tels que d'assassiner son mari, son frere, ses fils; mais un surtout qu'il appelle un _attentat inoui_, c'est d'avoir ordonne, au mepris de toutes les lois de la grammaire, qu'on l'appelat _empereur_ et non _imperatrice_. Tout le monde a entendu parler de Jean Alary, l'inventeur de la _pierre philosophale des sciences_, voici quelques details sur cet homme celebre pour le peintre qui se proposera de faire son portrait: "Alary portait au milieu de la cour meme une longue et epaisse barbe, un chapeau d'une forme haute et carree qui n'etait pas celle du temps, et un long manteau double de longue peluche qui lui descendait plus bas que les talons, et qu'il portait meme souvent pendant les grandes chaleurs de l'ete, ce qui le distinguait des autres hommes, et le faisait connaitre du peuple, qui l'appelait hautement le _philosophe crotte_, de quoi, dit Colletet, sa modestie ne s'offensait jamais." Colletet appelait Alary le _philosophe crotte_, Boileau appelait Colletet le _poete crotte_. C'est qu'alors l'esprit et le savoir, ces deux demons si redoutes aujourd'hui, etaient de fort pauvres diables. Aujourd'hui ce qui salit le poete et le philosophe, ce n'est pas la pauvrete, c'est la venalite; ce n'est pas la crotte, c'est la boue. On considere maintenant en France, et avec raison, comme le completement necessaire d'une education elegante, une certaine facilite a manier ce qu'on est convenu d'appeler le style epistolaire. En effet, le genre auquel on donne ce nom--s'il est vrai que ce soit un genre--est dans la litterature comme ces champs du domaine public que tout le monde est en droit de cultiver. Cela vient de ce que le genre epistolaire tient plus de la nature que de l'art. Les productions de cette sorte sont, en quelque facon, comme les fleurs, qui croissent d'elles-memes, tandis que toutes les autres compositions de l'esprit humain ressemblent, pour ainsi dire, a des edifices qui, depuis leurs fondements jusqu'a leur faite, doivent etre laborieusement batis d'apres des lois generales et des combinaisons particulieres. La plupart des auteurs epistolaires ont ignore qu'ils fussent auteurs; ils ont fait des ouvrages comme ce M. Jourdain, tant de fois cite, faisait de la prose, sans le savoir. Ils n'ecrivaient point pour ecrire, mais parce qu'ils avaient des parents et des amis, des affaires et des affections. Ils n'etaient nullement preoccupes, dans leurs correspondances, du souci de l'immortalite, mais tout bourgeoisement des soins materiels de la vie. Leur style est simple comme l'intimite, et cette simplicite en fait le charme. C'est parce qu'ils n'ont envoye leurs lettres qu'a leurs familles qu'elles sont parvenues a la posterite. Nous croyons qu'il est impossible de dire quels sont les elements du style epistolaire; les autres genres ont des regles, celui-la n'a que des secrets. SATIRIQUES ET MORALISTES Celui qui, tourmente du genereux demon de la satire, pretend dire des verites dures a son siecle, doit, pour mieux terrasser le vice, attaquer en face l'homme vicieux; pour le fletrir, il doit le nommer; mais il ne peut acquerir ce droit qu'en se nommant lui-meme. De cette maniere il s'assure en quelque sorte la victoire; car, plus son ennemi est puissant, plus il se montre courageux, lui, et la puissance recule toujours devant le courage. D'ailleurs, la verite veut etre dite a haute voix, et une medisance anonyme est peut-etre plus honteuse qu'une calomnie signee. Il n'en est pas de meme du moraliste paisible qui ne se mele dans la societe que pour en observer en silence les ridicules et les travers, le tout a l'avantage de l'humanite. S'il examine les individus en particulier, il ne critique que l'espece en general. L'etude a laquelle il se livre est donc absolument innocente, puisqu'il cherche a guerir tout le monde sans blesser personne. Cependant pour remplir avec fruit son utile fonction, sa premiere precaution doit etre de garder l'incognito. Quelque bonne opinion que nous ayons de nous-memes, il y a toujours en nous une certaine conscience qui nous fait considerer comme hostile la demarche de tout homme qui vient scruter notre caractere. Cette conscience est celle de L'endroit que l'on sent faible et qu'on veut se cacher. Aussi, si nous sommes forces de vivre avec celui que nous regarderons comme un importun surveillant, nous envelopperons nos actions d'un voile de dissimulation, et il perdra toutes ses peines. Si, au contraire, nous pouvons l'eviter, nous le ferons fuir de tout le monde, en le denoncant comme un facheux. Le philosophe observateur, a la maniere des acteurs anciens, ne peut remplir son role s'il ne porte un masque. Nous recevrons fort mal le maladroit qui nous dira: Je viens compter vos defauts et etudier vos vices. Il faut, comme dit Horace, qu'il mette du foin a ses cornes, autrement nous crierons tous haro! Et celui qui se charge d'exploiter le domaine du ridicule, toujours si vaste en France, doit se glisser plutot que se presenter dans la societe, remarquer tout sans se faire remarquer lui-meme, et ne jamais oublier ce vers de _Mahomet_: Mon empire est detruit si l'homme est reconnu. Il ne faut pas juger Voltaire sur ses comedies, Boileau sur ses odes pindariques, ou Rousseau sur ses _allegories_ marotiques. Le critique ne doit pas s'emparer mechamment des faiblesses que presentent souvent les plus beaux talents, de meme que l'histoire ne doit point abuser des petitesses qui se rencontrent dans presque tous les grands caracteres. Louis XIV se serait cru deshonore si son valet de chambre l'eut vu sans perruque; Turenne, seul dans l'obscurite, tremblait comme un enfant; et l'on sait que Cesar avait peur de verser en montant sur son char de triomphe. En 1676, Corneille, l'homme que les siecles n'oublieront pas, etait oublie de ses contemporains, lorsque Louis XIV fit representer a Versailles plusieurs de ses tragedies. Ce souvenir du roi excita la reconnaissance du grand homme, la _veine_ de Corneille se ranima, et le dernier cri de joie du vieillard fut peut-etre un des plus beaux chants du poete, Est-il vrai, grand monarque, et puis-je me vanter Que tu prennes plaisir a me ressusciter? Qu'au bout de quarante ans, Cinna, Pompee, Horace, Reviennent a la mode et retrouvent leur place, Et que l'heureux brillant de mes jeunes rivaux N'ote point leur vieux lustre a mes premiers travaux? Tel Sophocle a cent ans charmait encore Athenes, Tel bouillonnait encor son vieux sang dans ses veines, Diraient-ils a l'envi, lorsque Oedipe aux abois De ses juges pour lui gagna toutes les voix. Je n'irai pas si loin, et, si mes quinze lustres Font encor quelque peine aux modernes illustres, S'il en est de facheux jusqu'a s'en chagriner, Je n'aurai pas longtemps a les importuner. Quoi que je m'en promette, ils n'en ont rien a craindre C'est le dernier eclat d'un feu pret a s'eteindre; Au moment d'expirer il tache d'eblouir, Et ne frappe les yeux que pour s'evanouir. Ces vers m'ont toujours profondement emu. Corneille, aigri par l'envie, rebute par l'indifference, y laisse entrevoir toute la fiere melancolie de sa grande ame. Il sentait sa force, et il n'en etait que plus amer pour lui de se voir meconnu. Ce male genie avait recu a un haut degre de la nature la conscience de lui-meme. Qu'on juge cependant a quel point les attaques reiterees de ses Zoiles durent influer sur ses idees pour l'amener a dire avec une sorte de conviction: Sed neque Godaeis accedat musa tropaeis, Nec Capellanum fas mihi velle sequi. De pareils vers, ecrits serieusement par Corneille, sont une bien sanglante epigramme contre son siecle. SUR ANDRE DE CHENIER 1819. Un livre de poesie vient de paraitre, et, quoique l'auteur soit mort, les critiques pleuvent. Peu d'ouvrages ont ete plus rudement traites par les _connaisseurs_ que ce livre. Il ne s'agit pas cependant de torturer un vivant, de decourager un jeune homme, d'eteindre un talent naissant, de tuer un avenir, de ternir une aurore. Non, cette fois, la critique, chose etrange, s'acharne sur un cercueil! Pourquoi? En voici la raison en deux mots: c'est que c'est bien un poete mort, il est vrai, mais c'est aussi une poesie nouvelle qui vient de naitre. Le tombeau du poete n'obtient pas grace pour le berceau de sa muse. Pour nous, nous laisserons a d'autres le triste courage de triompher de ce jeune lion arrete au milieu de ses forces. Qu'on invective ce style incorrect et parfois barbare, ces idees vagues et incoherentes, cette effervescence d'imagination, reves tumultueux du talent qui s'eveille; cette manie de mutiler la phrase, et, pour ainsi dire, de la tailler a la grecque; les mots derives des langues anciennes employes dans toute l'etendue de leur acception maternelle; des coupes bizarres, etc. Chacun de ces defauts du poete est peut-etre le germe d'un perfectionnement pour la poesie. En tout cas, ces defauts ne sont point dangereux, et il s'agit de rendre justice a un homme qui n'a point joui de sa gloire. Qui osera lui reprocher ses imperfections lorsque la hache revolutionnaire repose encore toute sanglante au milieu de ses travaux inacheves? Si d'ailleurs l'on vient a considerer quel fut celui dont nous recueillons aujourd'hui l'heritage, nous ne pensons pas que le sourire effleure facilement les levres. On verra ce jeune homme, d'un caractere noble et modeste, enclin a toutes les douces affections de l'ame, ami de l'etude, enthousiaste de la nature. En ce meme temps, la revolution est imminente, la renaissance des siecles antiques est proclamee, Chenier devait etre trompe, il le fut. Jeunes gens, qui de nous n'aurait point voulu l'etre? Il suit le fantome, il se mele a tout ce peuple qui marche avec une ivresse delirante par le chemin des abimes. Plus tard on ouvrit les yeux, les hommes egares tournerent la tete, il n'etait plus temps pour revenir en arriere, il etait encore temps pour mourir avec honneur. Plus heureux que son frere, Chenier vint desavouer son siecle sur l'echafaud. Il s'etait presente pour defendre Louis XVI, et, quand le martyr fut envoye au ciel, il redigea cette lettre par laquelle la derniere ressource de l'appel au peuple fut en vain offerte a la conscience des bourreaux. Cet homme si digne de sympathie n'eut pas le temps de devenir un poete parfait; mais, en parcourant les fragments qu'il nous a laisses, on rencontre des details qui font oublier tout ce qui lui manque. Nous allons en signaler quelques-uns. Voyons d'abord le tableau de Thesee tuant un centaure: Il va fendre sa tete; Soudain le fils d'Egee, invincible, sanglant, L'apercoit, a l'autel prend un chene brulant, Sur sa croupe indomptee, avec un cri terrible, S'elance, va saisir sa chevelure horrible, L'entraine, et quand sa bouche ouverte avec effort Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort. Ce morceau presente ce qui constitue l'originalite des poetes anciens, la trivialite dans la grandeur. D'ailleurs, l'action est vive, toutes les circonstances sont bien saisies et les epithetes sont pittoresques. Que lui manquer-t-il? Une coupe _elegante_? Nous preferons cependant une pareille "barbarie" a ces vers qui n'ont d'autre merite qu'une irreprochable mediocrite. Il y a dans Ovide: Nec dicere Rhaetus Plura sinit, rutilasque ferox per aperta loquentis Condidit ora viri, perque os in pectore flammas. C'est ainsi que Chenier imite. En maitre. Il avait dit des serviles imitateurs: La nuit vient, le corps reste, et son ombre s'enfuit. Voyez encore ces vers de l'apotheose d'Hercule: Il monte, sous ses pieds Etend du vieux lion la depouille heroique, Et, l'oeil au ciel, la main sur la massue antique, Attend sa recompense et l'heure d'etre un dieu. Le vent souffle et mugit, le bucher tout en feu Brille autour du heros, et la flamme rapide Porte aux palais divins l'ame du grand Alcide. Nous preferons cette image a celle d'Ovide, qui peint Hercule etendu sur son bucher, avec un visage aussi calme que s'il etait couche sur le lit des festins. Remarquons seulement que l'image d'Ovide est paienne, celle d'Andre de Chenier est chretienne. Veut-on maintenant des vers bien faits, des vers ou brille le merite de la difficulte vaincue? tournons la page, car, pour citer, on n'a guere que l'embarras du choix: Toujours ce souvenir m'attendrit et me touche, Quand, lui-meme, appliquant la flute sur ma bouche, Riant et m'asseyant pres de lui, sur son coeur, M'appelait son rival et deja son vainqueur; Il faconnait ma levre inhabile et peu sure A souffler une haleine harmonieuse et pure, Et ses savantes mains, prenant mes jeunes doigts, Les levaient, les baissaient, recommencaient vingt fois, Leur enseignant ainsi, quoique faibles encore, A fermer tour a tour les trous du buis sonore. Veut-on des images gracieuses? J'etais un faible enfant, qu'elle etait grande et belle; Elle me souriait et m'appelait pres d'elle; Debout sur ses genoux, mon innocente main Parcourait ses cheveux, son visage, son sein; Et sa main, quelquefois aimable et caressante, Feignait de chatier mon enfance imprudente. C'est devant ses amants, aupres d'elle confus, Que la fiere beaute me caressait le plus. Que de fois (mais, helas! que sent-on a cet age?) Que de fois ses baisers ont presse mon visage! Et les bergers disaient, me voyant triomphant: Oh! que de biens perdus! O trop heureux enfant! Les idylles de Chenier sont la partie la moins travaillee de ses ouvrages, et cependant nous connaissons peu de poemes dans la langue francaise dont la lecture soit plus attachante; cela tient a cette verite de details, a cette abondance d'images qui caracterisent la poesie antique. On a observe que telle eglogue de Virgile pourrait fournir des sujets a toute une galerie de tableaux. Mais c'est surtout dans l'elegie qu'eclate le talent d'Andre de Chenier. C'est la qu'il est original, c'est la qu'il laisse tous ses rivaux en arriere. Peut-etre l'habitude de l'antiquite nous egare, peut-etre avons-nous lu avec trop de complaisance les premiers essais d'un poete malheureux; cependant nous osons croire, et nous ne craignons pas de le dire, que, malgre tous ses defauts, Andre de Chenier sera regarde parmi nous comme le pere et le modele de la veritable elegie. C'est ici qu'on est saisi d'un profond regret, en voyant combien ce jeune talent marchait deja de lui-meme vers un perfectionnement rapide. En effet, eleve au milieu des muses antiques, il ne lui manquait que la familiarite de sa langue; d'ailleurs, il n'etait depourvu ni de sens ni de lecture, et encore moins de ce gout qui n'est que l'instinct du vrai beau. Aussi voit-on ses defauts faire rapidement place a des beautes hardies, et, s'il se debarrasse encore quelquefois des entraves grammaticales, ce n'est plus guere qu'a la maniere de La Fontaine, pour donner a son style plus de mouvement, de grace et d'energie. Nous citerons ces vers: Et c'est Glycere, amis, chez qui la table est prete! Et la belle Amelie est aussi de la fete! Et Rose, qui jamais ne lasse les desirs, Et dont la danse molle aiguillonne aux plaisirs! J'y consens, avec vous je suis pret a m'y rendre, Allons! Mais si Camille, o dieux! vient a l'apprendre! Quel orage suivra ce banquet tant vante, S'il faut qu'a son oreille un mot en soit porte! Oh! vous ne savez pas jusqu'ou va son empire. Si j'ai loue des yeux, une bouche, un sourire, Ou si, pres d'une belle assis en un repas, Nos levres en riant ont murmure tout bas, Elle a tout vu. Bientot cris, reproches, injure, Un mot, un geste, un rien, tout etait un parjure. "Chacun, pour cette belle avait vu mes egards; "Je lui parlais des yeux, je cherchais ses regards." Et puis des pleurs, des pleurs... que Memnon sur sa cendre A sa mere immortelle en a moins fait repandre! Que dis-je? sa colere ose en venir aux coups... Et ceux-ci, ou eclatent, a un egal degre, la variete des coupes et la vivacite des tournures: Une amante moins belle aime mieux, et du moins, Humble et timide, a plaire elle est pleine de soins; Elle est tendre, elle a peur de pleurer votre absence; Fidele, peu d'amants attaquent sa constance; Et son egale humeur, sa facile gaite, L'habitude, a son front tiennent lieu de beaute. Mais celle qui partout fait conquete nouvelle, Celle qu'on ne voit point sans dire: Qu'elle est belle! Insulte en son triomphe aux soupirs de l'amour. Souveraine au milieu d'une tremblante cour, Dans son leger caprice inegale et soudaine, Tendre et bonne aujourd'hui, demain froide et hautaine, Si quelqu'un se derobe a ses enchantements, Qu'est-ce enfin qu'un de moins dans un peuple d'amants? On brigue ses regards, elle s'aime et s'admire, Et ne connait d'amour que celui qu'elle inspire. En general, quelle que soit l'inegalite du style de Chenier, il est peu de pages dans lesquelles on ne rencontre des images pareilles a celle-ci: Oh! si tu la voyais, cette belle coupable, Rougir, et s'accuser, et se justifier, Sans implorer sa grace et sans s'humilier! Pourtant, de l'obtenir doucement inquiete, Et, les cheveux epars, immobile, muette, Les bras, la gorge nue, en un mol abandon, Tourner sur toi des yeux qui demandent pardon, Crois qu'abjurant soudain le reproche farouche, Tes baisers porteraient le pardon sur sa bouche! Voici encore un morceau d'un genre different, aussi energique que celui-la est gracieux. On croirait lire des vers de quelqu'un de nos vieux poetes: Souvent las d'etre esclave et de boire la lie De ce calice amer que l'on nomme la vie, Las du mepris des sots qui suit la pauvrete, Je regarde la tombe, asile souhaite! Je souris a la mort volontaire et prochaine. Je me prie en pleurant d'oser rompre ma chaine. Le fer liberateur qui percerait mon sein Deja frappe mes yeux et fremit sous ma main; Et puis mon coeur s'ecoute et s'ouvre a la faiblesse; Mes parents, mes amis, l'avenir, ma jeunesse, Mes ecrits imparfaits; car, a ses propres yeux, L'homme sait se cacher d'un voile specieux... A quelque noir destin qu'elle soit asservie, D'une etreinte invincible il embrasse la vie, Et va chercher bien loin, plutot que de mourir, Quelque pretexte ami de vivre et de souffrir. Il a souffert, il souffre, aveugle d'esperance, Il se traine au tombeau de souffrance en souffrance, Et la mort, de nos maux ce remede si doux, Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous! Il est hors de doute que si Chenier avait vecu, il se serait place un jour au rang des premiers poetes lyriques. Jusque dans ses essais informes on trouve deja tout le merite du genre, la verve, l'entrainement, et cette fierte d'idees d'un homme qui pense par lui-meme; d'ailleurs, partout la meme flexibilite de style; la des images gracieuses, ici des details rendus avec la plus energique trivialite. Ses odes a la maniere antique, ecrites en latin, seraient citees comme des modeles d'elevation et d'energie; encore, toutes latines qu'elles sont, il n'est point rare d'y trouver des strophes dont aucun poete francais ne desavouerait la teinte ferme et originale. Vain espoir! inutile soin! Ramper est des humains l'ambition commune; C'est leur plaisir, c'est leur besoin. Voir fatigue leurs yeux, juger les importune. Ils laissent juger la fortune, Qui fait juste celui qu'elle fait tout-puissant. Ce n'est point la vertu, c'est la seule victoire Qui donne et l'honneur et la gloire. Teint du sang des vaincus, tout glaive est innocent. Et plus loin: C'est bien. Fais-toi justice, o peuple souverain! Dit cette cour lache et hardie. Ils avaient dit: C'est bien, quand, la lyre a la main, L'incestueux chanteur, ivre de sang romain, Applaudissait a l'incendie. Il n'y aura point d'opinion mixte sur Andre de Chenier. Il faut jeter le livre ou se resoudre a le relire souvent; ses vers ne veulent pas etre juges, mais sentis. Ils survivront a bien d'autres qui aujourd'hui paraissent meilleurs. Peut-etre, comme le disait naivement La Harpe, peut-etre parce qu'ils renferment en effet quelque chose. En general, en lisant Chenier, substituez aux termes qui vous choquent leurs equivalents latins, il sera rare que vous ne rencontriez pas de beaux vers. D'ailleurs, vous trouverez dans Chenier la maniere franche et large des anciens; rarement de vaines antitheses, plus souvent des pensees nouvelles, des peintures vivantes, partout l'empreinte de cette sensibilite profonde sans laquelle il n'est point de genie, et qui est peut-etre le genie elle-meme. Qu'est-ce, en effet, qu'un poete? Un homme qui sent fortement, exprimant ses sensations dans une langue expressive. La poesie, ce n'est presque que sentiment. Il y a deja dans la nouvelle generation nee avec ce siecle des commencements de grands poetes. Attendez quelques annees encore. Les fils des dents du dragon n'avaient pas besoin d'etre entierement sortis de la terre pour qu'on reconnut en eux des guerriers; et, lorsque vous aviez vu seulement les gantelets d'Erix, vous pouviez juger les forces de l'athlete. A UN TRADUCTEUR D'HOMERE Les grands poetes sont comme les grandes montagnes, ils ont beaucoup d'echos. Leurs chants sont repetes dans toutes les langues, parce que leurs noms se trouvent dans toutes les bouches. Homere a du, plus que tout autre, a son immense renommee le privilege ou le malheur d'une foule d'interpretes. Chez tous les peuples, d'impuissants copistes et d'insipides traducteurs ont defigure ses poemes; et depuis Accius Labeo, qui s'ecriait: Crudum manduces Priamum Priamique puellos; "Mange tout crus Priam et ses enfants"; jusqu'a ce brave contemporain de Marot qui faisait dire au chantre d'Achille: Lors, face a face, on vit ces deux grands ducs Piteusement sur la terre etendus; depuis le siecle du grammairien Zoile jusqu'a nos jours, il est impossible de calculer le nombre des pygmees qui ont tour a tour essaye de soulever la massue d'Hercule. Croyez-moi, ne vous melez pas a ces nains. Votre traduction est encore en portefeuille; vous etes bien heureux d'etre a temps pour la bruler. Une traduction d'Homere en vers francais! c'est monstrueux et insoutenable, monsieur. Je vous affirme, en toute conscience, que je suis indigne de votre traduction. Je ne la lirai certes pas. Je veux en etre quitte pour la peur. Je declare qu'une traduction en vers de n'importe qui, par n'importe qui, me semble chose absurde, impossible et chimerique. Et j'en sais quelque chose, moi, qui ai rime en francais (ce que j'ai cache soigneusement jusqu'a ce jour) quatre ou cinq mille vers d'Horace, de Lucain et de Virgile; moi, qui sais tout ce qui se perd d'un hexametre qu'on transvase dans un alexandrin. Mais Homere, monsieur! traduire Homere! Savez-vous bien que la seule simplicite d'Homere a, de tout temps, ete l'ecueil des traducteurs? Madame Dacier l'a changee en platitude; Lamotte-Houdard, en secheresse; Bitaube, en fadaise. Francois Porto dit qu'il faudrait etre un second Homere pour louer dignement le premier. Qui faudrait-il donc etre pour le traduire? EN VOYANT LES ENFANTS SORTIR DE L'ECOLE Juin 1820. Je ris quand chaque soir de l'ecole voisine Sort et s'echappe en foule une troupe enfantine, Quand j'entends sur le seuil le severe mentor Dont les derniers avis les poursuivent encor: --Hatez-vous, il est tard, vos meres vous attendent! --Inutiles clameurs que les vents seuls entendent! Il rentre. Alors la bande, avec des gris aigus, Se separe, oubliant les ordres de l'argus. Les uns courent sans peur, pendant qu'il fait un somme, Simuler des assauts sur le foin du bonhomme; D'autres jusqu'en leurs nids surprennent les oiseaux Qui le soir le charmaient, errants sous ses berceaux; Ou, se glissant sans bruit, vont voir avec mystere S'ils ont laisse des noix au clos du presbytere. Sans doute vous blamez tous ces jeux dont je ris; Mais Montaigne, en songeant qu'il naquit dans Paris, Vantait son air impur, la fange de ses rues; Montaigne _aimait Paris jusque dans ses verrues_. J'ai passe par l'enfance, et cet age cheri Plait, meme en ses ecarts, a mon coeur attendri. Je ne sais, mais pour moi sa naive ignorance Couvre encor ses defauts d'un voile d'innocence. Le lierre des rochers deguise le contour, Et tout parait charmant aux premiers feux du jour. Age serein ou l'ame, etrangere a l'envie, Se prepare en riant aux douleurs de la vie, Prend son penchant pour guide, et, simple en ses transports, Fait le bien sans orgueil et le mal sans remords! A DES PETITS ENFANTS EN CLASSE Juin 1820. Vous qui, les yeux fixes sur un gros caractere, L'imitez vainement sur l'arene legere, Et voyez chaque fois, malgre vos soins nouveaux, Le cylindre fatal effacer vos travaux, Ce triste passe-temps, mes enfants, c'est la vie. Un jour, vers le bonheur tournant un oeil d'envie, Vous ferez comme moi, sur ce modele heureux, Bien des projets charmants, bien des plans genereux; Et puis viendra le sort, dont la main inquiete Detruira dans un jour votre ebauche imparfaite! Etres purs et joyeux, meilleurs que nous ne sommes, Enfants, pourquoi faut-il que vous deveniez hommes? Pourquoi faut-il qu'un jour vous soyez comme nous, Esclaves ou tyrans, envies ou jaloux? Il n'y a plus rien d'original aujourd'hui a pecher contre la grammaire; beaucoup d'ecrivains nous ont lasses de cette originalite-la. Il faut aussi eviter de tirer parti des petits details, genre qui montre de la recherche et de l'affectation. Il faut laisser ces puerils moyens d'amuser a ces gens qui mettent des intentions dans une virgule et des reflexions dans un trait suspensif, font de l'esprit sur tout et de l'erudition sur rien, et qui, dernierement encore, a propos de ces piqueurs qui ont alarme tout Paris, remirent sur la scene les hommes de tous les siecles et de tous les pays, depuis Caligula, qui piquait les mouches, jusqu'a don Quichotte, qui piquait les moines. Campistron, comme Lagrange-Chancel, avait montre de bonne heure des dispositions pour la poesie, et cependant ils ne se sont jamais eleves tous les deux au-dessus du mediocre. Il est rare, en effet, que des talents si precoces parviennent jamais a la maturite du genie. C'est une verite dont nous pouvons tous les jours nous convaincre davantage. Nous voyons des jeunes gens faire a dix-neuf ans ce que Racine n'aurait pas fait a vingt-cinq; mais a vingt-cinq ils sont arrives a l'apogee de leur talent, et a vingt-huit ans ils ont deja defait la moitie de leur gloire. On nous objectera que Voltaire aussi avait fait des vers des son enfance; mais il est a remarquer que, des quinze ans, Campistron et Lagrange-Chancel etaient connus dans les salons et consideres comme de petits grands hommes; tandis qu'au meme age Voltaire etait deja en fuite de chez son pere; et, en general, ce n'est pas dans des cages, fussent-elles dorees, qu'il faut elever les aigles. Quand un ecrivain a pour qualite principale l'originalite, il perd souvent quelque chose a etre cite. Ses peintures et ses reflexions, dictees par un esprit organise d'une facon particuliere, veulent etre vues a la place ou l'auteur les a disposees, precedees de ce qui les amene, suivies de ce qu'elles entrainent. Liees a l'ouvrage, la couleur bien appareillee des parties concourt a l'harmonie de l'ensemble; detachees du tout, cette meme couleur devient disparate et forme une dissonance avec tout ce dont on l'entoure. Le style du critique, qui doit etre simple et coulant, et qui est maintes fois plat et commun, presente un contraste choquant avec le style large, hardi et souvent brusque de l'auteur original. Une citation de tel grand poete ou de tel grand ecrivain, encadree dans la prose luisante, recuree et bourgeoise de tel critique, c'est un effet pareil a celui que ferait une figure de Michel-Ange au milieu des casseroles trompe-l'oeil de M. Drolling. Il est difficile de ne point avoir de prevention contre cette manie, aujourd'hui si commune a nos auteurs, de reunir des imaginations toujours diverses et souvent contraires pour concourir au meme ouvrage. Cowley, presse par le marquis de Twickenham de s'adjoindre dans ses travaux je ne sais quel poete obscur, repondit a Sa Seigneurie qu'un ane et un cheval traineraient mal un chariot. Deux auteurs perdent souvent, en le mettant en commun, tout le talent qu'ils pourraient avoir chacun separement. Il est impossible que deux tetes humaines concoivent le meme sujet absolument de la meme maniere; et l'absolue unite de la conception est la premiere qualite d'un ouvrage. Autrement les idees des divers collaborateurs se heurtent sans se lier, et il resulte de l'ensemble une discordance inevitable qui choque sans qu'on s'en rende raison. Les auteurs excellents, anciens et modernes, ont toujours travaille seuls, et voila pourquoi ils sont excellents. UN FEUILLETON Decembre 1820. THEATRE-FRANCAIS _JEAN DE BOURGOGNE_ Tragedie en cinq actes. C'est un inconvenient des sujets historiques d'embarrasser l'intelligence de notre savant parterre. Il arrive devant la toile sans rien connaitre des evenements qui vont se passer sous ses yeux, et auxquels ne l'initie qu'assez superficiellement une exposition toujours mal ecoutee ou mal entendue. C'est dans le journal du lendemain que les spectateurs iront le plus souvent chercher de quelle race sortait le heros, a quelle famille appartenait l'heroine, sur quel pays regnait le tyran, desappointes si le critique n'eclaire pas leur ignorance, et ne leur dit pas, comme au valet Hector, de quel pays etait le _galant homme Seneque_. Nous nous dispenserons toutefois d'obeir a l'usage, d'abord parce que longtemps avant que nous ne nous melassions de regenter les theatres, les petits precis historiques des feuilletons nous avaient toujours paru fort ennuyeux; ensuite parce que nous ne pouvons decemment nous flatter de reussir mieux au metier d'historien que tant de critiques plus habiles que nous, nos devanciers; et, sur ce, fort de l'avis de Barnes, qu'il suffit, pour gagner une cause, de trouver _deux raisons, bonnes ou mauvaises_, nous passons a _Jean de Bourgogne_. Des les premieres scenes de cette piece, nous voyons se dessiner trois principaux caracteres, ce qui nous donne deux actions distinctes, ou, si l'on veut, deux faits en question differents, savoir: la question entre le dauphin et le duc de Bourgogne, ou la France sera-t-elle sauvee? et la question entre le duc de Bourgogne et Valentine de Milan, ou la mort du duc d'Orleans sera-t-elle vengee? A cette inadvertance de diviser ainsi l'attention du spectateur en presentant deux heros a son affection, l'auteur a joint le tort beaucoup plus grand de ne pas reunir les deux affections qui en resultent en un seul et meme interet. En effet, s'il nous montre le dauphin pret a tout sacrifier pour sauver la France, il nous montre en meme temps la duchesse prete a tout sacrifier, meme la France, pour sauver son mari; il suit de la que le spectateur, qui s'interesse a l'une des deux actions, ne s'interesse pas a l'autre, et reciproquement, de telle sorte que la moitie de la piece est frappee de mort. Cette combinaison est d'autant plus malheureuse, qu'elle ne paraissait nullement necessaire. Des que l'auteur voulait commencer sa piece par rappeler les crimes de Jean de Bourgogne, idee juste et tragique, il n'avait pas besoin de l'intervention personnelle de la duchesse d'Orleans; une lettre eut suffi, et le spectateur se serait trouve transporte tout de suite au milieu des scenes animees du second acte, seul point veritable de la piece ou commence l'action. Lorsque nous disons que l'action commence, nous sentons avec peine que nous nous servons d'une expression impropre; c'est _parait devoir commencer_ que nous devrions dire. En effet, la tragedie nouvelle, estimable sous d'autres rapports, n'est encore, quant au plan, qu'une piece comme tant d'autres, une tragedie sans action, une sorte de lanterne magique ou tous les personnages courent les uns apres les autres sans pouvoir jamais s'atteindre. Ainsi, lorsque le dauphin est a deliberer dans son conseil sur l'accusation portee contre le duc de Bourgogne, tout a coup celui-ci se presente, et, loin de se justifier, declare la guerre a son souverain. Voila une situation; mais que produit-elle? Rien. Les deux partis se separent avec des menaces reciproques. Cependant Tanneguy-Duchatel est la qui doit assassiner le prince un jour et qui devrait, ce semble, profiter de l'occasion. Et de deux choses l'une: ou le duc de Bourgogne a les moyens de s'emparer de la personne de son maitre, et alors pourquoi ne le fait-il pas? ou il n'en a pas le pouvoir, et alors pourquoi vient-il s'exposer, par une bravade inutile, aux suites d'un premier mouvement, incalculables dans tout autre personnage qu'un heros aussi patient que le dauphin? Et plus loin encore, nous retrouvons la meme situation, mais degagee de tout ce qui peut la rendre decisive. On vient annoncer au dauphin que le duc de Bourgogne est maitre de Paris et qu'il marche sur le palais. Voila le dauphin en peril, comment fera-t-il pour en sortir? Rien de plus simple; il sort par une porte et le duc de Bourgogne entre par l'autre. Mais, dira l'auteur, le dauphin se laisse entrainer. Et voila justement le malheur, les grands caracteres doivent toujours agir par eux-memes, autrement etait-ce la peine de nous annoncer des geants, si auparavant vous aviez pris soin de leur attacher les jambes? Cependant le duc de Bourgogne, reste seul, se garde bien de poursuivre le dauphin, ce qui le mettrait dans la necessite d'etre vainqueur ou d'etre vaincu. Il s'amuse a composer avec les Armagnacs, a rabattre les pretentions des anglais, et meme a offrir des places au chancelier. Puis il part pour Montereau. Tout a coup on apprend qu'il y a accepte une entrevue avec le dauphin et qu'il y a ete assassine. Il est evident que, si le commencement de la piece nous a fait voir de grands evenements ne produisant que de petits resultats, la balance se retablit bien au dernier acte, et qu'il est difficile de voir un evenement plus important produit par une cause plus legere et plus inattendue. Nous venons d'exposer en peu de mots le plan de _Jean de Bourgogne_, degage de toutes les scenes episodiques; il nous reste a examiner comment un auteur, qui est loin de manquer de talent, a pu etre conduit a travailler sur un canevas aussi imparfait. Le malheur de l'auteur vient d'avoir confondu les deux especes de tragedie, la tragedie de sentiments et la tragedie d'evenements. Il suffit, pour s'en convaincre, d'etablir entre ses deux heros quelques-uns des rapports naturels de frere a frere ou de pere a fils; nous allons voir disparaitre toutes les difformites de son action. Par exemple, qu'un fils accuse d'un crime declare la guerre a son pere, doit-on etre etonne que les deux personnages, eussent-ils la faculte de s'exterminer mutuellement, se separent avec de simples menaces? Y a-t-il rien de honteux dans la fuite d'un pere devant un fils rebelle? Et si ce fils perit assassine malgre les ordres du pere, la situation de celui-ci en sera-t-elle moins noble et moins touchante? Nous venons, sans nous en apercevoir, de retracer l'aventure de David et d'Absalon, l'une des plus tragiques qui soient dans les livres saints. Dans le cas actuel, des que l'auteur voulait nous representer la mort du duc de Bourgogne, il fallait choisir entre les deux hypotheses d'un meurtre fortuit ou d'un assassinat premedite. La premiere etait impraticable, puisqu'une tragedie doit avoir un commencement, une fin et un milieu. En admettant la seconde, il fallait, des les premieres scenes, poser la question tragique: le duc sera-t-il assassine, ou ne le sera-t-il pas? et faire naitre l'interet de la lutte des circonstances qui le detournent de sa perte ou qui l'y entrainent. Mais, dans la tragedie telle qu'elle est faite, le spectateur, conduit d'incidents en incidents vers la catastrophe, sans que rien lie la catastrophe aux incidents, apercoit a peine ca et la quelques intentions dramatiques, quelques combinaisons theatrales qui font naufrage au milieu du flux et du reflux des episodes. Walter Scott cache son nom sous le nom de Jedediah Cleisbotham. Je ne vois pas pourquoi on l'en blame. Si un sot parvient a la celebrite, il ne lache plus deux pages de son ecriture sans les proteger de son nom, esperant que sa reputation fera celle de son livre, tandis que souvent celle de son livre defait la sienne. L'homme de merite, des qu'il est arrive a la gloire, evite quelquefois de decorer de son nom les nouveaux ecrits qu'il livre au public. Il a assez d'orgueil pour savoir que son nom influerait sur l'opinion, et assez de modestie pour ne le pas vouloir. Il aime a redevenir ignore, pour se menager, en quelque sorte, une nouvelle gloire. Il y a quelque chose du fanfaron dans ces guerriers d'Homere qui preludaient au combat en declinant leurs noms et leurs genealogies; ce sont des heros plus vrais, ces chevaliers francais qui combattaient la visiere baissee, et ne decouvraient le visage qu'apres que le bras avait ete reconnu. LES _VOUS_ ET LES _TU_ D'APRES LA REVOLUTION ARISTIDE A BRUTUS Quien haga aplicaciones Con su pan se lo coma. YRIARTE. Brutus, te souvient-il, dis-moi, Du temps ou, las de ta livree, Tu vins en veste dechiree Te joindre a ce bon peuple-roi Fier de sa majeste sacree Et forme de gueux comme toi? Dans ce beau temps de republique, Boire et jurer fut ton emploi. Ton bonnet, ton jargon cynique, Ton air sombre, inspiraient l'effroi; Et, plein d'un feu patriotique, Pour gagner le laurier civique, Tous nos hameaux t'ont vu, je croi, Fraterniser a coups de pique Et piller au nom de la loi. Las! l'autre jour, monsieur le prince, Pour vous parler des interets D'un vieil ami de ma province, J'entrai dans votre beau palais. D'abord, je fis, de mon air mince, Rire un regiment de valets; Puis, relegue dans l'antichambre, Tout mouille des pleurs de decembre, J'attendis, pres du feu cloue, Et, comme un sage du Piree, Opposant, de tous bafoue, Au sot orgueil de la livree La fierte du manteau troue. On m'appelle enfin. Je m'elance, Et l'huissier de votre grandeur Me fait traverser en silence Quatre salons "dont l'elegance "Egalait seule la splendeur". Bientot, monseigneur, plein de joie, Je vois, sur des carreaux de soie, Votre altesse en son cabinet, Portant sur son sein, avec gloire, Un beau cordon, brillant de moire, De la couleur de ton bonnet. Quoi! c'etait donc un prince en herbe Que mon cher Brutus d'autrefois! On vous admire, je le vois; Votre savoir passe en proverbe; Vos festins sont dignes des rois; Vos cadeaux sont d'un gout superbe; Homme d'etat, votre talent Eclate en vos moindres saillies, Et si vous dites des folies, Vous les dites d'un ton galant. Quant a moi, je ris en silence; Car, puisqu'aujourd'hui l'opulence Donne tout, grace, esprit, vertus, Les bons mots de votre excellence Etaient les jurons de Brutus. Adieu, monseigneur, sans rancune! Briguez les sourires des rois Et les faveurs de la fortune. Pour moi, je n'en attends aucune. Ma bourse, vide tous les mois, Me force a changer de retraites; Vous, dans un poste hasardeux, Tachez de rester ou vous etes, Et puissions-nous vivre tous deux, Vous sans remords, et moi sans dettes. Excusez si, parfois encor, J'ose rire de la bassesse De ces courtisans brillants d'or Dont la foule a grands flots vous presse, Lorsque, entrant d'un air de noblesse Dans les salons eblouissants Du pouvoir et de la richesse, L'illustre pied de votre altesse Vient salir ces parquets glissants Que tu frottais dans ta jeunesse. Combien de malheureux, qui auraient pu mieux faire, se sont mis en tete d'ecrire, parce qu'en fermant un beau livre ils s'etaient dit: J'en pourrais faire autant! Et cette reflexion-la ne prouvait rien, sinon que l'ouvrage etait inimitable. En litterature comme en morale, plus une chose est belle, plus elle semble facile. Il y a quelque chose dans le coeur de l'homme qui lui fait prendre quelquefois le desir pour le pouvoir. C'est ainsi qu'il croit aise de mourir comme d'Assas ou d'ecrire comme Voltaire. Si Walter Scott est ecossais, ses romans suffiraient pour nous l'apprendre. Son amour exclusif pour les sujets ecossais prouve son amour pour l'Ecosse; passionne pour les vieilles coutumes de sa patrie, il se dedommage, en les peignant fidelement, de ne pouvoir plus les suivre avec religion, et son admiration pieuse pour le caractere national eclate jusque dans sa complaisance a en detailler les defauts. Une irlandaise, lady Morgan, s'est offerte, pour ainsi dire, comme la rivale naturelle de Walter Scott, en s'obstinant, comme lui, a ne traiter que des sujets nationaux[1], mais il y a dans ses ecrits beaucoup plus d'amour pour la celebrite que d'attachement pour son pays, et beaucoup moins d'orgueil national que de vanite personnelle. Lady Morgan parait peindre avec plaisir les irlandais; mais il est une irlandaise qu'elle peint surtout et partout avec enthousiasme, et cette irlandaise, c'est elle. Miss O'Hallogan dans _O'Donnell_, et lady Clancare dans _Florence Maccarthy_, ne sont autre chose que lady Morgan, flattee par elle-meme. Il faut le dire, aupres des tableaux pleins de vie et de chaleur de Scott, les croquis de lady Morgan ne sont que de pales et froides esquisses. Les romans historiques de cette dame se laissent lire; les histoires romanesques de l'ecossais se font admirer. La raison en est simple; lady Morgan a assez de tact pour observer ce qu'elle voit, assez de memoire pour retenir ce qu'elle observe, et assez de finesse pour rapporter a propos ce qu'elle a retenu; sa science ne va pas plus loin. Voila pourquoi ses caracteres, bien traces quelquefois, ne sont pas soutenus; a cote d'un trait dont la verite vous frappe, parce qu'elle l'a copie sur la nature, vous en trouvez un autre choquant de faussete, parce qu'elle l'invente. Walter Scott, au contraire, concoit un caractere, apres n'en avoir souvent observe qu'un trait; il le voit dans un mot, et le peint de meme. Son excellent jugement fait qu'il ne s'egare point, et ce qu'il cree est presque toujours aussi vrai que ce qu'il observe. Quand le talent est pousse a ce point, il est plus que du talent; aussi peut-on reduire le parallele en deux mots: lady Morgan est une femme d'esprit; Walter Scott est un homme de genie. [1: Il faut en excepter toutefois son roman sur la France. LA SAINT-CHARLES DE 1820 --Je disais l'an passe: Voici le jour de fete, Charles m'attend; je veux, ceignant de fleurs ma tete, M'offrir avec ma fille a son premier coup d'oeil; Quand ce jour reviendra, ramene par l'annee, Si je lui porte un fils, fruit de mon hymenee, Mon bonheur sera de l'orgueil. L'annee a fui; voici le jour de fete! Est-ce une fete, helas! que l'on apprete? Qu'est devenu ce jour jadis si doux? De pleurs amers j'ai salue l'aurore; Pourtant un Charle a mes voeux reste encore, J'embrasse un fils, mais je n'ai plus d'epoux. Veuve, deux orphelins m'attachent a la terre. Mon bien-aime pres d'eux ne viendra pas s'asseoir; Ils ne dormiront pas sous les yeux de leur pere, Et j'irai sur leurs fronts, plaintive et solitaire, Deposer le baiser du soir. O vain regret! felicite passee! Voici le jour ou, sur son sein pressee, A mon epoux je redisais ma foi, Et je gemis sur une urne glacee, Pres de ce coeur qui ne bat plus pour moi!-- Ainsi la veuve desolee, Digne du martyr au cercueil, D'un doux souvenir accablee, Pleurait aupres du mausolee Son court bonheur et son long deuil. Nous voyions cependant, echappes aux naufrages, Briller l'arc du salut au milieu des orages; Le ciel ne s'armait plus de presages d'effroi; De l'heroique mere exaucant l'esperance, Le Dieu qui fut enfant avait a notre France Donne l'enfant qui sera roi. Defiez-vous de ces gens armes d'un lorgnon qui s'en vont partout criant: J'observe mon siecle! Tantot leurs lunettes grossissent les objets, et alors des chats leur semblent des tigres; tantot elles les rapetissent, et alors des tigres leur paraissent des chats. Il faut observer avec ses yeux. Le moraliste, en effet, ne doit jamais parler que d'apres son experience immediate, s'il veut jouir du bonheur ineffable, vante par Addison, de trouver un jour dans la bibliotheque d'un inconnu son livre relie en maroquin, dore sur tranche, et plie en plusieurs endroits. Il est encore pour le moraliste une condition dont nous avons deja parle ailleurs, celle de rester inconnu des individus qu'il etudie; il faut qu'il entre chez eux, disait encore le meme Addison, aussi librement qu'un chien, un chat, ou tout autre animal domestique. La-dessus nous pensons comme le _Spectateur_. L'observateur qui se vante de son role ressemble a Argus change en paon, orgueilleux de ses cent yeux qui ne peuvent plus voir. Quand une langue a deja eu, comme la notre, plusieurs siecles de litterature, qu'elle a ete creee et perfectionnee, maniee et torturee, qu'elle est faite a presque tous les styles, pliee a presque tous les genres, qu'elle a passe non-seulement par toutes les formes materielles du rhythme, mais encore par je ne sais combien de cerveaux comiques, tragiques et lyriques, il s'echappe, comme une ecume, de l'ensemble des ouvrages qui composent sa richesse litteraire, une certaine quantite, ou, pour ainsi dire, une certaine masse flottante de phrases convenues, d'hemistiches plus ou moins insignifiants, Qui sont a tout le monde et ne sont a personne. C'est alors que l'homme le moins inventif pourra, avec un peu de memoire, s'amasser, en puisant dans ce reservoir public, une tragedie, un poeme, une ode, qui seront en vers de douze, ou huit, ou six syllabes, lesquels auront de bonnes rimes et d'excellentes cesures, et ne manqueront meme pas, si l'on veut, d'une elegance, d'une harmonie, d'une facilite quelconque. La-dessus notre homme publiera son oeuvre en un bon gros volume vide, et se croira poete lyrique, epique ou tragique, a la facon de ce fou qui se croyait proprietaire de son hopital. Cependant l'envie, protectrice de la mediocrite, sourira a son ouvrage; d'altiers critiques, qui voudront faire comme Dieu et creer quelque chose de rien, s'amuseront a lui batir une reputation; des connaisseurs, qui ne s'obstineront pas ridiculement a vouloir que des mots expriment des idees, vanteront, d'apres le journal du matin, la clarte, la sagesse, le gout du nouveau poete; les salons, echos des journaux, s'extasieront, et la publication dudit ouvrage n'aura d'autre inconvenient que d'user les bords du chapeau de Piron. Ceux qui ne savent pas admirer par eux-memes se lassent bien vite d'admirer. Il y a au fond de presque tous les hommes je ne sais quel sentiment d'envie qui veille incessamment sur leur coeur pour y comprimer l'expression de la louange meritee, ou y enchainer l'elan du juste enthousiasme. L'homme le plus vulgaire n'accordera a l'ouvrage le plus superieur qu'un eloge assez restreint, pour qu'on ne puisse le croire incapable d'en faire autant. Il pensera presque que louer un autre, c'est prescrire son propre droit a la louange, et ne consentira au genie de tel poete qu'autant qu'il ne paraitra pas abdiquer le sien; et je parle ici, non de ceux qui ecrivent, mais de ceux qui lisent, de ceux qui, la plupart, n'ecriront jamais. D'ailleurs, il est de mauvais ton d'applaudir, l'admiration donne a la physionomie une expression ridicule, et un transport d'enthousiasme peut deranger le pli d'une cravate. Voila, certes, de hautes raisons pour que des hommes immortels, qui honorent leur siecle parmi les siecles, trainent des vies d'amertume et de degout, pour que le genie s'eteigne decourage sur un chef-d'oeuvre, pour qu'un Camoens mendie, pour qu'un Milton languisse dans la misere, pour que d'autres que nous ignorons, plus infortunes et plus grands peut-etre, meurent sans meme avoir pu reveler leurs noms et leurs talents, comme ces lampes qui s'allument et s'eteignent dans un tombeau! Ajoutez a cela que, tandis que les illustrations les plus meritees sont refusees au genie, il voit s'elever sur lui une foule de reputations inexplicables et de renommees usurpees; il voit le petit nombre d'ecrivains plus ou moins mediocres qui dirigent pour le moment l'opinion, exalter les mediocrites qu'ils ne craignent pas, en deprimant sa superiorite qu'ils redoutent. Qu'importe toute cette sollicitude du neant pour le neant! On reussira, a la verite, a user l'ame, a empoisonner l'existence du grand homme; mais le temps et la mort viendront et feront justice. Les reputations dans l'opinion publique sont comme des liquides de differents poids dans un meme vase. Qu'on agite le vase, on parviendra aisement a meler les liqueurs; qu'on le laisse reposer, elles reprendront toutes, lentement et d'elles-memes, l'ordre que leurs pesanteurs et la nature leur assignent. Des reflexions ameres viennent a l'esprit quand on songe a l'extinction, aujourd'hui inevitable, de cette illustre race de Conde, qui, sans jamais s'asseoir sur le trone, avait toujours ete remarquable entre toutes les races royales de l'Europe, et avait fonde dans la maison de France une sorte de dynastie militaire, accoutumee a regner au milieu des camps et des champs de bataille. Si, dans quelques annees, de nouvelles convulsions politiques amenaient (ce qu'a Dieu ne plaise!) de nouvelles guerres civiles, nous tous qui servons aujourd'hui la cause monarchique, nous serions bien alors des exiles, des bannis, des proscrits; mais nous ne serions plus, comme les vainqueurs de Berstheim et de Biberach, des Condeens. Car, du moins, pour ces fideles guerriers sans foyer et sans asile, le nom de leur chef sexagenaire, ce grand nom de Conde, etait devenu comme une patrie. La peinture des passions, variables comme le coeur humain, est une source inepuisable d'expressions et d'idees neuves; il n'en est pas de meme de la volupte. La, tout est materiel, et, quand vous avez epuise l'albatre, la rose et la neige, tout est dit. Ceux qui observent avec un curieux plaisir les divers changements que le temps et les temps amenent dans l'esprit d'une nation consideree comme grand individu peuvent remarquer en ce moment un singulier phenomene litteraire, ne d'un autre phenomene politique, la revolution francaise. Il y a aujourd'hui en France combat entre une opinion litteraire encore trop puissante et le genie de ce siecle. Cette opinion, aride heritage legue a notre epoque par le siecle de Voltaire, ne veut marcher qu'escortee de toutes les gloires du siecle de Louis XIV. C'est elle qui ne voit de poesie que sous la forme etroite du vers; qui, semblable aux juges de Galilee, ne veut pas que la terre tourne et que le talent cree; qui ordonne aux aigles de ne voler qu'avec des ailes de cire; qui mele, dans son aveugle admiration, a des renommees immortelles, qu'elle eut persecutees si elles avaient paru de nos jours, je ne sais quelles vieilles reputations usurpees que les siecles se passent avec indifference et dont elle se fait des autorites contre les reputations contemporaines; en un mot, qui poursuivrait du nom de Corneille mort Corneille renaissant. Cette opinion decourageante et injurieuse condamne toute originalite comme une heresie. Elle crie que le regne des lettres est passe, que les muses se sont exilees et ne reviendront plus; et chaque jour de jeunes lyres lui donnent d'harmonieux dementis, et la poesie francaise se renouvelle glorieusement autour de nous. Nous sommes a l'aurore d'une grande ere litteraire, et cette fletrissante opinion voudrait que notre epoque, si eclatante de son propre eclat, ne fut que le pale reflet des deux epoques precedentes! La litterature funeste du siecle passe a, pour ainsi parler, exhale cette opinion antipoetique dans notre siecle comme un miasme charge de principes de mort, et, pour dire la verite entiere, nous conviendrons qu'elle dirige l'immense majorite des esprits qui composent parmi nous le public litteraire. Les chefs qui l'ont donnee ont disparu; mais elle gouverne toujours la masse, elle surnage encore comme un navire qui a perdu ses mats. Cependant il s'eleve de jeunes tetes, pleines de seve et de vigueur, qui ont medite la Bible, Homere et Dante, qui se sont abreuvees aux sources primitives de l'inspiration, et qui portent en elles la gloire de notre siecle. Ces jeunes hommes seront les chefs d'une ecole nouvelle et pure, rivale et non ennemie des ecoles anciennes, d'une opinion poetique qui sera un jour aussi celle de la masse. En attendant, ils auront bien des combats a livrer, bien des luttes a soutenir; mais ils supporteront avec le courage du genie les adversites de la gloire. La routine reculera bien lentement devant eux, mais il viendra un jour ou elle tombera pour leur faire place, comme la scorie dessechee d'une vieille plaie qui se cicatrise. Tous ces hommes graves qui sont si clairvoyants en grammaire, en versification, en prosodie, et si aveugles en poesie, nous rappellent ces medecins qui connaissent la moindre fibre de la machine humaine, mais qui nient l'ame et ignorent la vertu. DU GENIE Toute passion est eloquente; tout homme persuade persuade; pour arracher des pleurs, il faut pleurer; l'enthousiasme est contagieux, a-t-on dit. Prenez une femme et arrachez-lui son enfant; rassemblez tous les rheteurs de la terre, et vous pourrez dire: _A la mort, et allons diner_. Ecoutez la mere; d'ou vient qu'elle a trouve des cris, des pleurs qui vous ont attendri, et que la sentence vous est tombee des mains? On a parle comme d'une chose etonnante de l'eloquence de Ciceron et de la clemence de Cesar; si Ciceron eut ete le pere de Ligarius, qu'en eut-on dit? Il n'y avait rien la que de simple. Et en effet, il est un langage qui ne trompe point, que tous les hommes entendent, et qui a ete donne a tous les hommes, c'est celui des grandes passions comme des grands evenements, _sunt lacrymae rerum_; il est des moments ou toutes les ames se comprennent, ou Israel se leve tout entier comme un seul homme. Qu'est-ce que l'eloquence? dit Demosthene. L'action, l'action, et puis encore l'action.--Mais, en morale comme en physique, pour imprimer du mouvement, il faut en posseder soi-meme. Comment se communique-t-il? Ceci vient de plus haut; qu'il vous suffise que les choses se passent ainsi. Voulez-vous emouvoir, soyez emu; pleurez, vous tirerez des pleurs; c'est un cercle ou tout vous ramene et d'ou vous ne pouvez sortir. Je vous le demande, a quoi nous eut servi le don de nous communiquer nos idees si, comme a Cassandre, il nous eut ete refuse la faculte de nous faire croire? Quel fut le plus beau moment de l'orateur romain? Celui ou les tribuns du peuple lui interdisaient la parole.--Romains, s'ecria-t-il, je jure que j'ai sauve la republique! Et tout le peuple se leva, criant: Nous jurons qu'il a dit la verite. Et tout ce que nous venons de dire de l'eloquence, nous le dirons de tous les arts, car tous les arts ne sont que la meme langue differemment parlee. Et en effet, qu'est-ce que nos idees? Des sensations, et des sensations comparees. Qu'est-ce que les arts, sinon les diverses manieres d'exprimer nos idees? Rousseau, s'examinant soi-meme et se confrontant avec ce modele ideal que tous les hommes portent grave dans leur conscience, traca un plan d'education par lequel il garantissait son eleve de tous ses vices, mais en meme temps de toutes ses vertus. Le grand homme ne s'apercut pas qu'en donnant a son Emile ce qui lui manquait, il lui otait ce qu'il possedait lui-meme. Cet homme eleve au milieu du rire et de la joie serait comme un athlete eleve loin des combats. Pour etre un Hercule, il faut avoir etouffe les serpents des le berceau. Tu veux lui epargner la lutte des passions, mais est-ce donc vivre que d'avoir evite la vie? Qu'est-ce qu'exister? dit Locke. C'est sentir. Les grands hommes sont ceux qui ont beaucoup senti, beaucoup vecu; et souvent, en quelques annees, on a vecu bien des vies. Qu'on ne s'y trompe pas, les hauts sapins ne croissent que dans la region des orages. Athenes, ville de tumulte, eut mille grands hommes; Sparte, ville de l'ordre, n'en eut qu'un, Lycurgue; et Lycurgue etait ne avant ses lois. Aussi voyons-nous la plupart des grands hommes apparaitre au milieu des grandes fermentations populaires; Homere, au milieu des siecles heroiques de la Grece; Virgile, sous le triumvirat; Ossian, sur les debris de sa patrie et de ses dieux; Dante, l'Arioste, le Tasse, au milieu des convulsions renaissantes de l'Italie; Corneille et Racine, au siecle de la Fronde; et enfin Milton, entonnant la premiere revolte au pied de l'echafaud sanglant de White-Hall. Et si nous examinons quel fut en particulier le destin de ces grands hommes, nous les voyons tous tourmentes par une vie agitee et miserable. Camoens fend les mers son poeme a la main; d'Ercilla ecrit ses vers sur des peaux de betes dans les forets du Mexique. Ceux-la que les souffrances du corps ne distraient pas des souffrances de l'ame trainent une vie orageuse, devores par une irritabilite de caractere qui les rend a charge a eux-memes et a ceux qui les entourent. Heureux ceux qui ne meurent pas avant le temps, consumes par l'activite de leur propre genie, comme Pascal; de douleur, comme Moliere et Racine; ou vaincus par les terreurs de leur propre imagination, comme ce Tasse infortune! Admettant donc ce principe reconnu de toute l'antiquite, que les grandes passions font les grands hommes, nous reconnaitrons en meme temps que, de meme qu'il y a des passions plus ou moins fortes, de meme il existe divers degres de genie. Et, examinant maintenant quelles sont les choses les plus capables d'exciter la violence de nos passions, c'est-a-dire de nos desirs, qui ne sont eux-memes que des volontes plus ou moins prononcees, jusqu'a cette volonte ferme et constante par laquelle on desire une chose toute sa vie, tout ou rien, comme Cesar, levier terrible par lequel l'homme se brise lui-meme, nous tomberons d'accord que, s'il existe une chose capable d'exciter une volonte pareille dans une ame noble et ferme, ce doit etre sans contredit ce qu'il y a de plus grand parmi les hommes. Or, jetant maintenant les yeux autour de nous, considerons s'il est une chose a laquelle cette denomination sublime ait ete justement attribuee par le consentement unanime de tous les temps et de tous les peuples. Et nous voici, jeunes gens, arrives en peu de paroles a cette verite ravissante devant laquelle toute la philosophie antique et le grand Platon lui-meme avaient recule. Que le genie, c'est la vertu! Poetes, ayez toujours l'austerite d'un but moral devant les yeux. N'oubliez jamais que par hasard des enfants peuvent vous lire. Ayez pitie des tetes blondes. On doit encore plus de respect a la jeunesse qu'a la vieillesse. L'homme de genie ne doit reculer devant aucune difficulte; il fallait de petites armes aux hommes ordinaires; aux grands athletes, il leur fallait les cestes d'Hercule. _PLAN DE TRAGEDIE FAIT AU COLLEGE_ Deux des successeurs d'Alexandre, Cassandre et Alexandre, fils de Polyperchon, se disputent l'empire de la Grece. Le premier est retranche dans la citadelle d'Athenes, le second campe sous les murailles. Athenes, entre ces deux puissants ennemis, menacee a tout moment de sa ruine, est encore tourmentee par des dissensions interieures. Le peuple penche pour le parti d'Alexandre, qui promet de retablir le gouvernement populaire; le senat tient pour Cassandre, qui a retabli le gouvernement aristocratique. De la la haine violente du peuple contre Phocion, chef du senat, et le plus grand ennemi des caprices de la multitude. Phocion, dans cette crise, ou il s'agit de lui autant que de l'etat, insensible a tout autre interet qu'a celui de ses concitoyens, ne songe qu'au salut de la republique; il y travaille avec toute l'imprudence d'une belle ame. Les moyens qu'il emploie pour sauver la patrie sont ceux qu'on emploie pour le perdre lui-meme. Il parvient a determiner les deux chefs rivaux a s'eloigner de l'Attique et a respecter Athenes; et dans le meme moment il est accuse de trahison, traduit devant le peuple, et condamne. Voila, en peu de mots, toute l'action de la tragedie; elle est simple, et peut etre noble pourtant. C'est le tableau des agitations populaires et de la vertu malheureuse, c'est-a-dire le plus grand exemple qu'on puisse mettre sous les yeux des hommes, et le spectacle digne des dieux. D'un cote, la haine du peuple, les ennemis de Phocion, sa vertu imprudente, qui leur donne des armes contre lui, enfin Alexandre et son armee; de l'autre, les troupes de Cassandre, le parti des bons citoyens, la vieille autorite du senat, enfin l'ascendant eternel de la vertu, qui fait triompher Phocion toutes les fois qu'il se trouve en presence de la multitude. Ainsi la balance theatrale est etablie; l'action se deroule par une suite de revolutions inattendues; les moyens d'attaque et de resistance ont entre eux des proportions qui rendent l'anxiete possible. Ainsi, lorsqu'au troisieme acte Phocion n'a pas craint de se rendre au camp d'Alexandre, son ennemi, et qu'il l'a determine a accepter une entrevue avec Cassandre, il semble que cette demarche courageuse va desarmer l'ingratitude du peuple et fermer la bouche a ses accusateurs. Mais Phocion s'est expose a la mort sans mandat; il a meprise, pour sauver le peuple, un decret populaire qui le destituait de sa charge, decret que le senat n'avait pas sanctionne. Ainsi, lorsque le spectateur croit que l'action marche vers un heureux denoument, il se trouve que le peril est au comble. Le peuple, en pleine revolte, assiege la demeure de Phocion. Il ne se presente aucun moyen de salut. Le senat est sans force, et Cassandre est trop eloigne. Il n'y a plus qu'a mourir. On propose a Phocion d'armer ses esclaves et de vendre cherement sa vie. Mais le grand homme refuse. Le peuple se precipite sur la scene en criant:--La mort! la mort! Phocion n'en est point emu. Les orateurs agitent la multitude par leurs cris. Phocion la harangue; mais, voyant que le tumulte redouble et qu'il ne peut parvenir a la ramener a des sentiments humains, il monte sur son tribunal, et a ce mouvement la revolution theatrale est operee. Ce n'est plus le vieillard disputant sa vie contre une populace effrenee, c'est un juge supreme qui foudroie des revoltes. Les assassins tombent aux genoux de Phocion. Le vieillard, profondement emu de l'ingratitude de ses concitoyens, ne leur demande pas vengeance, il ne leur demande pas meme la vie, il ne leur demande que de le laisser vivre encore un jour pour les sauver. Ainsi la face de la scene est changee; le peuple est apaise; les deux rois vont se rendre dans la ville pour conclure une treve; il semble que Phocion n'ait plus rien a craindre. Tout a coup Agnonide se leve et conseille de se saisir des deux rois et de mettre ainsi fin aux malheurs de la Grece. A cette proposition perfide, dont il ne developpe que trop bien les avantages, l'incertitude renait; on sent tout de suite quel effet la reponse de Phocion va produire sur un peuple chez qui Aristide n'osa pas une seconde fois preferer le juste a l'utile. Phocion voit le piege, et il n'en est point etonne. Il fait ce qu'Aristide n'aurait point ose faire, il reste du parti de la chose juste contre la chose utile. L'entrevue des deux rois est rompue, et Phocion est cite devant l'assemblee du peuple comme coupable d'avoir laisse echapper l'occasion de sauver la republique. Ici l'action se presse. Phocion est sur le point d'etre traine devant cette assemblee, composee d'un ramassis d'esclaves et d'etrangers ameutes par ses ennemis, lorsqu'on apprend que Cassandre descend de l'Acropolis et marche a son secours. Le vieillard, quoique l'on viole les lois pour le faire condamner, ne veut pas etre sauve malgre les lois. Il marche lui-meme au-devant de ses liberateurs et les force a rentrer dans la citadelle; il revient ensuite se presenter devant le peuple. Il est au moment d'etre absous, lorsque tout a coup l'armee d'Alexandre parait sous les remparts. Le peuple se revolte, l'autorite du senat est meconnue, et Phocion est condamne. Il prend la coupe et boit gravement le poison. Cette tragedie pourrait etre belle; cependant elle n'obtiendrait qu'un succes d'estime. Cela tient a ce qu'elle serait froide; au theatre un conte d'amour vaut mieux que toute l'histoire. Campistron a deja mis le sujet de Phocion sur la scene. Sa piece, comme toutes celles qu'il a faites, est assez bien concue et n'est pas mal conduite. Il y a quelque invention dans les caracteres, mais il n'a point su les soutenir. C'est ce qui arrive souvent aux gens qui, comme lui, n'ont ni vu ni observe, et qui s'imaginent qu'on fait de l'amour avec des exclamations, et de la vertu avec des maximes. Ainsi, dans une scene, d'ailleurs assez bien ecrite, si l'on admet que le style des tragedies de Voltaire est un bon style, entre le tyran et Phocion, celui-ci, apres avoir dit en vrai capitan: Un homme tel que moi, loin de s'humilier, Conte ce qu'il a fait pour se justifier. Ose toi-meme ici rappeler mon histoire. Elle ne t'offrira que des jours pleins de gloire; Chaque instant est marque par quelque exploit fameux... se reprend tout a coup, et il ajoute avec une emphase de modestie aussi ridicule que sa jactance: Mais que dis-je? ou m'emporte un mouvement honteux? Est-ce a moi de conter la gloire de ma vie? D'en retracer le cours quand Athenes l'oublie? J'en rougis; je suis pret a me desavouer. Prononce; j'aime mieux mourir que me louer. Et plus loin, Campistron, ne sachant comment faire revenir Phocion mourant sur la scene, s'avise de lui faire demander une entrevue au tyran. Le tyran, tres surpris, accorde par pur motif de curiosite; mais, comme ce ne serait pas le compte de l'auteur de mettre en tete-a-tete deux personnages qui n'ont reellement rien a se dire, au moment d'entretenir Phocion, on vient chercher le tyran pour une revolte. Celui-ci, comme de raison, oublie de donner contre-ordre pour l'entrevue. Phocion arrive, et, ne trouvant pas le tyran, il cherche dans sa tete quelle raison peut lui avoir fait quitter la scene, et il n'en trouve pas de meilleure, sinon que c'est qu'il lui fait peur, et il ajoute, avec une bonhomie tout a fait comique: Sans armes et mourant je le force a me craindre. Que le sort d'un tyran, justes dieux! est a plaindre! Et plus loin encore, Phocion mourant, qui se promene durant tout le cinquieme acte au milieu de la sedition, se rencontre avec sa fille Chrysis, et il s'occupe, en bon pere, a lui chercher un mari. Le passage est reellement curieux. Savez-vous sur qui son choix s'arrete? Sur le fils du tyran. Il semble, comme dit le proverbe, qu'il n'y a qu'a se baisser et en prendre. Et voulant, en mourant, vous choisir un epoux, Je ne trouve que lui qui soit digne de vous. La reponse de la fille est peut-etre encore plus singuliere: Qu'entends-je! o ciel! seigneur, m'en croyez-vous capable? Je ne vous cele point qu'il me parait aimable. C'est cette meme Chrysis qui, voyant mourir son pere et son amant, trop bien elevee pour les suivre, s'ecrie avec une naivete si touchante: O fortune contraire, J'ose, apres de tels coups, defier ta colere! Elle s'en va, et la toile tombe. En pareil cas Corneille est sublime, il fait dire a Eurydice: Non, je ne pleure pas, madame, mais je meurs. En 1793, la France faisait front a l'Europe, la Vendee tenait tete a la France. La France etait plus grande que l'Europe, la Vendee etait plus grande que la France. Decembre 1820. Le tout jeune homme qui s'eveille de nos jours aux idees politiques est dans une perplexite etrange. En general, nos peres sont bonapartistes, nos meres sont royalistes. Nos peres ne voient dans Napoleon que l'homme qui leur donnait des epaulettes; nos meres ne voient dans Buonaparte que l'homme qui leur prenait leurs fils. Pour nos peres, la revolution, c'est la plus grande chose qu'ait pu faire le genie d'une assemblee; l'empire, c'est la plus grande chose qu'ait pu faire le genie d'un homme. Pour nos meres, la revolution, c'est une guillotine; l'empire, c'est un sabre. Nous autres enfants nes sous le consulat, nous avons tous grandi sur les genoux de nos meres, nos peres etant au camp; et, bien souvent privees, par la fantaisie conquerante d'un homme, de leurs maris, de leurs freres, elles ont fixe sur nous, frais ecoliers de huit ou dix ans, leurs doux yeux maternels remplis de larmes, en songeant que nous aurions dix-huit ans en 1820, et qu'en 1825 nous serions colonels ou morts. L'acclamation qui a salue Louis XVIII en 1814, c'a ete un cri de joie des meres. En general, il est peu d'adolescents de notre generation qui n'aient suce avec le lait de leurs meres la haine des deux epoques violentes qui ont precede la restauration. Le croquemitaine des enfants de 1802, c'etait Robespierre; le croquemitaine des enfants de 1815, c'etait Buonaparte. Dernierement, je venais de soutenir ardemment, en presence de mon pere, mes opinions vendeennes. Mon pere m'a ecoute parler en silence, puis il s'est tourne vers le general L----, qui etait la, et il lui a dit: _Laissons faire le temps. L'enfant est de l'opinion de sa mere, l'homme sera de l'opinion de son pere_. Cette prediction m'a laisse tout pensif. Quoi qu'il arrive, et en admettant meme jusqu'a un certain point que l'experience puisse modifier l'impression que nous fait le premier aspect des choses a notre entree dans la vie, l'honnete homme est sur de ne point errer en soumettant toutes ces modifications a la severe critique de sa conscience. Une bonne conscience qui veille dans un esprit le sauve de toutes les mauvaises directions ou l'honnetete peut se perdre. Au moyen age, on croyait que tout liquide ou un saphir avait sejourne etait un preservatif contre la peste, le charbon et la lepre et _toutes ses especes_, dit Jean-Baptiste de Rocoles. Ce saphir, c'est la conscience. JOURNAL DES IDEES ET DES OPINIONS D'UN REVOLUTIONNAIRE DE 1830 AOUT Apres juillet 1830, il nous faut la chose _republique_ et le mot _monarchie_. A ne considerer les choses que sous le point de vue de l'expedient politique, la revolution de juillet nous a fait passer brusquement du constitutionalisme au republicanisme. La machine anglaise est desormais hors de service en France; les whigs siegeraient a l'extreme droite de notre Chambre. L'opposition a change de terrain comme le reste. Avant le 30 juillet elle etait en Angleterre, aujourd'hui elle est en Amerique. Les societes ne sont bien gouvernees en fait et en droit que lorsque ces deux forces, l'intelligence et le pouvoir, se superposent. Si l'intelligence n'eclaire encore qu'une tete au sommet du corps social, que cette tete regne; les theocraties ont leur logique et leur beaute. Des que plusieurs ont la lumiere, que plusieurs gouvernent; les aristocraties sont alors legitimes. Mais lorsqu'enfin l'ombre a disparu de partout, quand toutes les tetes sont dans la lumiere, que tous regissent tout. Le peuple est mur a la republique; qu'il ait la republique. Tout ce que nous voyons maintenant, c'est une aurore. Rien n'y manque, pas meme le coq. La fatalite, que les anciens disaient aveugle, y voit clair et raisonne. Les evenements se suivent, s'enchainent et se deduisent dans l'histoire avec une logique qui effraye. En se placant un peu a distance, on peut saisir toutes leurs demonstrations dans leurs rigoureuses et colossales proportions, et la raison humaine brise sa courte mesure devant ces grands syllogismes du destin. Il ne peut y avoir rien que de factice, d'artificiel et de platre dans un ordre de choses ou les inegalites sociales contrarient les inegalites naturelles. L'equilibre parfait de la societe resulte de la superposition immediate de ces deux inegalites. Les rois ont le jour, les peuples ont le lendemain. Donneurs de places! preneurs de places! demandeurs de places! gardeurs de places!--C'est pitie de voir tous ces gens qui mettent une cocarde tricolore a leur marmite. Il y a, dit Hippocrate, l'inconnu, le mysterieux, le _divin_ des maladies. _Quid divinum_. Ce qu'il dit des maladies, on peut le dire des revolutions. La derniere raison des rois, le boulet. La derniere raison des peuples, le pave. Je ne suis pas de vos gens coiffes du bonnet rouge et entetes de la guillotine. Pour beaucoup de raisonneurs a froid qui font apres coup la theorie de la Terreur, 93 a ete une amputation brutale, mais necessaire. Robespierre est un Dupuytren politique. Ce que nous appelons la guillotine n'est qu'un bistouri. C'est possible. Mais il faut desormais que les maux de la societe soient traites non par le bistouri, mais par la lente et graduelle purification du sang, par la resorption prudente des humeurs extravasees, par la saine alimentation, par l'exercice des forces et des facultes, par le bon regime. Ne nous adressons plus au chirurgien, mais au medecin. Beaucoup de bonnes choses sont ebranlees et toutes tremblantes encore de la brusque secousse qui vient d'avoir lieu. Les hommes d'art en particulier sont fort stupefaits et courent dans toutes les directions apres leurs idees eparpillees. Qu'ils se rassurent. Ce tremblement de terre passe, j'ai la ferme conviction que nous retrouverons notre edifice de poesie debout et plus solide de toutes les secousses auxquelles il aura resiste. C'est aussi une question de liberte que la notre, c'est aussi une revolution. Elle marchera intacte a cote de sa soeur la politique. Les revolutions, comme les loups, ne se mangent pas. SEPTEMBRE Notre maladie depuis six semaines, c'est le ministere et la majorite de la Chambre qui nous l'ont faite; c'est une revolution rentree. On a tort de croire que l'equilibre europeen ne sera pas derange par notre revolution. Il le sera. Ce qui nous rend forts, c'est que nous pouvons lacher son peuple sur tout roi qui nous lachera son armee. Une revolution combattra pour nous partout ou nous le voudrons. L'Angleterre seule est redoutable pour mille raisons. Le ministere anglais nous fait bonne mine parce que nous avons inspire au peuple anglais un enthousiasme qui pousse le gouvernement. Cependant Wellington sait par ou nous prendre; il nous entamera, l'heure venue, par Alger ou par la Belgique. Or nous devions chercher a nous lier de plus en plus etroitement avec la population anglaise, pour tenir en respect son ministere; et, pour cela, envoyer en Angleterre un ambassadeur populaire, Benjamin Constant, par exemple, dont on eut detele la voiture de Douvres a Londres avec douze cent mille anglais en cortege. De cette facon, notre ambassadeur eut ete le premier personnage d'Angleterre, et qu'on juge le beau contrecoup qu'eut produit a Londres, a Manchester, a Birmingham, une declaration de guerre a la France! Planter l'idee francaise dans le sol anglais, c'eut ete grand et politique. L'union de la France et de l'Angleterre peut produire des resultats immenses pour l'avenir de l'humanite. La France et l'Angleterre sont les deux pieds de la civilisation. Chose etrange que la figure des gens qui passent dans les rues le lendemain d'une revolution! A tout moment vous etes coudoye par le vice et l'impopularite en personne avec cocarde tricolore. Beaucoup s'imaginent que la cocarde couvre le front. Nous assistons en ce moment a une averse de places qui a des effets singuliers. Cela debarbouille les uns. Cela crotte les autres. On est tout stupefait des existences qui surgissent toutes faites dans la nuit qui suit une revolution. Il y a du champignon dans l'homme politique. Hasard et intrigue. Coterie et loterie. Charles X croit que la revolution qui l'a renverse est une conspiration creusee, minee, chauffee de longue main. Erreur! c'est tout simplement une ruade du peuple. Mon ancienne conviction royaliste-catholique de 1820 s'est ecroulee piece a piece depuis dix ans devant l'age et l'experience. Il en reste pourtant encore quelque chose dans mon esprit, mais ce n'est qu'une religieuse et poetique ruine. Je me detourne quelquefois pour la considerer avec respect, mais je n'y viens plus prier. L'ordre sous la tyrannie, c'est, dit Alfieri quelque part, _une vie sans ame_. L'idee de Dieu et l'idee du roi sont deux et doivent etre deux. La monarchie a la Louis XIV les confond au detriment de l'ordre temporel, au detriment de l'ordre spirituel. Il resulte de ce monarchisme une sorte de mysticisme politique, de fetichisme royaliste, je ne sais quelle religion de la personne du roi, du corps du roi, qui a un palais pour temple et des gentilshommes de la chambre pour pretres, avec l'etiquette pour decalogue. De la toutes ces fictions qu'on appelle _droit divin, legitimite, grace de Dieu_, et qui sont tout au rebours du veritable droit divin, qui est la justice, de la veritable legitimite, qui est l'intelligence, de la veritable grace de Dieu, qui est la raison. Cette religion des courtisans n'aboutit a autre chose qu'a substituer la chemise d'un homme a la banniere de l'eglise. Nous sommes dans le moment des peurs paniques. Un club, par exemple, effraye, et c'est tout simple; c'est un mot que la masse traduit par un chiffre, 93. Et, pour les basses classes, 93, c'est la disette; pour les classes moyennes, c'est le maximum; pour les hautes classes, c'est la guillotine. Mais nous sommes en 1830. La republique, comme l'entendent certaines gens, c'est la guerre de ceux qui n'ont ni un sou, ni une idee, ni une vertu, contre quiconque a l'une de ces trois choses. La republique, selon moi, la republique, qui n'est pas encore mure, mais qui aura l'Europe dans un siecle, c'est la societe souveraine de la societe; se protegeant, garde nationale; se jugeant, jury; s'administrant, commune; se gouvernant, college electoral. Les quatre membres de la monarchie, l'armee, la magistrature, l'administration, la pairie, ne sont pour cette republique que quatre excroissances genantes qui s'atrophient et meurent bientot. --Ma vie a ete pleine d'epines. --Est-ce pour cela que votre conscience est si dechiree? Il y a toujours deux choses dans une charte, la solution d'un peuple et d'un siecle, et une feuille de papier. Tout le secret, pour bien gouverner le progres politique d'une nation, consiste a savoir distinguer ce qui est la solution sociale de ce qui est la feuille de papier. Tous les principes que les revolutions antecedentes ont degages forment le fonds, l'essence meme de la charte; respectez-les. Ainsi, liberte de culte, liberte de pensee, liberte de presse, liberte d'association, liberte de commerce, liberte d'industrie, liberte de chaire, de tribune, de theatre, de treteau, egalite devant la loi, libre accessibilite de toutes les capacites a tous les emplois, toutes choses sacrees et qui font choir, comme la torpille, les rois qui osent y toucher. Mais de la feuille de papier, de la forme, de la redaction, de la lettre, des questions d'age, de cens, d'eligibilite, d'heredite, d'inamovibilite, de penalite, inquietez-vous-en peu et reformez a mesure que le temps et la societe marchent. La lettre ne doit jamais se petrifier quand les choses sont progressives. Si la lettre resiste, il faut la briser. Il faut quelquefois violer les chartes pour leur faire des enfants. En matiere de pouvoir, toutes les fois que le fait n'a pas besoin d'etre violent pour etre, le fait est droit. Une guerre generale eclatera quelque jour en Europe, la guerre des royaumes contre les patries. M. de Talleyrand a dit a Louis-Philippe, avec un gracieux sourire, en lui pretant serment:--He! he! sire, c'est le treizieme. M. de Talleyrand disait il y a un an, a une epoque ou l'on parlait beaucoup trilogie en litterature:--Je veux avoir fait aussi, moi, ma trilogie; j'ai fait Napoleon, j'ai fait la maison de Bourbon, je finirai par la maison d'Orleans. Pourvu que la piece que M. de Talleyrand nous joue n'ait en effet que trois actes! Les revolutions sont de magnifiques improvisatrices. Un peu echevelees quelquefois. Effrayante charrue que celle des revolutions! ce sont des tetes humaines qui roulent au tranchant du soc des deux cotes du sillon. Ne detruisez pas notre architecture gothique. Grace pour les vitraux tricolores! Napoleon disait: Je ne veux pas du coq, le renard le mange. Et il prit l'aigle. La France a repris le coq. Or, voici tous les renards qui reviennent dans l'ombre a la file, se cachant l'un derriere l'autre; P---- derriere T----, V---- derriere M----. _Eia! vigila, Galle!_ Il y a des gens qui se croient bien avances et qui ne sont encore qu'en 1688. Il y a pourtant longtemps deja que nous avons depasse 1789. La nouvelle generation a fait la revolution de 1830, l'ancienne pretend la feconder. Folie, impuissance! Une revolution de vingt-cinq ans, un parlement de soixante, que peut-il resulter de l'accouplement? Vieillard, ne vous barricadez pas ainsi dans la legislature; ouvrez la porte bien plutot, et laissez passer la jeunesse. Songez qu'en lui fermant la Chambre, vous la laissez sur la place publique. Vous avez une belle tribune en marbre, avec des bas-reliefs de M. Lemot, et vous n'en voulez que pour vous; c'est fort bien. Un beau matin, la generation nouvelle renversera un tonneau sur le cul, et cette tribune-la sera en contact immediat avec le pave qui a ecrase une monarchie de huit siecles. Songez-y. Remarquez d'ailleurs que, tout venerables que vous etes par votre age, ce que vous faites depuis aout 1830 n'est que precipitation, etourderie et imprudence. Des jeunes gens n'auraient peut-etre pas fait la part au feu si large. Il y avait dans la monarchie de la branche ainee beaucoup de choses utiles que vous vous etes trop hates de bruler et qui auraient pu servir, ne fut-ce que comme fascines, pour combler le fosse profond qui nous separe de l'avenir. Nous autres, jeunes ilotes politiques, nous vous avons blames plus d'une fois, dans l'ombre oisive ou vous nous laissez, de tout demolir trop vite et sans discernement, nous qui revons pourtant une reconstruction generale et complete. Mais pour la demolition comme pour la reconstruction, il fallait une longue et patiente attention, beaucoup de temps, et le respect de tous les interets qui s'abritent et poussent si souvent de jeunes et vertes branches sous les vieux edifices sociaux. Au jour de l'ecroulement, il faut faire aux interets un toit provisoire. Chose etrange! vous avez la vieillesse, et vous n'avez pas la maturite. Voici des paroles de Mirabeau qu'il est l'heure de mediter: "Nous ne sommes point des sauvages arrivant nus des bords de l'Orenoque pour former une societe. Nous sommes une nation vieille, et sans doute trop vieille pour notre epoque. Nous avons un gouvernement preexistant, un roi preexistant, des prejuges preexistants; il faut, autant qu'il est possible, assortir toutes ces choses a la revolution et sauver la soudainete du passage." Dans la constitution actuelle de l'Europe, chaque etat a son esclave, chaque royaume traine son boulet. La Turquie a la Grece, la Russie a la Pologne, la Suede a la Norvege, la Prusse a le grand-duche de Posen, l'Autriche a la Lombardie, la Sardaigne a le Piemont, l'Angleterre a l'Irlande, la France a la Corse, la Hollande a la Belgique. Ainsi, a cote de chaque peuple maitre, un peuple esclave; a cote de chaque nation dans l'etat naturel, une nation hors de l'etat naturel. Edifice mal bati; moitie marbre, moitie platras. OCTOBRE L'esprit de Dieu, comme le soleil, donne toujours a la fois toute sa lumiere. L'esprit de l'homme ressemble a cette pale lune, qui a ses phases, ses absences et ses retours, sa lucidite et ses taches, sa plenitude et sa disparition, qui emprunte toute sa lumiere des rayons du soleil, et qui pourtant ose les intercepter quelquefois. Avec beaucoup d'idees, beaucoup de vues, beaucoup de probite, les saint-simoniens se trompent. On ne fonde pas une religion avec la seule morale. Il faut le dogme, il faut le culte. Pour asseoir le culte et le dogme, il faut les mysteres. Pour faire croire aux mysteres, il faut des miracles.--Faites donc des miracles.--Soyez prophetes, soyez dieux d'abord, si vous pouvez, et puis apres pretres, si vous voulez. L'eglise affirme, la raison nie. Entre le _oui_ du pretre et le _non_ de l'homme, il n'y a plus que Dieu qui puisse placer son mot. Tout ce qui se fait maintenant dans l'ordre politique n'est qu'un pont de bateaux. Cela sert a passer d'une rive a l'autre. Mais cela n'a pas de racines dans le fleuve d'idees qui coule dessous et qui a emporte dernierement le vieux pont de pierre des Bourbons. Les tetes comme celle de Napoleon sont le point d'intersection de toutes les facultes humaines. Il faut bien des siecles pour reproduire le meme accident. Avant une republique, ayons, s'il se peut, une chose publique. J'admire encore La Rochejaquelein, Lescure, Cathelineau, Charette meme; je ne les aime plus. J'admire toujours Mirabeau et Napoleon; je ne les hais plus. Le sentiment de respect que m'inspire la Vendee n'est plus chez moi qu'une affaire d'imagination et de vertu. Je ne suis plus vendeen de coeur, mais d'ame seulement. _Copie textuelle d'une lettre anonyme adressee ces jours-ci a M. Dupin._ "Monsieur le sauveur, vous vous f... sur le pied de vexer les mendiants! Pas tant de bagou, ou tu sauteras le pas! J'en ai tordu de plus malins que toi! A revoir, porte-toi bien, en attendant que je te tue." Mauvais eloge d'un homme que de dire: son opinion politique n'a pas varie depuis quarante ans. C'est dire que pour lui il n'y a eu ni experience de chaque jour, ni reflexion, ni repli de la pensee sur les faits. C'est louer une eau d'etre stagnante, un arbre d'etre mort; c'est preferer l'huitre a l'aigle. Tout est variable au contraire dans l'opinion; rien n'est absolu dans les choses politiques, excepte la moralite interieure de ces choses. Or cette moralite est affaire de conscience et non d'opinion. L'opinion d'un homme peut donc changer honorablement, pourvu que sa conscience ne change pas. Progressif ou retrograde, le mouvement est essentiellement vital, humain, social. Ce qui est honteux, c'est de changer d'opinion pour son interet, et que ce soit un ecu ou un galon qui vous fasse brusquement passer du blanc au tricolore, et vice versa. Nos chambres decrepites procreent a cette heure une infinite de petites lois culs-de-jatte, qui, a peine nees, branlent la tete comme de vieilles femmes et n'ont plus de dents pour mordre les abus. L'egalite devant la loi, c'est l'egalite devant Dieu traduite en langue politique. Toute charte doit etre une version de l'evangile. Les whigs? dit O'Connell, des tories sans places. Toute doctrine sociale qui cherche a detruire la famille est mauvaise, et, qui plus est, inapplicable. Sauf a se recomposer plus tard, la societe est soluble, la famille non. C'est qu'il n'entre dans la composition de la famille que des lois naturelles; la societe, elle, est soluble par tout l'alliage de lois factices, artificielles, transitoires, expedientes, contingentes, accidentelles, qui se mele a sa constitution. Il peut souvent etre utile, etre necessaire, etre bon de dissoudre une societe quand elle est mauvaise, ou trop vieille, ou mal venue. Il n'est jamais utile, ni necessaire, ni bon, de mettre en poussiere la famille. Quand vous decomposez une societe, ce que vous trouvez pour dernier residu, ce n'est pas l'individu, c'est la famille. La famille est le cristal de la societe. NOVEMBRE Il y a de grandes choses qui ne sont pas l'oeuvre d'un homme, mais d'un peuple. Les pyramides d'Egypte sont anonymes; les journees de juillet aussi. Au printemps, il y aura une fonte de russes. TRES BONNE LOI ELECTORALE (Quand le peuple saura lire.) ARTICLE Ier.--Tout francais est electeur. ARTICLE II.--Tout francais est eligible. DECEMBRE 9 decembre 1830.--Benjamin Constant, qui est mort hier, etait un de ces hommes rares qui fourbissent, polissent et aiguisent les idees generales de leur temps, ces armes des peuples qui brisent toutes celles des armees. Il n'y a que les revolutions qui puissent jeter de ces hommes-la dans la societe. Pour faire la pierre ponce, il faut le volcan. On vient d'annoncer dans la meme journee la mort de Goethe, la mort de Benjamin Constant, la mort de Pie VIII[1]. Trois papes de morts. [1: Cette triple nouvelle circula en effet dans Paris le meme jour. Elle ne se realisa pour Goethe que quinze mois plus tard. NAPOLEON. Voyez-vous cette etoile? CAULAINCOURT Non. NAPOLEON. Eh bien, moi, je la vois. Si le clerge n'y prend garde et ne change de vie, on ne croira bientot plus en France a d'autre trinite qu'a celle du drapeau tricolore. Citadelle inexpugnable que la France aujourd'hui! Pour remparts, au midi, les Pyrenees; au levant, les Alpes; au nord, la Belgique avec sa haie de forteresses; au couchant, l'Ocean pour fosse. En deca des Pyrenees, en deca des Alpes, en deca du Rhin et des forteresses belges, trois peuples en revolution, Espagne, Italie, Belgique, nous montent la garde; en deca de la mer, la republique americaine. Et, dans cette France imprenable, pour garnison, trois millions de bayonnettes; pour veiller aux creneaux des Alpes, des Pyrenees et de la Belgique, quatre cent mille soldats; pour defendre le terrain, un garde national par pied carre. Enfin, nous tenons le bout de meche de toutes les revolutions dont l'Europe est minee. Nous n'avons qu'a dire: Feu! J'ai assiste a une seance du proces des ministres, a l'avant-derniere, a la plus lugubre, a celle ou l'on entendait le mieux rugir le peuple dehors. J'ecrirai cette journee-la. Une pensee m'occupait pendant la seance, c'est que le pouvoir occulte qui a pousse Charles X a sa ruine, le mauvais genie de la restauration, ce gouvernement qui traitait la France en accusee, en criminelle, et lui faisait sans relache son proces, avait fini, tant il y a une raison interieure dans les choses, par ne plus pouvoir avoir pour ministres que des procureurs generaux. Et en effet, quels etaient les trois hommes assis pres de M. de Polignac comme ses agents les plus immediats? M. de Peyronnet, procureur general; M. de Chantelauze, procureur general; M. de Guernon-Ranville, procureur general. Qu'est-ce que M. Mangin, qui eut probablement figure a cote d'eux, si la revolution de juillet avait pu se saisir de lui? Un procureur general. Plus de ministre de l'interieur, plus de ministre de l'instruction publique, plus de prefet de police; des procureurs generaux partout. La France n'etait plus ni administree, ni gouvernee au conseil du roi, mais accusee, mais jugee, mais condamnee. Ce qui est dans les choses sort toujours au dehors par quelque cote. La licence se creve ses cent yeux avec ses cent bras. Quelques rochers n'arretent pas un fleuve; a travers les resistances humaines, les evenements s'ecoulent sans se detourner. Chacun se depopularise a son tour. Le peuple finira peut-etre par se depopulariser. Il y a des hommes malheureux; Christophe Colomb ne peut attacher son nom a sa decouverte; Guillotin ne peut detacher le sien de son invention. Le mouvement se propage du centre a la circonference; le travail se fait en dessous; mais il se fait. Les peres ont vu la revolution de France, les fils verront la revolution d'Europe. Les droits politiques, les fonctions de jure, d'electeur et de garde national, entrent evidemment dans la constitution normale de tout membre de la cite. Tout homme du peuple est, a priori, homme de la cite. Cependant les droits politiques doivent, evidemment aussi, sommeiller dans l'individu jusqu'a ce que l'individu sache clairement ce que c'est que des droits politiques, ce que cela signifie, et ce qu'on en fait. Pour exercer il faut comprendre. En bonne logique, l'intelligence de la chose doit toujours preceder l'action sur la chose. Il faut donc, on ne saurait trop insister sur ce point, eclairer le peuple pour pouvoir le constituer un jour. Et c'est un devoir sacre pour les gouvernants de se hater de repandre la lumiere dans ces masses obscures ou le droit definitif repose. Tout tuteur honnete presse l'emancipation de son pupille. Multipliez donc les chemins qui menent a l'intelligence, a la science, a l'aptitude. La Chambre, j'ai presque dit le trone, doit etre le dernier echelon d'une echelle dont le premier echelon est une ecole. Et puis, instruire le peuple, c'est l'ameliorer; eclairer le peuple, c'est le moraliser; lettrer le peuple, c'est le civiliser. Toute brutalite se fond au feu doux des bonnes lectures quotidiennes. _Humaniores litterae_. Il faut faire faire au peuple ses humanites. Ne demandez pas de droits pour le peuple, tant que le peuple demandera des tetes. JANVIER La chose la plus remarquable de ce mois-ci, c'est cet echantillon de style de tribune. La phrase a ete textuellement prononcee a la Chambre des deputes par un des principaux orateurs: "... C'est proscrire les veritables bases du lien social." FEVRIER Le roi Ferdinand de Naples, pere de celui qui vient de mourir, disait qu'il ne fallait que trois F. pour gouverner un peuple: _Festa, Forca, Farina_. On veut demolir Saint-Germain l'Auxerrois pour un alignement de place ou de rue; quelque jour on detruira Notre-Dame pour agrandir le parvis; quelque jour on rasera Paris pour agrandir la plaine des Sablons. Alignement, nivellement, grands mots, grands principes, pour lesquels on demolit tous les edifices, au propre et au figure, ceux de l'ordre intellectuel comme ceux de l'ordre materiel, dans la societe comme dans la cite. Il faut des monuments aux cites de l'homme; autrement ou serait la difference entre la ville et la fourmiliere? MARS Il y avait quelque chose de plus beau que la brochure de M. de C----; c'etait son silence. Il a eu tort de le rompre. Les Achilles dans leur tente sont plus formidables que sur le champ de bataille. 13 mars.--Combinaison Casimir Perier. Un homme qui engourdira la plaie, mais ne la fermera pas; un palliatif, non la guerison; un ministere au laudanum. "Quelle administration! quelle epoque! ou il faut tout craindre et tout braver; ou le tumulte renait du tumulte; ou l'on produit une emeute par les moyens qu'on prend pour la prevenir; ou il faut sans cesse de la mesure, et ou la mesure parait equivoque, timide, pusillanime; ou il faut deployer beaucoup de force, et ou la force parait tyrannie; ou l'on est assiege de mille conseils, et ou il faut prendre conseil de soi-meme; ou l'on est oblige de redouter jusqu'a des citoyens dont les intentions sont pures, mais que la defiance, l'inquietude, l'exageration, rendent presque aussi redoutables que des conspirateurs; ou l'on est reduit meme, dans des occasions difficiles, a ceder par sagesse, a conduire le desordre pour le retenir, a se charger d'un emploi glorieux, il est vrai, mais environne d'alarmes cruelles; ou il faut encore, au milieu de si grandes difficultes, deployer un front serein, etre toujours calme, mettre de l'ordre jusque dans les plus petits objets, n'offenser personne, guerir toutes les jalousies, servir sans cesse, et chercher a plaire comme si l'on ne servait point!" Voila, certes, des paroles qui caracterisent admirablement le moment present, et qui se superposent etroitement dans leurs moindres details aux moindres details de notre situation politique. Elles ont quarante ans de date. Elles ont ete prononcees par Mirabeau, le 19 octobre 1789. Ainsi les revolutions ont de certaines phases qui reviennent invariablement. La revolution de 1789 en etait alors ou en est la revolution de 1830 aujourd'hui, a la periode des insurrections. Une revolution, quand elle passe de l'etat de theorie a l'etat d'action, debouche d'ordinaire par l'emeute. L'emeute est la premiere des diverses formes violentes qu'il est dans la loi d'une revolution de prendre. L'emeute, c'est l'engorgement des interets nouveaux, des idees nouvelles, des besoins nouveaux, a toutes les portes trop etroites du vieil edifice politique. Tous veulent entrer a la fois dans toutes les jouissances sociales. Aussi est-il rare qu'une revolution ne commence pas par enfoncer les portes. Il est de l'essence de l'emeute revolutionnaire, qu'il ne faut pas confondre avec les autres sortes d'emeute, d'avoir presque toujours tort dans la forme et raison dans le fond. DERNIERS FEUILLETS SANS DATE Une ancienne prophetie de Mahomet dit qu'un _soleil se levera au couchant_. Est-ce de Napoleon qu'il voulait parler? Vous voyez ces deux hommes, Robespierre et Mirabeau. L'un est de plomb, l'autre est de fer. La fournaise de la revolution fera fondre l'un, qui s'y dissoudra; l'autre y rougira, y flamboiera, y deviendra eclatant et superbe. Il fallait etre geant comme Annibal, comme Charlemagne, comme Napoleon, pour enjamber les Alpes. Les revolutions sont commencees par des hommes que font les circonstances, et terminees par des hommes qui font les evenements. Sous la monarchie, une lettre de cachet prenait la liberte d'un individu, et la mettait dans la Bastille. Toute la liberte individuelle de France etait venue ainsi s'accumuler goutte a goutte, homme a homme, dans la Bastille, depuis plusieurs siecles. Aussi, la Bastille brisee, la liberte s'est repandue a flots par la France et par l'Europe. Un classique jacobin: un bonnet rouge sur une perruque. Plusieurs ont cree des mots dans la langue; Vaugelas a fait _pudeur_; Corneille, _invaincu_; Richelieu, _generalissime_. La civilisation est toute-puissante. Tantot elle s'accommode d'un desert de sable, comme, sous Rome, de l'Afrique; tantot d'une region de neiges, comme actuellement de la Russie. L'empereur disait: officiers francais et soldats russes. Gloire, ambition, armees, flottes, trones, couronnes; polichinelles des grands enfants. Le boucher Legendre assommait Lanjuinais de coups de poing a la tribune de la Convention:--Fais donc d'abord decreter que je suis un boeuf!--dit Lanjuinais. La France est toujours a la mode en Europe. L'Ecriture conte qu'il y a eu un roi qui fut pendant sept ans bete fauve dans les bois, puis reprit sa forme humaine. Il arrive parfois que c'est le tour du peuple. Il fait aussi ses sept annees de bete feroce, puis redevient homme. Ces metamorphoses s'appellent revolutions. Le peuple, comme le roi, y gagne la sagesse. TOAST: A l'abolition de la loi salique! Que desormais la France soit regie par une reine, et que cette reine s'appelle la loi. Singulier parallelisme des destinees de Rome! apres un senat qui faisait des dieux, un conclave qui fait des saints. Qu'est-ce que c'est donc que cette sagesse humaine qui ressemble si fort a la folie quand on la voit d'un peu haut? Les empires ont leurs crises comme les montagnes ont leur hiver. Une parole dite trop haut y produit une avalanche. En 1797, on disait: la coterie de Bonaparte; en 1807: l'empire de Napoleon. Les grands hommes sont les coefficients de leur siecle. Richelieu s'appelait le _marquis du Chillou_; Mirabeau, _Riquetti_; Napoleon, _Buonaparte_. Decret publie a Pekin, dans la _Gazette de la Chine_, vers la fin d'aout 1830: "L'academie astronomique a rendu compte que, dans la nuit du 15e jour de la 7e lune (20 aout), deux etoiles ont ete observees, et des vapeurs blanches sont tombees pres du signe du zodiaque Tsyveitchoun. Elles se sont fait voir a l'heure ou la garde de nuit est relevee pour la quatrieme fois (a pres de minuit) _et annoncent des troubles dans l'ouest_." Napoleon disait: Avec Anvers, je tiens un pistolet charge sur le coeur de l'Angleterre. Dieu nous garde de ces reformateurs qui _lisent les lois de Minos, parce qu'ils ont une constitution a faire pour mardi_! Le cocher qui conduisait Bonaparte le soir du 3 nivose s'appelait Cesar. L'Espagne a eu, l'Angleterre a la plus grande marine de la terre. Le midi de l'Amerique parle espagnol, le nord parle anglais. L'incendie de Moscou, aurore boreale allumee par Napoleon. NOBLESSE. PEUPLE. Le comte de Mirabeau. Franklin. Napoleon Buonaparte, gentilhomme corse. Washington. Le marquis Simon de Bolivar. Sieyes. Le marquis de La Fayette. Bentham. Lord Byron. Schiller. M. de Goethe. Canaris. Sir Walter Scott. Danton. Le comte Henri de Saint-Simon. Talma. Le vicomte de Chateaubriand. Cuvier. Madame de Stael. Le comte de Maistre. F. de Lamennais. O'Connell, gentilhomme irlandais. Mina, hidalgo catalan. Benjamin de Constant. La Rochejaquelein. Riego. Luther disait: _Je bouleverse le monde en buvant mon pot de biere_. Cromwell disait: _J'ai le roi dans mon sac et le parlement dans ma poche_. Napoleon disait: _Lavons notre linge sale en famille_. Avis aux faiseurs de tragedies qui ne comprennent pas les grandes choses sans les grands mots. Echecs d'hommes secondaires, eclipses de lune. "Il avait (Louis XIV) beaucoup d'esprit naturel, mais il etait tres ignorant; il en avait honte. Aussi etait-on oblige de tourner les savants en ridicule." (_Memoires de la Princesse palatine_.) Geneve; une republique et un ocean en petit. Je reviens d'Angleterre, ecrivait, il y a vingt ans, Henri de Saint-Simon, et je n'y ai trouve sur le chantier aucune idee capitale neuve. Il en est d'un grand homme comme du soleil. Il n'est jamais plus beau pour nous qu'au moment ou nous le voyons pres de la terre, a son lever, a son coucher. Parmi les colosses de l'histoire, Cromwell, demi-fanatique et demi-politique, marque la transition de Mahomet a Napoleon. Les gaulois brulerent Lutece devant Cesar (_vid. Comm_). Deux mille ans apres les russes brulent Moscou devant Napoleon. Il ne faut pas voir toutes les choses de la vie a travers le prisme de la poesie. Il ressemble a ces verres ingenieux qui grandissent les objets. Ils vous montrent dans toute leur lumiere et dans toute leur majeste les spheres du ciel; rabaissez-les sur la terre, et vous ne verrez plus que des formes gigantesques, a la verite, mais pales, vagues et confuses. Napoleon exprime en blason, c'est une couronne gigantale surmontee d'une couronne royale. Une revolution est la larve d'une civilisation. La providence est menagere de ses grands hommes. Elle ne les prodigue pas; elle ne les gaspille pas. Elle les emet et les retire au bon moment, et ne leur donne jamais a gouverner que des evenements de leur taille. Quand elle a quelque mauvaise besogne a faire, elle la fait faire par de mauvaises mains; elle ne remue le sang et la boue qu'avec de vils outils. Ainsi Mirabeau s'en va avant la Terreur; Napoleon ne vient qu'apres. Entre les deux geants, la fourmiliere des hommes petits et mechants, la guillotine, les massacres, les noyades, 93. Et a 93 Robespierre suffit; il est assez bon pour cela. J'ai entendu des hommes eminents du siecle, en politique, en litterature, en science, se plaindre de l'envie, des haines, des calomnies, etc. Ils avaient tort. C'est la loi, c'est la gloire. Les hautes renommees subissent ces epreuves. La haine les poursuit partout. Rien ne lui est sacre. Le theatre lui livrait plus a nu Shakespeare et Moliere; la prison ne lui derobait pas Christophe Colomb; le cloitre n'en preservait pas saint Bernard; le trone n'en sauvait pas Napoleon. Il n'y a pour le genie qu'un lieu sur la terre qui jouisse du droit d'asile, c'est le tombeau. 1823-1824 SUR VOLTAIRE Decembre 1823. Francois-Marie Arouet, si celebre sous le nom de Voltaire, naquit a Chatenay le 20 fevrier 1694, d'une famille de magistrature. Il fut eleve au college des jesuites, ou l'un de ses regents, le pere Lejay, lui predit, a ce qu'on assure, qu'il serait en France le coryphee du deisme. A peine sorti du college, Arouet, dont le talent s'eveillait avec toute la force et toute la naivete de la jeunesse, trouva d'un cote, dans son pere, un inflexible contempteur, et, de l'autre, dans son parrain, l'abbe de Chateauneuf, un pervertisseur complaisant. Le pere condamnait toute etude litteraire sans savoir pourquoi, et par consequent avec une obstination insurmontable. Le parrain, qui encourageait au contraire les essais d'Arouet, aimait beaucoup les vers, surtout ceux que rehaussait une certaine saveur de licence ou d'impiete. L'un voulait emprisonner le poete dans une etude de procureur; l'autre egarait le jeune homme dans tous les salons. M. Arouet interdisait toute lecture a son fils; Ninon de Lenclos leguait une bibliotheque a l'eleve de son ami Chateauneuf. Ainsi, le genie de Voltaire subit des sa naissance le malheur de deux actions contraires et egalement funestes; l'une qui tendait a etouffer violemment ce feu sacre qu'on ne peut eteindre; l'autre qui l'alimentait inconsiderement, aux depens de tout ce qu'il y a de noble et de respectable dans l'ordre intellectuel et dans l'ordre social. Ce sont peut-etre ces deux impulsions opposees, imprimees a la fois au premier essor de cette imagination puissante, qui en ont vicie pour jamais la direction. Du moins peut-on leur attribuer les premiers ecarts du talent de Voltaire, tourmente ainsi tout ensemble du frein et de l'eperon. Aussi, des le commencement de sa carriere, lui attribua-t-on d'assez mechants vers fort impertinents qui le firent mettre a la Bastille, punition rigoureuse pour de mauvaises rimes. C'est durant ce loisir force que Voltaire, age de vingt-deux ans, ebaucha son poeme blafard de la _Ligue_, depuis la _Henriade_, et termina son remarquable drame d'_Oedipe_. Apres quelques mois de Bastille, il fut a la fois delivre et pensionne par le regent d'Orleans, qu'il remercia de vouloir bien se charger de son entretien, en le priant de ne plus se charger de son logement. _Oedipe_ fut joue avec succes en 1718. Lamotte, l'oracle de cette epoque, daigna consacrer ce triomphe par quelques paroles sacramentelles, et la renommee de Voltaire commenca. Aujourd'hui Lamotte n'est peut-etre immortel que pour avoir ete nomme dans les ecrits de Voltaire. La tragedie d'_Artemire_ succeda a _Oedipe_. Elle tomba. Voltaire fit un voyage a Bruxelles pour y voir J.-B. Rousseau, qu'on a si singulierement appele grand. Les deux poetes s'estimaient avant de se connaitre, ils se separerent ennemis. On a dit qu'ils etaient reciproquement envieux l'un de l'autre. Ce ne serait pas un signe de superiorite. _Artemire_, refaite et rejouee en 1724 sous le nom de _Marianne_, eut beaucoup de succes sans etre meilleure. Vers la meme epoque parut la _Ligue_ ou la _Henriade_, et la France n'eut pas un poeme epique. Voltaire substitua dans son poeme Mornay a Sully, parce qu'il avait a se plaindre du descendant de ce grand ministre. Cette vengeance peu philosophique est cependant excusable, parce que Voltaire, insulte lachement devant l'hotel de Sully par je ne sais quel chevalier de Rohan, et abandonne par l'autorite judiciaire, ne put en exercer d'autre. Justement indigne du silence des lois envers son meprisable agresseur, Voltaire, deja celebre, se retira en Angleterre, ou il etudia des sophistes. Cependant tous ses loisirs n'y furent pas perdus; il fit deux nouvelles tragedies, _Brutus_ et _Cesar_, dont Corneille eut avoue plusieurs scenes. Revenu en France, il donna successivement _Eryphile_, qui tomba, et _Zaire_, chef-d'oeuvre concu et termine en dix-huit jours, auquel il ne manque que la couleur du lieu et une certaine severite de style. _Zaire_ eut un succes prodigieux et merite. La tragedie d'_Adelaide Du Guesclin_ (depuis le _Duc de Foix_) succeda a _Zaire_ et fut loin d'obtenir le meme succes. Quelques publications moins importantes, le _Temple du gout_, les _Lettres sur les anglais_, etc., tourmenterent pendant quelques annees la vie de Voltaire. Cependant son nom remplissait deja l'Europe. Retire a Cirey, chez la marquise du Chatelet, femme qui fut, suivant l'expression meme de Voltaire, propre a toutes les sciences, excepte a celle de la vie, il dessechait sa belle imagination dans l'algebre et la geometrie, ecrivait _Alzire_, _Mahomet_, l'_Histoire_ spirituelle _de Charles XII_, amassait les materiaux du _Siecle de Louis XIV_, preparait _l'Essai sur les moeurs des nations_, et envoyait des madrigaux a Frederic, prince hereditaire de Prusse. _Merope_, egalement composee a Cirey, mit le sceau a la reputation dramatique de Voltaire. Il crut pouvoir alors se presenter pour remplacer le cardinal de Fleury a l'academie francaise. Il ne fut pas admis. Il n'avait encore que du genie. Quelque temps apres, cependant, il se mit a flatter madame de Pompadour; il le fit avec une si opiniatre complaisance, qu'il obtint tout a la fois le fauteuil academique, la charge de gentilhomme de la chambre et la place d'historiographe de France. Cette faveur dura peu. Voltaire se retira tour a tour a Luneville, chez le bon Stanislas, roi de Pologne et duc de Lorraine; a Sceaux, chez madame du Maine, ou il fit _Semiramis_, _Oreste_ et _Rome sauvee_, et a Berlin, chez Frederic, devenu roi de Prusse. Il passa plusieurs annees dans cette derniere retraite avec le titre de chambellan, la croix du Merite de Prusse et une pension. Il etait admis aux soupers royaux avec Maupertuis, d'Argens, et Lamettrie, athee du roi, de ce roi qui, comme le dit Voltaire meme, vivait sans cour, sans conseil et sans culte. Ce n'etait point l'amitie sublime d'Aristote et d'Alexandre, de Terence et de Scipion. Quelques annees de frottement suffirent pour user ce qu'avaient de commun l'ame du despote philosophe et l'ame du sophiste poete. Voltaire voulut s'enfuir de Berlin. Frederic le chassa. Renvoye de Prusse, repousse de France, Voltaire passa deux ans en Allemagne, ou il publia ses _Annales de l'Empire_, redigees par complaisance pour la duchesse de Saxe-Gotha; puis il vint se fixer aux portes de Geneve avec Mme Denis, sa niece. L'_Orphelin de la Chine_, tragedie ou brille encore presque tout son talent, fut le premier fruit de sa retraite, ou il eut vecu en paix, si d'avides libraires n'eussent publie son odieuse _Pucelle_. C'est encore a cette epoque et dans ses diverses residences des Delices, de Tournay et de Ferney, qu'il fit le poeme sur le _Tremblement de terre de Lisbonne_, la tragedie de _Tancrede_, quelques contes et differents opuscules. C'est alors qu'il defendit, avec une generosite melee de trop d'ostentation, Calas, Sirven, La Barre, Montbailli, Lally, deplorables victimes des meprises judiciaires. C'est alors qu'il se brouilla avec Jean-Jacques, se lia avec Catherine de Russie, pour laquelle il ecrivit l'histoire de son aieul Pierre 1er, et se reconcilia avec Frederic. C'est encore du meme temps que date sa cooperation a l'_Encyclopedie_, ouvrage ou des hommes qui avaient voulu prouver leur force ne prouverent que leur faiblesse, monument monstrueux dont le _Moniteur_ de notre revolution est l'effroyable pendant. Accable d'annees, Voltaire voulut revoir Paris. Il revint dans cette Babylone qui sympathisait avec son genie. Salue d'acclamations universelles, le malheureux vieillard put voir, avant de mourir, combien son oeuvre etait avancee. Il put jouir ou s'epouvanter de sa gloire. Il ne lui restait plus assez de puissance vitale pour soutenir les emotions de ce voyage, et Paris le vit expirer le 30 mai 1778. Les esprits forts pretendirent qu'il avait emporte l'incredulite au tombeau. Nous ne le poursuivrons pas jusque-la. Nous avons raconte la vie privee de Voltaire; nous allons essayer de peindre son existence publique et litteraire. Nommer Voltaire, c'est caracteriser tout le dix-huitieme siecle; c'est fixer d'un seul trait la double physionomie historique et litteraire de cette epoque, qui ne fut, quoi qu'on en dise, qu'une epoque de transition, pour la societe comme pour la poesie. Le dix-huitieme siecle paraitra toujours dans l'histoire comme etouffe entre le siecle qui le precede et le siecle qui le suit. Voltaire en est le personnage principal et en quelque sorte typique, et, quelque prodigieux que fut cet homme, ses proportions semblent bien mesquines entre la grande image de Louis XIV et la gigantesque figure de Napoleon. Il y a deux etres dans Voltaire. Sa vie eut deux influences. Ses ecrits eurent deux resultats. C'est sur cette double action, dont l'une domina les lettres, dont l'autre se manifesta dans les evenements, que nous allons jeter un coup d'oeil. Nous etudierons separement chacun de ces deux regnes du genie de Voltaire. Il ne faut pas oublier toutefois que leur double puissance fut intimement coordonnee, et que les effets de cette puissance, plutot meles que lies, ont toujours eu quelque chose de simultane et de commun. Si, dans cette note, nous en divisons l'examen, c'est uniquement parce qu'il serait au-dessus de nos forces d'embrasser d'un seul regard cet ensemble insaisissable; imitant en cela l'artifice de ces artistes orientaux qui, dans l'impuissance de peindre une figure de face, parviennent cependant a la representer entierement, en enfermant les deux profils dans un meme cadre. En litterature, Voltaire a laisse un de ces monuments dont l'aspect etonne plutot par son etendue qu'il n'impose par sa grandeur. L'edifice qu'il a construit n'a rien d'auguste. Ce n'est point le palais des rois, ce n'est point l'hospice du pauvre. C'est un bazar elegant et vaste, irregulier et commode; etalant dans la boue d'innombrables richesses; donnant a tous les interets, a toutes les vanites, a toutes les passions, ce qui leur convient; eblouissant et fetide; offrant des prostitutions pour des voluptes; peuple de vagabonds, de marchands et d'oisifs, peu frequente du pretre et de l'indigent. La, d'eclatantes galeries inondees incessamment d'une foule emerveillee; la, des antres secrets ou nul ne se vante d'avoir penetre. Vous trouverez sous ces arcades somptueuses mille chefs-d'oeuvre de gout et d'art, tout reluisants d'or et de diamants; mais n'y cherchez pas la statue de bronze aux formes antiques et severes. Vous y trouverez des parures pour vos salons et pour vos boudoirs; n'y cherchez pas les ornements qui conviennent au sanctuaire. Et malheur au faible qui n'a qu'une ame pour fortune et qui l'expose aux seductions de ce magnifique repaire; temple monstrueux ou il y a des temoignages pour tout ce qui n'est pas la verite, un culte pour tout ce qui n'est pas Dieu! Certes, si nous voulons bien parler d'un monument de ce genre avec admiration, on n'exigera pas que nous en parlions avec respect. Nous plaindrions une cite ou la foule serait au bazar et la solitude a l'eglise; nous plaindrions une litterature qui deserterait le sentier de Corneille et de Bossuet pour courir sur la trace de Voltaire. Loin de nous toutefois la pensee de nier le genie de cet homme extraordinaire. C'est parce que, dans notre conviction, ce genie etait peut-etre un des plus beaux qui aient jamais ete donnes a aucun ecrivain, que nous en deplorons plus amerement le frivole et funeste emploi. Nous regrettons, pour lui comme pour les lettres, qu'il ait tourne contre le ciel cette puissance intellectuelle qu'il avait recue du ciel. Nous gemissons sur ce beau genie qui n'a point compris sa sublime mission, sur cet ingrat qui a profane la chastete de la muse et la saintete de la patrie, sur ce transfuge qui ne s'est pas souvenu que le trepied du poete a sa place pres de l'autel. Et (ce qui est d'une profonde et inevitable verite) sa faute meme renfermait son chatiment. Sa gloire est beaucoup moins grande qu'elle ne devait l'etre, parce qu'il a tente toutes les gloires, meme celle d'Erostrate. Il a defriche tous les champs, on ne peut dire qu'il en ait cultive un seul. Et, parce qu'il eut la coupable ambition d'y semer egalement les germes nourriciers et les germes veneneux, ce sont, pour sa honte eternelle, les poisons qui ont le plus fructifie. La _Henriade_, comme composition litteraire, est encore bien inferieure a la _Pucelle_ (ce qui ne signifie certes pas que ce coupable ouvrage soit superieur, meme dans son genre honteux). Ses satires, empreintes parfois d'un stigmate infernal, sont fort au-dessus de ses comedies, plus innocentes. On prefere ses poesies legeres, ou son cynisme eclate souvent a nu, a ses poesies lyriques, dans lesquelles on trouve parfois des vers religieux et graves[1]. Ses contes, enfin, si desolants d'incredulite et de scepticisme, valent mieux que ses histoires, ou le meme defaut se fait un peu moins sentir, mais ou l'absence perpetuelle de dignite est en contradiction avec le genre meme de ces ouvrages. Quant a ses tragedies, ou il se montre reellement grand poete, ou il trouve souvent le trait du caractere, le mot du coeur, on ne peut disconvenir, malgre tant d'admirables scenes, qu'il ne soit encore reste assez loin de Racine, et surtout du vieux Corneille. Et ici notre opinion est d'autant moins suspecte, qu'un examen approfondi de l'oeuvre dramatique de Voltaire nous a convaincu de sa haute superiorite au theatre. Nous ne doutons pas que si Voltaire, au lieu de disperser les forces colossales de sa pensee sur vingt points differents, les eut toutes reunies vers un meme but, la tragedie, il n'eut surpasse Racine et peut-etre egale Corneille. Mais il depensa le genie en esprit. Aussi fut-il prodigieusement spirituel. Aussi le sceau du genie est-il plutot empreint sur le vaste ensemble de ses ouvrages que sur chacun d'eux en particulier. Sans cesse preoccupe de son siecle, il negligeait trop la posterite, cette image austere qui doit dominer toutes les meditations du poete. Luttant de caprice et de frivolite avec ses frivoles et capricieux contemporains, il voulait leur plaire et se moquer d'eux. Sa muse, qui eut ete si belle de sa beaute, emprunta souvent ses prestiges aux enluminures du fard et aux grimaces de la coquetterie, et l'on est perpetuellement tente de lui adresser ce conseil d'amant jaloux: Epargne-toi ce soin; L'art n'est pas fait pour toi, tu n'en as pas besoin. Voltaire paraissait ignorer qu'il y a beaucoup de grace dans la force, et que ce qu'il y a de plus sublime dans les oeuvres de l'esprit humain est peut-etre aussi ce qu'il y a de plus naif. Car l'imagination sait reveler sa celeste origine sans recourir a des artifices etrangers. Elle n'a qu'a marcher pour se montrer deesse. _Et vera incessu patuit dea_. S'il etait possible de resumer l'idee multiple que presente l'existence litteraire de Voltaire, nous ne pourrions que la classer parmi ces prodiges que les latins appelaient _monstra_. Voltaire, en effet, est un phenomene peut-etre unique, qui ne pouvait naitre qu'en France et au dix-huitieme siecle. Il y a cette difference entre sa litterature et celle du grand siecle, que Corneille, Moliere et Pascal appartiennent davantage a la societe, Voltaire a la civilisation. On sent, en le lisant, qu'il est l'ecrivain d'un age enerve et affadi. Il a de l'agrement et point de grace, du prestige et point de charme, de l'eclat et point de majeste. Il sait flatter et ne sait point consoler. Il fascine et ne persuade pas. Excepte dans la tragedie, qui lui est propre, son talent manque de tendresse et de franchise. On sent que tout cela est le resultat d'une organisation, et non l'effet d'une inspiration; et, quand un medecin athee vient vous dire que tout Voltaire etait dans ses tendons et dans ses nerfs, vous fremissez qu'il n'ait raison. Au reste, comme un autre ambitieux plus moderne, qui revait la suprematie politique, c'est en vain que Voltaire a essaye la suprematie litteraire. La monarchie absolue ne convient pas a l'homme. Si Voltaire eut compris la veritable grandeur, il eut place sa gloire dans l'unite plutot que dans l'universalite. La force ne se revele point par un deplacement perpetuel, par des metamorphoses indefinies, mais bien par une majestueuse immobilite. La force, ce n'est pas Protee, c'est Jupiter. Ici commence la seconde partie de notre tache; elle sera plus courte, parce que, grace a la revolution francaise, les resultats politiques de la philosophie de Voltaire sont malheureusement d'une effrayante notoriete. Il serait cependant souverainement injuste de n'attribuer qu'aux ecrits du "patriarche de Ferney" cette fatale revolution. Il faut y voir avant tout l'effet d'une decomposition sociale depuis longtemps commencee. Voltaire et l'epoque ou il vecut doivent s'accuser et s'excuser reciproquement. Trop fort pour obeir a son siecle, Voltaire etait aussi trop faible pour le dominer. De cette egalite d'influence resultait entre son siecle et lui une perpetuelle reaction, un echange mutuel d'impietes et de folies, un continuel flux et reflux de nouveautes qui entrainait toujours dans ses oscillations quelque vieux pilier de l'edifice social. Qu'on se represente la face politique du dix-huitieme siecle, les scandales de la Regence, les turpitudes de Louis XV; la violence dans le ministere, la violence dans les parlements, la force nulle part; la corruption morale descendant par degres de la tete au coeur, des grands au peuple; les prelats de cour, les abbes de toilette; l'antique monarchie, l'antique societe chancelant sur leur base commune, et ne resistant plus aux attaques des novateurs que par la magie de ce beau nom de Bourbon[2]; qu'on se figure Voltaire jete sur cette societe en dissolution comme un serpent dans un marais, et l'on ne s'etonnera plus de voir l'action contagieuse de sa pensee hater la fin de cet ordre politique que Montaigne et Rabelais avaient inutilement attaque dans sa jeunesse et dans sa vigueur. Ce n'est pas lui qui rendit la maladie mortelle, mais c'est lui qui en developpa le germe, c'est lui qui en exaspera les acces. Il fallait tout le venin de Voltaire pour mettre cette fange en ebullition; aussi doit-on imputer a cet infortune une grande partie des choses monstrueuses de la revolution. Quant a cette revolution en elle-meme, elle dut etre inouie. La providence voulut la placer entre le plus redoutable des sophistes et le plus formidable des despotes. A son aurore, Voltaire apparait dans une saturnale funebre[3]; a son declin, Buonaparte se leve dans un massacre[4]. [1: M. le comte de Maistre, dans son severe et remarquable portrait de Voltaire, observe qu'il est nul dans l'ode, et attribue avec raison cette nullite au defaut d'enthousiasme. Voltaire, en effet, qui ne se livrait a la poesie lyrique qu'avec antipathie, et seulement pour justifier sa pretention a l'universalite, Voltaire etait etranger a toute profonde exaltation; il ne connaissait d'emotion veritable que celle de la colere, et encore cette colere n'allait-elle pas jusqu'a l'indignation, jusqu'a cette indignation qui fait poete, comme dit Juvenal, _facit indignatio versum_. [2: Il faut que la demoralisation universelle ait jete de bienprofondes racines, pour que le ciel ait vainement envoye, vers la fin de ce siecle, Louis XVI, ce venerable martyr, qui eleva sa vertu jusqu'a la saintete. [3: Translation des restes de Voltaire au Pantheon. [4: Mitraillade de Saint-Roch. SUR WALTER SCOTT A PROPOS DE _QUENTIN DURWARD_ Juin 1823. Certes, il y a quelque chose de bizarre et de merveilleux dans le talent de cet homme, qui dispose de son lecteur comme le vent dispose d'une feuille; qui le promene a son gre dans tous les lieux et dans tous les temps; lui devoile, en se jouant, le plus secret repli du coeur, comme le plus mysterieux phenomene de la nature, comme la page la plus obscure de l'histoire; dont l'imagination domine et caresse toutes les imaginations, revet avec la meme etonnante verite le haillon du mendiant et la robe du roi, prend toutes les allures, adopte tous les vetements, parle tous les langages; laisse a la physionomie des siecles ce que la sagesse de Dieu a mis d'immuable et d'eternel dans leurs traits, et ce que les folies des hommes y ont jete de variable et de passager; ne force pas, ainsi que certains romanciers ignorants, les personnages des jours passes a s'enluminer de notre fard, a se frotter de notre vernis; mais contraint, par son pouvoir magique, les lecteurs contemporains a reprendre, du moins pour quelques heures, l'esprit, aujourd'hui si dedaigne, des vieux temps, comme un sage et adroit conseiller qui invite des fils ingrats a revenir chez leur pere. L'habile magicien veut cependant avant tout etre exact. Il ne refuse a sa plume aucune verite, pas meme celle qui nait de la peinture de l'erreur, cette fille des hommes qu'on pourrait croire immortelle si son humeur capricieuse et changeante ne rassurait sur son eternite. Peu d'historiens sont aussi fideles que ce romancier. On sent qu'il a voulu que ses portraits fussent des tableaux, et ses tableaux des portraits. Il nous peint nos devanciers avec leurs passions, leurs vices et leurs crimes, mais de sorte que l'instabilite des superstitions et l'impiete du fanatisme n'en fassent que mieux ressortir la perennite de la religion et la saintete des croyances. Nous aimons d'ailleurs a retrouver nos ancetres avec leurs prejuges, souvent si nobles et si salutaires, comme avec leurs beaux panaches et leurs bonnes cuirasses. Walter Scott a su puiser aux sources de la nature et de la verite un genre inconnu, qui est nouveau parce qu'il se fait aussi ancien qu'il le veut. Walter Scott allie a la minutieuse exactitude des chroniques la majestueuse grandeur de l'histoire et l'interet pressant du roman; genie puissant et curieux qui devine le passe; pinceau vrai qui trace un portrait fidele d'apres une ombre confuse, et nous force a reconnaitre meme ce que nous n'avons pas vu; esprit flexible et solide qui s'empreint du cachet particulier de chaque siecle et de chaque pays, comme une cire molle, et conserve cette empreinte pour la posterite comme un bronze indelebile. Peu d'ecrivains ont aussi bien rempli que Walter Scott les devoirs du romancier relativement a son art et a son siecle; car ce serait une erreur presque coupable dans l'homme de lettres que de se croire au-dessus de l'interet general et des besoins nationaux, d'exempter son esprit de toute action sur les contemporains, et d'isoler sa vie egoiste de la grande vie du corps social. Et qui donc se devouera, si ce n'est le poete? Quelle voix s'elevera dans l'orage, si ce n'est celle de la lyre qui peut le calmer? Et qui bravera les haines de l'anarchie et les dedains du despotisme, sinon celui auquel la sagesse antique attribuait le pouvoir de reconcilier les peuples et les rois, et auquel la sagesse moderne a donne celui de les diviser? Ce n'est donc point a de doucereuses galanteries, a de mesquines intrigues, a de sales aventures, que Walter Scott voue son talent. Averti par l'instinct de sa gloire, il a senti qu'il fallait quelque chose de plus a une generation qui vient d'ecrire de son sang et de ses larmes la page la plus extraordinaire de toutes les histoires humaines. Les temps qui ont immediatement precede et immediatement suivi notre convulsive revolution etaient de ces epoques d'affaissement que le fievreux eprouve avant et apres ses acces. Alors les livres les plus platement atroces, les plus stupidement impies, les plus monstrueusement obscenes, etaient avidement devores par une societe malade; dont les gouts depraves et les facultes engourdies eussent rejete tout aliment savoureux ou salutaire. C'est ce qui explique ces triomphes scandaleux, decernes alors par les plebeiens des salons et les patriciens des echoppes a des ecrivains ineptes ou graveleux, que nous dedaignerons de nommer, lesquels en sont reduits aujourd'hui a mendier l'applaudissement des laquais et le rire des prostituees. Maintenant la popularite n'est plus distribuee par la populace, elle vient de la seule source qui puisse lui imprimer un caractere d'immortalite ainsi que d'universalite, du suffrage de ce petit nombre d'esprits delicats, d'ames exaltees et de tetes serieuses qui representent moralement les peuples civilises. C'est celle-la que Scott a obtenue en empruntant aux annales des nations des compositions faites pour toutes les nations, en puisant dans les fastes des siecles des livres ecrits pour tous les siecles. Nul romancier n'a cache plus d'enseignement sous plus de charme, plus de verite sous la fiction. Il y a une alliance visible entre la forme qui lui est propre et toutes les formes litteraires du passe et de l'avenir, et l'on pourrait considerer les romans epiques de Scott comme une transition de la litterature actuelle aux romans grandioses, aux grandes epopees en vers ou en prose que notre ere poetique nous promet et nous donnera. Quelle doit etre l'intention du romancier? C'est d'exprimer dans une fable interessante une verite utile. Et, une fois cette idee fondamentale choisie, cette action explicative inventee, l'auteur ne doit-il pas chercher, pour la developper, un mode d'execution qui rende son roman semblable a la vie, l'imitation pareille au modele? Et la vie n'est-elle pas un drame bizarre ou se melent le bon et le mauvais, le beau et le laid, le haut et le bas, loi dont le pouvoir n'expire que hors de la creation? Faudra-t-il donc se borner a composer, comme certains peintres flamands, des tableaux entierement tenebreux, ou, comme les chinois, des tableaux tout lumineux, quand la nature montre partout la lutte de l'ombre et de la lumiere? Or les romanciers, avant Walter Scott, avaient adopte generalement deux methodes de composition contraires; toutes deux vicieuses, precisement parce qu'elles sont contraires. Les uns donnaient a leur ouvrage la forme d'une narration divisee arbitrairement en chapitres, sans qu'on devinat trop pourquoi, ou meme uniquement pour delasser l'esprit du lecteur, comme l'avoue assez naivement le titre de _descanso_ (repos), place par un vieil auteur espagnol en tete de ses chapitres[1]. Les autres deroulaient leur fable dans une serie de lettres qu'on supposait ecrites par les divers acteurs du roman. Dans la narration, les personnages disparaissent, l'auteur seul se montre toujours; dans les lettres, l'auteur s'eclipse pour ne laisser jamais voir que ses personnages. Le romancier narrateur ne peut donner place au dialogue naturel, a l'action veritable; il faut qu'il leur substitue un certain mouvement monotone de style, qui est comme un moule ou les evenements les plus divers prennent la meme forme, et sous lequel les creations les plus elevees, les inventions les plus profondes, s'effacent, de meme que les asperites d'un champ s'aplanissent sous le rouleau. Dans le roman par lettres, la meme monotonie provient d'une autre cause. Chaque personnage arrive a son tour avec son epitre, a la maniere de ces acteurs forains qui, ne pouvant paraitre que l'un apres l'autre, et n'ayant pas la permission de parler sur leurs treteaux, se presentent successivement, portant au-dessus de leur tete un grand ecriteau sur lequel le public lit leur role. On peut encore comparer le roman par lettres a ces laborieuses conversations de sourds-muets qui s'ecrivent reciproquement ce qu'ils ont a se dire, de sorte que leur colere ou leur joie est tenue d'avoir sans cesse la plume a la main et l'ecritoire en poche. Or, je le demande, que devient l'a-propos d'un tendre reproche qu'il faut porter a la poste? Et l'explosion fougueuse des passions n'est-elle pas un peu genee entre le preambule oblige et la formule polie qui sont l'avant-garde et l'arriere-garde de toute lettre ecrite par un homme bien ne? Croit-on que le cortege des compliments, le bagage des civilites, accelerent la progression de l'interet et pressent la marche de l'action? Ne doit-on pas enfin supposer quelque vice radical et insurmontable dans un genre de composition qui a pu refroidir parfois l'eloquence meme de Rousseau? Supposons donc qu'au roman narratif, ou il semble qu'on ait songe a tout, excepte a l'interet, en adoptant l'absurde usage de faire preceder chaque chapitre d'un sommaire, souvent tres detaille, qui est comme le recit du recit; supposons qu'au roman epistolaire, dont la forme meme interdit toute vehemence et toute rapidite, un esprit createur substitue le roman dramatique, dans lequel l'action imaginaire se deroule en tableaux vrais et varies, comme se deroulent les evenements reels de la vie; qui ne connaisse d'autre division que celle des differentes scenes a developper; qui enfin soit un long drame, ou les descriptions suppleeraient aux decorations et aux costumes, ou les personnages pourraient se peindre par eux-memes, et representer, par leurs chocs divers et multiplies, toutes les formes de l'idee unique de l'ouvrage. Vous trouverez, dans ce genre nouveau, les avantages reunis des deux genres anciens, sans leurs inconvenients. Ayant a votre disposition les ressorts pittoresques, et en quelque facon magiques, du drame, vous pourrez laisser derriere la scene ces mille details oiseux et transitoires que le simple narrateur, oblige de suivre ses acteurs pas a pas comme des enfants aux lisieres, doit exposer longuement s'il veut etre clair; et vous pourrez profiter de ces traits profonds et soudains, plus feconds en meditations que des pages entieres que fait jaillir le mouvement d'une scene, mais qu'exclut la rapidite d'un recit. Apres le roman pittoresque, mais prosaique, de Walter Scott, il restera un autre roman a creer, plus beau et plus complet encore selon nous. C'est le roman a la fois drame et epopee, pittoresque mais poetique, reel mais ideal, vrai mais grand, qui enchassera Walter Scott dans Homere. Comme tout createur, Walter Scott a ete assailli jusqu'a present par d'inextinguibles critiques. Il faut que celui qui defriche un marais se resigne a entendre les grenouilles coasser autour de lui. Quant a nous, nous remplissons un devoir de conscience en placant Walter Scott tres haut parmi les romanciers, et en particulier _Quentin Durward_ tres haut parmi les romans. _Quentin Durward_ est un beau livre. Il est difficile de voir un roman mieux tissu, et des effets moraux mieux attaches aux effets dramatiques. L'auteur a voulu montrer, ce nous semble, combien la loyaute, meme dans un etre obscur, jeune et pauvre, arrive plus surement a son but que la perfidie, fut-elle aidee de toutes les ressources du pouvoir, de la richesse et de l'experience. Il a charge du premier de ces roles son ecossais Quentin Durward, orphelin jete au milieu des ecueils les plus multiplies, des pieges les mieux prepares, sans autre boussole qu'un amour presque insense; mais c'est souvent quand il ressemble a une folie que l'amour est une vertu. Le second est confie a Louis XI, roi plus adroit que le plus adroit courtisan, vieux renard arme des ongles du lion, puissant et fin, servi dans l'ombre comme au jour, incessamment couvert de ses gardes comme d'un bouclier, et accompagne de ses bourreaux comme d'une epee. Ces deux personnages si differents reagissent l'un sur l'autre de maniere a exprimer l'idee fondamentale avec une verite singulierement frappante. C'est en obeissant fidelement au roi que le loyal Quentin sert, sans le savoir, ses propres interets, tandis que les projets de Louis XI, dont Quentin devait etre a la fois l'instrument et la victime, tournent en meme temps a la confusion du ruse vieillard et a l'avantage du simple jeune homme. Un examen superficiel pourrait faire croire d'abord que l'intention premiere du poete est dans le contraste historique, peint avec tant de talent, du roi de France Louis de Valois et du duc de Bourgogne Charles le Temeraire. Ce bel episode est peut-etre en effet un defaut dans la composition de l'ouvrage, en ce qu'il rivalise d'interet avec le sujet lui-meme; mais cette faute, si elle existe, n'ote rien a ce que presente d'imposant et de comique tout ensemble cette opposition de deux princes, dont l'un, despote souple et ambitieux, meprise l'autre, tyran dur et belliqueux, qui le dedaignerait s'il l'osait. Tous deux se haissent; mais Louis brave la haine de Charles parce qu'elle est rude et sauvage, Charles craint la haine de Louis parce qu'elle est caressante. Le duc de Bourgogne, au milieu de son camp et de ses etats, s'inquiete pres du roi de France sans defense, comme le limier dans le voisinage du chat. La cruaute du duc nait de ses passions, celle du roi de son caractere. Le bourguignon est loyal parce qu'il est violent; il n'a jamais songe a cacher ses mauvaises actions; il n'a point de remords, car il a oublie ses crimes comme ses coleres. Louis est superstitieux, peut-etre parce qu'il est hypocrite; la religion ne suffit pas a celui que sa conscience tourmente et qui ne veut pas se repentir; mais il a beau croire a d'impuissantes expiations, la memoire du mal qu'il a fait vit sans cesse en lui pres de la pensee du mal qu'il va faire, parce qu'on se rappelle toujours ce qu'on a medite longtemps et qu'il faut bien que le crime, lorsqu'il a ete un desir et une esperance, devienne aussi un souvenir. Les deux princes sont devots; mais Charles jure par son epee avant de jurer par Dieu, tandis que Louis tache de gagner les saints par des dons d'argent ou des charges de cour, mele de la diplomatie a sa priere et intrigue meme avec le ciel. En cas de guerre, Louis en examine encore le danger, que Charles se repose deja de la victoire. La politique du Temeraire est toute dans son bras, mais l'oeil du roi atteint plus loin que le bras du duc. Enfin Walter Scott prouve, en mettant en jeu les deux rivaux, combien la prudence est plus forte que l'audace, et combien celui qui parait ne rien craindre a peur de celui qui semble tout redouter. Avec quel art l'illustre ecrivain nous peint le roi de France se presentant, par un raffinement de fourberie, chez son beau cousin de Bourgogne, et lui demandant l'hospitalite au moment ou l'orgueilleux vassal va lui apporter la guerre! Et quoi de plus dramatique que la nouvelle d'une revolte fomentee dans les etats du duc par les agents du roi, tombant comme la foudre entre les deux princes a l'instant ou la meme table les reunit! Ainsi la fraude est dejouee par la fraude, et c'est le prudent Louis qui s'est lui-meme livre sans defense a la vengeance d'un ennemi justement irrite. L'histoire dit bien quelque chose de tout cela; mais ici j'aime mieux croire au roman qu'a l'histoire, parce que je prefere la verite morale a la verite historique. Une scene plus remarquable encore peut-etre, c'est celle ou les deux princes, que les conseils les plus sages n'ont encore pu rapprocher, se reconcilient par un acte de cruaute que l'un imagine et que l'autre execute. Pour la premiere fois ils rient ensemble de cordialite et de plaisir; et ce rire, excite par un supplice, efface pour un moment leur discorde. Cette idee terrible fait frissonner d'admiration. Nous avons entendu critiquer, comme hideuse et revoltante, la peinture de l'orgie. C'est, a notre avis, un des plus beaux chapitres de ce livre. Walter Scott, ayant entrepris de peindre ce fameux brigand surnomme le Sanglier des Ardennes, aurait manque son tableau s'il n'eut excite l'horreur. Il faut toujours entrer franchement dans une donnee dramatique, et chercher en tout le fond des choses. L'emotion et l'interet ne se trouvent que la. Il n'appartient qu'aux esprits timides de capituler avec une conception forte et de reculer dans la voie qu'ils se sont tracee. Nous justifierons, d'apres le meme principe, deux autres passages qui ne nous paraissent pas moins dignes de meditation et de louange. Le premier est l'execution de ce Hayraddin, personnage singulier dont l'auteur aurait peut-etre pu tirer encore plus de parti. Le second est le chapitre ou le roi Louis XI, arrete par ordre du duc de Bourgogne, fait preparer dans sa prison, par Tristan l'Hermite, le chatiment de l'astrologue qui l'a trompe. C'est une idee etrangement belle que de nous faire voir ce roi cruel, trouvant encore dans son cachot assez d'espace pour sa vengeance, reclamant des bourreaux pour derniers serviteurs, et eprouvant ce qui lui reste d'autorite par l'ordre d'un supplice. Nous pourrions multiplier ces observations et tacher de faire voir en quoi le nouveau drame de sir Walter Scott nous semble defectueux, particulierement dans le denoument; mais le romancier aurait sans doute pour se justifier des raisons beaucoup meilleures que nous n'en aurions pour l'attaquer, et ce n'est point contre un si formidable champion que nous essayerions avec avantage nos faibles armes. Nous nous bornerons a lui faire observer que le mot place par lui dans la bouche du fou du duc de Bourgogne sur l'arrivee du roi Louis XI a Peronne appartient au fou de Francois 1er, qui le prononca lors du passage de Charles-Quint en France, en 1535. L'immortalite de ce pauvre Triboulet ne tient qu'a ce mot, il faut le lui laisser. Nous croyons egalement que l'expedient ingenieux qu'emploie l'astrologue Galeotti pour echapper a Louis XI avait deja ete imagine quelque mille ans auparavant par un philosophe que voulait mettre a mort Denis de Syracuse. Nous n'attachons pas a ces remarques plus d'importance qu'elles n'en meritent; un romancier n'est pas un chroniqueur. Nous sommes etonne seulement que le roi adresse la parole, dans le conseil de Bourgogne, a des chevaliers du saint-esprit, cet ordre n'ayant ete fonde qu'un siecle plus tard par Henri III. Nous croyons meme que l'ordre de Saint-Michel, dont le noble auteur decore son brave lord Crawford, ne fut institue par Louis XI qu'apres sa captivite. Que sir Walter Scott nous permette ces petites chicanes chronologiques. En remportant un leger triomphe de pedant sur un aussi illustre _antiquaire_, nous ne pouvons nous defendre de cette innocente joie qui transportait son Quentin Durward lorsqu'il eut desarconne le duc d'Orleans et tenu tete a Dunois, et nous serions tente de lui demander pardon de notre victoire, comme Charles-Quint au pape: _Sanctissime pater, indulge victori_. [1: Marcos Obregon de la Ronda. SUR L'ABBE DE LAMENNAIS A PROPOS DE L'ESSAI SUR L'INDIFFERENCE EN MATIERE DE RELIGION Juillet 1823. Serait-il vrai qu'il existe dans la destinee des nations un moment ou les mouvements du corps social semblent ne plus etre que les dernieres convulsions d'un mourant? Serait-il vrai qu'on puisse voir la lumiere disparaitre peu a peu de l'intelligence des peuples, ainsi qu'on voit s'effacer graduellement dans le ciel le crepuscule du soir? Alors, disent des voix prophetiques, le bien et le mal, la vie et la mort, l'etre et le neant, sont en presence; et les hommes errent de l'un a l'autre, comme s'ils avaient a choisir. L'action de la societe n'est plus une action, c'est un tressaillement faible et violent a la fois, comme une secousse de l'agonie. Les developpements de l'esprit humain s'arretent, ses revolutions commencent. Le fleuve ne feconde plus, il engloutit; le flambeau n'eclaire plus, il consume. La pensee, la volonte, la liberte, ces facultes divines, concedees par la toute-puissance divine a l'association humaine, font place a l'orgueil, a la revolte, a l'instinct individuel. A la prevoyance sociale succede cette profonde cecite animale a laquelle il n'a pas ete donne de distinguer les approches de la mort. Bientot, en effet, la rebellion des membres amene le dechirement du corps, que suivra la dissolution du cadavre. La lutte des interets passagers remplace l'accord des croyances eternelles. Quelque chose de la brute s'eveille dans l'homme, et fraternise avec son ame degradee; il abdique le ciel et vegete au-dessous de sa destinee. Alors deux camps se tracent dans la nation. La societe n'est plus qu'une melee opiniatre dans une nuit profonde, ou ne brille d'autre lumiere que l'eclair des glaives qui se heurtent et l'etincelle des armures qui se brisent. Le soleil se leverait en vain sur ces malheureux pour leur faire reconnaitre qu'ils sont freres; acharnes a leur oeuvre sanglante, ils ne verraient pas. La poussiere de leur combat les aveugle. Alors, pour emprunter l'expression solennelle de Bossuet, _un peuple cesse d'etre un peuple_. Les evenements qui se precipitent avec une rapidite toujours croissante s'impregnent de plus en plus d'un sombre caractere de providence et de fatalite, et le petit nombre d'hommes simples, restes fideles aux predictions antiques, regardent avec terreur si des signes ne se manifestent pas dans les cieux. Esperons que nos vieilles monarchies n'en sont point encore la. On conserve quelque espoir de guerison tant que le malade ne repousse pas le medecin, et l'enthousiasme avide qu'eveillent les premiers chants de poesie religieuse que ce siecle a entendus prouve qu'il y a encore une ame dans la societe. C'est a fortifier ce souffle divin, a ranimer cette flamme celeste, que tendent aujourd'hui tous les esprits vraiment superieurs. Chacun apporte son etincelle au foyer commun, et, grace a leur genereuse activite, l'edifice social peut se reconstruire rapidement, comme ces magiques palais des contes arabes, qu'une legion de genies achevait dans une nuit. Aussi trouvons-nous des meditations dans nos ecrivains, et des inspirations dans nos poetes. Il s'eleve de toutes parts une generation serieuse et douce, pleine de souvenirs et d'esperances. Elle redemande son avenir aux pretendus philosophes du dernier siecle, qui voudraient lui faire recommencer leur passe. Elle est pure, et par consequent indulgente, meme pour ces vieux et effrontes coupables qui osent reclamer son admiration; mais son pardon pour les criminels n'exclut pas son horreur pour les crimes. Elle ne veut pas baser son existence sur des abimes, sur l'atheisme et sur l'anarchie; elle repudie l'heritage de mort dont la revolution la poursuit; elle revient a la religion, parce que la jeunesse ne renonce pas volontiers a la vie; c'est pourquoi elle exige du poete plus que les generations antiques n'en ont recu. Il ne donnait au peuple que des lois, elle lui demande des croyances. Un des ecrivains qui ont le plus puissamment contribue a eveiller parmi nous cette soif d'emotions religieuses, un de ceux qui savent le mieux l'etancher, c'est sans contredit M. l'abbe F. de Lamennais. Parvenu, des ses premiers pas, au sommet de l'illustration litteraire, ce pretre venerable semble n'avoir rencontre la gloire humaine qu'en passant. Il va plus loin. L'epoque de l'apparition de l'_Essai sur l'indifference_ sera une des dates de ce siecle. Il faut qu'il y ait un mystere bien etrange dans ce livre que nul ne peut lire sans esperance ou sans terreur, comme s'il cachait quelque haute revelation de notre destinee. Tour a tour majestueux et passionne, simple et magnifique, grave et vehement, profond et sublime, l'ecrivain s'adresse au coeur par toutes les tendresses, a l'esprit par tous les artifices, a l'ame par tous les enthousiasmes. Il eclaire comme Pascal, il brule comme Rousseau, il foudroie comme Bossuet. Sa pensee laisse toujours dans les esprits trace de son passage; elle abat tous ceux qu'elle ne releve pas. Il faut qu'elle console, a moins qu'elle ne desespere. Elle fletrit tout ce qui ne peut fructifier. Il n'y a point d'opinion mixte sur un pareil ouvrage; on l'attaque comme un ennemi ou on le defend comme un sauveur. Chose frappante! ce livre etait un besoin de notre epoque, et la mode s'est melee de son succes! C'est la premiere fois sans doute que la mode aura ete du parti de l'eternite. Tout en devorant cet ecrit, on a adresse a l'auteur une foule de reproches que chacun en particulier aurait du adresser a sa conscience. Tous ces vices qu'il voulait bannir du coeur humain ont crie comme les vendeurs chasses du temple. On a craint que l'ame ne restat vide lorsqu'il en aurait expulse les passions. Nous avons entendu dire que ce livre austere attristait la vie, que ce pretre morose arrachait les fleurs du sentier de l'homme. D'accord; mais les fleurs qu'il arrache sont celles qui cachaient l'abime. Cet ouvrage a encore produit un autre phenomene, bien remarquable de nos jours; c'est la discussion publique d'une question de theologie. Et ce qu'il y a de singulier, et ce qu'on doit attribuer a l'interet extraordinaire excite par l'_Essai_, la frivolite des gens du monde et la preoccupation des hommes d'etat ont disparu un instant devant un debat scolastique et religieux. On a cru voir un moment la Sorbonne renaitre entre les deux Chambres. M. de Lamennais, aide dans sa force par la force d'en haut, a accoutume ses lecteurs a le voir porter, sans perdre haleine, d'un bout a l'autre de son immense composition, le fardeau d'une idee fondamentale, vaste et unique. Partout se revele en lui la possession d'une grande pensee. Il la developpe dans toutes ses parties, l'illumine dans tous ses details, l'explique dans tous ses mysteres, la critique dans tous ses resultats. Il remonte a toutes les causes comme il redescend a toutes les consequences. Un des bienfaits de ces sortes d'ouvrages, c'est qu'ils degoutent profondement de tout ce qu'ont ecrit de derisoire et d'ironique les chefs de la secte incredule. Quand une fois on est monte si haut, on ne peut plus redescendre aussi bas. Des qu'on a respire l'air et vu la lumiere, on ne saurait rentrer dans ces tenebres et dans ce vide. On est saisi d'une inexprimable compassion en voyant des hommes epuiser leur souffle d'un jour a forger ou a eteindre Dieu. On est tente de croire que l'athee est un etre a part, organise a sa facon, et qu'il a raison de reclamer sa place parmi les betes; car on ne concoit rien a la revolte de l'intelligence contre l'intelligence. Et puis, n'est-ce pas une etrange societe que celle de ces individus ayant chacun un createur de leur creation, une foi selon leur opinion, disposant de l'eternite pendant que le temps les emporte, et cherchant a realiser cette _multiplex religio_, mot monstrueux trouve par un paien? On dirait le chaos a la poursuite du neant. Tandis que l'ame du chretien, pareille a la flamme tourmentee en vain par les caprices de l'air, se releve incessamment vers le ciel, l'esprit de ces infideles est comme le nuage qui change de forme et de route selon le vent qui le pousse. Et l'on rit de les voir juger les choses eternelles du haut de la philosophie humaine, ainsi que des malheureux qui graviraient peniblement au sommet d'une montagne pour mieux examiner les etoiles. Ceux qui apportent aux nations enivrees par tant de poisons la veritable nourriture de vie et d'intelligence, doivent se confier en la saintete de leur entreprise. Tot ou tard, les peuples desabuses se pressent autour d'eux, et leur disent comme Jean a Jesus: _Ad quem ibimus? verba vitae aeternae habes_. "A qui irons-nous? vous avez les paroles de la vie eternelle." SUR LORD BYRON A PROPOS DE SA MORT Nous sommes en juin 1824. Lord Byron vient de mourir. On nous demande notre pensee sur lord Byron, et sur lord Byron mort. Qu'importe notre pensee? a quoi bon l'ecrire, a moins qu'on ne suppose qu'il est impossible a qui que ce soit de ne pas dire quelques paroles dignes d'etre recueillies en presence d'un aussi grand poete et d'un aussi grand evenement? A en croire les ingenieuses fables de l'orient, une larme devient perle en tombant dans la mer. Dans l'existence particuliere que nous a faite le gout des lettres, dans la region paisible ou nous a place l'amour de l'independance et de la poesie, la mort de Byron a du nous frapper, en quelque sorte, comme une calamite domestique. Elle a ete pour nous un de ces malheurs qui touchent de pres. L'homme qui a devoue ses jours au culte des lettres sent le cercle de sa vie physique se resserrer autour de lui, en meme temps que la sphere de son existence intellectuelle s'agrandit. Un petit nombre d'etres chers occupent les tendresses de son coeur, tandis que tous les poetes morts et contemporains, etrangers et compatriotes, s'emparent des affections de son ame. La nature lui avait donne une famille, la poesie lui en cree une seconde. Ses sympathies, que si peu d'etres eveillent aupres de lui, s'en vont chercher, a travers le tourbillon des relations sociales, au dela des temps, au dela des espaces, quelques hommes qu'il comprend et dont il se sent digne d'etre compris. Tandis que, dans la rotation monotone des habitudes et des affaires, la foule des indifferents le froisse et le heurte sans emouvoir son attention, il s'etablit, entre lui et ces hommes epars que son penchant a choisis, d'intimes rapports et des communications, pour ainsi dire, electriques. Une douce communaute de pensees l'attache, comme un lien invisible et indissoluble, a ces etres d'elite, isoles dans leur monde ainsi qu'il l'est dans le sien; de sorte que, lorsque par hasard il vient a rencontrer l'un d'entre eux, un regard leur suffit pour se reveler l'un a l'autre; une parole, pour penetrer mutuellement le fond de leurs ames et en reconnaitre l'equilibre; et, au bout de quelques instants, ces deux etrangers sont ensemble comme deux freres nourris du meme lait, comme deux amis eprouves par la meme infortune. Qu'il nous soit permis de le dire, et, s'il le faut, de nous en glorifier, une sympathie du genre de celle que nous venons d'expliquer nous entrainait vers Byron. Ce n'etait pas certainement l'attrait que le genie inspire au genie; c'etait du moins un sentiment sincere d'admiration, d'enthousiasme et de reconnaissance; car on doit de la reconnaissance aux hommes dont les oeuvres et les actions font battre noblement le coeur. Quand on nous a annonce la mort de ce poete, il nous a semble qu'on nous enlevait une part de notre avenir. Nous n'avons renonce qu'avec amertume a jamais nouer avec Byron une de ces poetiques amities qu'il nous est si doux et si glorieux d'entretenir avec la plupart des principaux esprits de notre epoque, et nous lui avons adresse ce beau vers dont un poete de son ecole saluait l'ombre genereuse d'Andre Chenier: Adieu donc, jeune ami que je n'ai pas connu. Puisque nous venons de laisser echapper un mot sur l'ecole particuliere de lord Byron, il ne sera peut-etre pas hors de propos d'examiner ici quelle place elle occupe dans l'ensemble de la litterature actuelle, que l'on attaque comme si elle pouvait etre vaincue, que l'on calomnie comme si elle pouvait etre condamnee. Des esprits faux, habiles a deplacer toutes les questions, cherchent a accrediter parmi nous une erreur bien singuliere. Ils ont imagine que la societe presente etait exprimee en France par deux litteratures absolument opposees, c'est-a-dire que le meme arbre portait naturellement a la fois deux fruits d'especes contraires, que la meme cause produisait simultanement deux effets incompatibles. Mais ces ennemis des innovations ne se sont pas meme apercus qu'ils creaient la une logique toute nouvelle. Ils continuent chaque jour de traiter la litterature qu'ils nomment classique comme si elle vivait encore, et celle qu'ils appellent romantique comme si elle allait perir. Ces doctes rheteurs, qui vont proposant sans cesse de changer ce qui existe contre ce qui a existe, nous rappellent involontairement le Roland fou de l'Arioste qui prie gravement un passant d'accepter une jument morte en echange d'un cheval vivant. Roland, il est vrai, convient que sa jument est morte, tout en ajoutant que c'est la son seul defaut. Mais les Rolands du pretendu genre classique ne sont pas encore a cette hauteur, en fait de jugement ou de bonne foi. Il faut donc leur arracher ce qu'ils ne veulent pas accorder, et leur declarer qu'il n'existe aujourd'hui qu'une litterature comme il n'existe qu'une societe; que les litteratures anterieures, tout en laissant des monuments immortels, ont du disparaitre et ont disparu avec les generations dont elles ont exprime les habitudes sociales et les emotions politiques. Le genie de notre epoque peut etre aussi beau que celui des epoques les plus illustres, il ne peut etre le meme; et il ne depend pas plus des ecrivains contemporains de ressusciter une litterature[1] passee, qu'il ne depend du jardinier de faire reverdir les feuilles de l'automne sur les rameaux du printemps. Qu'on ne s'y trompe pas, c'est en vain surtout qu'un petit nombre de petits esprits essayent de ramener les idees generales vers le desolant systeme litteraire du dernier siecle. Ce terrain, naturellement aride, est depuis longtemps desseche. D'ailleurs on ne recommence pas les madrigaux de Dorat apres les guillotines de Robespierre, et ce n'est pas au siecle de Bonaparte qu'on peut continuer Voltaire. La litterature reelle de notre age, celle dont les auteurs sont proscrits a la facon d'Aristide; celle qui, repudiee par toutes les plumes, est adoptee par toutes les lyres; celle qui, malgre une persecution vaste et calculee, voit tous les talents eclore dans sa sphere orageuse, comme ces fleurs qui ne croissent qu'en des lieux battus des vents; celle enfin qui, reprouvee par ceux qui decident sans mediter, est defendue par ceux qui pensent avec leur ame, jugent avec leur esprit et sentent avec leur coeur; cette litterature n'a point l'allure molle et effrontee de la muse qui chanta le cardinal Dubois, flatta la Pompadour et outragea notre Jeanne d'Arc. Elle n'interroge ni le creuset de l'athee ni le scalpel du materialiste. Elle n'emprunte pas au sceptique cette balance de plomb dont l'interet seul rompt l'equilibre. Elle n'enfante pas dans les orgies des chants pour les massacres. Elle ne connait ni l'adulation ni l'injure. Elle ne prete point de seductions au mensonge. Elle n'enleve point leur charme aux illusions. Etrangere a tout ce qui n'est pas son but veritable, elle puise la poesie aux sources de la verite. Son imagination se feconde par la croyance. Elle suit les progres du temps, mais d'un pas grave et mesure. Son caractere est serieux, sa voix est melodieuse et sonore. Elle est, en un mot, ce que doit etre la commune pensee d'une grande nation apres de grandes calamites, triste, fiere et religieuse. Quand il le faut, elle n'hesite pas a se meler aux discordes publiques pour les juger ou pour les apaiser. Car nous ne sommes plus au temps des chansons bucoliques, et ce n'est pas la muse du dix-neuvieme siecle qui peut dire: Non me agitant populi fasces, aut purpura regum. Cette litterature cependant, comme toutes les choses de l'humanite, presente, dans son unite meme, son cote sombre et son cote consolant. Deux ecoles se sont formees dans son sein, qui representent la double situation ou nos malheurs politiques ont respectivement laisse les esprits, la resignation et le desespoir. Toutes deux reconnaissent ce qu'une philosophie moqueuse avait nie, l'eternite de Dieu, l'ame immortelle, les verites primordiales et les verites revelees; mais celle-ci pour adorer, celle-la pour maudire. L'une voit tout du haut du ciel, l'autre du fond de l'enfer. La premiere place au berceau de l'homme un ange qu'il retrouve encore assis au chevet de son lit de mort; l'autre environne ses pas de demons, de fantomes et d'apparitions sinistres. La premiere lui dit de se confier, parce qu'il n'est jamais seul; la seconde l'effraye en l'isolant sans cesse. Toutes deux possedent egalement l'art d'esquisser des scenes gracieuses et de crayonner des figures terribles; mais la premiere, attentive a ne jamais briser le coeur, donne encore aux plus sombres tableaux je ne sais quel reflet divin; la seconde, toujours soigneuse d'attrister, repand sur les images les plus riantes comme une lueur infernale. L'une, enfin, ressemble a Emmanuel, doux et fort, parcourant son royaume sur un char de foudre et de lumiere; l'autre est ce superbe Satan[2] qui entraina tant d'etoiles dans sa chute lorsqu'il fut precipite du ciel. Ces deux ecoles jumelles, fondees sur la meme base, et nees, pour ainsi dire, au meme berceau, nous paraissent specialement representees dans la litterature europeenne par deux illustres genies, Chateaubriand et Byron. Au sortir de nos prodigieuses revolutions, deux ordres politiques luttaient sur le meme sol. Une vieille societe achevait de s'ecrouler; une societe nouvelle commencait a s'elever. Ici des ruines, la des ebauches. Lord Byron, dans ses lamentations funebres, a exprime les dernieres convulsions de la societe expirante. M. de Chateaubriand, avec ses inspirations sublimes, a satisfait aux premiers besoins de la societe ranimee. La voix de l'un est comme l'adieu du cygne a l'heure de la mort; la voix de l'autre est pareille au chant du phenix renaissant de sa cendre. Par la tristesse de son genie, par l'orgueil de son caractere, par les tempetes de sa vie, lord Byron est le type du genre de poesie dont il a ete le poete. Tous ses ouvrages sont profondement marques du sceau de son individualite. C'est toujours une figure sombre et hautaine que le lecteur voit passer dans chaque poeme comme a travers un crepe de deuil. Sujet quelquefois, comme tous les penseurs profonds, au vague et a l'obscurite, il a des paroles qui sondent toute une ame, des soupirs qui racontent toute une existence. Il semble que son coeur s'entr'ouvre a chaque pensee qui en jaillit comme un volcan qui vomit des eclairs. Les douleurs, les joies, les passions n'ont point pour lui de mysteres, et s'il ne fait voir les objets reels qu'a travers un voile, il montre a nu les regions ideales. On peut lui reprocher de negliger absolument l'ordonnance de ses poemes; defaut grave, car un poeme qui manque d'ordonnance est un edifice sans charpente ou un tableau sans perspective. Il pousse egalement trop loin le lyrique dedain des transitions; et l'on desirerait parfois que ce peintre si fidele des emotions interieures jetat sur les descriptions physiques des clartes moins fantastiques et des teintes moins vaporeuses. Son genie ressemble trop souvent a un promeneur sans but qui reve en marchant, et qui, absorbe dans une intuition profonde, ne rapporte qu'une image confuse des lieux qu'il a parcourus. Quoi qu'il en soit, meme dans ses moins belles oeuvres, cette capricieuse imagination s'eleve a des hauteurs ou l'on ne parvient pas sans des ailes. L'aigle a beau fixer ses yeux sur la terre, il n'en conserve pas moins le regard sublime dont la portee s'etend jusqu'au soleil[3]. On a pretendu que l'auteur de _Don Juan_ appartenait, par un cote de son esprit, a l'ecole de l'auteur de _Candide_. Erreur! il y a une difference profonde entre le rire de Byron et le rire de Voltaire. Voltaire n'avait pas souffert. Ce serait ici le moment de dire quelque chose de la vie si tourmentee du noble poete; mais, dans l'incertitude ou nous sommes sur les causes reelles des malheurs domestiques qui avaient aigri son caractere, nous aimons mieux nous taire, de peur que notre plume ne s'egare malgre nous. Ne connaissant lord Byron que d'apres ses poemes, il nous est doux de lui supposer une vie selon son ame et son genie. Comme tous les hommes superieurs, il a certainement ete en proie a la calomnie. Nous n'attribuons qu'a elle les bruits injurieux qui ont si longtemps accompagne l'illustre nom du poete. D'ailleurs celle que ses torts ont offensee les a sans doute oublies la premiere en presence de sa mort. Nous esperons qu'elle lui a pardonne; car nous sommes de ceux qui ne pensent pas que la haine et la vengeance aient quelque chose a graver sur la pierre d'un tombeau. Et nous, pardonnons-lui de meme ses fautes, ses erreurs, et jusqu'aux ouvrages ou il a paru descendre de la double hauteur de son caractere et de son talent; pardonnons-lui, il est mort si noblement! il est si bien tombe! Il semblait la comme un belliqueux representant de la muse moderne dans la patrie des muses antiques. Genereux auxiliaire de la gloire, de la religion et de la liberte, il avait apporte son epee et sa lyre aux descendants des premiers guerriers et des premiers poetes; et deja le poids de ses lauriers faisait pencher la balance en faveur des malheureux hellenes. Nous lui devons, nous particulierement, une reconnaissance profonde. Il a prouve a l'Europe que les poetes de l'ecole nouvelle, quoiqu'ils n'adorent plus les dieux de la Grece paienne, admirent toujours ses heros; et que, s'ils ont deserte l'Olympe, du moins ils n'ont jamais dit adieu aux Thermopyles. La mort de Byron a ete accueillie dans tout le continent par les signes d'une douleur universelle. Le canon des grecs a longtemps salue ses restes, et un deuil national a consacre la perte de cet etranger parmi les calamites publiques. Les portes orgueilleuses de Westminster se sont ouvertes comme d'elles-memes, afin que la tombe du poete vint honorer le sepulcre des rois. Le dirons-nous? Au milieu de ces glorieuses marques de l'affliction generale, nous avons cherche quel temoignage solennel d'enthousiasme Paris, cette capitale de l'Europe, rendait a l'ombre heroique de Byron, et nous avons vu une marotte qui insultait sa lyre et des treteaux qui outrageaient son cercueil[4]! [1: Il ne faut pas perdre de vue, en lisant ceci, que par les mots litterature d'un siecle, on doit entendre non-seulement l'ensemble des ouvrages produits durant ce siecle, mais encore l'ordre general d'idees et de sentiments qui--le plus souvent a l'insu des auteurs memes--a preside a leur composition. [2: Ce n'est ici qu'un simple rapport qui ne saurait justifier le titre d'ecole _satanique_ sous lequel un homme de talent a designe l'ecole de lord Byron. [3: Dans un moment ou l'Europe entiere rend un eclatant hommage au genie de lord Byron, avoue grand homme depuis qu'il est mort, le lecteur sera curieux de relire ici quelques phrases de l'article remarquable dont la _Revue d'Edimbourg_, journal accredite, salua l'illustre poete a son debut. C'est d'ailleurs sur ce ton que certains journaux nous entretiennent chaque matin ou chaque soir des premiers talents de notre epoque. "La poesie de notre jeune lord est de cette classe que ni les dieux ni les hommes ne tolerent. Ses inspirations sont si plates qu'on pourrait les comparer a une eau stagnante. Comme pour s'excuser, le noble auteur ne cesse de rappeler qu'il est mineur... Peut-etre veut-il nous dire: "Voyez comme un mineur ecrit." Mais helas! nous nous rappelons tous la poesie de Cowley a dix ans, et celle de Pope a douze. Loin d'apprendre avec surprise que de mauvais vers ont ete ecrits par un ecolier au sortir du college, nous croyons la chose tres commune, et, sur dix ecoliers, neuf peuvent en faire autant et mieux que lord Byron. "Dans le fait, cette seule consideration (celle du rang de l'auteur) nous fait donner une place a lord Byron dans notre journal, outre notre desir de lui conseiller d'abandonner la poesie pour mieux employer ses talents. "Dans cette intention, nous lui dirons que la rime et le nombre des pieds, quand ce nombre serait toujours regulier, ne constituent pas toute la poesie, nous voudrions lui persuader qu'un peu d'esprit et d'imagination sont indispensables, et que pour etre lu un poeme a besoin aujourd'hui de quelque pensee ou nouvelle ou exprimee de facon a paraitre telle. "Lord Byron devrait aussi prendre garde de tenter ce que de grands poetes ont tente avant lui; car les comparaisons ne sont nullement agreables, comme il a pu l'apprendre de son maitre d'ecriture. "Quant a ses imitations de la poesie ossianique, nous nous y connaissons si peu que nous risquerions de critiquer du Macpherson tout pur en voulant exprimer notre opinion sur les rapsodies de ce nouvel imitateur... Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'elles ressemblent a du Macpherson, et nous sommes sur qu'elles sont tout aussi stupides et ennuyeuses que celles de notre compatriote. "Une grande partie du volume est consacree a immortaliser les occupations de l'auteur pendant son education. Nous sommes fache de donner une mauvaise idee de la psalmodie du college par la citation de ces stances attiques: (Suit la citation)... "Mais quelque jugement qu'on puisse prononcer sur les poesies du noble mineur, il nous semble que nous devons les prendre comme nous les trouvons et nous en contenter; car ce sont les dernieres que nous recevrons de lui... Qu'il reussisse ou non, il est tres peu probable qu'il condescende de nouveau a devenir auteur. Prenons donc ce qui nous est offert et soyons reconnaissants. De quel droit ferions-nous les delicats, pauvres diables que nous sommes! C'est trop d'honneur pour nous de tant recevoir d'un homme du rang de ce lord. Soyons reconnaissants, nous le repetons, et ajoutons avec le bon Sancho: Que Dieu benisse celui qui nous donne! ne regardons pas le cheval a la bouche quand il ne coute rien." Lord Byron daigna se venger de ce miserable fatras de lieux communs, theme perpetuel que la mediocrite envieuse reproduit sans cesse contre le genie. Les auteurs de la _Revue d'Edimbourg_ furent contraints de reconnaitre son talent sous les coups de son fouet satirique. L'exemple parait bon a suivre, nous avouerons cependant que nous eussions mieux aime voir lord Byron garder a leur egard le silence du mepris. Si ce n'eut ete le conseil de son interet, c'eut ete du moins celui de sa dignite. [4: Quelques jours apres la nouvelle de la mort de lord Byron, on representait encore a je ne sais quel theatre du boulevard je ne sais quelle facetie de mauvais ton et de mauvais gout, ou ce noble poete est personnellement mis en scene sous le nom ridicule de _lord Trois-Etoiles_. IDEES AU HASARD Juillet 1824. I Il faut bien que toutes les oreilles possibles s'habituent a l'entendre dire et redire, une revolution est faite dans les arts. Elle a commence par la poesie, elle s'est continuee dans la musique; la voila qui renouvelle la peinture; et avant peu elle ressuscitera infailliblement la sculpture et l'architecture, depuis longtemps mortes comme meurent toujours les arts, en pleine academie. Au reste, cette revolution n'est qu'un retour universel a la nature et a la verite. C'est l'extirpation du faux gout qui, depuis pres de trois siecles, substituant sans cesse les conventions de l'ecole a toutes les realites, a vicie tant de beaux genies. La generation nouvelle a decidement jete la le haillon classique, la guenille philosophique, l'oripeau mythologique. Elle a revetu la robe virile, et s'est debarrassee des prejuges, tout en etudiant les traditions. Il est risible d'entendre disserter, sur un changement invinciblement amene par le cours des evenements, cette tourbe innombrable d'esprits faux, de petits docteurs, de grands pedants, de lourds railleurs, de _jugeurs_ a verbe haut, de critiques superficiels, egalement propres a raisonner sur tout parce qu'ils ignorent tout au meme degre; d'artistes mediocres, qui ne connaissent le talent que par l'envie dont il les tourmente et l'impuissance dont il les accable. Ces bonnes gens s'imaginent qu'a force de cris, de colere et d'anathemes, ils parviendront a detruire ou a modifier selon leur fantaisie un ordre d'idees qui resulte necessairement d'un ordre de choses. Ils ne comprennent pas que, de meme qu'un orage change l'etat de l'atmosphere, une revolution change l'etat de la societe. On les voit s'evertuant en efforts inutiles pour corriger la litterature et les arts nes de cette revolution. Je serais curieux de savoir comment ils s'y prendraient pour repeindre l'arc-en-ciel. En attendant qu'ils aient resolu ce probleme, l'arc-en-ciel brillera, et ce siecle sera ce qu'il est dans sa destinee d'etre. Que la nouvelle generation laisse donc des critiques accredites ou non affirmer, avec une grotesque assurance, que _l'art est chez nous en pleine decadence_. Il faut se souvenir que l'academie a condamne _le Cid_; que MM. Morellet et Hoffman ont donne des ferules a l'auteur du _Genie du christianisme_; que la _Revue d'Edimbourg_ a renvoye lord Byron a l'ecole; il faut laisser la mediocrite peser de toutes ses petites forces sur le talent naissant. Elle ne l'etouffera pas. Et, a tout prendre, est-ce donc un spectacle moins amusant qu'un autre, que de voir un homme de genie foudroye par un professeur de gazette ou d'athenee? C'est l'aigle dans les serres du moineau franc. II L'expression de l'amour, dans les poetes de l'ecole antique (a quelque nation et a quelque epoque qu'ils appartiennent), manque en general de chastete et de pudeur. Cette observation, peu importante au premier aspect, se rattache cependant aux plus hautes considerations. Si nous voulions l'examiner serieusement, nous trouverions au fond de cette question toutes les societes paiennes et tous les cultes idolatriques. L'_absence de chastete dans l'amour_ est peut-etre le signe caracteristique des civilisations et des litteratures que n'a point purifiees le christianisme. Sans parler de ces poesies monstrueuses par lesquelles Anacreon, Horace, Virgile meme ont immortalise d'infames debauches et de honteuses habitudes, les chants amoureux des poetes paiens anciens et modernes, de Catulle, de Tibulle, de Bertin, de Bernis, de Parny, ne nous offrent rien de cette delicatesse, de cette modestie, de cette retenue sans lesquelles l'amour n'est plus qu'un instinct animal et qu'un appetit charnel. Il est vrai que l'amour chez ces poetes est aussi raffine qu'il est grossier. Il est difficile d'exprimer plus ingenieusement ce que sentent les brutes; et c'est sans doute pour qu'il y ait une difference entre leurs amours et ceux des animaux que ces galants diseurs font des elegies. Ils en sont meme venus a convertir en _science_ ce qu'il y a de plus naturel au monde; et _l'art d'aimer_ a ete enseigne par Ovide aux paiens du siecle d'Auguste, par Gentil Bernard aux paiens du siecle de Voltaire. Avec quelque attention, on reconnait qu'il existe une difference entre les premiers et les derniers _artistes_ en amour. A une nuance pres, leur vermillon est le meme. Tous chantent la volupte materielle. Mais les poetes paiens, grecs et romains, semblent le plus souvent des maitres qui commandent a des _esclaves_, tandis que les poetes paiens francais sont toujours des esclaves implorant leurs _maitresses_. Et le secret des deux civilisations differentes est tout entier la-dedans. Les societes polies, mais idolatres, de Rome et d'Athenes ignoraient la celeste dignite de la femme, revelee plus tard aux hommes par le Dieu qui voulut naitre d'une fille d'Eve. Aussi l'amour, chez ces peuples, ne s'adressant qu'aux esclaves et aux courtisanes, avait-il quelque chose d'imperieux et de meprisant. Tout, dans la civilisation chretienne, tend au contraire a l'ennoblissement du sexe faible et beau; et l'evangile parait avoir rendu leur rang aux femmes, afin qu'elles conduisissent les hommes au plus haut degre possible de perfectionnement social. Ce sont elles qui ont cree la chevalerie; et cette institution merveilleuse, en disparaissant des monarchies modernes, y a laisse l'honneur comme une ame; l'honneur, cet instinct de nature, qui est aussi une superstition de societe; cette seule puissance dont un francais, supporte patiemment la tyrannie; ce sentiment mysterieux inconnu aux anciens justes, qui est tout a la fois plus et moins que la vertu. A l'heure qu'il est, remarquons bien ceci, l'_honneur_ est ignore des peuples a qui l'evangile n'a pas encore ete revele, ou chez lesquels l'influence morale des femmes est nulle. Dans notre civilisation, si les lois donnent la premiere place a l'homme, l'honneur donne le premier rang a la femme. Tout l'equilibre des societes chretiennes est la. III Je ne sais par quelle bizarre manie on pretend aujourd'hui refuser au genie le droit d'admirer hautement le genie; on insulte a l'enthousiasme que le chant du poete inspire a un poete; et l'on veut que ceux qui ont du talent ne soient juges que par ceux qui n'en ont pas. On dirait que, depuis le siecle dernier, nous ne sommes plus accoutumes qu'aux jalousies litteraires. Notre age envieux se raille de cette fraternite poetique, si douce et si noble entre rivaux. Il a oublie l'exemple de ces antiques amities qui se resserraient dans la gloire; et il accueillerait d'un rire dedaigneux l'allocution touchante qu'Horace adressait au vaisseau de Virgile. IV La composition poetique resulte de deux phenomenes intellectuels, la meditation et l'inspiration. La meditation est une faculte; l'inspiration est un don. Tous les hommes, jusqu'a un certain degre, peuvent mediter; bien peu sont inspires. _Spiritus flat ubi vult_. Dans la meditation, l'esprit agit; dans l'inspiration, il obeit; parce que la premiere est en l'homme, tandis que la seconde vient de plus haut. Celui qui nous donne cette force est plus fort que nous. Ces deux operations de la pensee se lient intimement dans l'ame du poete. Le poete appelle l'inspiration par la meditation, comme les prophetes s'elevaient a l'extase par la priere. Pour que la muse se revele a lui, il faut qu'il ait en quelque sorte depouille toute son existence materielle dans le calme, dans le silence et dans le recueillement. Il faut qu'il se soit isole de la vie exterieure, pour jouir avec plenitude de cette vie interieure qui developpe en lui comme un etre nouveau; et ce n'est que lorsque le monde physique a tout a fait disparu de ses yeux, que le monde ideal peut lui etre manifeste. Il semble que l'exaltation poetique ait quelque chose de trop sublime pour la nature commune de l'homme. L'enfantement du genie ne saurait s'accomplir, si l'ame ne s'est d'abord purifiee de toutes ces preoccupations vulgaires que l'on traine apres soi dans la vie; car la pensee ne peut prendre des ailes avant d'avoir depose son fardeau. Voila sans doute pourquoi l'inspiration ne vient que precedee de la meditation. Chez les juifs, ce peuple dont l'histoire est si feconde en symboles mysterieux, quand le pretre avait edifie l'autel, il y allumait le feu terrestre, et c'est alors seulement que le rayon divin y descendait du ciel. Si l'on s'accoutumait a considerer les compositions litteraires sous ce point de vue, la critique prendrait probablement une direction nouvelle; car il est certain que le veritable poete, s'il est maitre du choix de ses meditations, ne l'est nullement de la nature de ses inspirations. Son genie, qu'il a recu et qu'il n'a point acquis, le domine le plus souvent; et il serait singulier et peut-etre vrai de dire que l'on est parfois etranger comme homme a ce que l'on a ecrit comme poete. Cette idee paraitra sans doute paradoxale au premier apercu. C'est pourtant une question, de savoir jusqu'a quel point le chant appartient a la voix, et la poesie au poete. Heureux celui qui sent dans sa pensee cette double puissance de meditation et d'inspiration, qui est le genie! Quel que soit son siecle, quel que soit son pays, fut-il ne au sein des calamites domestiques, fut-il jete dans un temps de revolutions, ou, ce qui est plus deplorable encore, dans une epoque d'indifference, qu'il se confie a l'avenir; car si le present appartient aux autres hommes, l'avenir est a lui. Il est du nombre de ces etres choisis qui doivent venir a un jour marque. Tot ou tard ce jour arrive, et c'est alors que, nourri de pensees et abreuve d'inspirations, il peut se montrer hardiment a la foule, en repetant le cri sublime du poete: Voici mon orient; peuples, levez les yeux! V Si jamais composition litteraire a profondement porte l'empreinte ineffacable de la meditation et de l'inspiration, c'est le _Paradis perdu_. Une idee morale, qui touche a la fois aux deux natures de l'homme; une lecon terrible donnee en vers sublimes; une des plus hautes verites de la religion et de la philosophie, developpee dans une des plus belles fictions de la poesie; l'echelle entiere de la creation parcourue depuis le degre le plus eleve jusqu'au degre le plus bas; une action qui commence par Jesus et se termine par Satan; Eve entrainee par la curiosite, la compassion et l'imprudence, jusqu'a la perdition; la premiere femme en contact avec le premier demon; voila ce que presente l'oeuvre de Milton; drame simple et immense, dont tous les ressorts sont des sentiments; tableau magique qui fait graduellement succeder a toutes les teintes de lumiere toutes les nuances de tenebres; poeme singulier, qui charme et qui effraye! VI Quand les defauts d'une tragedie ont cela de particulier qu'il faut, pour en etre choque, avoir lu l'histoire et connaitre les regles, le grand nombre des spectateurs s'en apercoit peu, parce qu'il ne sait que sentir. Aussi le grand nombre juge-t-il toujours bien. Et en effet, pourquoi trouver si mauvais qu'un auteur tragique viole quelquefois l'histoire? Si cette licence n'est pas poussee trop loin, que m'importe la verite historique, pourvu que la verite morale soit observee! Voulez-vous donc que l'on dise de l'histoire ce qu'on a dit de la _Poetique_ d'Aristote: _elle fait faire de bien mauvaises tragedies_? Soyez peintre fidele de la nature et des caracteres, et non copiste servile de l'histoire. Sur la scene, j'aime mieux l'homme vrai que le fait vrai. VII Quand on suit attentivement et siecle par siecle, dans les fastes de la France, l'histoire des arts, si etroitement liee a l'histoire politique des peuples, on est frappe, en arrivant jusqu'a notre temps, d'un phenomene singulier. Apres avoir retrouve sur les vitraux des merveilleuses cathedrales du moyen age comme un reflet de cette belle epoque de la grande feodalite, des croisades, de la chevalerie, epoque qui n'a laisse ni dans la memoire des hommes, ni sur la face de la terre, aucun vestige qui n'ait quelque chose de monumental, on passe au regne de Francois 1er, si etourdiment appele _ere de la renaissance des arts_. On voit distinctement le fil qui lie ce siecle ingenieux au moyen age. Ce sont deja, moins leur purete et leur originalite propres, les formes grecques; mais c'est toujours l'imagination gothique. La poesie, naive encore dans Marot, a pourtant cesse d'etre populaire pour devenir mythologique. On sent qu'on vient de changer de route. Deja les etudes classiques ont gate le gout national. Sous Louis XIII, la degeneration est sensible; on subit les consequences du mauvais systeme ou les arts se sont engages. On n'a plus de Jean Goujon, plus de Jean Cousin, plus de Germain Pilon; et les types vicieux, que leur genie corrigeait par tant de grace et d'elegance, redeviennent lourds et batards entre les mains de leurs copistes. A cette decadence se mele je ne sais quel faux gout florentin, naturalise en France par les Medicis. Tout se releve sous le sceptre eclatant de Louis XIV, mais rien ne se redresse. Au contraire, le principe de l'_imitation des anciens_ devient loi pour les arts, et les arts restent froids, parce qu'ils restent faux. Quoique imposant, il faut le dire, le genie de ce siecle illustre est incomplet. Sa richesse n'est que de la pompe, sa grandeur n'est que de la majeste. Enfin, sous Louis XV, tous les germes ont porte leurs fruits. Les arts selon Aristote tombent de decrepitude avec la monarchie selon Richelieu. Cette noblesse factice que leur imprimait Louis XIV meurt avec lui. L'esprit philosophique acheve de murir l'oeuvre classique; et, dans ce siecle de turpitudes, les arts ne sont qu'une turpitude de plus. Architecture, sculpture, peinture, poesie, musique, tout, a bien peu d'exceptions pres, montre les memes difformites. Voltaire amuse une courtisane regnante des tortures d'une vierge martyre. Les vers de Dorat naissent pour les bergeres de Boucher. Siecle ignoble quand il n'est pas ridicule, ridicule quand il n'est pas hideux; et qui, commencant au cabaret pour finir a la guillotine, couronnant ses fetes par des massacres et ses danses par la carmagnole, ne merite place qu'entre le chaos et le neant. Le siecle de Louis XIV ressemble a une ceremonie de cour reglee par l'etiquette; le siecle de Louis XV est une orgie de taverne, ou la demence s'accouple au vice. Cependant, quelque differentes qu'elles paraissent au premier abord, une cohesion intime existe entre ces deux epoques. D'une solennite d'apparat otez l'etiquette, il vous restera une cohue; du regne de Louis XIV otez la dignite, vous aurez le regne de Louis XV. Heureusement, et c'est la que nous voulions en venir, le meme lien est loin d'enchainer le dix-neuvieme siecle au dix-huitieme. Chose etrange! quand on compare notre epoque si austere, si contemplative, et deja si feconde en evenements prodigieux, aux trois siecles qui l'ont precedee, et surtout a son devancier immediat, on a d'abord peine a comprendre comment il se fait qu'elle vienne a leur suite; et son histoire, apres la leur, a l'air d'un livre depareille. On serait tente de croire que Dieu s'est trompe de siecle dans sa distribution alternative des temps. De notre siecle a l'autre, on ne peut decouvrir la transition. C'est qu'en effet il n'en existe pas. Entre Frederic et Bonaparte, Voltaire et Byron, Vanloo et Gericault, Boucher et Charlet, il y a un abime, la revolution. 1827 FRAGMENT D'HISTOIRE Ce ne serait pas, a notre avis, un tableau sans grandeur et sans nouveaute que celui ou l'on essayerait de derouler sous nos yeux l'histoire entiere de la civilisation. On pourrait la montrer se propageant par degres de siecle en siecle sur le globe, et envahissant tour a tour toutes les parties du monde. On la verrait poindre en Asie, dans cette Inde centrale et mysterieuse ou la tradition des peuples a place le paradis terrestre. Comme le jour, la civilisation a son aurore en orient. Peu a peu elle s'eveille et s'etend dans son vieux berceau asiatique. D'un bras, elle depose dans un coin du monde la Chine, avec les hieroglyphes, l'artillerie et l'imprimerie, comme une premiere ebauche de ses oeuvres futures, comme un immuable echantillon de ce qu'elle fera un jour. De l'autre, elle jette a l'occident ces grands empires d'Assyrie, de Perse, de Chaldee, ces villes prodigieuses, Babylone, Suse, Persepolis, metropoles de la terre, qui n'a pas meme garde leur trace. Alors, tandis que tout le reste du globe est submerge sous de profondes tenebres, resplendit dans tout son eclat cette haute civilisation theocratique de l'orient, dont on entrevoit a peine, a travers tant de siecles, quelques rayons eblouissants, quelques gigantesques vestiges, et qui nous parait fabuleuse, tant elle est lointaine, vague et confuse! Cependant la civilisation marche et se developpe toujours. L'interieur des terres ne lui suffit plus, elle colonise le bord des mers. Aux populations de laboureurs et de bergers succedent des races de pecheurs et de commercants. De la, les pheniciens, les phrygiens, Sidon, Troie, Sarepta, et Tyr, qui bat les mers, comme dit l'Ecriture, avec les _ailes de mille vaisseaux_. Enfin, prete a deborder l'Asie, elle fonde sur la limite de l'Afrique cette enigmatique Egypte, ce peuple de pretres et de marchands, de laboureurs et de matelots, qui est en quelque sorte la transition de la civilisation asiatique a la civilisation africaine, des empires theocratiques aux republiques commercantes, de Babylone a Carthage. Sur l'Egypte, en effet, s'appuient les trois civilisations successives d'Asie, d'Afrique et d'Europe. L'Egypte est la clef de voute de l'ancien continent. Ici la civilisation se bifurque, pour ainsi parler. Elle prend deux routes, l'une au nord, l'autre au couchant; et, tandis que l'Egypte cree la Grece en Europe, Sidon apporte Carthage en Afrique. Alors la scene change. L'Asie s'eteint. C'est le tour de l'Afrique. Les carthaginois completent l'oeuvre des pheniciens, leurs peres. Pendant que derriere eux s'elevent, comme les arcs-boutants de leur empire, ces royaumes de Nubie, d'Abyssinie, de Nigritie, d'Ethiopie, de Numidie; pendant que se peuple et se feconde cette terre de feu qui doit porter les Juba et les Jugurtha, Carthage s'empare des mers et court les aventures. Elle debarque en Sicile, en Corse, en Sardaigne. Puis la Mediterranee ne lui suffit plus. Ses innombrables vaisseaux franchissent les colonnes d'Hercule, ou plus tard la timide navigation des grecs et des romains croira voir les bornes du monde. Bientot les colonies carthaginoises, risquees sur l'ocean, depassent la peninsule hispanique. Elles montent hardiment vers le nord, et, tout en cotoyant la rive occidentale de l'Europe, apportent le dialecte phenicien, d'abord en Biscaye, ou on le retrouve colorant de mots etranges l'ancienne langue iberique, puis en Irlande, au pays de Galles, en Armorique, ou il subsiste encore aujourd'hui, mele au celte primitif. Elles enseignent a ces sauvages peuplades quelque chose de leurs arts, de leur commerce, de leur religion; le culte monstrueux du Saturne carthaginois, qui devient le Teutates celte; les sacrifices humains; et jusqu'au mode de ces sacrifices, les victimes brulees vives dans des cages d'osier a forme humaine. Ainsi Carthage donne aux celtes ce qu'elle a de la theocratie asiatique, denature par sa feroce civilisation. Les druides sont des mages; seulement ils ont passe par l'Afrique. Tout, chez ces peuples, se ressent de leur contact avec l'orient. Leurs monuments bruts prennent quelque chose d'egyptien. De grossiers hieroglyphes, les caracteres runiques, commencent a en marquer la face, que jusque-la le fer n'avait pas touchee; et il n'est pas prouve que ce ne soit point la puissante navigation carthaginoise qui ait depose sur la greve armoricaine cet autre hieroglyphe monumental, Karnac, livre colossal et eternel dont les siecles ont perdu le sens et dont chaque lettre est un obelisque de granit. Comme Thebes, la Bretagne a son palais de Karnac. L'audace punique ne s'est peut-etre pas arretee la. Qui sait jusqu'ou est allee Carthage? N'est-il pas etrange qu'apres tant de siecles on ait retrouve vivant en Amerique le culte du soleil, le Belus assyrien, le Mithra persan? N'est-il pas etonnant qu'on y ait retrouve des vestales (les filles du soleil), debris du sacerdoce asiatique et africain, emprunte aussi par Rome a Carthage? N'est-il pas merveilleux enfin que ces ruines du Perou et du Mexique, magnifiques temoins d'une ancienne civilisation eteinte, ressemblent si fort par leur caractere et par leurs ornements aux monuments syriaques; par leur forme et par leurs hieroglyphes, a l'architecture egyptienne?... Quoi qu'il en soit, le colosse carthaginois, maitre des mers, heritier de la civilisation d'Asie, d'un bras s'appuyant sur l'Egypte, de l'autre environnant deja l'Europe, est un moment le centre des nations, le pivot du globe. L'Afrique domine le monde. Cependant la civilisation a depose son germe en Grece[1]. Il y a pris racine, il s'y est developpe, et du premier jet a produit un peuple capable de le defendre contre les irruptions de l'Asie, contre les revendications hautaines de cette vieille mere des nations. Mais, si ce peuple a su defendre le feu sacre, il ne saurait le propager. Manquant de metropole et d'unite, divisee en petites republiques qui luttent entre elles, et dans l'interieur desquelles se heurtent deja toutes les formes de gouvernement, democratie, oligarchie, aristocratie, royaute, ici enervee par des arts precoces, la nouee par des lois etroites, la societe grecque a plus de beaute que de puissance, plus d'elegance que de grandeur, et la civilisation s'y raffine avant de se fortifier. Aussi Rome se hate-t-elle d'arracher a la Grece le flambeau de l'Europe, elle le secoue du haut du Capitole et lui fait jeter des rayons inattendus. Rome, pareille a l'aigle, son redoutable symbole, etend largement ses ailes, deploie puissamment ses serres, saisit la foudre et s'envole. Carthage est le soleil du monde, c'est sur Carthage que se fixent ses yeux. Carthage est maitresse des oceans, maitresse des royaumes, maitresse des nations. C'est une ville magnifique, pleine de splendeur et d'opulence, toute rayonnante des arts etranges de l'orient. C'est une societe complete, finie, achevee, a laquelle rien ne manque du travail du temps et des hommes. Enfin, la metropole d'Afrique est a l'apogee de sa civilisation, elle ne peut plus monter, et chaque progres desormais sera un declin. Rome au contraire n'a rien. Elle a bien pris deja tout ce qui etait a sa portee; mais elle a pris pour prendre plutot que pour s'enrichir. Elle est a demi sauvage, a demi barbare. Elle a son education ensemble et sa fortune a faire. Tout devant elle, rien derriere. Quelque temps les deux peuples existent de front. L'un se repose dans sa splendeur, l'autre grandit dans l'ombre. Mais peu a peu l'air et la place leur manquent a tous deux pour se developper. Rome commence a gener Carthage. Il y a longtemps que Carthage importune Rome. Assises sur les deux rives opposees de la Mediterranee, les deux cites se regardent en face. Cette mer ne suffit plus pour les separer. L'Europe et l'Afrique pesent l'une sur l'autre. Comme deux nuages surcharges d'electricite, elles se cotoient de trop pres. Elles vont se meler dans la foudre. Ici est la peripetie de ce grand drame. Quels acteurs sont en presence! deux races, celle-ci de marchands et de marins, celle-la de laboureurs et de soldats; deux peuples, l'un regnant par l'or, l'autre par le fer; deux republiques, l'une theocratique, l'autre aristocratique; Rome et Carthage; Rome avec son armee, Carthage avec sa flotte; Carthage vieille, riche, rusee, Rome jeune, pauvre et forte; le passe et l'avenir; l'esprit de decouverte et l'esprit de conquete; le genie des voyages et du commerce, le demon de la guerre et de l'ambition; l'orient et le midi d'une part, l'occident et le nord de l'autre; enfin, deux mondes, la civilisation d'Afrique et la civilisation d'Europe. Toutes deux se mesurent des yeux. Leur attitude avant le combat est egalement formidable. Rome, deja a l'etroit dans ce qu'elle connait du monde, ramasse toutes ses forces et tous ses peuples. Carthage, qui tient en laisse l'Espagne, l'Armorique et cette Bretagne que les romains croyaient au fond de l'univers, Carthage a deja jete son ancre d'abordage sur l'Europe. La bataille eclate. Rome copie grossierement la marine de sa rivale. La guerre s'allume d'abord dans la Peninsule et dans les iles. Rome heurte Carthage dans cette Sicile ou deja la Grece a rencontre l'Egypte, dans cette Espagne ou plus tard lutteront encore l'Europe et l'Afrique, l'orient et l'occident, le midi et le septentrion. Peu a peu le combat s'engage, le monde prend feu. Les colosses s'attaquent corps a corps, ils se prennent, se quittent, se reprennent. Ils se cherchent et se repoussent. Carthage franchit les Alpes, Rome passe les mers. Les deux peuples, personnifies en deux hommes, Annibal et Scipion, s'etreignent et s'acharnent pour en finir. C'est un duel a outrance, un combat a mort. Rome chancelle, elle pousse un cri d'angoisse: _Annibal ad portas_! Mais elle se releve, epuise ses forces pour un dernier coup, se jette sur Carthage, et l'efface du monde. C'est la le plus grand spectacle qui soit dans l'histoire. Ce n'est pas seulement un trone qui tombe, une ville qui s'ecroule, un peuple qui meurt. C'est une chose qu'on n'a vue qu'une fois, c'est un astre qui s'eteint; c'est tout un monde qui s'en va; c'est une societe qui en etouffe une autre. Elle l'etouffe sans pitie. Il faut qu'il ne reste rien de Carthage. Les siecles futurs, ne sauront d'elle que ce qu'il plaira a son implacable rivale. Ils ne distingueront qu'a travers d'epaisses tenebres cette capitale de l'Afrique, sa civilisation barbare, son gouvernement difforme, sa religion sanglante, son peuple, ses arts, ses monuments gigantesques, ses flottes qui vomissaient le feu gregeois, et cet autre univers connu de ses pilotes, et que l'antiquite romaine nommera dedaigneusement le _monde perdu_. Rien n'en restera. Seulement, longtemps apres encore, Rome, haletant et comme essoufflee de sa victoire, se recueillera en elle-meme, et dira dans une sorte de reverie profonde: _Africa portentosa_! Prenons haleine avec elle; voila le grand oeuvre accompli. La querelle des deux moities de la terre, la voila decidee. Cette reaction de l'occident sur l'orient, deja la Grece l'avait tentee deux fois. Argos avait demoli Troie. Alexandre avait ete frapper l'Inde a travers la Perse. Mais les rois grecs n'avaient detruit qu'une ville, qu'un empire. Mais l'aventurier macedonien n'avait fait qu'une trouee dans la vieille Asie, qui s'etait promptement refermee sur lui. Pour jouer le role de l'Europe dans ce drame immense, pour tuer la civilisation orientale, il fallait plus qu'Achille, il fallait plus qu'Alexandre; il fallait Rome. Les esprits qui aiment a sonder les abimes ne peuvent s'empecher de se demander ici ce qui serait advenu du genre humain, si Carthage eut triomphe dans cette lutte. Le theatre de vingt siecles eut ete deplace. Les marchands eussent regne, et non les soldats. L'Europe eut ete laissee aux brouillards et aux forets. Il se serait etabli sur la terre quelque chose d'inconnu. Il n'en pouvait etre ainsi. Les sables et le desert reclamaient l'Afrique; il fallait qu'elle cedat la scene a l'Europe. A dater de la chute de Carthage, en effet, la civilisation europeenne prevaut. Rome prend un accroissement prodigieux; elle se developpe tant, qu'elle commence a se diviser. Conquerante de l'univers connu, quand elle ne peut plus faire la guerre etrangere, elle fait la guerre civile. Comme un vieux chene, elle s'elargit, mais elle se creuse. Cependant la civilisation se fixe sur elle. Elle en a ete la racine, elle en devient la tige, elle en devient la tete. En vain les Cesars, dans la folie de leur pouvoir, veulent casser la ville eternelle et reporter la metropole du monde a l'orient. Ce sont eux qui s'en vont; la civilisation ne les suit pas, et ils s'en vont a la barbarie. Byzance deviendra Stamboul. Rome restera Rome. Le Vatican remplace le Capitole; voila tout. Tout s'est ecroule de vetuste autour d'elle; la cite sainte se renouvelle. Elle regnait par la force, la voici qui regne par la croyance, plus forte que la force. Pierre herite de Cesar. Rome n'agit plus, elle parle; et sa parole est un tonnerre. Ses foudres desormais frappent les ames. A l'esprit de conquete succede l'esprit de proselytisme. Foyer du globe, elle a des echos dans toutes les nations; et ce qu'un homme, du haut du balcon papal, dit a la ville sacree, est dit aussi pour l'univers. _Urbi et orbi_. Ainsi une theocratie fait l'Europe, comme une theocratie a fait l'Afrique, comme une theocratie a fait l'Asie. Tout se resume en trois cites, Babylone, Carthage, Rome. Un docteur dans sa chaire preside les rois sur leurs trones. Chef-lieu du christianisme, Rome est le chef-lieu necessaire de la societe. Comme une mere vigilante, elle garde la grande famille europeenne, et la sauve deux fois des irruptions du nord, des invasions du midi. Ses murs font rebrousser Attila et les vandales. C'est elle qui forge le martel dont Charles pulverise Abderame et les arabes. On dirait meme que Rome chretienne a herite de la haine de Rome paienne pour l'orient. Quand elle voit l'Europe assez forte pour combattre, elle lui preche les croisades, guerre eclatante et singuliere, guerre de chevalerie et de religion, pour laquelle la theocratie arme la feodalite. Voila deux mille ans que les choses vont ainsi. Voila vingt siecles que domine la civilisation europeenne, la troisieme grande civilisation qui ait ombrage la terre. Peut-etre touchons-nous a sa fin. Notre edifice est bien vieux. Il se lezarde de toutes parts. Rome n'en est plus le centre. Chaque peuple tire de son cote. Plus d'unite, ni religieuse ni politique. L'opinion a remplace la foi. Le dogme n'a plus la discipline des consciences. La revolution francaise a consomme l'oeuvre de la reforme; elle a decapite le catholicisme comme la monarchie; elle a ote la vie a Rome. Napoleon, en rudoyant la papaute, l'a achevee; il a ote son prestige au fantome. Que fera l'avenir de cette societe europeenne, qui perd de plus en plus, chaque jour, sa forme papale et monarchique? Le moment ne serait-il pas venu ou la civilisation, que nous avons vue tour a tour deserter l'Asie pour l'Afrique, l'Afrique pour l'Europe, va se remettre en route et continuer son majestueux voyage autour du monde? Ne semble-t-elle pas se pencher vers l'Amerique? N'a-t-elle pas invente des moyens de franchir l'Ocean plus vite qu'elle ne traversait autrefois la Mediterranee? D'ailleurs, lui reste-t-il beaucoup a faire en Europe? Est-il si hasarde de supposer qu'usee et denaturee dans l'ancien continent, elle aille chercher une terre neuve et vierge pour se rajeunir et la feconder? Et pour cette terre nouvelle, ne tient-elle pas tout pret un principe nouveau; nouveau, quoiqu'il jaillisse aussi, lui, de cet evangile qui a deux mille ans, si toutefois l'evangile a un age? Nous voulons parler ici du principe d'emancipation, de progres et de liberte, qui semble devoir etre desormais la loi de l'humanite. C'est en Amerique que jusqu'ici l'on en a fait les plus larges applications. La, l'echelle d'essai est immense. La, les nouveautes sont a l'aise. Rien ne les gene. Elles ne trebuchent point a chaque pas contre des troncons de vieilles institutions en ruines. Aussi, si ce principe est appele, comme nous le croyons avec joie, a refaire la societe des hommes, l'Amerique en sera le centre. De ce foyer s'epandra sur le monde la lumiere nouvelle, qui, loin de dessecher les anciens continents, leur redonnera peut-etre chaleur, vie et jeunesse. Les quatre mondes deviendront freres dans un perpetuel embrassement. Aux trois theocraties successives d'Asie, d'Afrique et d'Europe succedera la famille universelle. Le principe d'autorite fera place au principe de liberte, qui, pour etre plus humain, n'est pas moins divin. Nous ne savons, mais, si cela doit etre, si l'Amerique doit offrir le quatrieme acte de ce drame des siecles, il sera certainement bien remarquable qu'a la meme epoque ou naissait l'homme qui devait, preparant l'anarchie politique par l'anarchie religieuse, introduire le germe de mort dans la vieille societe royale et pontificale d'Europe, un autre homme ait decouvert une nouvelle terre, futur asile de la civilisation fugitive; qu'en un mot, Christophe Colomb ait trouve un monde au moment ou Luther en allait detruire un autre. _Aliquis providet_. [1: Ceci n'est qu'un premier chapitre. L'auteur n'a pu y indiquer et y classer que les faits les plus generaux et les plus sommaires. Il n'a point neglige pour cela d'autres faits, qui, pour etre du second ordre, n'en ont pas moins une haute valeur. On verra dans la suite du livre dont ceci est un fragment, si jamais il termine ce livre, comment il les coordonne et les rattache a l'idee principale. Les preuves arriveront aussi. Il y a bien des cavites a fouiller dans l'histoire, bien des fonds perdus dans cette mer, la meme ou elle a ete le plus exploree, le plus sondee. Et par exemple, la grande civilisation dominante d'Europe, celle qui d'abord apparait aux yeux, la civilisation grecque et romaine, n'est qu'un grand palimpseste, sous lequel, la premiere couche enlevee, on retrouve les pelages, les etrusques, les iberes et les celtes. Rien que cela ferait un livre. 1830 SUR M. DOVALLE Il y a du talent dans les poesies de M. Dovalle; et pourtant sans preneurs, sans coterie, sans appui exterieur, ce recueil, on peut le predire, aura tout de suite le succes qu'il merite. C'est que M. Dovalle n'a besoin maintenant de qui que ce soit pour reussir. En litterature, le plus sur moyen d'avoir raison, c'est d'etre mort. Et puis, ce manuscrit du poete tue a vingt ans reveille de si douloureux souvenirs! Tant d'emotions se soulevent en foule sous chacune de ces pages inachevees! On est saisi d'une si profonde pitie au milieu de ces odes, de ces ballades orphelines, de ces chansons toutes saignantes encore! Quelle critique faire apres une si poignante lecture? Comment raisonner ce qu'on a senti? Quelle tache impossible pour nous autres surtout, critiques peu determines, simples hommes d'art et de poesie! Aussi, apres avoir lu ce manuscrit, n'est-ce pas de l'opinion, mais de l'impression qui m'en reste que je parlerais volontiers. Et d'abord, ce qui frappe en commencant cette lecture, ce qui frappe en la terminant, c'est que tout dans ce livre d'un poete si fatalement predestine, tout est grace, tendresse, fraicheur, douceur harmonieuse, suave et molle reverie. Et, en y reflechissant, la chose semble plus singuliere encore. Un grand mouvement, un vaste progres, avec lequel sympathisait completement M. Dovalle, s'accomplit dans l'art. Ce mouvement, nous l'avons deja dit bien des fois, n'est qu'une consequence naturelle, qu'un corollaire immediat de notre grand mouvement social de 1789. C'est le principe de liberte qui, apres s'etre etabli dans l'etat et y avoir change la face de toute chose, poursuit sa marche, passe du monde materiel au monde intellectuel, et vient renouveler l'art comme il a renouvele la societe. Cette regeneration, comme l'autre, est generale, universelle, irresistible. Elle s'adresse a tout, recree tout, reedifie tout, refait a la fois l'ensemble et le detail, rayonne en tous sens et chemine en toutes voies. Or (pour n'envisager ici que cette particularite), par cela meme qu'elle est complete, la revolution de l'art a ses cauchemars, comme la revolution politique a eu ses echafauds. Cela est fatal. Il faut les uns apres les madrigaux de Dorat, comme il fallait les autres apres les petits soupers de Louis XV. Les esprits, affadis par la comedie en paniers et l'elegie en pleureuses, avaient besoin de secousses, et de secousses fortes. Cette soif d'emotions violentes, de beaux et sombres genies sont venus de nos jours la satisfaire. Et il ne faut pas leur en vouloir d'avoir jete dans vos ames tant de sinistres imaginations, tant de reves horribles, tant de visions sanglantes. Qu'y pouvaient-ils faire? Ces hommes, qui paraissent si fantasques et si desordonnes, ont obei a une loi de leur nature et de leur siecle. Leur litterature, si capricieuse qu'elle semble et qu'elle soit, n'est pas un des resultats les moins necessaires du principe de liberte qui desormais gouverne et regit tout d'en haut, meme le genie. C'est de la fantaisie, soit; mais il y a une logique dans cette fantaisie. Et puis, le grand malheur apres tout! Bonnes gens, soyons tranquilles. Pour avoir vu 93, ne nous effrayons pas tant de la _terreur_ en fait de revolutions litteraires. En conscience, tout _satanique_ qu'est le premier, et tout _frenetique_ qu'est le second, Byron et Mathurin me font moins peur que Marat et Robespierre. Si serieux que l'on soit, il est difficile de ne pas sourire quelquefois en repondant aux objections que l'ancien regime litteraire emprunte a l'ancien regime politique pour combattre toutes les tentatives de la liberte dans l'art. Certes, apres les catastrophes qui, depuis quarante ans, ont ensanglante la societe et decime la famille, apres une puissante revolution qui a fait des places de Greve dans toutes nos villes et des champs de bataille dans toute l'Europe, ce qu'il y a de triste, d'amer, de sanglant dans les esprits, et par consequent dans la poesie, n'a besoin ni d'etre explique ni d'etre justifie. Sans doute la contemplation des quarante dernieres annees de notre histoire, la liberte d'un grand peuple qui eclot geante et ecrase une Bastille a son premier pas, la marche de cette haute republique qui va les pieds dans le sang et la tete dans la gloire, sans doute ce spectacle, quand la raison nous montre qu'apres tout et enfin c'est un progres et un bien, ne doit pas inspirer moins de joie que de tristesse; mais, s'il nous rejouit par notre cote divin, il nous dechire par notre cote humain, et notre joie meme y est triste; de la, pour longtemps, de sombres visions dans les imaginations et un deuil profond mele de fierte et d'orgueil dans la poesie. Heureux pour lui-meme le poete qui, ne avec le gout des choses fraiches et douces, aura su isoler son ame de toutes ces impressions douloureuses; et, dans cette atmosphere flamboyante et sombre qui rougit l'horizon longtemps encore apres une revolution, aura conserve rayonnant et pur son petit monde de fleurs, de rosee et de soleil! M. Dovalle a eu ce bonheur, d'autant plus remarquable, d'autant plus etrange chez lui, qui devait finir d'une telle fin et interrompre sitot sa chanson a peine commencee! Il semblerait d'abord qu'a defaut de douloureux souvenirs, on rencontrera dans son livre quelque pressentiment vague et sinistre. Non, rien de sombre, rien d'amer, rien de fatal. Bien au contraire, une poesie toute jeune, enfantine parfois; tantot les desirs de Cherubin, tantot une sorte de nonchalance creole; un vers a gracieuse allure, trop peu metrique, trop peu rhythmique, il est vrai, mais toujours plein d'une harmonie plutot naturelle que musicale; la joie, la volupte, l'amour; la femme surtout, la femme divinisee, la femme faite muse; et puis partout des fleurs, des fetes, le printemps, le matin, la jeunesse; voila ce qu'on trouve dans ce portefeuille d'elegies dechire par une balle de pistolet. Ou, si quelquefois cette douce muse se voile de melancolie, c'est, comme dans le _Premier chagrin_, un accent confus, indistinct, presque inarticule, a peine un soupir dans les feuilles de l'arbre, a peine une ride a la face transparente du lac, a peine une blanche nuee dans le ciel bleu. Si meme, comme dans la touchante personnification du _Sylphe_, l'idee de la mort se presente au poete, elle est si charmante encore et si suave, si loin de ce que sera la realite, que les larmes en viennent aux yeux. Oh! respectez mes jeux et ma faiblesse, Vous qui savez le secret de mon coeur! Oh! laissez-moi pour unique richesse De l'eau dans une fleur; L'air frais du soir; au bois une humble couche, Un arbre vert pour me garder du jour... Le sylphe apres ne voudra qu'une bouche Pour y mourir d'amour. Certes, cela ne ressemble guere a un pressentiment. Il me semble que cette grace, cette harmonie, cette joie qui s'epanouit a tous les vers de M. Dovalle, donnent a cette lecture un charme et un interet singuliers. Andre Chenier, qui est mort bien jeune egalement et qui pourtant avait dix ans de plus que M. Dovalle, Andre Chenier a laisse aussi un livre de douces et _folles elegies_, comme il dit lui-meme, ou se rencontrent bien ca et la quelques iambes ardents, fruit de ses trente ans, et tout rouges des reverberations de la lave revolutionnaire; mais dans lequel dominent, ainsi que dans le livre charmant de M. Dovalle, la grace, l'amour, la volupte. Aussi quiconque lira le recueil de M. Dovalle sera-t-il longtemps poursuivi par la jeune et pale figure de ce poete, souriant comme Andre Chenier, et sanglant comme lui. Et puis cette reflexion me vient en terminant: dans ce moment de melee et de tourmente litteraire, qui faut-il plaindre, ceux qui meurent ou ceux qui combattent? Sans doute, c'est triste de voir un poete de vingt ans qui s'en va, une lyre qui se brise, un avenir qui s'evanouit; mais n'est-ce pas quelque chose aussi que le repos? N'est-il pas permis a ceux autour desquels s'amassent incessamment calomnies, injures, haines, jalousies, sourdes menees, basses trahisons; hommes loyaux auxquels on fait une guerre deloyale; hommes devoues qui ne voudraient enfin que doter le pays d'une liberte de plus, celle de l'art, celle de l'intelligence; hommes laborieux qui poursuivent paisiblement leur oeuvre de conscience, en proie, d'un cote, a de viles machinations de censure et de police, en butte, de l'autre, trop souvent, a l'ingratitude des esprits memes pour lesquels ils travaillent; ne leur est-il pas permis de retourner quelquefois la tete avec envie vers ceux qui sont tombes derriere eux et qui dorment dans le tombeau? _Invideo_, disait Luther dans le cimetiere de Worms, _invideo, quia quiescunt_. Qu'importe toutefois! Jeunes gens, ayons bon courage; si rude qu'on nous veuille faire le present, l'avenir sera beau. Le romantisme, tant de fois mal defini, n'est, a tout prendre, et c'est la sa definition reelle, que le _liberalisme_ en litterature. Cette verite est deja comprise a peu pres de tous les bons esprits, et le nombre en est grand; et bientot, car l'oeuvre est deja bien avancee, le liberalisme litteraire ne sera pas moins populaire que le liberalisme politique. La liberte dans l'art, la liberte dans la societe, voila le double but auquel doivent tendre d'un meme pas tous les esprits consequents et logiques; voila la double banniere qui rallie, a bien peu d'intelligences pres (lesquelles s'eclaireront), toute la jeunesse si forte et si patiente d'aujourd'hui; puis avec la jeunesse, et a sa tete, l'elite de la generation qui nous a precedes, tous ces sages vieillards qui, apres le premier moment de defiance et d'examen, ont reconnu que ce que font leurs fils est une consequence de ce qu'ils ont fait eux-memes, et que la liberte litteraire est fille de la liberte politique. Ce principe est celui du siecle et prevaudra. Les _ultras_ de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se preter secours pour refaire l'ancien regime de toutes pieces, societe et litterature, chaque progres du pays, chaque developpement des intelligences, chaque pas de la liberte fera crouler tout ce qu'ils auront echafaude. Et, en definitive, leurs efforts de reaction auront ete utiles. En revolution, tout mouvement fait avancer. La verite et la liberte ont cela d'excellent que tout ce qu'on fait pour elles et tout ce qu'on fait contre elles les sert egalement. Or, apres tant de grandes choses que nos peres ont faites et que nous avons vues, nous voila sortis de la vieille forme sociale, comment ne sortirions-nous pas de la vieille forme poetique? A peuple nouveau, art nouveau. Tout en admirant la litterature de Louis XIV, si bien adaptee a sa monarchie, elle saura bien avoir sa litterature propre, et personnelle, et nationale, cette France actuelle, cette France du dix-neuvieme siecle, a qui Mirabeau a fait sa liberte et Napoleon sa puissance. 1825-1832 GUERRE AUX DEMOLISSEURS! 1825 Si les choses vont encore quelque temps de ce train, il ne restera bientot plus a la France d'autre monument national que celui des _Voyages pittoresques et romantiques_, ou rivalisent de grace, d'imagination et de poesie le crayon de Taylor et la plume de Ch. Nodier, dont il nous est bien permis de prononcer le nom avec admiration, quoiqu'il ait quelquefois prononce le notre avec amitie. Le moment est venu ou il n'est plus permis a qui que ce soit de garder le silence. Il faut qu'un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l'ancienne. Tous les genres de profanation, de degradation et de ruine menacent a la fois le peu qui nous reste de ces admirables monuments du moyen age, ou s'est imprimee la vieille gloire nationale, auxquels s'attachent a la fois la memoire des rois et la tradition du peuple. Tandis que l'on construit a grands frais je ne sais quels edifices batards, qui, avec la ridicule pretention d'etre grecs ou romains en France, ne sont ni romains ni grecs, d'autres edifices admirables et originaux tombent sans qu'on daigne s'en informer, et leur seul tort cependant, c'est d'etre francais par leur origine, par leur histoire et par leur but. A Blois, le chateau des etats sert de caserne, et la belle tour octogone de Catherine de Medicis croule ensevelie sous les charpentes d'un quartier de cavalerie. A Orleans, le dernier vestige des murs defendus par Jeanne vient de disparaitre. A Paris, nous savons ce qu'on a fait des vieilles tours de Vincennes, qui faisaient une si magnifique compagnie au donjon. L'abbaye de Sorbonne, si elegante et si ornee, tombe en ce moment sous le marteau. La belle eglise romane de Saint-Germain des Pres, d'ou Henri IV avait observe Paris, avait trois fleches, les seules de ce genre qui embellissent la silhouette de la capitale. Deux de ces aiguilles menacaient ruine. Il fallait les etayer ou les abattre; on a trouve plus court de les abattre. Puis, afin de raccorder, autant que possible, ce venerable monument avec le mauvais portique dans le style de Louis XIII qui en masque le portail, les _restaurateurs_ ont remplace quelques-unes des anciennes chapelles par de petites bonbonnieres a chapiteaux corinthiens dans le gout de celle de Saint-Sulpice; et on a badigeonne le reste en beau jaune serin. La cathedrale gothique d'Autun a subi le meme outrage. Lorsque nous passions a Lyon, en aout 1825, il y a deux mois, on faisait egalement disparaitre sous une couche de detrempe rose la belle couleur que les siecles avaient donnee a la cathedrale du primat des Gaules. Nous avons vu demolir encore, pres de Lyon, le chateau renomme de l'Arbresle. Je me trompe, le proprietaire a conserve une des tours, il la loue a la commune, elle sert de prison. Une petite ville historique dans le Forez, Crozet, tombe en ruines, avec le manoir des d'Aillecourt, la maison seigneuriale ou naquit Tourville, et des monuments qui embelliraient Nuremberg. A Nevers, deux eglises du onzieme siecle servent d'ecurie. Il y en avait une troisieme du meme temps, nous ne l'avons pas vue; a notre passage, elle etait effacee du sol. Seulement nous en avons admire a la porte d'une chaumiere, ou ils etaient jetes, deux chapiteaux romans qui attestaient par leur beaute celle de l'edifice dont ils etaient les seuls vestiges. On a detruit l'antique eglise de Mauriac. A Soissons, on laisse crouler le riche cloitre de Saint-Jean et ses deux fleches si legeres et si hardies. C'est dans ces magnifiques ruines que le tailleur de pierres choisit des materiaux. Meme indifference pour la charmante eglise de Braisne, dont la voute demantelee laisse arriver la pluie sur les dix tombes royales qu'elle renferme. A la Charite-sur-Loire, pres Bourges, il y a une eglise romane qui, par l'immensite de son enceinte et la richesse de son architecture, rivaliserait avec les plus celebres cathedrales de l'Europe; mais elle est a demi ruinee. Elle tombe pierre a pierre, aussi inconnue que les pagodes orientales dans leurs deserts de sable. Il passe la six diligences par jour. Nous avons visite Chambord, cet Alhambra de la France. Il chancelle deja, mine par les eaux du ciel, qui ont filtre a travers la pierre tendre de ses toits degarnis de plomb. Nous le declarons avec douleur, si l'on n'y songe promptement, avant peu d'annees, la souscription, souscription qui, certes, meritait d'etre nationale, qui a rendu le chef-d'oeuvre du Primatice au pays aura ete inutile; et bien peu de chose restera debout de cet edifice, beau comme un palais de fees, grand comme un palais de rois. Nous ecrivons ceci a la hate, sans preparation et en choisissant au hasard quelques-uns des souvenirs qui nous sont restes d'une excursion rapide dans une petite portion de la France. Qu'on y reflechisse, nous n'avons devoile qu'un bord de la plaie. Nous n'avons cite que des faits, et des faits que nous avions verifies. Que se passe-t-il ailleurs? On nous a dit que des anglais avaient achete _trois cents francs_ le droit d'emballer tout ce qui leur plairait dans les debris de l'admirable abbaye de Jumieges. Ainsi les profanations de lord Elgin se renouvellent chez nous, et nous en tirons profit. Les turcs ne vendaient que les monuments grecs; nous faisons mieux, nous vendons les notres. On affirme encore que le cloitre si beau de Saint-Wandrille est debite, piece a piece, par je ne sais quel proprietaire ignorant et cupide, qui ne voit dans un monument qu'une carriere de pierres. _Proh pudor!_ au moment ou nous tracons ces lignes, a Paris, au lieu meme dit _Ecole des beaux-arts_, un escalier de bois, sculpte par les merveilleux artistes du quatorzieme siecle, sert d'echelle a des macons; d'admirables menuiseries de la renaissance, quelques-unes encore peintes, dorees et blasonnees, des boiseries, des portes touchees par le ciseau si tendre et si delicat qui a ouvre le chateau d'Anet, se rencontrent la, brisees, disloquees, gisantes en tas sur le sol, dans les greniers, dans les combles, et jusque dans l'antichambre du cabinet d'un individu qui s'est installe la, et qui s'intitule _architecte de l'Ecole des beaux-arts_, et qui marche tous les jours stupidement la-dessus. Et nous allons chercher bien loin et payer bien cher des ornements a nos musees! Il serait temps enfin de mettre un terme a ces desordres, sur lesquels nous appelons l'attention du pays. Quoique appauvrie par les devastateurs revolutionnaires, par les speculateurs mercantiles, et surtout par les restaurateurs classiques, la France est riche encore en monuments francais. Il faut arreter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait; qu'on la fasse. Quels que soient les droits de la propriete, la destruction d'un edifice historique et monumental ne doit pas etre permise a ces ignobles speculateurs que leur interet aveugle sur leur honneur; miserables hommes, et si imbeciles, qu'ils ne comprennent meme pas qu'ils sont des barbares! Il y a deux choses dans un edifice, son usage et sa beaute. Son usage appartient au proprietaire, sa beaute a tout le monde; c'est donc depasser son droit que le detruire. Une surveillance active devrait etre exercee sur nos monuments. Avec de legers sacrifices, on sauverait des constructions qui, independamment du reste, representent des capitaux enormes. La seule eglise de Brou, batie vers la fin du quinzieme siecle, a coute vingt-quatre millions, a une epoque ou la journee d'un ouvrier se payait deux sous. Aujourd'hui ce serait plus de cent cinquante millions. Il ne faut pas plus de trois jours et de trois cents francs pour la jeter bas. Et puis, un louable regret s'emparerait de nous, nous voudrions reconstruire ces prodigieux edifices, que nous ne le pourrions. Nous n'avons plus le genie de ces siecles. L'industrie a remplace l'art. Terminons ici cette note; aussi bien c'est encore la un sujet qui exigerait un livre. Celui qui ecrit ces lignes y reviendra souvent, a propos et hors de propos; et, comme ce vieux romain qui disait toujours: _Hoc censeo, et delendam esse Carthaginem_, l'auteur de cette note repetera sans cesse: Je pense cela, et qu'il ne faut pas demolir la France. 1832. Il faut le dire, et le dire haut, cette demolition de la vieille France, que nous avons denoncee plusieurs fois sous la restauration, se continue avec plus d'acharnement et de barbarie que jamais. Depuis la revolution de juillet, avec la democratie, quelque ignorance a deborde et quelque brutalite aussi. Dans beaucoup d'endroits, le pouvoir local, l'influence municipale, la curatelle communale a passe des gentilshommes qui ne savaient pas ecrire aux paysans qui ne savent pas lire. On est tombe d'un cran. En attendant que ces braves gens sachent epeler, ils gouvernent. La bevue administrative, produit naturel et normal de cette machine de Marly qu'on appelle la _centralisation_, la bevue administrative s'engendre toujours, comme par le passe, du maire au sous-prefet, du sous-prefet au prefet, du prefet au ministre. Seulement elle est plus grosse. Notre intention est de n'envisager ici qu'une seule des innombrables formes sous lesquelles elle se produit aux yeux du pays emerveille. Nous ne voulons traiter de la _bevue administrative_ qu'en matiere de monuments, et encore ne ferons-nous qu'effleurer cet immense sujet, que vingt-cinq volumes in-folio n'epuiseraient pas. Nous posons donc en fait qu'il n'y a peut-etre pas en France, a l'heure qu'il est, une seule ville, pas un seul chef-lieu d'arrondissement, pas un seul chef-lieu de canton, ou il ne se medite, ou il ne se commence, ou il ne s'acheve la destruction de quelque monument historique national, soit par le fait de l'autorite centrale, soit par le fait de l'autorite locale de l'aveu de l'autorite centrale, soit par le fait des particuliers sous les yeux et avec la tolerance de l'autorite locale. Nous avancons ceci avec la profonde conviction de ne pas nous tromper, et nous en appelons a la conscience de quiconque a fait, sur un point quelconque de la France, la moindre excursion d'artiste et d'antiquaire. Chaque jour quelque vieux souvenir de la France s'en va avec la pierre sur laquelle il etait ecrit. Chaque jour nous brisons quelque lettre du venerable livre de la tradition. Et bientot, quand la ruine de toutes ces ruines sera achevee, il ne nous restera plus qu'a nous ecrier avec ce troyen, qui du moins emportait ses dieux: ...Fuit Ilium et ingens Gloria! Et a l'appui de ce que nous venons de dire, qu'on permette a celui qui ecrit ces lignes de citer, entre une foule de documents qu'il pourrait produire, l'extrait d'une lettre a lui envoyee. Il n'en connait pas personnellement le signataire, qui est, comme sa lettre l'annonce, homme de gout et de coeur; mais il le remercie de s'etre adresse a lui. Il ne fera jamais faute a quiconque lui signalera une injustice ou une absurdite nuisible a denoncer. Il regrette seulement que sa voix n'ait pas plus d'autorite et de retentissement. Qu'on lise donc cette lettre, et qu'on songe, en la lisant, que le fait qu'elle atteste n'est pas un fait isole, mais un des mille episodes du grand fait general, la _demolition successive et incessante de tous les monuments de l'ancienne France_. Charleville, 14 fevrier 1832. "Monsieur, Au mois de septembre dernier, je fis un voyage a Laon (Aisne), mon pays natal. Je l'avais quitte depuis plusieurs annees; aussi, a peine arrive, mon premier soin fut de parcourir la ville... Arrive sur la place du Bourg, au moment ou mes yeux se levaient sur la vieille tour de Louis d'Outremer, quelle fut ma surprise de la voir de toutes parts bardee d'echelles, de leviers et de tous les instruments possibles de destruction! Je l'avouerai, cette vue me fit mal. Je cherchais a deviner pourquoi ces echelles et ces pioches, quand vint a passer M. Th----, homme simple et instruit, plein de gout pour les lettres et fort ami de tout ce qui touche a la science et aux arts. Je lui fis part a l'instant de l'impression douloureuse que me causait la destruction de ce vieux monument. M. Th----, qui la partageait, m'apprit que, reste seul des membres de l'ancien conseil municipal, il avait ete seul pour combattre l'acte dont nous etions en ce moment temoins; que ses efforts n'avaient rien pu. Raisonnements, paroles, tout avait echoue. Les nouveaux conseillers, reunis en majorite contre lui, l'avaient emporte. Pour avoir pris un peu chaudement le parti de cette tour innocente, M. Th---- avait ete meme accuse de carlisme. Ces messieurs s'etaient ecries que cette tour ne rappelait que les souvenirs des temps feodaux, et la destruction avait ete votee par acclamation. Bien plus, la ville a offert au soumissionnaire qui se charge de l'execution une somme de plusieurs mille francs, les materiaux en sus. Voila le prix du meurtre, car c'est un veritable meurtre! M. Th---- me fit remarquer sur le mur voisin l'affiche d'adjudication, en papier jaune. En tete etait ecrit en enormes caracteres: DESTRUCTION DE LA TOUR DITE DE LOUIS D'OUTREMER. _Le public est prevenu,_ etc. "Cette tour occupait un espace de quelques toises. Pour agrandir le marche qui l'avoisine, si c'est la le but qu'on a cherche, on pouvait sacrifier une maison particuliere, _dont le prix n'eut peut-etre pas depasse la somme offerte au soumissionnaire._ Ils ont prefere aneantir la tour. Je suis afflige de le dire a la honte des Laonnois, leur ville possedait un monument rare, un monument des rois de la seconde race; il n'y en existe plus aujourd'hui un seul. Celui de Louis IV etait le dernier. Apres un pareil acte de vandalisme, on apprendra quelque jour sans surprise qu'ils demolissent leur belle cathedrale du onzieme siecle, pour faire une halle aux grains[1]." Les reflexions abondent et se pressent devant de tels faits. Et d'abord, ne voila-t-il pas une excellente comedie? Vous representez-vous ces dix ou douze conseillers municipaux mettant en deliberation la grande _destruction de la tour dite de Louis d'Outremer?_ Les voila tous, ranges en cercle, et sans doute assis sur la table, jambes croisees et babouches aux pieds, a la facon des turcs. Ecoutez-les. Il s'agit d'agrandir le carre aux choux et de faire disparaitre un _monument feodal_. Les voila qui mettent en commun tout ce qu'ils savent de grands mots, depuis quinze ans qu'ils se font anucher le _Constitutionnel_ par le magister de leur village. Ils se cotisent. Les bonnes raisons pleuvent. L'un argue de la _feodalite_, et s'y tient; l'autre allegue la _dime_; l'autre, la _corvee_; l'autre, les _serfs qui battaient l'eau des fosses pour faire taire les grenouilles_; un cinquieme, le _droit de jambage et de cuissage_; un sixieme, les eternels _pretres_ et les eternels _nobles_; un autre, les _horreurs de la Saint-Barthelemy_; un autre, qui est probablement avocat, les _jesuites_; puis ceci, puis cela, puis encore cela et ceci; et tout est dit, la tour de Louis d'Outremer est condamnee. Vous figurez-vous bien, au milieu du grotesque sanhedrin, la situation de ce pauvre homme, representant unique de la science, de l'art, du gout, de l'histoire? Remarquez-vous l'attitude humble et opprimee de ce paria? L'ecoutez-vous hasarder quelques mots timides en faveur du venerable monument? Et voyez-vous l'orage eclater contre lui? Le voila qui ploie sous les invectives. Voila qu'on l'appelle de toutes parts _carliste_, et probablement _carlisse_. Que repondre a cela? C'est fini. La chose est faite. La demolition du "monument des ages de barbarie" est definitivement votee avec enthousiasme, et vous entendez le hourra des braves conseillers municipaux de Laon, qui ont pris d'assaut la tour de Louis d'Outremer. Croyez-vous que jamais Rabelais, que jamais Hogarth, auraient pu trouver quelque part faces plus drolatiques, profils plus bouffons, silhouettes plus rejouissantes a charbonner sur les murs d'un cabaret ou sur les pages d'une batrachomyomachie? Oui, riez.--Mais, pendant que les prud'hommes jargonnaient, croassaient et deliberaient, la vieille tour, si longtemps inebranlable, se sentait trembler dans ses fondements. Voila tout a coup que, par les fenetres, par les portes, par les barbacanes, par les meurtrieres, par les lucarnes, par les gouttieres, de partout, les demolisseurs lui sortent comme les vers d'un cadavre. Elle sue des macons. Ces pucerons la piquent. Cette vermine la devore. La pauvre tour commence a tomber pierre a pierre; ses sculptures se brisent sur le pave; elle eclabousse les maisons de ses debris; son flanc s'eventre; son profil s'ebreche, et le bourgeois inutile, qui passe a cote sans trop savoir ce qu'on lui fait, s'etonne de la voir chargee de cordes, de poulies et d'echelles plus qu'elle ne le fut jamais par un assaut d'anglais ou de bourguignons. Ainsi, pour jeter bas cette tour de Louis d'Outremer, presque contemporaine des tours romaines de l'ancienne Bibrax, pour faire ce que n'avaient fait ni beliers, ni balistes, ni scorpions, ni catapultes, ni haches, ni dolabres, ni engins, ni bombardes, ni serpentines, ni fauconneaux, ni couleuvrines, ni les boulets de fer des forges de Creil, ni les pierres a bombarde des carrieres de Peronne, ni le canon, ni le tonnerre, ni la tempete, ni la bataille, ni le feu des hommes, ni le feu du ciel, il a suffi au dix-neuvieme siecle, merveilleux progres! d'une plume d'oie, promenee a peu pres au hasard sur une feuille de papier par quelques infiniment petits! mechante plume d'un conseil municipal du vingtieme ordre! plume qui formule boiteusement les fetfas imbeciles d'un divan de paysans! plume imperceptible du senat de Lilliput! plume qui fait des fautes de francais! plume qui ne sait pas l'orthographe! plume qui, a coup sur, a trace plus de croix que de signatures au bas de l'inepte arrete! Et la tour a ete demolie! et cela s'est fait! et la ville a paye pour cela! On lui a vole sa couronne, et elle a paye le voleur! Quel nom donner a toutes ces choses? Et, nous le repetons pour qu'on y songe bien, le fait de Laon n'est pas un fait isole. A l'heure ou nous ecrivons, il n'est pas un point en France ou il ne se passe quelque chose d'analogue. C'est plus ou c'est moins, c'est peu ou c'est beaucoup, c'est petit ou c'est grand, mais c'est toujours et partout du vandalisme. La liste des demolitions est inepuisable. Elle a ete commencee par nous et par d'autres ecrivains qui ont plus d'importance que nous. Il serait facile de la grossir, il serait impossible de la clore. On vient de voir une prouesse de conseil municipal. Ailleurs, c'est un maire qui deplace un peulven pour marquer la limite du champ communal; c'est un eveque qui ratisse et badigeonne sa cathedrale; c'est un prefet qui jette bas une abbaye du quatorzieme siecle pour demasquer les fenetres de son salon; c'est un artilleur qui rase un cloitre de 1460 pour rallonger un polygone; c'est un adjoint qui fait du sarcophage de Theodeberthe une auge aux pourceaux. Nous pourrions citer les noms. Nous en avons pitie. Nous les taisons. Cependant il ne merite pas d'etre epargne, ce cure de Fecamp qui a fait demolir le jube de son eglise, donnant pour raison que ce massif incommode, cisele et fouille par les mains miraculeuses du quinzieme siecle, privait ses paroissiens du bonheur de le contempler, lui cure, dans sa splendeur a l'autel. Le macon qui a execute l'ordre du beat s'est fait des debris du jube une admirable maisonnette qu'on peut voir a Fecamp. Quelle honte! Qu'est devenu le temps ou le pretre etait le supreme architecte? Maintenant le macon enseigne le pretre! N'y a-t-il pas aussi un dragon ou un housard qui veut faire de l'eglise de Brou, de cette merveille, son grenier a foin, et qui en demande ingenument la permission au ministre? N'etait-on pas en train de gratter du haut en bas la belle cathedrale d'Angers quand le tonnerre est tombe sur la fleche, noire et intacte encore, et l'a brulee, comme si le tonnerre avait eu, lui, de l'intelligence et avait mieux aime abolir le vieux clocher que de le laisser egratigner par des conseillers municipaux! Un ministre de la restauration n'a-t-il pas rogne a Vincennes ses admirables tours et a Toulouse ses beaux remparts? N'y a-t-il pas eu, a Saint-Omer, un prefet qui a detruit aux trois quarts les magnifiques ruines de Saint-Bertin, sous pretexte de donner du _travail aux ouvriers_? Derision! si vous etes des administrateurs tellement mediocres, des cerveaux tellement steriles, qu'en presence des routes a ferrer, des canaux a creuser, des rues a macadamiser, des ports a curer, des landes a defricher, des ecoles a batir, vous ne sachiez que faire de vos ouvriers, du moins ne leur livrez pas comme une proie nos edifices nationaux a demolir, ne leur dites pas de se faire du pain avec ces pierres. Partagez-les plutot, ces ouvriers, en deux bandes; que toutes deux creusent un grand trou, et que chacune ensuite comble le sien avec la terre de l'autre. Et puis payez-leur ce travail. Voila une idee. J'aime mieux l'inutile que le nuisible. A Paris, le vandalisme fleurit et prospere sous nos yeux. Le vandalisme est architecte. Le vandalisme se carre et se prelasse. Le vandalisme est fete, applaudi, encourage, admire, caresse, protege, consulte, subventionne, defraye, naturalise. Le vandalisme est entrepreneur de travaux pour le compte du gouvernement. Il s'est installe sournoisement dans le budget, et il le grignote a petit bruit, comme le rat son fromage. Et, certes, il gagne bien son argent. Tous les jours il demolit quelque chose du peu qui nous reste de cet admirable vieux Paris. Que sais-je? le vandalisme a badigeonne Notre-Dame, le vandalisme a retouche les tours du Palais de Justice, le vandalisme a rase Saint-Magloire, le vandalisme a detruit le cloitre des Jacobins, le vandalisme a ampute deux fleches sur trois a Saint-Germain-des-Pres. Nous parlerons peut-etre dans quelques instants des edifices qu'il batit. Le vandalisme a ses journaux, ses coteries, ses ecoles, ses chaires, son public, ses raisons. Le vandalisme a pour lui les bourgeois. Il est bien nourri, bien rente, bouffi d'orgueil, presque savant, tres classique, bon logicien, fort theoricien, joyeux, puissant, affable au besoin, beau parleur, et content de lui. Il tranche du Mecene. Il protege les jeunes talents. Il est professeur. Il donne de grands prix d'architecture. Il envoie des eleves a Rome. Il porte habit brode, epee au cote et culotte francaise. Il est de l'institut. Il va a la cour. Il donne le bras au roi, et flane avec lui dans les rues, lui soufflant ses plans a l'oreille. Vous avez du le rencontrer. Quelquefois il se fait proprietaire, et il change la tour magnifique de Saint-Jacques de la Boucherie en fabrique de plomb de chasse, impitoyablement fermee a l'antiquaire fureteur; et il fait de la nef de Saint-Pierre-aux-Boeufs un magasin de futailles vides, de l'hotel de Sens une ecurie a rouliers, de la maison de la Couronne d'or une draperie, de la chapelle de Cluny une imprimerie. Quelquefois il se fait peintre en batiments, et il demolit Saint-Landry pour construire sur l'emplacement de cette simple et belle eglise une grande laide maison qui ne se loue pas. Quelquefois il se fait greffier, et il encombre de paperasses la Sainte-Chapelle, cette eglise qui sera la plus admirable parure de Paris, quand il aura detruit Notre-Dame. Quelquefois il se fait speculateur, et dans la nef deshonoree de Saint-Benoit il emboite violemment un theatre, et quel theatre! Opprobre! le cloitre saint, docte et grave des benedictins, metamorphose en je ne sais quel mauvais lieu litteraire. Sous la restauration, il prenait ses aises et s'ebattait d'une maniere tout aussi charmante, nous en convenons. Chacun se rappelle comment le vandalisme, qui alors aussi etait architecte du roi, a traite la cathedrale de Reims. Un homme d'honneur, de science et de talent, M. Vitet, a deja signale le fait. Cette cathedrale est, comme on sait, chargee du haut en bas de sculptures excellentes qui debordent de toutes parts son profil. A l'epoque du sacre de Charles X, le vandalisme, qui est bon courtisan, eut peur qu'une pierre ne se detachat par aventure de toutes ces sculptures en surplomb, et ne vint tomber incongrument sur le roi, au moment ou sa majeste passerait; et sans pitie, et a grands coups de maillet, et trois grands mois durant, il ebarba la vieille eglise! Celui qui ecrit ceci a chez lui une belle tete de Christ, debris curieux de cette execution. Depuis juillet, il en a fait une autre qui peut servir de pendant a celle-la, c'est l'execution du jardin des Tuileries. Nous reparlerons quelque jour et longuement de ce bouleversement barbare. Nous ne le citons ici que pour memoire. Mais qui n'a hausse les epaules en passant devant ces deux petits enclos usurpes sur une promenade publique? On a fait mordre au roi le jardin des Tuileries, et voila les deux bouchees qu'il se reserve. Toute l'harmonie d'une oeuvre royale et tranquille est troublee, la symetrie des parterres est eborgnee, les bassins entaillent la terrasse; c'est egal, on a ses deux jardinets. Que dirait-on d'un fabricant de vaudevilles qui se taillerait un couplet ou deux dans les choeurs d'_Athalie!_ Les Tuileries, c'etait l'_Athalie_ de Le Notre. On dit que le vandalisme a deja condamne notre vieille et irreparable eglise de Saint-Germain-l'Auxerrois. Le vandalisme a son idee a lui. Il veut faire tout a travers Paris une grande, grande, grande rue. Une rue d'une lieue! Que de magnifiques devastations chemin faisant! Saint-Germain-l'Auxerrois y passera, l'admirable tour de Saint-Jacques de la Boucherie y passera peut-etre aussi. Mais qu'importe! une rue d'une lieue! comprenez-vous comme cela sera beau! une ligne droite tiree du Louvre a la barriere du Trone; d'un bout de la rue, de la barriere, on contemplera la facade du Louvre. Il est vrai que tout le merite de la colonnade de Perrault, si merite il y a, est dans ses proportions, et que ce merite s'evanouira dans la distance; mais qu'est-ce que cela fait? on aura une rue d'une lieue! de l'autre bout, du Louvre, on verra la barriere du Trone, les deux colonnes proverbiales que vous savez, maigres, fluettes et risibles comme les jambes de Potier. O merveilleuse perspective! Esperons que ce burlesque projet ne s'accomplira pas. Si l'on essayait de le realiser, esperons qu'il y aura une emeute d'artistes. Nous y pousserons de notre mieux. Les devastateurs ne manquent jamais de pretextes. Sous la restauration, on gatait, on mutilait, on defigurait, on profanait les edifices catholiques du moyen age, le plus devotement du monde. La congregation avait developpe sur les eglises la meme excroissance que sur la religion. Le sacre-coeur s'etait fait marbre, bronze, badigeonnage et bois dore. Il se produisait le plus souvent dans les eglises sous la forme d'une petite chapelle peinte, doree, mysterieuse, elegiaque, pleine d'anges bouffis, coquette, galante, ronde et a faux jour, comme celle de Saint-Sulpice. Pas de cathedrale, pas de paroisse en France a laquelle il ne poussat, soit au front, soit au cote, une chapelle de ce genre. Cette chapelle constituait pour les eglises une veritable maladie. C'etait la verrue de Saint-Acheul. Depuis la revolution de juillet, les profanations continuent, plus funestes et plus mortelles encore, et avec d'autres semblants. Au pretexte devot a succede le pretexte national, liberal, patriote, philosophe, voltairien. On ne _restaure_ plus, on ne gate plus, on n'enlaidit plus un moment, on le jette bas. Et l'on a de bonnes raisons pour cela. Une eglise, c'est le fanatisme; un donjon, c'est la feodalite. On denonce un monument, on massacre un tas de pierres, on septembrise des ruines. A peine si nos pauvres eglises parviennent a se sauver en prenant cocarde. Pas une Notre-Dame en France, si colossale, si venerable, si magnifique, si impartiale, si historique, si calme et si majestueuse qu'elle soit, qui n'ait son petit drapeau tricolore sur l'oreille. Quelquefois on sauve une admirable eglise en ecrivant dessus: _Mairie_. Rien de moins populaire parmi nous que ces edifices faits par le peuple et pour le peuple. Nous leur en voulons de tous ces crimes des temps passes dont ils ont ete les temoins. Nous voudrions effacer le tout de notre histoire. Nous devastons, nous pulverisons, nous detruisons, nous demolissons par esprit national. A force d'etre bons francais, nous devenons d'excellents welches. Dans le nombre, on rencontre certaines gens auxquels repugne ce qu'il y a d'un peu banal dans le magnifique pathos de juillet, et qui applaudissent aux demolisseurs par d'autres raisons, des raisons doctes et importantes, des raisons d'economiste et de banquier. --A quoi servent ces monuments? disent-ils. Cela coute des frais d'entretien, et voila tout. Jetez-les a terre et vendez les materiaux. C'est toujours cela de gagne.--Sous le pur rapport economique, le raisonnement est mauvais. Nous l'avons deja etabli plus haut, ces monuments sont des capitaux. Beaucoup d'entre eux, dont la renommee attire les etrangers riches en France, rapportent au pays bien au dela de l'interet de l'argent qu'ils ont coute. Les detruire, c'est priver le pays d'un revenu. Mais quittons ce point de vue aride, et raisonnons de plus haut. Depuis quand ose-t-on, en pleine civilisation, questionner l'art sur son _utilite_? Malheur a vous si vous ne savez pas a quoi l'art sert! On n'a rien de plus a vous dire. Allez! demolissez! utilisez! Faites des moellons avec Notre-Dame de Paris. Faites des gros sous avec la Colonne. D'autres acceptent et veulent l'art; mais, a les entendre, les monuments du moyen age sont des constructions de mauvais gout, des oeuvres barbares, des monstres en architecture, qu'on ne saurait trop vite et trop soigneusement abolir. A ceux-la non plus il n'y a rien a repondre. C'en est fini d'eux. La terre a tourne, le monde a marche depuis eux; ils ont les prejuges d'un autre siecle; ils ne sont plus de la generation qui voit le soleil. Car, il faut bien, nous le repetons, que les oreilles de toute grandeur s'habituent a l'entendre dire et redire, en meme temps qu'une glorieuse revolution politique s'est accomplie dans la societe, une glorieuse revolution intellectuelle s'est accomplie dans l'art. Voila vingt-cinq ans que Charles Nodier et Mme de Stael l'ont annoncee en France; et, s'il etait permis de citer un nom obscur apres ces noms celebres, nous ajouterions que voila quatorze ans que nous luttons pour elle. Maintenant elle est faite. Le ridicule duel des classiques et des romantiques s'est arrange de lui-meme, tout le monde etant a la fin du meme avis. Il n'y a plus de question. Tout ce qui a de l'avenir est pour l'avenir. A peine y a-t-il encore, dans l'arriere-parloir des colleges, dans la penombre des academies, quelques bons vieux enfants qui font joujou dans leur coin avec les poetiques et les methodes d'un autre age; qui poetes, qui architectes; celui-ci s'ebattant avec les trois unites, celui-la avec les cinq ordres; les uns gachant du platre selon Vignole, les autres gachant des vers selon Boileau. Cela est respectable. N'en parlons plus. Or, dans ce renouvellement complet de l'art et de la critique, la cause de l'architecture du moyen age, plaidee serieusement pour la premiere fois depuis trois siecles, a ete gagnee en meme temps que la bonne cause generale; gagnee par toutes les raisons de la science, gagnee par toutes les raisons de l'histoire, gagnee par toutes les raisons de l'art, gagnee par l'intelligence, par l'imagination et par le coeur. Ne revenons donc pas sur la chose jugee et bien jugee; et disons de haut au gouvernement, aux communes, aux particuliers, qu'ils sont responsables de tous les monuments nationaux que le hasard met dans leurs mains. Nous devons compte du passe a l'avenir. _Posteri, posteri, vestra res agitur_. Quant aux edifices qu'on nous batit pour ceux qu'on nous detruit, nous ne prenons pas le change, nous n'en voulons pas. Ils sont mauvais. L'auteur de ces lignes maintient tout ce qu'il a dit ailleurs[2] sur les monuments modernes du Paris actuel. Il n'a rien de plus doux a dire des monuments en construction. Que nous importe les trois ou quatre petites eglises cubiques que vous batissez piteusement ca et la! Laissez donc crouler votre ruine du quai d'Orsay avec ses lourds cintres et ses vilaines colonnes engagees! Laissez crouler votre palais de la chambre des deputes, qui ne demandait pas mieux! N'est-ce pas une insulte, au lieu dit _Ecole des beaux-arts_, que cette construction hybride et fastidieuse dont l'epure a si longtemps sali le pignon de la maison voisine, etalant effrontement sa nudite et sa laideur a cote de l'admirable facade du chateau de Gaillon? Sommes-nous tombes a ce point de misere qu'il nous faille absolument admirer les barrieres de Paris? Y a-t-il rien au monde de plus bossu et de plus rachitique que votre monument expiatoire (ah ca! decidement, qu'est-ce qu'il expie?) de la rue de Richelieu? N'est-ce pas une belle chose, en verite, que votre Madeleine, ce tome deux de la Bourse, avec son lourd tympan qui ecrase sa maigre colonnade? Oh! qui me delivrera des colonnades? De grace, employez mieux nos millions. Ne les employez meme pas a parfaire le Louvre. Vous voudriez achever d'enclore ce que vous appelez le parallelogramme du Louvre. Mais nous vous prevenons que ce parallelogramme est un trapeze; et, pour un trapeze, c'est trop d'argent. D'ailleurs, le Louvre, hors ce qui est de la renaissance, le Louvre, voyez-vous, n'est pas beau. Il ne faut pas admirer et continuer, comme si c'etait de droit divin, tous les monuments du dix-septieme siecle, quoiqu'ils vaillent mieux que ceux du dix-huitieme, et surtout que ceux du dix-neuvieme. Quel que soit leur bon air, quelle que soit leur grande mine, il en est des monuments de Louis XIV comme de ses enfants. Il y en a beaucoup de batards. Le Louvre, dont les fenetres entaillent l'architrave, le Louvre est de ceux-la. S'il est vrai, comme nous le croyons, que l'architecture, seule entre tous les arts, n'ait plus d'avenir, employez vos millions a conserver, a entretenir, a eterniser les monuments nationaux et historiques qui appartiennent a l'etat, et a racheter ceux qui sont aux particuliers. La rancon sera modique. Vous les aurez a bon marche. Tel proprietaire ignorant vendra le Parthenon pour le prix de la pierre. Faites reparer ces beaux et graves edifices. Faites-les reparer avec soin, avec intelligence, avec sobriete. Vous avez autour de vous des hommes de science et de gout qui vous eclaireront dans ce travail. Surtout que l'architecte restaurateur soit frugal de ses propres imaginations; qu'il etudie curieusement le caractere de chaque edifice, selon chaque siecle et chaque climat. Qu'il se penetre de la ligne generale et de la ligne particuliere du monument qu'on lui met entre les mains, et qu'il sache habilement souder son genie au genie de l'architecte ancien. Vous tenez les communes en tutelle, defendez-leur de demolir. Quant aux particuliers, quant aux proprietaires qui voudraient s'enteter a demolir, que la loi le leur defende; que leur propriete soit estimee, payee et adjugee a l'etat. Qu'on nous permette de transcrire ici ce que nous disions a ce sujet en 1825: "Il faut arreter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait; qu'on la fasse. Quels que soient les droits de la propriete, la destruction d'un edifice historique et monumental ne doit pas etre permise a ces ignobles speculateurs que leur interet aveugle sur leur honneur; miserables hommes, et si imbeciles, qu'ils ne comprennent meme pas qu'ils sont des barbares! Il y a deux choses dans un edifice, son usage et sa beaute. Son usage appartient au proprietaire, sa beaute a tout le monde, a vous, a moi, a nous tous. Donc, le detruire, c'est depasser son droit." Ceci est une question d'interet general, d'interet national. Tous les jours, quand l'interet general eleve la voix, la loi fait taire les glapissements de l'interet prive. La propriete particuliere a ete souvent et est encore a tous moments modifiee dans le sens de la communaute sociale. On vous achete de force votre champ pour en faire une place, votre maison pour en faire un hospice. On vous achetera votre monument. S'il faut une loi, repetons-le, qu'on la fasse. Ici, nous entendons les objections s'elever de toutes parts: --Est-ce que les chambres ont le temps?--Une loi pour si peu de chose! Pour si peu de chose! Comment! nous avons quarante-quatre mille lois dont nous ne savons que faire, quarante-quatre mille lois sur lesquelles il y en a a peine dix de bonnes. Tous les ans, quand les chambres sont en chaleur, elles en pondent par centaines, et, dans la couvee, il y en a tout au plus deux ou trois qui naissent viables. On fait des lois sur tout, pour tout, contre tout, a propos de tout. Pour transporter les cartons de tel ministere d'un cote de la rue de Grenelle a l'autre, on fait une loi. Et une loi pour les monuments, une loi pour l'art, une loi pour la nationalite de la France, une loi pour les souvenirs, une loi pour les cathedrales, une loi pour les plus grands produits de l'intelligence humaine, une loi pour l'oeuvre collective de nos peres, une loi pour l'histoire, une loi pour l'irreparable qu'on detruit, une loi pour ce qu'une nation a de plus sacre apres l'avenir, une loi pour le passe, cette loi juste, bonne, excellente, sainte, utile, necessaire, indispensable, urgente, on n'a pas le temps, on ne la fera pas! Risible! risible! risible! [1: Nous ne publions pas le nom du signataire de la lettre, n'y etant point formellement autorise par lui; mais nous le tenons en reserve pour notre garantie. Nous avons cru devoir aussi retrancher les passages qui n'etaient que l'expression trop bienveillante de la sympathie de notre correspondant pour nous personnellement. [2: Notre-Dame de Paris. 1833 YMBERT GALLOIX Ymbert Galloix etait un pauvre jeune homme de Geneve, fils ou petit-fils, si notre memoire est bonne, d'un vieux maitre d'ecriture du pays; un pauvre genevois, disons-nous, bien eleve et bien lettre d'ailleurs, qui vint a Paris, il y a six ans, n'ayant pas devant lui de quoi vivre plus d'un mois, mais avec cette pensee, qui en a leurre tant d'autres, que Paris est une ville de chance et de loterie, ou quiconque joue bien le jeu de sa destinee finit par gagner; une metropole benie ou il y a des avenirs tout faits et a choisir, que chacun peut ajuster a son existence; une terre de promission qui ouvre des horizons magnifiques a toutes les intelligences dans toutes les directions; un vaste atelier de civilisation ou toute capacite trouve du travail et fait fortune; un ocean ou se fait chaque jour la peche miraculeuse; une cite prodigieuse, en un mot, une cite de prompt succes et d'activite excellente, d'ou en moins d'un an l'homme de talent qui y est entre sans souliers ressort en carrosse. Il y est arrive au mois d'octobre 1827, il y est mort de misere au mois d'octobre 1828. Il n'y a en ceci aucune hyperbole, ce jeune homme est mort de misere a Paris. Ce n'est pas que quelques hommes de ces classes intelligentes et humaines qu'on est convenu de designer sous le nom vague d'_artistes_, ce n'est pas que quelques jeunes gens de la bonne jeunesse qui pense et qui etudie, au milieu desquels il tomba a son arrivee a Paris, inconnu de tous, ne lui aient serre la main, ne lui aient donne conseil et secours, ne lui aient, dans l'occasion, ouvert leur bourse quand il avait faim et leur coeur quand il pleurait. Il va sans dire que plusieurs d'entre eux se sont tout naturellement cotises pour payer son dernier loyer et son dernier medecin, et que ce n'est pas au charpentier qu'il doit sa biere. Mais qu'est-ce que tout cela, si ce n'est mourir de misere? A son arrivee a Paris, il se presenta de lui-meme, avec quelque assurance, dans trois ou quatre maisons. Voici a ce sujet ce que nous disait encore, il y a peu de jours, un de ceux qui l'ont accueilli dans ses premieres illusions et assiste dans ses dernieres angoisses. --C'etait en octobre 1827, un matin qu'il faisait deja froid, je dejeunais; la porte s'ouvre, un jeune homme entre. Un grand jeune homme un peu courbe, l'oeil brillant, des cheveux noirs, les pommettes rouges, une redingote blanche assez neuve, un vieux chapeau. Je me leve et je le fais asseoir. Il balbutie une phrase embarrassee d'ou je ne vis saillir distinctement que trois mots: _Ymbert Galloix, Geneve, Paris_. Je compris que c'etait son nom, le lieu ou il avait ete enfant, et le lieu ou il voulait etre homme. Il me parla poesie. Il avait un rouleau de papiers sous le bras. Je l'accueillis bien; je remarquai seulement qu'il cachait ses pieds sous sa chaise avec un air gauche et presque honteux. Il toussait un peu. Le lendemain, il pleuvait a verse, le jeune homme revint. Il resta trois heures. Il etait d'une belle humeur et tout rayonnant. Il me parla des poetes anglais, sur lesquels je suis peu lettre, Shakespeare et Byron exceptes. Il toussait beaucoup. Il cachait toujours ses pieds sous sa chaise. Au bout de trois heures, je m'apercus qu'il avait des souliers perces et qui prenaient l'eau. Je n'osai lui en rien dire. Il s'en alla sans m'avoir parle d'autre chose que des poetes anglais... Il se presenta a peu pres de cette facon partout ou il alla, c'est-a-dire chez trois ou quatre hommes specialement voues aux etudes d'art et de poesie. Il fut bien recu partout, toujours encourage, souvent aide. Cela ne l'a pas empeche de mourir de misere, a la lettre, comme il a ete dit plus haut. Ce qui le caracterisait dans les premiers mois de son sejour a Paris, c'etait une ardente et fievreuse curiosite. Il voulait voir Paris, entendre Paris, respirer Paris, toucher Paris. Non le Paris qui parle politique et lit le _Constitutionnel_ et monte la garde a la mairie; non le Paris que viennent admirer les provinciaux desoeuvres, le Paris-monument, le Paris-Saint-Sulpice, le Paris-Pantheon, pas meme le Paris des bibliotheques et des musees. Non, ce qui l'occupait avant tout, ce qui eveillait sans relache sa curiosite, ce qu'il examinait, ce qu'il questionnait sans cesse, c'est la pensee de Paris, c'est la mission litteraire de Paris, c'est la mission civilisatrice de Paris, c'est le progres que contient Paris. C'est surtout sous le point de vue des developpements nouveaux de l'art que ce jeune homme etudiait Paris. Partout ou il entendait resonner une enclume litteraire, il arrivait. Il y mettait ses idees, il les laissait marteler a plaisir par la discussion, et souvent, a force de les reforger ainsi sans cesse, il les deformait. Ymbert Galloix est un des plus frappants exemples du peril de la controverse pour les esprits de second ordre. Quand il est mort, il n'avait plus une seule idee droite dans le cerveau. Ce qui le caracterisa dans les derniers mois de son sejour, qui furent les derniers mois de sa vie, c'est un profond decouragement. Il ne voulait plus rien voir, plus rien entendre, plus rien dire. En quelques mois, par une transition dont nous laissons le lecteur rever les nuances, le pauvre jeune homme etait arrive de la curiosite au degout. Ici il se presente plusieurs questions, que nous posons sans les resoudre. De quel cote ses illusions etaient-elles ruinees? Etait-ce a l'interieur ou a l'exterieur? Avait-il cesse de croire en lui ou au monde? Paris, apres examen, lui avait-il semble chose trop grande ou chose trop petite? S'etait-il juge trop faible ou trop fort pour prendre joyeusement de l'ouvrage dans cet immense atelier de civilisation? La mesure ideale de lui-meme qu'il portait en lui s'etait-elle trouvee trop courte ou trop haute quand il l'avait superposee aux realites d'une existence a faire et d'une carriere a parcourir? En un mot, la cause de l'inaction volontaire qui hata sa mort, etait-ce effroi ou dedain? Nous ne savons. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'apres avoir bien regarde Paris, il croisa tristement les bras et refusa de rien faire. Etait-ce paresse? etait-ce fatigue? etait-ce stupeur? Selon nous, c'etait les trois choses a la fois. Il n'avait trouve ni dans Paris ni en lui-meme ce qu'il cherchait. La ville qu'il avait cru voir dans Paris n'existait pas. L'homme qu'il avait cru voir en lui ne se realisait pas. Son double reve evanoui, il se laissa mourir. Nous disons qu'il se laissa mourir. C'est qu'en effet, au physique comme au moral, sa mort fut une espece de suicide. On nous permettra de ne pas eclairer davantage un des cotes de notre pensee. Le fait est qu'il refusa de travailler. On lui avait trouve des besognes a faire (miserables besognes, il est vrai, ou s'usent tant de jeunes gens capables peut-etre de grandes choses), des dictionnaires, des compilations, des biographies de contemporains a vingt francs la colonne. Il s'essaya pendant un temps d'ecrire quelques lignes pour ces divers labeurs. Puis le coeur lui manqua; il refusa tout. Il fut invinciblement pris d'oisivete comme un voyageur est pris de sommeil dans la neige. Une maladie lente qu'il avait depuis l'enfance s'aggrava. La fievre survint. Il traina deux ou trois mois, et mourut. Il avait vingt-deux ans. A proprement parler, le pays de son choix, ce n'etait pas la France, c'etait l'Angleterre. Son reve, ce n'etait pas Paris, c'etait Londres. On le va voir dans les lignes qu'il a laissees. Vers les derniers temps de sa vie, quand la souffrance commencait a deranger sa raison, quand ses idees a demi eteintes ne jetaient plus que quelques lueurs dans son cerveau epuise, il disait, bizarre chimere, que la principale condition pour etre heureux, c'etait d'etre _ne anglais_. Il voulait aller en Angleterre pour y devenir lord, grand poete, et y faire fortune. Il apprenait l'anglais ardemment. C'etait le seul travail auquel il fut reste fidele. Le jour de sa mort, sachant qu'il allait mourir, il avait une grammaire sur son lit et il etudiait l'anglais. Qu'en voulait-il faire? Ymbert Galloix est mort triste, aneanti, desespere, sans une seule vision de gloire a son chevet. Il avait enfoui quelques colonnes de prose fort vulgaire, disait-il, dans le recoin le plus obscur d'une de ces tours de Babel litteraires que la librairie appelle _dictionnaires biographiques_. Il esperait bien que personne ne viendrait jamais deterrer cette prose de la. Quant aux rares essais de poesie qu'il avait tentes, sur les derniers temps, decourage comme il l'etait, il en parlait d'un ton morose et fort severement. Sa poesie, en effet, ne se produisait jamais guere qu'a l'etat d'ebauche. Dans l'ode, son vers etait trop haletant et avait trop courte haleine pour courir fermement jusqu'au bout de la strophe. Sa pensee, toujours dechiree par de laborieux enfantements, n'emplissait qu'a grand peine les sinuosites du rhythme et y laissait souvent des lacunes partout. Il avait des curiosites de rime et de forme qui peuvent etre, dans des talents complets, une qualite de plus, precieuse sans doute, mais secondaire apres tout, et qui ne supplee a aucune qualite essentielle. Qu'un vers ait une bonne forme, cela n'est pas tout; il faut absolument, pour qu'il y ait parfum, couleur et saveur, qu'il contienne une idee, une image ou un sentiment. L'abeille construit artistement les six pans de son alveole de cire, et puis elle l'emplit de miel. L'alveole, c'est le vers; le miel, c'est la poesie. Galloix etait plus a l'aise dans l'elegie. La, sa poesie etait parfois aussi palpitante que son coeur, mais la aussi la faculte d'exprimer tout lui manquait souvent. En general son cerveau resistait a la production litteraire proprement dite. Quelquefois, a force de souffrir, le poete devenait un homme, son elegie devenait une confidence, son chant devenait un cri; alors c'etait beau. Comme il croyait peu a la valeur essentielle et durable de sa prose ou de ses vers, comme il n'avait eu le temps de realiser aucun de ses reves d'artiste, il est mort avec la conviction desolante que rien de lui ne resterait apres lui. Il se trompait. Il restera de lui une lettre. Une lettre admirable, selon nous, une lettre eloquente, profonde, maladive, febrile, douloureuse, folle, unique; une lettre qui raconte toute une ame, toute une vie, toute une mort; une lettre etrange, vraie lettre de poete, pleine de vision et de verite. Cette lettre, l'ami auquel Ymbert Galloix l'adressait a bien voulu nous la confier. La voici. Elle fera mieux connaitre Ymbert Galloix que tout ce que nous pourrions dire. Nous la publions telle qu'elle est, avec les repetitions, les neologismes, les fautes de francais (il y en a), et tous ces embarras d'expression propres au style genevois. Les deux ou trois suppressions qu'on y remarquera etaient imposees a celui qui ecrit ceci par des convenances rigoureuses qui seraient approuvees de tout le monde. On a tache que cette publication, toute dans l'interet de l'art, fut aussi impersonnelle que possible. Ainsi les noms propres qui sont ecrits en toutes lettres dans l'original ne sont ici designes que par des initiales, afin de menager les vanites et surtout les modesties. Cela pose, nous devons redire que l'essence meme de la lettre est religieusement respectee. Pas un mot n'a ete change, pas un detail n'a ete deforme. Nous croyons qu'on lira avec le meme interet que nous cette confession mysterieuse d'une ame qui ressemble fort peu aux autres ames, et qui nous peint presque tous cependant. Voila, a notre sens, ce qui caracterise cette singuliere lettre. C'est une exception, et c'est tout le monde. Paris, 11 decembre 1827. Mon pauvre D----, Il y a bien des jours que je me propose de vous ecrire. Mais la douleur, la maladie que vous me connaissez, les distances de Paris, qui mangent la moitie des journees, tout m'en a empeche. Oh! que je souffre et que j'ai souffert! Il m'est impossible de songer a mettre de l'ordre dans ma lettre, a vous depeindre meme l'etat de mon ame, a materialiser par des mots glaces ces navrantes et perpetuellement successives impressions, sensations, terreurs, abimes de melancolie, de desespoir, etc. Nous sommes aujourd'hui le 11 decembre. Il est trois heures. J'ai marche, j'ai lu, le ciel est beau, et je souffre horriblement. Arrive ici le 27 octobre, voici donc un mois que je languis et vegete sans espoir. J'ai eu des heures, des journees entieres ou mon desespoir approchait de la folie. Fatigue, crispe physiquement et moralement, crispe a l'ame, j'errais sans cesse dans ces rues boueuses et enfumees, inconnu, solitaire au milieu d'une immense foule d'etres, les uns pour les autres inconnus aussi. Un soir, je m'appuyai contre les murs d'un pont sur la Seine. Des milliers de lumieres se prolongeaient a l'infini, le fleuve coulait. J'etais si fatigue, que je ne pouvais plus marcher, et la, regarde par quelques passants comme un fou probablement, la, je souffrais tellement, que je ne pouvais pleurer. Vous me plaisantiez quelquefois a Geneve sur mes sensations. Eh bien, ici je les devore solitaire. Elles me tourmentent, m'agitent sans cesse, et tout se reunit pour me dechirer l'ame, ce sentiment immense et continuel du neant de nos vanites, de nos joies, de nos douleurs, de nos pensees; l'incertitude de ma situation, la peur de la misere, ma maladie nerveuse, mon obscurite, l'inutilite des demarches, l'isolement, l'indifference, l'egoisme, la solitude du coeur, le besoin du ciel, des champs, des montagnes, les pensees philosophiques meme, et par-dessus tout cela, oh! oui, par-dessus tout cela, les regrets _lacerants_[1] du pays de ses aieux. Il est des moments ou je reve a tout ce que j'aimais, ou je me promene encore sur Saint-Antoine, ou je me rappelle toutes mes douleurs de Geneve, et les joies que j'y ai connues, bien rarement, il est vrai. Il est des moments ou les traits de mes amis, de mes parents, un lieu consacre par un souvenir, un arbre, un rocher, un coin de rue, sont la devant mes yeux, et les cris d'un porteur d'eau de Paris me reveillent. Oh! que je souffre alors! Souvent, rentre dans ma chambre solitaire, harasse de corps et d'esprit, la je m'assieds, je reve, mais d'une reverie amere, sombre, delirante. Tout me rappelle ces pauvres parents que je n'ai pas rendus heureux; les soins de blanchisseuse, etc., etc., tout cela m'etouffe. Les heures des repas changees! Oh! que je regrette et ma chambre de Geneve, ou j'ai tant souffert, et la classe, et mon oncle, et votre coin de feu, et les visages connus, et les rues accoutumees! Souvent un rien, la vue de l'objet le plus trivial, d'un bas, d'une jarretiere, tout cela me rend le passe vivant, et m'accable de toute la douleur du present. Misere de l'homme qui regrette ce qu'il maudirait bientot quand il le retrouverait! Je ne puis meme jouir de ma douleur, l'esprit d'analyse est toujours la qui desenchante tout. Ennui d'une ame fletrie a vingt et un ans, doutes arides, vagues regrets d'un bonheur entrevu plus vaguement encore comme ces gloires du couchant sur la cime de nos montagnes, douleurs positives, douleurs ideales, persuasion du malheur enracinee dans l'ame, certitude que la fortune, quoique un grand bien, ne nous rendrait pas parfaitement heureux: voila ce qui tourmente ma pauvre ame. Oh! mon unique ami, qu'ils sont malheureux, ceux qui sont nes malheureux! Et quelquefois pourtant, il semble qu'une musique aerienne resonne a mes oreilles, qu'une harmonie melancolique et etrangere au tourbillon des hommes vibre de sphere en sphere jusqu'a moi; il semble qu'une possibilite de douleurs tranquilles et majestueuses s'offre a l'horizon de ma pensee comme les fleuves des pays lointains a l'horizon de l'imagination. Mais tout s'evanouit par un cruel retour sur la vie positive, tout! Que de fois j'ai dit avec Rousseau: O ville de boue et de fumee! Que cette ame tendre a du souffrir ici! Isole, errant, tourmente comme moi, mais moins malheureux de soixante ans d'un siecle serieux et de grands evenements, il gemirait a Paris; j'y gemis, d'autres y viendront gemir. O neant! neant! J'ai pourtant eu deux ou trois moments d'extase. Un jour, a l'Opera, la musique enchantee du _Siege de Corinthe_ m'avait fait oublier mes peines. Vous savez combien j'aime l'elegance, la somptuosite, les titres, tout enfin, tout ce qui nous place dans un monde aussi beau que possible ici-bas, du moins a l'exterieur. Eh bien, ces impressions que m'apportaient a Geneve tant de physionomies etrangeres et distinguees, tant de belles ames, de grands personnages, tant de livrees, d'equipages, enfin ce spectacle ravissant des pompes de la civilisation au milieu des pompes de la nature, spectacle qui fait de Geneve une ville peut-etre unique en Europe relativement a sa grandeur; ces impressions, je ne les ai retrouvees a Paris qu'a l'Opera, et en relisant avec passion la Vie d'Alfieri, ecrite par lui-meme, que je n'avais pas lue depuis quatre ans. Que de choses pour moi et pour chaque ame dans ces quatre ans! J'etais donc a l'Opera. Les prestiges de la musique, la magnificence du theatre, les toilettes et les physionomies qui garnissaient les loges, je respirais tout cela, je me croyais prince, riche, honore; les portiques d'un monde qui n'est beau pour moi que parce que je l'ignore, se dessinaient a ma vue entoures d'une aureole d'elegance et de recherche. J'avais oublie ma situation, ou plutot je cherchais a me convaincre qu'elle allait cesser. Quoique entoure des simples mises du parterre, c'etait bien aux loges que j'etais. Je ne voyais qu'au-dessus de moi. J'etais plonge dans un ocean d'illusions, d'esperances demesurees, d'harmonie, de splendeurs, de vanites, etc. Cet etat dura une demi-heure. Oh! qu'ils furent tristes, les moments qui suivirent! qu'ils furent amers! Il en est de meme de la vie errante de ce riche, noble et malheureux Alfieri. On n'y voit que des ambassadeurs nobles, des voyages en poste continuels, des valets de chambre, etc. Oh! qu'il fait bon etre malheureux avec trente mille francs de rente! Non, non; excusez cette phrase. Vous savez combien je sais depouiller le malheur de son entourage positif et le contempler dans son affreuse nudite, qui est la meme pour toutes les conditions lorsqu'on a dans l'ame quelque chose qui bat plus fortement pour nous que pour la foule. Les sensations m'accablent. Je quitte la plume; je vais rever. Riez, car la vous me reconnaissez tout entier, n'est-ce pas? Je reprends la plume aujourd'hui 27 decembre. Je souffre, et toujours. J'ai eu des moments horribles; mais je ne veux pas vous lasser encore de mes plaintes. Il est minuit et quelques minutes. Nous sommes donc le 28. Qu'importe! Quelques voitures roulent encore de loin en loin; mais on est sorti de l'Odeon. La tristesse, l'hiver, la solitude et la nuit regnent. Je veille au coin d'un feu au quatrieme etage de la rue des Fosses-Saint-Germain-des-Pres. Ma chambre, assez elegante, est seule, et je suis face a face avec ma tristesse et mon ennui. Croiriez-vous que je n'aime plus les femmes? Pas le moindre desir physique. Il faut que la douleur m'absorbe entierement. Mais je me laisserai facilement aller a de nouvelles reveries. Venons au fait. Depuis longtemps je suis tres lie avec ----. Je suis encore lie intimement avec Ch. N----. Celui-la est encore plus expansif que ----; il vous plairait davantage, surtout les premieres fois. N---- a souvent les larmes sur le bord des paupieres, tout en vous parlant. Il a ce que vous nommez de _l'humectant_ dans toute sa personne. Il me temoigne une affection toute paternelle. On pourrait lui reprocher peut-etre d'avoir trop d'indulgence pour les mediocrites, mais cela tient a sa grande bonte. ---- tomberait dans l'exces contraire; il ne verrait pas avec plaisir, je crois, un homme qu'il jugerait ordinaire. Vous me direz qu'il y a de l'amour-propre la; mais si j'etais oblige de me gener avec vous, autant vaudrait ne pas vous ecrire. Je passe tous les dimanches soirs chez N----. La se reunissent plusieurs hommes de lettres. J'y ai vu madame T----, j'y ai cause avec E---- D----, P----, le baron T----, M. de C----, savant celebre qui s'interesse beaucoup a moi; M. de R----, antiquaire et historien. Enfin M. J----, que j'ai connu la, est un ami que j'espere avoir acquis. Il est colossal par la pensee. S'il avait un peu plus de poesie dans l'ame, je n'hesiterais pas a le regarder comme un homme etonnant! Vous avez lu ses articles sur Walter Scott et d'autres. Ce n'est pas un mediocre dedommagement a ma douleur que d'etre apprecie par un tel homme, d'autant plus qu'il est froid, sec, au premier abord, et surtout desesperant pour les mediocrites, qu'il meprise, lors meme qu'il les voit celebres. M. J---- ressemble a L----, il est beau de visage. Dessous sa secheresse, il y a aussi beaucoup d'humectant, et dans tout lui, dans son accent, dans ses manieres, une couleur montagnarde et anglaise. Il est ne dans le Jura. Il a ete souvent a Geneve. Nous sympathisons par la pensee, par les inductions, et par la difficulte de rendre ce que nous eprouvons. Je reviens a N----. Pour en finir sur lui, il a l'air et les gouts d'un gentilhomme de campagne. Je lui ai prete vos poesies; il en est enchante. P. L---- va publier ses _Voyages en Grece_, en vers. Je lui en ai entendu lire un fragment, c'est ravissant, c'est poetique comme Byron; mais il n'y a ni cette pensee feconde, ni ce genie vaste et souffrant qui nous prennent a la gorge dans le barde anglais et dans son rival de Florence. M. L---- ressemble a Goethe (vous reconnaissez la ma manie de ressemblance). Il lit ses vers d'une maniere tout a fait particuliere et pleine de charme; il est simple, tranquille, reserve; il a quelque chose de protestant dans sa personne. Il a beaucoup voyage. Il a un recueil de poesies en portefeuille, mais il a de la repugnance a les publier toutes, parce qu'il les trouve trop individuelles. Il a beaucoup goute _ma vie_. Je vous dis en passant que ---- et N---- font de mes poesies plus de cas peut-etre qu'elles ne meritent. J'en ai plusieurs nouvelles, faites soit a Geneve, soit ici. Je suis tres lie avec de B----, le fils du poete, homme d'un esprit eleve. F---- fait jouer son P---- dans un mois. C'est un drame tout a fait romantique. F---- a ete au Cap et a la Martinique; du reste, c'est un homme d'un ton de cabaret. Il a un poeme en portefeuille. On ne peut lui refuser un talent frais et gracieux; mais il ne faut pas le connaitre pour aimer ses poesies. Quel desenchantement! Je me rappelle que son _Pecheur_, avant que V---- allat en Russie, nous emut jusqu'aux larmes, et je pretais a l'auteur quelque chose d'ideal, n'ayant jamais vu ce nom, et le lisant au bas d'un morceau tout reveur, tout maritime; j'en faisais un jeune ondin, etc.; et c'est un melange de commun et de soldat. V---- (que j'ai vu une heure chez ----) est un homme de sept pieds. Quand il parle a un honnete homme, son estomac dessine une arcade et ses genoux un triangle. S'il est assis, il se divise en deux pieces qui forment l'angle aigu. Ajoutez qu'il ne dit pas six mots sans un _comme ca_, qu'il est homme de bon ton de l'ancien regime, et maigre comme un lezard. Il fait peur a contempler. Vous savez qu'il a fait la charmante bluette intitulee _Sainte-P----_. Il connait L----. A----, l'historien duelliste, a l'air d'un boucher civilise. Quelque chose d'apre, et pourtant d'imposant, le caracterise. Il ne me reste pas de place pour vous parler d'Al----, des V---- pere et fils, de D---- et M----, redacteurs du _G_----, et de plusieurs autres litterateurs que je connais. Un mot sur S----: c'est un homme qui me parait tenir du charlatan, de l'illumine, du Durand, du Swedenborg, et aussi du vrai poete. Il a un talent descriptif remarquable. Je n'ai eu qu'une entrevue avec lui; j'en ai assez. Il est vrai que le tete-a-tete a dure trois heures. Mais il y a trop de creme fouettee dans ce cerveau-la pour que je m'amuse a le faire mousser encore davantage. Je dois etre presente a Benjamin Constant par C----, bon garcon (le redacteur de la _Rev---- prot_----). Je m'attendais a trouver en C---- un grave pasteur, et c'est un etourdi que j'ai trouve, mais du moins un etourdi d'esprit et de merite, quoique sans genie. J'aurais encore mille choses interessantes a vous dire, mais il faut clore ma lettre. Vos _Melodies_ ont paru. Jolie edition. Je les ai lues et relues avec charme. Elles ont eu un article dans _la R_. J'en fais un pour _le F._; je les ai recommandees au _G_. On en parlera dans _la N_. Mais il faudrait, pour le succes, des proneurs que vous n'avez pas. Il s'en vendra peu, je le crains. La poesie est dans un discredit si complet, qu'il faut etre sur les lieux pour en avoir une idee. C'est cent fois pis qu'a Geneve, personne ne lit de vers. On en achete encore moins. L., D. et ---- font seuls exception a la regle. D'ailleurs tout le monde fait bien les vers a Paris. On en lit tant de manuscrits, qu'un auteur etranger, qui n'a d'autre protection que son talent, ne peut percer que par un heureux hasard. Votre eloignement de Paris est nuisible aussi au succes de votre livre; mais il est favorable a votre bonheur. La grande Babylone vous saturerait de degout, de boue, de fatigue et de tristesse. J'ignore l'etat de votre ame a Florence; mais a coup sur il serait pire a Paris; sans parler de l'extreme difficulte d'y vivre. Jusqu'a present je ne gagne rien, et j'ai pourtant de vrais amis qui font leurs efforts pour me trouver quelque chose. On m'a ecrit que vous etiez lie avec L----. Decrivez-le-moi de la cravate a la pantoufle. Est-ce bien ce que j'ai reve, un lord Byron francais, de l'insouciance, de la vanite, de l'affectation, du malheur, une pensee devorante, du genie a flots, du bon ton, de l'elegance; enfin une atmosphere poetique etrangere qui n'a rien de commun avec la sale atmosphere de nos hommes de lettres parisiens? L---- n'est-il pas cet ideal de mon ame, ou j'aime a retrouver jusqu'a ces petits defauts de vanite, de puerile affectation, qu'anciennement vous detestiez, et que vous avez finalement decouverts en vous, comme on les decouvrira toujours chez la plupart des poetes qui auront l'esprit d'analyse et la bonne foi de l'homme superieur? Il est une heure et demie, j'interromps ma lettre. Je compte vous mettre encore quelques mots derriere la copie de deux elegies que vous trouverez ci-incluses. Mon ami, je continue ma lettre bien apres l'avoir commencee et reprise. Il est huit heures du soir, et nous sommes le 31 mars. Je suis fou de douleur, mon desespoir surpasse mes forces. J'ai souffert aujourd'hui ce qu'il est a peine possible a un homme de se figurer. Enfin, un acces de fievre m'a pris ce soir, c'etait l'exces de la peine morale. Ecoutez. Si du moins je pouvais me persuader qu'un jour je serai heureux! mais l'avenir rembrunit encore le present. Vous me connaissez; vous savez les bizarreries de mon caractere. J'ai fait une decouverte en moi, c'est que je ne suis reellement point malheureux pour telle ou telle chose, mais j'ai en moi une douleur permanente qui prend differentes formes. Vous savez pour combien de choses jusqu'ici j'ai ete malheureux, ou plutot sous combien de formes le foie, la bile, ou enfin le principe qui me tourmente s'est reproduit. Tantot, vous le savez, c'etait de n'etre pas ne anglais qui m'affligeait, tantot de n'etre pas propre aux sciences; plus habituellement encore de n'etre pas riche, de lutter avec la misere et les prejuges, d'etre inconnu. Vous savez encore que depuis Geneve il me semblait que si jamais je parvenais a percer a Paris je serais enfin heureux. Eh bien, mon ami, je suis lie avec presque tous les litterateurs les plus distingues. Quelques-uns, tels que ----, Ch. N----, etc., sont d'illustres amis avec qui je suis presque aussi familier qu'avec vous. Eh bien, ma vanite est satisfaite; souvent dans les salons j'ai des moments de satisfaction mondaine; enfin quelquefois je suis enivre de ces petits triomphes d'une soiree, d'un instant; et avec cela, le fond, la presque totalite de ma vie, c'est je ne dirais pas le malheur, mais un chancre aride; un plomb liquide me coule dans les veines; si l'on voyait mon ame, je ferais pitie, j'ai peur de devenir fou. Depuis que je suis ici, ma douleur a pris cinq a six formes: d'abord c'a ete le regret de ma patrie, et mon incertitude de l'avenir; ensuite le sentiment de mon isolement, de mon _neant_; puis un vide occupe par cet affreux tumulte de sensations dont je vous ai tant parle; enfin, depuis deux mois, toutes mes facultes de douleur se sont reunies sur un point. J'ose a peine vous le dire, tant il est fou; mais, je vous en supplie, ne voyez la-dedans qu'une forme de douleur, qu'une des apparences de l'ulcere qui me ronge; ne me jugez pas d'apres les regles ordinaires, et voyez le mal et non pas son objet. Eh bien, ce point central de mes maux, c'est de n'etre pas ne anglais. Ne riez pas, je vous en supplie; je souffre tant! Les gens vraiment amoureux sont des monomanes comme moi, qui ont une seule idee, laquelle absorbe toutes leurs sensations. Moi, dont l'ame a ete en butte si longtemps a un tumulte si varie, je suis monomane aussi maintenant. Je lisais dernierement _Valerie_ de Mme de Krudener; je ne puis vous exprimer les sensations que j'en ai recues. Ce livre etonnant m'avait ennuye jadis; maintenant il m'a dechire. C'est que Gustave est comme moi victime d'une passion devorante, ou plutot d'une energie de sensations qui le devore, et qui s'est portee sur un aliment naturel, l'amour, tandis que cette meme energie, luttant dans mon ame avec le vide, y enfante des fantomes. Je lisais ce roman, aux premiers rayons du soleil du printemps, dans les vastes et tristes allees du Luxembourg. A chaque instant, je m'arretais aneanti. Maintenant, voici l'origine de ma passion pour l'Angleterre. D'abord vous savez que j'aime a revivre avec les morts, a connaitre leur vie d'autrefois, a habiter avec eux, a les suivre dans les circonstances de leur existence, a me creer enfin des sympathies que pare l'illusion du temps et que la presence des individus ne puisse plus detruire. Eh bien, la, en Angleterre, j'aurais au moins cinquante poetes d'une vie aventureuse, et dont les livres sont pleins d'imagination, de pensee, etc.; en France, je n'en ai pas trois. Outre cela, j'aurais eu une patrie dont j'aurais aime jusqu'aux prejuges; il y a tant de poesie dans les vieilles moeurs de l'Angleterre, et tant d'imagination dans tout ce qui est de ce pays-la! D'abord, au lieu d'une litterature, il y en a quatre: l'americaine, l'anglaise, l'ecossaise, l'irlandaise; et elles ont toutes avec la meme langue un caractere different. Quelles richesses litteraires! la vie du maniaque Cowper, si grand poete, a ete ecrite en trois volumes in-octavo; celle de Johnson en quatre. C'est de celle-la que Walter Scott dit qu'on la trouve dans toutes les maisons de campagne, etc. Et encore, qu'au seul nom de Johnson un anglais a devant les yeux une individualite, un personnage qui a le privilege d'etre encore vivant, agissant, au physique comme au moral. Il y a trente poetes vivants, tous originaux, tous individuels, ne marchant point sur les traces les uns des autres, et tres feconds. Que de richesses! Enfin quelles aventures que celles de ce malheureux Savage, de Shelley! quel colosse qu'un Byron! Que de tresors pour une ame qui aime a fuir le monde, et a chercher ses amis dans son cabinet! Quels soins ont les anglais de leurs auteurs! ils les reimpriment sous tous les formats. Quel gout dans leurs editions! quelle imagination dans leurs vignettes! Voyez la nation elle-meme; les hommes qui ont un air ignoble sont aussi rares en Angleterre que le sont en France ceux qui ont l'air distingue! Tout est _excentric_ dans cette nation; j'aime jusqu'a leur originalite, leurs vetements bizarres. Ce n'est que la que l'enthousiasme regne sous mille formes; que la, qu'a cote des idees positives les plus severes, on trouve les billevesees les plus pittoresques. Ce pays reunit tout, le positif et l'ideal, la France et l'Allemagne. C'est le seul qui soit assez fort pour tout comprendre, assez grand pour ne rien rejeter. Quelle individualite! on reconnait un anglais entre mille, un francais ressemble a tout le monde. L'abondance des sectes religieuses en Angleterre prouve au moins de la bonne foi, des ames qui ont besoin d'espoir, que la matiere n'a pas dessechees. Les extravagances individuelles des jeunes anglais prouvent des ames agitees. Oh! si vous voyiez la France, que vous en seriez degoute! Pour tout homme au monde, c'est un chagrin de se sentir deplace. Cela vous faisait souffrir a Geneve. Eh bien, je suis cruellement deplace, moi qui ne me sens aucune sympathie avec la France, et qui m'en trouve sur tous les points avec l'Angleterre; je me trouve cruellement deplace, au milieu d'une nation frivole, bavarde, impie, aride, et vaine et froide, quand je songe qu'il en est une religieuse ou terriblement sceptique, mais au moins pas indifferente; une ou l'on trouve des amis fideles; des ames exaltees, et ou la frivolite meme, extravagante et bizarre, n'a pas ce ton railleur et fadement insipide qu'elle a en France. Chez le restaurateur ou je dine, il y a des francais et des anglais. Quelle difference! Presque tous les francais y sont gascons, braillards et communs; tous les anglais, nobles et decents. Enfin, mon ami, je sens qu'un amant peut entretenir un ami de son amour, parce que cette passion trouve un echo dans toutes les ames, il n'y a rien la de ridicule; mais tel est le surcroit de mes douleurs, que je n'ose les confier, parce qu'elles sont trop individuelles, et doivent paraitre trop ridicules a qui ne les a pas naturellement eprouvees. Et cependant (je vous en conjure, soyez assez exempt de prejuges pour me croire), cette folie me fait souffrir des douleurs _epouvantables_. Tout la reveille, la vue d'un anglais, d'un livre anglais en vente chez Baudry, les moqueries memes dont ils sont l'objet, tout cela me devore; ce sont autant de coups de poignard qui ravivent ma douleur, comme, sans doute, tout ce qui rappelle une maitresse morte a un amant passionne. Enfin, ma manie me degoute meme de la gloire. Je voudrais etre celebre en Angleterre, et, par consequent, ecrire en anglais. D'ailleurs, mes douleurs m'agitent trop pour je puisse ecrire autre chose et ne sont malheureusement pas des sujets poetiques. Je sais que, si (supposition absurde, comme toutes les suppositions) j'etais anglais, je ne souffrirais pas moins avec mon temperament maladif, mais cela me fait un effet tout different. C'est ma raison seule qui me donne cette persuasion; car, si je n'ecoutais que la sensation, il me semble que, ne anglais, je pourrais supporter tous mes maux. Je me represente ce que je suis d'organisation et d'ame; mais ne lord anglais et riche. Tous mes gouts, toutes mes vanites, tout serait satisfait! Lorsque je compare ce sort au mien je deviens presque fou. Une reflexion pourtant m'est souvent venue; mais que peuvent les reflexions contre les passions? C'est celle-ci: si je n'etais pas exactement ce que je suis, je n'existerais pas; ce serait un autre que moi; mon moi homogene, identique et individuel serait detruit; j'aurais d'autres idees! Nul ne voudrait se changer contre un autre, et nul n'est content de ce qu'il est. Quelle contradiction! Acceptons-nous ce que nous sommes. Je souffre tant, qu'il me semble que je changerais volontiers; degre de douleur ou je n'etais pas arrive jusqu'ici. Dans le fait accepter le sort d'un autre, si c'etait possible, ce serait mourir. La mort n'est que la destruction du moi. Mais que fais-je? quelle irresistible manie m'entraine? Ah! mon ami, plus je sonde notre nature, et plus je me persuade que, pieces necessaires d'un ensemble que nous ne voyons pas, nous jouons un role qui nous sera revele un jour. Si l'on me demandait: Croyez-vous a l'existence de Dieu, a l'immortalite de l'ame? je dirais: Absurdes questions! Dieu est parce qu'il est necessaire; et je crois que nous sommes ici-bas dans un etat faux, transitoire, intermediaire. Avons-nous existe ailleurs? devons-nous revivre? Comment, avec nos langues bornees, et nos idees tourmentees, aborder le grand inconnu? Oh! Dieu! Dieu! je le vois partout. Ce desir ardent de le connaitre et de deviner notre nature, ces pressentiments de l'infini et ce mur d'airain, ce mur de l'impossible, du defendu, contre lequel viennent se briser non-seulement nos systemes, mais jusqu'a nos elancements d'idees, tout cela me prouve un _etre_. Non, la terre n'aurait pas, avec de la boue, produit des etres si complexes et si bizarres. Ensuite, aller plus loin me parait impossible. J'espere et je me tais. Je sais seulement qu'ici-bas je me debats sous la douleur comme un torture. Ces douleurs seront-elles compensees en ce monde ou ailleurs? Je n'en sais rien. Mes maux ont ete si vifs aujourd'hui, que ce qui m'effraye le plus ordinairement, je le regardais presque sans peur. A force de souffrir, la gloire, le bonheur, l'avenir, tout me semblait impossible, indifferent. Oh! si vous saviez les suggestions infernales qui se melent a tout cela! les idees affreuses qui me passent par la tete, les tourments du doute! Malheureux! je sais que je le suis. C'est la tout... Ce qui me tourmente le plus, c'est que je vois des hommes que leur caractere pousse au bonheur. Je me dis alors: Si tous souffraient, une compensation generale, un paradis apres la vie, me semblerait de rigueur. Mais il en est, quoi qu'on en dise, il en est d'heureux (par le caractere). Ceux-la souvent s'embarrassent peu de l'avenir, ils vivent imprevoyants et satisfaits; ici-bas tout est pour eux. Le malheur ne serait-il donc qu'une cruelle maladie? les malheureux, des pestiferes atteints d'une plaie incurable que leur organisation fait souffrir comme celle des heureux les fait jouir? Avec tout cela, j'espere, et j'avoue que Dieu me parait tellement mele a toutes les choses d'ici-bas, qu'au resume je me confie en lui. Courbons la tete, amis. Que sert de se rebiffer contre l'impossible? Souvent j'anatomise mes douleurs, je les contemple froidement. L'idee qui predomine chez moi, c'est que je n'y peux rien. Depuis deux mois j'ai repris l'etude de l'anglais avec une telle energie, que je lis facilement la poesie. _Rasselas_, que je lie dans ce moment, voila un livre prodigieux. Mon idee est d'aller en Angleterre, et, apres quelques annees, d'ecrire en anglais. J. L----, avec lequel je suis tres lie, me prete les poetes lakistes modernes de l'Angleterre; ils sont ravissants. J'ai change votre Gerando contre un Byron en un volume. J'en ai lu un petit poeme, _le Reve_, qui m'a fait une impression foudroyante. Une dame anglaise, qui me donne des lecons, m'a dit qu'au bout de deux ans de sejour en Angleterre j'ecrirai tres bien en anglais, parce que, dit-elle, j'ecris deja comme tres peu de francais. En effet, j'ai traduit du L---- presque sans faute. Il est vrai que je travaille a l'anglais la moitie du jour. Mes manies sont toujours cruelles. Quel ennui! Enfin, partout ou je tourne les yeux, je vois des douleurs. Mes moyens d'existence sont encore un tourment. Je travaille maintenant a une biographie; mais j'ai besoin d'argent, je suis meme dans un grand embarras. Y. G. [1: Le mot est souligne dans la lettre que nous avons sous les yeux. Quand on songe que l'homme qui a ecrit ceci est mort la-dessus, des reflexions de toutes sortes debordent autour de chacune des lignes de cette longue lettre. Quel roman, quelle histoire, quelle biographie que cette lettre! Certes, ce n'est pas nous qui repeterons les banalites convenues; ce n'est pas nous qui exigerons que toutes souffrances peintes par l'artiste soient constamment eprouvees par l'artiste; ce n'est pas nous qui trouverons mauvais que Byron pleure dans une elegie et rie a son billard; ce n'est pas nous qui poserons des limites a la creation litteraire et qui blamerons le poete de se donner artificiellement telle ou telle douleur pour l'analyser dans ses convulsions comme le medecin s'inocule telle ou telle fievre pour l'epier dans ses paroxysmes. Nous reconnaissons plus que personne tout ce qu'il y a de reel, de vrai, de beau et de profond dans certaines etudes psychologiques faites sur des souffrances d'exception et sur des etats singuliers du coeur par d'eminents poetes contemporains qui n'en sont pas morts. Mais nous ne pouvons nous empecher d'observer que ce qu'il y a de particulierement poignant dans la lettre que nous venons de citer, c'est que celui qui l'a ecrite en est mort. Ce n'est pas un homme qui dit: Je souffre, c'est un homme qui souffre; ce n'est pas un homme qui dit: Je meurs; c'est un homme qui meurt. Ce n'est pas l'anatomie etudiee sur la cire, ni meme sur la chair morte; c'est l'anatomie etudiee nerf a nerf, fibre a fibre, veine a veine, sur la chair qui vit, sur la chair qui saigne, sur la chair qui hurle. Vous voyez la plaie, vous entendez le cri. Cette lettre, ce n'est pas chose litteraire, chose philosophique, chose poetique, oeuvre de profond artiste, fantaisie du genie, vision d'Hoffmann, cauchemar de Jean-Paul; non, c'est une chose reelle, c'est un homme dans un bouge qui ecrit. Le voila avec sa table chargee de livres anglais, avec sa plume, avec son encre, avec son papier, pressant les lignes sur les lignes, souffrant et disant qu'il souffre, pleurant et disant qu'il pleure, cherchant la date au calendrier, l'heure a l'horloge, quittant sa lettre, la reprenant, la quittant, allumant sa chandelle pour la continuer; puis il va diner a vingt sous, il rentre, il a froid, il se remet a ecrire, parfois meme sans trop savoir ce qu'il ecrit; car son cerveau est tellement secoue par la douleur, qu'il laisse ses idees tomber pele-mele sur le papier et s'eparpiller et courir en desordre, comme un arbre ses feuilles dans un grand vent. Et s'il etait permis de remarquer dans quel style un homme agonise, il y aurait plus d'une observation a faire sur le style de cette lettre. En general, les lettres qu'on publie tous les jours, lettres de grands hommes et de gens celebres, manquent de naivete, d'insouciance et de simplicite. On sent toujours, en les lisant, qu'elles ont ete ecrites pour etre imprimees un jour. M. Paul-Louis Courier faisait jusqu'a dix-sept brouillons d'un billet de quinze lignes. Chose etrange, certes, et que nous n'avons jamais pu comprendre! Mais la lettre d'Ymbert Galloix, c'est bien, selon nous, une vraie lettre, bien ecrite comme doit etre ecrite une lettre, bien flottante, bien decousue, bien lachee, bien ignorante de la publicite qu'elle peut avoir un jour, bien certaine d'etre perdue. C'est l'idee qui se fait jour comme elle peut, qui vient a vous toute naive dans l'etat ou elle se trouve, et qui pose le pied au hasard dans la phrase sans craindre d'en deranger le pli. Quelquefois, ce que celui qui l'a ecrite voulait dire s'en va dans un _et caetera_, et vous laisse rever. C'est un homme qui souffre et qui le dit a un autre homme. Voila tout. Remarquez ceci, _a un autre homme_, pas a vingt, pas a dix, pas a deux, car, au lieu d'un ami, s'il avait deux auditeurs seulement, ce poete, ce qu'il fait la, ce serait une elegie, ce serait un chapitre, ce ne serait plus une lettre. Adieu la nature, l'abandon, le laisser-aller, la realite, la verite; la pretention viendrait. Il se draperait avec son haillon. Pour ecrire une lettre pareille, aussi negligee, aussi poignante, aussi belle, sans etre malheureux comme l'etait Ymbert Galloix, par le seul effort de la creation litteraire, il faudrait du genie. Ymbert Galloix qui souffre vaut Byron. Toutes les qualites penetrantes, metaphysiques, intimes, ce style les a; il a aussi, ce qui est remarquable, toutes les qualites mordantes, incisives, pittoresques. La lettre contient quelques portraits. Plusieurs ont ete crayonnes trop a la hate, et l'on sent que les modeles ont a peine pose un instant devant le peintre; mais comme ceux qui sont vrais sont vrais! comme tous sont en general bien touches et detaches sur le fond d'une maniere qui n'est pas commune! metamorphose frappante, et qui prouve, pour la millieme fois, qu'il n'y a que deux choses qui fassent un homme poete, le genie ou la passion! Cet homme qui n'avait pour les biographies qu'une prose assez incolore et pour ses elegies qu'une poesie assez languissante, le voila tout a coup admirable ecrivain dans une lettre. Du moment ou il ne songe plus a etre prosateur ni poete, il est grand poete et grand prosateur. Nous le redisons, cette lettre restera. C'est l'amalgame d'idees le plus extraordinaire peut-etre qu'ait encore produit dans un cerveau humain la double action combinee de la douleur physique et de la douleur morale. Pour ceux qui ont connu Galloix, c'est une autopsie effrayante, l'autopsie d'une ame. Voila donc ce qu'il y avait au fond de cette ame. Il y avait cette lettre. Lettre fatale, convulsive, interminable, ou la douleur a suinte goutte a goutte durant des semaines, durant des mois, ou un homme qui saigne se regarde saigner, ou un homme qui crie s'ecoute crier, ou il y a une larme dans chaque mot. Quand on raconte une histoire comme celle d'Ymbert Galloix, ce n'est pas la biographie des faits qu'il faut ecrire, c'est la biographie des idees. Cet homme, en effet, n'a pas agi, n'a pas aime, n'a pas vecu; il a pense; il n'a fait que penser, et, a force de penser, il a reve; et, a force de rever, il s'est evanoui de douleur. Ymbert Galloix est un des chiffres qui serviront un jour a la solution de ce lugubre et singulier probleme:--Combien la pensee qui ne peut se faire jour et qui reste emprisonnee sous le crane met-elle de temps a ronger un cerveau?--Nous le repetons, dans une vie pareille il n'y a pas d'evenements, il n'y a que des idees. Analysez les idees, vous avez raconte l'homme. Un grand fait pourtant domine cette morne histoire; _c'est un penseur qui meurt de misere_! Voila ce que Paris, la cite intelligente, a fait d'une intelligence. Ceci est a mediter. En general, la societe a parfois d'etranges facons de traiter les poetes. Le role qu'elle joue dans leur vie est tantot passif, tantot actif, mais toujours triste. En temps de paix, elle les laisse mourir comme Malfilatre; en temps de revolution, elle les fait mourir comme Andre Chenier. Ymbert Galloix, pour nous, n'est pas seulement Ymbert Galloix, il est un symbole. Il represente a nos yeux une notable portion de la genereuse jeunesse d'a present. Au dedans d'elle, un genie mal compris qui la devore; au dehors, une societe mal posee qui l'etouffe. Pas d'issue pour le genie pris dans le cerveau; pas d'issue pour l'homme pris sous la societe. En general, gens qui pensent et gens qui gouvernent ne s'occupent pas assez de nos jours du sort de cette jeunesse pleine d'instincts de toutes sortes qui se precipite avec une ardeur si intelligente et une patience si resignee dans toutes les directions de l'art. Cette foule de jeunes esprits qui fermentent dans l'ombre a besoin de portes ouvertes, d'air, de jour, de travail, d'espace, d'horizon. Que de grandes choses on ferait, si l'on voulait, avec cette legion d'intelligences! que de canaux a creuser, que de chemins a frayer dans la science! que de provinces a conquerir, que de mondes a decouvrir dans l'art! Mais non, toutes les carrieres sont fermees ou obstruees. On laisse toutes ces activites si diverses, et qui pourraient etre si utiles, s'entasser, s'engorger, s'etouffer dans des culs-de-sac. Ce pourrait etre une armee, ce n'est qu'une cohue. La societe est mal faite pour les nouveaux venus. Tout esprit a pourtant droit a un avenir. N'est-il pas triste de voir toutes ces jeunes intelligences en peine, l'oeil fixe sur la rive lumineuse ou il y a tant de choses resplendissantes, gloire, puissance, renommee, fortune, se presser, sur la rive obscure, comme les ombres de Virgile. Palus inamabilis unda Alligat, et novies Styx interfusa coercet. Le Styx, pour le pauvre jeune artiste inconnu, c'est le libraire qui dit, en lui rendant son manuscrit: Faites-vous une reputation. C'est le theatre qui dit: Faites-vous une reputation. C'est le musee qui dit: Faites-vous une reputation. Eh mais! laissez-les commencer! aidez-les! Ceux qui sont celebres n'ont-ils pas d'abord ete obscurs? Et comment se faire une reputation, quel que soit leur genie, sans musee pour leur tableau, sans theatre pour leur piece, sans libraire pour leur livre? Pour que l'oiseau vole, des ailes ne lui suffisent pas, il lui faut de l'air. Pour nous, nous pensons que, dans l'art surtout, ou un but desinteresse doit passionner tous les genies, il est du devoir de ceux qui sont arrives d'aplanir la route a ceux qui arrivent. Vous etes sur le plateau, tant mieux, tendez la main a ceux qui gravissent. Disons-le a l'honneur des lettres, en general cela a toujours ete ainsi. Nous ne pouvons pas croire a l'existence reelle de ces especes d'araignees litteraires qui tendent leur toile, dit-on, a la porte des theatres, par exemple, et qui se jettent sans pitie sur tout pauvre jeune homme obscur qui passe la avec un manuscrit. Qu'on arrache ainsi les ailes a la mouche, la renommee, l'oeuvre, et jusqu'a l'argent au malheureux poete inconnu et impuissant, pour l'honneur de quiconque ecrit, nous voulons l'ignorer, si cela est, et nous ne croyons pas que cela soit. Quant a celui qui ecrit ces lignes, tout poete qui commence lui est sacre. Si peu de place qu'il tienne personnellement en litterature, il se rangera toujours pour laisser passer le debut d'un jeune homme. Qui sait si ce pauvre etudiant que vous coudoyez ne sera pas Schiller un jour? Pour nous, tout ecolier qui fait des ronds et des barres sur le mur, c'est peut-etre Pascal; tout enfant qui ebauche un profil sur le sable, c'est peut-etre Giotto. Et puis, dans notre opinion, les generations presentes sont appelees a de hautes destinees. Ce siecle a fait de grandes choses par l'epee, il fera de grandes choses par la plume. Il lui reste a nous donner un grand homme litteraire de la taille de son grand homme politique. Preparons donc les voies. Ouvrons les rangs. Toute grande ere a deux faces; tout siecle est un binome, _a_ + _b_, l'homme d'action plus l'homme de pensee, qui se multiplient l'un par l'autre et expriment la valeur de leur temps. L'homme d'action, plus l'homme de pensee; l'homme de la civilisation, plus l'homme de l'art; Luther, plus Shakespeare; Richelieu, plus Corneille; Cromwell, plus Milton; Napoleon, plus l'_inconnu_. Laissez donc se degager l'Inconnu! Jusqu'ici vous n'avez qu'un profil de ce siecle, Napoleon; laissez se dessiner l'autre. Apres l'empereur, le poete. La physionomie de cette epoque ne sera fixee que lorsque la revolution francaise, qui s'est faite homme dans la societe sous la forme de Bonaparte, se sera faite homme dans l'art. Et cela sera. Notre siecle tout entier s'encadrera et se mettra de lui-meme en perspective entre ces deux grandes vies paralleles, l'une du soldat, l'autre de l'ecrivain, l'une toute d'action, l'autre toute de pensee, qui s'expliqueront et se commenteront sans cesse l'une par l'autre. Marengo, les Pyramides, Austerlitz, la Moskowa, Montereau, Waterloo, quelles epopees! Napoleon a ses poemes; le poete aura ses batailles. Laissons-le donc venir, le poete! et repetons ce cri sans nous lasser! Laissons-le sortir des rangs de cette jeunesse, ou son front plonge encore dans l'ombre, ce predestine qui doit, en se combinant un jour avec Napoleon selon la mysterieuse algebre de la providence, donner complete a l'avenir la formule generale du dix-neuvieme siecle. 1834 SUR MIRABEAU I En 1781, un serieux debat s'agitait en France, au sein d'une famille, entre un pere et un oncle. Il s'agissait d'un mauvais sujet dont cette famille ne savait plus que faire. Cet homme, deja hors de la premiere phase ardente de la jeunesse, et pourtant plonge encore tout entier dans les frenesies de l'age passionne, obere de dettes, perdu de folies, s'etait separe de sa femme, avait enleve celle d'un autre, avait ete condamne a mort et decapite en effigie pour ce fait, s'etait enfui de France, puis il venait d'y reparaitre, corrige et repentant, disait-il, et, sa contumace purgee, il demandait a rentrer dans sa famille et a reprendre sa femme. Le pere souhaitait cet arrangement, voulant avoir des petits-fils et perpetuer son nom, esperant, d'ailleurs, etre plus heureux comme aieul que comme pere. Mais l'enfant prodigue avait trente-trois ans. Il etait a refaire en entier. Education difficile! Une fois replace dans la societe, a quelles mains le confier? qui se chargerait de redresser l'epine dorsale d'un pareil caractere? De la, controverse entre les vieux parents. Le pere voulait le donner a l'oncle, l'oncle voulait le laisser au pere. --Prends-le, disait le pere. --Je n'en veux pas, disait l'oncle. "--Pose d'abord en fait, repliquait le pere, que cet homme-la n'est rien, mais rien du tout. Il a du gout, du charlatanisme, l'air de l'acquis, de l'action, de la turbulence, de l'audace, du boute-en-train, de la dignite quelquefois. Ni dur ni odieux dans le commandement. Eh bien, tout cela n'est que pour le faire voir livre a l'oubli de la veille, au desouci du lendemain, a l'impulsion du moment, enfant perroquet, homme avorte, qui ne connait ni le possible ni l'impossible, ni le malaise ni la commodite, ni le plaisir ni la peine, ni l'action ni le repos, et qui s'abandonne tout aussitot que les choses resistent. Cependant, je pense qu'on en peut faire un excellent outil en l'empoignant par le manche de la vanite. Il ne t'echapperait pas. Je ne lui epargne pas les ratiocinations du matin. Il saisit ma morale bien appuyee et mes lecons toujours vivantes, parce qu'elles portent sur un pivot toujours reel, a savoir, que sans doute on ne change guere de nature, mais que la raison sert a couvrir le cote faible et a le bien connaitre pour eviter l'abordage par la." "--Te voila donc, reprenait l'oncle, grace a ta posteromanie, occupe a regenter un poulet de trente-trois ans! C'est prendre une furieuse tache que de vouloir arrondir un caractere qui n'est qu'un herisson tout en pointes avec tres peu de corps!" Le pere insistait: "--Aie pitie de ton neveu l'Ouragan. Il avoue toutes ses sottises, car c'est le plus grand avoueur de l'univers; mais il est impossible d'avoir plus de facilite et d'esprit. C'est un foudre de travail et d'expedition. Au fond, il n'a pas plus trente-trois ans que moi soixante-six, et il n'est pas plus rare de voir un homme de mon age suffire, quoique blanchi par les contre-temps, a fatiguer les jambes et l'esprit des jeunes gens par huit heures de courses et de cabinet, que de voir un tonneau boursoufle, grave, et l'air vieux, dire _papa_, et ne pas savoir se conduire. Il a un besoin immense d'etre gouverne. Il le sent fort bien. Il faut que tu t'en charges. Il sait que tu me fus toujours et que tu lui dois etre et pilote et boussole. Il met sa vanite en son oncle. Je te le donne pour un sujet rare au futur. Tu as tout le saturne qui manque a son mercure. Mais quand tu le tiendras, ne le laisse pas aller. Fit-il des miracles, tiens-le toujours et le tire par la manche; le pauvre diable en a besoin. Si tu lui es pere, il te contentera; si tu lui es oncle, il est perdu. Aime ce jeune homme!" "--Non, disait l'oncle; je sais que les sujets d'une certaine trempe savent faire patte de velours quelque temps; et lui-meme autrefois, quand il vivait pres de moi, etait comme une belle-fille pour peu que je froncasse le sourcil. Mais je n'en veux pas. Je ne suis plus d'age ni de gout a me colleter avec l'impossible." "--O frere! reprenait le vieillard suppliant, si cette creature disloquee peut jamais etre recousue, ce ne peut etre que par toi. Puisqu'il est a retailler, je ne saurais lui donner un meilleur patron que toi. Prends-le, sois-lui bon et ferme, et tu seras son sauveur, et tu en feras ton chef-d'oeuvre. Qu'il sache que sous ta longue mine roide et froide habite le meilleur homme qui fut jamais! un homme de la rognure des anges! Sonde-lui le coeur, eleve-lui la tete. _Tu es omnis spes et fortuna nostri nominis_!" "--Point, repliquait l'oncle. Ce n'est pas qu'il ait, a mon sens, commis un si grand crime dans la conjoncture. Ce ne devrait etre une affaire. Une jeune et jolie femme va trouver un jeune homme de vingt-six ans. Quel est le jeune homme qui ne ramasse pas ce qu'il trouve en son chemin en ce genre? Mais c'est un esprit, turbulent, orgueilleux, avantageux, insubordonne! un temperament mechant et vicieux! Pourquoi m'en charger? Il fait de son grossier mieux pour te plaire. C'est bien. Je sais qu'il est seduisant, qu'il est le soleil levant. Raison de plus pour ne pas m'exposer a etre sa dupe. La jeunesse a toujours raison contre les vieux." "--Tu n'as pas toujours pense ainsi, repondait tristement le pere; il fut un temps ou tu m'ecrivais: _Quant a moi, cet enfant m'ouvre la poitrine_." "--Oui, disait l'oncle, et ou tu me repondais: _Defie-toi, tiens-toi en garde contre la dorure de son bec._" "--Que veux-tu donc que je fasse? s'ecriait le pere force dans ses derniers raisonnements. Tu es trop equitable pour ne pas sentir qu'on ne se coupe pas un fils comme un bras. Si cela se pouvait, il y a longtemps que je serais manchot. Apres tout, on a tire race de dix mille plus faibles et plus fols. Or, frere, nous l'avons comme nous l'avons. Je passe, moi. Si je ne t'avais, je ne serais qu'un pauvre vieillard terrasse. Et pendant que nous lui durons encore, il faut le secourir." Mais l'oncle, homme peremptoire, coupait enfin court a toute priere par ces nettes paroles: "--Je n'en veux pas! C'est une folie que de vouloir faire quelque chose de cet homme. Il faudrait l'envoyer, comme dit sa bonne femme, aux _insurgents_, se faire casser la tete. Tu es bon, ton fils est mechant. La fureur de la posteromanie te tient a present; mais tu devrais songer que Cyrus et Marc-Aurele auraient ete fort heureux de n'avoir ni Cambyse ni Commode!" Ne semble-t-il pas en lisant ceci qu'on assiste a l'une de ces belles scenes de haute comedie domestique ou la gravite de Moliere equivaut presque a la grandeur de Corneille? Y a-t-il dans Moliere quelque chose de plus frappant en beau style et en grand air, quelque chose de plus profondement humain et vrai que ces deux imposants vieillards que le dix-septieme siecle semble avoir oublies dans le dix-huitieme, comme deux echantillons de moeurs meilleures? Ne les voyez-vous pas venir tous les deux, affaires et severes, appuyes sur leurs longues cannes, rappelant par leur costume plutot Louis XIV que Louis XV, plutot Louis XIII que Louis XIV? La langue qu'ils parlent, n'est-ce pas la langue meme de Moliere et de Saint-Simon? Ce pere et cet oncle, ce sont les deux types eternels de la comedie; ce sont les deux bouches severes par lesquelles elle gourmande, enseigne et moralise au milieu de tant d'autres bouches qui ne font que rire; c'est le marquis et le commandeur, c'est Geronte et Ariste, c'est la bonte et la sagesse, admirable duo auquel Moliere revient toujours. L'ONCLE Ou voulez-vous courir? LE PERE. Las! que sais-je? L'ONCLE. Il me semble Que l'on doit commencer par consulter ensemble Les choses qu'on peut faire en cet evenement. La scene est complete; rien n'y manque, pas meme le _coquin de neveu_. Ce qu'il y a de frappant dans le cas present, c'est que la scene qu'on vient de retracer est une chose reelle, c'est que ce dialogue du pere et de l'oncle a eu textuellement lieu par lettres, par lettres que le public peut lire a l'heure qu'il est[1]; c'est qu'a l'insu des deux vieillards il y avait au fond de leur grave contestation un des plus grands hommes de notre histoire; c'est que le marquis et le commandeur ici sont un vrai marquis et un vrai commandeur. L'un se nommait Victor de Riquetti, marquis de Mirabeau; l'autre, Jean-Antoine de Mirabeau, bailli de l'ordre de Malte. Le _coquin de_ neveu_, c'etait Honore-Gabriel de Riquetti, qu'en 1781 sa famille appelait _l'Ouragan_, et que le monde appelle aujourd'hui MIRABEAU. Ainsi, un _homme avorte_, une _creature disloquee_, un sujet _dont on ne peut rien faire_, une tete bonne _a faire casser_ aux insurgents, un criminel fletri par la justice, un fleau d'ailleurs, voila ce que Mirabeau etait pour sa famille en 1781. Dix ans apres, en 1791, le 1er avril, une foule immense encombrait les abords d'une maison de la chaussee d'Antin. Cette foule etait morne, silencieuse, consternee, profondement triste. Il y avait dans la maison un homme qui agonisait. Tout ce peuple inondait la rue, la cour, l'escalier, l'antichambre. Plusieurs etaient la depuis trois jours. On parlait bas, on semblait craindre de respirer, on interrogeait avec anxiete ceux qui allaient et venaient. Cette foule etait pour cet homme comme une mere pour son enfant. Les medecins n'avaient plus d'espoir. De temps en temps, des bulletins, arraches par mille mains, se dispersaient dans la multitude, et l'on entendait des femmes sangloter. Un jeune homme, exaspere de douleur, offrait a haute voix de s'ouvrir l'artere pour infuser son sang riche et pur dans les veines appauvries du mourant. Tous, les moins intelligents meme, semblaient accables sous cette pensee que ce n'etait pas seulement un homme, que c'etait peut-etre un peuple qui allait mourir. On ne s'adressait plus qu'une question dans la ville. Cet homme expira. Quelques minutes apres que le medecin qui etait debout au chevet de son lit, eut dit: Il est mort! le president de l'assemblee nationale se leva de son siege et dit: Il est mort! tant ce cri fatal avait en peu d'instants rempli Paris. Un des principaux orateurs de l'assemblee, M. Barrere de Vieuzac, se leva en pleurant et dit ceci d'une voix qui laissait echapper plus de sanglots que de paroles: "Je demande que l'assemblee depose dans le proces-verbal de ce jour funebre le temoignage des regrets qu'elle donne a la perte de ce grand homme, et qu'il soit fait, au nom de la patrie, une invitation a tous les membres de l'assemblee d'assister a ses funerailles." Un pretre, membre du cote droit, s'ecria: "Hier, au milieu des souffrances, il a fait appeler M. l'eveque d'Autun, et en lui remettant un travail qu'il venait de terminer sur les successions, il lui a demande, comme une derniere marque d'amitie, qu'il voulut bien le lire a l'assemblee. C'est un devoir sacre. M. l'eveque d'Autun doit exercer ici les fonctions d'executeur testamentaire du grand homme que nous pleurons tous." Tronchet, le president, proposa une deputation aux funerailles. L'assemblee repondit: Nous irons tous! Les sections de Paris demanderent qu'il fut inhume "au champ de la federation, sous l'autel de la patrie". Le directoire du departement proposa de lui donner pour tombe la "nouvelle eglise de Sainte-Genevieve", et de decreter que "cet edifice serait desormais destine a recevoir les cendres des grands hommes". A ce sujet, M. Pastoret, procureur general syndic de la commune, dit: "Les larmes que fait couler la perte d'un grand homme ne doivent pas etre des larmes steriles. Plusieurs peuples anciens renfermerent dans des monuments separes leurs pretres et leurs heros. Cette espece de culte qu'ils rendaient a la piete et au courage, rendons-le aujourd'hui a l'amour du bonheur et de la liberte des hommes. Que le temple de la religion devienne le temple de la patrie! que la tombe d'un grand homme devienne l'autel de la liberte!" L'assemblee applaudit. Barnave s'ecria: "Il a en effet merite les honneurs qui doivent etre decernes par la nation aux grands hommes qui l'ont bien servie!" Robespierre, c'est-a-dire l'envie, se leva aussi et dit: "Ce n'est pas au moment ou l'on entend de toutes parts les regrets qu'excite la perte de cet homme illustre, qui, dans les epoques les plus critiques, a deploye tant de courage contre le despotisme, que l'on pourrait s'opposer a ce qu'il lui fut decerne des marques d'honneur. J'appuie la proposition de tout mon pouvoir, ou plutot de toute ma sensibilite." Il n'y eut plus, ce jour-la, ni cote gauche ni cote droit dans l'assemblee nationale, qui rendit tout d'une voix ce decret: "Le nouvel edifice de Sainte-Genevieve sera destine a reunir les cendres des grands hommes. "Seront graves au-dessus du fronton ces mots: AUX GRANDS HOMMES LA PATRIE RECONNAISSANTE "Le corps legislatif decidera seul a quels hommes cet honneur sera decerne. "Honore Riquetti Mirabeau est juge digne de recevoir cet honneur." Cet homme qui venait de mourir, c'etait Honore de Mirabeau. Le _grand homme_ de 1791, c'etait _l'homme avorte_ de 1781. Le lendemain, le peuple fit a ses funerailles un cortege de plus d'une lieue, auquel manqua son pere, mort, comme il convenait a un vieux gentilhomme de sa sorte, le 13 juillet 1789, la veille de la chute de la Bastille. Ce n'est pas sans intention que nous avons rapproche ces deux dates, 1781 et 1791, les memoires et l'histoire, Mirabeau avant et Mirabeau apres, Mirabeau juge par sa famille, Mirabeau juge par le peuple. Il y a dans ce contraste une source inepuisable de meditations. Comment, en dix ans, ce demon d'une famille est-il devenu le dieu d'une nation? Question profonde. [1: Voyez les _Memoires de Mirabeau_, ou plutot _sur Mirabeau_, recemment publies, t. III. Ce travail, fait malheureusement d'une facon peu intelligente, contient sur Mirabeau et de Mirabeau un certain nombre de choses curieuses, authentiques et inedites. Mais ce qu'il renferme de plus interessant, a notre gre, ce sont des extraits de la correspondance intime du marquis de Mirabeau avec le bailli, son frere. Tout un cote peu eclaire jusqu'a present du dix-huitieme siecle apparait dans cette correspondance, ou le pere et l'oncle de Mirabeau, personnages originaux d'ailleurs, tous deux grands ecrivains sans le savoir, grands ecrivains dans des lettres, dessinent admirablement, dans un cercle d'idees qui va s'elargissant et se retrecissant selon leur fantaisie et les accidents, leur coeur, leur famille, leur epoque. Nous conseillons a l'editeur de multiplier les citations de cette correspondance; nous regrettons meme qu'on n'ait pas songe a en faire une publication a part aussi complete que possible, dans tous les cas tres sobrement elaguee. _Les Lettres du marquis et du bailli de Mirabeau, pere et oncle de Mirabeau_, eussent ete un des testaments les plus importants du dix-huitieme siecle. Doublement riches sous le rapport biographique et sous le rapport litteraire, ces _Lettres_ eussent ete pour l'historien une mine, pour l'ecrivain un livre. Ces lettres, qui sont du meilleur style, continuent jusqu'en 1789 l'excellente langue francaise de Mme de Sevigne, de Mme de Maintenon, de M. de Saint-Simon. La correspondance publiee en entier ferait un precieux pendant aux _Lettres de Diderot_. Les lettres de Diderot peignent le dix-huitieme siecle du point de vue des philosophes, les lettres des Mirabeau le peindraient du point de vue des gentilshommes; face, certes, non moins curieuse. Cette derniere collection n'importerait pas moins que la premiere aux etudes de ceux qui voudraient savoir completement quelle est definitivement l'idee que le dix-huitieme siecle a leguee au dix-neuvieme. Esperons que la personne entre les mains de laquelle se trouve cette volumineuse correspondance comprendra la responsabilite qui resulte pour elle d'un pareil depot, et, dans tous les cas, le conservera intact a l'avenir. D'aussi precieux documents sont le patrimoine d'une nation et non d'une famille. II Il ne faudrait pas croire cependant que du moment ou cet homme sortit de la famille pour apparaitre au peuple, il ait ete tout de suite et par acclamation accepte _dieu_. Les choses ne vont jamais ainsi d'elles-memes. Ou le genie se leve, l'envie se dresse. Bien au contraire, jusqu'a l'heure de sa mort, jamais homme ne fut plus completement et plus constamment nie dans tous les sens que Mirabeau. Lorsqu'il arriva comme depute d'Aix aux etats generaux, il n'excitait la jalousie de personne. Obscur et mal fame, les bonnes renommees s'en inquietaient peu; laid et mal bati, les seigneurs de belle mine en avaient pitie. Sa noblesse disparaissait sous l'habit noir, sa physionomie sous la petite verole. Qui donc eut songe a etre jaloux de cette espece d'aventurier, repris de justice, difforme de corps et de visage, ruine d'ailleurs, que les petites gens d'Aix avaient depute aux etats generaux dans un moment de fievre et par megarde sans doute et sans savoir pourquoi? Cet homme, en verite, ne comptait pas. Le premier venu etait beau, riche et considerable a cote de lui. Il n'offusquait aucune vanite, il ne genait les coudes d'aucune pretention. C'etait un chiffre quelconque que les ambitions qui se jalousaient comptaient a peine dans leurs calculs. Peu a peu cependant, comme le crepuscule de toutes les choses anciennes arrivait, il se fit assez d'ombre autour de la monarchie pour que le sombre eclat propre aux grands hommes revolutionnaires devint visible aux yeux. Mirabeau commenca a rayonner. L'envie alors vint a ce rayonnement comme tout oiseau de nuit a toute lumiere. A dater de ce moment, l'envie prit Mirabeau et ne le quitta plus. Avant tout, chose qui semble etrange et qui ne l'est pas, ce qu'elle lui contesta jusqu'a son dernier souffle, ce qu'elle lui nia sans cesse en face, sans lui epargner d'ailleurs les autres injures, ce fut precisement ce qui est la veritable couronne de cet homme dans la posterite, son genie d'orateur. Marche que l'envie suit toujours d'ailleurs; c'est toujours a la plus belle facade d'un edifice qu'elle jette des pierres. Et puis, a l'egard de Mirabeau, l'envie, il faut en convenir, etait inepuisable en bonnes raisons. _Probitas_, l'orateur doit etre sans reproche, M. de Mirabeau est reprochable de toutes parts; _praestantia_, l'orateur doit etre beau, M. de Mirabeau est laid; _vox amaena_, l'orateur doit avoir un organe agreable, M. de Mirabeau a la voix dure, seche, criarde, tonnant toujours et ne parlant jamais; _subrisus audientium_, l'orateur doit etre bienvenu de son auditoire, M. de Mirabeau est hai de l'assemblee, etc.; et une foule de gens, fort contents d'eux-memes, concluaient: _M. de Mirabeau n'est pas orateur_. Or, loin de prouver cela, tous ces raisonnements ne prouvaient qu'une chose, c'est que les Mirabeaux ne sont pas prevus par les Cicerons. Certes, il n'etait pas orateur a la maniere dont ces gens l'entendaient; il etait orateur selon lui, selon sa nature, selon son organisation, selon son ame, selon sa vie. Il etait orateur parce qu'il etait hai, comme Ciceron parce qu'il etait aime. Il etait orateur parce qu'il etait laid, comme Hortensius parce qu'il etait beau. Il etait orateur parce qu'il avait souffert, parce qu'il avait failli, parce qu'il avait ete, bien jeune encore et dans l'age ou s'epanouissent toutes les ouvertures du coeur, repousse, moque, humilie, meprise, diffame, chasse, spolie, interdit, exile, emprisonne, condamne; parce que, comme le peuple de 1789 dont il etait le plus complet symbole, il avait ete tenu en minorite et en tutelle beaucoup au dela de l'age de raison; parce que la paternite avait ete dure pour lui comme la royaute pour le peuple; parce que, comme le peuple, il avait ete mal eleve; parce que, comme au peuple, une mauvaise education lui avait fait croitre un vice sur la racine de chaque vertu. Il etait orateur, parce que, grace aux larges issues ouvertes par les ebranlements de 1789, il avait enfin pu extravaser dans la societe tous ses bouillonnements interieurs si longtemps comprimes dans la famille; parce que, brusque, inegal, violent, vicieux, cynique, sublime, diffus, incoherent, plus rempli d'instincts encore que de pensees, les pieds souilles, la tete rayonnante, il etait en tout semblable aux annees ardentes dans lesquelles il a resplendi, et dont chaque jour passait marque au front par sa parole. Enfin a ces hommes imbeciles qui comprenaient assez peu leur temps pour lui adresser, a travers mille objections, d'ailleurs souvent ingenieuses, cette question: s'il se croyait serieusement orateur? il aurait pu repondre d'un seul mot: Demandez a la monarchie qui finit, demandez a la revolution qui commence! On a peine a croire, aujourd'hui que c'est chose jugee, qu'en 1790 beaucoup de gens, et dans le nombre de doucereux amis, conseillaient a Mirabeau, _dans son propre interet, de quitter la tribune, ou il n'aurait jamais de succes complet, ou du moins d'y paraitre moins souvent_. Nous avons les lettres sous les yeux. On a peine a croire que dans ces memorables seances ou il remuait l'assemblee comme de l'eau dans un vase, ou il entre-choquait si puissamment dans sa main toutes les idees sonores du moment, ou il forgeait et amalgamait si habilement dans sa parole sa passion personnelle et la passion de tous, apres qu'il avait parle et pendant qu'il parlait et avant qu'il parlat, les applaudissements etaient toujours meles de huees, de rires et de sifflets. Miserables details criards que la gloire a estompes aujourd'hui! Les journaux et les pamphlets du temps ne sont qu'injures, violences et voies de fait contre le genie de cet homme. On lui reproche tout a propos de tout. Mais le reproche qui revient sans cesse, et comme par manie, c'est _sa voix rude et apre_, et _sa parole toujours tonnante_. Que repondre a cela? Il a la voix rude, parce qu'apparemment le temps des douces voix est passe. Il a la parole tonnante, parce que les evenements tonnent de leur cote, et que c'est le propre des grands hommes d'etre de la stature des grandes choses. Et puis, et ceci est une tactique qui a ete de tout temps invariablement suivie contre les genies, non seulement les hommes de la monarchie, mais encore ceux de son parti, car on n'est jamais mieux hai que dans son propre parti, etaient toujours d'accord, comme par une sorte de convention tacite, pour lui opposer sans cesse et lui preferer en toute occasion un autre orateur, fort adroitement choisi par l'envie en ce sens qu'il servait les memes sympathies politiques que Mirabeau, Barnave. Et la chose sera toujours ainsi. Il arrive souvent que, dans une epoque donnee, la meme idee est representee a la fois a des degres differents par un homme de genie et par un homme de talent. Cette position est une heureuse chance pour l'homme de talent. Le succes present et inconteste lui appartient (il est vrai que cette espece de succes-la ne prouve rien et s'evanouit vite). La jalousie et la haine vont droit au plus fort. La mediocrite serait bien importunee par l'homme de talent si l'homme de genie n'etait pas la; mais l'homme de genie est la, elle soutient l'homme de talent et se sert de lui contre le maitre. Elle se leurre de l'espoir chimerique de renverser le premier, et dans ce cas-la (qui ne peut se realiser d'ailleurs) elle compte avoir ensuite bon marche du second; en attendant, elle l'appuie et le porte le plus haut qu'elle peut. La mediocrite est pour celui qui la gene le moins et qui lui ressemble le plus. Dans cette situation, tout ce qui est ennemi a l'homme de genie est ami a l'homme de talent. La comparaison qui devrait ecraser celui-ci l'exhausse. De toutes les pierres que le pic et la pioche, et la calomnie, et la diatribe, et l'injure, peuvent arracher a la base du grand homme, on fait un piedestal a l'homme secondaire. Ce qu'on fait crouler de l'un sert a la construction de l'autre. C'est ainsi que vers 1790 on batissait Barnave avec tout ce qu'on ruinait de Mirabeau. Rivarol disait: _M. Mirabeau est plus ecrivain, M. Barnave est plus orateur_.--Pelletier disait: _Le Barnave oui, le Mirabeau non_.--_La memorable seance du 13_, ecrivait Chamfort, _a prouve plus que jamais la preeminence deja demontree depuis longtemps de M. Barnave sur M. de Mirabeau comme orateur_.--_Mirabeau est mort_, murmurait M. Target en serrant la main de Barnave, _son discours sur la formule de promulgation l'a tue_.--_Barnave, vous avez enterre Mirabeau_, ajoutait Duport, appuye du sourire de Lameth, lequel etait a Duport comme Duport a Barnave, un diminutif.--_M. Barnave fait plaisir_, disait M. Goupil, _et M. Mirabeau fait peine_.--_Le comte de Mirabeau a des eclairs_, disait M. Camus, _mais il ne fera jamais un discours, il ne saura meme jamais ce que c'est. Parlez-moi de Barnave_!--_M. de Mirabeau a beau se fatiguer et suer_, disait Robespierre, _il n'atteindra jamais Barnave, qui n'a pas l'air de pretendre tant que lui, et qui vaut plus_[1]. Toutes ces pauvres petites injustices egratignaient Mirabeau et le faisaient souffrir au milieu de sa puissance et de ses triomphes. Coups d'epingle au porte-massue. Et si la haine, dans son besoin de lui opposer quelqu'un, n'importe qui, n'avait pas eu un homme de talent sous la main, elle aurait pris un homme mediocre. Elle ne s'embarrasse jamais de la qualite de l'etoffe dont elle fait son drapeau. Mairet a ete prefere a Corneille, Pradon a Racine. Voltaire s'ecriait, il n'y a pas cent ans: On m'ose preferer Crebillon le barbare! En 1808, Geoffroy, le critique le plus ecoute qui fut en Europe, mettait "M. Lafon fort au-dessus de M. Talma". Merveilleux instinct des coteries! En 1798, on preferait Moreau a Bonaparte; en 1815, Wellington a Napoleon. Nous le repetons, parce que, selon nous, la chose est singuliere, Mirabeau daignait s'irriter de ces miseres. Le parallele avec Barnave l'offusquait. S'il avait regarde dans l'avenir, il aurait souri; mais c'est en general le defaut des orateurs politiques, hommes du present avant tout, d'avoir l'oeil trop fixe sur les contemporains et pas assez sur la posterite. Ces deux hommes, Barnave et Mirabeau, presentaient d'ailleurs un contraste parfait. Dans l'assemblee, quand l'un ou l'autre se levait, Barnave etait toujours accueilli par un sourire, et Mirabeau par une tempete. Barnave avait en propre l'ovation du moment, le triomphe du quart d'heure, la gloire dans la gazette, l'applaudissement de tous, meme du cote droit. Mirabeau avait la lutte et l'orage. Barnave etait un assez beau jeune homme, et un tres beau parleur. Mirabeau, comme disait spirituellement Rivarol, etait un _monstrueux bavard_. Barnave etait de ces hommes qui prennent chaque matin la mesure de leur auditoire; qui tatent le pouls de leur public; qui ne se hasardent jamais hors de la possibilite d'etre applaudis; qui baisent toujours humblement le talon du succes; qui arrivent a la tribune, quelquefois avec l'idee du jour, le plus souvent avec l'idee de la veille, jamais avec l'idee du lendemain, de peur d'aventure; qui ont une faconde bien nivelee, bien plane et bien roulante, sur laquelle cheminent et circulent a petit bruit avec leurs divers bagages toutes les idees communes de leur temps; qui, de crainte d'avoir des pensees trop peu impregnees de l'atmosphere de tout le monde, mettent sans cesse leur jugement dans la rue comme un thermometre a leur fenetre. Mirabeau, au contraire, etait l'homme de l'idee neuve, de l'illumination soudaine, de la proposition risquee; fougueux, echevele, imprudent, toujours inattendu partout, choquant, blessant, renversant, n'obeissant qu'a lui-meme; cherchant le succes sans doute, mais apres beaucoup d'autres choses, et aimant mieux encore etre applaudi par ses passions dans son coeur que par le peuple dans les tribunes; bruyant, trouble, rapide, profond, rarement transparent, jamais gueable, et roulant pele-mele dans son ecume toutes les idees de son epoque, souvent fort rudoyees dans leur rencontre avec les siennes. L'eloquence de Barnave a cote de l'eloquence de Mirabeau, c'etait un grand chemin cotoye par un torrent. Aujourd'hui que le nom de Mirabeau est si grand et si accepte, on a peine a se faire une idee de la facon excessive dont il etait traite par ses collegues et par ses contemporains. C'etait M. de Guillermy s'ecriant tandis qu'il parlait: _M. Mirabeau est un scelerat, un assassin_! C'etaient MM. d'Ambly et de Lautrec vociferant: _Ce Mirabeau est un grand gueux_! Apres quoi M. de Foucault lui montrait le poing, et M. de Virieu disait: _Monsieur Mirabeau, vous nous insultez_! Quand la haine ne parlait pas, c'etait le mepris. _Ce petit Mirabeau_! disait M. de Castellanet au cote droit. _Cet extravagant_! disait M. Lapoule au cote gauche. Et, lorsqu'il avait parle, Robespierre grommelait entre ses dents: _Cela ne vaut rien_. Quelquefois cette haine d'une si grande partie de son auditoire laissait trace dans son eloquence, et, au milieu de son magnifique discours _sur la regence_, par exemple, il echappait a ses levres dedaigneuses des paroles comme celles-ci, paroles melancoliques, simples, resignees et hautaines, que tout homme dans une situation pareille devrait mediter: "Pendant que je parlais et que j'exprimais mes premieres idees sur la regence, j'ai entendu dire avec cette indubitabilite charmante a laquelle je suis des longtemps apprivoise: _Cela est absurde! cela est extravagant! cela n'est pas proposable_! Mais il faudrait reflechir." Il parlait ainsi le 25 mars 1791, sept jours avant sa mort. Au dehors de l'assemblee, la presse le dechirait avec une etrange fureur. C'etait une pluie battante de pamphlets sur cet homme. Les partis extremes le mettaient au meme pilori. Ce nom, _Mirabeau_, etait prononce avec le meme accent a la caserne des gardes du corps et au club des Cordeliers. M. de Champcenetz disait: _Cet homme a la petite verole a l'ame_. M. de Lambesc proposait de le faire enlever par vingt cavaliers et _conduire aux galeres_. Marat ecrivait: "Citoyens, elevez huit cents potences, pendez-y tous ces traitres, et a leur tete l'infame Riquetti l'aine!" Et Mirabeau ne voulait pas que l'assemblee nationale poursuivit Marat, se contentant de repondre: "Il parait qu'on publie des extravagances. C'est un paragraphe d'homme ivre." Ainsi, jusqu'au 1er avril 1791, Mirabeau est _un gueux[2], un extravagant[3], un scelerat, un assassin[4], un fou[5], un orateur du second ordre[6], un homme mediocre[7], un homme mort[8], un homme enterre[9], _un monstrueux bavard[10], hue, siffle, conspue plus encore qu'applaudi_[11]; Lambesc propose pour lui les _galeres_. Marat la _potence_. Il meurt le 2 avril. Le 3, on invente pour lui le Pantheon. Grands hommes! voulez-vous avoir raison demain, mourez aujourd'hui. [1: Faute de francais. Il faudrait, _qui vaut davantage_. [2: MM. d'Ambly et de Lautrec. [3: M. Lapoule. [4: M. de Guillermy. [5: Journaux et pamphlets du temps. [6: Id. Id. [7: Id. Id. [8: Target. [9: Duport. [10: Rivarol. [11: Pelletier. III Le peuple, cependant, qui a un sens particulier et le rayon visuel toujours singulierement droit, qui n'est pas haineux parce qu'il est fort, qui n'est pas envieux parce qu'il est grand, le peuple, qui connait les hommes, tout enfant qu'il est, le peuple etait pour Mirabeau. Mirabeau etait selon le peuple de 89, et le peuple de 89 etait selon Mirabeau. Il n'est pas de plus beaux spectacles pour le penseur que ces embrassements etroits du genie et de la foule. L'influence de Mirabeau etait niee et etait immense. C'etait toujours lui, apres tout, qui avait raison; mais il n'avait raison sur l'assemblee que par le peuple, et il gouvernait les chaises curules par les tribunes. Ce que Mirabeau avait dit en mots precis, la foule le redisait en applaudissements; et, sous la dictee de ces applaudissements, bien a contre-coeur souvent, la legislature ecrivait. Libelles, pamphlets, calomnies, injures, interruptions, menaces, huees, eclats de rire, sifflets, n'etaient tout au plus que des cailloux jetes dans le courant de sa parole, qui servaient par moments a la faire ecumer. Voila tout. Quand l'orateur souverain, pris d'une subite pensee, montait a la tribune; quand cet homme se trouvait face a face avec son peuple; quand il etait la debout et marchant sur l'envieuse assemblee, comme l'homme-Dieu sur la mer, sans etre englouti par elle; quand son regard sardonique et lumineux, fixe du haut de cette tribune sur les hommes et sur les idees de son temps, avait l'air de mesurer la petitesse des hommes sur la grandeur des idees, alors il n'etait plus ni calomnie, ni hue, ni injurie; ses ennemis avaient beau faire, avaient beau dire, avaient beau amonceler contre lui, le premier souffle de sa bouche ouverte pour parler faisait crouler tous ces entassements. Quand cet homme etait a la tribune dans la fonction de son genie, sa figure devenait splendide et tout s'evanouissait devant elle. Mirabeau, en 1791, etait donc tout a la fois bien hai et bien aime; genie hai par les beaux esprits, homme aime par le peuple. C'etait une illustre et desirable existence que celle de cet homme qui disposait a son gre de toutes les ames alors ouvertes vers l'avenir; qui, avec de magiques paroles et par une sorte d'alchimie mysterieuse, convertissait en pensees, en systemes, en volontes raisonnees, en plans precis d'amelioration et de reforme, les vagues instincts des multitudes; qui nourrissait l'esprit de son temps de toutes les idees que sa grande intelligence emiettait sur la foule; qui, sans relache et a tour de bras, battait et flagellait sur la table de la tribune, comme le ble sur l'aire, les hommes et les choses de son siecle, pour separer la paille que la republique devait consumer, du grain que la revolution devait feconder; qui donnait a la fois des insomnies a Louis XVI et a Robespierre, a Louis XVI, dont il attaquait le trone, a Robespierre, dont il eut attaque la guillotine; qui pouvait se dire chaque matin en s'eveillant: Quelle ruine ferai-je aujourd'hui avec ma parole? qui etait pape, en ce sens qu'il menait les esprits; qui etait Dieu, en ce sens qu'il menait les evenements. Il mourut a temps. C'etait une tete souveraine et sublime. 91 la couronna. 93 l'eut coupee. IV Quand on suit pas a pas la vie de Mirabeau depuis sa naissance jusqu'a sa mort, depuis l'humble piscine baptismale du Bignon jusqu'au Pantheon, on voit que, comme tous les hommes de sa trempe et de sa mesure, il etait predestine. Un tel enfant ne pouvait manquer d'etre un grand homme. Au moment ou il vient au monde, la grosseur surhumaine de sa tete met la vie de sa mere en danger. Quand la vieille monarchie francaise, son autre mere, mit au monde sa renommee, elle manqua aussi en mourir. A l'age de cinq ans, Poisson, son precepteur, lui dit d'_ecrire ce qui lui viendrait dans la tete_. "Le petit", comme dit son pere, ecrivit litteralement ceci: "Monsieur moi, je vous prie de prendre attention a votre ecriture et de ne pas faire de pates sur votre exemple; d'etre attentif a ce qu'on fait; obeir a son pere, a son maitre, a sa mere; ne point contrarier; point de detours, de l'honneur surtout. N'attaquez personne, hors qu'on ne vous attaque. _Defendez votre patrie_. Ne soyez point mechant avec les domestiques. Ne familiarisez pas avec eux. Cacher les defauts de son prochain, parce que cela peut arriver a soi-meme[1]." A onze ans, voici ce que le duc de Nivernois ecrit de lui au bailli de Mirabeau, dans une lettre datee de Saint-Maur, du 11 septembre 1760: "L'autre jour, dans des prix qu'on gagne chez moi a la course, il gagne le prix, qui etait un chapeau, se retourne vers un adolescent qui avait un bonnet, et, lui mettant sur la tete le sien, qui etait encore fort bon: _Tiens_, dit-il, _je n'ai pas deux tetes_. Ce jeune homme me parut alors l'empereur du monde; je ne sais quoi de divin transpira rapidement dans son attitude; j'y revai, j'en pleurai, et la lecon me fut fort bonne." A douze ans, son pere disait de lui: "C'est un coeur haut sous la jaquette d'un bambin. Cela a un etrange instinct d'orgueil, noble pourtant. C'est un embryon de matamore ebouriffe qui veut avaler tout le monde avant d'avoir douze ans[2]." A seize ans, il avait la mine si hardie et si hautaine, que le prince de Conti lui demande: _Que ferais-tu si je te donnais un soufflet?_ Il repond: _Cette question eut ete embarrassante avant l'invention des pistolets a deux coups_. A vingt et un ans (1770), il commence a ecrire une histoire de la Corse au moment ou quelqu'un venait d'y naitre[3]. Singulier instinct des grands hommes! A cette meme epoque, son pere qui le tenait bien severement, porte sur lui ce pronostic etrange: _C'est une bouteille ficelee depuis vingt-un ans. Si elle est jamais debouchee tout a coup sans precaution, tout s'en ira_. A vingt-deux ans, il est presente a la cour. Mme Elisabeth, alors agee de six ans, lui demande _s'il a ete inocule_. Et toute la cour de rire. Non, il n'avait pas ete inocule. Il portait en lui le germe d'une contagion qui plus tard devait gagner tout un peuple. Il se produit a la cour avec une extreme assurance, portant deja le front aussi haut que le roi, etrange pour tous, odieux pour beaucoup. _Il est aussi entrant que j'etais farouche_, dit le pere, qui n'avait jamais voulu s'_enversailler_, lui, "oiseau hagard dont le nid fut entre quatre tourelles".--"Il retourne les grands comme fagots. Il a _ce terrible don de la familiarite_, comme disait Gregoire le Grand." Et puis, le vieux et fier gentilhomme ajoute: "Comme depuis cinq cents ans on a toujours souffert des Mirabeaux qui n'ont jamais ete faits comme les autres, on souffrira encore celui-ci." A vingt-quatre ans, le pere, philosophe agricole, veut prendre son fils avec lui "et le faire rural". Il n'y peut reussir. "Il est bien malaise de manier la bouche de cet animal fougueux!" s'ecrie le vieillard. L'oncle, le bailli, examine froidement le jeune homme et dit: "S'il n'est pas pire que Neron, il sera meilleur que Marc-Aurele". _En tout, laissons murir ce fruit vert_, repond le marquis. Le pere et l'oncle correspondent entre eux sur l'avenir du jeune homme deja si aventure dans la mauvaise vie. _Ton neveu l'Ouragan_, dit le pere. _Ton fils, monsieur le comte de la Bourrasque_, replique l'oncle. Le bailli, vieux marin, ajoute: _Les trente-deux vents de la boussole sont dans sa tete._ A trente ans, _le fruit murit_. Deja les nouveautes commencent a reluire dans l'oeil profond de Mirabeau. On voit qu'il est plein de pensees. _Ce cerveau est un fourneau encombre_, dit le prudent bailli. Dans un autre moment, l'oncle ecrit cette observation d'homme effraye: "Quand il passe quelque chose dans sa tete, il avance le front, et ne regarde plus nulle part." De son cote, le pere s'etonne de _ce hachement d'idees qui voit par eclairs_. Il s'ecrie: "Fouillis dans sa tete, bibliotheque renversee, talent pour eblouir par des superficies, il a hume toutes les formules et ne sait rien substancier!" Il ajoute, ne comprenant deja plus sa creature: "Dans son enfance, ce n'etait qu'un male monstrueux au moral comme au physique." Aujourd'hui c'est un homme _tout de reflet et de reverbere_, un fou "tire a droite par le coeur et a gauche par la tete, qu'il a toujours a quatre pas de lui". Et puis le vieillard ajoute, avec un sourire melancolique et resigne: "Je tache de verser sur cet homme ma tete, mon ame et mon coeur." Enfin, comme l'oncle, il a aussi par moments ses pressentiments, ses terreurs, ses anxietes, ses doutes. Il sent, lui pere, tout ce qui se remue dans la tete de son fils, _comme la racine sent l'ebranlement des feuilles_. Voila ce qu'est Mirabeau a trente ans. Il etait fils d'un pere qui s'etait defini ainsi lui-meme: "Et moi aussi, madame, tout gourd et lourd que vous me voyez, je prechais a trois ans; a six, j'etais un prodige; a douze, un objet d'espoir; a vingt, un brulot; a trente, un politique de theorie; a quarante, je ne suis plus qu'un bonhomme." A quarante ans, Mirabeau est un grand homme. A quarante ans, il est l'homme d'une revolution. A quarante ans, il se declare autour de lui en France une de ces formidables anarchies d'idees ou se fondent les societes qui ont fait leur temps. Mirabeau en est le despote. C'est lui qui, silencieux jusqu'alors, crie, le 23 juin 1789, a M. de Breze: _Allez dire a_ VOTRE MAITRE... _Votre maitre!_ c'est le roi de France declare etranger. C'est toute une frontiere tracee entre le trone, et le peuple. C'est la revolution qui laisse echapper son cri. Personne ne l'eut ose avant Mirabeau. Il n'appartient qu'aux grands hommes de prononcer les mots decisifs des epoques. Plus tard, on insultera Louis XVI plus gravement en apparence, on le battra a terre, on le raillera dans les fers, on le huera sur l'echafaud. La Republique en bonnet rouge mettra ses poings sur ses hanches, et lui dira des gros mots, et l'appellera _Louis Capet_. Mais il ne sera plus rien dit a Louis XVI d'aussi redoutable et d'aussi effectif que cette parole fatale de Mirabeau. _Louis Capet_, c'est la royaute frappee au visage; _votre maitre_, c'est la royaute frappee au coeur. Aussi, a dater de ce mot, Mirabeau est l'homme du pays, l'homme de la grande emeute sociale, l'homme dont la fin de ce siecle a besoin. Populaire sans etre plebeien, chose rare en des temps pareils! Sa vie privee est resorbee par sa vie publique. Honore de Riquetti, cet homme perdu, est desormais illustre, ecoute et considerable. L'amour du peuple lui fait une cuirasse aux sarcasmes de ses ennemis. Sa personne est la plus eclairee de toutes celles que la foule regarde. Les passants s'arretent quand il traverse une rue; et, pendant les deux annees qu'il remplit, sur tous les coins de murs de Paris les petits enfants du peuple ecrivent sans faute son nom, que, quatrevingts ans auparavant, Saint-Simon, avec son dedain de duc et pair, ecrivait _Mirebaut_, sans se douter qu'un jour Mirebaut ferait _Mirabeau_. Il y a des parallelismes bien frappants dans la vie de certains hommes. Cromwell, encore obscur, desesperant de son avenir en Angleterre, veut partir pour la Jamaique; les reglements de Charles Ier l'en empechent. Le pere de Mirabeau, ne voyant aucune existence possible en France pour son fils, veut envoyer le jeune homme aux colonies hollandaises; un ordre du roi s'y oppose. Or, otez Cromwell de la revolution d'Angleterre, otez Mirabeau de la revolution de France, vous otez peut-etre des deux revolutions deux echafauds. Qui sait si la Jamaique n'eut pas sauve Charles Ier, et Batavia Louis XVI? Mais non, c'est le roi d'Angleterre qui veut garder Cromwell; c'est le roi de France qui veut garder Mirabeau. Quand un roi est condamne a mort, la providence lui bande les yeux. Chose etrange que ce qu'il y a de plus grand dans l'histoire d'une societe tienne si souvent a ce qu'il y a de plus petit dans la vie d'un homme! La premiere partie de la vie de Mirabeau est remplie par Sophie, la seconde par la revolution. Un orage domestique, puis, un orage politique, voila Mirabeau. Quand on examine de pres sa destinee, on se rend raison de ce qu'il y eut en elle de fatal et de necessaire. Les deviations de son coeur s'expliquent par les secousses de sa vie. Voyez. Jamais les causes n'ont ete nouees de plus pres aux effets. Le hasard lui donne un pere qui lui enseigne le mepris de sa mere; une mere qui lui enseigne la haine de son pere; un precepteur, c'est Poisson, qui n'aime pas les enfants, et qui lui est dur parce qu'il est petit et parce qu'il est laid; un valet, c'est Grevin, le lache espion de ses ennemis; un colonel, c'est le marquis de Lambert, qui est aussi impitoyable pour le jeune homme que Poisson l'a ete pour l'enfant; une belle-mere (non mariee), c'est madame de Pailly, qui le hait parce qu'il n'est pas d'elle; une femme, c'est mademoiselle de Marignane, qui le repousse; une caste, c'est la noblesse, qui le renie; des juges, c'est le parlement de Besancon, qui le condamnent a mort; un roi, c'est Louis XV, qui l'embastille. Ainsi, pere, mere, femme, son precepteur, son colonel, la magistrature, la noblesse, le roi, c'est-a-dire tout ce qui entoure et cotoie l'existence d'un homme dans l'ordre legitime et naturel, tout est pour lui traverse, obstacle, occasion de chute et de contusion, pierre dure a ses pieds nus, buisson d'epines qui le dechire au passage. La famille et la societe tout ensemble lui sont maratres. Il ne rencontre dans la vie que deux choses qui le traitent bien et qui l'aiment, deux choses irregulieres et revoltees contre l'ordre, une maitresse et une revolution. Ne vous etonnez donc pas que pour la maitresse il brise tous les liens domestiques, que pour la revolution il brise tous les liens sociaux. Ne vous etonnez pas, pour resoudre la question dans les termes ou nous l'avons posee en commencant, que ce demon d'une famille devienne l'idole d'une femme en rebellion contre son mari, et le dieu d'une nation en divorce avec son roi. [1: Ce singulier document est cite textuellement dans une lettre inedite du marquis au bailli de Mirabeau, du 9 decembre 1754. [2: Lettre inedite a Mme la comtesse de Rochefort, 29 novembre 1761. [3: 15 aout 1769. V La douleur que causa la mort de Mirabeau fut une douleur generale, universelle, nationale. On sentit que quelque chose de la pensee publique venait de s'en aller avec cette ame. Mais un fait frappant, et qu'il faut bien dire parce qu'il serait ingenu de l'attribuer a l'admiration emportee et irreflechie des contemporains, c'est que la cour porta son deuil comme le peuple. Un sentiment de pudeur insurmontable nous empeche de sonder ici de certains mysteres, parties honteuses du grand homme, qui d'ailleurs, selon nous, se perdent heureusement dans les colossales proportions de l'ensemble; mais il parait prouve que dans les derniers temps de sa vie la cour affirmait avoir quelques raisons d'esperer en lui. Il est patent qu'a cette epoque Mirabeau se cabra plus d'une fois sous l'entrainement revolutionnaire; qu'il manifesta par moments l'envie de faire halte et de laisser rejoindre; que lui, qui avait tant d'haleine, il ne suivit pas sans essoufflement la marche de plus en plus acceleree des idees nouvelles, et qu'il essaya en quelques occasions d'enrayer cette revolution a laquelle il avait forge des roues. Roues fatales, qui ecrasaient tant de choses venerables en passant! Il y a encore aujourd'hui beaucoup de personnes qui pensent que si Mirabeau avait eu plus longue vie, il aurait fini par mater le mouvement qu'il avait dechaine. A leur sens, la revolution francaise pouvait etre arretee, par un seul homme a la verite, qui etait Mirabeau. Dans cette opinion, qui s'autorise d'une parole que Mirabeau mourant n'a evidemment pas prononcee[1], Mirabeau expire, la monarchie etait perdue; si Mirabeau avait vecu, Louis XVI ne serait pas mort; et le 2 avril 1791 a engendre le 21 janvier 1793. Selon nous, ceux qui avaient cette persuasion alors, ceux qui l'ont eue aujourd'hui, Mirabeau lui-meme, s'il croyait cela possible de lui, tous se sont trompes. Pure illusion d'optique chez Mirabeau comme chez les autres, et qui prouverait qu'un grand homme n'a pas toujours une idee nette de l'espece de puissance qui est en lui! La revolution francaise n'etait pas un fait simple. Il y avait plus et autre chose que Mirabeau en elle. Il ne suffisait pas a Mirabeau d'en sortir pour la vider. Il y avait dans la revolution francaise du passe et de l'avenir. Mirabeau n'etait que le present. Pour n'indiquer ici que deux points culminants, la revolution francaise se compliquait de Richelieu dans le passe et de Bonaparte dans l'avenir. Les revolutions ont cela de particulier que ce n'est pas quand elles sont encore grosses qu'on peut les tuer. D'ailleurs, en supposant meme la question moins abondante qu'elle ne l'est, il est a observer que, dans les choses politiques surtout, ce qu'un homme a fait ne peut guere jamais etre defait que par un autre homme. Le Mirabeau de 91 etait impuissant contre le Mirabeau de 89. Son oeuvre etait plus forte que lui. Et puis les hommes comme Mirabeau ne sont pas la serrure avec laquelle on peut fermer la porte des revolutions. Ils ne sont que le gond sur lequel elle tourne, pour se clore, il est vrai, comme pour s'ouvrir. Pour fermer cette fatale porte, sur les panneaux de laquelle font incessamment effort toutes les idees, tous les interets, toutes les passions mal a l'aise dans la societe, il faut mettre dans les ferrures une epee en guise de verrou. [1: _J'emporte le deuil de la monarchie. Apres moi les factieux s'endisputeront les morceaux_. Cabanis a cru entendre cela. VI Nous avons essaye de caracteriser ce qu'a ete Mirabeau dans la famille, puis ce qu'il a ete dans la nation. Il nous reste a examiner ce qu'il sera dans la posterite. Quelques reproches qu'on ait pu justement lui faire, nous croyons que Mirabeau restera grand. Devant la posterite, tout homme et toute chose s'absout par la grandeur. Aujourd'hui que presque toutes les choses qu'il a semees ont donne leurs fruits dont nous avons goute, la plupart bons et sains, quelques-uns amers; aujourd'hui que le haut et le bas de sa vie n'ont plus rien de disparate aux yeux, tant les annees qui s'ecoulent mettent bien les hommes en perspective; aujourd'hui qu'il n'y a plus pour son genie ni adoration ni execration, et que cet homme, furieusement ballotte, tant qu'il vecut, d'une extremite a l'autre, a pris l'attitude calme et sereine que la mort donne aux grandes figures historiques; aujourd'hui que sa memoire, si longtemps trainee dans la fange et baisee sur l'autel, a ete retiree du pantheon de Voltaire et de l'egout de Marat, nous pouvons froidement le dire: Mirabeau est grand. Il lui est reste l'odeur du pantheon et non de l'egout. L'impartialite historique, en nettoyant sa chevelure souillee dans le ruisseau, ne lui a pas de la meme main enleve son aureole. On a lave la boue de ce visage, et il continue de rayonner. Apres qu'on s'est rendu compte de l'immense resultat politique que le total de ses facultes a produit, on peut envisager Mirabeau sous un double aspect, comme ecrivain et comme orateur. Ici nous prenons la liberte de ne pas etre de l'avis de Rivarol, nous croyons Mirabeau plus grand comme orateur que comme ecrivain. Le marquis de Mirabeau son pere avait deux especes de style, et comme deux plumes dans son ecritoire. Quand il ecrivait un livre, un bon livre pour le public, pour l'effet, pour la cour, pour la Bastille, pour le grand escalier du Palais de justice, le digne seigneur se drapait, se roidissait, se boursouflait, couvrait sa pensee, deja fort obscure par elle-meme, de toutes les ampoules de l'expression; et l'on ne peut se figurer sous quel style a la fois plat et bouffi, lourd et trainant en longues queues de phrases interminables, charge de neologismes au point de n'avoir plus nulle cohesion dans le tissu, sous quel style, disons-nous, tout ensemble incolore et incorrect, se travestissait l'originalite naturelle et incontestable de cet etrange ecrivain, moitie gentilhomme et moitie philosophe; preferant Quesnay a Socrate et Lefranc de Pompignan a Pindare; dedaignant Montesquieu comme arriere et tenant a etre harangue par son cure; habitant amphibie des reveries du dix-huitieme siecle et des prejuges du seizieme. Mais, quand cet homme, ce meme homme, voulait ecrire une lettre, quand il oubliait le public et ne s'adressait plus qu'a la _longue mine roide et froide_ de son venerable frere le bailli, ou a sa fille la _petite Saillannette_[1], "la plus emolliente femme qui fut jamais", ou encore a la jolie tete rieuse de madame de Rochefort, alors cet esprit tumefie de pretention se detendait; plus d'effort, plus de fatigue, plus de gonflement apoplectique dans l'expression; sa pensee se repandait sur la lettre de famille et d'intimite, vive, originale, coloree, curieuse, amusante, profonde, gracieuse, naturelle enfin, a travers ce beau style grand seigneur du temps de Louis XIV, que Saint-Simon parlait avec toutes les qualites de l'homme et madame de Sevigne avec toutes les qualites de la femme. On a pu en juger par les fragments que nous avons cites. Apres un livre du marquis de Mirabeau, une lettre de lui, c'est une revelation. On a peine a y croire. Buffon ne comprendrait pas cette variete de l'ecrivain. Vous avez deux styles et vous n'avez qu'un homme. Sous ce rapport, le fils tenait quelque peu du pere. On pourrait dire, avec beaucoup d'adoucissements et de restrictions neanmoins, qu'il y a la meme difference entre son style ecrit et son style parle. Notons seulement ceci, que le pere etait a l'aise dans une lettre, le fils dans un discours. Pour etre lui, pour etre naturel, pour etre dans son milieu, il fallait a l'un sa famille, a l'autre une nation. Mirabeau qui ecrit, c'est quelque chose de moins que Mirabeau. Soit qu'il demontre a la jeune republique americaine l'inanite de son _ordre de Cincinnatus_, et ce qu'il y a de gauche et d'inconsistant dans une chevalerie de laboureurs; soit qu'il taquine _sur la liberte de l'Escaut_ Joseph II, cet empereur philosophe, ce Titus selon Voltaire, ce buste de cesar romain dans le gout Pompadour; soit qu'il fouille dans les doubles fonds du cabinet de Berlin et qu'il en tire cette _Histoire secrete_ que la cour de France fait livrer juridiquement aux flammes sur l'escalier du Palais; maladresse insigne, car de ces livres brules par la main du bourreau il s'echappait toujours des flammeches et des etincelles, lesquelles se dispersaient au loin, selon le vent qui soufflait, sur le toit vermoulu de la grande societe europeenne, sur la charpente des monarchies, sur tous les esprits, pleins d'idees inflammables, sur toutes les tetes, faites d'etoupe alors; soit qu'il invective au passage cette charretee de charlatans qui a fait tant de bruit sur le pave du dix-huitieme siecle, Necker, Beaumarchais, Lavater, Calonne et Cagliostro; quel que soit le livre qu'il ecrit enfin, sa pensee suffit toujours au sujet, mais son style ne suffit pas toujours a sa pensee. Son idee est constamment grande et haute; mais, pour sortir de son esprit, elle se courbe et se rapetisse sous l'expression comme sous une porte trop basse. Excepte dans ses eloquentes lettres a madame de Monnier, ou il est lui tout entier, ou il parle plutot qu'il n'ecrit, et qui sont des harangues d'amour[2] comme ses discours a la Constituante sont des harangues de revolution; excepte la, disons-nous, le style qu'il trouve dans son ecritoire est en general d'une forme mediocre, pateux, mal lie, mou aux extremites des phrases, sec d'ailleurs, se composant une couleur terne avec des epithetes banales, pauvre en images, ou n'offrant par places, et bien rarement encore, que des mosaiques bizarres de metaphores peu adherentes entre elles. On sent en le lisant que les idees de cet homme ne sont pas, comme celles des grands prosateurs-nes, faites de cette substance particuliere qui se prete, souple et molle, a toutes les ciselures de l'expression, qui s'insinue bouillante et liquide dans tous les recoins du moule ou l'ecrivain la verse, et se fige ensuite; lave d'abord, granit apres. On sent, en le lisant, que bien des choses regrettables sont restees dans sa tete, que le papier n'a qu'un a peu pres, que ce genie n'est pas conforme de facon a s'exprimer completement dans un livre, et qu'une plume n'est pas le meilleur conducteur possible pour tous les fluides comprimes dans ce cerveau plein de tonnerres. Mirabeau qui parle, c'est Mirabeau. Mirabeau qui parle, c'est l'eau qui coule, c'est le flot qui ecume, c'est le feu qui etincelle, c'est l'oiseau qui vole, c'est une chose qui fait son bruit propre, c'est une nature qui accomplit sa loi. Spectacle toujours sublime et harmonieux! Mirabeau a la tribune, tous les contemporains sont unanimes sur ce point maintenant, c'est quelque chose de magnifique. La, il est bien lui, lui tout entier, lui tout-puissant. La, plus de table, plus de papier, plus d'ecritoire herissee de plumes, plus de cabinet solitaire, plus de silence et de meditation; mais un marbre qu'on peut frapper, un escalier qu'on peut monter en courant, une tribune, espece de cage de cette sorte de bete fauve, ou l'on peut aller et venir, marcher, s'arreter, souffler, haleter, croiser ses bras, crisper ses poings, peindre sa parole avec son geste, et illuminer une idee avec un coup d'oeil; un tas d'hommes qu'on peut regarder fixement; un grand tumulte, magnifique accompagnement pour une grande voix; une foule qui hait l'orateur, l'assemblee, enveloppee d'une foule qui l'aime, le peuple; autour de lui toutes ces intelligences, toutes ces ames, toutes ces passions, toutes ces mediocrites, toutes ces ambitions, toutes ces natures diverses et qu'il connait, et desquelles il peut tirer le son qu'il veut comme des touches d'un immense clavecin; au-dessus de lui la voute de la salle de l'assemblee constituante, vers laquelle ses yeux se levent souvent comme pour y chercher des pensees, car on renverse les monarchies avec les idees qui tombent d'une pareille voute sur une pareille tete. Oh! qu'il est bien la sur son terrain, cet homme! qu'il y a bien le pied ferme et sur! Que ce genie qui s'amoindrissait dans des livres est grand dans un discours! comme la tribune change heureusement les conditions de la production exterieure pour cette pensee! Apres Mirabeau ecrivain, Mirabeau orateur, quelle transfiguration! Tout en lui etait puissant. Son geste brusque et saccade etait plein d'empire. A la tribune, il avait un colossal mouvement d'epaules comme l'elephant qui porte sa tour armee en guerre. Lui, il portait sa pensee. Sa voix, lors meme qu'il ne jetait qu'un mot de son banc, avait un accent formidable et revolutionnaire qu'on demelait dans l'assemblee comme le rugissement du lion dans la menagerie. Sa chevelure, quand il secouait la tete, avait quelque chose d'une criniere. Son sourcil remuait tout, comme celui de Jupiter, _cuncta surpercilio moventis_. Ses mains quelquefois semblaient petrir le marbre de la tribune. Tout son visage, toute son attitude, toute sa personne etait bouffie d'un orgueil plethorique qui avait sa grandeur. Sa tete avait une laideur grandiose et fulgurante dont l'effet par moments etait electrique et terrible. Dans les premiers temps, quand rien n'etait encore visiblement decide pour ou contre la royaute; quand la partie avait l'air presque egale entre la monarchie encore forte et les theories encore faibles; quand aucune des idees qui devaient plus tard avoir l'avenir n'etait encore arrivee a sa croissance complete; quand la revolution, mal gardee et mal armee, paraissait facile a prendre d'assaut, il arrivait quelquefois que le cote droit, croyant avoir jete bas quelque mur de la forteresse, se ruait en masse sur elle avec des cris de victoire; alors la tete monstrueuse de Mirabeau apparaissait a la breche et petrifiait les assaillants. Le genie de la revolution s'etait forge une egide avec toutes les doctrines amalgamees de Voltaire, d'Helvetius, de Diderot, de Bayle, de Montesquieu, de Hobbes, de Locke et de Rousseau, il avait mis la tete de Mirabeau au milieu. Il n'etait pas seulement grand a la tribune, il etait grand sur son siege; l'interrupteur egalait en lui l'orateur. Il mettait souvent autant de choses dans un mot que dans un discours. _La Fayette a une armee_, disait-il a M. de Suleau, _mais j'ai ma tete_. Il interrompait Robespierre avec cette parole profonde: _Cet homme ira loin, car il croit tout ce qu'il dit._ Il interpellait la cour dans l'occasion: _La cour affame le peuple. Trahison! Le peuple lui vendra la constitution pour du pain_. Tout l'instinct du grand revolutionnaire est dans ce mot. _L'abbe Sieyes_! disait-il, _metaphysicien voyageant sur une mappemonde_. Posant ainsi une touche vive sur l'homme de theorie toujours pret a enjamber les mers et les montagnes. Il etait par moments d'une simplicite admirable. Un jour, ou plutot un soir, dans son discours du 3 mai, au moment ou il luttait, comme l'athlete a deux cestes, du bras gauche contre l'abbe Maury et du bras droit contre Robespierre, M. de Cazales, avec son assurance d'homme mediocre, lui jette cette interruption:--_Vous etes un bavard, et voila tout_. Mirabeau se tourne vers l'abbe Goutes, qui occupait le fauteuil: _Monsieur le president_, dit-il avec une grandeur d'enfant, _faites donc taire M. de Cazales, qui m'appelle bavard_. L'assemblee nationale voulait commencer une adresse au roi par cette phrase: _L'assemblee apporte aux pieds de votre majeste une offrande, etc.--La majeste n'a pas de pieds_, dit froidement Mirabeau. L'assemblee veut dire un peu plus loin qu'elle _est ivre de la gloire de son roi_.--Y pensez-vous? objecte Mirabeau; _des gens qui font des lois et qui sont ivres_! Quelquefois il caracterisait d'un mot qu'on eut dit traduit de Tacite, l'histoire et le genre de genie de toute une maison souveraine. Il criait aux ministres par exemple: _Ne me parlez pas de votre duc de Savoie, mauvais voisin de toute liberte_! Quelquefois il riait. Le rire de Mirabeau, chose formidable. Il raillait la Bastille. "Il y a eu, disait-il, cinquante-quatre lettres de cachet dans ma famille, et j'en ai eu dix-sept pour ma part. Vous voyez que j'ai ete traite en aine de Normandie." Il se raillait lui-meme. Il est accuse par M. de Valfond d'avoir parcouru, le 6 octobre, les rangs du regiment de Flandre, un sabre nu a la main, et parlant aux soldats. Quelqu'un demontre que le fait concerne M. de Gamaches, et non pas Mirabeau; et Mirabeau ajoute: "Ainsi, tout pese, tout examine, la deposition de M. de Valfond n'a rien de bien facheux que pour M. de Gamaches, qui se trouve legalement et vehementement soupconne d'etre fort laid, puisqu'il me ressemble." Quelquefois il souriait. Lorsque la question de la regence se debat devant l'assemblee, le cote gauche pense a M. le duc d'Orleans, et le cote droit a M. le prince de Conde, alors emigre en Allemagne. Mirabeau demande qu'aucun prince ne puisse etre regent sans avoir prete serment a la constitution. M. de Montlosier objecte qu'un prince peut avoir des raisons pour ne pas avoir prete serment; par exemple, il peut avoir fait un voyage outre-mer...--Mirabeau repond: "Le discours du preopinant va etre imprime; je demande a en rediger l'erratum. _Outre-mer_, lisez: _outre-Rhin_." Et cette plaisanterie decide la question. Le grand orateur jouait ainsi quelquefois avec ce qu'il tuait. A en croire les naturalistes, il y a du chat dans le lion. Une autre fois, comme les procureurs de l'assemblee avaient barbouille un texte de loi de leur mauvaise redaction, Mirabeau se leve: "Je demande a faire quelques reflexions timides sur les convenances qu'il y aurait a ce que l'assemblee nationale de France parlat francais, et meme ecrivit en francais les lois qu'elle propose." Par moments, au beau milieu de ses plus violentes declamations populaires, il se rappelait tout a coup qui il etait, et il avait de fieres saillies de gentilhomme. C'etait une mode oratoire alors de jeter dans tout discours une imprecation quelconque sur les massacres de la Saint-Barthelemy. Mirabeau faisait son imprecation comme tout le monde; mais il disait en passant: _Monsieur l'amiral de Coligny, qui, par parenthese, etait mon cousin_. La parenthese etait digne de l'homme dont le pere ecrivait: _Il n'y a qu'une mesalliance dans ma famille, les Medicis.--Mon cousin monsieur l'amiral de Coligny_, c'eut ete impertinent a la cour de Louis XIV, c'etait sublime a la cour du peuple de 1791. Dans un autre instant il parlait aussi de _son digne cousin monsieur le garde des sceaux_[3]; mais c'etait d'un autre ton. Le 22 septembre 1789, le roi fait offrir a l'assemblee l'abandon de son argenterie et de sa vaisselle pour les besoins de l'etat. Le cote droit admire, s'extasie et pleure. _Quant a moi_, s'ecrie Mirabeau, _je ne m'apitoie pas aisement sur la faience des grands_. Son dedain etait beau, son rire etait beau, mais sa colere etait sublime. Quand on avait reussi a l'irriter, quand on lui avait tout a coup enfonce dans le flanc quelqu'une de ces pointes aigues qui font bondir l'orateur et le taureau, si c'etait au milieu d'un discours, par exemple, il quittait tout sur-le-champ, il laissait la les idees entamees; il s'inquietait peu que la voute de raisonnements qu'il avait commence a batir s'ecroulat derriere lui faute de couronnement; il abandonnait la question net et se ruait tete baissee sur l'incident. Alors, malheur a l'interrupteur! malheur au toreador qui lui avait jete la vanderille! Mirabeau fondait sur lui, le prenait au ventre, l'enlevait en l'air, le foulait aux pieds. Il allait et venait sur lui, il le broyait, il le pilait. Il saisissait dans sa parole l'homme tout entier, quel qu'il fut, grand ou petit, mechant ou nul, boue ou poussiere, avec sa vie, avec son caractere, avec son ambition, avec ses vices, avec ses ridicules; il n'omettait rien, il n'epargnait rien, il ne manquait rien; il cognait desesperement son ennemi sur les angles de la tribune; il faisait trembler, il faisait rire; tout mot portait coup, toute phrase etait fleche; il avait la furie au coeur, c'etait terrible et superbe. C'etait une colere lionne. Grand et puissant orateur, beau surtout dans ce moment-la! C'est alors qu'il fallait voir comme il chassait au loin tous les nuages de la discussion! C'est alors qu'il fallait voir comme son souffle orageux faisait moutonner toutes les tetes de l'assemblee! Chose singuliere! il ne raisonnait jamais mieux que dans l'emportement. L'irritation la plus violente, loin de disjoindre son eloquence dans les secousses qu'elle lui donnait, degageait en lui une sorte de logique superieure, et il trouvait des arguments dans la fureur comme un autre des metaphores. Soit qu'il fit rugir son sarcasme aux dents acerees sur le front pale de Robespierre, ce redoutable inconnu qui, deux ans plus tard, devait traiter les tetes comme Phocion les discours; soit qu'il machat avec rage les dilemmes filandreux de l'abbe Maury, et qu'il les recrachat au cote droit, tordus, dechires, disloques, devores a demi et tout couverts de l'ecume de sa colere; soit qu'il enfoncat les ongles de son syllogisme dans la phrase molle et flasque de l'avocat Target, il etait grand et magnifique, et il avait une sorte de majeste formidable que ne derangeaient pas ses bonds les plus effrenes. Nos peres nous l'ont dit, qui n'avait pas vu Mirabeau en colere n'avait pas vu Mirabeau. Dans la colere son genie faisait la roue et etalait toutes ses splendeurs. La colere allait bien a cet homme, comme la tempete a l'ocean. Et, sans le vouloir, dans ce que nous venons d'ecrire pour figurer la surnaturelle eloquence de cet homme, nous l'avons peinte par la confusion meme des images. Mirabeau, en effet, ce n'etait pas seulement le taureau, ou le lion, ou le tigre, ou l'athlete, ou l'archer, ou l'aigle, ou le paon, ou l'aquilon, ou l'ocean; c'etait, dans une serie indefinie de surprenantes metamorphoses, tout cela a la fois. C'etait Protee. Pour qui l'a vu, pour qui l'a entendu, ses discours sont aujourd'hui lettre morte. Tout ce qui etait saillie, relief, couleur, haleine, mouvement, vie et ame, a disparu. Tout dans ces belles harangues aujourd'hui est gisant a terre, a plat sur le sol. Ou est le souffle qui faisait tourbillonner toutes ces idees comme les feuilles dans l'ouragan? Voila bien le mot; mais ou est le geste? Voila le cri, ou est l'accent? Voila la parole, ou est le regard? Voila le discours, ou est la comedie de ce discours? Car, il faut le dire, dans tout orateur il y a deux choses, un penseur et un comedien. Le penseur reste, le comedien s'en va avec l'homme. Talma meurt tout entier, Mirabeau a demi. Dans l'assemblee constituante il y avait une chose qui epouvantait ceux qui regardaient attentivement, c'etait la convention. Pour quiconque a etudie cette epoque, il est evident que des 1789 la convention etait dans l'assemblee constituante. Elle y etait a l'etat de germe, a l'etat de foetus, a l'etat d'ebauche. C'etait encore quelque chose d'indistinct pour la foule, c'etait deja quelque chose de terrible pour qui savait voir. Un rien sans doute; une nuance plus foncee que la couleur generale; une note detonnant parfois dans l'orchestre; un refrain morose dans un choeur d'esperances et d'illusions; un detail qui offrait quelque discordance avec l'ensemble; un groupe sombre dans un coin obscur; quelques bouches donnant un certain accent a de certains mots; trente voix, rien que trente voix, qui devaient plus tard se ramifier, suivant une effrayante loi de multiplication, en Girondins, en Plaine et en Montagne; 93, en un mot, point noir dans le ciel bleu de 89. Tout etait deja dans ce point noir, le 21 janvier, le 31 mai, le 9 thermidor, sanglante trilogie; Buzot qui devait devorer Louis XVI, Robespierre qui devait devorer Buzot, Vadier qui devait devorer Robespierre, trinite sinistre. Parmi ces hommes, les plus mediocres et les plus ignores, Hebrard et Putraink, par exemple, avaient un sourire etrange dans les discussions, et semblaient garder sur l'avenir une pensee quelconque qu'ils ne disaient pas. A notre avis, l'historien devrait avoir des microscopes pour examiner la formation d'une assemblee dans le ventre d'une autre assemblee. C'est une sorte de gestation qui se reproduit souvent dans l'histoire, et qui, selon nous, n'a pas ete assez observee. Dans le cas present, ce n'etait certes pas un detail insignifiant sur la surface du corps legislatif que cette excroissance mysterieuse qui contenait l'echafaud deja tout dresse du roi de France. C'etait une chose qui devait avoir une forme monstrueuse que l'embryon de la convention dans le flanc de la constituante. Oeuf de vautour porte par une aigle. Des lors, beaucoup de bons esprits dans l'assemblee constituante s'effrayaient de la presence de ces quelques hommes impenetrables qui semblaient se tenir en reserve pour une autre epoque. Ils sentaient qu'il y avait bien des ouragans dans ces poitrines dont il s'echappait a peine quelques souffles. Ils se demandaient si ces aquilons ne se dechaineraient pas un jour, et ce que deviendraient alors toutes les choses essentielles a la civilisation que 89 n'avait pas deracinees. Rabaut Saint-Etienne, qui croyait la revolution finie et qui le disait tout haut, flairait avec inquietude Robespierre, qui ne la croyait pas commencee et qui le disait tout bas. Les demolisseurs presents de la monarchie tremblaient devant les demolisseurs futurs de la societe. Ceux-ci, comme tous les hommes qui ont l'avenir et qui le savent, etaient hautains, hargneux et arrogants, et le moindre d'entre eux coudoyait dedaigneusement les principaux de l'assemblee. Les plus nuls et les plus obscurs jetaient, selon leur humeur et leur fantaisie, d'insolentes interruptions aux plus graves orateurs; et, comme tout le monde savait qu'il y avait des evenements pour ces hommes dans un prochain avenir, personne n'osait leur repliquer. C'est dans ces moments ou l'assemblee qui devait venir un jour faisait peur a l'assemblee qui existait, c'est alors que se manifestait avec splendeur le pouvoir d'exception de Mirabeau. Dans le sentiment de sa toute-puissance, et sans se douter qu'il fit une chose si grande, il criait au groupe sinistre qui coupait la parole a la constituante: _Silence aux trente voix_! et la convention se taisait. Cet antre d'Eole resta silencieux et contenu tant que Mirabeau tint le pied sur le couvercle. Mirabeau mort, toutes les arriere-pensees anarchiques firent irruption. Nous le repetons d'ailleurs, nous croyons que Mirabeau est mort a propos. Apres avoir dechaine bien des orages dans l'etat, il est evident que pendant un temps il a comprime sous son poids toutes les forces divergentes auxquelles il etait reserve d'achever la ruine qu'il avait commencee; mais elles se condensaient par cette compression meme, et tot ou tard, selon nous, l'explosion revolutionnaire devait trouver issue et jeter au loin Mirabeau, tout geant qu'il etait. Concluons. Si nous avions a resumer Mirabeau d'un mot, nous dirions: Mirabeau, ce n'est pas un homme, ce n'est pas un peuple, c'est un evenement qui parle. Un immense evenement! la chute de la forme monarchique en France. Sous Mirabeau, ni la monarchie ni la republique n'etaient possibles. La monarchie l'excluait par sa hierarchie, la republique par son niveau. Mirabeau est un homme qui passe dans une epoque qui prepare. Pour que l'envergure de Mirabeau s'y deployat a l'aise, il fallait que l'atmosphere sociale fut dans cet etat particulier ou rien de precis et d'enracine dans le sol ne resiste, ou tout obstacle a l'essor des theories se refoule aisement, ou les principes qui feront un jour le fond solide de la societe future sont encore en suspension, sans trop de forme ni de consistance, attendant, dans ce milieu ou ils flottent pele-mele en tourbillon, l'instant de se precipiter et de se cristalliser. Toute institution assise a des angles auxquels le genie de Mirabeau se fut peut-etre brise l'aile. Mirabeau avait un sens profond des choses, il avait aussi un sens profond des hommes. A son arrivee aux etats generaux, il observa longtemps en silence, dans l'assemblee et hors de l'assemblee, le groupe alors si pittoresque des partis. Il devina l'insuffisance de Mounier, de Malouet et de Rabaut Saint-Etienne, qui revaient une conclusion anglaise. Il jugea froidement la passion de Chapelier, la brievete d'esprit de Petion, la mauvaise emphase litteraire de Volney; l'abbe Maury, qui avait besoin d'une position; d'Epremesnil et Adrien Duport, parlementaires de mauvaise humeur et non tribuns; Roland, ce zero dont la femme etait le chiffre; Gregoire, qui etait a l'etat de somnambulisme politique. Il vit tout de suite le fond de Sieyes, si peu penetrable qu'il fut. Il enivra de ses idees Camille Desmoulins, dont la tete n'etait pas assez forte pour les porter. Il fascina Danton, qui lui ressemblait en moins grand et en plus laid. Il n'essaya aucune seduction pres des Guillermy, des Lautrec et des Cazales, sortes de caracteres insolubles dans les revolutions. Il sentait que tout allait marcher si vite, qu'on n'avait pas de temps a perdre. D'ailleurs, plein de courage et n'ayant jamais peur de l'homme du jour, ce qui est rare, ni de l'homme du lendemain, ce qui est plus rare encore, toute sa vie il fut hardi avec ceux qui etaient puissants; il attaqua successivement dans leur temps Maupeou et Terray, Calonne et Necker. Il s'approcha du duc d'Orleans, le toucha et le quitta aussitot. Il regarda Robespierre en face et Marat de travers. Il avait ete successivement enferme a l'ile de Rhe, au chateau d'If, au fort de Joux, au donjon de Vincennes. Il se vengea de toutes ces prisons sur la Bastille. Dans ses captivites, il lisait Tacite. Il le devorait, il s'en nourrissait; et, quand il arriva a la tribune en 1789, il avait encore la bouche pleine de cette moelle de lion. On s'en apercut aux premieres paroles qu'il prononca. Il n'avait pas l'intelligence de ce que voulaient Robespierre et Marat. Il regardait l'un comme un avocat sans causes et l'autre comme un medecin sans malades, et il supposait que c'etait le depit qui les faisait divaguer. Opinion qui d'ailleurs avait son cote vrai. Il tournait le dos completement aux choses qui venaient a si grands pas derriere lui. Comme tous les regenerateurs radicaux, il avait l'oeil bien plus fixe sur les questions sociales que sur les questions politiques. Son oeuvre, a lui, ce n'est pas la republique, c'est la revolution. Ce qui prouve qu'il est le vrai grand homme essentiel de ces temps-la, c'est qu'il est reste plus grand qu'aucun des hommes qui ont grandi apres lui dans le meme ordre d'idees que lui. Son pere, qui ne le comprenait pas plus, quoiqu'il l'eut engendre, que la constituante ne comprenait la convention, disait de lui: _Cet homme n'est ni la fin ni le commencement d'un homme_. Il avait raison. "Cet homme" etait la fin d'une societe et le commencement d'une autre. Mirabeau n'importe pas moins a l'oeuvre generale du dix-huitieme siecle que Voltaire. Ces deux hommes avaient des missions semblables, detruire les vieilles choses et preparer les nouvelles. Le travail de l'un a ete continu et l'a occupe, aux yeux de l'Europe, durant toute sa longue vie. L'autre n'a paru sur la scene que peu d'instants. Pour faire leur besogne commune, le temps a ete donne a Voltaire par annees et a Mirabeau par journees. Cependant Mirabeau n'a pas moins fait que Voltaire. Seulement l'orateur s'y prend autrement que le philosophe. Chacun attaque la vie du corps social a sa facon. Voltaire decompose, Mirabeau ecrase. Le procede de Voltaire est en quelque sorte chimique, celui de Mirabeau est tout physique. Apres Voltaire, une societe est en dissolution; apres Mirabeau, en poussiere. Voltaire, c'est un acide; Mirabeau, c'est une massue. [1: Mme du Saillant. [2: Nous entendons ne qualifier ainsi que celles de ces lettres qui sont passion pure. Nous jetons sur les autres le voile qui convient. [3: M. de Barentin. Seance du 24 juin 1789. VII Si maintenant, pour completer l'ensemble que nous avons essaye d'ebaucher de Mirabeau et de son epoque, nous reportons les yeux sur nous, il est aise de voir, au point ou se trouve aujourd'hui le mouvement social commence en 89, que nous n'aurons plus d'hommes comme Mirabeau, sans que personne puisse dire d'ailleurs precisement de quelle forme seront les grands hommes politiques que nous reserve l'avenir. Les Mirabeau ne sont plus necessaires, donc ils ne sont plus possibles. La providence ne cree pas des hommes pareils quand ils sont inutiles. Elle ne jette pas de cette graine-la au vent. Et en effet, a quoi pourrait servir maintenant un Mirabeau? Un Mirabeau, c'est une foudre. Qu'y a-t-il a foudroyer? Ou sont dans la region politique les objets trop haut places qui attirent le tonnerre? Nous ne sommes plus comme en 1789, ou il y avait dans l'ordre social tant de choses disproportionnees. Aujourd'hui le sol est a peu pres nivele; tout est plan, ras, uni. Un orage comme Mirabeau qui passerait sur nous ne trouverait pas un seul sommet ou s'accrocher. Ce n'est pas a dire, parce que nous n'aurons plus besoin d'un Mirabeau, que nous n'ayons plus besoin de grands hommes. Bien au contraire. Il y a certes beaucoup a travailler encore. Tout est defait, rien n'est refait. Dans les moments comme celui ou nous sommes, le parti de l'avenir se divise en deux classes, les hommes de revolution, les hommes de progres. Ce sont les hommes de revolution qui dechirent la vieille terre politique, creusent le sillon, jettent la semence; mais leur temps est court. Aux hommes de progres appartiennent la lente et laborieuse culture des principes, l'etude des saisons propices a la greffe de telle ou telle idee, le travail au jour le jour, l'arrosement de la jeune plante, l'engrais du sol, la recolte pour tous. Ils vont courbes et patients, sous le soleil ou sous la pluie, dans le champ public, epierrant cette terre couverte de ruines, extirpant les chicots du passe qui accrochent encore ca et la, deracinant les souches mortes des anciens regimes, sarclant les abus, cette mauvaise herbe qui pousse si vite dans toutes les lacunes de la loi. Il leur faut bon oeil, bon pied, bonne main. Dignes et consciencieux travailleurs, souvent bien mal payes! Or, selon nous, a l'heure qu'il est, les hommes de revolution ont accompli leur tache. Ils ont eu tout recemment encore leurs trois jours de semailles en juillet. Qu'ils laissent faire maintenant les hommes de progres. Apres le sillon, l'epi. Mirabeau, c'est un grand homme de revolution. Il nous faut maintenant le grand homme du progres. Nous l'aurons. La France a une initiative trop importante dans la civilisation du globe, pour que les hommes speciaux lui fassent jamais faute. La France est la mere majestueuse de toutes les idees qui sont aujourd'hui en mission chez tous les peuples. On peut dire que la France, depuis deux siecles, nourrit le monde du lait de ses mamelles. La grande nation a le sang genereux et riche et les entrailles fecondes; elle est inepuisable en genies; elle tire de son sein toutes les grandes intelligences dont elle a besoin; elle a toujours des hommes a la mesure de ses evenements, et il ne lui manque dans l'occasion ni des Mirabeau pour commencer ses revolutions ni des Napoleon pour les finir. La providence ne lui refusera certainement pas le grand homme social, et non plus seulement politique, dont l'avenir a besoin. En attendant qu'il vienne, sans doute, a peu d'exceptions pres, les hommes qui font de l'histoire pour le moment sont petits; sans doute il est triste que les grands corps de l'etat manquent d'idees generales et de larges sympathies; sans doute il est affligeant qu'on emploie a des badigeonnages le temps qu'on devrait donner a des constructions; sans doute il est etrange qu'on oublie que la souverainete veritable est celle de l'intelligence, qu'il faut avant tout eclairer les masses, et que, quand le peuple sera intelligent, alors seulement le peuple sera souverain; sans doute il est honteux que les magnifiques premisses de 89 aient amene de certains corollaires comme une tete de sirene amene une queue de poisson, et que des gacheurs aient pauvrement plaque tant de lois de platre sur des idees de granit; sans doute il est deplorable que la revolution francaise ait eu de si maladroits accoucheurs; sans doute. Mais rien d'irreparable n'a encore ete fait; aucun principe essentiel n'a ete etouffe dans l'enfantement revolutionnaire; aucun avortement n'a eu lieu; toutes les idees qui importent a la civilisation future sont nees viables, et prennent chaque jour force, taille et sante. Certes, quand 1814 est arrive, toutes ces idees, filles de la revolution, etaient bien jeunes et bien petites encore, et tout a fait au berceau; et la restauration, il faut en convenir, leur a ete une maigre et mauvaise nourrice. Cependant, il faut en convenir aussi, elle n'en a tue aucune. Le groupe des principes est complet. A l'heure ou nous sommes, toute critique est possible; mais l'homme sage doit avoir pour l'epoque entiere un regard bienveillant. Il doit esperer, se confier, attendre. Il doit tenir compte aux hommes de theorie de la lenteur avec laquelle poussent les idees; aux hommes de pratique, de cet etroit et utile amour des choses qui sont, sans lequel la societe se desorganiserait dans les experiences successives; aux passions, de leurs digressions genereuses et fecondantes; aux interets, de leurs calculs qui rattachent les classes entre elles a defaut de croyances; aux gouvernements, de leurs tatonnements vers le bien dans l'ombre; aux oppositions, de l'aiguillon qu'elles ont sans cesse au poing et qui fait tracer au boeuf le sillon; aux partis mitoyens, de l'adoucissement qu'ils apportent aux transitions; aux partis extremes, de l'activite qu'ils impriment a la circulation des idees, lesquelles sont le sang meme de la civilisation; aux amis du passe, du soin qu'ils prennent de quelques racines vivaces; aux zelateurs de l'avenir, de leur amour pour ces belles fleurs qui seront un jour de beaux fruits; aux hommes murs, de leur moderation; aux hommes jeunes, de leur patience; a ceux-ci, de ce qu'ils font; a ceux-la, de ce qu'ils veulent faire; a tous, de la difficulte de tout. Nous ne nierons pas d'ailleurs tout ce que l'epoque ou nous vivons a d'orageux et de trouble. La plupart des hommes qui font quelque chose dans l'etat ne savent pas ce qu'ils font. Ils travaillent dans la nuit sans y voir. Demain, quand il fera jour, ils seront peut-etre tout surpris de leur oeuvre. Charmes ou effrayes, qui sait? Il n'y a plus rien de certain dans la science politique; toutes les boussoles sont perdues; la societe chasse sur ses ancres; depuis vingt ans on lui a deja change trois fois ce grand mat qu'on appelle la _dynastie_, et qui est toujours le premier frappe de la foudre. La loi definitive de rien ne se revele encore. Le gouvernement, tel qu'il est, n'est l'affirmation d'aucune chose; la presse, si grande et si utile d'ailleurs, n'est qu'une negation perpetuelle de tout. Aucune formule nette de civilisation et de progres n'a encore ete redigee. La revolution francaise a ouvert pour toutes les theories sociales un livre immense, une sorte de grand testament. Mirabeau y a ecrit son mot, Robespierre le sien, Napoleon le sien. Louis XVIII y a fait une rature. Charles X a dechire la page. La chambre du 7 aout l'a recollee a peu pres, mais voila tout. Le livre est la, la plume est la. Qui osera ecrire? Les hommes actuels semblent peu de chose sans doute; cependant quiconque pense doit fixer sur l'ebullition sociale un regard attentif. Certes, nous avons ferme confiance et ferme espoir. Eh! qui ne sent que, dans ce tumulte et dans cette tempete, au milieu de ce combat de tous les systemes et de toutes les ambitions qui fait tant de fumee et tant de poussiere, sous ce voile qui cache encore aux yeux la statue sociale et providentielle a peine ebauchee, derriere ce nuage de theories, de passions, de chimeres qui se croisent, se heurtent et s'entre-devorent dans l'espece de jour brumeux qu'elles dechirent de leurs eclairs, a travers ce bruit de la parole humaine qui parle a la fois toutes les langues par toutes les bouches, sous ce violent tourbillon de choses, d'hommes et d'idees qu'on appelle le dix-neuvieme siecle, quelque chose de grand s'accomplit? Dieu reste calme et fait son oeuvre. TABLE BUT DE CETTE PUBLICATION JOURNAL DES IDEES DES OPINIONS ET DES LECTURES D'UN JEUNE JACOBITE DE 1819 HISTOIRE FRAGMENTS DE CRITIQUE THEATRE FANTAISIE JOURNAL DES IDEES ET DES OPINIONS D'UN REVOLUTIONNAIRE DE 1830 AOUT SEPTEMBRE OCTOBRE NOVEMBRE DECEMBRE JANVIER FEVRIER MARS DERNIERS FEUILLETS SANS DATE 1823-1824 SUR VOLTAIRE SUR WALTER SCOTT, A PROPOS DE _Quentin Durward_. SUR L'ABBE DE LAMENNAIS, A PROPOS DE L'_Essai sur l'indifference en matiere de religion_ SUR LORD BYRON, A PROPOS DE SA MORT IDEES AU HASARD 1827 FRAGMENT D'HISTOIRE 1830 SUR M. DOVALLE 1825-1832 GUERRE AUX DEMOLISSEURS! 1825 1832 1833 YMBERT GALLOIX 1834 SUR MIRABEAU End of Project Gutenberg's Litterature et Philosophie melees, by Victor Hugo *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LITTERATURE ET PHILOSOPHIE MELEES *** This file should be named 7ltph10.txt or 7ltph10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7ltph11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7ltph10a.txt Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A preliminary version may often be posted for suggestion, comment and editing by those who wish to do so. Most people start at our Web sites at: http://gutenberg.net or http://promo.net/pg These Web sites include award-winning information about Project Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). Those of you who want to download any eBook before announcement can get to them as follows, and just download by date. This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: Project Gutenberg Literary Archive Foundation PMB 113 1739 University Ave. Oxford, MS 38655-4109 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN [Employee Identification Number] 64-622154. Donations are tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund-raising will begin in the additional states. We need your donations more than ever! You can get up to date donation information online at: http://www.gutenberg.net/donation.html *** If you can't reach Project Gutenberg, you can always email directly to: Michael S. Hart Prof. Hart will answer or forward your message. We would prefer to send you information by email. **The Legal Small Print** (Three Pages) ***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". 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