The Project Gutenberg EBook of Quatrevingt-Treize, by Victor Hugo #14 in our series by Victor Hugo Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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On n'etait pas plus de trois cents, car le bataillon etait decime par cette rude guerre. C'etait l'epoque ou, apres l'Argonne, Jemmapes et Valmy, du premier bataillon de Paris, qui etait de six cents volontaires, il restait vingt-sept hommes, du deuxieme trente-trois, et du troisieme cinquante-sept. Temps des luttes epiques. Les bataillons envoyes de Paris en Vendee comptaient neuf cent douze hommes. Chaque bataillon avait trois pieces de canon. Ils avaient ete rapidement mis sur pied. Le 25 avril, Gohier etant ministre de la justice et Bouchotte etant ministre de la guerre, la section du Bon-Conseil avait propose d'envoyer des bataillons de volontaires en Vendee; le membre de la commune Lubin avait fait le rapport; le 1er mai, Santerre etait pret a faire partir douze mille soldats, trente pieces de campagne et un bataillon de canonniers. Ces bataillons, faits si vite, furent si bien faits, qu'ils servent aujourd'hui de modeles; c'est d'apres leur mode de composition qu'on forme les compagnies de ligne, ils ont change l'ancienne proportion entre le nombre des soldats et le nombre des sous-officiers. Le 28 avril, la commune de Paris avait donne aux volontaires de Santerre cette consigne: _Point de grace. Point de quartier_. A la fin de mai, sur les douze mille partis de Paris, huit mille etaient morts. Le bataillon engage dans le bois de la Saudraie se tenait sur ses gardes. On ne se hatait point. On regardait a la fois a droite et a gauche, devant soi et derriere soi; Kleber a dit: _Le soldat a un oeil dans le dos_. Il y avait longtemps qu'on marchait. Quelle heure pouvait-il etre? a quel moment du jour en etait-on? Il eut ete difficile de le dire, car il y a toujours une sorte de soir dans de si sauvages halliers, et il ne fait jamais clair dans ce bois-la. Le bois de la Saudraie etait tragique. C'etait dans ce taillis que, des le mois de novembre 1792, la guerre civile avait commence ses crimes; Mousqueton, le boiteux feroce, etait sorti de ces epaisseurs funestes; la quantite de meurtres qui s'etaient commis la faisait dresser les cheveux. Pas de lieu plus epouvantable. Les soldats s'y enfoncaient avec precaution. Tout etait plein de fleurs; on avait autour de soi une tremblante muraille de branches d'ou tombait la charmante fraicheur des feuilles; des rayons de soleil trouaient ca et la ces tenebres vertes; a terre, le glaieul, la flambe des marais, le narcisse des pres, la genotte, cette petite fleur qui annonce le beau temps, le safran printanier, brodaient et passementaient un profond tapis de vegetation ou fourmillaient toutes les formes de la mousse, depuis celle qui ressemble a la chenille jusqu'a celle qui ressemble a l'etoile. Les soldats avancaient pas a pas, en silence, en ecartant doucement les broussailles. Les oiseaux gazouillaient au-dessus des bayonnettes. La Saudraie etait un de ces halliers ou jadis, dans les temps paisibles, on avait fait la Houiche-ba, qui est la chasse aux oiseaux pendant la nuit; maintenant on y faisait la chasse aux hommes. Le taillis etait tout de bouleaux, de hetres et de chenes; le sol plat; la mousse et l'herbe epaisse amortissaient le bruit des hommes en marche; aucun sentier, ou des sentiers tout de suite perdus; des houx, des prunelliers sauvages, des fougeres, des haies d'arrete-boeuf, de hautes ronces; impossibilite de voir un homme a dix pas. Par instants passait dans le branchage un heron ou une poule d'eau indiquant le voisinage des marais. On marchait. On allait a l'aventure, avec inquietude, et en craignant de trouver ce qu'on cherchait. De temps en temps on rencontrait des traces de campements, des places brulees, des herbes foulees, des batons en croix, des branches sanglantes. La on avait fait la soupe, la on avait dit la messe, la ou avait panse des blesses. Mais ceux qui avaient passe avaient disparu. Ou etaient-ils? Bien loin peut-etre? peut-etre la tout pres, caches, l'espingole au poing? Le bois semblait desert. Le bataillon redoublait de prudence. Solitude, donc defiance. On ne voyait personne; raison de plus pour redouter quelqu'un. On avait affaire a une foret mal famee. Une embuscade etait probable. Trente grenadiers, detaches en eclaireurs, et commandes par un sergent, marchaient en avant a une assez grande distance du gros de la troupe. La vivandiere du bataillon les accompagnait. Les vivandieres se joignent volontiers aux avant-gardes. On court des dangers, mais on va voir quelque chose. La curiosite est une des formes de la bravoure feminine. Tout a coup les soldats de cette petite troupe d'avant-garde eurent ce tressaillement connu des chasseurs qui indique qu'on touche au gite. On avait entendu comme un souffle au centre d'un fourre, et il semblait qu'on venait de voir un mouvement dans les feuilles. Les soldats se firent signe. Dans l'espece de guet et de quete confiee aux eclaireurs, les officiers n'ont pas besoin de s'en meler; ce qui doit etre fait se fait de soi-meme. En moins d'une minute le point ou l'on avait remue fut cerne, un cercle de fusils braques l'entoura; le centre obscur du hallier fut couche en joue de tous les cotes a la fois, et les soldats, le doigt sur la detente, l'oeil sur le lieu suspect, n'attendirent plus pour le mitrailler que le commandement du sergent. Cependant la vivandiere s'etait hasardee a regarder a travers les broussailles, et, au moment ou le sergent allait crier: Feu! cette femme cria: Halte! Et se tournant vers les soldats:--Ne tirez pas, camarades! Et elle se precipita dans le taillis. On l'y suivit. Il y avait quelqu'un la en effet. Au plus epais du fourre, au bord d'une de ces petites clairieres rondes que font dans les bois les fourneaux a charbon en brulant les racines des arbres, dans une sorte de trou de branches, espece de chambre de feuillage, entr'ouverte comme une alcove, une femme etait assise sur la mousse, ayant au sein un enfant qui tetait et sur ses genoux les deux tetes blondes de deux enfants endormis. C'etait la l'embuscade. --Qu'est-ce que vous faites ici, vous? cria la vivandiere. La femme leva la tete. La vivandiere ajouta, furieuse: --Etes-vous folle d'etre la! Et elle reprit: --Un peu plus, vous etiez exterminee! Et, s'adressant aux soldats, la vivandiere ajouta: --C'est une femme. --Pardine, nous le voyons bien! dit un grenadier. La vivandiere poursuivit: --Venir dans les bois se faire massacrer! a-t-on idee de faire des betises comme ca! La femme stupefaite, effaree, petrifiee, regardait autour d'elle, comme a travers un reve, ces fusils, ces sabres, ces bayonnettes, ces faces farouches. Les deux enfants se reveillerent et crierent. --J'ai faim, dit l'un. --J'ai peur, dit l'autre. Le petit continuait de teter. La vivandiere lui adressa la parole. --C'est toi qui as raison, lui dit-elle. La mere etait muette d'effroi. Le sergent lui cria: --N'ayez pas peur, nous sommes le bataillon du Bonnet-Rouge. La femme trembla de la tete aux pieds. Elle regarda le sergent, rude visage dont on ne voyait que les sourcils, les moustaches, et deux braises qui etaient les deux yeux. --Le bataillon de la ci-devant Croix-Rouge, ajouta la vivandiere. Et le sergent continua: --Qui es-tu, madame? La femme le considerait, terrifiee. Elle etait maigre, jeune, pale, en haillons; elle avait le gros capuchon des paysannes bretonnes et la couverture de laine rattachee au cou avec une ficelle. Elle laissait voir son sein nu avec une indifference de femelle. Ses pieds, sans bas ni souliers, saignaient. --C'est une pauvre, dit le sergent. Et la vivandiere reprit de sa voix soldatesque et feminine, douce en dessous: --Comment vous appelez-vous? La femme murmura dans un begaiement presque indistinct: --Michelle Flechard. Cependant la vivandiere caressait avec sa grosse main la petite tete du nourrisson. --Quel age a ce mome? demanda-t-elle. La mere ne comprit pas. La vivandiere insista. --Je vous demande l'age de ca. --Ah! dit la mere. Dix-huit mois. --C'est vieux, dit la vivandiere. Ca ne doit plus teter. Il faudra me sevrer ca. Nous lui donnerons de la soupe. La mere commencait a se rassurer. Les deux petits qui s'etaient reveilles etaient plus curieux qu'effrayes. Ils admiraient les plumets. --Ah! dit la mere, ils ont bien faim. Et elle ajouta: --Je n'ai plus de lait. --On leur donnera a manger, cria le sergent, et a toi aussi. Mais ce n'est pas tout ca. Quelles sont tes opinions politiques? La femme regarda le sergent et ne repondit pas. --Entends-tu ma question? Elle balbutia: --J'ai ete mise au couvent toute jeune, mais je me suis mariee, je ne suis pas religieuse. Les soeurs m'ont appris a parler francais. On a mis le feu au village. Nous nous sommes sauves si vite que je n'ai pas eu le temps de mettre des souliers. --Je te demande quelles sont tes opinions politiques? --Je ne sais pas ca. Le sergent poursuivit: --C'est qu'il y a des espionnes. Ca se fusille, les espionnes. Voyons. Parle. Tu n'es pas bohemienne? Quelle est ta patrie? Elle continua de le regarder comme ne comprenant pas. Le sergent repeta: --Quelle est ta patrie? --Je ne sais pas, dit-elle. --Comment! tu ne sais pas quel est ton pays? --Ah! mon pays. Si fait. --Eh bien, quel est ton pays? La femme repondit: --C'est la metairie de Siscoignard, dans la paroisse d'Aze. Ce fut le tour du sergent d'etre stupefait. Il demeura un moment pensif. Puis il reprit: --Tu dis? --Siscoignard. --Ce n'est pas une patrie, ca. --C'est mon pays. Et la femme, apres un instant de reflexion, ajouta: --Je comprends, monsieur. Vous etes de France, moi je suis de Bretagne. --Eh bien? --Ce n'est pas le meme pays. --Mais c'est la meme patrie! cria le sergent. La femme se borna a repondre: --Je suis de Siscoignard! --Va pour Siscoignard! reprit le sergent. C'est de la qu'est ta famille? --Oui. --Que fait-elle? --Elle est toute morte. Je n'ai plus personne. Le sergent, qui etait un peu beau parleur, continua l'interrogatoire. --On a des parents, que diable! ou on en a eu. Qui es-tu? Parle. La femme ecouta, ahurie, cet--_ou on en a eu_--qui ressemblait plus a un cri de bete fauve qu'a une parole humaine. La vivandiere sentit le besoin d'intervenir. Elle se remit a caresser l'enfant qui tetait, et donna une tape sur la joue aux deux autres. --Comment s'appelle la teteuse? demanda-t-elle; car c'est une fille, ca. La mere repondit: Georgette. --Et l'aine? Car c'est un homme, ce polisson-la. --Rene-Jean. --Et le cadet? car lui aussi, il est un homme, et joufflu encore! --Gros-Alain, dit la mere. --Ils sont gentils, ces petits, dit la vivandiere; ca vous a deja des airs d'etre des personnes. Cependant le sergent insistait. --Parle donc, madame. As-tu une maison? --J'en avais une. --Ou ca? --A Aze. --Pourquoi n'es-tu pas dans ta maison? --Parce qu'on l'a brulee. --Qui ca? --Je ne sais pas. Une bataille. --D'ou viens-tu? --De la. --Ou vas-tu? --Je ne sais pas. --Arrive au fait. Qui es-tu? --Je ne sais pas. --Tu ne sais pas qui tu es? --Nous sommes des gens qui nous sauvons. --De quel parti es-tu? --Je ne sais pas. --Es-tu des bleus? Es-tu des blancs? Avec qui es-tu? --Je suis avec mes enfants. Il y eut une pause. La vivandiere dit: --Moi, je n'ai pas eu d'enfants. Je n'ai pas eu le temps. Le sergent recommenca. --Mais tes parents! Voyons, madame, mets-nous au fait de tes parents. Moi, je m'appelle Radoub, je suis sergent, je suis de la rue du Cherche-Midi, mon pere et ma mere en etaient, je peux parler de mes parents. Parle-nous des tiens. Dis-nous ce que c'etait que tes parents. --C'etaient les Flechard. Voila tout. --Oui, les Flechard sont les Flechard, comme les Radoub sont les Radoub. Mais on a un etat. Quel etait l'etat de tes parents? Qu'est-ce qu'ils faisaient? Qu'est-ce qu'ils font? Qu'est-ce qu'ils flechardaient, tes Flechard? --C'etaient des laboureurs. Mon pere etait infirme et ne pouvait travailler a cause qu'il avait recu des coups de baton que le seigneur, son seigneur, notre seigneur, lui avait fait donner, ce qui etait une bonte, parce que mon pere avait pris un lapin, pour le fait de quoi on etait juge a mort; mais le seigneur avait fait grace, et avait dit: Donnez-lui seulement cent coups de baton; et mon pere etait demeure estropie. --Et puis? --Mon grand-pere etait huguenot. Monsieur le cure l'a fait envoyer aux galeres. J'etais toute petite. --Et puis? --Le pere de mon mari etait un faux-saulnier. Le roi l'a fait pendre. --Et ton mari, qu'est-ce qu'il fait? --Ces jours-ci, il se battait. --Pour qui? --Pour le roi. --Et puis? --Dame, pour son seigneur. --Et puis? --Dame, pour monsieur le cure. --Sacre mille noms de noms de brutes! cria un grenadier. La femme eut un soubresaut d'epouvante. --Vous voyez, madame, nous sommes des Parisiens, dit gracieusement la vivandiere. La femme joignit les mains et cria: --O mon Dieu seigneur Jesus! --Pas de superstitions! reprit le sergent. La vivandiere s'assit a cote de la femme et attira entre ses genoux l'aine des enfants, qui se laissa faire. Les enfants sont rassures comme ils sont effarouches, sans qu'on sache pourquoi. Ils ont on ne sait quels avertissements interieurs. --Ma pauvre bonne femme de ce pays-ci, vous avez de jolis mioches, c'est toujours ca. On devine leur age. Le grand a quatre ans, son frere a trois ans. Par exemple, la momignarde qui tette est fameusement gouliafre. Ah! la monstre! Veux-tu bien ne pas manger ta mere comme ca! Voyez-vous, madame, ne craignez rien. Vous devriez entrer dans le bataillon. Vous feriez comme moi. Je m'appelle Houzarde. C'est un sobriquet. Mais j'aime mieux m'appeler Houzarde que mamzelle Bicorneau, comme ma mere. Je suis la cantiniere, comme qui dirait celle qui donne a boire quand on se mitraille et qu'on s'assassine. Le diable et son train. Nous avons a peu pres le meme pied, je vous donnerai des souliers a moi. J'etais a Paris le l0 aout. J'ai donne a boire a Westermann. Ca a marche. J'ai vu guillotiner Louis XVI. Louis Capet, qu'on appelle. Il ne voulait pas. Dame, ecoutez donc. Dire que le 13 janvier il faisait cuire des marrons et qu'il riait avec sa famille! Quand on l'a couche de force sur la bascule, qu'on appelle, il n'avait plus ni habit ni souliers; il n'avait que sa chemise, une veste piquee, une culotte de drap gris et des bas de soie gris. J'ai vu ca, moi. Le fiacre ou on l'a amene etait peint en vert. Voyez-vous, venez avec nous. On est des bons garcons dans le bataillon, vous serez la cantiniere numero deux, je vous montrerai l'etat. Oh! c'est bien simple! on a son bidon et sa clochette, on s'en va dans le vacarme, dans les feux de peloton, dans les coups de canon, dans le hourvari, en criant: Qui est-ce qui veut boire un coup, les enfants? Ce n'est pas plus malaise que ca. Moi, je verse a boire a tout le monde. Ma foi oui. Aux blancs comme aux bleus, quoique je sois une bleue. Et meme une bonne bleue. Mais je donne a boire a tous. Les blesses, ca a soif. On meurt sans distinction d'opinion. Les gens qui meurent, ca devrait se serrer la main. Comme c'est godiche de se battre! Venez avec nous. Si je suis tuee, vous aurez ma survivance. Voyez-vous, j'ai l'air comme ca, mais je suis une bonne femme et un brave homme. Ne craignez rien. Quand la vivandiere eut cesse de parler, la femme murmura: --Notre voisine s'appelait Marie-Jeanne et notre servante s'appelait Marie-Claude. Cependant le sergent Radoub admonestait le grenadier. --Tais-toi. Tu as fait peur a madame. On ne jure pas devant les dames. --C'est que c'est tout de meme un veritable massacrement pour l'entendement d'un honnete homme, repliqua le grenadier, que de voir des iroquois de la Chine qui ont eu leur beau-pere estropie par le seigneur, leur grand-pere galerien par le cure, et leur pere pendu par le roi, et qui se battent, nom d'un petit bonhomme! et qui se fichent en revolte, et qui se font ecrabouiller pour le seigneur, le cure et le roi! Le sergent cria: --Silence dans les rangs! --On se tait, sergent, reprit le grenadier; mais ca n'empeche pas que c'est ennuyeux qu'une jolie femme comme ca s'expose a se faire casser la gueule pour les beaux yeux d'un calotin. --Grenadier, dit le sergent, nous ne sommes pas ici au club de la section des Piques. Pas d'eloquence. Et il se tourna vers la femme. --Et ton mari, madame? que fait-il? Qu'est-ce qu'il est devenu? --Il est devenu rien, puisqu'on l'a tue. --Ou ca? --Dans la haie. --Quand ca? --Il y a trois jours. --Qui ca? --Je ne sais pas. --Comment! tu ne sais pas qui a tue ton mari? --Non. --Est-ce un bleu? Est-ce un blanc? --C'est un coup de fusil. --Et il y a trois jours? --Oui. --De quel cote? --Du cote d'Ernee. Mon mari est tombe. Voila. --Et depuis que ton mari est mort, qu'est-ce que tu fais? --J'emporte mes petits. --Ou les emportes-tu? --Devant moi. --Ou couches-tu? --Par terre. --Qu'est-ce que tu manges? --Rien. Le sergent eut cette moue militaire qui fait toucher le nez par les moustaches. --Rien? --C'est-a-dire des prunelles, des mures dans les ronces, quand il y en a de reste de l'an passe, des graines de myrtille, des pousses de fougere. --Oui. Autant dire rien. L'aine des enfants, qui semblait comprendre, dit: J'ai faim. Le sergent tira de sa poche un morceau de pain de munition et le tendit a la mere. La mere rompit le pain en deux morceaux et les donna aux enfants. Les petits mordirent avidement. --Elle n'en a pas garde pour elle, grommela le sergent. --C'est qu'elle n'a pas faim, dit un soldat. --C'est qu'elle est la mere, dit le sergent. Les enfants s'interrompirent. --A boire, dit l'un. --A boire, repeta l'autre. --Il n'y a pas de ruisseau dans ce bois du diable, dit le sergent. La vivandiere prit le gobelet de cuivre qui pendait a sa ceinture a cote de sa clochette, tourna le robinet du bidon qu'elle avait en bandouliere, versa quelques gouttes dans le gobelet et approcha le gobelet des levres des enfants. Le premier but et fit la grimace. Le second but et cracha. --C'est pourtant bon, dit la vivandiere. --C'est du coupe-figure? demanda le sergent. --Oui, et du meilleur. Mais ce sont des paysans. Et elle essuya son gobelet. Le sergent reprit: --Et comme ca, madame, tu te sauves? --Il faut bien. --A travers champs, va comme je te pousse? --Je cours de toutes mes forces, et puis je marche, et puis je tombe. --Pauvre paroissienne! dit la vivandiere. --Les gens se battent, balbutia la femme. Je suis tout entouree de coups de fusil. Je ne sais pas ce qu'on se veut. On m'a tue mon mari. Je n'ai compris que ca. Le sergent fit sonner a terre la crosse de son fusil, et cria: --Quelle bete de guerre! nom d'une bourrique! La femme continua: --La nuit passee, nous avons couche dans une emousse. --Tous les quatre? --Tous les quatre. --Couche? --Couche. --Alors, dit le sergent, couche debout. Et il se tourna vers les soldats. --Camarades, un gros vieux arbre creux et mort ou un homme peut se fourrer comme dans une gaine, ces sauvages appellent ca une emousse. Qu'est-ce que vous voulez? Ils ne sont pas forces d'etre de Paris. --Coucher dans le creux d'un arbre! dit la vivandiere, et avec trois enfants! --Et, reprit le sergent, quand les petits gueulaient, pour les gens qui passaient et qui ne voyaient rien du tout, ca devait etre drole d'entendre un arbre crier _papa, maman_! --Heureusement, c'est l'ete, soupira la femme. Elle regardait la terre, resignee, ayant dans les yeux l'etonnement des catastrophes. Les soldats silencieux faisaient cercle autour de cette misere. Une veuve, trois orphelins, la fuite, l'abandon, la solitude, la guerre grondant tout autour de l'horizon, la faim, la soif, pas d'autre nourriture que l'herbe, pas d'autre toit que le ciel. Le sergent s'approcha de la femme et fixa ses yeux sur l'enfant qui tetait. La petite quitta le sein, tourna doucement la tete, regarda avec ses belles prunelles bleues l'effrayante face velue, herissee et fauve qui se penchait sur elle, et se mit a sourire. Le sergent se redressa, et l'on vit une grosse larme rouler sur sa joue et s'arreter au bout de sa moustache comme une perle. Il eleva la voix. --Camarades, de tout ca je conclus que le bataillon va devenir pere. Est-ce convenu? Nous adoptons ces trois enfants-la. --Vive la Republique! crierent les grenadiers. --C'est dit, fit le sergent. Et il etendit les deux mains au-dessus de la mere et des enfants. --Voila, dit-il, les enfants du bataillon du Bonnet-Rouge. La vivandiere sauta de joie. --Trois tetes dans un bonnet! cria-t-elle. Puis elle eclata en sanglots, embrassa eperdument la pauvre veuve, et lui dit: --Comme la petite a deja l'air gamine! --Vive la Republique! repeterent les soldats. Et le sergent dit a la mere: --Venez, citoyenne. LIVRE DEUXIEME LA CORVETTE CLAYMORE I. ANGLETERRE ET FRANCE MELEES Au printemps de 1793, au moment ou la France, attaquee a la fois a toutes ses frontieres, avait la pathetique distraction de la chute des Girondins, voici ce qui se passait dans l'archipel de la Manche. Un soir, le 1er juin, a Jersey, dans la petite baie deserte de Bonnenuit, une heure environ avant le coucher du soleil, par un de ces temps brumeux qui sont commodes pour s'enfuir parce qu'ils sont dangereux pour naviguer, Une corvette mettait a la voile. Ce batiment, etait monte par un equipage francais, mais faisait partie de la flottille anglaise placee en station et comme en sentinelle a la pointe orientale de l'ile. Le prince de La Tour-d'Auvergne, qui etait de la maison de Bouillon, commandait la flottille anglaise, et c'etait par ses ordres, et pour un service urgent et Special, que la corvette en avait ete detachee. Cette corvette, immatriculee a la Trinity-House sous le nom de _The Claymore_, etait en apparence une corvette de charge, mais en realite une corvette de guerre. Elle avait la lourde et pacifique allure marchande; il ne fallait pas s'y fier pourtant. Elle avait ete construite a deux fins, ruse et force: tromper, s'il est possible, combattre, s'il est necessaire. Pour le service quelle avait a faire cette nuit-la, le chargement avait ete remplace dans l'entre-pont par trente caronades de fort calibre. Ces trente caronades, soit qu'on previt une tempete, soit plutot, qu'on voulut donner une figure debonnaire au navire, etaient a la serre, c'est-a-dire fortement amarrees en dedans par de triples chaines et la volee appuyee aux ecoutilles lamponnees; rien ne se voyait au dehors; les sabords etaient aveugles: les panneaux etaient ferme; c'etait comme un masque mis a la corvette. Ces caronades etaient a roue de bronze a rayons, ancien modele, dit "modele radie". Les corvettes d'ordonnance n'ont de canons que sur le pont; celle-ci, faite pour la surprise et l'embuche, etait a pont desarme, et avait ete construite de facon a pouvoir porter, comme on vient de le voir, une batterie d'entre-pont. _La Claymore_ etait d'un gabarit massif et trapu, et pourtant bonne marcheuse: c'etait la coque la plus solide de toute la marine anglaise, et au combat elle valait presque une fregate, quoiqu'elle n'eut pour mat d'artimon qu'un matereau avec une simple brigantine. Son gouvernail, de forme rare et savante, avait une membrure courbe presque unique qui avait coute cinquante livres sterling dans les chantiers de Southampton. L'equipage, tout francais, etait compose d'officiers emigres et de matelots deserteurs. Ces hommes etaient tries; pas un qui ne fut bon marin, bon soldat et bon royaliste. Ils avaient le triple fanatisme du navire, de l'epee et du roi. Un demi bataillon d'infanterie de marine, pouvant au besoin etre debarque, etait amalgame a l'equipage. La corvette _Claymore_ avait pour capitaine un chevalier de Saint-Louis, le comte du Boisberthelot, un des meilleurs officiers de l'ancienne marine royale, pour second le chevalier de La Vieuville qui avait commande aux gardes-francaises la compagnie ou Hoche avait ete sergent, et pour pilote le plus sagace patron de Jersey, Philip Gacquoit. On devinait que ce navire avait a faire quelque chose d'extraordinaire. Un homme en effet venait de s'y embarquer, qui avait tout l'air d'entrer dans une aventure. C'etait un haut vieillard, droit et robuste, a figure severe, dont il eut ete difficile de preciser l'age, parce qu'il semblait a la fois vieux et jeune; un de ces hommes qui sont pleins d'annees et pleins de force, qui ont des cheveux blancs sur le front et un eclair dans le regard; quarante ans pour la rigueur et quatre-vingts ans pour l'autorite. Au moment ou il etait monte sur la corvette, son manteau de mer s'etait entr'ouvert, et l'on avait pu le voir vetu, sous ce manteau, de larges braies dites _bragou-bras_, de bottes-jambieres, et d'une veste en peau de chevre montrant en dessus le cuir passemente de soie, et en dessous le poil herisse et sauvage, costume complet du paysan breton. Ces anciennes vestes bretonnes etaient a deux fins, servaient aux jours de fete comme aux jours de travail, et se retournaient, offrant a volonte le cote velu ou le cote brode; peaux de bete toute la semaine, habits de gala le dimanche. Le vetement de paysan que portait ce vieillard etait, comme pour ajouter a une vraisemblance cherchee et voulue, use aux genoux et aux coudes, et paraissait avoir ete longtemps porte, et le manteau de mer, de grosse etoffe, ressemblait a un haillon de pecheur. Ce vieillard avait sur la tete le chapeau rond du temps, a haute forme et a large bord, qui, rabattu, a l'aspect campagnard, et, releve d'un cote par une ganse a cocarde, a l'aspect militaire. Il portait ce chapeau rabaisse a la paysanne, sans ganse ni cocarde. Lord Balcarras, gouverneur de l'ile, et le prince de la Tour-d'Auvergne, l'avaient en personne conduit et installe a bord. L'agent secret des princes, Gelambre, ancien garde du corps de M. le comte d'Artois, avait lui-meme veille a l'amenagement de sa cabine, poussant le soin et le respect, quoique fort bon gentilhomme, jusqu'a porter derriere ce vieillard sa valise. En le quittant pour retourner a terre, M. de Gelambre avait fait a ce paysan un profond salut; lord Balcarras lui avait dit: _Bonne chance, general_, et le prince de la Tour-d'Auvergne lui avait dit: _Au revoir, mon cousin_. "Le paysan", c'etait en effet le nom sous lequel les gens de l'equipage s'etaient mis tout de suite a designer leur passager, dans les courts dialogues que les hommes de mer ont entre eux; mais, sans en savoir plus long, ils comprenaient que ce paysan n'etait pas plus un paysan que la corvette de guerre n'etait une corvette de charge. Il y avait peu de vent. _La Claymore_ quitta Bonnenuit, passa devant Boulay-Bay, et fut quelque temps en vue, courant des bordees; puis elle decrut dans la nuit croissante, et s'effaca. Une heure apres, Gelambre, rentre chez lui a Saint-Helier, expedia, par l'expres de Southampton, a M. le comte d'Artois, au quartier general du duc d'York, les quatre lignes qui suivent: "Monseigneur, le depart vient d'avoir lieu. Succes certain. Dans huit jours toute la cote sera en feu, de Granville a Saint-Malo." Quatre jours auparavant, par emissaire secret, le representant Prieur de la Marne, en mission pres de l'armee des cotes de Cherbourg, et momentanement en residence a Granville, avait recu, ecrit de la meme ecriture que la Depeche precedente, le message qu'on va lire: "Citoyen representant, le 1er juin, a l'heure de la maree, la corvette de guerre _Claymore_, a batterie masquee, appareillera pour deposer sur la cote de France un homme dont voici le signalement: haute taille, vieux, cheveux blancs, habits de paysan, mains d'aristocrate. Je vous enverrai demain plus de details. Il debarquera le 2 au matin. Avertissez la croisiere, capturez la corvette, faites guillotiner l'homme." II. NUIT SUR LE NAVIRE ET SUR LE PASSAGER La corvette, au lieu de prendre par le sud et de se diriger vers Sainte-Catherine, avait mis le cap au nord, puis avait tourne a l'ouest et s'etait resolument engagee entre Serk et Jersey dans le bras de mer qu'on appelle le Passage de la Deroute. Il n'y avait alors de phare sur aucun point de ces deux cotes. Le soleil s'etait bien couche; la nuit etait noire, plus que ne le sont d'ordinaire les nuits d'ete; c'etait une nuit de lune, mais de vastes nuages, plutot de l'equinoxe que du solstice, plafonnaient le ciel, et, selon toute apparence, la lune ne serait visible que lorsqu'elle toucherait l'horizon, au moment de son coucher. Quelques nuees pendaient jusque sur la mer et la couvraient de brume. Toute cette obscurite etait favorable. L'intention du pilote Gacquoil etait de laisser Jersey a gauche et Guernesey a droite, et de gagner, par une marche hardie entre les Hanois et les Douvres, une baie quelconque du littoral de Saint-Malo, route moins courte que par les Minquiers, mais plus sure, la croisiere francaise ayant pour consigne habituelle de faire surtout le guet entre Saint-Helier et Granville. Si le vent s'y pretait, si rien ne survenait, et en couvrant la corvette de toile, Gacquoil esperait toucher la cote de France au point du jour. Tout allait bien, la corvette venait de depasser Gros-Nez; vers neuf heures, le temps fit mine de bouder, comme disent les marins, et il y eut du vent et de la mer; mais ce vent etait bon, et cette mer etait forte sans etre violente. Pourtant, a de certains coups de lame, l'avant de la Corvette embarquait. Le "paysan" que lord Balcarras avait appele _general_, et auquel le prince de La Tour-d'Auvergne avait dit: _mon cousin_, avait le pied marin et se promenait avec une gravite tranquille sur le pont de la corvette. Il n'avait pas l'air de s'apercevoir qu'elle etait fort secouee. De temps en temps il tirait de la poche de sa veste une tablette de chocolat dont il cassait et machait un morceau, ses cheveux blancs n'empechant pas qu'il eut toutes ses dents. Il ne parlait a personne, si ce n'est, par instants, bas et brievement, au capitaine, qui l'ecoutait avec deference et semblait considerer ce passager comme plus commandant que lui-meme. _La Claymore_, habilement pilotee, cotoya, inapercue dans le brouillard, le long escarpement nord de Jersey, serrant de pres la cote, a cause du redoutable ecueil Pierres-de-Leeq qui est au milieu du bras de mer entre Jersey et Serk. Gacquoil, debout a la barre, signalant tour a tour la Greve de Leeq, Gros-Nez, Plemont, faisait glisser la corvette parmi ces chaines de recifs, en quelque sorte a tatons, mais avec certitude, comme un homme qui est de la maison et qui connait les etres de l'ocean. La corvette n'avait pas de feu a l'avant, de crainte de denoncer son passage dans ces mers surveillees. On se felicitait du brouillard. On atteignit la Grande-Etape; la brume etait si epaisse qu'a peine distinguait-on la haute silhouette du Pinacle. On entendit dix heures sonner au clocher de Saint-Ouen, signe que le vent se maintenait vent-arriere. Tout continuait d'aller bien; la mer devenait plus houleuse a cause du voisinage de la Corbiere. Un peu apres dix heures, le comte du Boisberthelot et le chevalier de La Vieuville reconduisirent l'homme aux habits de paysan jusqu'a sa cabine, qui etait la propre chambre du capitaine. An moment d'y entrer, il leur dit en baissant la voix: --Vous le savez, messieurs, le secret importe. Silence jusqu'au moment de l'explosion. Vous seuls connaissez ici mon nom. --Nous l'emporterons an tombeau, repondit Boisberthelot. --Quant a moi, repartit le vieillard, fusse-je devant la mort, je ne le dirais pas. Et il entra dans sa chambre. III. NOBLESSE ET ROTURE MELEES Le commandant et le second remonterent sur le pont et se mirent a marcher cote a cote en causant. Ils parlaient evidemment de leur passager, et voici a peu pres le dialogue que le vent dispersait dans les tenebres. Boisberthelot grommela a demi-voix a l'oreille de La Vieuville: --Nous allons voir si c'est un chef. La Vieuville repondit: --En attendant, c'est un prince. --Presque. --Gentilhomme en France, mais prince en Bretagne. --Comme les La Tremoille, comme les Rohan. --Dont il est l'allie. Boisberthelot reprit: --En France et dans les carrosses du roi, il est marquis comme je suis comte et comme vous etes chevalier. --Ils sont loin les carrosses! s'ecria La Vieuville. Nous en sommes au tombereau. Il y eut un silence. Boisberthelot repartit: --A defaut d'un prince francais, on prend un prince breton. --Faute de grives... Non, faute d'un aigle, on prend un corbeau. --J'aimerais mieux un vautour, dit Boisberthelot. Et la Vieuville repliqua: --Certes! un bec et des griffes. --Nous allons voir. --Oui, reprit La Vieuville, il est temps qu'il y ait un chef. Je suis de l'avis de Tinteniac: _un chef, et de la poudre_! Tenez, commandant, je connais a peu pres tous les chefs possibles et impossibles; ceux d'hier, ceux d'aujourd'hui et ceux de demain; pas un n'est la caboche de guerre qu'il nous faut. Dans cette diable de Vendee, il faut un general qui soit en meme temps un procureur; il faut ennuyer l'ennemi, lui disputer le moulin, le buisson, le fosse, le caillou, lui faire de mauvaises querelles, tirer parti de tout, veiller a tout, massacrer beaucoup, faire des exemples, n'avoir ni sommeil ni pitie. A cette heure, dans cette armee de paysans, il y a des heros, il n'y a pas de capitaines. D'Elbee est nul, Leseure est malade, Bonchamps fait grace; il est bon, c'est bete. La Rochejaquelein est un magnifique sous-lieutenant; Silz est un officier de rase campagne, impropre a la guerre d'expedients; Cathelineau est un Charretier naif, Stofflet est un garde-chasse ruse, Berard est inepte, Boulainvilliers est ridicule, Charette est horrible. Et je ne parle pas du barbier Gaston. Car, Mordemonbleu! A quoi bon chamailler la revolution et quelle difference y a-t-il entre les republicains et nous si nous faisons commander les gentilshommes par les perruquiers? --C'est que cette chienne de revolution nous gagne, nous aussi. --Une gale qu'a la France? --Gale du tiers etat, reprit Boisberthelot. L'Angleterre seule peut nous tirer de la. --Elle nous en tirera, n'en doutez pas, capitaine. --En attendant, c'est laid. --Certes, des manants partout; la monarchie qui a pour general en chef Stofflet, garde-chasse de M. de Maulevrier, n'a rien a envier a la republique qui a pour ministre Pache, fils du portier du duc de Castries. Quel vis-a-vis que cette guerre de la Vendee: d'un cote Santerre le brasseur, de l'autre Gaston le merlan! --Mon cher La Vieuville, je fais un certain cas de ce Gaston. Il n'a point mal agi dans son commandement de Guemenee. Il a gentiment arquebuse trois cents bleus apres leur avoir fait creuser leur fosse par eux-memes. --A la bonne heure, mais je l'eusse fait tout aussi bien que lui. --Pardieu, sans doute. Et moi aussi. --Les grands actes de guerre, reprit La Vieuville, veulent de la noblesse dans qui les accomplit. Ce sont choses de chevaliers et non de perruquiers. --Il y a pourtant dans ce tiers etat, repliqua Boisberthelot, des hommes estimables. Tenez, par exemple, cet horloger Joly. Il avait ete sergent au regiment de Flandre, il se fait chef vendeen, il commande une bande de la cote; il a un fils, qui est republicain, et, pendant que le pere sert dans les blancs, le fils sert dans les bleus. Rencontre. Bataille. Le pere fait prisonnier son fils, et lui brule la cervelle. --Celui-la est bien, dit La Vieuville. --Un Brutus royaliste, reprit Boisberthelot. --Cela n'empeche pas qu'il est insupportable d'etre commande par un Coquereau, un Jean-Jean, un Moulins, un Focart, un Bouju, un Chouppes! --Mon cher chevalier, la colere est la meme de l'autre cote. Nous sommes pleins de bourgeois; ils sont pleins de nobles. Croyez-vous que les sans-culottes soient contents d'etre commandes par le comte de Canclaux, le vicomte de Miranda, le vicomte de Beauharnais, le comte de Valence, le marquis de Custine et le duc de Biron! --Quel gachis! --Et le duc de Chartres! --Fils d'Egalite. Ah ca, quand sera-t-il roi, celui-la? --Jamais. --Il monte au trone. Il est servi par ses crimes. --Et desservi par ses vices, dit Boisberthelot. Il y eut encore un silence, et Boisberthelot poursuivit: --Il avait pourtant voulu se reconcilier. Il etait venu voir le roi. J'etais la, a Versailles, quand on lui a crache dans le dos. --Du haut du grand escalier? --Oui. --On a bien fait. --Nous l'appelions Bourbon le Bourbeux. --Il est chauve, il a des pustules, il est regicide, pouah! Et La Vieuville ajouta: --Moi, j'etais a Ouessant avec lui. --Sur le _Saint-Esprit?_ --Oui. --S'il eut obei au signal de tenir le vent que lui faisait l'amiral d'Orvilliers, il empechait les anglais de passer. --Certes. --Est-il vrai qu'il se soit, cache a fond de cale? --Non. Mais il faut le dire tout de meme. Et La Vieuville eclata de rire. Boisberthelot reprit: --Il y a des imbeciles. Tenez, ce Boulaivilliers dont vous parliez, La Vieuville, je l'ai connu, je l'ai vu de pres. Au commencement, les paysans etaient armes de piques; ne s'etait-il pas fourre dans la tete d'en faire des piquiers? Il voulait leur apprendre l'exercice de la pique-en-biais et de la pique-trainante-le-fer-devant. Il avait reve de transformer ces sauvages en soldats de ligne. Il pretendait leur enseigner a emousser les angles d'un carre et a faire des bataillons a centre vide. Il leur baragouinait la vieille langue militaire; pour dire un chef d'escouade, il disait, un _cap d'escadre_, ce qui etait l'appellation des caporaux sous Louis XIV. Il s'obstinait a creer un regiment avec tous ces braconniers; il avait des compagnies regulieres dont les sergents se rangeaient en rond tous les soirs, recevant le mot, et le contre-mot du sergent de la colonelle qui les disait tout bas au sergent de la lieutenance, lequel les disait a son voisin qui les transmettait au plus proche, et ainsi d'oreille en oreille jusqu'au dernier. Il cassa un officier qui ne s'etait pas leve tete nue pour recevoir le mot d'ordre de la bouche du sergent. Vous jugez comme cela a reussi. Ce butor ne comprenait pas que les paysans veulent etre menes a la paysanne, et qu'on ne fait pas des hommes de caserne avec des hommes des bois. Oui, j'ai connu ce Boulainvilliers-la. Ils firent quelques pas, chacun songeant de son cote. Puis la causerie continua. --A propos, se confirme-t-il que Dampierre soit tue? --Oui, commandant. --Devant Conde? --Au camp de Pamars. D'un boulet de canon. Boisberthelot soupira. --Le comte de Dampierre. Encore un des notres qui etait des leurs! --Bon voyage! dit La Vieuville. --Et Mesdames? ou sont-elles? --A Trieste. --Toujours? --Toujours. Et La Vieuville s'ecria: --Ah! cette republique! que de degats pour peu de chose! Quand on pense que cette revolution est venue pour un deficit de quelques millions! --Se defier des petits points de depart, dit Boisberthelot. --Tout va mal, reprit La Vieuville. --Oui, La Rouarie est mort, Du Dresnay est idiot. Quels tristes meneurs que tous ces eveques, ce Coucy, l'eveque de la Rochelle, ce Beaupoil Saint-Aulaire, l'eveque de Poitiers, ce Mercy, l'eveque de Lucon, amant de madame de L'Eschasserie!... --Laquelle s'appelle Servanteau, vous savez, commandant; L'Eschasserie est un nom de terre. --Et ce faux eveque d'Agra, qui est cure de je ne sais quoi! --De Dol. Il s'appelle Guillot de Folleville. Il est brave, du reste, et se bat. --Des pretres quand il faudrait des soldats! Des eveques qui ne sont pas des eveques! des generaux qui ne sont pas des generaux! La Vieuville interrompit Boisberthelot. --Commandant, vous avez le _Moniteur_ dans votre cabine? --Oui. --Qu'est-ce donc qu'on joue a Paris dans ce moment-ci? --_Adele et Paulin_, et _la Caverne_. --Je voudrais voir ca. --Vous le verrez. Nous serons a Paris dans un mois. Boisberthelot reflechit un instant et ajouta: --Au plus tard. M. Windham l'a dit a milord Hood. --Mais alors, commandant, tout ne va pas si mal? --Tout irait bien, parbleu, a la condition que la guerre de Bretagne fut bien conduite. La Vieuville hocha la tete. --Commandant, reprit-il, debarquerons-nous l'infanterie de marine? --Oui, si la cote est pour nous; non, si elle est hostile. Quelquefois il faut que la guerre enfonce les portes, quelquefois il faut qu'elle se lisse. La guerre civile doit toujours avoir dans sa poche une fausse clef. On fera le possible. Ce qui importe, c'est le chef. Et Boisberthelot, pensif, ajouta: --La Vieuville, que penseriez-vous du chevalier de Dieuzie? --Du jeune? --Oui. --Pour commander? --Oui. --Que c'est encore un officier de plaine et de bataille rangee. La broussaille ne connait que le paysan. --Alors, resignez-vous au general Stofflet et au general Cathelineau. La Vieuville reva un moment, et dit: --Il faudrait un prince, un prince de France, un prince du sang. Un vrai prince. --Pourquoi? Qui dit prince... --Dit poltron. Je le sais, commandant. Niais c'est pour l'effet sur les gros yeux betes des gars. --Mon cher chevalier, les princes ne veulent pas venir. --On s'en passera. Boisberthelot fit ce mouvement machinal qui consiste a se presser le front avec la main, comme pour en faire sortir une idee. Il reprit: --Enfin, essayons de ce general-ci. --C'est un grand gentilhomme. --Croyez-vous qu'il suffira? --Pourvu qu'il soit bon, dit La Vieuville. --C'est-a-dire feroce, dit Boisberthelot. Le comte et le chevalier se regarderent. --Monsieur du Boisberthelot, vous avez dit le mot. Feroce. Oui, c'est la ce qu'il nous faut. Ceci est la guerre sans misericorde. L'heure est aux sanguinaires. Les regicides ont coupe la tete a Louis XVI, nous arracherons les quatre membres aux regicides. Oui, le general necessaire est le general inexorable. Dans l'Anjou et dans le haut Poitou, les chefs font les magnanimes, on patauge dans la generosite, rien ne va. Dans le Marais et dans le pays de Retz, les chefs sont atroces, tout marche. C'est parce que Charette est feroce qu'il tient tete a Parrein. Hyene contre hyene. Boisberthelot n'eut pas le temps de repondre a La Vieuville. La Vieuville eut la parole brusquement coupee par un cri desespere, et en meme temps on entendit un bruit qui ne ressemblait a aucun des bruits qu'on entend. Ce cri et ces bruits venaient du dedans du navire. Le capitaine et le lieutenant se precipiterent vers l'entrepont, mais ne purent y entrer. Tous les canonniers remontaient eperdus. Une chose effrayante venait d'arriver. IV. TORMENTUM BELLI Une des caronades de la batterie, une piece de vingt-quatre, s'etait detachee. Ceci est le plus redoutable peut-etre des evenements de mer. Rien de plus terrible ne peut arriver a un navire de guerre au large et en pleine marche. Un canon qui casse son amarre devient brusquement on ne sait quelle bete surnaturelle. C'est une machine qui se transforme en un monstre. Cette masse court sur ses roues, a des mouvements de bille de billard, penche avec le roulis, plonge avec le tangage, va, vient, s'arrete, parait mediter, reprend sa course, traverse comme une fleche le navire d'un bout a l'autre, pirouette, se derobe, s'evade, se cabre, heurte, ebreche, tue, extermine. C'est un belier qui bat a sa fantaisie une muraille. Ajoutez ceci: le belier est de fer, la muraille est de bois. C'est l'entree en liberte de la matiere; on dirait que cet esclave eternel se venge; il semble que la mechancete qui est dans ce que nous appelons les objets inertes sorte et eclate tout a coup; cela a l'air de perdre patience et de prendre une etrange revanche obscure; rien de plus inexorable que la colere de l'inanime. Ce bloc forcene a les sauts de la panthere, la lourdeur de l'elephant, l'agilite de la souris, l'opiniatrete de la cognee, l'inattendu de la houle, les coups de coude de l'eclair, la surdite du sepulcre. Il pese dix mille, et il ricoche comme une balle d'enfant. Ce sont des tournoiements brusquement coupes d'angles droits. Et que faire? Comment en venir a bout? Une tempete cesse, un cyclone passe, un vent tombe, un mat brise se remplace, une voie d'eau se bouche, un incendie s'eteint: mais que devenir avec cette enorme brute de bronze? De quelle facon s'y prendre? Vous pouvez raisonner un dogue, etonner un taureau, fasciner un boa, effrayer un tigre, attendrir un lion; aucune ressource avec ce monstre, un canon lache. Vous ne pouvez pas le tuer, il est mort. Et en meme temps, il vit. Il vit d'une vie sinistre qui lui vient de l'infini. Il a sous lui son plancher qui le balance. Il est remue par le navire qui est remue par la mer qui est remuee par le vent. Cet exterminateur est un jouet. Le navire, les flots, les souffles, tout cela le tient; de la sa vie affreuse. Que faire a cet engrenage? Comment entraver ce mecanisme monstrueux du naufrage? Comment prevoir ces allees et venues, ces retours, ces arrets, ces chocs? Chacun de ses coups au bordage peut defoncer le navire. Comment deviner ces affreux meandres? On a affaire a un projectile qui se ravise, qui a l'air d'avoir des idees, et qui change a chaque instant de direction. Comment arreter ce qu'il faut eviter? L'horrible canon se demene, mange, recule, frappe a droite, frappe a gauche, fuit, passe, deconcerte l'attente, broie l'obstacle, ecrase les hommes comme des mouches. Toute la terreur de la situation est dans la mobilite du plancher. Comment combattre un plan incline qui a des caprices? Le navire a, pour ainsi dire, dans le ventre la foudre prisonniere qui cherche a s'echapper; quelque chose comme un tonnerre roulant sur un tremblement de terre. En un instant tout l'equipage fut sur pied. La faute etait au chef de piece qui avait neglige de serrer l'ecrou de la chaine d'amarrage et mal entrave les quatre roues de la caronade; ce qui donnait du jeu a la semelle et au chassis, desaccordait les deux plateaux, et avait fini par disloquer la brague. Le combleau s'etait casse, de sorte que le canon n'etait plus ferme a l'affut. La brague fixe, qui empeche le recul, n'etait pas encore en usage a cette epoque. Un paquet de mer etant venu frapper le sabord, la caronade mal amarree avait recule et brise sa chaine, et s'etait mise a errer formidablement dans l'entre-pont. Qu'on se figure, pour avoir une idee de ce glissement etrange, une goutte d'eau courant sur une vitre. Au moment ou l'amarre cassa, les canonniers etaient dans la batterie. Les uns groupes, les autres epars, occupes aux ouvrages de mer que font les marins en prevoyance d'un branle-bas de combat. La caronade, lancee par le tangage, fit un trouee dans ce tas d'hommes et en ecrasa quatre du premier coup, puis, reprise et decochee par le roulis, elle coupa en deux un cinquieme miserable, et alla heurter a la muraille de babord une piece de la batterie qu'elle demonta. De la le cri de detresse qu'on venait d'entendre. Tous les hommes se presserent a l'escalier-echelle. La batterie se vida en un clin d'oeil. L'enorme piece avait ete laissee seule. Elle etait livree a elle-meme. Elle etait sa maitresse, et la maitresse du navire. Elle pouvait en faire ce qu'elle voulait. Tout cet equipage d'hommes accoutumes a rire dans la bataille tremblait. Dire l'epouvante est impossible. Le capitaine Boisberthelot et le lieutenant La Vieuville, deux intrepides pourtant, s'etaient arretes au haut de l'escalier, et, muets, pales, hesitants, regardaient dans l'entre-pont. Quelqu'un les ecarta du coude et descendit. C'etait leur passager, le paysan, l'homme dont ils venaient de parler le moment d'auparavant. Arrive au bas de l'escalier-echelle, il s'arreta. V. VIS ET VIR Le canon allait et venait dans l'entre-pont. On eut dit le chariot vivant de l'Apocalypse. Le falot de marine, oscillant sous l'etrave de la batterie, ajoutait a cette vision un vertigineux balancement d'ombre et de lumiere. La forme du canon s'effacait dans la violence de sa course, et il apparaissait, tantot noir dans la clarte, tantot refletant de vagues blancheurs dans l'obscurite. Il continuait l'execution du navire. Il avait deja fracasse quatre autres pieces et fait dans la muraille deux crevasses, heureusement au-dessus de la flottaison, mais par ou l'eau entrerait, s'il survenait une bourrasque. Il se ruait frenetiquement sur la membrure; les porques tres robustes resistaient, les bois courbes ont une solidite particuliere; mais on entendait leurs craquements sous cette massue demesuree, frappant, avec une sorte d'ubiquite inouie, de tous les cotes a la fois. Un grain de plomb secoue dans une bouteille n'a pas des percussions plus insensees et plus rapides. Les quatre roues passaient et repassaient sur les hommes tues, les coupaient, les depecaient et les dechiquetaient, et des cinq cadavres avaient fait vingt troncons qui roulaient a travers la batterie; les tetes mortes semblaient crier; des ruisseaux de sang se tordaient sur le plancher selon les balancements du roulis. Le vaigrage, avarie en plusieurs endroits, commencait a s'entr'ouvrir. Tout le navire etait plein d'un bruit monstrueux. Le capitaine avait promptement repris son sang-froid, et sur son ordre ou avait jete par le carre, dans l'entre-pont, tout ce qui pouvait amortir et entraver la course effrenee du canon, les matelas, les hamacs, les rechanges de voiles, les rouleaux de cordages, les sacs d'equipage, et les ballots de faux assignats dont la corvette avait tout un chargement, cette infamie anglaise etant regardee comme de bonne guerre. Mais que pouvaient faire ces chiffons, personne n'osant descendre pour les disposer comme il eut fallu? En quelques minutes ce fut de la charpie. Il y avait juste assez de mer pour que l'accident fut aussi complet que possible. Une tempete eut ete desirable; elle eut peut-etre culbute le canon, et une fois les quatre roues en l'air, on eut pu s'en rendre maitre. Cependant le ravage s'aggravait. Il y avait des ecorchures et meme des fractures aux mats, qui, emboites dans la charpente de la quille, traversent les etages des navires et y font comme de gros piliers ronds. Sous les frappements convulsifs du canon, le mat de misaine s'etait lezarde, le grand mat lui-meme etait entame. La batterie se disloquait. Dix pieces sur trente etaient hors de combat; les breches au bordage se multipliaient, et la corvette commencait a faire eau. Le vieux passager descendu dans l'entre-pont semblait un homme de pierre au bas de l'escalier. Il jetait sur cette devastation un oeil severe. Il ne bougeait point. Il paraissait impossible de faire un pas dans la batterie. Chaque mouvement de la caronade en liberte ebauchait l'effondrement du navire. Encore quelques instants, et le naufrage etait inevitable. Il fallait perir ou couper court an desastre; prendre un parti; mais lequel? Quelle combattante que cette caronade! Il s'agissait d'arreter cette epouvantable folle. Il s'agissait de colleter cet eclair. Il s'agissait de terrasser cette foudre. Boisberthelot dit a La Vieuville: --Croyez-vous en Dieu, chevalier? La Vieuville repondit: --Oui. Non. Quelquefois. --Dans la tempete? --Oui. Et dans des moments comme celui-ci. --Il n'y a en effet que Dieu qui puisse nous tirer de la, dit Boisberthelot. Tous se taisaient, laissant la caronade faire son fracas horrible. Du dehors, le flot battant le navire repondait aux chocs du canon par des coups de mer. On eut dit deux marteaux alternant. Tout a coup, dans cette espece de cirque inabordable ou bondissait le canon echappe, on vit un homme apparaitre, une barre de fer a la main. C'etait l'auteur de la catastrophe, le chef de piece coupable de negligence et cause de l'accident, le maitre de la caronade. Avant fait le mal, il voulait le reparer. Il avait empoigne une barre d'anspect d'une main, une drosse a noeud coulant de l'autre main, et il avait saute par le carre dans l'entre-pont. Alors une chose farouche commenca; spectacle titanique; le combat du canon contre le canonnier; la bataille de la matiere et de l'intelligence, le duel de la chose contre l'homme. L'homme s'etait poste dans un angle, et, sa barre et sa corde dans ses deux poings, adosse a une porque, affermi sur ses jarrets qui semblaient deux piliers d'acier, livide, calme, tragique, comme enracine dans le plancher, il attendait. Il attendait que le canon passat pres de lui. Le canonnier connaissait sa piece, et il lui semblait qu'elle devait le connaitre. Il vivait depuis longtemps avec elle. Que de fois il lui avait fourre la main dans la gueule! C'etait son monstre familier. Il se mit a lui parler comme a son chien.--Viens, disait-il. Il l'aimait peut-etre. Il paraissait souhaiter qu'elle vint a lui. Mais venir a lui, c'etait venir sur lui. Et alors il etait perdu. Comment eviter l'ecrasement? La etait la question. Tous regardaient, terrifies. Pas une poitrine ne respirait librement, excepte peut-etre celle du vieillard qui etait seul dans l'entre-pont avec les deux combattants, temoin sinistre. Il pouvait lui-meme etre broye par la piece. Il ne bougeait pas. Sous eux le flot, aveugle, dirigeait le combat. Au moment ou, acceptant ce corps-a-corps effroyable, le canonnier vint provoquer le canon, un hasard des balancements de la mer fit que la caronade demeura un moment immobile et comme stupefaite.--Viens donc! lui disait l'homme. Elle semblait ecouter. Subitement elle sauta sur lui. L'homme esquiva le choc. La lutte s'engagea. Lutte inouie. Le fragile se colletant avec l'invulnerable. Le belluaire de chair attaquant la bete d'airain. D'un cote une force, de l'autre une ame. Tout cela se passait dans une penombre. C'etait comme la vision indistincte d'un prodige. Une ame, chose etrange, on eut dit que le canon en avait une, lui aussi; mais une ame de haine et de rage. Cette cecite paraissait avoir des yeux. Le monstre avait l'air de guetter l'homme. Il y avait, on l'eut pu croire du moins, de la ruse dans cette masse. Elle aussi choisissait son moment. C'etait on ne sait quel gigantesque insecte de fer ayant ou semblant avoir une volonte de demon. Par moments, cette sauterelle colossale cognait le plafond bas de la batterie, puis elle retombait sur ses quatre roues comme un tigre sur ses quatre griffes, et se remettait a courir sur l'homme. Lui, souple, agile, adroit, se tordait comme une couleuvre sous tous ces mouvements de foudre. Il evitait les rencontres, mais les coups auxquels il se derobait tombaient sur le navire et continuaient de le demolir. Un bout de chaine cassee etait reste accroche a la caronade. Cette chaine s'etait enroulee on ne sait comment dans la vis du bouton de culasse. Une extremite de la chaine etait fixee a l'affut. L'autre, libre, tournoyait eperdument autour du canon dont elle exagerait tous les soubresauts. La vis la tenait comme une main fermee, et cette chaine, multipliant les coups de belier par des coups de laniere, faisait autour du canon un tourbillon terrible, fouet de fer dans un poing d'airain. Cette chaine compliquait le combat. Pourtant l'homme luttait. Meme, par instants, c'etait l'homme qui attaquait le canon; il rampait le long du bordage, sa barre et sa corde a la main; et le canon avait l'air de comprendre, et, comme s'il devinait un piege, fuyait. L'homme, formidable, le poursuivait. De telles choses ne peuvent durer longtemps. Le canon sembla se dire tout a coup: Allons! il faut en finir! et il s'arreta. On sentit l'approche du denoument. Le canon, comme en suspens, semblait avoir ou avait, car pour tous c'etait un etre, une premeditation feroce. Brusquement, il se precipita sur le canonnier. Le canonnier se rangea de cote, le laissa passer, et lui cria en riant: A refaire! Le canon, comme furieux, brisa une caronade a babord; puis, ressaisi par la fronde invisible qui le tenait, il s'elanca a tribord sur l'homme, qui echappa. Trois caronades s'effondrerent sous la poussee du canon; alors, comme aveugle et ne sachant plus ce qu'il faisait, il tourna le dos a l'homme, roula de l'arriere a l'avant, detraqua l'etrave, et alla faire une breche a la muraille de la proue. L'homme s'etait refugie au pied de l'escalier, a quelques pas du vieillard temoin. Le canonnier tenait sa barre d'anspect en arret. Le canon parut l'apercevoir, et, sans prendre la peine de se retourner, recula sur l'homme avec une promptitude de coup de hache. L'homme accule au bordage etait perdu. Tout l'equipage poussa un cri. Mais le vieux passager jusqu'alors immobile s'etait elance, lui-meme plus rapide que toutes ces rapidites farouches. Il avait saisi un ballot de faux assignats, et, au risque d'etre ecrase, il avait reussi a le jeter entre les roues de la caronade. Ce mouvement decisif et perilleux n'eut pas ete execute avec plus de justesse et de precision par un homme rompu a tous les exercices decrits dans le livre de Durosel sur la _Manoeuvre du canon de mer_. Le ballot fit l'effet d'un tampon. Le caillou enraye un bloc, une branche d'arbre detourne une avalanche. La caronade trebucha. Le canonnier a son tour, saisissant ce joint redoutable, plongea sa barre de fer entre les rayons d'une des roues d'arriere. Le canon s'arreta. Il penchait. L'homme, d'un mouvement de levier imprime a la barre, le fit basculer. La lourde masse se renversa, avec le bruit d'une cloche qui s'ecroule, et l'homme se ruant a corps perdu, ruisselant de sueur, passa le noeud coulant de la drosse au cou de bronze du monstre terrasse. C'etait fini. L'homme avait vaincu. La fourmi avait eu raison du mastodonte; le pygmee avait fait le tonnerre prisonnier. Les soldats et les marins battirent des mains. Tout l'equipage se precipita avec des cables et des chaines, et en un instant le canon fut amarre. Le canonnier salua le passager. --Monsieur, lui dit-il, vous m'avez sauve la vie. Le vieillard avait repris son attitude impassible, et ne repondit pas. VI. LES DEUX PLATEAUX DE LA BALANCE L'homme avait vaincu, mais on pouvait dire que le canon avait vaincu aussi. Le naufrage immediat etait evite, mais la corvette n'etait point sauvee. Le delabrement du navire paraissait irremediable. Le bordage avait cinq breches, dont une fort grande a l'avant; vingt caronades sur trente gisaient dans leur cadre. La caronade ressaisie et remise a la chaine etait elle-meme hors de service; la vis du bouton de culasse etait forcee, et par consequent le pointage impossible. La batterie etait reduite a neuf pieces. La cale faisait eau. Il fallait tout de suite courir aux avaries et faire jouer les pompes. L'entre-pont, maintenant qu'on le pouvait regarder, etait effroyable a voir. Le dedans d'une cage d'elephant furieux n'est pas plus demantele. Quelle que fut pour la corvette la necessite de ne pas etre apercue, il y avait une necessite plus imperieuse encore, le sauvetage immediat. Il avait fallu eclairer le pont par quelques falots plantes ca et la dans le bordage. Cependant, tout le temps qu'avait dure cette diversion tragique, l'equipage etant absorbe par une question de vie ou de mort, ou n'avait guere su ce qui se passait hors de la corvette. Le brouillard s'etait epaissi; le temps avait change; le vent avait fait du navire ce qu'il avait voulu; on etait hors de route, a decouvert de Jersey et de Guernesey, plus au sud qu'on ne devait l'etre; on se trouvait en presence d'une mer demontee. De grosses vagues venaient baiser les plaies beantes de la corvette, baisers redoutables. Le bercement de la mer etait menacant. La brise devenait bise. Une bourrasque, une tempete peut-etre, se dessinait. On ne voyait pas a quatre lames devant soi. Pendant que les hommes d'equipage reparaient en hate et sommairement les ravages de l'entre-pont, aveuglaient les voies d'eau et remettaient en batterie les pieces echappees au desastre, le vieux passager etait remonte sur le pont. Il s'etait adosse au grand mat. Il n'avait point pris garde a un mouvement qui avait eu lieu dans le navire. Le chevalier de La Vieuville avait fait mettre en bataille des deux cotes du grand mat les soldats d'infanterie de marine, et, sur un coup de sifflet du maitre d'equipage, les matelots occupes a la manoeuvre s'etaient ranges debout sur les vergues. Le comte du Boisberthelot s'avanca vers le passager. Derriere le capitaine marchait un homme hagard, haletant, les habits en desordre, l'air satisfait pourtant. C'etait le canonnier qui venait de se montrer si a propos dompteur de monstres, et qui avait eu raison du canon. Le comte fit au vieillard vetu en paysan le salut militaire, et lui dit: --Mon general, voila l'homme. Le canonnier se tenait debout, les yeux baisses, dans l'attitude d'ordonnance. Le comte du Boisberthelot reprit: --Mon general, en presence de ce qu'a fait cet homme, ne pensez-vous pas qu'il y a pour ses chefs quelque chose a faire? --Je le pense, dit le vieillard. --Veuillez donner des ordres, repartit Boisberthelot. --C'est a vous de les donner. Vous etes le capitaine. --Mais vous etes le general, reprit Boisberthelot. Le vieillard regarda le canonnier. --Approche, dit-il. Le canonnier fit un pas. Le vieillard se tourna vers le comte du Boisberthelot, detacha la croix de Saint-Louis du capitaine, et la noua a la vareuse du canonnier. --Hurrah! crierent les matelots. Les soldats de marine presenterent les armes. Et le vieux passager, montrant du doigt le canonnier ebloui, ajouta: --Maintenant, qu'on fusille cet homme. La stupeur succeda a l'acclamation. Alors, au milieu d'un silence de tombe, le vieillard eleva la voix. Il dit: --Une negligence a compromis ce navire. A cette heure il est peut-etre perdu. Etre en mer, c'est etre devant l'ennemi. Un navire qui fait une traversee est une armee qui livre une bataille. La tempete se cache, mais ne s'absente pas. Toute la mer est une embuscade. Peine de mort a toute faute commise en presence de l'ennemi. Il n'y a pas de faute reparable. Le courage doit etre recompense, et la negligence doit etre punie. Ces paroles tombaient l'une apres l'autre, lentement, gravement, avec une sorte de mesure inexorable, comme des coups de cognee sur un chene. Et le vieillard, regardant les soldats, ajouta: --Faites. L'homme a la veste duquel brillait la croix de Saint-Louis courba la tete. Sur un signe du comte du Boisberthelot, deux matelots descendirent dans l'entre-pont, puis revinrent apportant le hamac-suaire; l'aumonier du bord, qui depuis le depart etait en priere dans le carre des officiers, accompagnait les deux matelots; un sergent detacha de la ligne de bataille douze soldats qu'il rangea sur deux rangs, six par six; le canonnier, sans dire un mot, se placa entre les deux files. L'aumonier, le crucifix a la main, s'avanca et se mit pres de lui. --Marche, dit le sergent. Le peloton se dirigea a pas lents vers l'avant; les deux matelots, portant le suaire, suivaient. Un morne silence se fit sur la corvette. Un ouragan lointain soufflait. Quelques instants apres, une detonation eclata dans les tenebres, une lueur passa, puis tout se tut, et l'on entendit le bruit que fait un corps en tombant dans la mer. Le vieux passager, toujours adosse au grand mat, avait croise les bras, et songeait. Boisberthelot, dirigeant vers lui l'index de sa main gauche, dit bas a La Vieuville: --La Vendee a une tete. VII. QUI MET A LA VOILE MET A LA LOTERIE Mais qu'allait devenir la corvette? Les nuages, qui toute la nuit s'etaient meles aux vagues, avaient fini par s'abaisser tellement qu'il n'y avait plus d'horizon et que toute la mer etait comme sous un manteau. Rien que le brouillard. Situation toujours perilleuse, meme pour un navire bien portant. A la brume s'ajoutait la houle. On avait mis le temps a profit; on avait allege la corvette en jetant a la mer tout ce qu'on avait pu deblayer du degat. fait par la caronade, les canons demontes, les affuts brises, les membrures tordues ou declouees, les pieces de bois ou de fer fracassees; on avait ouvert les sabords, et l'on avait fait glisser sur des planches dans les vagues les cadavres et les debris humains enveloppes dans des prelarts. La mer commencait a n'etre plus tenable. Non que la tempete devint precisement imminente; il semblait au contraire qu'on entendit decroitre l'ouragan qui bruissait derriere l'horizon, et la rafale s'en allait au nord; mais les lames restaient tres hautes, ce qui indiquait un mauvais fond de mer, et, malade comme etait la corvette, elle etait peu resistante aux secousses, et les grandes vagues pouvaient lui etre funestes. Gacquoil etait a la barre, pensif. Faire bonne mine a mauvais jeu, c'est l'habitude des commandants de mer. La Vieuville, qui etait une nature d'homme gai dans les desastres, accosta Gacquoil. --Eh bien, pilote, dit-il, l'ouragan rate. L'envie d'eternuer n'aboutit pas. Nous nous en tirerons. Nous aurons du vent. Voila tout. Gacquoil, serieux, repondit: --Qui a du vent a du flot. Ni riant, ni triste, tel est le marin. La reponse avait un sens inquietant. Pour un navire qui fait eau, avoir du flot c'est s'emplir vite. Gacquoil avait souligne ce pronostic d'un vague froncement de sourcil. Peut-etre, apres la catastrophe; du canon et du canonnier, La Vieuville avait-il dit, un peu trop tot, des paroles presque joviales et legeres. Il y a des choses qui portent malheur quand on est au large. La mer est secrete; on ne sait jamais ce qu'elle a. Il faut prendre garde. La Vieuville, sentit le besoin de redevenir grave. --Ou sommes-nous, pilote? demanda-t-il. Le pilote repondit: --Nous sommes dans la volonte de Dieu. Un pilote est un maitre; il faut toujours le laisser faire et il faut souvent le laisser dire. D'ailleurs cette espece d'homme parle peu. La Vieuville s'eloigna. La Vieuville avait fait une question au pilote, ce fut l'horizon qui repondit. La mer se decouvrit tout a coup. Les brumes qui trainaient sur les vagues se dechirerent, tout l'obscur bouleversement des flots s'etala a perte de vue dans un demi-jour crepusculaire, et voici ce qu'on vit. Le ciel avait comme un couvercle de nuages; mais les nuages ne touchaient plus la mer; a l'est apparaissait une blancheur qui etait le lever du jour, a l'ouest blemissait une autre blancheur qui etait le coucher de la lune. Ce deux blancheurs faisaient sur l'horizon, vis-a-vis l'une de l'autre; deux bandes etroites de lueur pale entre la mer sombre et le ciel tenebreux. Sur ces deux clartes se dessinaient, droites et immobiles, des silhouettes noires. Au couchant, sur le ciel eclaire par la lune se decoupaient trois hautes roches, debout comme des peulvens celtiques. Au levant, sur l'horizon pale du matin se dressaient huit voiles rangees en ordre et espacees d'une facon redoutable. Les trois roches etaient un ecueil; les huit voiles etaient une escadre. On avait derriere soi les Minquiers, un rocher qui avait mauvaise reputation, devant soi la croisiere francaise. A l'ouest l'abime, a l'est le carnage; on etait entre un naufrage et un combat. Pour faire face a l'ecueil, la corvette avait titre coque trouee, un greement disloque, une mature ebranlee dans sa racine; pour faire face a la bataille, elle avait une artillerie dont vingt et un canons sur trente etaient demontes, et dont les meilleurs canonniers etaient morts. Le point du jour etait tres faible, et l'on avait un peu de nuit devant soi. Cette nuit pouvait meme durer encore assez longtemps, etant surtout faite par les nuages, qui etaient hauts, epais et profonds, et avaient l'aspect solide d'une voute. Le vent qui avait fini par emporter les brumes d'en bas drossait la corvette sur les Minquiers. Dans l'exces de fatigue et de delabrement ou elle etait, elle n'obeissait presque plus a la barre, elle roulait plutot qu'elle ne voguait, et, souffletee par le flot, elle se laissait faire par lui. Les Minquiers, ecueil tragique, etaient plus apres encore en ce temps-la qu'aujourd'hui. Plusieurs tours de cette citadelle de l'abime ont ete rasees par l'incessant depecement que fait la mer; la configuration des ecueils change; ce n'est pas en vain que les flots s'appellent les lames, chaque maree est un trait de scie. A cette epoque, toucher les Minquiers, c'etait perir. Quant a la croisiere, c'etait cette escadre de Cancale, devenue depuis celebre sous le commandement de ce capitaine Duchesne que Lequinio appelait "le Pere Duchene". La situation etait critique. La corvette avait, sans le savoir, pendant le dechainement de la caronade, devie et marche plutot vers Granville que vers Saint-Malo. Quand meme elle eut pu naviguer et faire voile, les Minquiers lui barraient le retour vers Jersey et la croisiere lui barrait l'arrivee en France. Du reste, de tempete point. Mais, comme l'avait dit le pilote, il y avait du flot. La mer, roulant sous un vent rude et sur un fond dechirant, etait sauvage. La mer ne dit jamais tout de suite ce qu'elle veut. Il y a de tout dans le gouffre, meme de la chicane. On pourrait presque dire que la mer a une procedure, elle avance et recule, elle propose et se dedit, elle ebauche une bourrasque et elle y renonce, elle promet l'abime et ne le tient pas, elle menace le nord et frappe le sud. Toute la nuit la corvette la Claymore avait eu le brouillard et craint la tourmente; la mer venait de se dementir, mais d'une facon farouche; elle avait esquisse la tempete et realise l'ecueil. C'etait toujours, sous une autre forme, le naufrage. Et a la perte sur les brisants s'ajoutait l'extermination par le combat. Un ennemi completait l'autre. La Vieuville s'ecria a travers son vaillant rire: --Naufrage ici, bataille la. Des deux cotes nous avons le quine. VIII. 9 = 380 La corvette n'etait presque plus qu'une epave. Dans la bleme clarte eparse, dans la noirceur des nuees, dans les mobilites confuses de l'horizon, dans les mysterieux froncements des vagues, il y avait une solennite sepulcrale. Excepte le vent soufflant d'un souffle hostile, tout se taisait. La catastrophe sortait du gouffre avec majeste. Elle ressemblait plutot a une apparition qu'a une attaque. Rien ne bougeait dans les rochers, rien ne remuait dans les navires. C'etait on ne sait quel colossal silence. Avait-on affaire a quelque chose de reel? On eut dit un reve passant sur la mer. Les legendes ont de ces visions; la corvette etait en quelque sorte entre l'ecueil demon et la flotte fantome. Le comte du Boisberthelot donna a demi-voix des ordres a La Vieuville qui descendit dans la batterie, puis le capitaine saisit sa longue-vue et vint se placer a l'arriere a cote du pilote. Tout l'effort de Gacquoil etait de maintenir la corvette debout au flot; car, prise de cote par le vent et par la mer, elle eut inevitablement chavire. --Pilote, dit le capitaine, ou sommes-nous? --Sur les Minquiers. --De quel cote? --Du mauvais. --Quel fond? --Roche criarde. --Peut-on s'embosser? --On peut toujours mourir, dit le pilote. Le capitaine dirigea sa lunette d'approche vers l'ouest et examina les Minquiers; puis il la tourna vers l'est et considera les voiles en vue. Le pilote continua, comme se parlant a lui-meme: --C'est les Minquiers. Cela sert de reposoir a la mouette rieuse quand elle s'en va de Hollande et au grand goeland a manteau noir. Cependant le capitaine avait compte les voiles. Il y avait bien en effet huit navires correctement disposes et dressant sur l'eau leur profil de guerre. On apercevait au centre la haute stature d'un vaisseau a trois ponts. Le capitaine questionna le pilote. --Connaissez-vous ces voiles? --Certes! repondit Gacquoil. --Qu'est-ce? --C'est l'escadre. --De France. --Du diable. Il y eut un silence. Le capitaine reprit: --Toute la croisiere est-elle la? --Pas toute. En effet, le 2 avril, Valaze avait annonce a la Convention que dix fregates et six vaisseaux de ligne croisaient dans la Manche. Ce souvenir revint a l'esprit du capitaine. --Au fait, dit-il, l'escadre est de seize batiments. Il n'y en a ici que huit. --Le reste, dit Gacquoil, traine par la-bas sur toute la cote, et espionne. Le capitaine, tout en regardant a travers sa longue-vue, murmura: --Un vaisseau a trois ponts, deux fregates de premier rang, cinq de deuxieme rang. --Mais moi aussi, grommela Gacquoil, je les ai espionnes. --Bons batiments, dit le capitaine. J'ai un peu commande tout cela. --Moi, dit Gacquoil, je les ai vus de pres. Je ne prends pas l'un pour l'autre. J'ai leur signalement dans la cervelle. Le capitaine passa sa longue-vue au pilote. --Pilote, distinguez-vous bien le batiment de haut bord? --Oui, mon commandant, c'est, le vaisseau _la Cote-d'Or_. --Qu'ils ont debaptise, dit le capitaine. C'etait autrefois _Les Etats-de-Bourgogne_. Un navire neuf. Cent vingt-huit canons. Il tira de sa poche un carnet et un crayon, et ecrivit sur le carnet le chiffre 128. Il poursuivit: --Pilote, quelle est la premiere voile a babord? --C'est _l'Experimentee_. --Fregate de premier rang. Cinquante-deux canons. Elle etait en armement a Brest il y a deux mois. Le capitaine marqua sur son carnet le chiffre 52. --Pilote, reprit-il, quelle est la deuxieme voile a babord? --_La Dryade_. --Fregate de premier rang. Quarante canons de dix-huit. Elle a ete dans l'Inde. Elle a une belle histoire militaire. Et il ecrivit au-dessous du chiffre 52 le chiffre 40; puis, relevant la tete: --A tribord, maintenant. --Mon commandant, ce sont toutes des fregates de second rang. Il y en a cinq. --Quelle est la premiere a partir du vaisseau? --_La Resolue_. --Trente-deux pieces de dix-huit. Et la seconde? --_Le Richemont_. --Meme force. Apres? --_L'Athee_[1] [Footnote 1: _Archive de la Marine_. Etat de la flotte en mars 1793.] --Drole de nom pour aller en mer. Apres? --_La Calypso_. --Apres? --_La Preneuse_. --Cinq fregates de trente-deux chacune. Le capitaine ecrivit au-dessous des premiers chiffres, 160. --Pilote, dit-il, vous les reconnaissez bien. --Et vous, repondit Gacquoil, vous les connaissez bien, mon commandant. Reconnaitre est quelque chose, connaitre est mieux. Le capitaine avait l'oeil fixe sur son carnet et additionnait entre ses dents. --Cent vingt-huit, cinquante-deux, quarante, cent soixante. En ce moment, La Vieuville remontait sur le pont. --Chevalier, lui cria le capitaine, nous sommes en presence de trois cent quatre-vingts pieces. --Soit, dit La Vieuville. --Vous revenez de l'inspection, La Vieuville; combien decidement avons-nous de pieces en etat de faire feu? --Neuf. --Soit, dit a son tour Boisberthelot. Il reprit la longue-vue des mains du pilote, et regarda l'horizon. Les huit navires silencieux et noirs semblaient immobiles, mais ils grandissaient. Ils se rapprochaient insensiblement. La Vieuville fit le salut militaire. --Commandant, dit La Vieuville, voici mon rapport. Je me defiais de cette corvette _Claymore_. C'est toujours ennuyeux d'etre embarque brusquement sur un navire qui ne vous connait pas ou qui ne vous aime pas. Navire anglais, traitre aux francais. La chienne de caronade l'a prouve. J'ai fait la visite. Bonnes ancres. Ce n'est pas du fer de loupe; c'est forge avec des barres soudees au martinet. Les cigales des ancres sont solides. Cables excellents, faciles a debiter, ayant la longueur d'ordonnance, cent vingt brasses. Force munitions. Six canonniers morts. Cent soixante-onze coups a tirer par piece. --Parce qu'il n'y a plus que neuf pieces, murmura le capitaine. Boisberthelot braqua sa longue-vue sur l'horizon. La lente approche de l'escadre continuait. Les caronades ont un avantage, trois hommes suffisent pour les manoeuvrer; mais elles ont un inconvenient, elles portent moins loin et tirent moins juste que les canons. Il fallait donc laisser arriver l'escadre a portee de caronade. Le capitaine donna ses ordres a voix basse. Le silence se fit dans le navire. On ne sonna point le branle-bas, mais on l'executa. La corvette etait aussi hors de combat contre les hommes que contre les flots. On tira tout le parti possible de ce reste d'un navire de guerre. On accumula pres des drosses, sur le passavant, tout ce qu'il y avait d'aussieres et de grelins de rechange pour raffermir au besoin la mature. Ou mit en ordre le poste des blesses. Selon la mode navale d'alors, on bastingua le pont, ce qui est une garantie contre les balles, mais non contre les boulets. On apporta les passe-balles, bien qu'il fut un peu tard pour verifier les calibres; mais on n'avait pas prevu tant d'incidents. Chaque matelot recut une giberne et mit dans sa ceinture une paire de pistolets et un poignard. On plia les branles; on pointa l'artillerie; on prepara la mousqueterie; on disposa les haches et les grappins; on tint pretes les soutes a gargousses et les soutes a boulets; ou ouvrit la soute aux poudres. Chaque homme prit son poste. Tout cela sans dire une parole et comme dans la chambre d'un mourant. Ce fut rapide et lugubre. Puis on embossa la corvette. Elle avait six ancres comme une fregate. On les mouilla toutes les six; l'ancre de veille a l'avant, l'ancre de toue a l'arriere, l'ancre de flot du cote du large, l'ancre de jusant du cote des brisants, l'ancre d'affourche a tribord, et la maitresse-ancre a babord. Le neuf caronades qui restaient vivantes furent mises en batterie toutes les neuf d'un seul cote, du cote de l'ennemi. L'escadre, non moins silencieuse, avait, elle aussi, complete sa manoeuvre. Les huit batiments formaient maintenant un demi-cercle dont les Minquiers faisaient la corde. _La Claymore_, enfermee dans ce demi-cercle, et d'ailleurs garrottee par ses propres ancres, etait adossee a l'ecueil, c'est-a-dire au naufrage. C'etait comme une meute autour d'un sanglier, ne donnant pas de voix, mais montrant les dents. Il semblait de part et d'autre qu'on s'attendait. Les canonniers de _la Claymore_ etaient a leurs pieces. Boisberthelot dit a La Vieuville: --Je tiendrais a commencer le feu. --Plaisir de coquette, dit La Vieuville. IX. QUELQU'UN ECHAPPE Le passager n'avait pas quitte le pont, il observait tout, impassible. Boisberthelot s'approcha de lui. --Monsieur, lui dit-il, les preparatifs sont faits. Nous voila maintenant cramponnes a notre tombeau, nous ne lacherons pas prise. Nous sommes prisonniers de l'escadre ou de l'ecueil. Nous rendre a l'ennemi ou sombrer dans les brisants, nous n'avons pas d'autre choix. Il nous reste une ressource, mourir. Combattre vaut mieux que naufrager. J'aime mieux etre mitraille que noye; en fait de mort, je prefere le feu a l'eau. Mais mourir, c'est notre affaire a nous autres, ce n'est pas la votre, a vous. Vous etes l'homme choisi par les princes, vous avez une grande mission, diriger la guerre de Vendee. Vous de moins, c'est peut-etre la monarchie perdue; vous devez donc vivre. Notre honneur a nous est de rester ici, le votre est d'en sortir. Vous allez, mon general, quitter le navire. Je vais vous donner un homme et un canot. Gagner la cote par un detour n'est pas impossible. Il n'est pas encore jour. Les lames sont hautes, la mer est obscure, vous echapperez. Il y a des cas ou fuir, c'est vaincre. Le vieillard fit, de sa tete severe, un grave signe d'acquiescement. Le comte du Boisberthelot eleva la voix. --Soldats et matelots! cria-t-il. Tous les mouvements s'arreterent, et, de tous les points du navire, les visages se tournerent vers le capitaine. Il poursuivit: --L'homme qui est parmi nous represente le roi. Il nous est confie, nous devons le conserver. Il est necessaire au trone de France; a defaut d'un prince, il sera, c'est du moins notre attente, le chef de la Vendee. C'est un grand officier de guerre. Il devait aborder en France avec nous, il faut qu'il y aborde sans nous. Sauver la tete, c'est tout sauver. --Oui! oui! oui! crierent toutes les voix de l'equipage. Le capitaine continua: --Il va courir, lui aussi, de serieux dangers. Atteindre la cote n'est pas aise. Il faudrait que le canot fut grand pour affronter la haute mer, et il faut qu'il soit petit pour echapper a la croisiere. Il s'agit d'aller atterrir a un point quelconque, qui soit sur, et plutot du cote de Fougeres que du cote de Coutances. Il faut un matelot solide, bon rameur et, bon nageur; qui soit du pays et qui connaisse les passes. Il y a encore assez de nuit pour que le canot puisse s'eloigner de la corvette sans etre apercu. Et puis, il va avoir de la fumee qui achevera de le cacher. Sa petitesse l'aidera a se tirer des bas-fonds. Ou la panthere est prise, la belette echappe. Il n'y a pas d'issue pour nous, il y en a pour lui. Le canot s'eloignera a force de rames, les navires ennemis ne le verront pas; et d'ailleurs, pendant ce temps-la, nous ici, nous allons les amuser. Est-ce dit? --Oui! oui! oui! cria l'equipage. --Il n'y a pas une minute a perdre, reprit le capitaine. Y a-t-il un homme de bonne volonte? Un matelot dans l'obscurite sortit des rangs, et dit: --Moi. X. ECHAPPE-T-IL? Quelques instants apres, un de ces petits canots qu'on appelle you-you et qui sont specialement affectes au service des capitaines s'eloignait du navire. Dans ce canot il y avait deux hommes, le vieux passager qui etait a l'arriere, et le matelot "de bonne volonte" qui etait a l'avant. La nuit etait encore tres obscure. Le matelot, conformement aux indications du capitaine, ramait vigoureusement dans la direction des Minquiers. Aucune autre issue n'etait d'ailleurs possible. On avait jete au fond du canot quelques provisions, un sac de biscuit, une longe de boeuf fume et un baril d'eau. Au moment ou le you-you prit la mer, La Vieuville, goguenard devant le gouffre, se pencha par-dessus l'etambot du gouvernail de la corvette, et ricana cet adieu au canot: --C'est bon pour s'echapper, et excellent pour se noyer. --Monsieur, dit le pilote, ne rions plus. L'ecart se fit vite et il y eut promptement bonne distance entre la corvette et le canot. Le vent et le flot etaient d'accord avec le rameur, et la petite barque fuyait rapidement, ondulant dans le crepuscule et cachee par les grands plis des vagues. Il y avait sur la mer on ne sait quelle sombre attente. Tout a coup, dans ce vaste et tumultueux silence de l'ocean, il s'eleva une voix qui, grossie par le porte-voix comme par le masque d'airain de la tragedie antique, semblait presque surhumaine. C'etait le capitaine Boisberthelot qui prenait la parole. --Marins du roi, cria-t-il, clouez le pavillon blanc au grand mat. Nous allons voir se lever notre dernier soleil. Et un coup de canon partit de la corvette. --Vive le roi! cria l'equipage. Alors on entendit au fond de l'horizon un autre cri, immense, lointain, confus, distinct pourtant: --Vive la Republique! Et un bruit pareil au bruit de trois cents foudres eclata dans les profondeurs de l'ocean. La lutte commencait. La mer se couvrit de fumee et de feu. Les jets d'ecume que font les boulets en tombant dans l'eau piquerent les vagues de tous les cotes. _La Claymore_ se mit a cracher de la flamme sur les huit navires. En meme temps toute l'escadre groupee en demi-lune autour de _la Claymore_ faisait feu de toutes ses batteries. L'horizon s'incendia. On eut dit un volcan qui sort de la mer. Le vent tordait cette immense pourpre de la bataille ou les navires apparaissaient et disparaissaient comme des spectres. Au premier plan, le squelette noir de la corvette se dessinait sur ce fond rouge. On distinguait a la pointe du grand mat le pavillon fleurdelyse. Les deux hommes qui etaient dans le canot se taisaient. La bas-fond triangulaire des Minquiers, sorte de trinacrie sous-marine, est plus vaste que l'ile entiere de Jersey: la mer le couvre; il a pour point culminant un plateau qui emerge des plus hautes marees et duquel se detachent au nord-est six puissants rochers ranges en droite ligne, qui font l'effet d'une grande muraille ecroulee ca et la. Le detroit entre le plateau et les six ecueils n'est praticable qu'aux barques d'un tres faible tirant d'eau. Au dela de ce detroit on trouve le large. Le matelot qui s'etait charge du sauvetage du canot engagea l'embarcation dans le detroit. De cette facon il mettait les Minquiers entre la bataille et le canot. Il nagea avec adresse dans l'etroit chenal, evitant les recifs a babord comme a tribord; les rochers maintenant masquaient la bataille. La lueur de l'horizon et le fracas furieux de la canonnade commencaient a decroitre, a cause de la distance qui augmentait; mais, a la continuite des detonations, on pouvait comprendre que la corvette tenait bon et qu'elle voulait epuiser, jusqu'a la derniere, ses cent quatrevingt-onze bordees. Bientot le canot se trouva dans une eau libre, hors de l'ecueil, hors de la bataille, hors de la portee des projectiles. Peu a peu le modele de la mer devenait moins sombre, les luisants brusquement noyes de noirceurs s'elargissaient, les ecumes compliquees se brisaient en jets de lumiere, des blancheurs flottaient sur les meplats des vagues. Le jour parut. Le canot etait hors de l'atteinte de l'ennemi; mais le plus difficile restait a faire. Le canot etait sauve de la mitraille, mais non du naufrage. Il etait en haute mer, coque imperceptible, sans pont, sans voile, sans mat, sans boussole, n'ayant de ressource que la rame, en presence de l'ocean et de l'ouragan, atome a la merci des colosses. Alors, dans cette immensite, dans cette solitude, levant sa face que blemissait le matin, l'homme qui etait a l'avant du canot regarda fixement l'homme qui etait a l'arriere, et lui dit: --Je suis le frere de celui que vous avez fait fusiller. LIVRE TROISIEME HALMALO I. LA PAROLE, C'EST LE VERBE Le vieillard redressa lentement la tete. L'homme qui lui parlait avait environ trente ans. Il avait sur le front le hale de la mer; ses yeux etaient etranges; c'etait le regard sagace du matelot dans la prunelle candide du paysan. Il tenait puissamment les rames dans ses deux poings. Il avait l'air doux. On voyait a sa ceinture un poignard, deux pistolets et un rosaire. --Qui etes-vous? dit le vieillard. --Je viens de vous le dire. --Qu'est-ce que vous me voulez? L'homme quitta les avirons, croisa les bras et repondit: --Vous tuer. --Comme vous voudrez, dit le vieillard. L'homme haussa la voix. --Preparez-vous. --A quoi? --A mourir. --Pourquoi? demanda le vieillard. Il y eut un silence. L'homme sembla un moment comme interdit de la question. Il reprit: --Je dis que je veux vous tuer. --Et je vous demande pourquoi. Un eclair passa dans les yeux du matelot. --Parce que vous avez tue mon frere. Le vieillard repartit avec calme: --J'ai commence par lui sauver la vie. --C'est vrai. Vous l'avez sauve d'abord et tue ensuite. --Ce n'est pas moi qui l'ai tue. --Qui donc l'a tue? --Sa faute. Le matelot, beant, regarda le vieillard; puis ses sourcils reprirent leur froncement farouche. --Comment vous appelez-vous? dit le vieillard. --Je m'appelle Halmalo, mais vous n'avez pas besoin de savoir mon nom pour etre tue par moi. En ce moment le soleil se leva. Un rayon frappa le matelot en plein visage et eclaira vivement cette figure sauvage. Le vieillard le considerait attentivement. La canonnade, qui se prolongeait toujours, avait maintenant des interruptions et des saccades d'agonie. Une vaste fumee s'affaissait sur l'horizon. Le canot, que ne maniait plus le rameur, allait a la derive. Le matelot saisit de sa main droite un des pistolets de sa ceinture et de sa main gauche son chapelet. Le vieillard se dressa debout. --Tu crois en Dieu? dit-il. --Notre Pere qui est au ciel, repondit le matelot. Et il fit le signe de la croix. --As-tu ta mere? --Oui. Il fit un deuxieme signe de croix. Puis il reprit: --C'est dit. Je vous donne une minute, monseigneur. Et il arma le pistolet. --Pourquoi m'appelles-tu monseigneur? --Parce que vous etes un seigneur. Cela se voit. --As-tu un seigneur, toi? --Oui. Et un grand. Est-ce qu'on vit sans seigneur? --Ou est-il? --Je ne sais pas. Il a quitte le pays. Il s'appelle monsieur le marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince en Bretagne; il est le seigneur des Sept-Forets. Je ne l'ai jamais vu, ce qui ne l'empeche pas d'etre mon maitre. --Et si tu le voyais, lui obeirais-tu? --Certes. Je serais donc un paien, si je ne lui obeissais pas! on doit obeissance a Dieu, et puis au roi qui est comme Dieu, et puis au seigneur qui est comme le roi. Mais ce n'est pas tout ca, vous avez tue mon frere, il faut que je vous tue. Le vieillard repondit: --D'abord, j'ai tue ton frere, j'ai bien fait. Le matelot crispa son poing sur son pistolet. --Allons, dit-il. --Soit, dit le vieillard. Et, tranquille, il ajouta: --Ou est le pretre? Le matelot le regarda. --Le pretre? --Oui, le pretre. J'ai donne un pretre a ton frere. Tu me dois un pretre. --Je n'en ai pas, dit le matelot. Et il continua: --Est-ce qu'on a des pretres en pleine mer? On entendait les detonations convulsives du combat de plus en plus lointain. --Ceux qui meurent la-bas ont le leur, dit le vieillard. --C'est vrai, murmura le matelot. Ils ont monsieur l'aumonier. Le vieillard poursuivit: --Tu perds mon ame, ce qui est grave. Le matelot baissa la tete, pensif. --Et en perdant mon ame, reprit le vieillard, tu perds la tienne. Ecoute. J'ai pitie de toi. Tu feras ce que tu voudras. Moi, j'ai fait mon devoir tout a l'heure, d'abord en sauvant la vie a ton frere et ensuite en la lui otant, et je fais mon devoir a present en tachant de sauver ton ame. Reflechis. Cela te regarde. Entends-tu les coups de canon dans ce moment-ci? Il y a la des hommes qui perissent, il y a la des desesperes qui agonisent, il y a la des maris qui ne reverront plus leur femme, des peres qui ne reverront plus leur enfant, des freres qui, comme toi, ne reverront plus leur frere. Et par la faute de qui? par la faute de ton frere a toi. Tu crois en Dieu, n'est-ce pas? Eh bien, tu sais que Dieu souffre en ce moment; Dieu souffre dans son fils tres chretien le roi de France qui est enfant comme l'enfant Jesus et qui est en prison dans la tour du Temple; Dieu souffre dans son eglise de Bretagne; Dieu souffre dans ses cathedrales insultees, dans ses evangiles dechires, dans ses maisons de priere violees; Dieu souffre dans ses pretres assassines. Qu'est-ce que nous venions faire, nous, dans ce navire qui perit en ce moment? Nous venions secourir Dieu. Si ton frere avait ete un bon serviteur, s'il avait fidelement fait son office d'homme sage et utile, le malheur de la canonnade ne serait pas arrive, la corvette n'eut pas ete desemparee, elle n'eut pas manque sa route, elle ne fut pas tombee dans cette flotte de perdition, et nous debarquerions a cette heure en France, tous, en vaillants hommes de guerre et de mer que nous sommes, sabre au poing, drapeau blanc deploye, nombreux, contents, joyeux, et nous viendrions aider les braves paysans de Vendee a sauver la France, a sauver le roi, a sauver Dieu. Voila ce que nous venions faire, voila ce que nous ferions. Voila ce que, moi, le seul qui reste, je viens faire. Mais tu t'y opposes. Dans cette lutte des impies contre les pretres, dans cette lutte des regicides contre le roi, dans cette lutte de Satan contre Dieu, tu es pour Satan. Ton frere a ete le premier auxiliaire du demon, tu es le second. Il a commence, tu acheves. Tu es pour les regicides contre le trone, tu es pour les impies contre l'eglise. Tu otes a Dieu sa derniere ressource. Parce que je ne serai point la, moi qui represente le roi, les hameaux vont continuer de bruler, les familles de pleurer, les pretres de saigner, la Bretagne de souffrir, et le roi d'etre en prison, et Jesus-Christ d'etre en detresse. Et qui aura fait cela? Toi. Va, c'est ton affaire. Je comptais sur toi pour tout le contraire. Je me suis trompe. Ah oui, c'est vrai, tu as raison, j'ai tue ton frere. Ton frere avait ete courageux, je l'ai recompense; il avait ete coupable, je l'ai puni. Il avait manque a son devoir, je n'ai pas manque au mien. Ce que j'ai fait, je le ferais encore. Et, je le jure par la grande sainte Anne d'Auray qui nous regarde, en pareil cas, de meme que j'ai fait fusiller ton frere, je ferais fusiller mon fils. Maintenant, tu es le maitre. Oui, je te plains. Tu as menti a ton capitaine. Toi, chretien, tu es sans foi; toi, breton, tu es sans honneur; j'ai ete confie a ta loyaute et accepte par ta trahison; tu donnes ma mort a ceux a qui tu as promis ma vie. Sais-tu qui tu perds ici? C'est toi. Tu prends ma vie au roi et tu donnes ton eternite au demon. Va, commets ton crime, c'est bien. Tu fais bon marche de ta part de paradis. Grace a toi, le diable vaincra, grace a toi, les eglises tomberont, grace a toi, les paiens continueront de fondre les cloches et d'en faire des canons; on mitraillera les hommes avec ce qui sauvait les ames. En ce moment ou je parle, la cloche qui a sonne ton bapteme tue peut-etre ta mere. Va, aide le demon. Ne t'arrete pas. Oui, j'ai condamne ton frere, mais, sache cela, je suis un instrument de Dieu. Ah! tu juges les moyens de Dieu! tu vas donc te mettre a juger la foudre qui est dans le ciel? Malheureux, tu seras juge par elle. Prends garde a ce que tu vas faire. Sais-tu seulement si je suis en etat de grace! Non. Va tout de meme. Fais ce que tu voudras. Tu es libre de me jeter en enfer et de t'y jeter avec moi. Nos deux damnations sont dans ta main. Le responsable devant Dieu, ce sera toi. Nous sommes seuls et face a face dans l'abime. Continue, termine, acheve. Je suis vieux et tu es jeune, je suis sans armes et tu es arme; tue-moi. Pendant que le vieillard, debout, d'une voix plus haute que le bruit de la mer, disait ces paroles, les ondulations de la vague le faisaient apparaitre tantot dans l'ombre, tantot dans la lumiere; le matelot etait devenu livide; de grosses gouttes de sueur lui tombaient du front; il tremblait comme la feuille; par moments il baisait son rosaire; quand le vieillard eut fini, il jeta son pistolet et tomba a genoux. --Grace, monseigneur! pardonnez-moi! cria-t-il; vous parlez comme le bon Dieu. J'ai tort. Mon frere a eu tort. Je ferai tout pour reparer son crime. Disposez de moi Ordonnez. J'obeirai. --Je te fais grace, dit le vieillard. II. MEMOIRE DE PAYSAN VAUT SCIENCE DE CAPITAINE Les provisions qui etaient dans le canot ne furent pas inutiles. Les deux fugitifs, obliges a de longs detours, mirent trente-six heures a atteindre la cote. Ils passerent une nuit en mer; mais la nuit fut belle, avec trop de lune cependant pour des gens qui cherchaient a se derober. Ils durent d'abord s'eloigner de France et gagner le large vers Jersey. Ils entendirent la supreme canonnade de la corvette foudroyee, comme on entend le dernier rugissement du lion que les chasseurs tuent dans les bois. Puis le silence se fit sur la mer. Cette corvette _la Claymore_ mourut de la meme facon que _le Vengeur_: mais la gloire l'a ignore. On n'est pas heros contre son pays. Halmalo etait un marin surprenant. Il fit des miracles de dexterite et d'intelligence; cette improvisation d'un itineraire a travers les ecueils, les vagues et le guet de l'ennemi fut un chef-d'oeuvre. Le vent avait decru et la mer etait devenue maniable. Halmalo evita les Caux des Minquiers, contourna la Chaussee-aux-Boeufs, s'y abrita, afin de prendre quelques heures de repos dans la petite crique qui s'y fait au nord a mer basse, et, redescendant au sud, trouva moyen de passer entre Granville et les iles Chausey sans etre apercu ni de la vigie de Chausey ni de la vigie de Granville. Il s'engagea dans la baie de Saint-Michel, ce qui etait hardi a cause du voisinage de Cancale, lieu d'ancrage de la croisiere. Le soir du second jour, environ une heure avant le coucher du soleil, il laissa derriere lui le mont Saint-Michel, et vint atterrir a une greve qui est toujours deserte, parce qu'elle est dangereuse; on s'y enlise. Heureusement la maree etait haute. Halmalo poussa l'embarcation le plus avant qu'il put, tata le sable, le trouva solide, y echoua le canot et sauta a terre. Le vieillard apres lui enjamba le bord et examina l'horizon. --Monseigneur, dit Halmalo, nous sommes ici a l'embouchure du Couesnon. Voila Beauvoir a tribord et Huisnes a babord. Le clocher devant nous, c'est Ardevon. Le vieillard se pencha dans le canot, y prit un biscuit qu'il mit dans sa poche, et dit a Halmalo: --Prends le reste. Halmalo mit dans le sac ce qui restait de viande avec ce qui restait de biscuit, et chargea le sac sur son epaule. Cela fait, il dit: --Monseigneur, faut-il vous conduire ou vous suivre? --Ni l'un ni l'autre. Halmalo stupefait regarda le vieillard. Le vieillard continua: --Halmalo, nous allons nous separer. Etre deux ne vaut rien. Il faut etre mille, ou seul. Il s'interrompit et tira d'une de ses poches un noeud de soie verte, assez pareil a une cocarde, au centre duquel etait brodee une fleur de lys en or. Il reprit: --Sais-tu lire? --Non. --C'est bien. Un homme qui lit, ca gene. As-tu bonne memoire? --Oui. --C'est bien. Ecoute, Halmalo. Tu vas prendre a droite et moi a gauche. J'irai du cote de Fougeres, toi du cote de Bazouges. Garde ton sac qui te donne l'air d'un paysan. Cache tes armes. Coupe-toi un baton dans les haies. Rampe dans les seigles qui sont hauts. Glisse-toi derriere les clotures. Enjambe les echaliers pour aller a travers champs. Laisse a distance les passants. Evite les chemins et les ponts. N'entre pas a Pontorson. Ah! tu auras a traverser le Couesnon. Comment le passeras-tu? --A la nage. --C'est bien. Et puis il y a un gue. Sais-tu ou il est? --Entre Ancey et Vieux-Viel. --C'est bien. Tu es vraiment du pays. --Mais la nuit vient. Ou monseigneur couchera-t-il? --Je me charge de moi. Et toi, ou coucheras-tu? --Il y a des emousses. Avant d'etre matelot, j'ai ete paysan. --Jette ton chapeau de marin qui te trahirait. Tu trouveras bien quelque part une carapousse. --Oh! un tapabor, cela se trouve partout. Le premier pecheur venu me vendra le sien. --C'est bien. Maintenant, ecoute. Tu connais les bois? --Tous. --De tout le pays? --Depuis Noirmoutier jusqu'a Laval. --Connais-tu aussi les noms? --Je connais les bois, je connais les noms, je connais tout. --Tu n'oublieras rien? --Rien. --C'est bien. A present, attention. Combien peux-tu faire de lieues par jour? --Dix, quinze, dix-huit. Vingt, s'il le faut. --Il le faudra. Ne perds pas un mot de ce que je vais te dire. Tu iras au bois de saint-Aubin. --Pres de Lamballe? --Oui. Sur la lisiere du ravin qui est entre Saint-Rieul et Pledeliac il a un gros chataignier. Tu t'arreteras la. Tu ne verras personne. --Ce qui n'empeche pas qu'il y aura quelqu'un. Je sais. --Tu feras l'appel. Sais-tu faire l'appel? Halmalo enfla ses joues, se tourna du cote de la mer, et l'on entendit le hou-hou de la chouette. On eut dit que cela venait des profondeurs nocturnes. C'etait ressemblant et sinistre. --Bien, dit le vieillard. Tu en es. Il tendit a Halmalo le noeud de soie verte. --Voici mon noeud de commandement. Prends-le. Il importe que personne encore ne sache mon nom. Mais ce noeud suffit. La fleur de lys a ete brodee par Madame Royale dans la prison du Temple. Halmalo mit un genou en terre. Il recu avec un tremblement le noeud fleurdelyse, et en approcha ses levres puis s'arretant, comme effraye de ce baiser: --Le puis-je? demanda-t-il. --Oui, puisque tu baises le crucifix. Halmalo baisa la fleur de lys. --Releve-toi, dit le vieillard. Halmalo se releva et mit le noeud dans sa poitrine. Le vieillard poursuivit: -Ecoute bien ceci. Voici l'ordre: _Insurgez-vous. Pas de quartier._ Donc, sur la lisiere du bois de Saint-Aubin tu feras l'appel. Tu le feras trois fois. A la troisieme fois tu verras un homme sortir de terre. --D'un trou sous les arbres. Je sais. --Cet homme, c'est Planchenault, qu'on appelle aussi Coeur-de-Roi. Tu lui montreras ce noeud. Il comprendra. Tu iras ensuite, par des chemins que tu inventeras, au bois d'Astille; tu y trouveras un homme cagneux qui est surnomme Mousqueton, et qui ne fait misericorde a personne. Tu lui diras que je l'aime, et qu'il mette en branle ses paroisses. Tu iras ensuite au bois de Couesbon qui est a une lieue de Ploermel. Tu feras l'appel de la chouette; un homme sortira d'un trou; c'est M. Thuault, senechal de Ploermel, qui a ete de ce qu'on appelle l'assemblee constituante, mais du bon cote. Tu lui diras d'armer le chateau de Couesbon, qui est au marquis de Guer, emigre. Ravins, petits bois, terrain inegal, bon endroit. M. Thuault est un homme droit et d'esprit. Tu iras ensuite a Saint-Ouen-les-Toits, et tu parleras a Jean Chouan, qui est a mes yeux le vrai chef. Tu iras ensuite an bois de Ville-Anglose, tu y verras Guitter, qu'on appelle Saint-Martin, tu lui diras d'avoir l'oeil sur un certain Courmesnil, qui est gendre du vieux Goupil de Prefeln et qui mene la jacobiniere d'Argentan. Retiens bien tout. Je n'ecris rien parce qu'il ne faut rien ecrire. La Rouarie a ecrit une liste; cela a tout perdu. Tu iras ensuite au bois de Rougefeu ou est Mielette qui saute par-dessus les ravins en s'arc-boutant sur une longue perche. --Cela s'appelle une ferte. --Sais-tu t'en servir? --Je ne serais donc pas breton et je ne serais donc pas paysan? La ferte, c'est notre amie. Elle agrandit nos bras et allonge nos jambes. --C'est-a-dire qu'elle rapetisse l'ennemi et raccourcit le chemin. Bon engin. --Une fois, avec ma ferte, j'ai tenu tete a trois gabelous qui avaient des sabres. --Quand ca? --Il y a dix ans. --Sous le roi? --Mais oui. --Tu t'es donc battu sous le roi? --Mais oui. --Contre qui? --Ma foi, je ne sais pas. J'etais faux-saulnier. --C'est bien. --On appelait cela se battre contre les gabelles. Les gabelles, est-ce que c'est la meme chose que le roi? --Oui. Non. Mais il n'est pas necessaire que tu comprennes cela. --Je demande pardon a monseigneur d'avoir fait une question a monseigneur. --Continuons. Connais-tu la Tourgue? --Si je connais la Tourgue? j'en suis. --Comment? --Oui, puisque je suis de Parigue. --En effet, la Tourgue est voisine de Parigue. Si je connais la Tourgue? le gros chateau rond qui est le chateau de famille de mes seigneurs! Il y a une grosse porte de fer qui separe le batiment neuf du batiment vieux et qu'on n'enfoncerait pas avec du canon. C'est dans le batiment neuf qu'est le fameux livre sur saint Barthelemy qu'on venait voir par curiosite. Il y a des grenouilles dans l'herbe. J'ai joue tout petit avec ces grenouilles-la. Et la passe souterraine! je la connais. Il n'y a peut-etre plus que moi qui la connaisse. --Quelle passe souterraine? Je ne sais pas ce que tu veux dire. --C'etait pour autrefois, dans les temps, quand la Tourgue etait assiegee. Les gens du dedans pouvaient se sauver dehors en passant par un passage sous terre qui va aboutir a la foret. --En effet, il y a un passage souterrain de ce genre au chateau de la Jupelliere, et au chateau de la Hunaudaye, et a la tour de Campeon; mais il n'y a rien de pareil a la Tourgue. --Si fait, monseigneur. Je ne connais pas ces passages-la dont monseigneur parle. Je ne connais que celui de la Tourgue, parce que je suis du pays. Et encore, il n'y a guere que moi qui sache cette passe-la. On n'en parlait pas. C'etait defendu, parce que ce passage avait servi du temps des guerres de M. de Rohan. Mon pere savait le secret et il me l'a montre. Je connais le secret pour entrer et le secret pour sortir. Si je suis dans la foret, je puis aller dans la tour, et si je suis dans la tour, je puis aller dans la foret. Sans qu'on me voie. Et quand les ennemis entrent, il n'y a plus personne. Voila ce que c'est que la Tourgue. Ah! je la connais. Le vieillard demeura un moment silencieux. --Tu te trompes evidemment; s'il y avait un tel secret, je le saurais. --Monseigneur, j'en suis sur. Il y a une pierre qui tourne. --Ah bon! Vous autres paysans, vous croyez aux pierres qui tournent, aux pierres qui chantent, aux pierres qui vont boire la nuit au ruisseau d'a cote. Tas de contes. --Mais puisque je l'ai fait tourner, la pierre... --Comme d'autres l'ont entendue chanter. Camarade, la Tourgue est une bastille sure et forte, facile a defendre; mais celui qui compterait sur une issue souterraine pour s'en tirer serait naif. --Mais, monseigneur... Le vieillard haussa les epaules. --Ne perdons pas de temps. Parlons de nos affaires. Ce ton peremptoire coupa court a l'insistance de Halmalo. Le vieillard reprit: --Poursuivons. Ecoute. De Rougefeu tu iras au bois de Montchevrier, ou est Benedicite, qui est le chef des Douze. C'est encore un bon. Il dit son _Benedicite_ pendant qu'il fait arquebuser les gens. En guerre, pas de sensiblerie. De Montchevrier, tu iras... Il s'interrompit. --J'oubliais l'argent. Il prit dans sa poche et mit dans la main de Halmalo une bourse et un portefeuille. --Voila dans ce portefeuille trente mille francs en assignats, quelque chose comme trois livres dix sous; il faut dire que les assignats sont faux, mais les vrais valent juste autant; et voici dans cette bourse, attention, cent louis en or. Je te donne tout ce que j'ai. Je n'ai plus besoin de rien ici. D'ailleurs, il vaut mieux qu'on ne puisse pas trouver d'argent sur moi. Je reprends. De Montchevrier, tu iras a Antrain, ou tu verras M. de Frotte; d'Antrain, a la Jupelliere, ou tu verras M. de Rochecotte; de la Jupelliere, a Noirieux, ou tu verras l'abbe Baudouin. Te rappelleras-tu tout cela? --Comme mon _Pater_. --Tu verras M. Dubois-Guy a Saint-Brice-en-Cogle, M. de Turpin a Morannes, qui est un bourg fortifie, et le prince de Talmont a Chateau-Gonthier. --Est-ce qu'un prince me parlera? --Puisque je te parle. Halmalo ota son chapeau. --Tout le monde te recevra bien en voyant cette fleur de lys de Madame. N'oublie pas qu'il faut que tu ailles dans des endroits ou il y a des montagnards et des patauds. Tu te deguiseras. C'est facile. Ces republicains sont si betes, qu'avec un habit bleu, un chapeau a trois cornes et une cocarde tricolore on passe partout. Il n'y a plus de regiments, il n'y a plus d'uniformes, les corps n'ont pas de numeros; chacun met la guenille qu'il veut. Tu iras a Saint-Mherve. Tu y verras Gaulier, dit Grand-Pierre. Tu iras au cantonnement de Parne ou sont les hommes aux visages noircis. Ils mettent du gravier dans leurs fusils et double charge de poudre pour faire plus de bruit; ils font bien. Mais surtout dis-leur de tuer, de tuer, de tuer. Tu iras au camp de la Vache-Noire qui est sur une hauteur au milieu du bois de la Charnie, puis au camp de l'Avoine, puis au camp Vert, puis au camp des Fourmis. Tu iras au Grand-Bordage, qu'on appelle aussi le Haut-des-Pres, et qui est habite par une veuve dont Treton, dit l'Anglais, a epouse la fille. Le Grand-Bordage est dans la paroisse de Quelaines. Tu visiteras Epineux-le-Chevreuil, Sille-le-Guillaume, Parannes, et tous les hommes qui sont dans tous les bois. Tu auras des amis, et tu les enverras sur la lisiere du Haut et du Bas Maine; tu verras Jean Treton dans la paroisse de Vaisges, Sans-Regret au Bignon, Chambord a Bonchamps, les freres Corbin a Maisoncelles, et le Petit-Sans-Peur a Saint-Jean-sur-Erve. C'est le meme qui s'appelle Bourdoiseau. Tout cela fait, et le mot d'ordre, _Insurgez-vous, Pas de quartier_, donne partout, tu joindras la grande armee, l'armee catholique et royale, ou elle sera. Tu verras MM. d'Elbee, de Lescure, de La Rochejaquelein, ceux des chefs qui vivront alors. Tu leur montreras mon noeud de commandement. Ils savent ce que c'est. Tu n'es qu'un matelot, mais Cathelineau n'est qu'un charretier. Tu leur diras de ma part ceci: Il est temps de faire les deux guerres ensemble; la grande et la petite. La grande fait plus de tapage, la petite plus de besogne. La Vendee est bonne, la Chouannerie est pire; et en guerre civile, c'est la pire qui est la meilleure. La bonte d'une guerre se juge a la quantite de mal qu'elle fait. Il s'interrompit. --Halmalo, je te dis tout cela. Tu ne comprends pas les mots, mais tu comprends les choses. J'ai pris confiance en toi en te voyant manoeuvrer le canot; tu ne sais pas la geometrie et tu fais des mouvements de mer surprenants; qui sait mener une barque peut piloter une insurrection; a la facon dont tu as manie l'intrigue de la mer, j'affirme que tu te tireras bien de toutes mes commissions. Je reprends. Tu diras donc ceci aux chefs, a peu pres, comme tu pourras, mais ce sera bien; J'aime mieux la guerre des forets que la guerre des plaines; je ne tiens pas a aligner cent mille paysans sous la mitraille des soldats bleus et sous l'artillerie de monsieur Carnot; avant un mois je veux avoir cinq cent mille tueurs embusques dans les bois. L'armee republicaine est mon gibier. Braconner, c'est guerroyer. Je suis le stratege des broussailles. Bon, voila encore un mot que tu ne saisiras pas, c'est egal, tu saisiras ceci: Pas de quartier! et des embuscades partout! Je veux faire plus de Chouannerie que de Vendee. Tu ajouteras que les anglais sont avec nous. Prenons la republique entre deux feux. L'Europe nous aide. Finissons-en avec la revolution. Les rois lui font la guerre des royaumes, faisons-lui la guerre des paroisses. Tu diras cela. As-tu compris? --Oui. Il faut tout mettre a feu et a sang. --C'est ca. --Pas de quartier. --A personne. C'est ca. --J'irai partout. --Et prends garde. Car dans ce pays-ci on est facilement un homme mort. --La mort, cela ne me regarde point. Qui fait son premier pas use peut-etre ses derniers souliers. --Tu es un brave. --Et si l'on me demande le nom de monseigneur? --On ne doit pas le savoir encore. Tu diras que tu ne le sais pas, et ce sera la verite. --Ou reverrai-je monseigneur? --Ou je serai. --Comment le saurai-je? --Parce que tout le monde le saura. Avant huit jours on parlera de moi, je ferai des exemples, je vengerai le roi et la religion, et tu reconnaitras bien que c'est de moi qu'on parle. --J'entends. --N'oublie rien. --Soyez tranquille. --Pars maintenant. Que Dieu te conduise. Va. --Je ferai tout ce que vous m'avez dit. J'irai. Je parlerai. J'obeirai. Je commanderai. --Bien. --Et si je reussis.... --Je te ferai chevalier de Saint-Louis. --Comme mon frere. Et si je ne reussis pas, vous me ferez fusiller. --Comme ton frere. --C'est dit, monseigneur. Le vieillard baissa la tete et sembla tomber dans une severe reverie. Quand il releva les yeux, il etait seul. Halmalo n'etait plus qu'un point noir s'enfoncant dans l'horizon. Le soleil venait de se coucher. Les goelands et les mouettes a capuchon rentraient; la mer, c'est dehors. On sentait dans l'espace cette espece d'inquietude qui precede la nuit; les rainettes coassaient les jaquets s'envolaient des flaques d'eau en sifflant, les mauves, les freux, les carabins, les grolles, faisaient leur vacarme du soir; les oiseaux de rivage s'appelaient; mais pas un bruit humain. La solitude etait profonde. Pas une voile dans la baie, pas un paysan dans la campagne. A perte de vue l'etendue deserte. Les grands chardons des sables frissonnaient. Le ciel blanc du crepuscule jetait sur la greve une vaste clarte livide. Au loin les etangs dans la plaine sombre ressemblaient a des plaques d'etain posees a plat sur le sol. Le vent soufflait du large. LIVRE QUATRIEME TELLMARCH I. LE HAUT DE LA DUNE Le vieillard laissa disparaitre Halmalo, puis serra son manteau de mer autour de lui, et se mit en marche. Il cheminait a pas lents, pensif. Il se dirigeait vers Huisnes, pendant que Halmalo s'en allait vers Beauvoir. Derriere lui se dressait, enorme triangle noir, avec sa tiare de cathedrale et sa cuirasse de forteresse, avec ses deux grosses tours du levant, l'une ronde, l'autre carree, qui aident la montagne a porter le poids de l'eglise et du village, le mont Saint-Michel, qui est a l'ocean ce que Cheops est au desert. Les sables mouvants de la baie du mont Saint-Michel deplacent insensiblement leurs dunes. Il y avait a cette epoque entre Huisnes et Ardevon une dune tres haute, effacee aujourd'hui. Cette dune, qu'un coup d'equinoxe a nivelee, avait cette rarete d'etre ancienne et de porter a son Sommet une pierre milliaire erigee au XIIe siecle en commemoration du concile tenu a Avranches contre les assassins de saint Thomas de Cantorbery. Du haut de cette dune on decouvrait tout le pays, et l'on pouvait s'orienter. Le vieillard marcha vers cette dune et y monta. Quand il fut sur le sommet, il s'adossa a la pierre milliaire, s'assit sur une des quatre bornes qui en marquaient les angles, et se mit a examiner l'espece de carte de geographie qu'il avait sous les pieds. Il semblait chercher une route dans un pays d'ailleurs connu. Dans ce vaste paysage, trouble a cause du crepuscule, il n'y avait de precis que l'horizon, noir sur le ciel blanc. On y apercevait les groupes de toits de onze bourgs et villages; on distinguait a plusieurs lieues de distance tous les clochers de la cote, qui sont tres hauts, afin de servir au besoin de points de repere aux gens qui sont en mer. Au bout de quelques instants, le vieillard sembla avoir trouve dans ce clair-obscur ce qu'il cherchait; son regard s'arreta sur un enclos d'arbres, de murs et de toitures, a peu pres visible au milieu de la plaine et des bois, et qui etait une metairie; il eut ce hochement de tete satisfait d'un homme qui se dit mentalement: C'est la; et il se mit a tracer avec son doigt dans l'espace l'ebauche d'un itineraire a travers les haies et les cultures. De temps en temps il examinait un objet informe et peu distinct, qui s'agitait au-dessus du toit principal de la metairie, et il semblait se demander: Qu'est-ce que c'est? Cela etait incolore et confus a cause de l'heure; ce n'etait pas une girouette puisque cela flottait, et il n'y avait aucune raison pour que ce fut un drapeau. Il etait las, il restait volontiers assis sur cette borne ou il etait, et il se laissait aller a cette sorte de vague oubli que donne aux hommes fatigues la premiere minute de repos. Il y a une heure du jour qu'on pourrait appeler l'absence de bruit, c'est l'heure sereine, l'heure du soir. On etait dans cette heure-la. Il en jouissait; il regardait, il ecoutait, quoi? la tranquillite. Les farouches eux-memes ont leur instant de melancolie. Subitement, cette tranquillite fut, non troublee, mais accentuee par des voix qui passaient; c'etaient des voix de femmes et d'enfants. Il y a parfois dans l'ombre de ces carillons de joie inattendus. On ne voyait point, a cause des broussailles, le groupe d'ou sortaient les voix, mais ce groupe cheminait au pied de la dune et s'en allait vers la plaine et la foret. Ces voix montaient claires et fraiches jusqu'au vieillard pensif; elles etaient si pres qu'il n'en perdait rien. Une voix de femme disait: --Depechons-nous, la Flecharde. Est-ce par ici? --Non, c'est par la. Et le dialogue continuait entre les deux voix, l'une haute, l'autre timide. --Comment appelez-vous cette metairie que nous habitons en ce moment? --L'Herbe-en-Pail. --En sommes-nous encore loin? --A un bon quart d'heure. --Depechons-nous d'aller manger la soupe. --C'est vrai que nous sommes en retard. --Il faudrait courir. Mais vos momes sont fatigues. Nous ne sommes que deux femmes, nous ne pouvons pas porter trois mioches. Et puis, vous en portez deja un, vous, la Flecharde. Un vrai plomb. Vous l'avez sevree, cette goinfre, mais vous la portez toujours. Mauvaise habitude. Faites-moi donc marcher ca. Ah! tant pis, la soupe sera froide. --Ah! les bons souliers que vous m'avez donnes la! On dirait qu'ils sont faits pour moi. --Ca vaut mieux que d'aller nu-pattes. --Depeche-toi donc, Rene-Jean. --C'est pourtant lui qui nous a retardees. Il faut qu'il parle a toutes les petites paysannes qu'on rencontre. Ca fait son homme. --Dame, il va sur cinq ans. --Dis-donc, Rene-Jean, pourquoi as-tu parle a cette petite dans le village? Une voix d'enfant, qui etait une voix de garcon, repondit: --Parce que c'est une que je connais. La femme reprit. --Comment! tu la connais? --Oui, repondit le petit garcon, puisqu'elle m'a donne des betes ce matin. --Voila qui est fort! s'ecria la femme, nous ne sommes dans le pays que depuis trois jours, c'est gros comme le poing, et ca vous a deja une amoureuse! Les voix s'eloignerent. Tout bruit cessa. II. AURES HABET. ET NON AUDIET Le vieillard restait immobile. Il ne pensait pas: a peine songeait-il. Autour de lui tout etait serenite, assoupissement, confiance, solitude. Il faisait grand jour encore sur la dune, mais presque nuit dans la plaine et tout a fait nuit dans les bois. La lune montait a l'orient. Quelques etoiles piquaient le bleu pale du zenith. Cet homme, bien que plein de preoccupations violentes, s'abimait dans l'inexprimable mansuetude de l'infini. Il sentait monter en lui cette aube obscure, l'esperance, si le mot esperance peut s'appliquer aux attentes de la guerre civile. Pour l'instant, il lui semblait qu'en sortant de cette mer qui venait d'etre si inexorable, et en touchant la terre, tout danger s'etait evanoui. Personne ne savait son nom, il etait seul, perdu pour l'ennemi, sans trace derriere lui, car la surface de la mer ne garde rien, cache, ignore, pas meme soupconne. Il sentait on ne sait quel apaisement supreme. Un peu plus il se serait endormi. Ce qui, pour cet homme en proie, au dedans comme au dehors, a tant de tumultes, donnait un charme etrange a cette heure calme qu'il traversait, c'etait, sur la terre comme au ciel, un profond silence. On n'entendait que le vent qui venait de la mer; mais le vent est une basse continue, et cesse presque d'etre un bruit, tant il devient une habitude. Tout a coup il se dressa debout. Son attention venait d'etre brusquement reveillee; il considera l'horizon. Quelque chose donnait a son regard une fixite particuliere. Ce qu'il regardait, c'etait le clocher de Cormeray qu'il avait devant lui au fond de la plaine. On ne sait quoi d'extraordinaire se passait en effet dans ce clocher. La silhouette de ce clocher se decoupait nettement; on voyait la tour surmontee de sa pyramide, et, entre la tour et la pyramide, la cage de la cloche, carree, a jour, sans abat-vent, et ouverte aux regards des quatre cotes, ce qui est la mode des clochers bretons. Or, cette cage apparaissait alternativement ouverte et fermee; a intervalles egaux, sa haute fenetre se dessinait toute blanche, puis toute noire; on voyait le ciel a travers, puis on ne le voyait plus; il y avait clarte, puis occultation; et l'ouverture et la fermeture se succedaient d'une seconde a l'autre avec la regularite du marteau sur l'enclume. Le vieillard avait ce clocher de Cormeray devant lui, a une distance d'environ deux lieues; il regarda a sa droite le clocher de Baguer-Pican, egalement droit sur l'horizon; la cage de ce clocher s'ouvrait et se fermait comme celle de Cormeray. Il regarda a sa gauche le clocher de Tanis; la cage du clocher de Tanis s'ouvrait et se fermait comme celle de Baguer-Pican. Il regarda tous les clochers de l'horizon l'un apres l'autre, a sa gauche les clochers de Courtils, de Precey, de Crollon et de la Croix-Avranchin; a sa droite les clochers de Raz-sur-Couesnon, de Mordrey et des Pas; en face de lui, le clocher de Pontorson. La cage de tous ces clochers etait alternativement noire et blanche. Qu'est-ce que cela voulait dire? Cela signifiait que toutes les cloches etaient en branle. Il fallait, pour apparaitre ainsi, qu'elles fussent furieusement secouees. Qu'etait-ce donc? Evidemment le tocsin. On sonnait le tocsin, on le sonnait frenetiquement, on le sonnait partout, dans tous les clochers, dans tous les villages, et l'on n'entendait rien. Cela tenait a la distance qui empechait les sons d'arriver et au vent de mer qui soufflait du cote oppose et qui emportait tous les bruits de la terre hors de l'horizon. Toutes ces cloches forcenees appelant de toutes parts, et en meme temps ce silence, rien de plus sinistre. Le vieillard regardait et ecoutait. Il n'entendait pas le tocsin, et il le voyait. Voir le tocsin, sensation etrange. A qui en voulaient ces cloches? Contre qui ce tocsin? III. UTILITE DES GROS CARACTERES Certainement, quelqu'un etait traque. Qui? Cet homme d'acier eut un fremissement. Ce ne pouvait etre lui. On n'avait pu deviner son arrivee. Il etait impossible que les representants en mission fussent deja informes; il venait a peine de debarquer. La corvette avait evidemment sombre sans qu'un homme echappat. Et dans la corvette meme, excepte Boisberthelot et La Vieuville, personne ne savait son nom. Les clochers continuaient leur jeu farouche. Il les examinait et les comptait machinalement, et sa reverie, poussee d'une conjecture a l'autre, avait cette fluctuation que donne le passage d'une securite profonde a une incertitude terrible. Pourtant, apres tout, ce tocsin pouvait s'expliquer de bien des facons, et il finissait par se rassurer en se repetant: En somme, personne ne sait mon arrivee et personne ne sait mon nom. Depuis quelques instants il se faisait un leger bruit au-dessus de lui et derriere lui. Ce bruit ressemblait au froissement d'une feuille d'arbre agitee. Il n'y prit d'abord pas garde; puis, comme le bruit persistait, on pourrait dire insistait, il finit par se retourner. C'etait une feuille en effet, mais une feuille de papier. Le vent etait en train de decoller au-dessus de sa tete une large affiche appliquee sur la pierre milliaire. Cette affiche etait placardee depuis peu de temps, par elle etait encore humide et donnait prise au vent qui s'etait mis a jouer avec elle et qui la detachait. Le vieillard avait gravi la dune du cote oppose et n'avait pas vu cette affiche en arrivant. Il monta sur la borne ou il etait assis, et posa sa main sur le coin du placard que le vent soulevait; le ciel etait serein, les crepuscules sont longs en juin; le bas de la dune etait tenebreux, mais le haut etait eclaire; une partie de l'affiche etait imprimee en grosses lettres, et il faisait encore assez de jour pour qu'on put les lire. Il lut ceci: REPUBLIQUE FRANCAISE, UNE ET INDIVISIBLE. "Nous, Prieur de la Marne, representant du peuple en mission pres de l'armee des Cotes-de-Cherbourg,--ordonnons:--Le ci-devant marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, soi-disant prince breton, furtivement debarque sur la cote de Granville, est mis hors la loi.--Sa tete est mise a prix.--Il sera paye a qui le livrera, mort ou vivant, la somme de soixante mille livres.--Cette somme ne sera point payee en assignats, mais en or.--Un bataillon de l'armee des Cotes-de-Cherbourg sera immediatement envoye a la rencontre et a la recherche du ci-devant marquis de Lantenac. --Les communes sont requises de preter main-forte.--Fait en la maison commune de Granville, le 2 juin 1793.--Signe: "PRIEUR DE LA MARNE." Au-dessous de ce nom il y avait une autre signature, qui etait en beaucoup plus petit caractere, et qu'on ne pouvait lire a cause du peu de jour qui restait. Le vieillard rabaissa son chapeau sur ses yeux, croisa sa cape de mer jusque sous son menton, et descendit rapidement la dune. Il etait evidemment inutile de s'attarder sur ce sommet eclaire. Il y avait ete peut-etre trop longtemps deja; le haut de la dune etait le seul point du paysage qui fut reste visible. Quand il fut en bas et dans l'obscurite, il ralentit le pas. Il se dirigeait dans le sens de l'itineraire qu'il s'etait trace vers la metairie, ayant probablement des raisons de securite de ce cote-la. Tout etait desert. C'etait l'heure ou il n'y a plus de passants. Derriere une broussaille, il s'arreta, defit son manteau, retourna sa veste du cote velu, rattacha a sou cou son manteau qui etait une guenille nouee d'une corde, et se remit en route. Il faisait clair de lune. Il arriva a un embranchement de deux chemins ou se dressait une vieille croix de pierre. Sur le piedestal de la croix on distinguait un carre blanc qui etait vraisemblablement une affiche pareille a celle qu'il venait de lire. Il s'en approcha. --Ou allez-vous? lui dit une voix. Il se retourna. Un homme etait la dans les haies, de haute taille comme lui, vieux comme lui, comme lui en cheveux blancs, et plus en haillons encore que lui-meme. Presque son pareil. Cet homme s'appuyait sur un long baton. L'homme reprit: --Je vous demande ou vous allez. --D'abord ou suis-je? dit-il avec un calme presque hautain. L'homme repondit: --Vous etes dans la seigneurie de Tanis, et j'en suis le mendiant, et vous en etes le seigneur. --Moi? --Oui, vous, monsieur le marquis de Lantenac. IV. LE CAIMAND Le marquis de Lantenac, nous le nommerons par son nom desormais, repondit gravement: --Soit. Livrez-moi. L'homme poursuivit: --Nous sommes tous deux chez nous ici, vous dans le chateau, moi dans le buisson. --Finissons. Faites. Livrez-moi, dit le marquis. L'homme continua: --Vous alliez a la metairie d'herbe-en-Pail, n'est-ce pas? --Oui. --N'y allez point. --Pourquoi? --Parce que les bleus y sont. --Depuis quand? --Depuis trois jours. --Les habitants de la ferme et du hameau ont-ils resiste? --Non. Ils ont ouvert toutes les portes. --Ah! dit le marquis. L'homme montra du doigt le toit de la metairie qu'on apercevait a quelque distance par-dessus les arbres. --Voyez-vous le toit, monsieur le marquis? --Oui. --Voyez-vous ce qu'il y a dessus? --Qui flotte? --Oui. --C'est un drapeau. --Tricolore, dit l'homme. C'etait l'objet qui avait deja attire l'attention du marquis quand il etait au haut de la dune. --Ne sonne-t-on pas le tocsin? demanda le marquis. --Oui. --A cause de quoi? --Evidemment a cause de vous. --Mais on ne l'entend pas? --C'est le vent qui empeche. L'homme continua: --Vous avez vu votre affiche? --Oui. --On vous cherche. Et, jetant un regard du cote de la metairie, il ajouta: --Il y a la un demi-bataillon. --De republicains? --Parisiens. --Eh bien, dit le marquis, marchons Et il fit un pas vers la metairie. L'homme lui saisit le bras. --N'y allez pas. --Et ou voulez-vous que j'aille? --Chez moi. Le marquis regarda le mendiant. --Ecoutez, monsieur le marquis, ce n'est pas beau chez moi, mais c'est sur. Une cabane plus basse qu'une cave. Pour plancher un lit de varech, pour plafond un toit de branches et d'herbes. Venez. A la metairie vous seriez fusille. Chez moi vous dormirez. Vous devez etre las; et demain matin les bleus se seront remis en marche, et vous irez ou vous voudrez. Le marquis considerait cet homme. --De quel cote etes-vous donc? demanda le marquis; etes-vous republicain? etes-vous royaliste? --Je suis un pauvre. --Ni royaliste, ni republicain? --Je ne crois pas. --Etes-vous pour ou contre le roi? --Je n'ai pas le temps de ca. --Qu'est-ce que vous pensez de ce qui se passe? --Je n'ai pas de quoi vivre. --Pourtant vous venez a mon secours. --J'ai vu que vous etiez hors la loi. Qu'est-ce que cela la loi? On peut donc etre dehors. Je ne comprends pas. Quant a moi, suis-je dans la loi? suis-je hors la loi? Je n'en sais rien. Mourir de faim, est-ce etre dans la loi? --Depuis quand mourez-sous de faim? --Depuis toute ma vie. --Et vous me sauvez? --Oui. --Pourquoi? --Parce que j'ai dit: Voila encore un plus pauvre que moi. J'ai le droit de respirer, lui, il ne l'a pas. --C'est vrai. Et vous me sauvez! --Sans doute. Nous voila freres, monseigneur. Je demande du pain, vous demandez la vie. Nous sommes deux mendiants. --Mais savez-vous que ma tete est mise a prix? --Oui. --Comment le savez-sous? --J'ai lu l'affiche. --Vous savez lire? --Oui. Et ecrire aussi. Pourquoi serais-je une brute? --Alors, puisque vous savez lire, et puisque vous, avez lu l'affiche, vous savez qu'un homme qui me livrerait gagnerait soixante mille francs? --Je le sais. --Pas en assignats. --Oui, je sais, en or. --Vous savez que soixante mille francs, c'est une fortune? --Oui. --Et que quelqu'un qui me livrerait ferait sa fortune? --Eh bien, apres? --Sa fortune. --C'est justement ce que j'ai pense. En vous voyant, je me suis dit: Quand je pense que quelqu'un qui livrerait cet homme-ci gagnerait soixante mille francs et ferait sa fortune! Depechons-nous de le cacher. Le marquis suivit le pauvre. Ils entrerent dans un fourre. La taniere du mendiant etait la. C'etait une sorte de chambre qu'un grand vieux chene avait laisse prendre chez lui a cet homme; elle etait creusee sous ses racines et couverte de ses branches. C'etait obscur, bas, cache, invisible. Il y avait place pour deux. --J'ai prevu que je pouvais avoir un hote, dit le mendiant. Cette espece de logis sous terre, moins rare en Bretagne qu'on ne croit, s'appelle en langue paysanne _carnichot_. Ce nom s'applique aussi a des cachettes pratiquees dans l'epaisseur des murs. C'est meuble de quelques pots, d'un grabat de paille ou de goemon lave et seche, d'une grosse couverture de creseau, et de quelques meches de suif avec un briquet et des tiges creuses de brane-ursine pour allumettes. Ils se courberent, ramperent un peu, penetrerent dans la chambre ou les gosses racines de l'arbre decoupaient des compartiments bizarres; et s'assirent sur un tas de varech sec qui etait le lit. L'intervalle de deux racines par ou l'on entrait et qui servait de porte donnait quelque clarte. La nuit etait venue, mais le regard se proportionne a la lumiere, et l'on finit par trouver toujours un peu de jour dans l'ombre. Un reflet du clair de lune blanchissait vaguement l'entree. Il y avait dans un coin une cruche d'eau, une galette de sarrasin et des chataignes. --Soupons, dit le pauvre. Ils se partagerent les chataignes, le marquis donna son morceau de biscuit, ils mordirent a la meme miche de ble noir et burent a la cruche l'un apres l'autre. Ils causerent. Le marquis se mit a interroger cet homme. --Ainsi, tout ce qui arrive ou rien, c'est pour vous la meme chose? --A peu pres. Vous etes des seigneurs, vous autres. Ce sont vos affaires. --Mais enfin, ce qui se passe... --Ca se passe la-haut. Le mendiant ajouta: --Et puis il y a des choses qui se passent encore plus haut, le soleil qui se leve, la lune qui augmente ou diminue, c'est de celles-la que je m'occupe. Il but une gorgee a la cruche, et dit: --La bonne eau fraiche! Et il reprit: --Comment trouvez-vous cette eau, monseigneur? --Comment vous appelez-vous? dit le marquis. --Je m'appelle Tellmarch, et l'on m'appelle le Caimand. --Je sais. Caimand est un mot du pays. --Qui veut dire mendiant. On me surnomme aussi le Vieux. Il poursuivit: --Voila quarante ans qu'on m'appelle le Vieux. --Quarante ans! mais vous etiez jeune. --Je n'ai jamais ete jeune. Vous l'etes toujours, vous, monsieur le marquis. Vous avez des jambes de vingt ans, vous escaladez la grande dune; moi, je commence a ne plus marcher, au bout d'un quart de lieue je suis las. Nous sommes pourtant du meme age; mais les riches, ca a sur nous un avantage, c'est que ca mange tous les jours. Manger conserve. Le mendiant, apres un silence, continua: --Les pauvres, les riches, c'est une terrible affaire. C'est ce qui produit les catastrophes. Du moins, ca me fait cet effet-la. Les pauvres veulent etre riches, les riches ne veulent pas etre pauvres. Je crois que c'est un peu la le fond. Je ne m'en mele pas. Les evenements sont les evenements. Je ne suis ni pour le creancier, ni pour le debiteur. Je sais qu'il y a une dette et qu'on la paye. Voila tout. J'aurais mieux aime qu'on ne tuat pas le roi, mais il me serait difficile de dire pourquoi. Apres ca, on me repond: Mais, autrefois, comme on vous accrochait les gens aux arbres pour rien du tout! Tenez, moi, pour un mechant coup de fusil tire a un chevreuil du roi, j'ai vu pendre un homme qui avait une femme et sept enfants. Il y a a dire des deux cotes. Il se tut encore, puis ajouta: --Vous comprenez, je ne sais pas au juste, on va, on vient, il se passe des choses: moi, je suis la sous les etoiles. Tellmarch eut encore une interruption de reverie, puis continua: --Je suis un peu rebouteux, un peu medecin, je connais les herbes, je tire parti des plantes, les paysans me voient attentif devant rien, et cela me fait passer pour sorcier. Parce que je songe, on croit que je sais. --Vous etes du pays? dit le marquis. --Je n'en suis jamais sorti. --Vous me connaissez? --Sans doute. La derniere fois que je vous ai vu, c'est a votre dernier passage, il y a deux ans. Vous etes alle d'ici en Angleterre. Tout a l'heure j'ai apercu un homme au haut de la dune. Un homme de grande taille. Les hommes grands sont rares; c'est un pays d'hommes petits, la Bretagne. J'ai bien regarde, j'avais lu l'affiche. J'ai dit: Tiens! Et quand vous etes descendu, il y avait de la lune, je vous ai reconnu. --Pourtant, moi, je ne vous connais pas. --Vous m'avez vu, mais vous ne m'avez pas vu. Et Tellmarch le Caimand ajouta: --Je vous voyais, moi. De mendiant a passant, le regard n'est pas le meme. --Est-ce que je vous avais rencontre autrefois? --Souvent, puisque je suis votre mendiant. J'etais le pauvre du bas du chemin de votre chateau. Vous m'avez dans l'occasion fait l'aumone; mais celui qui donne ne regarde pas, celui qui recoit examine et observe. Qui dit mendiant, dit espion. Mais moi, quoique souvent triste, je tache de ne pas etre un mauvais espion. Je tendais la main, vous ne voyiez que la main, et vous y jetiez l'aumone dont j'avais besoin le matin pour ne pas mourir de faim le soir. On est des fois des vingt-quatre heures sans manger. Quelquefois un sou c'est la vie. Je vous dois la vie, je vous la rends. --C'est vrai, vous me sauvez. --Oui, je vous sauve, monseigneur. Et la voix de Tellmarch devint grave. --A une condition. --Laquelle? --C'est que vous ne venez pas ici pour faire le mal. --Je viens ici pour faire le bien, dit le marquis. --Dormons, dit le mendiant. Ils se coucherent cote a cote sur le lit de varech. Le mendiant fut tout De suite endormi. Le marquis, bien que tres las, resta un moment reveur, puis, dans cette ombre, il regarda le pauvre et se coucha. Se coucher sur ce lit, c'etait se coucher sur le sol; il en profita pour coller son oreille a terre, et il ecouta. Il y avait sous la terre un sombre bourdonnement: on sait que le son se propage dans les profondeurs du sol; on entendait le bruit des cloches. Le tocsin continuait. Le marquis s'endormit. V. SIGNE GAUVAIN Quand il se reveilla, il faisait jour. Le mendiant etait debout, non dans la taniere, car on ne pouvait s'y tenir droit, mais dehors et sur le seuil. Il etait appuye sur son baton. Il avait du soleil sur son visage. Monseigneur, dit Tellmarch, quatre heures du matin viennent de sonner an clocher de Tanis. J'ai entendu les quatre coups; donc le vent a change, c'est le vent de terre. Je n'entends aucun autre bruit; donc le tocsin a cesse. Tout est tranquille dans la metairie et dans le hameau d'Herbe-en-Pail. Les bleus dorment ou sont partis. Le plus fort du danger est passe; il est sage de nous separer. C'est mon heure de m'en aller. Il designa un point de l'horizon. --Je m'en vais par la. Et il designa le point oppose. --Vous, allez-vous-en par ici. Le mendiant fit au marquis un grave salut de la main. Il ajouta en montrant ce qui restait, du souper: --Emportez des chataignes, si vous avez faim. Un moment apres, il avait disparu sous les arbres. Le marquis se leva, et s'en alla du cote que lui avait indique Tellmarch. C'etait l'heure charmante que la vieille langue paysanne normande appelle la "piperette du jour". On entendait jaser les cardrounettes et les moineaux de haie. Le marquis suivit le sentier par ou ils etaient venus la veille. Il sortit du fourre et se retrouva a l'embranchement de routes marque par la crois de pierre. L'affiche y etait, blanche et comme gaie au soleil levant. Il se rappela qu'il y avait au bas de l'affiche quelque chose qu'il n'avait pu lire la veille a cause de la finesse des lettres et du peu de jour qu'il faisait. Il alla au piedestal de la croix. L'affiche se terminait en effet, au-dessous de la signature PRIEUR DE LA MARNE, par ces deux lignes en petits caracteres: "L'identite du ci-devant marquis de Lantenac constatee, il sera immediatement passe par les armes.--Signe: _Le chef de bataillon, commandant la colonne d'expedition,_ GAUVAIN." --Gauvain! dit le marquis. Il s'arreta profondement pensif, l'oeil fixe sur l'affiche. --Gauvain! repeta-t-il. Il se remit en marche, se retourna, regarda la croix, revint sur ses pas, et lut l'affiche encore une fois. Puis il s'eloigna a pas lents. Quelqu'un qui eut ete pres de lui l'eut entendu murmurer a demi-voix: "Gauvain!" Du fond des chemins creux ou il se glissait, on ne voyait pas les toits de la metairie qu'il avait laissee a sa gauche. Il cotoyait une eminence abrupte, toute couverte d'ajoncs en fleur, de l'espece dite longue-epine. Cette eminence avait pour sommet une de ces pointes de terre qu'on appelle dans le pays une "hure". Au pied de l'eminence, le regard se perdait tout de suite sous les arbres. Les feuillages etaient comme trempes de lumiere. Toute la nature avait la joie profonde du matin. Tout a coup ce paysage fut terrible. Ce fut comme une embuscade qui eclate. On ne sait quelle trombe faite de cris sauvages et de coups de fusil s'abattit sur ces champs et ces bois pleins de rayons, et l'on vit s'elever, du cote ou etait la metairie, une grande fumee coupee de flammes claires, comme si le hameau et la ferme n'etaient plus qu'une botte de paille qui brulait. Ce fut subit et lugubre, le passage brusque du calme a la furie, une explosion de l'enfer en pleine aurore, l'horreur sans transition. On se battait du cote d'Herbe-en-Pail. Le marquis s'arreta. Il n'est personne qui, en pareil cas, ne l'ait eprouve, la curiosite est plus forte que le danger; on veut savoir, dut-on perir. Il monta sur l'eminence au bas de laquelle passait le chemin creux. De la on etait vu, mais on voyait. Il fut sur la hure en quelques minutes. Il regarda. En effet, il y avait une fusillade et un incendie. On entendait des clameurs, on voyait du feu. La metairie etait comme le centre d'on ne sait quelle catastrophe. Qu'etait-ce? La metairie d'Herbe-en-Pail etait-elle attaquee? Mais par qui? Etait-ce un combat? N'etait-ce pas plutot une execution militaire? Les bleus, et cela leur etait ordonne par un decret revolutionnaire, punissaient tres souvent, en y mettant le feu, les fermes et les villages refractaires; on brillait, pour l'exemple, toute metairie et tout hameau qui n'avaient point fait les abattis d'arbres prescrits par la loi et qui n'avaient pas ouvert et taille dans les fourres des passages pour la cavalerie republicaine. On avait notamment execute ainsi tout recemment la paroisse de Bourgon, pres d'Ernee. Herbe-en-Pail etait-il dans le meme cas? Il etait visible qu'aucune des percees strategiques commandees par le decret n'avait ete faite dans les halliers et dans les enclos de Tanis et l'Herbe-en-Pail. Etait-ce le chatiment? Etait-il arrive un ordre a l'avant-garde qui occupait la metairie? Cette avant-garde ne faisait-elle pas partie d'une de ces colonnes d'expedition surnommees _colonnes Infernales?_ Un fourre tres herisse et tres fauve entourait de toutes part l'eminence au sommet de laquelle le marquis s'etait place en observation. Ce fourre, qu'on appelait le bocage d'Herbe-en-Pail, mais qui avait les proportions d'un bois s'etendait jusqu'a la metairie, et cachait, comme tous les halliers bretons, un reseau de ravins, de sentiers et de chemins creux, labyrinthes ou les armees republicaines se perdaient. L'execution, si c'etait une execution, avait du etre feroce, car elle fut courte. Ce fut, comme toutes les choses brutales, tout de suite fait. L'atrocite des guerres civiles comporte ces sauvageries. Pendant que le marquis, multipliant les conjonctures, hesitant a descendre, hesitant a rester, ecoutait et epiait, ce fracas d'extermination cessa, ou pour mieux dire se dispersa. Le marquis constata dans le hallier comme l'eparpillement d'une troupe furieuse et joyeuse. Un effrayant fourmillement se fit sous les arbres. De la metairie on se jetait dans le bois. Il y avait des tambours qui battaient la charge. On ne tirait plus de coup de fusil; cela ressemblait maintenant a une battue; on semblait fouiller, poursuivre, traquer; il etait evident qu'on cherchait quelqu'un; le bruit etait diffus et profond; c'etait une confusion de paroles de colere et de triomphe, une rumeur composee de clameurs; on n'y distinguait rien. Brusquement, comme un lineament se dessine dans une fumee, quelque chose devint articule et precis dans ce tumulte, c'etait un nom, un nom repete par mille voix, et le marquis entendit nettement ce cri:--Lantenac! Lantenac! le marquis de Lantenac! C'etait lui qu'on cherchait. VI. LES PERIPETIES DE LA GUERRE CIVILE Et subitement, autour de lui, et de tous les cotes a la fois, le fourre se remplit de fusils, de bayonnettes et de sabres, un drapeau tricolore se dressa dans la penombre, le cri _Lantenac!_ eclata a son oreille, et a ses pieds, a travers les ronces et les branches, des faces violentes apparurent. Le marquis etait seul, debout sur un sommet, visible de tous les points du bois. Il voyait a peine ceux qui criaient son nom, mais il etait vu de tous. S'il y avait mille fusils dans le bois, il etait la comme une cible. Il ne distinguait rien dans le taillis que des prunelles ardentes fixees sur lui. Il ota son chapeau, en retroussa le bord, arracha une longue epine seche a un ajonc, tira de sa poche une cocarde blanche, fixa avec l'epine le bord retrousse et la cocarde a la forme du chapeau, et, remettant sur la tete le chapeau dont le bord releve laissait voir son front et sa cocarde, il dit d'une voix haute, parlant a toute la foret a la fois: --Je suis l'homme que vous cherchez. Je suis le marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince breton, lieutenant-general des armees du roi. Finissons-en. En joue! Feu! Et, ecartant de ses deux mains sa veste de peau de chevre, il montra sa poitrine nue. Il baissa les yeux, cherchant du regard les fusils braques, et se vit entoure d'hommes a genoux. Un immense cri s'eleva:--Vive Lantenac! Vive monseigneur! Vive le general! En meme temps des chapeaux sautaient en l'air, des sabres tournoyaient joyeusement, et l'on voyait dans tout le taillis se dresser des batons au bout desquels s'agitaient des bonnets de laine brune. Ce qu'il avait autour de lui, c'etait une bande vendeenne. Cette bande s'etait agenouillee en le voyant. La legende raconte qu'il y avait dans les vieilles forets thuringiennes des, etres etranges, race des geants, plus et moins qu'hommes, qui etaient consideres par les romains comme des animaux horribles, et par les germains comme des incarnations divines, et qui, selon la rencontre, couraient la chance d'etre extermines ou adores. Le marquis eprouva quelque chose de pareil a ce que devait ressentir un de ces etres quand, s'attendant a etre traite comme un monstre, il etait brusquement traite comme un dieu. Tous ces yeux pleins d'eclairs redoutables se fixaient sur le marquis avec une sorte de sauvage amour. Cette cohue etait armee de fusils, de sabres, de faulx, de pioches, de betons; tous avaient de grands feutres ou des bonnets bruns, avec des cocardes blanche, une profusion de rosaires et d'amulettes, de larges culottes ouvertes au genou, des casaques de poil, des guetres de cuir, le jarret nu, les cheveux longs, quelques-uns l'air feroce, tous l'oeil naif. Un homme, jeune et de belle mine, traversa ces gens agenouilles et monta a grands pas vers le marquis. Cet homme etait, comme les paysans, coiffe d'un feutre a bord releve et a cocarde blanche, et vetu d'une casaque de poil, mais il avait les mains blanches et une chemise fine, et il portait par-dessus sa veste une echarpe de soie blanche a laquelle pendait une epee a poignee doree. Parvenu sur la hure, il jeta son chapeau, detacha son echarpe, mit un genou en terre, presenta au marquis l'echarpe et l'epee, et dit: --Nous vous cherchions en effet, nous vous avons trouve. Voici l'epee de commandement. Ces hommes sont maintenait a vous. J'etais leur commandant, je monte en grade, je suis votre soldat. Acceptez notre hommage, monseigneur. Donnez vos ordres, mon general. Puis il fit un signe, et des hommes qui portaient un drapeau tricolore sortirent du bois. Ces hommes monterent jusqu'au marquis et deposerent le drapeau a ses pieds. C'etait le drapeau qu'il venait d'entrevoir a travers les arbres. --Mon general, dit le jeune homme qui lui avait presente l'epee et l'echarpe, ceci est le drapeau que nous venons de prendre aux bleus qui etaient dans la ferme d'Herbe-en-pail. Monseigneur, je m'appelle Gavard. J'ai ete au marquis de La Rouarie. --C'est bien, dit le marquis. Et, calme et grave, il ceignit l'echarpe. Puis il tira l'epee, et, l'agitant nue au-dessus de sa tete:--Debout! dit-il, et vive le roi! Tous se leverent. Et l'on entendit dans les profondeurs du bois une clameur eperdue et triomphante: _Vive le roi! Vive notre marquis! Vive Lantenac!_ Le marquis se tourna vers Gavard. --Combien donc etes-vous? --Sept mille. Et tout en descendant de l'eminence, pendant que les paysans ecartaient les ajoncs devant les pas du marquis de Lantenac, Gavard continua: --Monseigneur, rien de plus simple. Tout cela s'explique d'un mot. On n'attendait qu'une etincelle. L'affiche de la Republique, en revelant votre presence, a insurge le pays pour le roi. Nous avions en outre ete avertis sous main par le maire de Granville qui est un homme a nous; le meme qui a sauve l'abbe Olivier. Cette nuit, on a sonne le tocsin. --Pour qui? --Pour vous. --Ah! dit le marquis. --Et nous voila, reprit Gavard. --Et vous etes sept mille? --Aujourd'hui. Nous serons quinze mille demain. C'est le rendement du pays. quand M. Henri de La Rochejaquelein est parti pour l'armee catholique, ou a sonne le tocsin, et en une nuit six paroisses, Isernay, Corqueux, les Echaubroigues, les Aubiers, Saint-Aubin et Nueil, lui ont amene dix mille hommes. Ou n'avait pas de munitions, on a trouve chez un macon soixante livres de poudre de mine, et M. de La Rochejaquelein est parti avec cela. Nous pensions bien que vous deviez etre quelque part dans cette foret, et nous vous cherchions. --Et vous avez attaque les bleus dans la ferme d'Herbe-en-Pail? --Le vent les avait empeches d'entendre le tocsin. Ils ne se defiaient pas; les gens du hameau, qui sont patauds, les avaient bien recus. Ce matin, nous avons investi la ferme, les bleus dormaient, et en un tour de main la chose a ete faite. J'ai un cheval. Daignez-vous l'accepter, mon general? --Oui. Un paysan amena un cheval blanc militairement harnache. Le marquis, sans user de l'aide que lui offrait Gavard, monta a cheval. --Hurrah! crierent les paysans. Car les cris anglais sont fort usites sur la cote bretonne-normande, en commerce perpetuel avec les iles de la Manche. Gavard fit le salut militaire et demanda: --Quel sera votre quartier general, monseigneur? --D'abord la foret de Fougeres. --C'est une de vos sept forets, monsieur le marquis. --Il faut un pretre. --Nous en avons un. --Qui? --Le vicaire de la Chapelle-Erbree. --Je le connais. Il a fait le voyage de Jersey. Un pretre sortit des rangs, et dit: --Trois fois. Le marquis tourna la tete. --Bonjour, monsieur le vicaire. Vous allez avoir de la besogne. --Tant mieux, monsieur le marquis. --Vous aurez du monde a confesser. Ceux qui voudront. On ne force personne. --Monsieur le marquis, dit le pretre, Gaston, a Guemenee, force les republicains a se confesser. --C'est un perruquier, dit le marquis. Mais la mort doit etre libre. Gavard, qui etait alle donner quelques consignes, revint. --Mon general, j'attends vos commandements. --D'abord, le rendez-vous est a la foret de Fougeres. Qu'on se disperse et qu'on y aille. --L'ordre est donne. --Ne m'avez-vous pas dit que les gens d'Herbe-en-Pail avaient bien recu les bleus? --Oui, mon general. --Vous avez brule la ferme? --Oui. --Avez-vous brule le hameau? --Non. --Brulez-le. --Les bleus ont essaye de se defendre; mais ils etaient cent cinquante et nous etions sept mille. --Qu'est-ce que c'est que ces bleus-la? --Des bleus de Santerre. --Qui a commande le roulement de tambours pendant qu'on coupait la tete au roi. Alors c'est un bataillon de Paris? --Un demi-bataillon. --Comment s'appelle ce bataillon? --Mon general, il y a sur le drapeau: Bataillon du Bonnet-Rouge. --Des betes feroces. --Que faut-il faire des blesses? --Achevez-les. --Que faut-il faire des prisonniers? --Fusillez-les. --Il y en a environ quatre-vingts. --Fusillez-les tous. --Il y a deux femmes. --Aussi. --Il y a trois enfants. --Emmenez-les. On verra ce qu'on en fera. Et le marquis poussa son cheval. VII. PAS DE GRACE (MOT D'ORDRE DE LA COMMUNE) PAS DE QUARTIER (MOT D'ORDRE DES PRINCES) Pendant que ceci se passait pres de Tanis, le mendiant s'en etait alle vers Grollon. Il s'etait enfonce dans les ravins, sous les vastes feuillees sourdes, inattentif a tout et attentif a rien, comme il l'avait dit lui-meme, reveur plutot que pensif, car le pensif a un but et le reveur n'en a pas, errant, rodant, s'arretant, mangeant ca et la une pousse d'oseille sauvage, buvant aux sources, dressant la tete par moments a des fracas lointains, puis rentrant dans l'eblouissante fascination de la nature, offrant ses haillons au soleil, entendant peut-etre le bruit des hommes, mais ecoutant le chant des oiseaux. Il etait vieux et lent; il ne pouvait aller loin; comme il l'avait dit au marquis de Lantenac, un quart de lieue le fatiguait; il fit un court circuit vers la Croix-Avranchin, et le soir etait venu quand il s'en retourna. Un peu au dela de Macey, le sentier qu'il suivait le conduisit sur une sorte de point culminant degage d'arbres, d'ou l'on voit de tres loin et d'ou l'on decouvre tout l'horizon de l'ouest jusqu'a la mer. Une fumee appela son attention. Rien de plus doux qu'une fumee, rien de plus effrayant. Il y a les fumees paisibles et il y a les fumees scelerates. Une fumee, l'epaisseur et la couleur d'une fumee, c'est toute la difference entre la paix et la guerre, entre la fraternite et la haine, entre l'hospitalite et le sepulcre, entre la vie et la mort. Une fumee qui monte dans les arbres peut signifier ce qu'il y a de plus charmant au monde, le foyer, ou ce qu'il y a de plus affreux, l'incendie; et tout le bonheur comme tout le malheur de l'homme sont parfois dans cette chose eparse au vent. La fumee que regardait Tellmarch etait inquietante. Elle etait noire avec des rougeurs subtiles, comme si le brasier d'ou elle sortait avait des intermittences et achevait de s'eteindre, et elle s'elevait au-dessus d'Herbe-en-Pail. Tellmarch hata le pas et se dirigea vers cette fumee. Il etait bien las, mais il voulait savoir ce que c'etait. Il arriva au sommet d'un coteau auquel etaient adosses le hameau et la metairie. Il n'y avait plus ni metairie ni hameau. Un tas de masures brulait, et c'etait la Herbe-en-Pail. Il y a quelque chose de plus poignant a voir bruler qu'un palais, c'est une chaumiere. Une chaumiere en feu est lamentable. La devastation s'abattant sur la misere, le vautour s'acharnant sur le ver de terre, il y a la on ne sait quel contre-sens qui serre le coeur. A en croire la legende biblique, un incendie regarde change une creature humaine eu statue; Tellmarch fut un moment cette statue. Le spectacle qu'il avait sous les yeux le fit immobile. Cette destruction s'accomplissait en silence. Pas un cri ne s'elevait; pas un soupir humain ne se melait a cette fumee; cette fournaise travaillait, et achevait de devorer ce village sans qu'on entendit d'autre bruit que le craquement des charpentes et le petillement des chaumes. Par moments la fumee se dechirait, les toits effondres laissaient voir les chambres beantes, le brasier montrait tous ses rubis, des guenilles ecarlates et de pauvres vieux meubles couleur de pourpre se dressait dans des interieurs vermeils, et Tellmarch avait le sinistre eblouissement du desastre. Quelques arbres d'une chataigneraie contigue aux maisons avaient pris feu et flambaient. Il ecoutait, tachant d'entendre une voix, un appel, une clameur; rien ne remuait, excepte les flammes; tout se taisait, excepte l'incendie. Est-ce donc que tous avaient fui? Ou etait ce groupe vivant et travaillant d'Herbe-en-Pail? Qu'etait devenu tout ce petit peuple? Tellmarch descendit du coteau. Une enigme funebre etait devant lui. Il s'en approchait sans hate et l'oeil fixe. Il avancait vers cette ruine avec une lenteur d'ombre; il se sentait fantome dans cette tombe. Il arriva a ce qui avait ete la porte de la metairie, et il regarda dans la cour qui, maintenant, n'avait plus de murailles et se confondait avec le hameau groupe autour d'elle. Ce qu'il avait, vu n'etait rien. Il n'avait encore apercu que le terrible. L'horrible lui apparut. Au milieu de la cour il y avait un monceau noir, vaguement modele d'un cote par la flamme, de l'autre par la lune; ce monceau etait un tas d'hommes, ces hommes etaient morts. Il y avait autour de ce tas une grande mare qui fumait un peu; l'incendie se refletait dans cette mare, mais elle n'avait pas besoin du feu pour etre rouge; c'etait du sang. Tellmarch s'approcha. Il se mit a examiner, l'un apres l'autre, ces corps gisants: tous etaient des cadavres. La lune eclairait, l'incendie aussi. Ces cadavres etaient des soldats. Tous etaient pieds nus; on leur avait pris leurs souliers; ou leur avait aussi pris leurs armes; ils avaient encore leurs uniformes qui etaient bleus; ca et la on distinguait, dans l'amoncellement des membres et des tetes, du chapeaux troues avec des cocardes tricolores. C'etaient des republicains. C'etaient ces Parisiens qui, la veille encore, etaient la tous vivants, et tenaient garnison dans la ferme d'Herbe-en-Pail. Ces hommes avaient ete supplicies, ce qu'indiquait la chute symetrique des corps; ils avaient ete foudroyes sur place, et avec soin. Ils etaient tous morts. Pas un rale ne sortait du tas. Tellmarch passa cette revue des cadavres, sans en omettre un seul; tous etaient cribles de balles. Ceux qui les avaient mitrailles, presses probablement d'aller ailleurs, n'avaient pas pris le temps de les enterrer. Comme il allait se retirer, ses yeux tomberent sur un mur bas qui etait dans la cour, et il vit quatre pieds qui passaient derriere l'angle de ce mur. Ces pieds avaient des souliers; ils etaient plus petits que les autres; Tellmarch approcha. C'etaient des pieds de femmes. Deux femmes etaient gisantes cote a cote derriere le mur, fusillees aussi. Tellmarch se pencha sur elles. L'une de ces femmes avait une sorte d'uniforme; a cote d'elle etait un bidon brise et vide; c'etait une vivandiere. Elle avait quatre balles dans la tete. Elle etait morte. Tellmarch examina l'autre. C'etait une paysanne. Elle etait bleme et beante. Ses yeux etaient fermes. Elle n'avait aucune plaie a la tete. Ses vetements, dont les fatigues sans doute avaient fait des haillons, s'etaient ouverts dans sa chute, et laissaient voir son torse a demi nu. Tellmarch acheva de les ecarter, et vit a une epaule la plaie ronde que fait une balle; la clavicule etait cassee. Il regarda ce sein livide. --Mere et nourrice, murmura-t-il. Il la toucha. Elle n'etait pas froide. Elle n'avait pas d'autre blessure que la clavicule cassee et la plaie a l'epaule. Il posa la main sur le coeur et sentit un faible battement. Elle n'etait pas morte. Tellmarch se redressa debout et cria d'une voix terrible: --Il n'y a donc personne ici? --C'est toi, le caimand! repondit une voix, si basse qu'on l'entendait a peine. Et en meme temps une tete sortit d'un trou de ruine. Puis une autre face apparut dans une autre masure. C'etaient deux paysans qui s'etaient caches; les seuls qui survecussent. La voix connue du caimand les avait rassures et les avait fait sortir des recoins ou ils se blottissaient. Ils avancerent vers Tellmarch, fort tremblants encore. Tellmarch avait pu crier, mais ne pouvait parler: les emotions profondes sont ainsi. Il leur montra du doigt la femme etendue a ses pieds. --Est-ce qu'elle est encore en vie? dit l'un des paysans. Tellmarch fit de la tete signe que oui. --L'autre femme est-elle vivante? demanda l'autre paysan. Tellmarch fit signe que non. Le paysan qui s'etait montre le premier reprit: --Tous les autres sont morts, n'est-ce pas? J'ai vu cela. J'etais dans ma cave. Comme on remercie Dieu dans ces moments-la de n'avoir pas de famille! Ma maison brulait. Seigneur Jesus! on a tout tue. Cette femme-ci avait des enfants. Trois enfants. Tout petits! Les enfants criaient: Mere! La mere criait: Mes enfants! On a tue la mere et on a emmene les enfants. J'ai vu cela, mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! Ceux qui ont tout massacre sont partis. Ils etaient contents. Ils out emmene les petits et tue la mere. Mais elle n'est pas morte, n'est-ce pas, elle n'est pas morte? Dis donc, le caimand, est-ce que tu crois que tu pourrais la sauver? Veux-tu que nous t'aidions a la porter dans ton carnichot? Tellmarch fit signe que oui. Le bois touchait a la ferme. Ils eurent vite fait un brancard avec des feuillages et des fougeres. Ils placerent sur le brancard la femme toujours immobile, et se mirent en marche dans le hallier, les deux paysans portant le brancard l'un a la tete, l'autre aux pieds, Tellmarch soutenant le bras de la femme, et lui tatant le pouls. Tout en cheminant, les deux paysans causaient, et, par-dessus la femme sanglante dont la lune eclairait la face pale, ils echangeaient des exclamations effarees. --Tout tuer! --Tout bruler! --Ah! monseigneur Dieu! est-ce qu'on va etre comme ca a present? --C'est ce grand homme vieux qui l'a voulu. --Oui, c'est lui qui commandait. --Je ne l'ai pas vu quand on a fusille. Est-ce qu'il etait la? --Non. Il etait parti. Mais c'est egal, tout s'est fait par son commandement. --Alors, c'est lui qui a tout fait. --Il avait dit: Tuez! brulez! pas de quartier! --C'est un marquis. --Oui, puisque c'est notre marquis. --Comment s'appelle-t-il donc deja? --C'est monsieur de Lantenac. Tellmarch leva les yeux au ciel et murmura entre ses dents: --Si j'avais su! DEUXIEME PARTIE A PARIS LIVRE PREMIER CIMOURDAIN I. LES RUES DE PARIS DANS CE TEMPS-LA On vivait en public; on mangeait sur des tables dressees devant les portes; les femmes assises sur les perrons des eglises faisaient de la charpie en chantant _la Marseillaise_; le parc Monceaux et le Luxembourg etaient des champs de manoeuvre; il y avait dans tous les carrefours des armureries en plein travail, on fabriquait des fusils sous les yeux des passants qui battaient des mains; on n'entendait que ce mot dans toutes les bouches: _Patience. Nous sommes en revolution._ On souriait heroiquement. On allait au spectacle comme a Athenes pendant la guerre du Peloponnese; on voyait affiches au coin des rues: _Le Siege de Thionville.--La Mere de famille sauvee des flammes.--Le Club des Sans-Soucis.--L'Ainee des papesses Jeanne.--Les Philosophes soldats.--L'Art d'aimer au village.--_ Les allemands etaient aux portes; le bruit courait que le roi de Prusse avait fait retenir des loges a l'Opera. Tout etait effrayant et personne n'etait effraye. La tenebreuse loi des suspects, qui est le crime de Merlin de Douai, faisait la guillotine visible au-dessus de toutes les tetes. Un procureur nomme Seran, denonce, attendait qu'on vint l'arreter, en robe de chambre et en pantoufles, et en jouant de la flute a sa fenetre. Personne ne semblait avoir le temps. Tout le monde se hatait. Pas un chapeau qui n'eut une cocarde. Les femmes disaient: _Nous sommes jolies sous le bonnet rouge._ Paris semblait plein d'un demenagement. Les marchands de bric-a-brac etaient encombres de couronnes, de mitres, de sceptres en bois dore et de fleurs de lys, defroques des maisons royales. C'etait la demolition de la monarchie qui passait. On voyait chez les fripiers des chapes et des rochets a vendre au _decrochez-moi-ca_. Aux Porcherons et chez Ramponneau, des hommes affubles de surplis et d'etoles, montes sur des anes caparaconnes de chasubles, se faisaient verser le vin du cabaret dans les ciboires des cathedrales. Rue Saint-Jacques, des paveurs, pieds nus, arretaient la brouette d'un colporteur qui offrait des chaussures a vendre, se cotisaient, et achetaient quinze paires de souliers qu'ils envoyaient a la Convention pour nos soldats. Les bustes de Franklin, de Rousseau, de Brutus, et il faut ajouter de Marat, abondaient; au-dessous d'un de ces bustes de Marat, rue Cloche-Perce, etait accroche sous verre, dans un cadre de bois noir, un requisitoire contre Malouet, avec faits a l'appui, et ces deux lignes en marge: "Ces details m'ont ete donnes par la maitresse de Sylvain Bailly, bonne patriote qui a des bontes pour moi.--Signe: MARAT." Sur la place du Palais-Royal, l'inscription de la fontaine: _Quantos effundit in usus!_ etait cachee par deux grandes toiles peintes a la detrempe, representant l'une, Cahier de Gerville denoncant a l'Assemblee nationale le signe de ralliement des "chiffonnistes" d'Arles, l'autre Louis XVI ramene de Varennes dans son carrosse royal, et sous ce carrosse une planche liee par des cordes portant a ses deux bouts deux grenadiers, la bayonnette au fusil. Peu de grandes boutiques etaient ouvertes; des merceries et des bimbeloteries roulantes circulaient trainees par des femmes, eclairees par des chandelles, les suifs fondant sur les marchandises; des boutiques en plein vent etaient tenues par des ex-religieuses en perruque blonde; telle ravaudeuse, raccommodant des bas dans une echoppe, etait une comtesse; telle couturiere etait une marquise; madame de Boufflers habitait un grenier d'ou elle voyait son hotel. Des crieurs couraient, offrant les "papiers-nouvelles". On appelait _ecrouelleux_ ceux qui cachaient leur menton dans leur cravate. Les chanteurs ambulants pullulaient. La foule huait Pitou, le chansonnier royaliste, vaillant d'ailleurs, car il fut emprisonne vingt-deux fois, et fut traduit devant le tribunal revolutionnaire pour s'etre frappe le bas des reins en prononcant le mot _civisme_; voyant sa tete en danger, il s'ecria: _Mais c'est le contraire de ma tete qui est coupable!_ ce qui fit rire les juges et le sauva. Ce Pitou raillait la mode des noms grecs et latins; sa chanson favorite etait sur un savetier qu'il appelait _Cujus_, et dont il appelait la femme _Cujusdam_. On faisait des rondes de carmagnole; on ne disait pas le _cavalier et la dame_, on disait "le citoyen et la citoyenne". On dansait dans les cloitres en ruine, avec des lampions sur l'autel, a la voute deux batons en croix portant quatre chandelles, et des tombes sous la danse. On portait des vestes bleu de tyran. On avait des epingles de chemise "au bonnet de la Liberte" faites de pierres blanches, bleues et rouges. La rue de Richelieu se nommait rue de la Loi; le faubourg Saint-Antoine se nommait le faubourg de Gloire; il y avait sur la place de la Bastille une statue de la Nature. On se montrait certains passants connus, Chatelet, Didier, Nicolas, et Garnier-Delaunay, qui veillaient a la porte du menuisier Duplay; Voullant, qui ne manquait pas un jour de guillotine et suivait les charretees de condamnes, et qui appelait cela "aller a la messe rouge"; Montflabert, jure revolutionnaire et marquis, lequel se faisait appeler _Dix-Aout_. On regardait defiler les eleves de l'Ecole militaire, qualifies par les decrets de la Convention "aspirants a l'ecole de Mars", et par le peuple "pages de Robespierre". On lisait les proclamations de Freron, denoncant les suspects du crime de "negociantisme". Les "muscadins", ameutes aux portes des mairies, raillaient les mariages civils, s'attroupaient au passage de l'epousee et de l'epoux, et disaient: "maries _municipaliter_". Aux Invalides, les statues des rois et des saints etaient coiffees du bonnet phrygien. On jouait aux cartes sur la borne des carrefours; les jeux de cartes etaient, eux aussi, en pleine revolution, les rois etaient remplaces par les genies, les dames par les libertes, les valets par les egalites, et les as par les lois. On labourait les jardins publics; la charrue travaillait aux Tuileries. A tout cela etait melee, surtout dans les partis vaincus, on ne sait quelle hautaine lassitude de vivre; un homme ecrivait a Fouquier-Tinville; "Ayez la bonte de me delivrer de la vie. Voici mon adresse." Champrenetz etait arrete pour s'etre ecrie en plein Palais-Royal: A quand la revolution de Turquie? Je voudrais voir la republique a la Porte." Partout des journaux. Des garcons perruquiers crepaient en public des perruques de femmes, pendant que le patron lisait a haute voix le _Moniteur_; d'autres commentaient au milieu des groupes, avec force gestes, le journal _Entendons-nous_, de Dubois-Crance, ou la _Trompette du Pere Bellerose. Quelquefois les barbiers etaient en meme temps charcutiers, et l'on voyait des jambons et des andouilles pendre a cote d'une poupee coiffee de cheveux d'or. Des marchands vendaient sur la voie publique "des vins d'emigres"; un marchand affichait des vins de cinquante- deux especes; d'autres brocantaient des pendules en lyre et des sophas a la duchesse; un perruquier avait pour enseigne ceci; "Je rase le clerge, je peigne la noblesse, j'accommode le tiers-etat." On allait se faire tirer les cartes par Martin, au no. 175 de la rue d'Anjou, ci-devant Dauphine. Le pain manquait, le charbon manquait, le savon manquait; on voyait passer des bandes de vaches laitieres arrivant des provinces. A la Vallee, l'agneau se vendait quinze francs la livre. Une affiche de la Commune assignait a chaque bouche une livre de viande par decade. On faisait queue aux portes des marchands; une de ces queues est restee legendaire, elle allait de la porte d'un epicier de la rue du Petit-Carreau jusqu'au milieu de la rue Montorgueil Faire queue, cela s'appelait "tenir la ficelle", a pause d'une longue corde que prenaient dans leur main, l'un derriere l'autre, ceux qui etaient a la file. Les femmes dans cette misere etaient vaillantes et douces. Elles passaient les nuits a attendre leur tour d'entrer chez le boulanger. Les expedients reussissaient a la revolution; elle soulevait cette detresse avec deux moyens perilleux, l'assignat et le maximum; l'assignat etait le levier, le maximum etait le point d'appui. Cet empirisme sauva la France. L'ennemi, aussi bien l'ennemi de Coblentz que l'ennemi de Londres, agiotait sur l'assignat. Des filles allaient et venaient, offrant de l'eau de lavande, des jarretieres et des cadenettes, et faisant l'agio; il y avait les agioteurs du Perron de la rue Vivienne, en souliers crottes, en cheveux gras, en bonnet a poil a queue de renard, et les mayolets de la rue de Valois en bottes cirees, le cure-dents a la bouche, le chapeau velu sur la tete, tutoyes par les filles. Le peuple leur faisait la chasse, ainsi qu'aux voleurs, que les royalistes appelaient "citoyens actifs". Du reste, tres peu de vols. Un denument farouche, une probite stoique. Les va-nu-pieds et les meurt-de-faim passaient, les yeux gravement baisses, devant les devantures des bijoutiers du Palais-Egalite. Dans une visite domiciliaire que fit la section Antoine chez Beaumarchais, une femme cueillit dans le jardin une fleur; le peuple la souffleta. Le bois coutait quatre cents francs, argent, la corde; on voyait dans les rues des gens scier leur bois de lit; l'hiver, les fontaines etaient gelees; l'eau coutait vingt sous la voie; tout le monde se faisait porteur d'eau. Le louis d'or valait trois mille neuf cent cinquante francs. Une course en fiacre coutait six cents francs. Apres une journee de fiacre on entendait ce dialogue:--Cocher, combien vous dois-je?--Six mille livres. Une marchande d'herbe vendait pour vingt mille francs par jour. Un mendiant disait: _Par charite, secourez-moi! il me manque deux cent trente livres pour payer mes souliers._ A l'entree des ponts, on voyait des colosses sculptes et peints par David que Mercier insultait: _Enormes polichinelles de bois_, disait-il. Ces colosses figuraient le federalisme et la coalition terrasses. Aucune defaillance dans ce peuple. La sombre joie d'en avoir fini avec les trones. Les volontaires affluaient, offrant leurs poitrines. Chaque rue donnait un bataillon. Les drapeaux des districts allaient et venaient, chacun avec sa devise. Sur le drapeau du district des Capucins on lisait: _Nul ne nous fera la barbe_. Sur un autre: _Plus de noblesse que dans le coeur_. Sur tous les murs, des affiches, grandes, petites, blanches, jaunes, vertes, rouges, imprimees, manuscrites, ou on lisait ce cri: _Vive la Republique!_ Les petits enfants begayaient _Ca ira!_ Ces petits enfants, c'etait l'immense avenir. Plus tard, a la ville tragique succeda la ville cynique; les rues de Paris ont eu deux aspects revolutionnaires tres distincts, avant et apres le 9 thermidor; le Paris de Saint-Just fit place au Paris de Tallien; et, ce sont la les continuelles antitheses de Dieu, immediatement apres le Sinai, la Courtille apparut. Un acces de folie publique, cela se voit. Cela s'etait deja vu quatrevingts ans auparavant. On sort de Louis XIV comme on sort de Robespierre, avec un grand besoin de respirer; de la la Regence qui ouvre le siecle et le Directoire qui le termine. Deux saturnales apres deux terrorismes. La France prend la clef des champs, hors du cloitre puritain comme hors du cloitre monarchique, avec une joie de nation echappee. Apres le 9 thermidor, Paris fut gai, d'une gaite egaree. Une joie malsaine deborda. A la frenesie de mourir succeda la frenesie de vivre, et la grandeur s'eclipsa. On eut un Trimalcion qui s'appela Grimod de La Reyniere: on eut l'_Almanach des Gourmands_. On dina au bruit des fanfares dans les entre-sols du Palais-Royal, avec des orchestres de femmes battant du tambour et sonnant de la trompette; "le rigaudinier", l'archet au poing, regna; on soupa "a l'orientale" chez Meot, au milieu des cassolettes pleines de parfums. Le peintre Boze peignait ses filles, innocentes et charmantes tetes de seize ans, "en guillotinees", c'est-a-dire decolletees avec des chemises rouges. Aux danses violentes dans les eglises en ruine succederent les bals de Ruggieri, de Luquet, de Wenzel, de Mauduit, de la Montansier; aux graves citoyennes qui faisaient de la charpie succederent les sultanes, les sauvages, les nymphes; aux pieds nus des soldats couverts de sang, de boue et de poussiere succederent les pieds nus des femmes ornes de diamants; en meme temps que l'impudeur, l'improbite reparut; il y eut en haut les fournisseurs et en bas "la petite pegre"; un fourmillement du filous emplit Paris, et chacun dut veiller sur son "luc", c'est-a-dire sur son portefeuille; un des passe-temps etait d'aller voir, place du Palais-de-Justice, les voleuses au tabouret, on etait oblige de leur lier les jupes; a la sortie des theatres, des gamins offraient des cabriolets en disant: _Citoyen et citoyenne, il y a place pour deux_; on ne criait plus _le Vieux Cordelier_ et _l'Ami du Peuple_, on criait _la Lettre de Polichinelle_ et _la Petition des Galopins_: le marquis de Sade presidait la section des Piques, place Vendome. La reaction etait joviale et feroce; les _Dragons de la Liberte_ de 92 renaissaient sous le nom de _Chevaliers du Poignard_. En meme temps surgit sur les treteaux ce type, Jocrisse. On eut les "merveilleuses", et au dela des merveilleuses les "inconcevables"; on jura par sa _paole victimee_ et par sa _paole vele_; on recula de Mirabeau jusqu'a Bobeche. C'est ainsi que Paris va et vient: il est l'enorme pendule de la civilisation; il touche tour a tour un pole et l'autre, les Thermopyles et Gomorrhe. Apres 93 la revolution traversa une occultation singuliere, le siecle sembla oublier de finir ce qu'il avait commence, on ne sait quelle orgie s'interposa, prit le premier plan, fit reculer au second l'effrayante apocalypse, voila la vision demesuree, et eclata de rire apres l'epouvante; la tragedie disparut dans la parodie, et au fond de l'horizon une fumee de carnaval effaca vaguement Meduse. Mais en 93, ou nous sommes, les rues de Paris avaient encore tout l'aspect grandiose et farouche des commencements. Elles avaient leurs orateurs, Varlet qui promenait une baraque roulante du haut de laquelle il haranguait les passants; leurs heros, dont un s'appelait, "le capitaine des batons ferres"; leurs favoris, Guffroy, l'auteur du pamphlet _Rougiff_. Quelques-unes de ces popularites etaient malfaisantes; d'autres etaient saines. Une entre toutes etait honnete et fatale; c'etait celle de Cimourdain. II. CIMOURDAIN Cimourdain etait une conscience pure, mais sombre. Il avait en lui l'absolu. Il avait ete pretre, ce qui est grave. L'homme peut, comme le ciel, avoir une serenite noire; il suffit que quelque chose fasse eu lui la nuit. La pretrise avait fait la nuit dans Cimourdain. Qui a ete pretre l'est. Ce qui fait la nuit en nous peut laisser en nous les etoiles. Cimourdain etait plein de vertus et de verites, mais qui brillaient dans le tenebres. Son histoire etait courte a faire. Il avait ete cure de village et precepteur dans une grande maison; puis un petit heritage lui etait venu, et il s'etait fait libre. C'etait par-dessus tout un opiniatre. Il se servait de la meditation comme on se sert d'une tenaille; il ne se croyait le droit de quitter une idee que lorsqu'il etait arrive au bout; il pensait avec acharnement. Il savait toutes les langues de l'Europe et un peu les autres; cet homme etudiait sans cesse, ce qui l'aidait a porter sa chastete; mais rien de plus dangereux qu'un tel refoulement. Pretre, il avait, par orgueil, hasard ou hauteur d'ame, observe ses voeux; mais il n'avait pu garder sa croyance. La science avait demoli sa foi; le dogme s'etait evanoui en lui. Alors, s'examinant, il s'etait senti comme mutile, et ne pouvant se defaire pretre, il avait travaille a se refaire homme; mais d'une facon austere; on lui avait ote la famille, il avait adopte la patrie; on lui avait refuse une femme, il avait epouse l'humanite. Cette plenitude enorme, au fond, c'est le vide. Ses parents, paysans, en le faisant pretre, avaient voulu le faire sortir du peuple; il etait rentre dans le peuple. Et il y etait rentre passionnement. Il regardait les souffrants avec une tendresse redoutable. De pretre il etait devenu philosophe, et de philosophe athlete. Louis XV vivait encore que deja Cimourdain se sentait vaguement republicain. De quelle republique? De la republique de Platon peut-etre, et peut-etre aussi de la republique de Dracon. Defense lui etait faite d'aimer, il s'etait mis a hair. Il haissait les mensonges, la monarchie, la theocratie, son habit de pretre; il haissait le present; et il appelait a grands cris l'avenir; il le pressentait, il l'entrevoyait d'avance, il le devinait effrayant et magnifique; il comprenait, pour le denoument de la lamentable misere humaine, quelque chose comme un vengeur qui serait un liberateur. Il adorait de loin la catastrophe. En 1789, cette catastrophe etait arrivee, et l'avait trouve pret. Cimourdain s'etait jete dans ce vaste renouvellement humain avec logique, c'est-a-dire, pour un esprit de sa trempe, inexorablement. La logique ne s'attendrit pas. Il avait vecu les grandes annees revolutionnaires, et avait eu le tressaillement de tous ces souffles, 89, la chute de la Bastille, la fin du supplice des peuples; 90, le 19 juin, la fin de la feodalite; 91, Varennes, la fin de la royaute; 92, l'avenement de la republique. Il avait vu se lever la revolution; il n'etait pas homme a avoir peur de cette geante; loin de la, cette croissance de tout l'avait vivifie; et, quoique deja presque vieux, il avait cinquante ans et un pretre est plus vite vieux qu'un autre homme,--il s'etait mis a croitre, lui aussi. D'annee en annee, il avait regarde les evenements grandir, et il avait grandi comme eux. Il avait craint d'abord que la revolution n'avortat, il l'observait, elle avait la raison et le droit, il exigeait qu'elle eut le succes et, a mesure qu'elle effrayait, il se sentait rassure. Il voulait que cette Minerve, couronnee des etoiles de l'avenir, fut aussi Pallas, et eut pour bouclier le masque aux serpents. Il voulait que son oeil divin put au besoin jeter aux demons la lueur infernale, et leur rendre terreur pour terreur. Il etait arrive ainsi a 93. 93 est la guerre de l'Europe contre la France et de la France contre Paris. Et qu'est-ce la revolution? C'est la victoire de la France sur l'Europe et de Paris sur la France. De la l'immensite de cette minute epouvantable, 93, plus grande que tout le reste du siecle. Rien de plus tragique. L'Europe attaquant la France et la France attaquant Paris. Drame qui a la stature de l'epopee. 93 est une annee intense. L'orage est la dans toute sa colere et dans toute sa grandeur. Cimourdain s'y sentait a l'aise. Ce milieu eperdu, sauvage et splendide convenait a son envergure. Cet homme avait, comme l'aigle de mer, un profond calme interieur, avec le gout du risque au dehors. Certaines natures ailees, farouches et tranquilles sont faites pour les grands vents. Les ames de tempete, cela existe. Il avait une pitie a part, reservee seulement aux miserables. Devant l'espece de souffrance qui fait horreur, il se devouait. Rien ne lui repugnait. C'etait la son genre de bonte. Il etait hideusement secourable, et divinement. Il cherchait les ulceres pour les baiser. Les belles actions laides a voir sont les plus difficiles a faire: il preferait celles-la. Un jour a l'Hotel-Dieu, un homme allait mourir, etouffe par une tumeur a la gorge, abces fetide, affreux, contagieux peut-etre, et qu'il fallait vider sur-le-champ. Cimourdain etait la; il appliqua sa bouche a la tumeur, la pompa, recrachant a mesure que sa bouche etait pleine, vida l'abces, et sauva l'homme. Comme il portait encore a cette epoque son habit de pretre, quelqu'un lui dit:--Si vous faisiez cela au roi, vous seriez eveque.--Je ne le ferais pas au roi, repondit Cimourdain. L'acte et la reponse le firent populaire dans les quartiers sombres de Paris. Si bien qu'il faisait de ceux qui souffrent, qui pleurent et qui menacent ce qu'il voulait. A l'epoque des coleres contre les accapareurs, coleres si fecondes en meprises, ce fut Cimourdain qui, d'un mot, empecha le pillage d'un bateau charge de savon sur le port Saint-Nicolas, et qui dissipa les attroupements furieux arretant les voitures a la barriere Saint-Lazare. Ce fut lui qui, dix jours apres le 10 aout, mena le peuple jeter bas les statues des rois. En tombant elles tuerent. Place Vendome, une femme, Reine Violet, fut ecrasee par Louis XIV au cou duquel elle avait mis une corde qu'elle tirait. Cette statue de Louis XIV avait ete cent ans debout; elle avait ete erigee le 12 aout 1692; elle fut reversee le 12 aout 1792. Place de la Concorde, un nomme Guinguerlot ayant appele les demolisseurs: canailles! fut assomme sur le piedestal de Louis XV. La statue fut mise en pieces. Plus tard on en fit des sous. Le bras seul echappa; c'etait le bras droit que Louis XV etendait avec un geste d'empereur romain. Ce fut sur la demande de Cimourdain que le peuple donna et qu'une deputation porta ce bras a Latude, l'homme enterre trente-sept ans a la Bastille. Quand Latude, le carcan an cou, la chaine au ventre, pourrissait vivant au fond de cette prison par ordre de ce roi dont la statue dominait Paris, qui lui eut dit que cette prison tomberait, que cette statue tomberait, qu'il sortirait du sepulcre et que la monarchie y entrerait, que lui, le prisonnier, il serait le maitre de cette main de bronze qui avait signe son ecrou, et que de ce roi de boue il ne resterait que ce bras d'airain? Cimourdain etait de ces hommes qui ont en eux une voix, et qui l'ecoutent. Ces hommes-la semblent distraits; point; ils sont attentifs. Cimourdain savait tout et ignorait tout. Il savait tout de la science et ignorait tout de la vie. De la sa rigidite. Il avait les yeux bandes comme la Themis d'Homere. Il avait la certitude aveugle de la fleche qui ne voit que le but et qui y va. En revolution rien de redoutable comme la ligne droite. Cimourdain allait devant lui, fatal. Cimourdain croyait que, dans les geneses sociales, le point extreme est le terrain solide; erreur propre aux esprits qui remplacent la raison par la logique. Il depassait la Convention; il depassait la Commune; il etait de l'Eveche. La reunion, dite l'Eveche, parce qu'elle tenait ses seances dans une salle du vieux palais episcopal, etait plutot une complication d'hommes qu'une reunion. La assistaient, comme a la Commune, ces spectateurs silencieux et significatifs qui avaient sur eux, comme dit Garat, "autant de pistolets que de poches". L'Eveche etait un pele-mele etrange; pele-mele cosmopolite et parisien, ce qui ne s'exclut point, Paris etant le lieu ou bat le coeur des peuples. La etait la grande incandescence plebeienne. Pres de l'Eveche la Convention etait froide et la Commune etait tiede. L'Eveche etait une de ces formations revolutionnaires, pareilles aux formations volcaniques; l'Eveche contenait de tout, de l'ignorance, de la betise, de la probite, de l'heroisme, de la colere, et de la police. Brunswick y avait des agents. Il y avait la des hommes dignes de Sparte et des hommes dignes du bagne. La plupart etaient forcenes et honnetes. La Gironde, par la bouche d'Isnard, president momentane de la Convention, avait dit un mot monstrueux: _--Prenez garde, Parisiens. Il ne restera pas pierre sur pierre de notre ville, et l'on cherchera un jour la place ou fut Paris.--_ Ce mot avait cree l'Eveche. Des hommes, et, nous venons de le dire, des hommes de toutes nations, avaient senti la necessite de se serrer autour de Paris. Cimourdain s'etait rallie a ce groupe. Ce groupe reagissait contre les reacteurs. Il etait ne de ce besoin public de violence qui est le cote redoutable et mysterieux des revolutions. Fort de cette force, l'Eveche s'etait tout de suite fait sa part. Dans les commotions de Paris, c'etait la Commune qui tirait le canon, c'etait l'Eveche qui sonnait le tocsin. Cimourdain croyait, dans son ingenuite implacable, que tout est equite au service du vrai; ce qui le rendait propre a dominer les partis extremes. Les coquins le sentaient honnete, et etaient contents. Des crimes sont flattes d'etre presides par une vertu. Cela les gene, et leur plait. Palloy, l'architecte qui avait exploite la demolition de la Bastille, vendant ces pierres a son profit, et qui charge de badigeonner le cachot de Louis XVI, avait, par zele, couvert le mur de barreaux, de chaines et de carcans; Gonchon, l'orateur suspect du faubourg Saint-Antoine, dont on a retrouve plus tard les quittances; Fournier, l'Americain qui, le 17 juillet, avait tire sur Lafayette un coup de pistolet paye, disait-on, par Lafayette; Henriot, qui sortait de Bicetre, et qui avait ete valet, saltimbanque, voleur et espion avant d'etre general et de pointer des canons sur la Convention, La Reynie, l'ancien grand vicaire de Chartres, qui avait remplace son breviaire par le Pere Duchene, tous ces hommes etaient tenus en respect par Cimourdain, et, a de certains moments, pour empecher les pires de broncher, il suffisait qu'ils sentissent en arret devant eux cette redoutable candeur convaincue. C'est ainsi que Saint-Just terrifiait Schneider. En meme temps, la majorite de l'Eveche, composee surtout de pauvres et d'hommes violents, qui etaient bons, croyaient en Cimourdain et le suivait. I1 avait pour vicaire, ou pour aide de camp, comme on voudra, cet autre pretre republicain, Danjou, que le peuple aimait pour sa haute taille et avait baptise l'abbe Six-Pieds. Cimourdain eut mene ou il eut voulu cet intrepide chef qu'on appelait le general la Pique, et ce hardi Trunchon, dit le Grand-Nicolas, qui avait voulu sauver madame Lamballe, et lui avait donne le bras et fait enjamber les cadavres; ce qui eut reussi sans la feroce plaisanterie du barbier Charlot. La Commune surveillait la Convention, l'Eveche surveillait la Commune. Cimourdain, esprit droit et repugnant a l'intrigue, avait casse plus d'un lit mysterieux, dans la main de Pache, que Beurnonville appelait "l'homme noir". Cimourdain, a l'Eveche, etait de plain-pied avec tous. Il etait consulte par Dobsent et Momoro. Il parlait espagnol a Gusman, italien a Pio, anglais a Arthur, flamand a Pereyra, allemand a l'Autrichien Proly, batard d'un prince. Il creait l'entente entre ces discordances. De la une situation obscure et forte, Hebert le craignait. Cimourdain avait, dans ces temps et dans ces groupes tragiques, la puissance des inexorables. C'etait un impeccable qui se croit infaillible. Personne ne l'avait vu pleurer. Vertu inaccessible et glaciale. Il etait l'effrayant homme juste. Pas de milieu pour un pretre dans la revolution. Un pretre ne pouvait se donner a la prodigieuse aventure flagrante que pour les motifs les plus bas ou les plus hauts; il fallait qu'il fut infame ou qu'il fut sublime. Cimourdain etait sublime, mais sublime dans l'isolement, dans l'escarpement, dans la lividite inhospitaliere; sublime dans un entourage de precipices. Les hautes montagnes ont cette virginite sinistre. Cimourdain avait l'apparence d'un homme ordinaire, vetu de vetements quelconques, d'aspect pauvre. Jeune, il avait ete tonsure; vieux, il etait chauve. Le peu de cheveux qu'il avait etaient gris. Son front etait large, et sur ce front il y avait pour l'observateur un signe. Cimourdain avait une facon de parler brusque, passionnee et solennelle, la voix breve, l'accent peremptoire, la bouche triste et amere, l'oeil clair et profond, et sur tout le visage on ne sait quel air indigne. Tel etait Cimourdain. Personne aujourd'hui ne sait son nom. L'histoire a de ces inconnus terribles. III. UN COIN NON TREMPE DANS LE STYX Un tel homme etait-il un homme? Le serviteur du genre humain pouvait-il avoir une affection? N'etait-il pas trop une ame pour etre un coeur? Cet embrassement enorme qui admettait tout et tous, pouvait-il se reserver a quelqu'un? Cimourdain pouvait-il aimer? Disons-le. Oui. Etant jeune, et precepteur dans une maison presque princiere, il avait eu un eleve, fils et heritier de la maison, et il l'aimait. Aimer un enfant est si facile. Que ne pardonne-t-on pas a un enfant? On lui pardonne d'etre seigneur, d'etre prince, d'etre roi. L'innocence de l'age fait oublier les crimes de la race; la faiblesse de l'etre fait oublier l'exageration du rang. Il est si petit qu'on lui pardonne d'etre grand. L'esclave lui pardonne d'etre le maitre. Le vieillard negre idolatre le marmot blanc. Cimourdain avait pris en passion son eleve. L'enfance a cela d'ineffable qu'on peut epuiser sur elle tous les amours. Tout ce qui pouvait aimer dans Cimourdain s'etait abattu, pour ainsi dire, sur cet enfant; ce doux etre innocent etait devenu une sorte de proie pour ce coeur condamne a la solitude. Il l'aimait de toutes les tendresses a la fois, comme pere, comme frere, comme ami, comme createur. C'etait son fils; le fils, non de sa chair, mais de son esprit. Il n'etait pas le pere, et ce n'etait pas son oeuvre; mais il etait le maitre, et c'etait son chef-d'oeuvre. De ce petit seigneur, il avait fait un homme. Qui sait? un grand homme peut-etre. Car tels sont les reves. A l'insu de la famille,--a-t-on besoin de permission pour creer une intelligence, une volonte et une droiture?--il avait communique au jeune vicomte, son eleve, tout le progres qu'il avait en lui; il lui avait inocule le virus redoutable de sa vertu; il lui avait infuse dans les veines sa conviction, sa conscience, son ideal; dans ce cerveau d'aristocrate, il avait verse l'ame du peuple. L'esprit allaite, l'intelligence est une mamelle. Il y a analogie entre la nourrice qui donne son lait et le precepteur qui donne sa pensee. Quelquefois le precepteur est plus pere que le pere, de meme que souvent la nourrice est plus mere que la mere. Cette profonde paternite spirituelle liait Cimourdain a son eleve. La seule vue de cet enfant l'attendrissait. Ajoutons ceci: remplacer le pere etait facile, l'enfant n'en avait plus; il etait orphelin; son pere etait mort, sa mere etait morte; il n'avait pour veiller sur lui qu'une grand-mere aveugle et un grand-oncle absent. La grand-mere mourut; le grand-oncle, chef de la famille, homme d'epee et de grande seigneurie, pourvu de charges a la cour, fuyait le vieux donjon de famille, vivait a Versailles, allait aux armes, et laissait l'orphelin seul dans le chateau solitaire. Le precepteur etait donc le maitre, dans toute l'acception du mot. Ajoutons ceci encore: Cimourdain avait vu naitre l'enfant qui avait ete son eleve. L'enfant, orphelin tout petit, avait eu une maladie grave. Cimourdain, en ce danger de mort, l'avait veille jour et nuit; c'est le medecin qui soigne, c'est le garde-malade qui sauve, et Cimourdain avait sauve l'enfant. Non seulement son eleve lui avait du l'education, l'instruction, la science; mais il lui avait du la convalescence et la sante; non seulement son eleve lui devait de penser, mais il lui devait de vivre. Ceux qui nous doivent tout on les adore; Cimourdain adorait cet enfant. L'ecart naturel de la vie s'etait fait. L'education finie, Cimourdain avait, du quitter l'enfant devenu jeune homme. Avec quelle froide et inconsciente cruaute; ces separations-la se font! Comme les familles congedient tranquillement le precepteur qui laisse sa pensee dans un enfant et la nourrice qui y laisse ses entrailles! Cimourdain, paye et mis dehors, etait sorti du monde d'en haut et rentre dans le monde d'en bas; la cloison entre les grands et les petit s'etait renfermee jeune seigneur, officier de naissance et fait d'emblee capitaine, etait parti pour une garnison quelconque; l'humble precepteur, deja au fond de son coeur pretre insoumis, s'etait hate de redescendre dans cet obscur rez-de-chaussee de l'eglise qu'on appelait le bas clerge: et Cimourdain avait perdu de vue son eleve. La revolution etait venue; le souvenir de cet etre dont il avait fait un homme avait continue de couver en lui, cache, mais non eteint, par l'immensite des choses publiques. Modeler une statue et lui donner la vie, c'est beau; modeler une intelligence et lui donner la verite, c'est plus beau encore. Cimourdain etait le Pygmalion d'une ame. Un esprit peut avoir un enfant. Cet eleve, cet enfant, cet orphelin, etait le seul etre qu'il aimat sur la terre. Mais, meme dans une telle affection, un tel homme etait-il vulnerable? On va le voir. LIVRE DEUXIEME LE CABARET DE LA RUE DE PAON I. MINOS, EAQUE ET RADAMANTE Il y avait rue du Paon un cabaret qu'on appelait cafe. Ce cafe avait une arriere-chambre, aujourd'hui historique. C'etait la que se rencontraient parfois a peu pres secretement, des hommes tellement puissants et tellement surveilles qu'ils hesitaient a se parler en public. C'etait la qu'avait ete echange, le 25 octobre 1792, un baiser fameux entre la Montagne et la Gironde. C'etait la que Garat, bien qu'il n'en convienne pas dans ses _Memoires,_ etait venu aux renseignements dans cette nuit lugubre ou, apres avoir mis Claviere en surete rue de Beaune, il arreta sa voiture sur le Pont-Royal pour ecouter le tocsin. Le 28 juin 1793, trois hommes etaient reunis autour d'une table dans cette arriere-chambre. Leurs chaises ne se touchaient pas: ils etaient assis chacun a un des cotes de la table, laissant vide le quatrieme. Il etait environ huit heures du soir; il faisait jour encore dans la rue, mais il faisait nuit dans l'arriere-chambre, et un quinquet accroche au plafond, luxe d'alors, eclairait la table. Le premier de ces trois hommes etait pale, jeune, grave, avec les levres minces et le regard froid. Il avait dans la joue un tic nerveux qui devait le gener pour sourire. Il etait poudre, gante, brosse, boutonne. Son habit bleu clair ne faisait pas un pli. Il avait une culotte de nankin, des bas blancs, une haute cravate, un jabot plisse, des souliers a boucles d'argent. Les deux autres hommes etaient, l'un une espece de geant, l'autre une espece de nain. Le grand, debraille dans un vaste habit de drap ecarlate, le col nu dans une cravate denouee tombant plus bas que le jabot, la veste ouverte avec des boutons arraches, etait botte de bottes a revers et avait les cheveux tout herisses, quoiqu'on y vit un reste de coiffure et d'appret: il y avait de la criniere dans sa perruque. Il avait la petite verole sur la face, une ride de colere entre les sourcils, le pli de la bonte au coin de la bouche, les levres epaisses, les dents grandes, un poing de portefaix, l'oeil eclatant. Le petit etait un homme jaune qui, assis, semblait difforme: il avait la tete renversee en arriere, les yeux injectes de sang, des plaques livides sur le visage, un mouchoir noue sur ses cheveux gras et plats, pas de front, une bouche enorme et terrible. Il avait un pantalon a pied, de larges souliers, un gilet qui semblait avoir ete de satin blanc, et par-dessus ce gilet une rouppe dans les plis de laquelle une ligne dure et droite laissait deviner un poignard. Le premier de ces hommes s'appelait Robespierre, le second Danton, le troisieme Marat. Ils etaient seuls dans cette salle. Il y avait devant Danton un verre et une bouteille de vin couverte de poussiere, rappelant la choppe de biere de Luther, devant Marat une tasse de cafe, devant Robespierre des papiers. Aupres des papiers on voyait un de ces lourds encriers de plomb, ronds et stries, que se rappellent ceux qui etaient ecoliers au commencement de ce siecle. Une plume etait jetee a cote de l'ecritoire. Sur les papiers etait pose un gros cachet de cuivre sur lequel on lisait _Palloy fecil,_ et qui figurait un petit modele exact de la Bastille. Une carte de France etait etalee au milieu de la table. A la porte et dehors se tenait le chien de garde de Marat, ce Laurent Basse, commissionnaire du numero 18 de la rue des Cordeliers, qui, le 15 juillet, environ quinze jours apres ce 28 juin, devait assener un coup de chaise sur la tete d'une femme nommee Charlotte Corday, laquelle en ce moment-la etait a Caen, songeant vaguement. Laurent Basse etait le porteur d'epreuves de l'_Ami du peuple_. Ce soir-la, amene par son maitre au cafe de la rue du Paon, il avait la consigne de tenir fermee la salle ou etaient Marat, Danton et Robespierre, et de n'y laisser penetrer personne, a moins que ce ne fut quelqu'un du comite de salut public, de la Commune ou de l'Eveche. Robespierre ne voulait pas fermer la porte a Saint-Just, Danton ne voulait pas la fermer a Pache, Marat ne voulait pas la fermer a Gusman. La conference durait depuis longtemps deja. Elle avait pour sujet les papiers etales sur la table et dont Robespierre avait donne lecture. Les voix commencaient a s'elever. Quelque chose comme de la colere grondait entre ces trois hommes. Du dehors ou entendait par moments des eclats de parole. A cette epoque l'habitude des tribunes publiques semblait avoir cree le droit d'ecouter. C'etait le temps ou l'expeditionnaire Fabricius Paris regardait par le trou de la serrure ce que faisait le comite de salut public. Ce qui, soit dit en passant, ne fut pas inutile, car ce fut ce Paris qui avertit Danton la nuit du 30 au 31 mars 1794. Laurent Basse avait applique son oreille contre la porte de l'arriere-salle ou etaient Danton, Marat et Robespierre. Laurent Basse servait Marat, mais il etait de l'Eveche. II. MAGNA TESTANTUR VOCE PER UMBRAS Danton venait de se lever; il avait vivement recule sa chaise. --Ecoutez, cria-t-il. Il n'y a qu'une urgence, la republique en danger. Je ne connais qu'une chose, delivrer la France de l'ennemi. Pour cela tous les moyens sont bons. Tous! Tous! tous! Quand j'ai affaire a tous les perils, j'ai recours a toutes les ressources, et quand je crains tout, je brave tout. Ma pensee est une lionne. Pas de demi-mesures, pas de pruderie en revolution. Nemesis n'est pas une begueule. Soyons epouvantables, et utiles. Est-ce que l'elephant regarde ou il met sa patte? Ecrasons l'ennemi. Robespierre repondit avec douceur: --Je veux bien. Et il ajouta: --La question est de savoir ou est l'ennemi. --Il est dehors et je l'ai chasse, dit Danton. --Il est dedans, et je le surveille, dit Robespierre. --Et je le chasserai encore, reprit Danton. --On ne chasse pas l'ennemi du dedans. --Qu'est-ce donc qu'on fait? --On l'extermine. --J'y consens, dit a son tour Danton. Et il reprit: --Je vous dis qu'il est dehors, Robespierre. --Danton, je vous dis qu'il est dedans. --Robespierre, il est a la frontiere. --Danton, il est en Vendee. --Calmez-vous, dit une troisieme voix, il est partout; et vous etes perdus. C'etait Marat qui parlait. Robespierre regarda Marat et repartit tranquillement: --Treve aux generalites. Je precise. Voici des faits. --Pedant! grommela Marat. Robespierre posa la main sur les papiers etales devant lui et continua: --Je viens de vous lire les depeches de Prieur de la Marne. Je viens de vous communiquer les renseignements donnes par ce Gelambre. Danton, ecoutez, la guerre etrangere n'est rien, la guerre civile est tout. La guerre etrangere, c'est une ecorchure qu'on a au coude; la guerre civile, C'est l'ulcere qui vous mange le foie. De tout ce que je viens de vous lire, il resulte ceci: la Vendee, jusqu'a ce jour eparse entre plusieurs chefs, est au moment de se concentrer. Elle va desormais avoir un capitaine unique... --Un brigand central, murmura Danton. --C'est, poursuivit Robespierre, l'homme debarque pres de Pontorson le 2 juin. Vous avez vu ce qu'il est. Remarquez que ce debarquement coincide avec l'arrestation des representants en mission, Prieur de la Cote-d'Or et Romme a Bayeux, par ce district traitre du Calvados, le 2 juin, le meme jour. --Et leur translation au chateau de Caen, dit Danton. Robespierre reprit: --Je continue de resumer les depeches. La guerre de foret s'organise sur une vaste echelle. En meme temps une descente anglaise se prepare; vendeens et anglais, c'est Bretagne avec Bretagne. Les hurons du Finistere parlent la meme langue que les topinambous de Cornouailles. J'ai mis sous vos yeux une lettre interceptee de Puisaye ou il est dit que "vingt mille habits rouges distribues aux insurges en feront lever cent mille". Quand l'insurrection paysanne sera complete, la descente anglaise se fera. Voici le plan. Suivez-le sur la carte. Robespierre posa le doigt sur la carte, et poursuivi: --Les anglais ont le choix du point de descente, de Cancale a Paimpol. Craig prefererait la baie de Saint-Brieuc, Cornwallis la baie de Saint-Cast. C'est un detail. La rive gauche de la Loire est gardee par l'armee vendeenne royale, et, quant aux vingt-huit lieues a decouvert entre Ancenis et Pontorson, quarante paroisses normandes ont promis leur concours. La descente se fera sur trois points, Plerin, Iffiniac et Pleneuf; de Plerin on ira a Saint-Brieuc, et de Pleneuf a Lamballe; le deuxieme jour on gagnera Dinan ou il y a neuf cents prisonniers anglais, et l'on occupera en meme temps Saint-Jouan et Saint-Meen; on y laissera de la cavalerie; le troisieme jour, deux colonnes se dirigeront l'une de Jouan sur Bedee, l'autre de Dinan sur Becherel qui est une forteresse naturelle, et ou l'on etablira deux batteries; le quatrieme jour, on est a Rennes. Rennes, c'est la clef de la Bretagne. Qui a Rennes a tout. Rennes prise, Chateanneuf et Saint-Malo tombent. Il y a a Rennes un million de cartouches et cinquante pieces d'artillerie de campagne... --Qu'ils rafleraient, murmura Danton. Robespierre continua: --Je termine. De Rennes, trois colonnes se jetteront l'une sur Fougeres, l'autre sur Vitre, l'autre sur Redon. Comme les ponts sont coupes, les ennemis se muniront, vous avez vu ce fait precise, de pontons et de madriers, et ils auront des guides pour les points gueables a la cavalerie. De Fougeres on rayonnera sur Avranches, de Bedon Sur Ancenis, de Vitre sur Laval. Nantes se rendra, Brest se rendra. Redon donne tout le cours de la Vilaine, Fougeres donne la route de Normandie, Vitre donne la route de Paris. Dans quinze jours, on aura une armee de brigands de trois cent mille hommes, et toute la Bretagne sera au roi de France. --C'est-a-dire au roi d'Angleterre, dit Danton. --Non. Au roi de France. Et Robespierre ajouta: --Le roi de France est pire. Il faut quinze jours pour chasser l'etranger, et dix-huit cents ans pour eliminer la monarchie. Danton, qui s'etait rassis, mit ses coudes sur la table et sa tete dans ses mains, reveur. --Vous voyez le peril, dit Robespierre. Vitre donne la route de Paris aux Anglais. Danton redressa le front et abattit ses deux grosses mains crispes sur la carte, comme sur une enclume. --Robespierre, est-ce que Verdun ne donnait pas la route de Paris aux prussiens? Eh bien? --Eh bien, on chassera les anglais comme on a chasse les prussiens. Et Danton se leva de nouveau. Robespierre posa sa main froide sur le poing fievreux de Danton. --Danton, la Champagne n'etait pas pour les prussiens, et la Bretagne est pour les anglais. Reprendre Verdun, c'est de la guerre etrangere; reprendre Vitre, c'est de la guerre civile. --Et Robespierre murmura avec un accent froid et profond: --Serieuse difference. Il reprit: --Rasseyez-vous, Danton, et regardez la carte au lieu de lui donner des coups de poing. Mais Danton etait tout a sa pensee. --Voila qui est fort! s'ecria-t-il, de voir la catastrophe a l'ouest quand elle est a l'est. Robespierre, je vous accorde que l'Angleterre se dresse sur l'Ocean; mais l'Espagne se dresse aux Pyrenees, mais l'Italie se dresse aux Alpes, mais l'Allemagne se dresse sur le Rhin. Et le grand ours russe est au fond. Robespierre, le danger est un cercle et nous sommes dedans. A l'exterieur la coalition, a l'interieur la trahison. Au midi Servant entre-baille la porte de la France au roi d'Espagne, an nord Dumouriez passe a l'ennemi. Au reste il avait toujours moins menace la Hollande que Paris. Nerwinde efface Jemmapes et Valmy. Le philosophe Rabaut Saint-Etienne, traitre comme un protestant qu'il est, correspond avec le courtisan Montesquieu. L'armee est decimee. Pas un bataillon qui ait maintenant plus de quatre cents hommes; le vaillant regiment de Deux-Ponts est reduit a cent cinquante hommes; le camp de Pamars est livre; il ne reste plus a Givet que cinq cents sacs de farine; nous retrogradons sur Landau; Wurmser presse Kleber; Mayence succombe vaillamment, Conde lachement. Valenciennes aussi. Ce qui n'empeche pas Chancel qui defend Valenciennes et le vieux Ferand qui defend Conde d'etre deux heros, aussi bien que Meunier qui defendait Mayence. Mais tous les autres trahissent. Dharville trahit a Aix-la-Chapelle, Manton trahit a Bruxelles, Valence trahit a Breda, Neuilly trahit a Limbourg, Miranda trahit a Maestrich: Stengel, traitre, Lanoue, traitre, Ligonier, traitre, Menon traitre, Dillon, traitre; monnaie hideuse de Dumouriez. Il faut des exemples. Les contre-marches de Custine me sont suspectes; je soupconne Custine de preferer la prise lucrative de Francfort a la prise utile de Coblentz. Francfort peut payer quatre millions de contributions de guerre, soit. Qu'est-ce que cela a cote du nid des emigres ecrase? Trahison, dis-je. Meunier est mort le 13 juin. Voila Kleber seul. En attendant, Brunswick grossit et avance. Il arbore le drapeau allemand sur toutes les places francaises qu'il prend. Le margrave de Brandebourg est aujourd'hui l'arbitre de l'Europe; empoche nos provinces; il s'adjugera la Belgique, vous verrez; on dirait que c'est pour Berlin que nous travaillons; si cela continue, et si nous n'y mettons ordre, la revolution francaise se sera faite au profit de Potsdam, elle aura eu pour unique resultat d'agrandir le petit etat de Frederic II, et nous aurons tue le roi de France pour le roi de Prusse. Et Danton, terrible, eclata de rire. Le rire de Danton fit sourire Marat. --Vous avez chacun votre dada; vous, Danton, la Prusse; vous, Robespierre, la Vendee. Je vais preciser, moi aussi. Vous ne voyez pas le vrai peril; le voici: les cafes et les tripots. Le cafe de Choiseul est jacobin, le cafe Patin est royaliste, le cafe du Rendez-vous attaque la garde nationale, le cafe de la Porte-Saint-Martin la defend, le cafe de la Regence est contre Brissot, le cafe Corazza est pour, le cafe Procope jure par Diderot, le cafe du Theatre-Francais jure par Voltaire, a la Rotonde on dechire les assignats, les cafes Saint-Marceau sont en fureur, le cafe Manouri agite la question des farines, au cafe de Foy tapages et gourmades, au Perron bourdonnement des frelons de finances. Voila ce qui est serieux. Danton ne riait plus. Marat souriait toujours. Sourire de nain pire qu'un rire de colosse. --Vous moquez-vous, Marat? gronda Danton. Marat eut ce mouvement de hanche convulsif, qui etait celebre. Son sourire s'etait efface. --Ah! je vous retrouve, citoyen Danton. C'est bien vous qui en pleine Convention m'avez appele "l'individu Marat". Ecoutez. Je vous pardonne. Nous traversons un moment imbecile. Ah! je me moque! En effet, quel homme suis-je? J'ai denonce Chazot, j'ai denonce Petion, j'ai denonce Kersaint, j'ai denonce Moreton, j'ai denonce Dufriche-Valaze, j'ai denonce Ligonnier, j'ai denonce Menou, j'ai denonce Banneville, j'ai denonce Gensonne, j'ai denonce Biron, j'ai denonce Lidon et Chambon; ai-je eu tort? je flaire la trahison dans le traitre, et je trouve utile de denoncer le criminel avant le crime. J'ai l'habitude de dire la veille ce que vous autres vous dites le lendemain. Je suis l'homme qui a propose a l'assemblee un plan complet de legislation criminelle. Qu'ai-je fait jusqu'a present? J'ai demande qu'on instruise les sections afin de les discipliner a la revolution, j'ai fait lever les scelles des trente-deux cartons, j'ai reclame les diamants deposes dans les mains de Boland, j'ai prouve que les brissotins avaient donne au comite de surete generale des mandats d'arret en blanc, j'ai signale les omissions du rapport de Lindet sur les crimes de Capet, j'ai vote le supplice du tyran dans les vingt-quatre heures, j'ai defendu les bataillons le Manconseil et le Republicain, j'ai empeche la lecture de la lettre de Narbonne et de Malhouet, j'ai fait une motion pour les soldats blesses, j'ai fait supprimer la commission des six, j'ai pressenti dans l'affaire de Mons la trahison de Dumouriez, j'ai demande qu'on prit cent mille parents d'emigres comme otages pour les commissaires livres a l'ennemi, j'ai propose de declarer traitre tout representant qui passerait les barrieres, j'ai demasque la faction rolandine dans les troubles de Marseille, j'ai insiste pour qu'on mit a prix la tete d'Egalite fils, j'ai defendu Bouchotte, j'ai voulu l'appel nominal pour chasser Isnard du fauteuil, j'ai fait declarer que les parisiens ont bien merite de la patrie; c'est pourquoi je suis traite de pantin par Louvet, le Ministere demande qu'on m'expulse, la ville de Loudun souhaite qu'on m'exile, la ville d'Amiens desire qu'on me mette une museliere, Cobourg veut qu'on m'arrete, et Lecointe-Puyraveau propose a la Convention de me decreter fou. Ah ca! citoyen Danton, pourquoi m'avez-vous fait venir a votre conciliabule, si ce n'est pour avoir mon avis? Est-ce que je vous demandais d'en etre? loin de la. Je n'ai aucun gout pour les tete-a-tete avec des contre-revolutionnaires tels que Robespierre et vous. Du reste, je devais m'y attendre, vous ne m'avez pas compris; pas plus vous que Robespierre, pas plus Robespierre que vous. Il n'y a donc pas d'homme, d'etat ici? Il faut donc vous faire epeler la politique, il faut donc vous mettre les points sur les _i?_ Ce que je vous ai dit voulait dire ceci: Vous vous trompez tous les deux. Le danger n'est ni a Londres, comme le croit Robespierre, ni a Berlin comme le croit Danton; il est a Paris. Il est dans l'absence d'unite, dans le droit qu'a chacun de tirer de son cote, a commencer par vous deux, dans la mise en poussiere des esprits, dans l'anarchie des volontes... --L'anarchie! interrompit Danton, qui la fait, si ce n'est vous? Marat ne s'arreta pas. --Robespierre, Danton, le danger est dans ce tas de cafes, dans ce tas de brelans, dans ce tas de clubs, club des Noirs, club des Federes, club des Dames, club des Impartiaux, qui date de Clermont-Tonnerre et qui a ete le club monarchique de 1790, cercle social imagine par le pretre Claude Fauchet, club des Bonnets de laine fonde par le gazetier Prudhomme, _et Coetera_; sans compter votre club des Cordeliers, Danton. Le danger est, dans la famine, qui fait que le porte-sacs Blin a accroche a la lanterne de l'Hotel-de-ville le boulanger du marche Palu, Francois Denis, et dans la justice, qui a pendu le porte-sacs Blin pour avoir pendu le boulanger Denis. Le danger est dans le papier-monnaie qu'on deprecie. Rue du Temple, un assignat de cent francs est tombe a terre, et un passant, un homme du peuple, a dit: _Il ne vaut pas la peine d'etre ramasse._ Les agioteurs et les accapareurs, voila le danger. Arborer le drapeau noir a l'Hotel-de-Ville, la belle avance! Vous arretez le baron de Trenck, cela ne suffit pas. Tordez-moi le cou a ce vieil intrigant de prison. Vous croyez vous tirer d'affaire parce que le president de la Convention pose une couronne civique sur la tete de Laberteche, qui a recu quarante et un coups de sabre a Jemmapes, et dont Chenier se fait le cornac? Comedies et batelages. Ah! vous ne regardez pas Paris! Ah! Vous cherchez le danger loin, quand il est pres! A quoi vous sert votre police, Robespierre? Car vous avez vos espions, Payan, a la Commune, Coffinhal, au tribunal revolutionnaire, David, au comite de surete generale, Couthon, au comite de salut public. Vous voyez que je suis bien informe. Eh bien, sachez ceci: le danger est sur vos tetes, le danger est sous vos pieds; on conspire, on conspire, on conspire; les passants dans les rues s'entre-lisent les journaux et se font des signes de tete; six mille hommes, sans cartes de civisme, emigres rentres, muscadins et mathevons, sont caches dans les caves et dans les greniers, et dans les galeries de bois du Palais-Royal; on fait queue chez les boulangers; les bonnes femmes, sur le pas des portes, joignent les mains et disent: Quand aura-t-on la paix? Vous avez beau aller vous enfermer, pour etre entre vous, dans la salle du conseil executif, on sait tout ce que vous y dites; et la preuve, Robespierre, c'est que voici les paroles que vous avez dites hier soir a Saint-Just: "Barbaroux commence a prendre du ventre, cela va le gener dans sa fuite." Oui, le danger est partout, et surtout au centre, a Paris. Les ci-devant complotent, les patriotes vont pieds nus, les aristocrates arretes le 9 mars sont deja relaches, les chevaux de luxe qui devraient etre atteles aux canons sur la frontiere nous eclaboussent dans les rues, le pain de quatre livres vaut trois francs douze sous, les theatres jouent des pieces impures, et Robespierre fera guillotiner Danton. --Ouiche! dit Danton. Robespierre regardait attentivement la carte. --Ce qu'il faut, cria brusquement Marat, c'est un dictateur. Robespierre, vous savez que je veux un dictateur. Robespierre releva la tete. --Je sais, Marat, vous ou moi. --Moi ou vous, dit Marat. Danton grommela entre ses dents: --La dictature, touchez-y! Marat vit le froncement de sourcil de Danton. --Tenez, reprit-il. Un dernier effort. Mettons-nous d'accord. La situation en vaut la peine. Ne nous sommes-nous deja pas mis d'accord pour la journee du 31 mai? La question d'ensemble est plus grave encore que le girondinisme qui est une question de detail. Il y a du vrai dans ce que vous dites; mais le vrai, tout le vrai, le vrai vrai, c'est ce que je dis. Au midi, le federalisme; a l'ouest, le royalisme; a Paris, le duel de la Convention et de la Commune; aux frontieres, la reculade de Custine et la trahison de Dumouriez. Qu'est-ce que tout cela? Le demembrement. Que nous faut-il? L'unite. La est le salut. Mais hatons-nous. Il faut que Paris prenne le gouvernement de la revolution. Si nous perdons une heure demain les vendeens peuvent etre a Orleans les prussiens a Paris. Je vous accorde ceci, Danton, je vous concede cela, Robespierre. Soit. Eh bien, la conclusion, c'est la dictature. A nous trois nous representons la revolution. Nous sommes les trois tetes de Cerbere. De ces trois tetes, l'une parle, c'est vous, Robespierre; l'autre rugit, vous, Danton.... --L'autre mord, dit Danton, c'est vous, Marat. --Toutes trois mordent, dit Robespierre. Il y eut un silence. Puis le dialogue, plein de secousses sombres, recommenca. --Ecoutez, Marat, avant de s'epouser, il faut se connaitre. Comment avez-vous su le mot que j'ai dit hier a Saint-Just? --Ceci me regarde, Robespierre. --Marat! --C'est mon devoir de m'eclairer, et c'est mon affaire de me renseigner. --Marat! --J'aime a savoir. --Marat! --Robespierre, je sais ce que vous dites a Saint-Just, comme je sais ce que Danton dit a Lacroix; comme je sais ce qui se passe quai des Theatins, a l'hotel de Labriffe, repaire ou se rendent les nymphes de l'emigration; comme je sais ce qui se passe dans la maison des Thilles, pres Gonesse, qui est a Valmerange, l'ancien administrateur des postes, ou allaient jadis Maury et Cazales, ou sont alles depuis Sieyes et Vergniaud, et ou, maintenant, on va une fois par semaine. En prononcant cet _on_, Marat regarda Danton. Danton s'ecria: --Si j'avais deux liards de pouvoir, ce serait terrible. Marat poursuivit: --Je sais ce que vous dites, Robespierre, comme je sais ce qui se passait a la tour du Temple quand on y engraissait Louis XVI, si bien que, seulement dans le mois de septembre, le loup, la louve et les louveteaux ont mange quatre-vingt-six paniers de peches. Pendant ce temps-la le peuple est affame. Je sais cela, comme je sais que Roland a ete cache dans un logis donnant sur une arriere-cour, rue de la Harpe; comme je sais que six cents des piques du 14 juillet avaient ete fabriquees par Faure, serrurier du duc d'Orleans; comme je sais ce qu'on fait chez la Saint-Hilaire, maitresse de Sillery; les jours de bal, c'est le vieux Sillery qui frotte lui-meme, avec de la craie, les parquets du salon jaune de la rue Neuve-des-Mathurins; Buzot et Kersaint y dinaient. Saladin y a dine le 27, et avec qui, Robespierre? Avec votre ami, Lasource. --Verbiage, murmura Robespierre. Lasource n'est pas mon ami. Et il ajouta, pensif: --En attendant il y a a Londres dix-huit fabriques de faux assignats. Marat continua d'une voix tranquille, mais avec un leger tremblement, qui etait effrayant: --Vous etes la faction des importants. Oui, je sais tout, malgre ce que Saint-Just appelle _le silence d'etat_... Marat souligna ce mot par l'accent, regarda Robespierre, et poursuivit: --Je sais ce qu'on dit a votre table les jours ou Lebas invite David a venir manger la cuisine faite par sa promise, Elisabeth Duplay, votre future belle-soeur, Robespierre. Je suis l'oeil enorme du peuple, et, du fond de ma cave, je regarde. Oui, je vois, oui, j'entends, oui, je sais. Les petites choses vous suffisent. Vous vous admirez. Robespierre se fait contempler par sa madame de Chalabre, la fille de ce marquis de Chalabre qui fit le whist avec Louis XV le soir de l'execution de Damiens. Oui, on porte haut la tete. Saint-Just habite une cravate. Legendre est correct, levite neuve et gilet blanc, et un jabot, pour faire oublier son tablier. Robespierre s'imagine que l'histoire voudra savoir qu'il avait une redingote olive a la Constituante et un habit bleu-ciel a la Convention. Il a son portrait sur tous les murs de sa chambre... Robespierre interrompit d'une voix plus calme encore que celle de Marat. --Et vous, Marat, vous avez le votre dans tous les egouts. Ils continuerent sur un ton de causerie dont la lenteur accentuait la violence des repliques et des ripostes, et ajoutait on ne sait quelle ironie a la menace. --Robespierre, vous avez qualifie ceux qui veulent le renversement des trones, _les Don Quichottes du genre humain_. --Et vous, Marat, apres le 4 aout, dans votre numero 559 de _l'Ami du Peuple_, ah! j'ai retenu le chiffre, c'est utile, vous avez demande qu'on rendit aux nobles leurs titres. Vous avez dit: _Un duc est toujours un duc_. --Robespierre, dans la seance du 7 decembre, vous avez defendu la femme Roland contre Viard. --De meme que mon frere vous a defendu, Marat, quand on vous a attaque aux Jacobins. Qu'est-ce que cela prouve? rien. --Robespierre, on connait le cabinet des Tuileries ou vous avez dit a Garat: _Je suis las de la Revolution_. --Marat, c'est ici, dans ce cabaret, que, le 29 octobre, vous avez embrasse Barbaroux. --Robespierre, vous avez dit a Buzot: _La republique, qu'est-ce que Cela?_ --Marat, c'est dans ce cabaret que vous avez invite a dejeuner trois Marseillais par compagnie. --Robespierre, vous vous faites escorter d'un fort de la halle arme d'un baton. --Et vous, Marat, la veille du 10 aout, vous avez demande a Buzot de vous aider a fuir a Marseille deguise en jockey. --Pendant les justices de septembre, vous vous etes cache, Robespierre. --Et vous, Marat, vous vous etes montre. --Robespierre, vous avez jete a terre le bonnet rouge. --Oui, quand un traitre l'arborait. Ce qui pare Dumouriez souille Robespierre. --Robespierre, vous avez refuse, pendant le passage des soldats de Chateauvieux, de couvrir d'un voile la tete de Louis XVI. --J'ai fait mieux que lui voiler la tete, je la lui ai coupee. Danton intervint, mais comme l'huile intervient dans le feu. --Robespierre, Marat, dit-il, calmez-vous. Marat n'aimait pas a etre nomme le second. Il se retourna. --De quoi se mele Danton? dit-il. Danton bondit. --De quoi je me mele? De ceci. Qu'il ne faut pas de fratricide; qu'il ne faut pas de lutte entre deux hommes qui servent le peuple; que c'est assez de la guerre etrangere, que c'est assez de la guerre civile, et que ce serait trop de la guerre domestique; que c'est moi qui ai fait la revolution, et que je ne veux pas qu'on la defasse. Voila de quoi je me mele. Marat repondit sans elever la voix. --Melez-vous de rendre vos comptes. --Mes comptes! cria Danton. Allez les demander aux defiles de l'Argonne, a la Champagne delivree, a la Belgique conquise, aux armees ou j'ai ete quatre fois deja offrir ma poitrine a la mitraille! allez les demander a la place de la Revolution, a l'echafaud du 21 janvier, au trone jete a terre, a la guillotine, cette veuve... Marat interrompit Danton. --La guillotine est une vierge; on se couche sur elle, on ne la feconde pas. --Qu'en savez-vous? repliqua Danton, je la feconderais, moi! --Nous verrons, dit Marat. Et il sourit. Danton vit ce sourire. --Marat, cria-t-il, vous etes l'homme cache, moi je suis l'homme du grand air et du grand jour. Je hais la vie reptile. Etre cloporte ne me va pas. Vous habitez une cave; moi j'habite la rue. Vous ne communiquez avec personne; moi, quiconque passe peut me voir et me parler. --Joli garcon, voulez-vous monter chez moi? Grommela Marat. Et cessant de sourire, il reprit d'un accent peremptoire: --Danton, rendez compte des trente-trois mille ecus, argent sonnant, que Montmorin vous a payes au nom du roi, sous pretexte de vous indemniser de votre charge de procureur au Chatelet. --J'etais du 14 juillet, dit Danton avec hauteur. --Et le garde-meuble? et les diamants de la couronne? --J'etais du 6 octobre. --Et les vols de votre _alter ego_ Lacroix en Belgique? --J'etais du 20 juin. --Et les prets faits a la Montansier? --Je poussais le peuple au retour de Varennes. --Et la salle de l'Opera qu'on batit avec l'argent fourni par vous? --J'ai arme les sections de Paris. --Et les cent mille livres de fonds secrets du ministere de la justice? --J'ai fait le 10 aout. --Et les deux millions de depenses secretes de l'Assemblee, dont vous avez pris le quart? --J'ai arrete l'ennemi en marche et barre le passage aux rois coalises. --Prostitue! dit Marat. Danton se dressa, effrayant. --Oui, cria-t-il, je suis une fille publique, j'ai vendu mon ventre, mais j'ai sauve le monde. Robespierre s'etait remis a se ronger les ongles. Il ne pouvait, lui, ni rire, ni sourire. Le rire, eclair de Danton, et le sourire, piqure de Marat, lui manquaient. Danton reprit: --Je suis comme l'ocean; j'ai mon flux et mon reflux; a mer basse on voit ses bas-fonds, a mer haute on voit mes flots. --Votre ecume, dit Marat. --Ma tempete, dit Danton. En meme temps que Danton, Marat s'etait leve. Lui aussi eclate. Le couleuvre devint subitement dragon. --Ah! cria-t-il, ah! Robespierre! ah! Danton! vous ne voulez pas m'ecouter! Eh bien, je vous le dis, vous etes perdus. Votre politique aboutit a des impossibilites d'aller plus loin; vous n'avez plus d'issue; et vous faites des choses qui ferment devant vous toutes les portes, excepte celle du tombeau. --C'est notre grandeur, dit Danton. Et il haussa les epaules. Marat continua: --Danton, prends garde. Vergniaud aussi a la bouche large et les levres epaisses et les sourcils en colere, Vergniaud aussi est grele comme Mirabeau et comme toi, cela n'a pas empeche le 31 mai. Ah! tu hausses les epaules. Quelquefois hausser les epaules fait tomber la tete. Danton, je te le dis, ta grosse voix, ta cravate lache, tes bottes molles, tes petits soupers, tes grandes poches, cela regarde Louisette. Louisette etait le nom d'amitie que Marat donnait a guillotine. Il poursuivit: --Et quant a toi, Robespierre, tu es un modere, mais cela ne te servira de rien. Va, poudre-toi, coiffe-toi, brosse-toi, fais le faraud, aie du linge, sois pince, frise, calamistre, tu n'en iras pas moins en place de Greve, lis la declaration de Brunstwick, tu n'en sera pas moins traite comme le regicide Damiens, et tu es tire a quatre epingles en attendant que tu sois tire a quatre chevaux. --Echo de Coblentz! dit Robespierre entre ses dents. --Robespierre, je ne suis l'echo de rien, je suis le cri de tout. Ah! vous etes jeunes, vous. Quel age as-tu, Danton? trente-quatre ans. Quel age as-tu, Robespierre? trente-trois ans. Eh bien, moi, j'ai toujours vecu, je suis la vieille souffrance humaine, j'ai six mille ans. --C'est vrai, repliqua Danton, depuis six mille ans, Cain s'est conserve dans la haine comme le crapaud dans la pierre, le bloc se casse, Cain saute parmi les hommes, et c'est Marat. --Danton! cria Marat. Et une lueur livide apparut dans ses yeux. --Eh bien quoi? dit Danton. Ainsi parlaient ces trois hommes formidables. Querelle de tonnerres. III. TRESSAILLEMENT DES FIBRES PROFONDES Le dialogue eut un repit; ces titans rentrerent un moment chacun dans sa pensee. Les lions s'inquietent des hydres. Robespierre etait devenu tres pale et Danton tres rouge. Tous deux avaient un fremissement. La prunelle fauve de Marat s'etait eteinte; le calme, un calme imperieux, s'etait refait sur la face de cet homme, redoute des redoutables. Danton se sentait vaincu, mais ne voulait pas se rendre. Il reprit: --Marat parle tres haut de dictature et d'unite, mais il n'a qu'une puissance, dissoudre. Robespierre, desserrant ses levres etroites, ajouta: --Moi, je suis de l'avis d'Anacharsis Cloots; je dis: Ni Roland, ni Marat. --Et moi, repondit Marat, je dis: Ni Danton, ni Robespierre. Il les regarda tous deux fixement et ajouta: --Laissez-moi vous donner un conseil, Danton. Vous etes amoureux, vous songez a vous remarier, ne vous melez plus de politique, soyez sage. Et, reculant d'un pas vers la porte pour sortir, il leur fit ce salut sinistre: --Adieu, messieurs. Danton et Robespierre eurent un frisson. En ce moment une voix s'eleva au fond de la salle, et dit: --Tu as tort, Marat. Tous se retournerent. Pendant l'explosion de Marat, et sans qu'ils s'en fussent apercus, quelqu'un etait entre par la porte du fond. --C'est toi, citoyen Cimourdain, dit Marat. Bonjour. C'etait Cimourdain en effet. --Je dis que tu as tort, Marat, reprit-il. Marat verdit, ce qui etait sa facon de palir. Cimourdain ajouta: --Tu es utile, mais Robespierre et Danton sont necessaires. Pourquoi les menacer? Union, union, citoyens! Le peuple veut qu'on soit uni. Cette entree fit un effet d'eau froide, et, comme l'arrivee d'un etranger dans une querelle de menage, apaisa, sinon le fond, du moins la surface. Cimourdain s'avanca vers la table. Danton et Robespierre le connaissaient. Ils avaient souvent remarque dans les tribunes publiques de la Convention ce puissant homme obscur que le peuple saluait. Robespierre pourtant, formaliste, demanda: --Citoyen, comment etes-vous entre? --Il est de l'Eveche, repondit Marat d'une voix ou l'on sentait on ne sait quelle soumission. Marat bravait la Convention, menait la Commune et craignait l'Eveche. Ceci est une loi. Mirabeau sent remuer a une profondeur inconnue Robespierre, Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuer Hebert, Hebert sent remuer Babeuf. Tant que les couches souterraines sont tranquilles, l'homme politique peut marcher; mais sous le plus revolutionnaire il y a un sous-sol, et les plus hardis s'arretent inquiets quand ils sentent sous leurs pieds le mouvement qu'ils ont cree sur leur tete. Savoir distinguer le mouvement qui vient des convoitises du mouvement qui vient des principes, combattre l'un et seconder l'autre, c'est la le genie et la vertu des grands revolutionnaires. Danton vit plier Marat. --Oh! le citoyen Cimourdain n'est pas de trop, dit-il. Et il tendit la main a Cimourdain. Puis: --Parbleu, dit-il, expliquons la situation au citoyen Cimourdain. Il vient a propos. Je represente la Montagne, Robespierre represente le comite de salut public, Marat represente la Commune, Cimourdain represente l'Eveche. Il va nous departager. --Soit, dit Cimourdain, grave et simple. De quoi s'agit-il? --De la Vendee, repondit Robespierre. --La Vendee! dit Cimourdain. Et il reprit: --C'est la grande menace. Si la Revolution meurt, elle mourra par la Vendee. Une Vendee est plus redoutable que dix Allemagnes. Pour que la France vive, il faut tuer la Vendee. Ces quelques mots lui gagnerent Robespierre. Robespierre pourtant fit cette question: --N'etes-vous pas un ancien pretre? L'air pretre n'echappait pas a Robespierre. Il reconnaissait hors de lui ce qu'il avait au dedans de lui. Cimourdain repondit: --Oui, citoyen. --Qu'est-ce que cela fait? s'ecria Danton. Quand les pretres sont bons, ils valent mieux que les autres. En temps de revolution, les pretres se fondent en citoyens comme les cloches en sous et en canons. Danjou est pretre, Daunou est pretre. Thomas Lindet est eveque d'Evreux. Robespierre, vous vous asseyez a la Convention coude a coude avec Massieu, eveque de Beauvais. Le grand-vicaire Vaugeois etait du comite d'insurrection du 10 aout. Chabot est capucin. C'est dom Gerle qui a fait le serment du Jeu de paume; c'est l'abbe Audran qui a fait declarer l'Assemblee nationale superieure au roi; c'est l'abbe Goutte qui a demande a la Legislative qu'on otat le dais du fauteuil de Louis XVI; c'est l'abbe Gregoire qui a provoque l'abolition de la royaute. --Appuye, ricana Marat, par l'histrion Collot-d'Herbois. A eux deux, il ont fait la besogne; le pretre a renverse le trone, le comedien a jete bas le roi. --Revenons a la Vendee, dit Robespierre. --Eh bien, demanda Cimourdain, qu'y a-t-il? qu'est-ce qu'elle fait, cette Vendee? Robespierre repondit: --Ceci: elle a un chef. Elle va devenir epouvantable. --Qui est ce chef, citoyen Robespierre? --C'est un ci-devant marquis de Lantenac, qui s'intitule prince breton. Cimourdain fit un mouvement. --Je le connais, dit-il. J'ai ete pretre chez lui. Il songea un moment, et reprit: --C'etait un homme a femmes avant d'etre un homme de guerre. --Comme Biron qui a ete Lauzun, dit Danton. Et Cimourdain, pensif, ajouta: --Oui, c'est un ancien homme de plaisir. Il doit etre terrible. --Affreux, dit Robespierre. Il brule les villages, acheve les blesses, massacre les prisonniers, fusille les femmes. --Les femmes? --Oui. Il a fait fusiller entre autres une mere de trois enfants. On ne sait ce que les enfants sont devenus. En outre, c'est un capitaine. Il sait la guerre. --En effet, repondit Cimourdain. Il a fait la guerre de Hanovre, et les soldats disaient: Richelieu en dessus, Lantenac en dessous; c'est Lantenac qui a ete le vrai general. Parlez-en a Dussaulx, votre collegue. Robespierre resta un moment pensif, puis le dialogue reprit entre lui et Cimourdain. --Eh bien, citoyen Cimourdain, cet homme-la est en Vendee. --Depuis quand? --Depuis trois semaines. --Il faut le mettre hors la loi. --C'est fait. --Il faut mettre sa tete a prix. --C'est fait. --Il faut offrir, a qui le prendra, beaucoup d'argent. --C'est fait. --Pas en assignats. --C'est fait. --En or. --C'est fait. --Et il faut le guillotiner. --Ce sera fait. --Par qui? --Par vous. --Par moi? --Oui, vous serez delegue du Comite de salut public, avec pleins pouvoirs. --J'accepte, dit Cimourdain. Robespierre etait rapide dans ses choix; qualite d'homme d'etat. Il prit dans le dossier qui etait devant lui une feuille de papier blanc sur laquelle on lisait cet en-tete imprime: REPUBLIQUE FRANCAISE, UNE ET INDIVISIBLE. COMITE DE SALUT PUBLIC. Cimourdain continua: --Oui, j'accepte. Terrible contre terrible. Lantenac est feroce, je le serai. Guerre a mort avec cet homme. J'en delivrerai la Republique, s'il plait a Dieu. Il s'arreta, puis reprit: --Je suis pretre; c'est egal, je crois en Dieu. --Dieu a vieilli, dit Danton. --Je crois en Dieu, dit Cimourdain impassible. D'un signe de tete, Robespierre, sinistre, approuva. Cimourdain reprit: --Pres de qui serai-je delegue? Robespierre repondit: --Pres du commandant de la colonne expeditionnaire envoyee contre Lantenac. Seulement, je vous en previens, c'est un noble. Danton s'ecria: --Voila encore de quoi je me moque. Un noble? Eh bien, apres? Il en est du noble comme du pretre. Quand il est bon, il est excellent. La noblesse est un prejuge; mais il ne faut pas plus l'avoir dans un sens que dans l'autre, pas plus contre que pour. Robespierre, est-ce que Saint-Just n'est pas un noble? Florelle de Saint-Just, parbleu! Anacharsis Cloots est baron. Notre ami Charles Hesse, qui ne manque pas une seance des Cordeliers, est prince et frere du landgrave regnant de Hesse-Rothenbourg. Montaut, l'intime de Marat, est marquis de Montaut. Il y a dans le tribunal revolutionnaire un jure qui est pretre, Vilate, et un jure qui est noble, Leroy, marquis de Montflabert. Tous deux sont surs. --Et vous oubliez, ajouta Robespierre, le chef du jury revolutionnaire.... --Antonelle? --Qui est le marquis Antonelle, dit Robespierre. Danton reprit: --C'est un noble, Dampierre, qui vient de se faire tuer devant Conde pour la Republique, et c'est un noble, Beaurepaire, qui s'est brule la cervelle plutot que d'ouvrir les portes de Verdun aux Prussiens. --Ce qui n'empeche pas, grommela Marat, que, le jour ou Condorcet a dit: _Les Gracques etaient des nobles_, Danton n'ait crie a Condorcet: _Tous les nobles sont des traitres, a commencer par Mirabeau et a finir par toi_. La voix grave de Cimourdain s'eleva. --Citoyen Danton, citoyen Robespierre, vous avez raison peut-etre de vous confier, mais le peuple se defie, et il n'a pas tort de se defier. Quand c'est un pretre qui est charge de surveiller un noble, la responsabilite est double, et il faut que le pretre soit inflexible. --Certes, dit Robespierre. Cimourdain ajouta: --Et inexorable. Robespierre reprit: --C'est bien dit, citoyen Cimourdain. Vous aurez affaire a un jeune homme. Vous aurez de l'ascendant sur lui, ayant le double de son age. Il faut le diriger, mais le menager. Il parait qu'il a des talents militaires, tous les rapports sont unanimes la-dessus. Il fait partie d'un corps qu'on a detache de l'armee du Rhin pour aller en Vendee. Il arrive de la frontiere ou il a ete admirable d'intelligence et de bravoure. Il mene superieurement la colonne expeditionnaire. Depuis quinze jours, il tient en echec ce vieux marquis de Lantenac. Il le reprime et le chasse devant lui. Il finira par l'acculer a la mer, et par l'y culbuter. Lantenac a la ruse d'un vieux general, et lui a l'audace d'un jeune capitaine. Ce jeune homme a deja des ennemis et des envieux. L'adjudant-general Lechelle est jaloux de lui. --Ce Lechelle, interrompit Danton, il veut etre general en chef, il n'a pour lui qu'un calembour: _Il faut Lechelle pour monter sur Charette_. En attendant, Charette le bat. --Et il ne veut pas, poursuivit Robespierre, qu'un autre que lui batte Lantenac. Le malheur de la guerre de Vendee est dans ces rivalites-la. Des heros mal commandes, voila nos soldats. Un simple capitaine de hussards, Chambon, entre dans Saumur avec un trompette en sonnant _Ca ira_; il pourrait continuer et prendre Cholet, mais il n'a pas d'ordres, et il s'arrete. Il faut remanier tous les commandements de la Vendee. On eparpille les corps de garde, on disperse les forces; une armee eparse est une armee paralysee; c'est un bloc dont on fait de la poussiere. Au camp de Parame il n'y a plus que des lentes. Il y a entre Treguier et Dinan cent petits postes inutiles avec lesquels on pourrait faire une division et couvrir tout le littoral. Lechelle, appuye par Parrein, degarnit la cote nord sous pretexte de proteger la cote sud, et ouvre ainsi la France aux anglais. Un demi-million de paysans souleves, et une descente de l'Angleterre en France, tel est le plan de Lantenac. Le jeune commandant de la colonne expeditionnaire met l'epee aux reins a ce Lantenac et le presse et le bat, sans la permission de Lechelle; or Lechelle est son chef; aussi Lechelle le denonce. Les avis sont partages sur ce jeune homme. Lechelle veut le faire fusiller. Prieur de la Marne veut le faire adjudant-general. --Ce jeune homme, dit Cimourdain, me semble avoir de grandes qualites. --Mais il a un defaut! L'interruption etait de Marat. --Lequel? demanda Cimourdain. --La clemence, dit Marat. Et Marat poursuivit: --C'est ferme au combat, et mou apres. Ca donne dans l'indulgence, ca pardonne, ca fait grace, ca protege les religieuses et les nonnes, ca sauve les femmes et les filles des aristocrates, ca relache les prisonniers, ca met en liberte les pretres. --Grave faute, murmura Cimourdain. --Crime, dit Marat. --Quelquefois, dit Danton. --Souvent, dit Robespierre. --Presque toujours, reprit Marat. --Quand ou a affaire aux ennemis de la patrie, toujours, dit Cimourdain. Marat se tourna vers Cimourdain. --Et que ferais-tu donc d'un chef republicain qui mettrait en liberte un chef royaliste? --Je serais de l'avis de Lechelle, je le ferais fusiller. --Ou guillotiner, dit Marat. --Au choix, dit Cimourdain. Danton se mit a rire. --J'aime autant l'un que l'autre. --Tu es sur d'avoir l'un ou l'autre, grommela Marat. Et son regard, quittant Danton, revint sur Cimourdain. --Ainsi, citoyen Cimourdain, si un chef republicain bronchait, tu lui ferais couper la tete? --Dans les vingt-quatre heures. --Et bien, repartit Marat, je suis de l'avis de Robespierre, il faut envoyer le citoyen Cimourdain comme commissaire delegue du comite de salut public pres du commandant de la colonne expeditionnaire de l'armee des cotes. Comment s'appelle-t-il deja, ce commandant? Robespierre repondit: --C'est un ci-devant, un noble. Et il se mit a feuilleter le dossier. --Donnons au pretre le noble a garder, dit Danton. Je me defie d'un pretre qui est seul; je me defie d'un noble qui est seul; quand ils sont ensemble, je ne les crains pas: l'un surveille l'autre, et ils vont. L'indignation propre au sourcil de Cimourdain s'accentua: mais trouvant sans doute l'observation juste au fond, il ne se tourna point vers Danton, et il eleva sa voix severe. --Si le commandant republicain qui m'est confie fait un faux pas, peine de mort. Robespierre, les yeux sur le dossier, dit: --Voici le nom, Citoyen Cimourdain, le commandant sur qui vous aurez pleins pouvoirs est un ci-devant vicomte. Il s'appelle Gauvain. Cimourdain palit. --Gauvain! s'ecria-t-il. Marat vit la paleur de Cimourdain. --Le vicomte Gauvain! repeta Cimourdain. --Oui, dit Robespierre. --Eh bien? dit Marat, l'oeil fixe sur Cimourdain. Il y eut un temps d'arret. Marat reprit: --Citoyen Cimourdain, aux conditions indiquees par vous-memes, acceptez-vous la commission de commissaire delegue pres le commandant Gauvain? Est-ce dit? --C'est dit, repondit Cimourdain. Il etait de plus en plus pale. Robespierre prit la plume qui etait pres de lui, ecrivit de son ecriture lente et correcte quatre lignes sur la feuille de papier portant en tete: COMITE DE SALUT PUBLIC, signa, et passa la feuille et la plume a Danton; Danton signa, et Marat, qui ne quittait pas des yeux la face livide de Cimourdain, signa apres Danton. Robespierre, reprenant la feuille, la data, et la remit a Cimourdain, qui lut: _AN II DE LA REPUBLIQUE_ "Pleins pouvoirs sont donnes an citoyen Cimourdain, commissaire delegue du comite de salut public pres le citoyen Gauvain, commandant la colonne expeditionnaire de l'armee des cotes. "ROBESPIERRE.--DANTON.--MARAT." Et au-dessous des signatures: "28 juin 1793." Le calendrier revolutionnaire, dit calendrier civil, n'existait pas encore legalement a cette epoque, et ne devait etre adopte par la Convention, sur la proposition de Romme, que le 5 octobre 1793. Pendant que Cimourdain lisait, Marat le regardait. Marat dit a demi-voix, comme se parlant a lui-meme: --Il faudra faire preciser tout cela par un decret de la Convention ou par un arrete special du comite de salut public. Il reste quelque chose a faire. --Citoyen Cimourdain, demanda Robespierre, ou demeurez-vous? --Cour du Commerce. --Tiens, moi aussi, dit Danton, vous etes mon voisin. Robespierre reprit: --Il n'y a pas un moment a perdre. Demain vous recevrez votre commission en regle, signee de tous les membres du comite de salut public. Ceci est une confirmation de la commission, qui vous accreditera specialement pres des representants en mission, Philippeaux, Prieur de la Marne, Lecointre, Alquier et les autres. Nous savons qui vous etes. Vous pouvez faire Gauvain general ou l'envoyer a l'echafaud. Vous aurez votre commission demain a trois heures. Quand partirez-vous? --A quatre heures, dit Cimourdain. Et ils se separerent. En rentrant chez lui, Marat prevint Simonne Evrard qu'il irait le lendemain a la Convention. LIVRE TROISIEME LA CONVENTION I. LA CONVENTION i. Nous approchons de la grande cime. Voici la Convention. Le regard devient fixe en presence de ce sommet. Jamais rien de plus haut n'est apparu sur l'horizon des hommes. Il y a l'Himalaya et il y a la Convention. La Convention est peut-etre le point culminant de l'histoire. Du vivant de la Convention, car cela vit, une assemblee, on ne se rendait pas compte de ce qu'elle etait. Ce qui echappait aux contemporains, c'etait precisement sa grandeur; on etait trop effraye pour etre ebloui. Tout ce qui est grand a une horreur sacree. Admirer les mediocres et les collines, c'est aise; mais ce qui est trop haut, un genie aussi bien qu'une montagne, une assemblee aussi bien qu'un chef-d'oeuvre, vus de trop pres, epouvantent. Toute cime semble une exageration. Gravir fatigue. On s'essouffle aux escarpements, ou glisse sur les pentes, on se blesse a des asperites qui sont des beautes; les torrents, en ecumant, denoncent les precipices, les nuages cachent les sommets; l'ascension terrifie autant que la chute. De la plus d'effroi que d'admiration. On eprouve ce sentiment bizarre, l'aversion du grand. On voit les abimes, on ne voit pas les sublimites; on voit le monstre, on ne voit pas le prodige. Ainsi fut d'abord jugee La Convention. La Convention fut toisee par les myopes, elle, faite pour etre contemplee par les aigles. Aujourd'hui elle est en perspective, et elle dessine sur le ciel profond, dans un lointain serein et tragique, l'immense profil de la revolution francaise. ii Le 14 juillet avait delivre. Le 10 aout avait foudroye. Le 21 septembre fonda. Le 21 septembre, l'equinoxe, l'equilibre. _Libra_. La balance. Ce fut, suivant la remarque de Romme, sous ce signe de l'Egalite et de la Justice que la republique fut proclamee. Une constellation fit l'annonce. La Convention est le premier avatar du peuple. C'est par la Convention que s'ouvrit la grande page nouvelle et que l'avenir d'aujourd'hui commenca. A toute idee il faut une enveloppe visible, a tout principe il faut une habitation; une eglise, c'est Dieu entre quatre murs, a tout dogme il faut un temple. Quand la Convention fut, il y eut un dernier probleme a resoudre, loger la Convention. On prit d'abord le Manege, puis les Tuileries. On y dressa un chassis, un decor, une grande grisaille peinte par David, des bancs symetriques, une tribune carree, des pilastres paralleles, des socles pareils a des billots, de longues etraves rectilignes, des alveoles rectangulaire ou se pressait la multitude et qu'on appelait les tribunes publiques, un velarium romain, des draperies grecques, et dans ces angles droits et dans ces lignes droites on installa la Convention: dans cette geometrie on mit la tempete. Sur la tribune le bonnet rouge etait peint en gris. Les royalistes commencerent par rire de ce bonnet rouge gris, de cette salle postiche, de ce monument de carton, de ce sanctuaire de papier mache, de ce pantheon de boue et de crachat. Comme cela devait, disparaitre vite! Les colonnes etaient en douves de tonneau, les voutes etaient en volige, les bas-reliefs etaient en mastic, les entablements etaient en sapin, les statues etaient en platre, les marbres etaient en peinture, les murailles etaient en toile; et dans ce provisoire la France a fait de l'eternel. Les murailles de la salle du Manege, quand la Convention vint y tenir seance, etaient toutes couvertes des affiches qui avaient pullule dans Paris a l'epoque du retour de Varennes. On lisait sur l'une:--_Le roi rentre. Batonner qui l'applaudira, pendre qui l'insultera_.--Sur une autre:--Paix la. Chapeaux sur la tete. Il va passer devant ses juges.--Sur une autre:--Le roi a couche la nation en joue. Il a fait long feu. A la nation de tirer maintenant.--Sur une autre: --_La Loi! La Loi!_ Ce fut entre ces murs-la que la Convention jugea Louis XVI. Aux Tuileries, ou la Convention vint sieger le 10 mai 1793, et qui s'appelerent le Palais-National, la salle des seances occupait tout l'intervalle entre le pavillon de l'horloge appele pavillon-Unite et le pavillon Marsan appele pavillon-Liberte. Le pavillon de Flore s'appelait pavillon-Egalite. C'est par le grand-escalier de Jean Bullant qu'on montait a la salle des seances. Sous le premier etage occupe par l'assemblee, tout le rez-de-chaussee du palais etait une sorte de longue salle des gardes, encombree des faisceaux et des lits de camp des troupes de toutes armes qui veillaient autour de la Convention. L'assemblee avait une garde d'honneur qu'on appelait "les grenadiers de la Convention". Un ruban tricolore separait le chateau ou etait l'assemblee du jardin ou le peuple allait et venait. Ce qu'etait la salle des seances, achevons de le dire. Tout interesse de ce lieu terrible. Ce qui, en entrant, frappait d'abord le regard, c'etait, entre deux larges fenetres, une haute statue de la Liberte. Quarante-deux metres de longueur, dix metres de largeur, onze metres de hauteur, telles etaient les dimensions de ce qui avait ete le theatre du roi et de ce qui devint le theatre de la revolution. L'elegante et magnifique salle batie par Vigarani pour les courtisans disparut sous la sauvage charpente qui en 93 dut subir le poids du peuple. Cette charpente, sur laquelle s'echafaudaient les tribunes publiques, avait, detail qui vaut la peine d'etre note, pour point d'appui unique un poteau. Ce poteau etait d'un seul morceau, et avait dix metres de portee. Peu de cariatides ont travaille comme ce poteau: il a soutenu pendant des annees la rude poussee de la revolution. Il a porte l'acclamation, l'enthousiasme, l'injure, le bruit, le tumulte, l'immense chaos des coleres, l'emeute. Il n'a pas flechi. Apres la Convention, il a vu le conseil des Anciens. Le 18 brumaire l'a relaye. Percier alors remplaca le pilier de bois par des colonnes de marbre, qui ont moins dure. L'ideal des architectes est parfois singulier; l'architecte de la rue de Rivoli a eu pour ideal la trajectoire d'un boulet de canon, l'architecte de Carlsruhe a eu pour ideal un eventail; un gigantesque tiroir de commode, tel semble avoir ete l'ideal dr l'architecte qui construisit la salle ou la Convention vint sieger le 10 mai 1793; c'etait long, haut et plat. A l'un des grands cotes du parallelogramme etait adosse un vaste demi-cirque; c'etait l'amphitheatre des bancs des representants, sans tables ni pupitres: Garan-Coulon, qui ecrivait beaucoup, ecrivait sur son genou: en face des bancs, la tribune; devant la tribune, le buste de Lepelletier-Saint-Fargeau; derriere la tribune, le fauteuil du president. La tete du buste depassait un peu le rebord de la tribune; ce qui fit que, plus tard, on l'ota de la. L'amphitheatre se composait de dix-neuf bancs demi-circulaires, etages les uns derriere les autres; des troncons de bancs prolongeaient cet amphitheatre dans les deux encoignures. En bas, dans le fer a cheval au pied de la tribune, se tenaient les huissiers. D'un cote de la tribune, dans un cadre de bois noir, etait applique au mur une pancarte de neuf pieds de haut, portant, sur deux pages separees par une sorte de sceptre, la Declaration des droits de l'homme; de l'autre cote, il y avait une place vide qui plus tard fut occupee par un cadre pareil contenant la Constitution de l'an II, dont les deux pages etaient separees par un glaive. Au-dessus de la tribune, au-dessus de la tete de l'orateur, frissonnaient, sortant d'une profonde loge a deux compartiments pleine de peuple, trois immenses drapeaux tricolores, presque horizontaux, appuyes a un autel sur lequel on lisait: LA LOI. Derriere cet autel, se dressait, comme la sentinelle de la parole libre, un enorme faisceau romain, haut comme une colonne. Des statues colossales, droites contre le mur, faisaient face aux representants. Le president avait a sa droite Lycurgue et a sa gauche Solon; au-dessus de la Montagne il y avait Platon. Ces statues avaient pour piedestaux de simples des, poses sur une longue corniche saillante qui faisait le tour de la salle et separait le peuple de l'assemblee. Les spectateurs s'accoudaient a cette corniche. Le cadre de bois noir du placard des _Droits de l'Homme_ montait jusqu'a la corniche et entamait le dessin de l'entablement, effraction de la ligne droite qui faisait murmurer Chabot.--_C'est laid_, disait-il a Vadier. Sur les tetes des statues, alternaient des couronnes de chene et de laurier. Une draperie verte, ou etaient peintes en vert plus fonce les memes couronnes, descendait a gros plis droits de la corniche de pourtour et tapissait tout le rez-de-chaussee de la salle occupee par l'assemblee. Au-dessus de cette draperie la muraille etait blanche et froide. Dans cette muraille se creusaient, coupes comme a l'emporte-piece, sans moulure ni rinceau, deux etages de tribunes publiques, les carrees en bas, les rondes en haut; selon la regle, car Vitruve n'etait pas detrone, les archivoltes etaient superposees aux architraves. Il y avait dix tribunes sur chacun des grands cotes de la salle, et a chacune des deux extremites deux loges demesurees: en tout vingt-quatre. La s'entassaient les foules. Les spectateurs des tribunes inferieures debordaient sur tous les plats-bords et se groupaient sur tous les reliefs de l'architecture. Une longue barre de fer, solidement scellee a hauteur d'appui servait de garde-fou aux tribunes hautes, et garantissait les spectateurs contre la pression des cohues montant les escaliers. Une fois pourtant, un homme fut precipite dans l'assemblee, il tomba un peu sur Massieu, eveque de Beauvais, ne se tua pas, et dit: _Tiens! C'est donc bon a quelque chose un eveque!_ La salle de la Convention pouvait contenir deux mille personnes, et, les jours d'insurrection, trois mille. La Convention avait deux seances, une du jour, une du soir. Le dossier du president etait rond, a clous dores. Sa table etait contrebutee par quatre monstres ailes a un seul pied, qu'on eut dit sortis de l'apocalypse pour assister a la revolution. Ils semblaient avoir ete deteles du char d'Ezechiel pour venir trainer le tombereau de Sanson. Sur la table du president il y avait une grosse sonnette, presque une cloche, un large encrier de cuivre, et un in-folio relie en parchemin qui etait le livre des proces-verbaux. Des tetes coupees, portees au bout d'une pique, se sont egouttees sur cette table. On montait a la tribune par un degre de neuf marches. Ces marches etaient hautes, roides, et assez difficiles; elles firent un jour trebucher Gensonne qui les gravissait. _C'est un escalier d'echafaud!_dit-il. --_Fais ton apprentissage_, lui cria Carrier. La ou le mur avait paru trop nu, dans les angles de la salle, l'architecte avait applique pour ornements des faisceaux, la hache en dehors. A droite et a gauche de la tribune, des socles portaient deux candelabres de douze pieds de haut, ayant a leur sommet quatre paires de quinquets. Il y avait dans chaque loge publique un candelabre pareil. Sur les socles de ces candelabres etaient sculptes des ronds que le peuple appelait "colliers de guillotine". Les bancs de l'assemblee montaient presque jusqu'a la corniche des tribunes; les representants et le peuple pouvaient dialoguer. Les vomitoires des tribunes se degorgeaient dans un labyrinthe de corridors, plein parfois d'un bruit farouche. La Convention encombrait le palais et refluait jusque dans les hotels voisins, l'hotel de Longueville, l'hotel de Coigny. C'est a l'hotel de Coigny qu'apres le 10 aout, si l'on en croit une lettre de lord Bradford, on transporta le mobilier royal. Il fallut deux mois pour vider les Tuileries. Les comites etaient loges aux environs de la salle; au pavillon-Egalite, la legislation, l'agriculture et le commerce; au pavillon-Liberte, la marine, les colonies, les finances, les assignats, le salut public; au pavillon-Unite, la guerre. Le comite de surete generale communiquait directement avec le comite de salut public par un couloir obscur, eclaire nuit et jour d'un reverbere, ou allaient et venaient les espions de tous les partis. On y parlait bas. La barre de la Convention a ete plusieurs fois deplacee. Habituellement elle etait a la droite du president. Aux deux extremites se la salle, les deux cloisons verticales qui fermaient du cote droit et du cote gauche les demi-cercles concentriques de l'amphitheatre laissaient entre elles et le mur deux couloirs etroits et profonds sur lesquels s'ouvraient deux sombres portes carrees. On entrait et on sortait par la. Les representants entraient directement dans la salle par une porte donnant sur la terrasse des Feuillants. Cette salle, peu eclairee le jour par de pales fenetres, mal eclairee quand venait le crepuscule par des flambeaux livides, avait on ne sait quoi de nocturne. Ce demi-eclairage s'ajoutait aux tenebres du soir; les seances aux lampes etaient lugubres. On ne se voyait pas; d'un bout de la salle a l'autre, de la droite a la gauche, des groupes de faces vagues s'insultaient. On se rencontrait sans se reconnaitre. Un jour Laignelot, courant a la tribune, se heurte, dans le couloir de descente, a quelqu'un. --Pardon, Robespierre, dit-il.--Pour qui me prends-tu? repond une voix rauque.--Pardon, Marat, dit Laignelot. En bas, a droite et a gauche du president, deux tribunes etaient reservees; car, chose etrange, il y avait a la Convention des spectateurs privilegies. Ces tribunes etaient, les seules qui eussent une draperie. Au milieu de l'architrave, deux glands d'or relevaient cette draperie. Les tribunes du peuple etaient nues. Tout cet ensemble etait violent, sauvage, regulier. Le correct dans le farouche; c'est un peu toute la revolution. La salle de la Convention offrait le plus complet specimen de ce que les artistes ont appele depuis "l'architecture messidor". C'etait massif et grele. Les batisseurs de ce temps-la prenaient le symetrique pour le beau. Le dernier mot de la renaissance avait ete dit sous Louis XV, et une reaction s'etait faite. On avait pousse le noble jusqu'au fade, et la purete jusqu'a l'ennui. La pruderie existe en architecture. Apres les eblouissantes orgies de forme et de couleur du dix-huitieme siecle, l'art s'etait mis a la diete, et ne se permettait plus que la ligne droite. Ce genre de progres aboutit a la laideur. L'art reduit au squelette, tel est le phenomene. C'est l'inconvenient de ces sortes de sagesses et d'abstinences; le style est si sobre qu'il devient maigre. Eu dehors de toute emotion politique, et a ne voir que l'architecture, un certain frisson se degageait de cette salle. On se rappelait confusement l'ancien theatre, les loges enguirlandees, le plafond d'azur et de pourpre, le lustre a facettes, les girandoles a reflets de diamants, les tentures gorge de pigeon, la profusion d'amours et de nymphes sur le rideau et sur les draperies, toute l'idylle royale et galante, peinte, sculptee et doree, qui avait empli de son sourire ce lieu severe, et l'on regardait partout autour de soi ces durs angles rectilignes, froids et tranchants comme l'acier; c'etait quelque chose comme Boucher guillotine par David. iv Qui voyait l'assemblee ne songeait plus a la salle. Qui voyait le drame ne pensait plus au theatre. Rien de plus difforme et de plus sublime. Un tas de heros, un troupeau de laches. Des faunes sur une montagne, des reptiles dans un marais. La fourmillaient, se coudoyaient, se provoquaient, se menacaient, luttaient et vivaient tous ces combattants qui sont aujourd'hui des fantomes. Denombrement titanique. A droite, la Gironde, legion de penseurs; a gauche, la Montagne, troupe d'athletes. D'un cote, Brissot, qui avait recu les clefs de la Bastille; Barbaroux, auquel obeissaient les Marseillais; Kervelegan, qui avait sous la main le bataillon de Brest, caserne au faubourg Saint-Marceau; Gensonne, qui avait etabli la suprematie des representants sur les generaux; le fatal Guadet, auquel une nuit, aux Tuileries, la reine avait montre le dauphin endormi; Guadet baisa le front de l'enfant et fit tomber la tete du pere; Salles, le denonciateur chimerique des intimites de la Montagne avec l'Autriche; Sillery, le boiteux de la droite, comme Couthon etait le cul-de-jatte de la gauche; Lause-Duperret, qui, traite de _scelerat_ par un journaliste, l'invita a diner en disant: "_Je sais que "scelerat veut simplement dire l'homme qui ne pense pas comme nous._" Banant-Saint-Etienne, qui avait commence son almanach de 1790 par ce mot: _La revolution est finie_; Quinette, un de ceux qui precipiterent Louis XVI; le janseniste Camus, qui redigeait la constitution civile du clerge, croyait aux miracles du diacre Paris, et se prosternait toutes les nuits devant un christ de sept pieds de haut cloue au mur de sa chambre; Fauchet, un pretre qui, avec Camille Desmoulins, avait fait le 14 juillet; Isnard, qui commit le crime de dire: _Paris sera detruit_, au moment meme ou Brunswick disait: _Paris sera brule_; Jacob Dupont, le premier qui cria: _Je suis athee_, et a qui Robespierre repondit:_L'atheisme est aristocratique_; Lanjuinais, dure, sagace et vaillante tete bretonne, Ducos, l'Euryale de Boyer-Fonfrede; Rebecqui, le Pylade de Barbaroux, Rebecqui donnait sa demission parce qu'on n'avait pas encore guillotine Robespierre; Richaud, qui combattait la permanence des sections; Lasource, qui avait emis cet apophtegme meurtrier: _Malheur aux nations Reconnaissantes!_ et qui, au pied de l'echafaud, devait se contredire par cette fiere parole jetee aux montagnards: _Nous mourons parce que le peuple dort, et vous mourrez parce que le peuple se reveillera_; Birotteau, qui fit decreter l'abolition de l'inviolabilite, fut ainsi, sans le savoir, le forgeron du couperet, et dressa l'echafaud pour lui-meme; Charles Villette, qui abrita sa conscience sous cette protestation: _Je ne veux pas voter sous les couteaux_; Louvet, l'auteur de _Faublas_, qui devait finir libraire au Palais-Royal avec Lodoiska au comptoir; Mercier, l'auteur du _Tableau de Paris_, qui s'ecriait: _Tous les rois ont senti sur leur nuque le 21 janvier_; Marec, qui avait pour souci "la faction des anciennes limites"; le journaliste Carra qui, au pied de l'echafaud, dit au bourreau: _Ca m'ennuie de mourir. J'aurais voulu voir la suite_; Vigee, qui s'intitulait grenadier dans le deuxieme bataillon de Loire, et qui, menace par les tribunes publiques, s'ecriait: _Je demande qu'au premier murmure des tribunes, nous nous retirions tous, et marchions a Versailles le sabre a la main!_ Buzot, reserve a la mort de faim; Valaze, promis a son propre poignard; Condorcet, qui devait mourir a Bourg-la-Reine devenu Bourg-Egalite, denonce par l'Horace qu'il avait dans sa poche; Petion, dont la destinee etait d'etre adore par la foule en 1792 et devore par les loups en 1794; vingt autres encore, Pontecoulant, Marboz, Lidon, Saint-Martin, Dussaulx, traducteur de Juvenal, qui avait fait la campagne du Hanovre; Boilleau, Bertrand, Lesterp-Beauvais, Lesage, Gomaire, Gardien, Minvielle, Duplantier, Lacaze, Antiboul, et en tete un Barnave qu'on appelait Vergniaud. De l'autre cote, Antoine-Louis-Leon Florelle de Saint-Just, pale, front bas, profil correct, oeil mysterieux, tristesse profonde, vingt-trois ans; Merlin de Thionville, que les allemands appelaient Feuer-Teufel, "le diable de feu"; Merlin de Douai, le coupable auteur de la loi des suspects; Soubrany, que le peuple de Paris, au premier prairial demanda pour general; l'ancien cure Lebon, tenant un sabre de la main qui avait jete de l'eau benite; Billaud-Varenne, qui entrevoyait la magistrature de l'avenir: pas de juges, des arbitres; Fabre d'Eglantine, qui eut une trouvaille charmante, le calendrier republicain, comme Rouget de Lisle eut une inspiration sublime, _la Marseillaise_, mais l'un et l'autre sans recidive; Manuel, le procureur de la Commune, qui avait dit: _Un roi mort n'est pas un homme de moins;_ Gonjon, qui etait entre dans Tripstadt, dans Newtadt et dans Spire, et avait vu fuir l'armee prussienne; Lacroix, avocat change en general, fait chevalier de Saint-Louis six jours avant le 10 aout; Freron-Thersite, fils de Freron-Zoile; Ruhl, l'inexorable fouilleur de l'armoire de fer, predestine au grand suicide republicain, devant se tuer le jour ou mourrait la republique; Fouche, ame de demon, face de cadavre; Camboulas, l'ami du pere Duchene, lequel disait a Guillotin: _Tu es du club des Feuillants, mais ta fille est du club des Jacobins;_ Jagot, qui a ceux qui plaignaient la nudite des prisonniers repondait: _Une prison est un habit de pierre;_ Javogues, l'effrayant deterreur des tombeaux de Saint-Denis; Osselin; proscripteur qui cachait chez lui une proscrite, madame Charry; Bentabole, qui, lorsqu'il presidait, faisait signe aux tribunes d'applaudir et de huer; le journaliste Robert, mari de mademoiselle de Keralio, laquelle ecrivait: _Ni Robespierre ni Marat ne viennent chez moi; Robespierre y viendra quand il voudra, Marat, Jamais;_ Garan-Coulon, qui avait fierement demande, quand l'Espagne etait intervenue dans le proces de Louis XVI, que l'assemblee ne daignat pas lire la lettre d'un roi pour un roi; Gregoire, eveque digne d'abord de la primitive eglise, mais qui plus tard sous l'empire effaca le republicain Gregoire par le comte Gregoire; Amar, qui disait:_Toute la terre condamne Louis XVI. A qui donc appeler du jugement? Aux planetes;_ Rouyer, qui s'etait oppose, le 21 janvier, a ce qu'on tirat le canon du Pont-Neuf, disant: _Une tete de roi ne doit pas faire en tombant plus de bruit que la tete d'un autre homme;_ Chenier, frere d'Andre; Vadier, un de ceux qui posaient un pistolet sur la tribune; Tanis, qui disait a Momoro: _Je veux que Marat et Robespierre s'embrassent a ma table chez moi.--Ou demeures-tu?--A Charenton.--Ailleurs, m'eut etonne_, disait Momoro; Legendre, qui fut le boucher de la revolution de France comme Pride avait ete le boucher de la revolution d'Angleterre:--_Viens, que je T'assomme!_ criait-il a Lanjuinais. Et Lanjuinais repondait: _Fais d'abord decreter que je suis un boeuf_; Collot d'Herbois, ce lugubre comedien, ayant sur la face l'antique masque aux deux bouches qui disent Oui et Non, approuvant par l'une ce qu'il blamait par l'autre, fletrissant Carrier a Nantes et deifiant Chalier a Lyon, envoyant Robespierre a l'echafaud et Marat au Pantheon; Genissieux, qui demandait la peine de mort contre quiconque aurait sur lui la medaille _Louis XVI martyrise_; Leonard Bourdon, le maitre d'ecole, qui avait offert sa maison au vieillard du Mont-Jura; Topsent, marin, Goupilleau, avocat, Laurent Lecointre, marchand, Duhem, medecin, Sergent, statuaire, David, peintre, Joseph Egalite, prince. D'autres encore; Lecointe-Puiraveau, qui demandait que Marat fut declare par decret "en etat de demence"; Robert Lindet, l'inquietant createur de cette pieuvre dont la tete etait le comite de surete generale et qui couvrait la France de vingt et un mille bras qu'on appelait les comites revolutionnaires; Leboeuf, sur qui Girey-Dupre, dans son _Noel des faux patriotes_, avait fait ce vers: Leboeuf vit Legendre et beugla. Thomas Paine, americain, et clement; Anacharsis Cloots, allemand, baron millionnaire, athee, hebertiste, candide; l'integre Lebas, l'ami des Duplay; Rovere, un des rares hommes qui sont mechants pour la mechancete, car l'art pour l'art existe plus qu'on ne croit; Charlier, qui voulait qu'on dit _vous_ aux aristocrates; Tallien, elegiaque et feroce, qui fera le 9 thermidor par amour; Cambaceres, procureur qui sera prince, Carrier, procureur qui sera tigre; Laplanche, qui s'ecria un jour: _Je demande la priorite pour le canon d'alarme_; Thuriot, qui voulait le vote a haute voix des jures du tribunal revolutionnaire; Bourdon de l'Oise, qui provoquait en duel Chambon, denoncait Paine, et etait denonce par Hebert; Fayau, qui proposait "l'envoi d'une armee incendiaire" dans la Vendee; Travot, qui le 15 avril fut presque un mediateur entre la Gironde et la Montagne; Vernier, qui demandait que les chefs girondins et les chefs montagnards allassent servir comme simples soldats; Rewbell, qui s'enferma dans Mayence; Bourbotte, qui eut son cheval tue sous lui a la prise de Saumur; Guimberteau, qui dirigea l'armee des Cotes de Cherbourg; Jard-Panvillier, qui dirigea l'armee des Cotes de la Rochelle; Lecarpentier, qui dirigea l'escadre de Cancale; Roberjot, qu'attendait le guet-apens de Rastadt; Prieur de la Marne, qui portait dans les camps sa vieille contre-epaulette de chef d'escadron; Levasseur de la Sarthe, qui, d'un mot, decidait Serrent, commandant du bataillon de Saint-Amand, a se faire tuer; Reverchon, Maure, Bernard de Saintes, Charles Richard, Lequinio, et au sommet de ce groupe un Mirabeau qu'on appelait Danton. En dehors de ces deux camps, et les tenant tous deux en respect, se dressait un homme, Robespierre. v Au-dessous se courbaient l'epouvante, qui peut etre noble, et la peur, qui est basse. Sous les passions, sous les heroismes, sous les devouements, sous les rages, la morne cohue des anonymes. Les bas-fonds de l'assemblee s'appelaient la Plaine. Il y avait la tout ce qui flotte; les hommes qui doutent, qui hesitent, qui reculent, qui ajournent, qui epient, chacun craignant quelqu'un. La Montagne, c'etait une elite, la Gironde, c'etait une elite: la Plaine, c'etait la foule. La Plaine se resumait et se condensait en Sieyes. Sieyes, homme profond qui etait devenu creux. Il s'etait arrete au tiers-etat, et n'avait pu monter jusqu'au peuple. De certains esprits sont faits pour rester a mi-cote. Sieyes appelait tigre Robespierre qui l'appelait taupe. Ce metaphysicien avait abouti, non a la sagesse, mais a la prudence. Il etait courtisan et non serviteur de la revolution. Il prenait une pelle et allait, avec le peuple, travailler au Champ de Mars, attele a la meme charrette qu'Alexandre de Beauharnais. Il conseillait l'energie dont il n'usait point. Il disait aux Girondins: _Mettez le canon de votre parti_. Il y a les penseurs qui sont les lutteurs; ceux-la etaient, comme Condorcet, avec Vergniaud, ou, comme Camille Desmoulins, avec Danton. Il y a les penseurs qui veulent vivre, ceux-ci etaient avec Sieyes. Les cuves les plus genereuses ont leur lie. Au-dessous meme de la Plaine, il y avait le marais. Stagnation hideuse laissant voir les transparences de l'egoisme. La grelottait l'attente muette des trembleurs. Rien de plus miserable. Tous les opprobres, et aucune honte; la colere latente; la revolte sous la servitude. Ils etaient cyniquement effrayes; ils avaient tous les courages de la lachete; ils preferaient la Gironde et choisissaient la Montagne; le denoument dependait d'eux; ils versaient du cote qui reussissait; ils livraient Louis XVI a Vergniaud, Vergniaud a Danton, Danton a Robespierre, Robespierre a Tallien. Ils piloriaient Marat vivant et divinisaient Marat mort. Ils soutenaient tout jusqu'au jour ou ils renversaient tout. Ils avaient l'instinct de la poussee decisive a donner a tout ce qui chancelle. A leurs yeux, comme ils s'etaient mis en service a la condition qu'on fut solide, chanceler, c'etait les trahir. Ils etaient le nombre, ils etaient la force, ils etaient la peur. De la l'audace des turpitudes. De la le 31 mai, le 11 germinal, le 9 thermidor; tragedies nouees par les geants et denouees par les nains. vi A ces hommes pleins de passions etaient meles les hommes pleins de songes. L'utopie etait la sous toutes ses formes, sous sa forme belliqueuse qui admettait l'echafaud, et sous sa forme innocente qui abolissait la peine de mort; spectre du cote des trones, ange du cote des peuples. En regard des esprits qui combattaient, il y avait les esprits qui couvaient. Les uns avaient dans la tete la guerre, les autres la paix; un cerveau, Carnot, enfantait quatorze armees; un autre cerveau, Jean Debry, meditait une federation democratique universelle. Parmi ces eloquences furieuses, parmi ces voix hurlantes et grondantes, il y avait des silences feconds. Lakanal se taisait, et combinait dans sa pensee l'education publique nationale; Lanthenas se taisait, et creait les ecoles primaires; La Revelliere-Lepeaux se taisait, et revait l'elevation de la philosophie a la dignite de religion. D'autres s'occupaient de questions de detail, plus petites et plus pratiques Guyton de Morveau etudiait l'assainissement des hopitaux, Maire l'abolition des servitudes reelles, Jean-Bon-Saint-Andre la suppression de la prison pour dettes et de la contrainte par corps, Romme la proposition de Chappe, Duboe la mise en ordre des archives, Coren-Fustier la creation du cabinet d'anatomie et du museum d'histoire naturelle, Guyomard la navigation fluviale et le barrage de l'Escaut. L'art avait ses fanatiques et meme ses monomanes; le 21 janvier, pendant que la tete de la monarchie tombait sur la place de la Revolution, Bezard, representant de l'Oise, allait voir un tableau de Rubens trouve dans un galetas de la rue Saint-Lazare. Artistes, orateurs, prophetes, hommes-colosses comme Danton, hommes-enfants, comme Cloots, gladiateurs et philosophes,tous allaient au meme but, le progres. Rien ne les deconcertait. La grandeur de la Convention fut de chercher la quantite de reel qui est dans ce que les hommes appellent l'impossible. A l'une de ses extremites, Robespierre avait l'oeil fixe sur le droit; a l'autre extremite, Condorcet avait l'oeil fixe sur le devoir. Condorcet etait un homme de reverie et de clarte; Robespierre etait un homme d'execution; et quelquefois, dans les crises finales des societes vieillies, execution signifie extermination. Les revolutions ont deux versants, montee et descente, et portent etagees sur ces versants toutes les saisons, depuis la glace jusqu'aux fleurs. Chaque zone de ces versants produit les hommes qui conviennent a son climat, depuis ceux qui vivent dans le soleil jusqu'a ceux qui vivent dans la foudre. vii On se montrait le repli du couloir de gauche ou Robespierre avait dit bas a l'oreille de Garat, l'ami de Claviere, ce mot redoutable: _Claviere a conspire partout ou il a respire._ Dans ce meme recoin, commode aux apartes et aux coleres a demi-voix, Fabre d'Eglantine avait querelle Romme et lui avait reproche de defigurer son calendrier par le changement de _Fervidor_ en _Thermidor_. On se montrait l'angle ou siegeaient, se touchant le coude, les sept representants de la Haute-Garonne qui, appeles les premiers a prononcer leur verdict sur Louis XVI, avaient ainsi repondu l'un apres l'autre: Mailhe: la mort.--Delmas: la mort.--Projean: la mort.--Cales: la mort:--Ayral: la mort.--Julien: la mort.--Desasey: la mort. Eternelle repercussion qui emplit toute l'histoire, et qui, depuis que la justice humaine existe, a toujours mis l'echo du sepulcre sur le mur du tribunal. On designait du doigt, dans la tumultueuse melee des visages, tous ces hommes d'ou etait sorti le brouhaha des votes tragiques; Paganel, qui avait dit: _La mort. Un roi n'est utile que par sa mort_; Millaud, qui avait dit: _Aujourd'hui, si la mort n'existait pas, il faudrait L'inventer_; le vieux Raffron du Trouillet, qui avait dit: _La mort Vite_! Goupilleau, qui avait crie: _L'echafaud tout de suite. La lenteur aggrave la mort_; Sieyes, qui avait eu cette concision funebre: _La mort_; Thuriot, qui avait rejete l'appel au peuple propose par Buzot: _Quoi! les assemblees primaires! quoi! quarante mille tribunaux! Proces sans terme. La tete de Louis XVI aurait le temps de blanchir avant de tomber_; Augustin-Bon Robespierre, qui, apres son frere, s'etait ecrie: _Je ne connais point l'humanite qui egorge les peuples et qui pardonne aux despotes. La mort! Demander un sursis, c'est substituer a l'appel au peuple un appel aux tyrans_; Foussedoire, le remplacant de Bernardin de Saint-Pierre, qui avait dit: _J'ai en horreur l'effusion du sang humain, mais le sang d'un roi n'est pas le sang d'un homme. La Mort_; Jean-Bon-Saint-Andre, qui avait dit: _Pas de peuple libre sans le tyran mort_; Lavicomterie, qui avait proclame cette formule: _Tant que le tyran respire, la liberte etouffe. La mort_; Chateauneuf-Randon, qui avait jete ce cri: _La mort de Louis le Dernier_! Guyardin, qui avait emis ce voeu: _Qu'on l'execute Barriere Renversee_! la Barriere Renversee c'etait la barriere du Trone; Tellier, qui avait dit: _Qu'on forge, pour tirer contre l'ennemi, un canon du calibre de la tete de Louis XVI_. Et les indulgents: Gentil, qui avait dit: _Je vote la reclusion. Faire un Charles Ier, c'est faire un Cromwell_; Bancal, qui avait dit: _L'exil. Je veux voir le premier roi de l'univers condamne a faire un metier pour gagner sa vie_; Albouys, qui avait dit: _Le bannissement. Que ce spectre vivant aille errer autour des trones_; Zangiacomi, qui avait dit: _La detention. Gardons Capet vivant comme epouvantail_; Chaillon, qui avait dit: _Qu'il vive. Je ne veux pas faire un mort dont Rome fera un saint_. Pendant que ces sentences tombaient de ces levres severes et, l'une apres l'autre, se dispersaient dans l'histoire, dans les tribunes des femmes decolletees et parees comptaient les voix, une liste a la main, et piquaient des epingles sous chaque vote. Ou est entree la tragedie, l'horreur et la pitie restent. Voir la Convention, a quelque epoque de son regne que ce fut, c'etait revoir le jugement du dernier Capet; la legende du 21 janvier semblait melee a tous ses actes; la redoutable assemblee etait pleine de ces haleines fatales qui avaient passe sur le vieux flambeau monarchique allume depuis dix-huit siecles, et l'avaient eteint; le decisif proces de tous les rois dans un roi etait comme le point de depart de la grande guerre qu'elle faisait au passe; quelle que fut la seance de la Convention a laquelle on assistat, on voyait s'y projeter l'ombre portee de l'echafaud de Louis XVI; les spectateurs se racontaient les uns aux autres la demission de Kersaint, la demission de Roland, Duchatel le depute des Deux-Sevres, qui se fit apporter malade sur son lit, et, mourant, vota la vie, ce qui fit rire Marat; et l'on cherchait des yeux le representant, oublie par l'histoire aujourd'hui, qui, apres cette seance de trente-sept heures, tombe de lassitude et de sommeil sur son banc, et reveille par l'huissier quand ce fut son tour de voter, entr'ouvrit les yeux, dit: _La Mort!_ et se rendormit. Au moment ou ils condamnerent a mort Louis XVI, Robespierre avait encore dix-huit mois a vivre, Danton quinze mois, Vergniaud neuf mois, Marat cinq mois et trois semaines, Lepelletier-Saint-Fargeau un jour. Court et terrible souffle des bouches humaines! viii Le peuple avait sur la Convention une fenetre ouverte, les tribunes publiques, et, quand la fenetre ne suffisait pas, il ouvrait la porte, et la rue entrait dans l'assemblee. Ces invasions de la foule dans ce senat sont une des plus surprenantes visions de l'histoire. Habituellement, ces irruptions etaient cordiales. Le carrefour fraternisait avec la chaise curule. Mais c'est une cordialite redoutable que celle d'un peuple qui, un jour, en trois heures, avait pris les canons des Invalides et quarante mille fusils. A chaque instant, un defile interrompait la seance; c'etaient des deputations admises a la barre, des petitions, des hommages, des offrandes. La pique d'honneur du faubourg Saint-Autoine entrait, portee par des femmes. Des anglais offraient vingt mille souliers aux pieds nus de nos soldats. "Le citoyen Arnoux, disait le _Moniteur_, cure d'Aubignan, commandant du bataillon de la Drome, demande a marcher aux frontieres, et que sa cure lui soit conservee." Les delegues des sections arrivaient apportant sur des brancards des plats, des patenes, des calices, des ostensoirs, des monceaux d'or, d'argent et de vermeil, offerts a la patrie par cette multitude en haillons, et demandaient pour recompense la permission de danser la carmagnole devant la Convention. Chenard, Narbonne et Valliere venaient chanter des couplets en l'honneur de la Montagne. La section du Mont-Blanc apportait le buste de Lepelletier, et une femme posait un bonnet rouge sur la tete du president qui l'embrassait; "les citoyennes de la section du Mail" jetaient des fleurs "aux legislateurs"; les "eleves de la patrie" venaient, musique en tete, remercier la Convention d'avoir "prepare la prosperite du siecle"; les femmes de la section des Gardes-Francaises offraient des roses; les femmes de la section des Champs-Elysees offraient une couronne de chene; les femmes de la section du Temple venaient a la barre jurer _de ne s'unir qu'a de vrais Republicains_; la section de Moliere presentait une medaille de Franklin qu'on suspendait, par decret, a la couronne de la statue de la Liberte; les enfants-trouves, declares enfants de la republique, defilaient, revetus de l'uniforme national; les jeunes filles de la section de Quatre-vingt-douze arrivaient en longues robes blanches, et le lendemain le _Moniteur_ contenait cette ligne: "Le president recoit un bouquet des mains innocentes d'une jeune beaute." Les orateurs saluaient les foules; parfois ils les flattaient; ils disaient a la multitude:--_Tu es infaillible, tu es irreprochable, tu es sublime_;--le peuple a un cote enfant, il aime ces sucreries. Quelquefois l'emeute traversait l'assemblee, y entrait furieuse et sortait apaisee comme le Rhone qui traverse le lac Leman, et qui est de fange en y entrant et d'azur en en sortant. Parfois c'etait moins pacifique, et Henriot faisait apporter devant la porte des Tuileries des grils a rougir les boulets. ix En meme temps qu'elle degageait de la revolution, cette assemblee produisait de la civilisation. Fournaise, mais forge. Dans cette cuve ou bouillonnait la terreur, le progres fermentait. De ce chaos d'ombre et de cette tumultueuse fuite de nuages, sortaient d'immenses rayons de lumiere paralleles aux lois eternelles. Rayons restes sur l'horizon, visibles a jamais dans le ciel des peuples, et qui sont l'un la justice, l'autre la tolerance, l'autre la bonte, l'autre la raison, l'autre la verite, l'autre l'amour. La Convention promulguait ce grand axiome: _La liberte du citoyen finit ou la liberte d'un autre citoyen commence_; ce qui resume en deux lignes toute la sociabilite humaine. Elle declarait l'indigence sacree; elle declarait l'infirmite sacree dans l'aveugle et dans le sourd-muet devenus pupilles de l'etat, la maternite sacree dans la fille-mere qu'elle consolait et relevait, l'enfance sacree dans l'orphelin qu'elle faisait adopter par la patrie, l'innocence sacree dans l'accuse acquitte qu'elle indemnisait. Elle fletrissait la traite des noirs, elle abolissait l'esclavage. Elle proclamait la solidarite civique. Elle decretait l'instruction gratuite. Elle organisait l'education nationale par l'ecole normale a Paris, l'ecole centrale au chef-lieu, et l'ecole primaire dans la commune. Elle creait les conservatoires et les musees. Elle decretait l'unite de code, l'unite de poids et de mesures, et l'unite de calcul par le systeme decimal. Elle fondait les finances de la France, et a la longue banqueroute monarchique elle faisait succeder le credit public. Elle donnait a la circulation le telegraphe, a la vieillesse les hospices dotes, a la maladie les hopitaux purifies, a l'enseignement l'ecole polytechnique, a la science le bureau des longitudes, a l'esprit humain l'institut. En meme temps que nationale, elle etait cosmopolite. Des onze mille deux cent dix decrets qui sont sortis de la Convention, un tiers a un but politique, les deux tiers ont un but humain. Elle declarait la morale universelle base de la societe et la conscience universelle base de la loi. Et tout cela, servitude abolie, fraternite proclamee, humanite protegee, conscience humaine rectifiee, loi du travail transformee en droit et d'onereuse devenue secourable, richesse nationale consolidee, enfance eclairee et assistee, lettres et sciences propagees, lumiere allumee sur tous les sommets, aide a toutes les miseres, promulgation de tous les principes, la Convention le faisait, ayant dans les entrailles cette hydre, la Vendee, et sur les epaules ce tas de tigres, les rois. x Lieu immense. Tous les types humains, inhumains et surhumains etaient la. Amas epique d'antagonismes. Guillotin evitant David, Bazire insultant Chabot, Guadet raillant Saint-Just, Vergniaud dedaignant Danton, Louvet attaquant Robespierre, Buzot denoncant Egalite, Chambon fletrissant Pache, tous execrant Marat. Et que de noms encore il faudrait enregistrer! Arnonville dit Bonnet-Rouge, parce qu'il ne siegeait qu'en bonnet phrygien, ami de Robespierre, et voulant "apres Louis XVI, guillotiner Robespierre" par gout de l'equilibre; Massieu, collegue et menechme de ce bon Lamourette, eveque fait pour laisser son nom a un baiser: Lehardy du Morbihan stigmatisant les pretres de Bretagne; Barere, l'homme des majorites, qui presidait quand Louis XVI parut a la barre, et qui etait a Pamela ce que Louvet etait a Lodoiska; l'oratorien Daunou qui disait: _Gagnons du temps_; Dubois-Crance, a l'oreille de qui se penchait Marat; le marquis de Chateauneuf, Laclos, Herault de Sechelles qui reculait devant Henriot criant: _Canonniers, a vos pieces_! Julien, qui comparait la Montagne aux Thermopyles; Gamon, qui voulait une tribune publique reservee uniquement aux femmes; Laloy qui decerna les honneurs de la seance a l'eveque Gobel venant a la Convention deposer la mitre et coiffer le bonnet rouge; Lecomte, qui s'ecriait: _C'est donc a qui se depretrisera! Feraud, dont Boissy-d'Anglas saluera la tete, laissant. a l'histoire cette question:--Boissy-d'Anglas a-t-il salue la tete, c'est-a-dire la victime, ou la pique, c'est-a-dire les assassins? --Les deux freres Duprat, l'un montagnard, l'autre girondin, qui se haissaient comme les deux freres Chenier. Il s'est dit a cette tribune de ces vertigineuses paroles qui ont quelquefois a l'insu meme de celui qui les prononce, l'accent fatidique des revolutions, et a la suite desquelles les faits materiels paraissent avoir brusquement on ne sait quoi de mecontent et de passionne, comme s'ils avaient mal pris les choses qu'on vient d'entendre. Ce qui se passe semble courrouce de ce qui se dit; les catastrophes surviennent furieuses et comme exasperees par les paroles des hommes. Ainsi une voix dans la montagne suffit pour detacher l'avalanche. Un mot de trop peut etre suivi d'un ecroulement. Si l'on n'avait pas parle, cela ne serait pas arrive. On dirait parfois que les evenements sont irascibles. C'est de cette facon, c'est par le hasard d'un mot d'orateur mal compris qu'est tombee la tete de madame Elisabeth. A la Convention, l'intemperance de langage etait de droit. Les menaces volaient et se croisaient dans la discussion comme les flammeches dans l'incendie.--PETION: Robespierre, venez au fait. --ROBESPIERRE: Le fait, c'est vous, Petion, J'y viendrai, et vous le verrez.--UNE VOIX: Mort a Marat!--MARAT: Le jour ou Marat mourra, il n'y aura plus de Paris, et le jour ou Paris perira, il n'y aura plus de republique.--Billaud-Varenne se leve et dit: Nous voulons...--Barere l'interrompt: Tu parles comme un roi.--Un autre jour, PHILIPPEAUX: Un membre a tire l'epee contre moi.--AUDOIN: President, rappelez a l'ordre l'assassin. Le President: Attendez.--PANIS: President, je vous rappelle a l'ordre moi.--On riait aussi, rudement.--LECOINTRE: Le cure de Chant-de-Bout se plaint de Fauchet son eveque, qui lui defend de se marier. --UNE VOIX: Je ne vois pas pourquoi Fauchet, qui a des maitresses, veut empecher les autres d'avoir des epouses.--UNE AUTRE VOIX: Pretre, prends femme!--Les tribunes se melaient a la conversation. Elles tutoyaient l'assemblee. Un jour le representant Ruamps monte a la tribune. Il avait une "hanche" beaucoup plus grosse que l'autre. Un des spectateurs lui cria: --Tourne ca du cote de la droite, puisque tu as une "joue" a la David! --Telles etaient les libertes que le peuple prenait avec la Convention. Une fois pourtant, dans le tumulte du 11 avril 1795, le president fit arreter un interrupteur des tribunes. Un jour, cette seance a eu pour temoin le vieux Buonarotti, Robespierre prend la parole et parle deux heures. Regardant Danton tantot fixement, ce qui etait grave, tantot obliquement, ce qui etait pire. Il foudroie a bout portant. Il termine par une explosion indignee, pleine de mots funebres: --On connait les intrigants, on connait les corrupteurs et les corrompus, on connait les traitres; ils sont dans cette assemblee. Ils nous entendent, nous les voyons et nous ne les quittons pas des yeux. Qu'ils regardent au-dessus de leur tete, et ils y verront le glaive de la loi. Qu'ils regardent dans leur conscience, et ils y verront leur infamie. Qu'ils prennent garde a eux.--Et, quand Robespierre a fini, Danton, la face au plafond, les yeux a demi fermes, un bras pendant par-dessus le dossier de son banc, se renverse en arriere, et on l'entend fredonner: Cadet Roussel fait des discours Qui ne sont pas longs quand ils sont courts. Les imprecations se donnaient la replique.--Conspirateur!--Assassin! --Scelerat!--Factieux!--Modere!--On se denoncait au buste de Brutus qui etait la. Apostrophes, injures, defis. Regards furieux d'un cote a l'autre. Poings montres, pistolets entrevus, poignards a demi tires. Enorme flamboiement de la tribune. Quelques-uns parlaient comme s'ils etaient adosses a la guillotine. Les tetes ondulaient, epouvantees et terribles. Montagnards, girondins, feuillants, moderantistes, terroristes, jacobins, cordeliers; dix-huit pretres regicides. Tous ces hommes! tas de fumees poussees dans tous les sens. xi Esprits en proie au vent. Mais ce vent etait un vent de prodige. Etre un membre de la Convention, c'etait etre une vague de l'ocean. Et ceci etait vrai des plus grands. La force d'impulsion venait d'en haut. Il y avait dans la Convention une volonte qui etait celle de tous et n'etait celle de personne. Cette volonte etait une idee, idee indomptable et demesuree qui soufflait dans l'ombre du haut du ciel. Nous appelons cela la Revolution. Quand cette idee passait, elle abattait l'un et soulevait l'autre; elle emportait celui-ci en ecume et brisait celui-la aux ecueils. Cette idee savait ou elle allait, et poussait le gouffre devant elle. Imputer la revolution aux hommes, c'est imputer la maree aux flots. La revolution est une action de l'Inconnu. Appelez-la bonne action ou mauvaise action, selon que vous aspirez a l'avenir ou au passe, mais laissez-la a celui qui l'a faite. Elle semble l'oeuvre en commun des grands evenements et des grands individus meles, mais elle est en realite la resultante des evenements. Les evenements depensent, les hommes payent. Les evenements dictent, les hommes signent. Le 14 juillet est signe Camille Desmoulins, le 10 aout est signe Danton, le 2 septembre est signe Marat, le 21 septembre est signe Gregoire, le 21 janvier est signe Robespierre; mais Desmoulins, Danton, Marat, Gregoire et Robespierre ne sont que des greffiers. Le redacteur enorme et sinistre de ces grandes pages a un nom, Dieu, et un masque, Destin. Robespierre croyait en Dieu. Certes! La revolution est une forme du phenomene immanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons la Necessite. Devant cette mysterieuse complication de bienfaits et de souffrances se dresse le Pourquoi? de l'histoire. _Parce que_. Cette reponse de celui qui ne sait rien est aussi la reponse de celui qui sait tout. En presence de ces catastrophes climateriques qui devastent et vivifient la civilisation, on hesite a juger le detail. Blamer ou louer les hommes a cause du resultat, c'est presque comme si on louait ou blamait les chiffres a cause du total. Ce qui doit passer passe, ce qui doit souffler souffle. La serenite eternelle ne souffre pas de ces aquilons. Au-dessus des revolutions la verite et la justice demeurent comme le ciel etoile au-dessus des tempetes. xii Telle etait cette Convention demesuree; camp retranche du genre humain attaque par toutes les tenebres a la fois, feux nocturnes d'une armee d'idees assiegees, immense bivouac d'esprits sur un versant d'abime. Rien dans l'histoire n'est comparable a ce groupe, a la fois senat et populace, conclave et carrefour, aeropage et place publique, tribunal et accuse. La Convention a toujours ploye au vent: mais ce vent sortait de la bouche du peuple et etait le souffle de Dieu. Et aujourd'hui, apres quatre-vingts ans ecoules, chaque fois que devant la pensee d'un homme, quel qu'il soit, historien ou philosophe, la Convention apparait, cet homme s'arrete et medite. Impossible de ne pas etre attentif a ce grand passage d'ombres. II. MARAT DANS LA COULISSE Comme il l'avait annonce a Simonne Evrard, Marat, le lendemain de la rencontre de la rue du Paon, alla a la Convention. Il y avait a la Convention un marquis maratiste, Louis de Montaut, celui qui plus tard offrit a la Convention une pendule decimale surmontee du buste de Marat. Au moment ou Marat entrait, Chabot venait de s'approcher de Montaut. --Ci-devant..., dit-il. Montaut leva les yeux. --Pourquoi m'appelles-tu ci-devant? --Parce que tu l'es. --Moi? --Puisque tu etais marquis. --Jamais. --Bah! --Mon pere etait soldat, mon grand-pere etait tisserand. --Qu'est-ce que tu nous chantes la, Montaut? --Je ne m'appelle pas Montaut. --Comment donc t'appelles-tu? --Je m'appelle Maribon. --Au fait, dit Chabot, cela m'est egal. Et il ajouta entre ses dents: --C'est a qui ne sera pas marquis. Marat s'etait arrete dans le couloir de gauche et regardait Montaut et Chabot. Toutes les fois que Marat entrait, il y avait une rumeur; mais loin de lui. Autour de lui on se taisait. Marat n'y prenait pas garde. Il dedaignait le "coassement du marais". Dans la penombre des bancs obscurs d'en bas. Coupe de l'Oise, Prunelle, Villars, eveque, qui plus tard fut membre de l'Academie francaise, Boutroue, Petit, Plaichard, Bonet, Thibaudeau, Valdruche, se le montraient du doigt. --Tiens! Marat! --Il n'est donc pas malade? --Si, puisqu'il est en robe de chambre. --En robe de chambre? --Pardieu oui! --Il se permet tout! --Il ose venir ainsi a la Convention! --Puisqu'un jour il y est venu coiffe de lauriers, il peut bien y venir en robe de chambre! --Face de cuivre et dents de vert-de-gris. --Sa robe de chambre parait neuve. --En quoi est-elle? --En reps. --Raye. --Regardez donc les revers. --Ils sont en peau. --De tigre. --Non, d'hermine. --Fausse. --Et il a des bas! --C'est etrange. --Et des souliers a boucles. --D'argent! --Voila ce que les sabots de Camboulas ne lui pardonneront pas. Sur d'autres bancs on affectait de ne pas voir Marat. On causait d'autre chose. Santhonax abordait Dussaulx. --Vous savez, Dussaulx? --Quoi? --Le ci-devant comte de Brienne? --Qui etait a la Force avec le ci-devant duc de Villeroy? --Oui. --Je les ai connus tous les deux. Eh bien? --Ils avaient si grand'peur qu'ils saluaient tous les bonnets rouges de tous les guichetiers, et qu'un jour ils ont refuse de jouer une partie de piquet parce qu'on leur presentait un jeu de cartes a rois et a reines. --Eh bien? --On les a guillotines hier. --Tous les deux? --Tous les deux. --En somme, comment avaient-ils ete dans la prison? --Laches. --Et comment ont-ils ete sur l'echafaud? --Intrepides. Et Dussaulx jetait cette exclamation: --Mourir est plus facile que vivre. Barere etait en train de lire un rapport: il s'agissait de la Vendee. Neuf cents hommes du Morbihan etaient partis avec du canon pour secourir Nantes. Redon etait menace par les paysans. Paimboeuf etait attaque. Une station navale croisait a Maindrin pour empecher les descentes. Depuis Ingrande jusqu'a Maure, toute la rive gauche de la Loire etait herissee de batteries royalistes. Trois mille paysans etaient maitres de Pornic. Ils criaient _Vivent les Anglais!_ Une lettre de Santerre a la Convention, que Barere lisait, se terminait ainsi: "Sept mille paysans ont attaque Vannes. Nous les avons repousses, et ils ont laisse dans nos mains quatre canons..." --Et combien de prisonniers? interrompit une voix. Barere continua...--Post-scriptum de la lettre: "Nous n'avons pas de prisonniers, parce que nous n'en faisons plus[1]." [Footnote 1: _Moniteur_, t. XIX, p. 81.] Marat toujours immobile n'ecoutait pas, il etait comme absorbe par une preoccupation severe. Il tenait dans sa main et froissait entre ses doigts un papier sur lequel quelqu'un qui l'eut deplie eut pu lire ces lignes, qui etaient de l'ecriture de Momoro et qui etaient probablement une reponse a une question posee par Marat: "--Il n'y a rien a faire contre l'omnipotence des commissaires delegues, surtout contre les delegues du Comite de salut public. Genissieux a eu beau dire dans la seance du 6 mai: "_Chaque commissaire est plus qu'un Roi_", cela n'y fait rien. Ils ont pouvoir de vie et de mort. Massade a Angers, Trullard a Saint-Amand, Nyon pres du general Marce, Parrein a l'armee des Sables, Millier a l'armee de Niort, sont tout-puissants. Le club des Jacobins a ete jusqu'a nommer Parrein general de brigade. Les circonstances absolvent tout. Un delegue du Comite de salut public tient en echec un general en chef." Marat acheva de froisser le papier, le mit dans sa poche, et s'avanca lentement vers Montaut et Chabot qui continuaient a causer et qui ne l'avaient pas vu entrer. Chabot disait: --Maribon ou Montaut, ecoute ceci: je sors du comite de salut public. --Et qu'y fait-on? --On y donne un noble a garder a un pretre. --Ah! --Un noble comme toi... --Je ne suis pas noble, dit Montaut. --A un pretre... --Comme toi. --Je ne suis pas pretre, dit Chabot. Tous deux se mirent a rire. --Precise l'anecdote, repartit Montaut. Voici ce que c'est. Un pretre appele Cimourdain est delegue avec pleins pouvoirs pres d'un vicomte nomme Gauvain; ce vicomte commande la colonne expeditionnaire de l'armee des Cotes. Il s'agit d'empecher le noble de tricher et le pretre de trahir. --C'est bien simple, repondit Montaut. Il n'y a qu'a mettre la mort dans l'aventure. --Je viens pour cela, dit Marat. Ils leverent la tete. --Bonjour, Marat, dit Chabot, tu assistes rarement a nos seances. --Mon medecin me commande les bains, repondit Marat. --Il faut se defier des bains, reprit Chabot; Seneque est mort dans un bain. Marat sourit: --Chabot, il n'y a pas ici de Neron. --Il y a toi, dit une voix rude. C'etait Danton qui passait et qui montait a son banc. Marat ne se retourna pas. Il pencha sa tete entre les deux visages de Montaut et de Chabot. --Ecoutez. Je viens pour une chose serieuse. Il faut qu'un de nous trois propose aujourd'hui un projet de decret a la Convention. --Pas moi, dit Montaut; on ne m'ecoute pas, je suis marquis. --Moi, dit Chabot, on ne m'ecoute pas, je suis capucin. --Et moi, dit Marat, on ne m'ecoute pas, je suis Marat. Il y eut entre eux un silence. Marat preoccupe n'etait pas aise a interroger. Montaut pourtant hasarda une question. --Marat, quel est le decret que tu desires? --Un decret qui punisse de mort tout chef militaire qui fait evader un rebelle prisonnier. Chabot intervint. --Ce decret existe. On a vote cela fin avril. --Alors c'est comme s'il n'existait pas, dit Marat. Partout, dans toute la Vendee, c'est a qui fera evader les prisonniers, et l'asile est impuni. --Marat, c'est que le decret est en desuetude. --Chabot, il faut le remettre en vigueur. --Sans doute. --Et pour cela parler a la Convention. --Marat, la Convention n'est pas necessaire; le comite de salut public suffit. --Le but est atteint, ajouta Montaut, si le comite de salut public fait placarder le decret dans toutes les communes de la Vendee, et fait deux ou trois bons exemples. --Sur les grandes tetes, reprit Chabot. Sur les generaux. Marat grommela:--En effet, cela suffira. --Marat, repartit Chabot, va toi-meme dire cela au comite de salut public. Marat le regarda entre les deux yeux, ce qui n'etait pas agreable, meme pour Chabot. --Chabot, dit-il, le comite de salut public, c'est chez Robespierre. Je ne vais pas chez Robespierre. --J'irai, moi, dit Montaut. --Bien, dit Marat. Le lendemain etait expedie dans toutes les directions un ordre du comite de salut public enjoignant d'afficher dans les villes et villages de Vendee et de faire executer strictement le decret portant peine de mort contre toute connivence dans les evasions de brigands et d'insurges prisonniers. Ce decret n'etait qu'un premier pas. La Convention devait aller plus loin encore. Quelques mois apres, le 11 brumaire au 11 novembre 1795, a propos de Laval qui avait ouvert ses portes aux Vendeens fugitifs, elle decreta que toute ville qui donnerait asile aux rebelles serait demolie et detruite. De leur cote, les princes de l'Europe, dans le manifeste du duc de Brunswick, inspire par les emigres et redige par le marquis de Linnon, intendant du duc d'Orleans, avaient declare que tout francais pris les armes a la main serait fusille, et que, si un cheveu tombait de la tete du roi, Paris serait rase. Sauvagerie contre barbarie. TROISIEME PARTIE EN VENDEE LIVRE PREMIER LA VENDEE I. LES FORETS Il y avait alors en Bretagne sept forets horribles. La Vendee, c'est la revolte-pretre. Cette revolte a eu pour auxiliaire la foret. Les tenebres s'entr'aident. Les sept forets-Noires de Bretagne etaient la foret de Fougeres qui barre le passage entre Dol et Avranches; la foret de Prince qui a huit lieues de tour; la foret de Paimpont, pleine de ravines et de ruisseaux, presque inaccessible du cote de Baignon, avec une retraite facile sur Concornet qui etait un bourg royaliste; la foret de Rennes d'ou l'on entendait le tocsin des paroisses republicaines, toujours nombreuses pres des villes; c'est la que Puysaye perdit Focard; la foret de Machecoul qui avait Charette pour bete fauve; la foret de la Garnache qui etait aux La Tremoille, aux Gauvain et aux Rohan; la foret de Broceliande qui etait aux fees. Un gentilhomme en Bretagne avait le titre de _seigneur des Sept-Forets_. C'etait le vicomte de Fontenay, prince breton. Car le prince breton existait, distinct du prince francais. Les Rohan etaient princes bretons. Garnier de Saintes, dans son rapport a la Convention, 13 nivose an II, qualifie ainsi le prince de Talmont: "Ce Capet des brigands, souverain du Maine et de la Normandie." L'histoire des forets bretonnes, de 1792 a 1800 pourrait etre faite a part, et elle se melerait de la vaste aventure de la Vendee comme une legende. L'histoire a sa verite, la legende a la sienne. La verite legendaire est d'une autre nature que la verite historique. La verite legendaire, c'est l'invention ayant pour resultat la realite. Du reste, l'histoire et la legende ont le meme but, peindre sous l'homme momentane l'homme eternel. La Vendee ne peut etre completement expliquee que si la legende complete l'histoire; il faut l'histoire pour l'ensemble et la legende pour le detail. Disons que la Vendee en vaut la peine. La Vendee est un prodige. Cette Guerre des Ignorants, si stupide et si splendide, abominable et magnifique, a desole et enorgueilli la France. La Vendee est une plaie qui est une gloire. A de certaines heures la societe humaine a ses enigmes, enigmes qui pour les sages se resolvent en lumiere et pour les ignorants en obscurite, en violence et en barbarie. Le philosophe hesite a accuser. Il tient compte du trouble que produisent les problemes. Les problemes ne passent point sans jeter au-dessous d'eux une ombre comme les nuages. Si l'on veut comprendre la Vendee, qu'on se figure cet antagonisme, d'un cote la revolution francaise, de l'autre le paysan breton. En face de ces evenements incomparables, menace immense de tous les bienfaits a la fois, acces de colere de la civilisation, exces du progres furieux, amelioration demesuree et inintelligible, qu'on place ce sauvage grave et singulier, cet homme a l'oeil clair et aux longs cheveux, vivant de lait et de chataignes, borne a son toit de chaume, a sa haie et a son fosse, distinguant chaque hameau du voisinage au son de la cloche, ne se servant de l'eau que pour boire, ayant sur le dos une veste de cuir avec des arabesques de soie, inculte et brode, tatouant ses habits, comme ses ancetres les celtes avaient tatoue leurs visages, respectant son maitre dans son bourreau, Parlant une langue morte, ce qui est faire habiter une tombe a sa pensee, piquant ses boeufs, aiguisant sa faulx, sarclant son ble noir, petrissant sa galette de sarrasin, venerant sa charrue d'abord, sa grand'mere ensuite, croyant a la sainte Vierge et a la Dame blanche, devot a l'autel et aussi a la haute pierre mysterieuse debout au milieu de la lande, laboureur dans la plaine, pecheur sur la cote, braconnier dans le hallier, aimant ses rois, ses seigneurs, ses pretres, ses poux: pensif, immobile souvent des heures entieres sur la grande greve deserte, sombre ecouteur de la mer. Et qu'on se demande si cet aveugle pouvait accepter cette clarte. II. LES HOMMES Le paysan a deux points d'appui: le champ qui le nourrit, le bois qui le cache. Ce qu'etaient les forets bretonnes, on se le figurerait difficilement; c'etaient des villes. Rien de plus sourd, de plus muet et de plus sauvage que ces inextricables enchevetrements d'epines et de branchages, ces vastes broussailles etaient des gites d'immobilite et de silence; pas de solitude d'apparence plus morte et plus sepulcrale; si l'on eut pu, subitement et d'un seul coup pareil a l'eclair, couper les arbres, on eut brusquement vu dans cette ombre un fourmillement d'hommes. Des puits ronds et etroits, masques au dehors par des le couvercles de pierre et de branches, verticaux, puis horizontaux, s'elargissant sous terre en entonnoir, et aboutissant a des chambres tenebreuses, voila ce que Cambyse trouva en Egypte et ce que Westermann trouva en Bretagne; la c'etait dans le desert, ici c'etait dans la foret; dans les caves d'Egypte il y avait des morts, dans les caves de Bretagne il y avait des vivants. Une des plus sauvages clairieres du bois de Misdon, toute perforee de galeries et de cellules ou allait et venait un peuple mysterieux, s'appelait "la Grande ville". Une autre clairiere non moins deserte en dessus et non moins habitee en dessous, s'appelait "la Place royale". Cette vie souterraine etait immemoriale en Bretagne. De tout temps l'homme y avait ete en fuite devant l'homme. De la les tanieres de reptiles creusees sous les racines des arbres. Cela datait des druides, et quelques-unes de ces cryptes etaient aussi anciennes que les dolmens. Les larves de la legende et les monstres de l'histoire, tout avait passe sur ce noir pays. Teutates, Cesar, Noel, Neomene, Geoffroy d'Angleterre, Alain-gant-de-fer, Pierre Mauclair, la maison francaise de Blois, la maison anglaise de Montfort, les rois et les ducs, les neuf barons de Bretagne, les juges des Grands-Jours, les comtes de Nantes querellant les comtes de Rennes, les routiers, les malandrins, les grandes compagnies, Rene II, vicomte de Rohan, les gouverneurs pour le roi, le "bon duc de Chaulnes" branchant les paysans sous les fenetres de madame de Sevigne, au quinzieme siecle les boucheries seigneuriales, au seizieme et au dix-septieme siecles les guerres de religion, au dix-huitieme siecle les trente mille chiens dresses a chasser aux hommes; sous ce pietinement effroyable le peuple avait pris le parti de disparaitre. Tour a tour les troglodytes pour echapper aux celtes, les celtes pour echapper aux romains, les bretons pour echapper aux normands, les huguenots pour echapper aux catholiques, les contrebandiers pour echapper aux gabelous, s'etaient refugies d'abord dans les forets, puis sous la terre. Ressource des betes. C'est la que la tyrannie reduit les nations. Depuis deux mille ans, le despotisme sous toutes ses especes, la conquete, la feodalite, le fanatisme, le fisc, traquaient cette miserable Bretagne eperdue, sorte de battue inexorable qui ne cessait sous une forme que pour recommencer sous l'autre. Les hommes se terraient. L'epouvante, qui est une sorte de colere, etait toute prete dans les ames, et les tanieres etaient toutes pretes dans les bois, quand la republique francaise eclata. La Bretagne se revolta, se trouvant opprimee par cette delivrance de force. Meprise habituelle aux esclaves. III. CONNIVENCE DES HOMMES ET DES FORETS Les tragiques forets bretonnes reprirent leur vieux role et furent servantes et complices de cette rebellion, comme elles l'avaient ete de toutes les autres. Le sous-sol de telle foret etait une sorte de madrepore perce et traverse en tous sens par une voirie inconnue de sapes, de cellules et de galeries. Chacune de ces cellules aveugles abritait cinq ou six hommes. La difficulte etait d'y respirer. On a de certains chiffres etranges qui font comprendre cette puissante organisation de la vaste emeute paysanne. En Ille-et-Vilaine, dans la foret du Pertre, asile du de Talmont, on n'entendait pas un souffle, on ne trouvait pas une trace humaine, et il y avait six mille hommes avec Focard; en Morbihan, dans la foret de Meulac, on ne voyait personne, et il avait huit mille hommes. Ces deux forets, le Pertre et Meulac, ne comptent pourtant pas parmi les grandes forets bretonnes. Si l'on marchait la-dessus, c'etait terrible. Ces halliers hypocrites, pleins de combattants tapis dans une sorte de labyrinthe sous-jacent, etaient comme d'enormes eponges obscures d'ou, sous la pression de ce pied gigantesque, la revolution, jaillissait la guerre civile. Des bataillons invisibles guettaient. Ces armees ignorees serpentaient sous les armees republicaines, sortaient de terre tout a coup et y rentraient, bondissaient innombrables et s'evanouissaient, douees d'ubiquite et de dispersion, avalanche puis poussiere, colosses ayant le don de rapetissement, geants pour combattre, nains pour disparaitre. Des jaguars ayant des moeurs de taupes. Il n'y avait pas que les forets, il y avait les bois. De meme qu'au-dessous des cites il y a les villages, au-dessous des forets il y avait les broussailles. Les forets se reliaient entre elles par le dedale, partout epars, des bois. Les anciens chateaux qui etaient des forteresses, les hameaux qui etaient des camps, les fermes qui etaient des enclos faits d'embuches et de pieges, les metairies, ravinees de fosses et palissadees d'arbres, etaient les mailles de ce filet ou se prirent les armees republicaines. Cet ensemble etait ce qu'on appelait le Bocage. Il y avait le bois de Misdon, au centre duquel etait un etang, et qui etait a Jean Chouan; il y avait le bois de Gennes qui etait a Taillefer; il y avait le bois de la Huisserie qui etait a Gouge-le-Bruant; le bois de la Charnie qui etait a Courtille-le-Batard, dit l'Apotre saint Paul, chef du camp de la Vache-Noire; le bois de Burgault qui etait a cet enigmatique Monsieur Jacques, reserve a une fin mysterieuse dans le souterrain de Juvardeil; il y avait le bois de Charreau ou Pimousse et Petit-Prince, attaques par la garnison de Chateauneuf, allaient prendre a bras-le-corps dans les rangs republicains des grenadiers qu'ils rapportaient prisonniers; le bois de la Heureuserie, temoin de la deroute du poste de Longue-Faye; le bois de l'Aulne d'ou l'on epiait la route entre Rennes et Laval; le bois de la Gravelle qu'un prince de la Tremoille avait gagne eu jouant a la boule; le bois de Lorges dans les Cotes-du-Nord, ou Charles de Boishardy regna apres Bernard de Villeneuve; le bois de Bagnard pres Foutenay, ou Lescure offrit le combat a Chalbos qui, etant un contre cinq, l'accepta; le bois de la Durondais que se disputerent jadis Alain le Redru et Herispoux, fils de Charles le Chauve; le bois de Croqueloup, sur la lisiere de cette lande ou Coquereau tondait les prisonniers; le bois de la Croix-Bataille qui assista aux insultes homeriques de Jambe-d'Argent a Moriere et de Moriere a Jambe-d'Argent; le bois de la Saudraie que nous avons vu fouiller par un bataillon de Paris. Bien d'autres encore. Dans plusieurs de ces forets et de ces bois, il n'y avait pas seulement des villages souterrains groupes autour du terrier du chef; mais il y avait encore de veritables hameaux de huttes basses caches sous les arbres, et si nombreux que parfois la foret en etait remplie. Souvent les fumees les trahissaient. Deux de ces hameaux du bois de Misdon sont restes celebres, Lorriere, pres de Letang, et, du cote de Saint-Ouen-les-Toits, le groupe de cabanes appele la Rue-de-Bau. Les femmes vivaient dans les huttes et les hommes dans les cryptes. Ils utilisaient pour cette guerre les galeries des fees et les vieilles sapes celtiques. On apportait a manger aux hommes enfouis. Il y en eut qui, oublies, moururent de faim. C'etaient d'ailleurs des maladroits qui n'avaient pas su rouvrir leurs puits. Habituellement le couvercle fait de mousse et de branches etait si artistement faconne, qu'impossible a distinguer du dehors dans l'herbe. Il etait tres facile a ouvrir et a fermer du dedans. Ces repaires etaient creuses avec soin. On allait jeter a quelque etang voisin la terre qu'on otait du puits. La paroi interieure et le sol etaient tapisses de fougere et de mousse. Ils appelaient ce reduit "la loge". On etait bien la, a cela pres qu'on etait sans jour, sans feu, sans pain et sans air. Remonter sans precaution parmi les vivants et se deterrer hors de propos etait grave. On pouvait se trouver entre les jambes d'une armee en marche. Bois redoutables; pieges a doubles trappes. Les bleus n'osaient entrer, les blancs n'osaient sortir. IV. LEUR VIE SOUS TERRE Les hommes dans ces caves de betes s'ennuyaient. La nuit, quelquefois, a tout risque, ils sortaient et s'en allaient danser sur la lande voisine. Ou bien ils priaient pour tuer le temps. _Tout le jour_, dit Bourdoiseau, _Jean Chouan nous faisait chapeletter_. Il etait presque impossible, la saison venue, d'empecher ceux du Bas-Maine de sortir pour se rendre a la Fete de la Gerbe. Quelques-uns avaient des idees a eux. Denys, dit Tranche-Montagne, se deguisait en femme pour aller a la comedie a Laval; puis il rentrait dans son trou. Brusquement ils allaient se faire tuer, quittant le cachot pour le sepulcre. Quelquefois ils soulevaient le couvercle de leur fosse, et ils ecoutaient si l'on se battait au loin; ils suivaient de l'oreille le combat. Le feu des republicains etait regulier, le feu des royalistes etait eparpille; ceci les guidait. Si les feux de peloton cessaient subitement, c'etait signe que les royalistes avaient le dessous; si les feux saccades continuaient et s'enfoncaient a l'horizon, c'etait signe qu'ils avaient le dessus. Les blancs poursuivaient toujours: les bleus jamais, ayant le pays contre eux. Ces belligerants souterrains etaient admirablement renseignes. Bien de plus rapide que leurs communications, rien de plus mysterieux. Ils avaient rompu tous les ponts, ils avaient demonte toutes les charrettes, et ils trouvaient moyen de tout se dire et de s'avertir de tout. Des relais d'emissaires etaient etablis de foret a foret, de village a village, de ferme a ferme, de chaumiere a chaumiere, de buisson a buisson. Tel paysan qui avait l'air stupide passait portant des depeches dans son baton, qui etait creux. Un ancien constituant, Boetidoux, leur fournissait, pour aller et venir d'un bout a l'autre de la Bretagne, des passeports republicains nouveau modele, avec les noms en blanc, dont ce traitre avait des liasses. Il etait impossible de les surprendre. _Des secrets livres_, dit Puysaye a _plus de quatre cent mille individus ont ete religieusement gardes_. Il semblait, que ce quadrilatere ferme au sud par la ligne des Sables a Thouars, a l'est par la ligne de Thouars a Saumur et par la riviere de Thoue, au nord par la Loire et a l'ouest par l'Ocean, eut un meme appareil nerveux, et qu'un point de ce sol ne put tressaillir sans que tout s'ebranlat. En un clin d'oeil on etait informe de Noirmoutier a Lucon, et le camp de la Loue savait ce que faisait le camp de la Croix-Morineau. Ou eut dit que les oiseaux s'en melaient. Hoche ecrivait, 7 messidor, an III: _On croirait qu'ils ont des telegraphes_. C'etaient des clans, comme eu Ecosse. Chaque paroisse avait son capitaine. Cette guerre, mon pere l'a faite, et j'en puis parler. V. LEUR VIE EN GUERRE Beaucoup n'avaient que des piques. Les bonnes carabines de chasse abondaient. Pas de plus adroits tireurs que les braconniers du Bocage et les contrebandiers du Loroux. C'etaient des combattants etranges, affreux et intrepides. Le decret de la levee de trois cent mille hommes avait fait sonner le tocsin dans six cents villages. Le petillement de l'incendie eclata sur tous les points a la fois. Le Poitou et l'Anjou firent explosion le meme jour. Disons qu'un premier grondement s'etait fait entendre des 1792, le 8 juillet, un mois avant le 10 aout, sur la lande de Kerbader. Alain Redeler, aujourd'hui ignore, fut le precurseur de La Rochejaquelein et de Jean Chouan. Les royalistes forcaient, sous peine de mort, tous les hommes valides a marcher. Ils requisitionnaient les attelages, les chariots, les vivres. Tout de suite, Sapinaud eut trois mille soldats. Cathelineau dix mille, Stofflet vingt mille, et Charette fut maitre de Noirmoutier. Le vicomte de Scepeaux remua le Haut-Anjou, le chevalier de Dieuzie l'Entre-Vilaine-et- Loire, Tristan-l'Hermite le Bas-Maine, le barbier Gaston la ville de Guemenee, et l'abbe Bernier tout le reste. Pour soulever ces multitudes, peu de chose suffisait. On placait dans le tabernacle d'un cure assermente, d'un _pretre jureur_, comme ils disaient, un gros chat noir qui sautait brusquement dehors pendant la messe--_C'est le diable!_ criaient les paysans, et tout un canton s'insurgeait. Un souffle de feu sortait des confessionnaux. Pour assaillir les bleds et pour franchir les ravins, ils avaient leur long baton de quinze pieds de long, _la ferte_, arme de combat et de fuite. Au plus fort des melees, quand les paysans attaquaient les carres republicains, s'ils rencontraient sur le champ de combat une croix ou une chapelle, tous tombaient, a genoux et disaient leur priere sous la mitraille; le rosaire fini, ceux qui restaient se relevaient et se ruaient sur l'ennemi. Quels geants, helas! Ils chargeaient leur fusil en courant; c'etait leur talent. On leur faisait accroire ce qu'on voulait: les pretres leur montraient d'autres pretres dont ils avaient rougi le cou avec une ficelle serree, et leur disaient: _Ce sont des guillotines ressuscites._ Ils avaient leurs acces de chevalerie; ils honorerent Fresque, un porte-drapeau republicain qui s'etait fait sabrer sans lacher son drapeau. Ces paysans raillaient; ils appelaient les pretres maries republicains des _sans-calottes devenus sans-culottes_. Ils commencerent par avoir peur des canons; puis ils se jeterent dessus avec des batons, et ils en prirent. Ils prirent d'abord un beau canon de bronze qu'ils baptiserent _le Missionnaire_: puis un autre qui datait des guerres catholiques et ou etaient gravees les armes de Richelieu et une figure de la Vierge; ils l'appelerent _Marie-Jeanne_. Quand ils perdirent Fontenay, ils perdirent Marie-Jeanne, autour de laquelle tomberent sans broncher six cents paysans; puis ils reprirent Fontenay afin de reprendre Marie-Jeanne, et ils la ramenerent sous le drapeau fleurdelyse en la couvrant de fleurs et en la faisant baiser aux femmes qui passaient. Mais deux canons, c'etait peu. Stofflet avait pris Marie-Jeanne; Cathelineau, jaloux, partit de Pin-en-Mauge, donna l'assaut a Jallais, et prit un troisieme canon; Forest attaqua Saint-Florent et eu prit un quatrieme. Deux autres capitaines, Chouppes et Saint-Pol, firent mieux: ils figurerent des canons par des troncs d'arbres coupes, et des canonniers par des mannequins, et avec cette artillerie, dont ils riaient vaillamment, ils firent reculer les bleus a Mareuil. C'etait la leur grande epoque. Plus tard, quand Chalbos mit en deroute La Marsonniere, les paysans laisserent derriere eux sur le champ de bataille deshonore trente- deux canons aux armes d'Angleterre. L'Angleterre alors payait les princes francais, et l'on envoyait "des fonds a monseigneur, ecrivait Nantiat le 10 mai 1794, parce qu'on a dit a M. Pitt que cela etait decent". Melinet, dans un rapport du 31 mars, dit: "Le cri des rebelles est _Vivent les Anglais!_" Les paysans s'attardaient a piller. Ces devots etaient des voleurs. Les sauvages ont des vices. C'est par la que les prend plus tard la civilisation. Puysaye dit, tome II, page 187: "J'ai preserve plusieurs fois le bourg de Pelan du pillage." Et plus loin, page 454, il se prive d'entrer a Montfort: "Je fis un circuit pour eviter le pillage des maisons des jacobins." Ils detrousserent Chollet; ils mirent a sac Challans. Apres avoir manque Granville, ils pillerent Ville-Dieu. Ils appelaient _masse jacobine_ ceux des campagnards qui s'etaient rallies aux bleus, et ils les exterminaient plus que les autres. Ils aimaient le carnage comme des soldats et le massacre comme des brigands. Fusiller les "patauds", c'est- a-dire les bourgeois, leur plaisait; ils appelaient cela "se decaremer". A Fontenay, un de leurs pretres, le cure Barbotin, abattit un vieillard d'un coup de sabre. A Saint-Germain-sur-Ille, un de leurs capitaines, gentilhomme, tua d'un coup de fusil le procureur de la commune et lui prit sa montre. A Machecoul, ils mirent les republicains en coupe reglee, a trente par jour; cela dura cinq semaines; chaque chaine de trente s'appelait "le chapelet". On adossait la chaine a une fosse creusee et l'on fusillait; les fusilles tombaient dans la fosse parfois vivants; on les enterrait tout de meme. Nous avons revu ces moeurs. Joubert, president du district, eut les poings scies. Ils mettaient aux prisonniers bleus des menottes coupantes, forgees expres. Ils les assommaient sur les places publiques en sonnant l'hallali. Charette, qui signait: _Fraternite; le chevalier Charrette_, et qui avait pour coiffure, comme Marat, un mouchoir noue sur les sourcils, brula la ville de Pornic et les habitants dans les maisons. Pendant ce temps-la, Carrier etait epouvantable. La terreur repliquait a la terreur. L'insurge breton avait presque la figure de l'insurge grec, veste courte, fusil en bandouliere, jambieres, larges braies pareilles a la fustanelle; le gars ressemblait au klephte. Henri de La Rochejaquelein, a vingt et un ans, partait pour cette guerre avec un baton et une paire de pistolets. L'armee vendeenne comptait cent cinquante-quatre divisions. Ils faisaient des sieges en regle; ils tinrent trois jours Bressuire bloquee. Dix mille paysans, un vendredi saint, canonnerent la ville des Sables a boulets rouges. Il leur arriva de detruire en un seul jour quatorze cantonnements republicains, de Montigne a Courbeveilles. A Thouars, sur la haute muraille, on entendait ce dialogue superbe entre La Rochejaquelein et un gars:--Carle!--Me voila.-- Tes epaules que je monte dessus.--Faites.--Ton fusil.--Prenez.--Et La Rochejaquelein sauta dans la ville, et l'on prit sans echelles ces tours qu'avait assiegees Duguesclin. Ils preferaient une cartouche a un louis d'or. Ils pleuraient quand ils perdaient de vue leur clocher. Fuir leur semblait simple; alors les chefs criaient: _Jetez vos sabots, gardez vos Fusils!_ Quand les munitions manquaient, ils disaient leur chapelet et allaient prendre de la poudre dans les caissons de l'artillerie republicaine; plus tard d'Elbee en demanda aux anglais. Quand l'ennemi approchait, s'ils avaient des blesses, ils les cachaient dans les bles ou dans les fougeres vierges, et, l'affaire finie, venaient les reprendre. D'uniformes point. Leurs vetements se delabraient. Paysans et gentilshommes s'habillaient des premiers haillons venus. Roger Mouliniers portait un turban et un dolman pris au magasin de costumes du theatre de la Fleche; Le chevalier de Beauvilliers avait une robe de procureur et un chapeau de femme par-dessus un bonnet de laine. Tous portaient l'echarpe et la ceinture blanches; les grades se distinguaient par le noeud. Stofflet avait un noeud rouge; La Rochejaquelein avait un noeud noir; Wimpfen, demi-girondin, qui du reste ne sortit pas de Normandie, portait le brassard des carabots de Caen. Ils avaient dans leurs rangs des femmes, madame de Lescure, qui fut plus tard madame de La Rochejaquelein; Therese de Mollien, maitresse de La Rouarie, laquelle brula la liste des chefs de paroisse; madame de La Rochefoucauld, belle, jeune, le sabre a la main, ralliant les paysans au pied de la grosse tour du chateau du Puy-Rousseau, et cette Antoinette Adams, dite le chevalier Adams, si vaillante que, prise, on la fusilla, mais debout, par respect. Ce temps epique etait cruel. On etait des furieux. Madame de Lescure faisait expres marcher son cheval sur les republicains gisant hors de combat: _morts_, dit-elle: blesses, peut-etre. Quelquefois les hommes trahirent, les femmes jamais. Madeleine Fleury, du Theatre-Francais; passa de La Rouarie a Marat, mais par amour. Les capitaines etaient souvent aussi ignorants que les soldats; M. de Sapinaud ne savait pas l'orthographe, il ecrivait: "nous _orions_ de notre _caute._" Les chefs s'entre-haissaient; les capitaines du marais criaient: _A bas ceux du pays haut!_ Leur cavalerie etait peu nombreuse et difficile a former. Puysaye ecrit: _Tel homme qui me donne gaiment ses deux fils devient froid si je lui demande un de ses Chevaux._ Fertes, fourches, faulx, fusils vieux et neufs, couteaux de braconnage, broches gourdins ferres et cloutes, c'etaient la leurs armes; quelques-uns portaient en sautoir une croix faite de deux os de mort. Ils attaquaient a grands cris, surgissaient subitement de partout, des bois, des collines, des cepees, des chemins creux, s'egaillaient, c'est-a-dire faisaient le croissant, tuaient, exterminaient, foudroyaient et se dissipaient. Quand ils traversaient un bourg republicain, ils coupaient l'arbre de la liberte, le brulaient, et dansaient en rond autour du feu. Toutes leurs allures etaient nocturnes. Regle du vendeen: etre toujours inattendu. Ils faisaient quinze lieues en silence, sans courber une herbe sur leur passage. Le soir venu, apres avoir fixe, entre chefs et en conseil de guerre, le lieu ou le lendemain matin ils surprendraient les postes republicains, ils chargeaient leurs fusils, marmottaient leur priere, otaient leurs sabots, et filaient en longues colonnes, a travers les bois, pieds nus sur la bruyere et sur la mousse, sans un bruit, sans un mot, sans un souffle. Marche de chats dans les tenebres. VI. L'AME DE LA TERRE PASSE DANS L'HOMME La Vendee insurgee ne peut etre evaluee a moins de cinq cent mille hommes, femmes et enfants. Un demi-million de combattants, c'est le chiffre donne par Tuffin de la Rouarie. Les federalistes aidaient; la Vendee eut pour complice la Gironde. La Lozere envoyait au Bocage trente mille hommes. Huit departements se coalisaient, cinq en Bretagne, trois en Normandie. Evreux, qui fraternisait avec Caen, se faisait representer dans la rebellion par Chaumont, son maire, et Gardembas, notable. Buzot, Gorsas et Barbaroux a Caen, Brissot a Mondins, Chassan a Lyon, Rabant-Saint-Etienne a Nimes, Meillan et Duchatel en Bretagne, toutes ces bouches soufflaient sur la fournaise. Il y a en deux Vendees: la grande, qui faisait la guerre des forets, la petite, qui faisait la guerre des buissons; la est la nuance qui separe Charette de Jean Chouan. La petite Vendee etait naive, la grande etait corrompue; la petite valait mieux. Charette fut fait marquis, lieutenant-general des armees du roi, et grand-croix de Saint-Louis; Jean Chouan resta Jean Chouan. Charette confine au bandit, Jean Chouan au paladin. Quant a ces chefs magnanimes: Bonchamp, Leseure, La Rochejaquelein, ils se tromperent. La grande armee catholique a ete un effort insense; le desastre devait suivre. Se figure-t-on une tempete paysanne attaquant Paris, une coalition de villages assiegeant le Pantheon, une meute de noels et d'oremus aboyant autour de _la Marseillaise_, la cohue des sabots se ruant sur la legion des esprits? Le Mans et Savenay chatierent cette folie. Passer la Loire etait impossible a la Vendee. Elle pouvait tout, excepte cette enjambee. La guerre civile ne conquiert point. Passer le Rhin complete Cesar et augmente Napoleon; passer la Loire tue La Rochejaquelein. La vraie Vendee, c'est la Vendee chez elle; la elle est plus qu'invulnerable, elle est insaisissable. Le vendeen chez lui est contrebandier, laboureur, soldat, patre, braconnier, franc-tireur, chevrier, sonneur de cloches, paysan, espion, assassin, sacristain, bete des bois. La Rochejaquelein n'est qu'Achille, Jean Chouan est Protee. La Vendee a avorte. D'autres revoltes ont reussi, la Suisse par exemple. Il y a cette difference entre l'insurge de montagne comme le suisse et l'insurge de foret comme le vendeen, que, presque toujours, fatale influence du milieu, l'un se bat pour un ideal, et l'autre pour des prejuges. L'un plane, l'autre rampe. L'un combat pour l'humanite, l'autre pour la solitude; l'un veut la liberte, l'autre veut l'isolement; l'un defend la commune, l'autre la paroisse. Communes! communes! criaient les heros de Morat. L'un a affaire aux precipices, l'autre aux fondrieres; l'un est l'homme des torrents et des ecumes, l'autre est l'homme des flaques stagnantes d'ou sort la fievre; l'un a sur la tete l'azur, l'autre une broussaille; l'un est sur une cime, l'autre est dans une ombre. L'education n'est point la meme, faite par les sommets ou par les bas-fonds. La montagne est une citadelle, la foret est une embuscade; l'une inspire l'audace, l'autre le piege. L'antiquite placait les dieux sur les faites et les satyres dans les halliers. Le satyre c'est le sauvage; demi-homme, demi-bete. Les pays libres ont des Apennins, des Alpes, des Pyrenees, un Olympe. Le Parnasse est un mont. Le mont Blanc etait le colossal auxiliaire de Guillaume Tell; au fond et au-dessus des immenses luttes des esprits contre la nuit qui emplissent les poemes de l'Inde, on apertcoit l'Himalaya. La Grece, l'Espagne, l'Italie, l'Helvetie, ont pour figure la montagne; la Cimmerie, Germanie ou Bretagne, a le bois. La foret est barbare. La configuration du sol conseille a l'homme beaucoup d'actions. Elle est complice, plus qu'on ne croit. En presence de certains paysages feroces, on est tente d'exonerer l'homme et d'incriminer la creation; on sent une sourde provocation de la nature; le desert est parfois malsain a la conscience, surtout a la conscience peu eclairee: la conscience peut etre geante, cela fait Socrate et Jesus; elle peut etre naine, cela fait Attree et Judas. La conscience petite est vite reptile; les futaies crepusculaires, les ronces, les epines, les marais sous les branches, sont une fatale frequentation pour elle; elle subit la la mysterieuse infiltration des persuasions mauvaises. Les illusions d'optique, les mirages inexpliques, les effarements d'heure ou de lieu jettent l'homme dans une sorte d'effroi, demi-religieux, demi-bestial, qui engendre, en temps ordinaires, la superstition, et dans les epoques violentes, la brutalite. Les hallucinations tiennent la torche qui eclaire le chemin du meurtre. Il y a du vertige dans le brigand. La prodigieuse nature a un double sens qui eblouit les grands esprits et aveugle les ames fauves. Quand l'homme est ignorant, quand le desert est visionnaire, l'obscurite de la solitude s'ajoute a l'obscurite de l'intelligence; de la dans l'homme des ouvertures d'abimes. De certains rochers, de certains ravins, de certains taillis, de certaines claires-voies farouches du soir a travers les arbres, poussent l'homme aux actions folles et atroces. On pourrait presque dire qu'il y a des lieux scelerats. Que de choses tragiques a vues la sombre colline qui est entre Baignon et Plelan! Les vastes horizons conduisent l'ame aux idees generales; les horizons circonscrits engendrent les idees partielles; ce qui condamne quelquefois de grands coeurs a etre de petits esprits; temoin Jean Chouan. Les idees generales haies par les idees partielles, c'est la la lutte meme du progres. Pays, Patrie, ces deux mots resument toute la guerre de Vendee; querelle de l'idee locale contre l'idee universelle. Paysans contre patriotes. VII. LA VENDEE A FINI LA BRETAGNE La Bretagne est une vieille rebelle. Toutes les fois qu'elle s'etait revoltee pendant deux mille ans, elle avait eu raison; la derniere fois, elle a eu tort. Et pourtant au fond, contre la revolution comme contre la monarchie, contre les representants en mission comme contre les gouverneurs ducs et pairs, contre la planche aux assignats comme contre la ferme des gabelles, quels que fussent les personnages combattant. Nicolas Rapin, Francois de La Noue, le capitaine Pluviaut et la dame de la Garnache, ou Stofflet, Coquereau et Lechandelier de Pierreville, sous M. de Rohan contre le roi et sous M. de La Rochejaquelein pour le roi, c'etait toujours la meme guerre que la Bretagne faisait, la guerre de l'esprit local contre l'esprit central. Ces antiques provinces etaient un etang; courir repugnait a cette eau dormante; le vent qui soufflait ne les vivifiait pas, il les irritait. Finisterre; c'etait la que finissait la France, que le champ donne a l'homme se terminait et que la marche des generations s'arretait. Halte! criait l'ocean a la terre et la barbarie a la civilisation. Toutes les fois que le centre, Paris, donne une impulsion, que cette impulsion vienne de la royaute ou de la republique, qu'elle soit dans le sens du despotisme ou dans le sens de la liberte, c'est une nouveaute, et la Bretagne se herisse. Laissez-nous tranquilles. Qu'est-ce qu'on nous veut? Le Marais prend sa fourche, le Bocage prend sa carabine. Toutes nos tentatives, notre initiative en legislation et en education, nos encyclopedies, nos philosophies, nos genies, nos gloires, viennent echouer devant le Houroux; le tocsin de Bazouges menace la revolution francaise, la lande du Faon s'insurge contre nos orageuses places publiques, et la cloche du Haut-des-Pres declare la guerre a la Tour du Louvre. Surdite terrible. L'insurrection vendeenne est un lugubre malentendu. Echauffouree colossale, chicane de titans, rebellion demesuree, destinee a ne laisser a l'histoire qu'un mot, la Vendee, mot illustre et noir; se suicidant pour des absents, devouee a l'egoisme, passant son temps a faire a la lachete l'offre d'une immense bravoure; sans calcul, sans strategie, sans tactique, sans plan, sans but, sans chef, sans responsabilite; montrant a quel point la volonte peut etre l'impuissance; chevaleresque et sauvage; l'absurdite en rut, batissant contre la lumiere un garde-fou de tenebres; l'ignorance faisant a la verite, a la justice, au droit, a la raison, a la delivrance, une longue resistance bete et superbe; l'epouvante de huit annees, le ravage de quatorze departements, la devastation des champs, l'ecrasement des moissons, l'incendie des villages, la ruine des villes, le pillage des maisons, le massacre des femmes et des enfants, la torche dans les chaumes, l'epee dans les coeurs, l'effroi de la civilisation, l'esperance de M. Pitt; telle fut cette guerre, essai inconscient de parricide. En somme, en demontrant la necessite de trouer dans tous les sens la vieille ombre bretonne et de percer cette broussaille de toutes les fleches de la lumiere a la fois, la Vendee a servi le progres. Les catastrophes ont une sombre facon d'arranger les choses. LIVRE DEUXIEME LES TROIS ENFANTS I. _PLUS QUAM CIVILIA BELLA_ L'ete de 1792 avait ete tres pluvieux; l'ete de 1793 fut tres chaud. Par suite de la guerre civile, il n'y avait, pour ainsi dire plus de chemins en Bretagne. On y voyageait pourtant, grace a la beaute de l'ete. La meilleure route est une terre seche. A la fin d'une sereine journee de juillet, une heure environ apres le soleil couche, un homme a cheval, qui venait du cote d'Avranches, s'arreta devant la petite auberge dite la Croix-Branchard, qui etait a l'entree de Pontorson, et dont l'enseigne portait cette inscription qu'on y lisait encore il y a quelques annees: _Bon cidre a depoteyer._ Il avait fait chaud tout le jour, mais le vent commencait a souffler. Ce voyageur etait enveloppe d'un ample manteau qui couvrait la croupe de son cheval. Il portait un large chapeau avec cocarde tricolore, ce qui n'etait point sans hardiesse dans ce pays de haies et de coups de fusil ou une cocarde etait une cible. Le manteau noue au cou s'ecartait pour laisser les bras libres, et dessous on pouvait entrevoir une ceinture tricolore et deux pommeaux de pistolets sortant de la ceinture. Un sabre qui pendait depassait le manteau. Au bruit du cheval qui s'arretait, la porte de l'auberge s'ouvrit, et l'aubergiste parut, une lanterne a la main. C'etait l'heure intermediaire; il faisait jour sur la route et nuit dans la maison. L'hote regarda la cocarde. --Citoyen, dit-il, vous arretez-vous ici? --Non. --Ou donc allez-vous? --A Dol. --En ce cas, retournez a Avranches ou restez a Pontorson. --Pourquoi? --Parce qu'on se bat a Dol. --Ah! dit le cavalier. Et il reprit: --Donnez l'avoine a mon cheval. L'hote apporta l'auge, y vida un sac d'avoine, et debrida le cheval qui se mit souffler et a manger. Le dialogue continua. --Citoyen, est-ce un cheval de requisition? --Non. --Il est a vous? --Oui. Je l'ai achete et paye. --D'ou venez-vous? --De Paris. --Pas directement? --Non. --Je crois bien, les routes sont interceptees. Mais la poste marche encore. --Jusqu'a Alencon. J'ai quitte la poste la. --Ah! il n'y aura bientot plus de postes en France. Il n'y a plus de chevaux. Un cheval de trois cents francs se paye six cents francs, et les fourrages sont hors de prix. J'ai ete maitre de poste et me voila gargotier. Sur treize cent treize maitres de poste qu'il y avait, deux cents ont donne leur demission. Citoyen, vous avez voyage d'apres le nouveau tarif? --Du premier mai. Oui. --Vingt sous par poste dans la voiture, douze sous dans le cabriolet, cinq sous dans le fourgon. C'est a Alencon que vous avez achete ce cheval? --Oui. --Vous avez marche aujourd'hui toute la journee? --Depuis l'aube. --Et hier? --Et avant-hier. --Je vois cela. Vous etes venu par Domfront et Mortain. --Et Avranches. --Croyez-moi, reposez-sous, citoyen. Vous devez etre fatigue, votre cheval l'est. --Les chevaux ont droit a la fatigue, les hommes non. Le regard de l'hote se fixa de nouveau sur le voyageur. C'etait une figure grave, calme et severe, encadree de cheveux gris. L'hotelier jeta un coup d'oeil sur la route qui etait deserte a perte de vue, et dit: --Et vous voyagez seul comme cela? --J'ai une escorte. --Ou ca? --Mon sabre et mes pistolets. L'aubergiste alla chercher un seau d'eau et fit boire le cheval, et, pendant que le cheval buvait, l'hote considerait le voyageur et se disait en lui-meme:--C'est egal, il a l'air d'un pretre. Le cavalier reprit: --Vous dites qu'on se bat a Dol? --Oui. Ca doit commencer dans ce moment-ci. --Qui est-ce qui se bat? --Un ci-devant contre un ci-devant. --Vous dites? --Je dis qu'un ci-devant qui est pour la republique se bat contre un ci-devant qui est pour le roi. --Mais il n'y a plus de roi. --Il y a le petit. Et le curieux, c'est que les deux ci-devant sont deux parents. Le cavalier ecoutait attentivement. L'aubergiste poursuivit: --L'un est jeune, l'autre est vieux. C'est le petit-neveu qui se bat contre le grand-oncle. L'oncle est royaliste, le neveu est patriote. L'oncle commande les blancs, le neveu commande les bleus. Ah! ils ne se feront pas quartier, allez. C'est une guerre a mort. --A mort? --Oui, citoyen. Tenez, voulez-vous voir les politesses qu'ils se jettent a la tete? Ceci est une affiche que le vieux trouve moyen de faire placarder partout, sur toutes les maisons et sur tous les arbres, et qu'il a fait coller jusque sur ma porte. L'hote approcha sa lanterne d'un carre de papier applique sur un des battants de sa porte, et, comme l'affiche etait en tres gros caracteres, le cavalier, du haut de son cheval, put lire: "--Le marquis de Lantenac a l'honneur d'informer son petit-neveu, monsieur le vicomte Gauvain, que, si monsieur le marquis a la bonne fortune de se saisir de sa personne, il fera bellement arquebuser monsieur le vicomte." --Et, poursuivit l'hotelier, voici la reponse. Il se retourna, et eclaira de sa lanterne une autre affiche placee en regard de la premiere sur l'autre battant de la porte. Le voyageur lut: "--Gauvain previent Lantenac que s'il le prend il le fera fusiller." --Hier, dit l'hote, le premier placard a ete colle sur ma porte, et ce matin le second. La replique ne s'est pas fait attendre. Le voyageur, a demi-voix, et comme se parlant a lui-meme, prononca ces quelques mots, que l'aubergiste entendit sans trop les comprendre: --Oui, c'est plus que la guerre dans la patrie, c'est la guerre dans la famille. Il le faut, et c'est bien. Les grands rajeunissements des peuples sont a ce prix. Et le voyageur portant la main a son chapeau, l'oeil fixe sur la deuxieme affiche, la salua. L'hote continua: --Voyez-vous, citoyen, voici l'affaire. Dans les villes et dans les gros bourgs nous sommes pour la revolution, dans la campagne ils sont contre; autant dire dans les villes on est francais et dans les villages on est breton. C'est une guerre de bourgeois a pays. Ils nous appellent patauds, nous les appelons rustauds. Les nobles et les pretres sont avec eux. --Pas tous, interrompit le cavalier. --Sans doute, citoyen, puisque nous avons ici un vicomte contre un marquis. Et il ajouta a part lui: --Et que je crois bien que je parle a un pretre. Le cavalier continua: --Et lequel des deux l'emporte? --Jusqu'a present, le vicomte. Mais il a de la peine. Le vieux est rude. Ces gens-la, c'est la famille Gauvain, des nobles d'ici. C'est une famille a deux branches; il y a la grande branche dont le chef s'appelle le marquis de Lantenac, et la petite branche dont le chef s'appelle le vicomte Gauvain. Aujourd'hui les deux branches se battent. Cela ne se voit pas chez les arbres, mais cela se voit chez les hommes. Ce marquis de Lantenac est tout-puissant en Bretagne; pour les paysans, c'est un prince. Le jour de son debarquement, il a eu tout de suite huit mille hommes; en une semaine trois cents paroisses ont ete soulevees. S'il avait pu prendre un coin de la cote, les Anglais debarquaient. Heureusement ce Gauvain s'est trouve la, qui est son petit-neveu, drole d'aventure. Il est commandant republicain, et il a rembarre son grand-oncle. Et puis le bonheur a voulu que ce Lantenac, en arrivant et en massacrant une masse de prisonniers, ait fait fusiller deux femmes, dont une avait trois enfants qui etaient adoptes par un bataillon de Paris. Alors cela a fait un bataillon terrible. Il s'appelle le bataillon du Bonnet-Rouge. Il n'en reste pas beaucoup de ces parisiens-la, mais ce sont de furieuses bayonnettes. Ils ont ete incorpores dans la colonne du commandant Gauvain. Rien ne leur resiste. Ils veulent venger les femmes et ravoir les enfants. On ne sait pas ce que le vieux en a fait, de ces petits. C'est ce qui enrage les grenadiers de Paris. Supposez que ces enfants n'y soient pas meles, cette guerre-la ne serait pas ce qu'elle est. Le vicomte est un bon et brave jeune homme. Mais le vieux est un effroyable marquis. Les paysans appellent ca la guerre de saint Michel contre Belzebuth. Vous savez peut-etre que saint Michel est un ange du pays. Il a une montagne a lui au milieu de la mer dans la baie. Il passe pour avoir fait tomber le demon et pour l'avoir enterre sous une autre montagne qui est pres d'ici, et qu'on appelle Tombelaine. --Oui, murmura le cavalier, Tumba Beleni, la tombe de Belenus, de Belus, de Bel, de Belial, de Belzebuth. --Je vois que vous etes informe. Et l'hote se dit en aparte: --Decidement, il sait le latin, c'est un pretre. Puis il reprit: --Eh bien, citoyen, pour les paysans, c'est cette guerre-la qui recommence. Il va sans dire que pour eux saint Michel, c'est le general royaliste, et Belzebuth, c'est le commandant patriote; mais s'il y a un diable, c'est bien Lantenac, et s'il y a un ange, c'est Gauvain. Vous ne prenez rien, citoyen? --J'ai ma gourde et un morceau de pain. Mais vous ne me dites pas ce qui se passe a Dol. --Voici. Gauvain commande la colonne d'expedition de la cote. Le but de Lantenac etait d'insurger tout, d'appuyer la Basse-Bretagne sur la Basse-Normandie, d'ouvrir la porte a Pitt, et de donner un coup d'epaule a la grande armee vendeenne avec vingt mille Anglais et deux cent mille Paysans. Gauvain a coupe court a ce plan. Il tient la cote, et il repousse Lantenac dans l'interieur et les Anglais dans la mer. Lantenac etait ici, et il l'en a deloge; il lui a repris le Pont-au-Beau; il l'a chasse d'Avranches, il l'a chasse de Villedieu, il l'a empeche d'arriver a Granville. Il manoeuvre pour le refouler dans la foret de Fougeres, et l'y cerner. Tout allait bien. Le vieux, qui est habile, a fait une pointe; on apprend qu'il a marche sur Dol. S'il prend Dol, et s'il etablit sur le Mont-Dol une batterie, car il a du canon, voila un point de la cote ou les anglais peuvent aborder, et tout est perdu. C'est pourquoi, comme il n'y avait pas une minute a perdre. Gauvain, que est un home de tete, n'a pris conseil de lui-meme, n'a pas demande d'ordre et n'en a pas attendu, a sonne le boute-selle, attele son artillerie, ramasse sa troupe, tire son sabre, et voila comment, pendant que Lantenac se jette sur Dol, Gauvain se jette sur Lantenac. C'est a Dol que ces deux fronts bretons vont se cogner. Ce sera un fier choc. Ils y sont maintenant. --Combien de temps faut-il pour aller a Dol? --A une troupe qui a des chariots, au moins trois heures; mais ils y sont. Le voyageur preta l'oreille et dit: --En effet, il me semble que j'entends le canon. L'hote ecouta. --Oui, citoyen. Et la fusillade. On dechire de la toile. Vous devriez passer la nuit ici. Il n'y a rien de bon a attraper par la. --Je ne puis m'arreter. Je dois continuer ma route. --Vous avez tort. Je ne connais pas vos affaires, mais le risque est grand, et, a moins qu'il ne s'agisse de ce que vous avez de plus cher au monde... --C'est en effet de cela qu'il s'agit, repondit le cavalier. --... De quelque chose comme votre fils... --A peu pres, dit le cavalier. L'aubergiste leva la tete et se dit a part soi: --Ce citoyen me fait pourtant l'effet d'etre un pretre. Puis, apres reflexion: --Apres ca, un pretre, ca a des enfants. --Rebridez mon cheval, dit le voyageur. Combien vous dois-je? Et il paya. L'hote rangea l'auge et le seau le long de son mur, et revint vers le voyageur. --Puisque vous etes decide a partir, ecoutez mon conseil. Il est clair que vous allez a Saint-Malo. Eh bien, n'allez pas par Dol. Il y a deux chemins, le chemin par Dol, et le chemin le long de la mer. L'un n'est guere plus court que l'autre. Le chemin le long de la mer va par Saint-Georges de Brehaigne, Cherrueix, et Hirel-le-Vivier. Vous laissez Dol au sud et Cancale au nord. Citoyen, au bout de la rue, vous allez trouver l'embranchement des deux routes; celle de Dol est a gauche, celle de Saint-Georges de Brehaigne est a droite. Ecoutez-moi bien, si vous allez par Dol, vous tombez dans le massacre. C'est pourquoi ne prenez pas a gauche, prenez a droite. --Merci, dit le voyageur. Et il piqua son cheval. L'obscurite s'etait faite, il s'enfonca dans la nuit. L'aubergiste le perdit de vue. Quand le voyageur fut au bout de la rue a l'embranchement des deux chemins, il entendit la voix de l'aubergiste qui lui criait de loin: --Prenez a droite! Il prit a gauche. II. DOL Dol, ville espagnole de France en Bretagne, ainsi la qualifient les cartulaires, n'est pas une ville, c'est une rue. Grande vieille rue gothique, toute bordee a droite et a gauche de maisons a piliers, point alignees, qui font des caps et des coudes dans la rue, d'ailleurs tres large. Le reste de la ville n'est qu'un reseau de ruelles se rattachant a cette grande rue diametrale et y aboutissant comme des ruisseaux a une riviere. La ville, sans portes ni murailles, ouverte, dominee par le Mont-Dol, ne pourrait soutenir un siege; mais la rue en peut soutenir un. Les promontoires de maisons qu'on y voyait encore il y a cinquante ans, et les deux galeries sous piliers qui la bordent en faisaient un lieu de combat tres solide et tres resistant. Autant de maisons, autant de forteresses; et il fallait enlever l'une apres l'autre. La vieille halle etait a peu pres au milieu de la rue. L'aubergiste de la Croix-Branchard avait dit vrai, une melee forcenee emplissait Dol au moment ou il parlait. Un duel nocturne entre les blancs arrives le matin et les bleus survenus le soir avait brusquement eclate dans la ville. Les forces etaient inegales, les blancs etaient six mille, les bleus etaient quinze cents, mais il y avait egalite d'acharnement. Chose remarquable, c'etaient les quinze cents qui avaient attaque les six mille. D'un cote une cohue, de l'autre une phalange. D'un cote six mille paysans, avec des coeurs-de-Jesus sur leurs vestes de cuir, des rubans blancs a leurs chapeaux ronds, des devises chretiennes sur leurs brassards, des chapelets a leurs ceinturons, ayant plus de fourches que de sabres et des carabines sans bayonnettes, trainant des canons atteles de cordes, mal equipes, mal disciplines, mal armes, mais frenetiques. De l'autre quinze cents soldats avec le tricorne a cocarde tricolore, l'habit a grandes basques et a grands revers, le baudrier croise, le briquet a poignee de cuivre et le fusil a longue bayonnette, dresses, alignes, dociles et farouches, sachant obeir en gens qui sauraient commander, volontaires eux aussi, mais volontaires de la patrie, en haillons du reste, et sans souliers; pour la monarchie, des paysans paladins, pour la revolution, des heros va-nu-pieds; et chacune des deux troupes ayant pour ame son chef; les royalistes un vieillard, les republicains un jeune homme. D'un cote Lantenac, de l'autre Gauvain. La revolution, a cote des jeunes figures gigantesques, telles que Danton, Saint-Just, et Robespierre, a les jeunes figures ideales, comme Hoche et Marceau. Gauvain etait une de ces figures. Gauvain avait trente ans, une encolure d'Hercule, l'oeil serieux d'un prophete et le rire d'un enfant. Il ne fumait pas, il ne buvait pas, il ne jurait pas. Il emportait a travers la guerre un necessaire de toilette; il avait grand soin de ses ongles, de ses dents, de ses cheveux qui etaient bruns et superbes; et dans les haltes il secouait lui-meme au vent son habit de capitaine qui etait troue de balles et blanc de poussiere. Toujours rue eperdument dans les melees, il n'avait jamais ete blesse. Sa voix tres douce avait a propos les eclats brusques du commandement. Il donnait l'exemple de coucher a terre, sous la bise, sous la pluie, dans la neige, roule dans son manteau, et sa tete charmante posee sur une pierre. C'etait une ame heroique et innocente. Le sabre au poing le transfigurait. Il avait cet air effemine qui dans la bataille est formidable. Avec cela penseur et philosophe, un jeune sage; Alcibiade pour qui le voyait, Socrate pour qui l'entendait. Dans cette immense improvisation qui est la revolution francaise, ce jeune homme avait ete tout de suite un chef de guerre. Sa colonne, formee par lui, etait comme la legion romaine, une sorte de petite armee complete; elle se composait d'infanterie et de cavalerie; elle avait des eclaireurs, des pionniers, des sapeurs, des pontonniers; et, de meme que la legion romaine avait des catapultes, elle avait des canons. Trois pieces bien attelees faisaient la colonne forte en la laissant maniable. Lantenac aussi etait un chef de guerre, pire encore. Il etait a la fois plus reflechi et plus hardi. Les vrais vieux heros ont plus de froideur que les jeunes parce qu'ils sont loin de l'aurore, et plus d'audace parce qu'ils sont pres de la mort. Qu'ont-ils a perdre? si peu de chose. De la les manoeuvres temeraires, en meme temps que savantes, de Lantenac. Mais en somme, et presque toujours, dans cet opiniatre corps-a-corps du vieux et du jeune. Gauvain avait le dessus. C'etait plutot fortune qu'autre chose. Tous les bonheurs, meme le bonheur terrible, font partie de la jeunesse. La victoire est un peu fille. Lantenac etait exaspere contre Gauvain; d'abord parce que Gauvain le battait, ensuite parce que c'etait son parent. Quelle idee a-t-il d'etre jacobin? ce Gauvain! ce polisson! son heritier, car le marquis n'avait pas d'enfants, un petit-neveu, presque un petit-fils?--_Ah!_ disait ce quasi grand-pere, _si je mets la main dessus, je le tue comme un chien!_ Du reste, la republique avait raison de s'inquieter de ce marquis de Lantenac. A peine debarque, il faisait trembler. Son nom avait couru dans l'insurrection vendeenne comme une trainee de poudre, et Lantenac etait tout de suite devenu centre. Dans une revolte de cette nature ou tous se jalousent et ou chacun a son buisson ou son ravin, quelqu'un de haut qui survient rallie les chefs epars egaux entre eux. Presque tous les capitaines des bois s'etaient joints a Lantenac, et, de pres ou de loin, lui obeissaient. Un seul l'avait quitte, c'etait le premier qui s'etait joint a lui, Gavard. Pourquoi? C'est que c'etait un homme de confiance. Gavard avait eu tous les secrets et adopte tous les plans de l'ancien systeme de guerre civile que Lantenac venait supplanter et remplacer. On n'herite pas d'un homme de confiance; le soulier de La Rouarie n'avait pu chausser Lantenac. Gavard etait alle rejoindre Bonchamp. Lantenac, comme homme de guerre, etait de l'ecole de Frederic II; il entendait combiner la grande guerre avec la petite. Il ne voulait ni d'une "masse confuse", comme la grosse armee catholique et royale, foule destinee a l'ecrasement; ni d'un eparpillement dans les halliers et les taillis, bon pour harceler, impuissant pour terrasser. La guerilla ne conclut pas, ou conclut mal; on commence par attaquer une republique et l'on finit par detrousser une diligence. Lantenac ne comprenait cette guerre bretonne, ni toute en rase campagne comme La Rochejaquelein, ni toute dans la foret comme Jean Chouan; ni Vendee, ni Chouanerie; il voulait la vraie guerre; se servir du paysan, mais l'appuyer sur le soldat. Il voulait des bandes pour la strategie et des regiments pour la tactique. Il trouvait excellentes pour l'attaque, l'embuscade et la surprise, ces armees de village, tout de suite assemblees, tout de suite dispersees, mais il les sentait trop fluides; elles etaient dans sa main comme de l'eau; il voulait dans cette guerre flottante et diffuse creer un point solide; il voulait ajouter a la sauvage armee des forets une troupe reguliere qui fut le pivot de manoeuvre des paysans. Pensee profonde et affreuse; si elle eut reussi, la Vendee eut ete inexpugnable. Mais ou trouver une troupe reguliere? ou trouver des soldats? ou trouver des regiments? ou trouver une armee toute faite? En Angleterre. De la l'idee fixe de Lantenac: faire debarquer les anglais. Ainsi capitule la conscience des partis; la cocarde blanche lui cachait l'habit rouge. Lantenac; n'avait qu'une pensee: s'emparer d'un point du littoral, et le livrer a Pitt. C'est pourquoi, voyant Dol sans defense, il s'etait jete dessus, afin d'avoir par Dol le Mont-Dol, et par le Mont-Dol la cote. Le lieu etait bien choisi. Le canon du Mont-Dol balayerait d'un cote le Fresnois, de l'autre Saint-Brelade, tiendrait a distance la croisiere de Cancale et ferait toute la plage libre a une descente, du Ras-sur-Couesnon a Saint-Meloir-des-Ondes. Pour faire reussir cette tentative decisive, Lantenac avait amene avec lui un peu plus de six mille hommes, ce qu'il avait de plus robuste dans les bandes dont il disposait, et toute son artillerie, dix couleuvrines de seize, une batarde de huit et une piece de regiment de quatre livres de balles. Il entendait etablir une forte batterie sur le Mont-Dol, d'apres ce principe que mille coups tires avec dix canons font plus de besogne que quinze cents coups tires avec cinq canons. Le succes semblait certain. On etait six mille hommes. On n'avait a craindre, vers Avranches, que Gauvain et ses quinze cents hommes, et vers Dinan que Lechelle. Lechelle, il est vrai, avait, vingt-cinq mille hommes, mais il etait a vingt lieues. Lantenac etait donc rassure, du cote de Lechelle, par la grande distance contre le grand nombre, et, du cote de Gauvain, par le petit nombre contre la petite distance. Ajoutons que Lechelle etait imbecile, et que, plus tard, il fit ecraser ses vingt-cinq mille hommes aux landes de la Croix-Bataille, echec qu'il paya de son suicide. Lantenac avait donc une securite complete. Son entree a Dol fut brusque et dure. Le marquis de Lantenac avait une rude renommee; on le savait sans misericorde. Aucune resistance ne fut essayee. Les habitants terrifies se barricaderent dans leurs maisons. Les six mille vendeens s'installerent dans la ville avec la confusion campagnarde, presque en champ de foire, sans fourriers, sans logis marques, bivouaquant au hasard, faisant la cuisine en plein vent, s'eparpillant dans les eglises, quittant les fusils pour les rosaires. Lantenac alla en hate avec quelques officiers d'artillerie reconnaitre le Mont-Dol, laissant la lieutenance a Gouge-le-Bruant, qu'il avait nomme sergent de bataille. Ce Gouge-le-Brouant a laisse une vague trace dans l'histoire. Il avait, deux surnoms, _Brise-bleu_, a cause de ses carnages de patriotes, et _l'Imanus_, parce qu'il avait en lui ou ne sait quoi d'inexprimablement horrible. _Imanus_, derive D'_immanis_, est un vieux mot bas-normand qui exprime la laideur surhumaine, et quasi divine, dans l'epouvante, le demon, le satyre, l'ogre. Un ancien manuscrit dit: _d'mes daeux iers j'vis L'imanus_. Les vieillards du Bocage ne savent plus aujourd'hui ce que c'est que Gouge-le-Bruant, ni ce que signifie Brise-Bleu; mais ils connaissent confusement l'Imanus. L'Imanus est mele aux superstitions locales. On parle encore de l'Imanus a Tremorel et a Plumangat, deux villages ou Gouge-le-Bruant a laisse la marque de son pied sinistre. Dans la Vendee, les autres etaient les sauvages, Gouge-le-Bruant etait le barbare. C'etait une espece de cacique, tatoue de croix-de-par-Dieu et de Fleurs-de-lys; il avait sur sa face la lueur hideuse, et presque surnaturelle, d'une ame a laquelle ne ressemblait aucune autre ame humaine. Il etait infernalement brave dans le combat, ensuite atroce. C'etait un coeur plein d'aboutissements tortueux, porte a tous les devouements, enclin a toutes les fureurs. Raisonnait-il? Oui, mais comme les serpents rampent, en spirale. Il partait de l'heroisme pour arriver a l'assassinat. Il etait impossible de deviner d'ou lui venaient ses resolutions, parfois grandioses a force d'etre monstrueuses. Il etait capable de tous les inattendus horribles. Il avait la ferocite epique. De la ce surnom difforme, _l'Imanus_. Le marquis de Lantenac avait confiance en sa cruaute. Cruaute, c'etait juste, l'Imanus y excellait: mais en strategie et en tactique il etait moins superieur, et peut-etre le marquis avait-il tort d'en faire son sergent de bataille. Quoi qu'il en soit, il laissa derriere lui l'Imanus avec charge de le remplacer et de veiller a tout. Gouge-le-Bruant, homme plus guerrier que militaire, etait plus propre a egorger un clan qu'a garder une ville. Pourtant il posa des grand'gardes. Le soir venu, comme le marquis de Lantenac, apres avoir reconnu l'emplacement de la batterie projetee, s'en retournait vers Dol, tout a coup, il entendit le canon. I1 regarda. Une fumee rouge s'elevait de la grande rue. Il y avait surprise, irruption, assaut: on se battait dans la ville. Bien que difficile a etonner, il fut stupefait. Il ne s'attendait a rien de pareil. Qui cela pouvait-il etre? Evidemment ce n'etait pas Gauvain. On n'attaque pas a un contre quatre. Etait-ce Lechelle? Mais alors quelle marche forcee! Lechelle etait improbable, Gauvain impossible. Lantenac poussa son cheval: chemin faisant il rencontra des habitants qui s'enfuyaient, il les questionna, ils etaient fous de peur. Ils criaient: Les bleus! les bleus! et quand il arriva la situation etait mauvaise. Voici ce qui s'etait passe. III. PETITES ARMEES ET GRANDES BATAILLES En arrivant a Dol, les paysans, on vient de le voir, s'etaient disperses dans la ville, chacun faisant a sa guise, comme cela arrive quand _"on obeit d'amitie"_, c'etait le mot des vendeens. Genre d'obeissance qui fait des heros, mais non des troupiers. Ils avaient gare leur artillerie avec les bagages sous les voutes de vieille halle, et, las, buvant, mangeant, "chapelettant", ils s'etaient couches pele-mele en travers de la grande rue, plutot encombree que gardee. Comme la nuit tombait, la plupart s'endormirent, la tete sur leurs sacs, quelques-uns ayant leur femme a cote d'eux; car souvent les paysannes suivaient les paysans: en Vendee, les femmes grosses servaient d'espions. C'etait une douce nuit de juillet; les constellations resplendissaient dans le profond bleu noir du ciel. Tout ce bivouac, qui etait plutot une halte de caravane qu'un campement d'armee, se mit a sommeiller paisiblement. Tout a coup, a la lueur du crepuscule, ceux qui n'avaient pas encore ferme les yeux virent trois pieces de canons braquees a l'entree de la grande rue. C'etait Gauvain. Il avait surpris les grand'gardes, il etait dans la ville, et il tenait avec sa colonne la tete de la rue. Un paysan se dressa, cria: qui vive? et lacha son coup de fusil: un coup de canon repliqua. Puis une mousqueterie furieuse eclata. Toute la cohue assoupie se leva en sursaut. Rude secousse. S'endormir sous les etoiles et se reveiller sous la mitraille. Le premier moment fut terrible. Rien de tragique comme le fourmillement d'une foule foudroyee. Ils se jeterent sur leurs armes. On criait, on courait, beaucoup tombaient. Les assaillis, ne savaient plus ce qu'ils faisaient et s'arquebusaient les uns les autres. Il y avait des gens ahuris qui sortaient des maisons, qui y rentraient, qui sortaient encore, et qui erraient dans la bagarre, eperdus. Des familles s'appelaient. Combat lugubre, mele de femmes et d'enfants. Les balles sifflantes rayaient l'obscurite. La fusillade partait de tous les coins noirs. Tout etait fumee et tumulte. L'enchevetrement des fourgons et des charrois s'y ajoutait. Les chevaux ruaient. On marchait sur les blesses. On entendait a terre des hurlement. Horreur de ceux-ci, stupeur de ceux-la. Les soldats et les officiers se cherchaient. Au milieu de tout cela, de sombres indifferences. Une femme allaitait son nouveau-ne, assise contre un pan de mur auquel etait adosse son mari qui avait la jambe cassee et qui, pendant que son sang coulait, chargeait tranquillement sa carabine et tirait au hasard, tuant devant lui dans l'ombre. Des hommes a plat ventre tiraient a travers les roues des charrettes. Par moments il s'elevait un hourvari de clameurs. La grosse voix du canon couvrait tout. C'etait epouvantable. Ce fut, comme un abatis d'arbres; tous tombaient les uns sur les autres. Gauvain, embusque, mitraillait a coup sur et perdait peu de monde. Pourtant l'intrepide desordre des paysans finit par se mettre sur la defensive; ils se replierent sous la halle, vaste redoute obscure, foret de piliers de pierre. La ils reprirent pied; tout ce qui ressemblait a un bois leur donnait confiance. L'Imanus suppleait de son mieux a l'absence de Lantenac. Ils avaient du canon, mais, au grand etonnement de Gauvain, ils ne s'en servaient point; cela tenait a ce que, les officiers d'artillerie etant alles avec le marquis reconnaitre le Mont-Dol, les gars ne savaient que faire des couleuvrines et des batardes; mais ils criblaient de balles les bleus qui les canonnaient. Les paysans ripostaient par la mousqueterie a la mitraille. C'etaient eux maintenant qui etaient abrites. Ils avaient entasse les baquets, les tombereaux, les bagages, toutes les futailles de la vieille halle, et improvise une haute barricade avec des claires-voies par ou passaient leurs carabines. Par ces trous leur fusillade etait meurtriere. Tout cela se fit vite. En un quart d'heure la halle eut un front imprenable. Ceci devenait grave pour Gauvain. Cette halle brusquement transformee en citadelle, c'etait l'inattendu. Les paysans etaient la, masses et solides. Gauvain avait reussi la surprise et manque la deroute. Il avait mis pied a terre. Attentif, ayant son epee au poing sous ses bras croises, debout dans la lueur d'une torche qui eclairait sa batterie, il regardait toute cette ombre. Sa haute taille dans cette clarte le faisait visible aux hommes de la barricade. Il etait le point de mire, mais il n'y songeait pas. Les volees de balles qu'envoyait la barricade s'abattaient autour de Gauvain pensif. Mais contre toutes ces carabines il avait du canon. Le boulet finit toujours par avoir raison. Qui a l'artillerie a la victoire. Sa batterie, bien servie, lui assurait la superiorite. Subitement, un eclair jaillit de la halle pleine de tenebres, on entendit comme un coup de foudre, et un boulet vint trouer une maison au-dessus de la tete de Gauvain. La barricade repondait au canon par le canon. Que se passait-il? Il y avait du nouveau. L'artillerie maintenant n'etait plus d'un seul cote. Un second boulet suivit le premier et vint s'enfoncer dans le mur tout pres de Gauvain. Un troisieme boulet jeta a terre son chapeau. Ces boulets etaient de gros calibre. C'etait une piece de seize qui tirait. --On vous vise, commandant, crierent les artilleurs. Et ils eteignirent la torche. Gauvain, reveur, ramassa son chapeau. Quelqu'un, en effet, visait Gauvain, c'etait Lantenac. Le marquis venait d'arriver dans la barricade par le cote oppose. L'Imanus avait couru a lui. --Monseigneur, nous sommes surpris. --Par qui? --Je ne sais. --La route de Dinan est-elle libre? --Je le crois. --Il faut commencer la retraite. --Elle commence. Beaucoup se sont deja sauves. --Il ne faut pas se sauver; il faut se retirer. Pourquoi ne vous servez-vous pas de l'artillerie? --On a perdu la tete, et puis les officiers n'etaient pas la. --J'y vais. --Monseigneur, j'ai dirige sur Fougeres le plus que j'ai pu des bagages, les femmes, tout l'inutile. Que faut-il faire des trois petits prisonniers? --Ah! ces enfants? --Oui. --Ils sont nos otages. Fais-les conduire a la Tourgue. Cela dit, le marquis alla a la barricade. Le chef venu, tout changea de face. La barricade etait mal faite pour l'artillerie, il n'y avait place que pour deux canons: le marquis mit en batterie deux pieces de seize, auxquelles on fit des embrasures. Comme il etait penche sur un des canons, observant la batterie ennemie par l'embrasure, il apercut Gauvain. --C'est lui! cria-t-il. Alors il prit lui-meme l'ecouvillon et le fouloir, chargea la piece, fixa le fronton de mire, et pointa. Trois fois il ajusta Gauvain, et le manqua. Le troisieme coup ne reussit qu'a le decoiffer. --Maladroit! murmura Lantenac. Un peu plus bas, j'avais la tete. Brusquement la torche s'eteignit, et il n'eut plus devant lui que les tenebres. --Soit, dit-il. Et se tournant vers les canonniers paysans, il cria: --A mitraille! Gauvain de son cote n'etait pas moins serieux. La situation s'aggravait. Une phase nouvelle du combat se dessinait. La barricade en etait a le canonner. Qui sait si elle n'allait point passer de la defensive a l'offensive? Il avait devant lui, en defalquant les morts et les fuyards, au moins cinq mille combattants, et il ne lui restait a lui que douze cents hommes maniables. Que deviendraient les republicains si l'ennemi s'apercevait de leur petit nombre? Les roles seraient intervertis. On etait assaillant, on serait assailli. Que la barricade fit une sortie, tout pouvait etre perdu. Que faire? Il ne fallait point songer a attaquer la barricade de front; un coup de vive force etait chimerique: douze cents hommes ne debusquent pas cinq mille hommes. Brusquer etait impossible, attendre etait funeste. Il fallait en finir. Mais comment? Gauvain etait du pays, il connaissait la ville; il savait que la vieille halle, ou les vendeens s'etaient creneles, etait adossee a un dedale de ruelles etroites et tortueuses. Il se tourna vers son lieutenant qui etait ce vaillant capitaine Guechamp, fameux plus tard pour avoir nettoye la foret de Concise ou etait ne Jean Chouan, et pour avoir, en barrant aux rebelles la chaussee de l'etang de la Chaine, empeche la prise de Bourgneuf. --Guechamp, dit-il, je vous remets le commandement. Faites tout le feu que vous pourrez. Trouez la barricade a coups de canon. Occupez-moi tous ces gars-la. --C'est compris, dit Guechamp. --Massez toute la colonne, armes chargees, et tenez-la prete a l'attaque. Il ajouta quelques mots a l'oreille de Guechamp. --C'est entendu, dit Guechamp. Gauvain reprit: --Tous nos tambours sont-ils sur pied? --Oui. --Nous en avons neuf. Gardez-en deux, donnez-m'en sept. Les sept tambours vinrent en silence se ranger devant Gauvain. Alors Gauvain cria: --A moi le bataillon du Bonnet-Rouge! Douze hommes, dont un sergent, sortirent du gros de la troupe. --Je demande tout le bataillon, dit Gauvain. --Le voila, repondit le sergent. --Vous etes douze! --Nous restons douze. --C'est bien, dit Gauvain. Ce sergent etait le bon et rude troupier Radoub, qui avait adopte au nom du bataillon les trois enfants rencontres dans le bois de la Saudraie. Un demi-bataillon seulement, on s'en souvient, avait ete extermine a Herbe-en-Pail, et Radoub avait eu ce bon hasard de n'en point faire partie. Un fourgon de fourrage etait proche; Gauvain le montra du doigt au sergent. --Sergent, faites faire a vos hommes des liens de paille, et qu'on torde cette paille autour des fusils pour qu'on n'entende pas de bruit s'ils s'entre-choquent. Une minute s'ecoula, l'ordre fut execute, en silence et dans l'obscurite. --C'est fait, dit le sergent. --Soldats, otez vos souliers, reprit Gauvain. --Nous n'en avons pas, dit le sergent. Cela faisait, avec les sept tambours, dix-neuf hommes: Gauvain etait le vingtieme. Il cria: --Sur une seule file. Suivez-moi. Les tambours derriere moi. Le bataillon ensuite. Sergent, vous commanderez le bataillon. Il prit la tete de la colonne, et, pendant que la canonnade continuait des deux cotes, ces vingt hommes, glissant comme des ombres s'enfoncerent dans les ruelles desertes. Ils marcherent quelque temp de la sorte, serpentant le long des maisons. Tout semblait mort dans la ville; les bourgeois s'etaient blottis dans les caves. Pas une porte qui ne fut barree, pas un volet qui ne fut ferme. De lumiere nulle part. La grande rue faisait dans ce silence un fracas furieux; le combat au canon continuait; la batterie republicaine et la barricade royaliste se crachaient toute leur mitraille avec rage. Apres vingt minutes de marche tortueuse, Gauvain, qui dans cette obscurite cheminait avec certitude, arriva a l'extremite d'une ruelle d'ou l'on rentrait dans la grande rue; seulement on etait de l'autre cote de la halle. La position etait tournee. De ce cote-ci il n'y avait pas de retranchement, ceci est l'eternelle imprudence des constructeurs de barricades, la halle etait ouverte, et l'on pouvait entrer sous les piliers ou etaient atteles quelques chariots de bagages prets a partir. Gauvain et ses dix-neuf hommes avaient devant eux les cinq mille Vendeens, mais de dos et non de front. Gauvin parla a voix basse au sergent; on defit la paille nouee autour des fusils; les douze grenadiers se posterent en bataille derriere l'angle de la ruelle, et les sept tambours, la baguette haute, attendirent. Les decharges d'artillerie etaient intermittentes. Tout a coup, dans un intervalle, entre deux detonations, Gauvain leva son epee, et d'une voix qui, dans ce silence, sembla un eclat de clairon, il cria: --Deux cents hommes par la droite, deux cents hommes par la gauche, tout le reste sur le centre! Les douze coups de fusil partirent, et les sept tambours sonnerent la charge. Et Gauvain jeta le cri redoutable des bleus: --A la bayonnette! Foncons! L'effet fut inoui. Toute cette masse paysanne se sentit prise a revers, et s'imagina avoir une nouvelle armee dans le dos. En meme temps, entendant le tambour, la colonne qui tenait le haut de la grande rue et que commandait Guechamp s'ebranla, battant la charge de son cote, et se jeta au pas de course sur la barricade; les paysans se virent entre deux feux; la panique est un grossissement, dans la panique un coup de pistolet fait le bruit d'un coup de canon, toute clameur est fantome, et l'aboiement d'un chien semble le rugissement d'un lion. Ajoutons que le paysan prend peur comme le chaume prend feu, et, aussi aisement qu'un feu de chaume devient incendie, une peur de paysan devient deroute. Ce fut une fuite inexprimable. En quelques instants la halle fut vide, les gars terrifies se desagregerent, rien a faire pour les officiers. L'Imanus tua inutilement deux ou trois fuyards, on n'entendait que ce cri: _Sauve qui peut!_ et cette armee, a travers les rues de la ville comme a travers les trous d'un crible, se dispersa dans la campagne, avec une rapidite de nuee emportee par l'ouragan. Les uns s'enfuirent vers Chateanneuf, les autres vers Merguer, les autres vers Antrain. Le marquis de Lantenac vit cette deroute. Il encloua de sa main les canons, puis il se retira, le dernier, lentement et froidement, et il dit: --Decidement les paysans ne tiennent pas. Il nous faut les anglais. IV. C'EST LA SECONDE FOIS La victoire etait complete. Gauvain se tourna vers les hommes du bataillon du Bonnet-Rouge, et leur dit: --Vous etes douze, mais vous en valez mille. Un mot du chef, c'etait la croix d'honneur de ce temps-la. Guechamp, lance par Gauvain hors de la ville, poursuivit les fuyards et en prit beaucoup. On alluma des torches et l'on fouilla la ville. Tout ce qui ne put s'evader se rendit. On illumina la grande rue avec des pots a feu. Elle etait jonchee de morts et de blesses. La fin d'un combat s'arrache toujours, quelques groupes desesperes resistaient encore ca et la, on les cerna, et ils mirent bas les armes. Gauvain avait remarque dans le pele-mele effrene de la deroute un homme intrepide, espece de faune agile et robuste, qui avait protege la fuite des autres et ne s'etait pas enfui. Ce paysan s'etait magistralement servi de sa carabine, fusillant avec le canon, assommant avec la crosse, si bien qu'il l'avait cassee; maintenant il avait un pistolet dans un poing et un sabre dans l'autre. On n'osait l'approcher. Tout a coup Gauvain le vit qui chancelait et qui s'adossait a un pilier de la grande rue. Cet homme venait d'etre blesse. Mais il avait toujours aux poings son sabre et son pistolet. Gauvain mit son epee sous son bras et alla a lui. --Rends-toi, dit-il. L'homme le regarda fixement. Sou sang coulait sous ses vetements d'une blessure qu'il avait, et faisait une mare a ses pieds. --Tu es mon prisonnier, reprit Gauvain. L'homme resta muet. --Comment t'appelles-tu? L'homme dit: --Je m'appelle Danse-a-l'Ombre. --Tu es un vaillant, dit Gauvain. Et il lui tendit la main. L'homme repondit: --Vive le roi! Et ramassant ce qui lui restait de force, levant les deux bras a la fois, il tira au coeur de Gauvain un coup de pistolet et lui assena sur la tete un coup de sabre. Il fit cela avec une promptitude de tigre; mais quelqu'un fut plus prompt encore. Ce fut un homme a cheval qui venait d'arriver et qui etait la depuis quelques instants, sans qu'on eut fait attention a lui. Cet homme, voyant le vendeen lever le sabre et le pistolet, se jeta entre lui et Gauvain. Sans cet homme, Gauvain etait mort. Le cheval recut le coup pistolet, l'homme recut le coup de sabre, et tous deux tomberent. Tout cela se fit le temps de jeter un cri. Le vendeen de son cote s'etait affaisse sur le pave. Le coup de sabre avait frappe l'homme en plein visage: il etait a terre, evanoui. Le cheval etait tue. Gauvain s'approcha. --Qui est cet homme? dit-il. Il le considera. Le sang de la balafre inondait le blesse et lui faisait un masque rouge. Il etait impossible de distinguer sa figure. On lui voyait des cheveux gris. --Cet homme m'a saute la vie, poursuivit Gauvain. Quelqu'un d'ici le connait-il? Mon commandant, dit un soldat, cet homme est entre dans la ville tout a l'heure. Je l'ai vu arriver. Il venait par la route de Pontorson. Le chirurgien-major de la colonne etait accouru avec sa trousse. Le blesse etait toujours sans connaissance. Le chirurgien l'examina et dit: --Une simple balafre. Ce n'est rien. Cela se recoud. Dans huit jours il sera sur pied. C'est un beau coup de sabre. Le blesse avait un manteau, une ceinture tricolore, des pistolets, un sabre. On le coucha sur une civiere. On le deshabilla. On apporta un seau d'eau fraiche, le chirurgien lava la plaie. Le visage commenca a apparaitre. Gauvain le regardait avec une attention profonde. --A-t-il des papiers sur lui? demanda Gauvain. Le chirurgien tata la poche de cote et en tira un portefeuille, qu'il tendit a Gauvain. Cependant le blesse, ranime par l'eau froide, revenait a lui. Ses paupieres remuaient vaguement. Gauvain fouillait le portefeuille; il y trouva une feuille de papier pliee en quatre, il la deplia, il lut: "Comite de salut public. Le citoyen Cimourdain..." Il jeta un cri: --Cimourdain! Ce cri fit ouvrir les yeux au blesse. Gauvain etait eperdu. --Cimourdain! c'est vous! C'est la seconde fois que vous me sauvez la vie. Cimourdain regardait Gauvain. Un ineffable eclair de joie illuminait sa face sanglante. Gauvain tomba a genoux devant le blesse en criant: --Mon maitre! --Ton pere, dit Cimourdain. V. LA GOUTTE D'EAU FROIDE Ils ne s'etaient pas vus depuis beaucoup d'annees, mais leurs coeurs ne s'etaient jamais quittes; ils se reconnurent comme s'ils s'etaient separes la veille. On avait improvise une ambulance a l'hotel de ville de Dol. On porta Cimourdain sur un lit dans une petite chambre contigue a la grande salle commune aux blesses. Le chirurgien, qui avait recousu la balafre, mit fin aux epanchements entre ces deux hommes, et jugea qu'il fallait laisser dormir Cimourdain. Gauvain d'ailleurs etait reclame par ces mille soins qui sont les devoirs et les soucis de la victoire. Cimourdain resta seul; mais il ne dormit pas; il avait deux fievres, la fievre de sa blessure et la fievre de sa joie. Il ne dormit pas, et pourtant il ne lui semblait pas etre eveille. Etait-ce possible? son reve etait realise. Cimourdain etait de ceux qui ne croient pas au quine, et il l'avait. Il retrouvait Gauvain. Il l'avait quitte enfant, il le retrouvait homme: il la retrouvait, grand, redoutable, intrepide. Il le retrouvait triomphant, et triomphant pour le peuple. Gauvain etait en Vendee le point d'appui de la revolution, et c'etait lui, Cimourdain, qui avait fait cette colonne a la republique. Ce victorieux etait son eleve. Ce qu'il voyait rayonner a travers cette jeune figure reservee peut-etre au pantheon republicain, c'etait sa pensee, a lui Cimourdain; son disciple, l'enfant de son esprit, etait des a present un heros et serait avant peu une gloire; il semblait a Cimourdain qu'il revoyait sa propre ame faite Genie. Il venait de voir de ses yeux comment Gauvain faisait la guerre; il etait comme Chiron ayant va combattre Achille. Rapport mysterieux entre le pretre et le centaure; car le pretre n'est homme qu'a mi-corps. Tous les hasards de cette aventure, meles a l'insomnie de sa blessure, emplissaient Cimourdain d'une sorte d'enivrement mysterieux. Une jeune destinee se levait, magnifique, et, ce qui ajoutait a sa joie profonde, il avait plein pouvoir sur cette destinee; encore un succes comme celui qu'il venait de voir, et Cimourdain n'aurait qu'un mot a dire pour que la republique confiat a Gauvain une armee. Rien n'eblouit comme l'etonnement de voir tout reussir. C'etait le temps ou chacun avait son reve militaire; chacun voulait faire un general; Danton voulait faire Westermann, Marat voulait faire Rossignol, Hebert voulait faire Ronsin; Robespierre voulait les defaire tous. Pourquoi pas Gauvain? Se disait Cimourdain; et il songeait. L'illimite etait devant lui; il passait d'une hypothese a l'autre; tons les obstacles s'evanouissaient; une fois qu'on a mis le pied sur cette echelle-la, on ne s'arrete plus, c'est la montee infinie, on part de l'homme et l'on arrive a l'etoile. Un grand general n'est qu'un chef d'armees; un grand capitaine est en meme temps un chef d'idees; Cimourdain revait Gauvain grand capitaine. Il lui semblait, car la reverie va vite, voir Gauvain sur l'Ocean, chassant les anglais; sur le Rhin, chatiant les rois du Nord; aux Pyrenees, repoussant l'Espagne; aux Alpes, faisant signe a Rome de se lever. Il y avait en Cimourdain deux hommes, un homme tendre et un homme sombre; tous deux etaient contents; car, l'inexorable etant son ideal en meme temps qu'il voyait Gauvain superbe, il le voyait terrible. Cimourdain pensait a tout ce qu'il fallait detruire avant de construire, et, certes, se disait-il, ce n'est pas l'heure des attendrissements. Gauvain sera "a la hauteur", mot du temps. Cimourdain se figurait Gauvain ecrasant du pied les tenebres, cuirasse de lumiere, avec une lueur de meteore au front, ouvrant les grandes ailes ideales de la justice, de la raison et du progres, et une epee la la main; ange, mais exterminateur. Au plus fort de cette reverie qui etait presque une extase, il entendit, par la porte entr'ouverte, qu'on parlait dans la grande salle de l'ambulance, voisine de sa chambre; il reconnut la voix de l'homme. Il ecouta. Il y avait un bruit de pas. Des soldats disaient: --Mon commandant, cet homme-ci est celui qui a tire sur vous. Pendant qu'on ne le voyait pas, il s'etait traine dans une cave. Nous l'avons trouve. Le voila. Alors Cimourdain entendit ce dialogue entre Gauvain et l'homme: --Tu es blesse? --Je me porte assez bien pour etre fusille. --Mettez cet homme dans un lit. Pansez-le, soignez-le, guerissez-le. --Je veux mourir. --Tu vivras. Tu as voulu me tuer au nom du roi; je te fais grace au nom de la republique. Une ombre passa sur le front de Cimourdain. Il eut comme un reveil en sursaut, et il murmura avec une sorte d'accablement sinistre: --En effet, c'est un clement. VI. SEIN GUERI, COEUR SAIGNANT Une balafre se guerit vite; mais il y avait quelque part quelqu'un de plus gravement blesse que Cimourdain. C'etait la femme fusillee que le mendiant Tellmarch avait ramassee dans la grande mare de sang de la ferme d'Herbe-en-Pail. Michelle Flechard etait plus en danger encore que Tellmarch ne l'avait cru: au trou qu'elle avait au-dessus du sein correspondait un trou dans l'omoplate; en meme temps qu'une balle lui cassait la clavicule, une autre balle lui traversait l'epaule; mais, comme le poumon n'avait pas ete touche, elle put guerir. Tellmarch etait un "philosophe", mot de paysans qui signifie un peu medecin, un peu chirurgien et un peu sorcier. Il soigna la blessee dans sa taniere de bete sur son grabat de varech, avec ces choses mysterieuses qu'on appelle des "simples", et, grace a lui, elle vecut. La clavicule se ressouda, les trous de la poitrine et de l'epaule se fermerent; apres quelques semaines, la blessee fut convalescente. Un matin, elle put sortir du carnichot, appuyee sur Tellmarch; elle alla s'asseoir sous les arbres au soleil. Tellmarch savait d'elle peu de chose, les plaies de poitrine exigent le silence, et, pendant la quasi-agonie qui avait precede sa guerison, elle avait a peine dit quelques paroles. Quand elle voulait parler, Tellmarch la faisait taire: mais elle avait une reverie opiniatre, et Tellmarch observait dans ses yeux une sombre allee et venue de pensees poignantes. Ce matin-la elle etait forte, elle pouvait presque marcher seule; une cure, c'est une paternite, et Tellmarch la regardait, heureux. Ce bon vieux homme se mit a sourire. Il lui parla. --Eh bien, nous sommes debout. Nous n'avons plus de plaie. --Qu'au coeur, dit-elle. Et elle reprit: --Alors vous ne savez pas du tout ou ils sont? --Qui ca? demanda Tellmarch. --Mes enfants. Cet "alors" exprimait tout un monde de pensees; cela signifiait: "puisque vous ne m'en parlez pas, puisque depuis tant de jours vous etes pres de moi sans m'en ouvrir la bouche, puisque vous me faites taire chaque fois que je veux rompre le silence, puisque vous semblez craindre que je n'en parle, c'est que vous n'avez rien a m'en dire." Souvent dans la fievre, dans l'egarement, dans le delire, elle avait appele ses enfants, et elle avait bien vu, car le delire fait ses remarques, que le vieux homme ne lui repondait pas. C'est en effet Tellmarch ne savait que lui dire. Ce n'est pas aise de parler a une mere de ses enfants perdus. Et puis, que savait-il? rien. Il savait qu'une mere avait ete fusillee, que cette mere avait ete trouvee a terre par lui, que lorsqu'il l'avait ramassee, c'etait a peu pres un cadavre, que ce cadavre avait trois enfants, et que le marquis de Lantenac, apres avoir fait fusiller la mere, avait emmene les enfants. Toutes ses informations s'arretaient la. Qu'est-ce que ces enfants etaient devenus? Etaient-ils meme encore vivants? Il savait, pour s'en etre informe, qu'il y avait deux garcons et une petite fille, a peine sevree. Rien de plus. Il se faisait sur ce groupe infortune une foule de questions, mais il n'y pouvait repondre. Les gens du pays qu'il avait interroges s'etaient bornes a hocher la tete. M. de Lantenac etait un homme dont on ne causait pas volontiers. On ne parlait pas volontiers de Lantenac et on ne parlait pas volontiers a Tellmarch. Les paysans ont un genre de soupcon a eux. Ils n'aimaient pas Tellmarch. Tellmarch-le-Caimand etait un homme inquietant. Qu'avait-il a regarder toujours le ciel? que faisait-il, et a quoi pensait-il dans ses longues heures d'immobilite? Certes, il etait etrange. Dans ce pays en pleine guerre, en pleine deflagration, en pleine combustion, ou tous les hommes n'avaient qu'une affaire, la devastation, et qu'un travail, le carnage, ou c'etait a qui brulerait une maison, egorgerait une famille, massacrerait un poste, saccagerait un village, ou l'on ne songeait qu'a se tendre des embuscades, qu'a s'attirer dans des pieges, et qu'a s'entre-tuer les uns les autres, ce solitaire, absorbe dans la nature, comme submerge dans la paix immense des choses, cueillant des herbes et des plantes, uniquement occupe des fleurs, des oiseaux et des etoiles, etait evidemment dangereux. Visiblement, il n'avait pas sa raison; il ne s'embusquait derriere aucun buisson, il ne tirait aucun coup de fusil a personne. De la une certaine crainte autour de lui. --Cet homme est fou, disaient les passants. Tellmarch etait plus qu'un homme isole, c'etait un homme evite. On ne lui faisait pas de questions, et on ne lui faisait guere de reponses. Il n'avait donc pu se renseigner autant qu'il l'aurait voulu. La guerre s'etait repandue ailleurs, on etait alle se battre plus loin, le marquis de Lantenac avait disparu de l'horizon, et dans l'etat d'esprit ou etait Tellmarch, pour qu'il s'apercut de la guerre, il fallait qu'elle mit le pied sur lui. Apres ce mot,--_mes enfants_,--Tellmarch avait cesse de sourire, et la mere s'etait mise a penser. Que se passait-il dans cette ame? Elle etait comme au fond d'un gouffre. Brusquement elle regarda Tellmarch, et cria de nouveau et presque avec un accent de colere: Mes enfants! Tellmarch baissa la tete comme un coupable. Il songeait a ce marquis de Lantenac qui certes ne pensait pas a lui, et qui, probablement, ne savait meme plus qu'il existat. Il s'en rendait compte, il se disait: Un seigneur, quand c'est dans le danger, ca vous connait; quand c'est dehors, ca ne vous connait plus. Et il se demandait:--Mais alors pourquoi ai-je sauve ce seigneur? Et il se repondait:--Parce que c'est un homme. Il fut la-dessus quelque temps pensif, et il reprit en lui-meme: --En suis-je bien sur? Et il se repeta son mot amer:--Si j'avais su! Toute cette aventure l'accablait; car dans ce qu'il avait fait il voyait une sorte d'enigme. Il meditait douloureusement. Une bonne action peut donc etre une mauvaise action. Qui sauve le loup tue les brebis. Qui raccommode l'aile du vautour est responsable de sa griffe. Il se sentait en effet coupable. La colere inconsciente de cette mere avait raison. Pourtant, avoir sauve cette mere le consolait d'avoir sauve ce marquis. Mais les enfants? La mere aussi songeait. Ces deux pensees se cotoyaient et, sans se le dire, se rencontraient peut-etre, dans les tenebres de la reverie. Cependant son regard, au fond duquel etait la nuit, se fixa de nouveau sur Tellmarch. --Ca ne peut pourtant pas se passer comme ca, dit-elle. --Chut! fit Tellmarch, et il mit le doigt sur sa bouche. Elle poursuivit: --Vous avez eu tort de ne sauver, et je vous en veux. J'aimerais mieux etre morte, parce que je suis sure que je les verrais. Je saurais ou ils sont. Ils ne me verraient pas, mais je serais pres d'eux. Une morte, ca doit pouvoir proteger. Il lui prit le bras et lui tata le pouls. --Calmez-vous, vous vous redonnez la fievre. Elle lui demanda presque durement: --Quand pourrai-je m'en aller? --Vous en aller? --Oui. Marcher. --Jamais, si vous n'etes pas raisonnable. Demain, si vous etes sage. --Qu'appelez-vous etre sage? --Avoir confiance en Dieu. --Dieu! ou m'a-t-il mis mes enfants? Elle etait comme egaree. Sa voix devint tres douce. --Vous comprenez, lui dit-elle, je ne peux pas rester comme cela. Vous n'avez pas eu d'enfants, moi j'en ai eu. Cela fait une difference. On ne peut pas juger d'une chose quand on ne sait pas ce que c'est. Vous n'avez pas eu d'enfants, n'est-ce pas? --Non, repondit Tellmarch. --Moi, je n'ai eu que ca. Sans mes enfants, est-ce que je suis? Je voudrais qu'on m'expliquat pourquoi je n'ai pas mes enfants. Je sens bien qu'il se passe quelque chose, puisque je ne comprends pas. Ou a tue mon mari, on m'a fusillee, mais c'est egal, je ne comprends pas. --Allons, dit Tellmarch, voila que la fievre vous reprend. Ne parlez plus. Elle le regarda, et se tut. A partir de ce jour, elle ne parla plus. Tellmarch fut obei plus qu'il ne voulait. Elle passait de longues heures accroupie au pied du vieux mur, stupefaite. Elle songeait et se taisait. Le silence offre ou ne sait quel abri aux ames simples qui ont subi l'approfondissement sinistre de la douleur. Elle semblait renoncer a comprendre. A un certain degre le desespoir est inintelligible au desespere. Tellmarch l'examinait, emu. En presence de cette souffrance, ce vieux homme avait des pensees de femme.--Oh oui, se disait-il, ses levres ne parlent pas, mais ses yeux parlent, je vois bien ce qu'elle a, une idee fixe. Avoir ete mere, et ne plus l'etre! avoir ete nourrice, et ne plus l'etre! Elle ne peut pas se resigner. Elle pense a la toute petite qu'elle allaitait il n'y a pas longtemps. Elle y pense, elle y pense, elle y pense. Au fait, ce doit etre si charmant de sentir une petite bouche rose qui vous tire votre ame de dedans le corps et qui avec votre vie a vous se fait une vie a elle! Il se taisait de son cote, comprenant, devant un tel accablement, l'impuissance de la parole. Le silence d'une idee fixe est terrible. Et comment faire entendre raison a l'idee fixe d'une mere? La maternite est sans issue; on ne discute pas avec elle. Ce qui fait qu'une mere est sublime, c'est que c'est une espece de bete. L'instinct maternel est divinement animal. La mere n'est plus femme, elle est femelle. Les enfants sont des petits. De la dans la mere quelque chose d'inferieur et de superieur au raisonnement. Une mere a un flair. L'immense volonte tenebreuse de la creation est en elle, et la mene. Aveuglement plein de clairvoyance. Tellmarch maintenant voulait faire parler cette malheureuse; il n'y reussissait pas. Une fois, il lui dit: --Par malheur, je suis vieux, et je ne marche plus. J'ai plus vite trouve le bout de ma force que le bout de mon chemin. Apres un quart d'heure, mes jambes refusent, et il faut que je m'arrete; sans quoi je pourrais vous accompagner. Au fait, c'est peut-etre un bien que je ne puisse pas. Je serais pour vous plus dangereux qu'utile: on me tolere ici; mais je suis suspect aux bleus comme paysan et aux paysans comme sorcier. Il attendit ce quelle repondrait. Elle ne leva meme pas les yeux. Une idee fixe aboutit a la folie ou a l'heroisme. Mais de quel heroisme peut etre capable une pauvre paysanne? d'aucun. Elle peut etre mere, et voila tout. Chaque jour elle s'enfoncait davantage dans sa reverie. Tellmarch l'observait. Il chercha a l'occuper; il lui apporta du fil, des aiguilles, un de: et en effet, ce qui fit plaisir au pauvre caimand, elle se mit a coudre; elle songeait, mais elle travaillait, signe de sante; ses forces lui revenaient peu a peu; elle raccommoda son linge, ses vetements, ses souliers; mais sa prunelle restait vitreuse. Tout en cousant elle chantait a demi-voix des chansons obscures. Elle murmurait des noms, probablement des noms d'enfants, pas assez distinctement pour que Tellmarch les entendit. Elle s'interrompait et ecoutait les oiseaux, comme s'ils avaient des nouvelles a lui donner. Elle regardait le temps qu'il faisait. Ses levres remuaient. Elle se parlait bas. Elle fit un sac, et elle le remplit de chataignes. Un matin Tellmarch la vit qui se mettait en marche, l'oeil fixe au hasard sur les profondeurs de la foret. --Ou allez-vous? lui demanda-t-il. Elle repondit: --Je vais les chercher. Il n'essaya pas de la retenir. VII. LES DEUX POLES DU VRAI Au bout de quelques semaines pleines de tous les va-et-vient de la guerre civile, il n'etait bruit dans le pays de Fougeres que de deux hommes dont l'un etait l'oppose de l'autre, et qui cependant faisaient la meme oeuvre, c'est-a-dire combattaient cote a cote le grand combat revolutionnaire. Le sauvage duel vendeen continuait, mais la Vendee perdait du terrain. Dans l'Ille-et-Vilaine en particulier, grace au jeune commandant qui, a Dol, avait si a propos riposte a l'audace des six mille royalistes par l'audace des quinze cents patriotes, l'insurrection etait, sinon eteinte, du moins tres amoindrie et tres circonscrite. Plusieurs coups heureux avaient suivi celui-la, et de ces succes multiplies etait nee une situation nouvelle. Les choses avaient change de face, mais une singuliere complication etait survenue. Dans toute cette partie de la Vendee, la republique avait le dessus, ceci etait hors de doute; mais quelle republique? Dans le triomphe qui s'ebauchait, deux formes de la republique etaient en presence, la republique de la terreur et la republique de la clemence, l'une voulant vaincre par la rigueur et l'autre par la douceur. Laquelle prevaudrait? Ces deux formes, la forme conciliante et la forme implacable, etaient representees par deux hommes ayant chacun son influence et son autorite, l'un commandant militaire, l'autre delegue civil; lequel de ces deux hommes l'emporterait? De ces deux hommes, l'un, le delegue, avait de redoutables points d'appui; il etait arrive apportant la menacante consigne de la commune de Paris aux bataillons de Santerre: "_Pas de grace, pas de quartier!_" Il avait, pour tout soumettre a son autorite, le decret de la Convention portant "peine de mort contre quiconque mettrait en liberte et ferait evader un chef rebelle prisonnier", de pleins pouvoirs emanes du comite de salut public, et une injonction de lui obeir, a lui delegue, signee: ROBESPIERRE, DANTON, MARAT. L'autre, le soldat, n'avait pour lui que cette force, la pitie. Il n'avait pour lui que son bras, qui battait les ennemis, et son coeur, qui leur faisait grace. Vainqueur, il se croyait le droit d'epargner les vaincus. De la un conflit latent, mais profond, entre ces deux hommes. Ils etaient tous les deux dans des nuages differents, tous les deux combattant la rebellion, et chacun ayant sa foudre a lui, l'un la victoire, l'autre la terreur. Dans tout le Bocage on ne parlait que d'eux; et, ce qui ajoutait a l'anxiete des regards fixes sur eux de toutes parts, c'est que ces deux hommes, si absolument opposes, etaient en meme temps etroitement unis. Ces deux antagonistes etaient deux amis. Jamais sympathie plus haute et plus profonde n'avait rapproche deux coeurs; le farouche avait sauve la vie au debonnaire, et il en avait la balafre au visage. Ces deux hommes incarnaient, l'un la mort, l'autre la vie; l'un etait le principe terrible, l'autre le principe pacifique, et ils s'aimaient. Probleme etrange. Qu'on se figure Oreste misericordieux et Pylade inclement. Qu'on se figure Arimane frere d'Ormus. Ajoutons que celui des deux qu'on appelait "le feroce" etait en meme temps le plus fraternel des hommes; il pansait les blesses, soignait les malades, passait ses jours et ses nuits dans les ambulances et les hopitaux, s'attendrissait sur des enfants pieds nus, n'avait rien a lui, donnait tout aux pauvres. Quand on se battait, il y allait; il marchait a la tete des colonnes et au plus fort du combat, arme, car il avait a sa ceinture un sabre et deux pistolets, et desarme, car jamais on ne l'avait vu tirer son sabre et toucher a ses pistolets. Il affrontait les coups et n'en rendait pas. On disait qu'il avait ete pretre. L'un de ces hommes etait Gauvain, l'autre etait Cimourdain. L'amitie etait entre les deux hommes, mais la haine etait entre les deux principes; c'etait comme une ame coupee en deux, et partagee; Gauvain, en effet, avait recu une moitie de l'ame de Cimourdain, mais la moitie douce. Il semblait que Gauvain avait eu le rayon blanc et que Cimourdain avait garde pour lui ce qu'on pourrait appeler le rayon noir. De la un desaccord intime. Cette sourde guerre ne pouvait pas ne point eclater. Un matin la bataille commenca. Cimourdain dit a Gauvain: --Ou en sommes-nous? Gauvain repondit: --Vous le savez aussi bien que moi. J'ai disperse les bandes de Lantenac. Il n'a plus avec lui que quelques hommes. Le voila accule a la foret de Fougeres. Dans huit jours, il sera cerne. --Et dans quinze jours? --Il sera pris. --Et puis? --Vous avez lu mon affiche? --Oui. Eh bien? --Il sera fusille. --Encore de la clemence. Il faut qu'il soit guillotine. --Moi, dit, Gauvain, je suis pour la mort militaire. --Et moi, repliqua Cimourdain, pour la mort revolutionnaire. Il regarda Gauvain en face et lui dit: --Pourquoi as-tu fait mettre en liberte ces religieuses du couvent de Saint-Marc-le-Blanc? --Je ne fais pas la guerre aux femmes, repondit Gauvain. --Ces femmes-la haissent le peuple. Et, pour la haine une femme vaut dix hommes. Pourquoi as-tu refuse d'envoyer au tribunal revolutionnaire tout ce troupeau de vieux pretres fanatiques pris a Louvigne? --Je ne fais pas la guerre aux vieillards. --Un vieux pretre est pire qu'un jeune. La rebellion est plus dangereuse, prechee par les cheveux blancs. On a foi dans les rides. Pas de fausse pitie, Gauvain. Les regicides sont les liberateurs. Aie l'oeil fixe sur la tour du Temple. --La tour du Temple. J'en ferais sortir le dauphin. Je ne fais pas la guerre aux enfants. L'oeil de Cimourdain devint severe. --Gauvain, sache qu'il faut faire la guerre a la femme quand elle se nomme Marie-Antoinette, au vieillard quand il se nomme Pie VI, pape, et a l'enfant quand il se nomme Louis Capet. --Mon maitre, je ne suis pas un homme politique. --Tache de ne pas etre un homme dangereux. Pourquoi, a l'attaque du poste de Cosse, quand le rebelle Jean Treton, accule et perdu, s'est rue seul, le sabre au poing, contre toute ta colonne, as-tu crie: _Ouvrez les rangs. Laissez passer?_ --Parce qu'on ne se met pas a quinze cents pour tuer un homme. --Pourquoi, a la Cailleterie d'Astille, quand tu as vu que tes soldats allaient tuer le Vendeen Joseph Bezier, qui etait blesse et qui se trainait, as-tu crie: _Allez en avant! J'en fais mon affaire!_ et as-tu tire ton coup de pistolet en l'air? --Parce qu'on ne tue pas un homme a terre. --Et tu as eu tort. Tous deux sont aujourd'hui chefs de bande; Joseph Bezier, c'est Moustache, et Jean Treton, c'est Jambe-d'Argent. En sauvant ces deux hommes, tu as donne deux ennemis a la republique. --Certes, je voudrais lui faire des amis, et non lui donner des ennemis. --Pourquoi, apres la victoire de Landean, n'as-tu pas fait fusiller tes trois cents paysans prisonniers? --Parce que, Bonchamp ayant fait grace aux prisonniers republicains, j'ai voulu qu'il fut dit que la republique faisait grace aux prisonniers royalistes. --Mais alors, si tu prends Lantenac, tu lui feras grace? --Non. --Pourquoi? Puisque tu as fait grace aux trois cents paysans? --Les paysans sont des ignorants; Lantenac sait ce qu'il fait. --Mais Lantenac est ton parent? --La France est la grande parente. --Lantenac est un vieillard. --Lantenac est un etranger. Lantenac n'a pas d'age. Lantenac appelle les Anglais. Lantenac c'est l'invasion. Lantenac est l'ennemi de la patrie. Le duel entre lui et moi ne peut finir que par sa mort, ou par la mienne. --Gauvain, souviens-toi de cette parole. --Elle est dite. Il y eut un silence, et tous deux se regarderent. Et Gauvain reprit: --Ce sera une date sanglante que cette annee 93 ou nous sommes. --Prends garde, s'ecria Cimourdain. Les devoirs terribles existent. N'accuse pas qui n'est point accusable. Depuis quand la maladie est-elle la faute du medecin? Oui, ce qui caracterise cette annee enorme, c'est d'etre sans pitie. Pourquoi? parce qu'elle est la grande annee revolutionnaire. Cette annee ou nous sommes incarne la revolution. La revolution a un ennemi, le vieux monde, et elle est sans pitie pour lui, de meme que le chirurgien a un ennemi, la gangrene, et est sans pitie pour elle. La revolution extirpe la royaute dans le roi, l'aristocratie dans le noble, le despotisme dans le soldat, la superstition dans le pretre, la barbarie dans le juge, en un mot, tout ce qui est la tyrannie dans tout ce qui est le tyran. L'operation est effrayante, la revolution la fait d'une main sure. Quant a la quantite de chair saine qu'elle sacrifie, demande a Boerhave ce qu'il en pense. Quelle tumeur a couper n'entraine une perte de sang? Quel incendie a eteindre n'exige la part du feu? Ces necessites redoutables sont la condition meme du succes. Un chirurgien ressemble a un boucher; un guerisseur peut faire l'effet d'un bourreau. La revolution se devoue a son oeuvre fatale. Elle mutile, mais elle sauve. Quoi! vous lui demandez grace pour le virus! vous voulez qu'elle soit clemente pour ce qui est veneneux! Elle n'ecoute pas. Elle tient le passe, elle l'achevera. Elle fait a la civilisation une incision profonde, d'ou sortira la sante du genre humain. Vous souffrez? sans doute. Combien de temps cela durera-t-il? Le temps de l'operation. Ensuite vous vivrez. La revolution ampute le monde. De la cette hemorragie, 93. --Le chirurgien est calme, dit Gauvain, et les hommes que je vois sont violents. --La revolution, repliqua Cimourdain, veut pour l'aider des ouvriers farouches. Elle repousse toute main qui tremble. Elle n'a foi qu'aux inexorables. Danton, c'est le terrible, Robespierre, c'est l'inflexible, Saint-Just, c'est l'irreductible, Marat, c'est l'implacable. Prends-y garde, Gauvain. Ces noms-la sont necessaires. Ils valent pour nous des armees. Ils terrifieront l'Europe. --Et peut-etre aussi l'avenir, dit Gauvain. Il s'arreta et repartit: --Du reste, mon maitre, vous faites erreur, je n'accuse personne. Selon moi, le vrai point de vue de la revolution, c'est l'irresponsabilite. Personne n'est innocent, personne n'est coupable. Louis XVI, c'est un mouton jete parmi des lions. Il veut fuir, il veut se sauver, il cherche a se defendre; il mordrait, s'il pouvait. Mais n'est pas lion qui veut. Sa velleite passe pour crime. Ce mouton en colere montre les dents. Le traitre! disent les lions. Et ils le mangent. Cela fait, ils se battent entre eux. --Le mouton est une bete. --Et les lions, que sont-ils? Cette replique fit songer Cimourdain. Il releva la tete et dit: --Ces lions-la sont des consciences. Ces lions-la sont des idees. Ces lions-la sont des principes. --Ils font la terreur. --Un jour, la revolution sera la justification de la terreur. --Craignez que la terreur ne soit la calomnie de la revolution. Et Gauvain reprit: --Liberte, Egalite, Fraternite, ce sont des dogmes de paix et d'harmonie. Pourquoi leur donner un aspect effrayant? Que voulons-nous? conquerir les peuples a la republique universelle. Eh bien, ne leur faisons pas peur. A quoi bon l'intimidation? Pas plus que les oiseaux, les peuples ne sont attires par l'epouvantail. Il ne faut pas faire le mal pour faire le bien. On ne renverse pas le trone pour laisser l'echafaud debout. Mort aux rois, et vie aux nations. Abattons les couronnes, epargnons les tetes. La revolution, c'est la concorde, et non l'effroi. Les idees douces sont mal servies par les hommes inclements. Amnistie est pour moi le plus beau mot de la langue humaine. Je ne veux verser de sang qu'en risquant le mien. Du reste je ne sais que combattre, et je ne suis qu'un soldat. Mais si l'on ne peut pardonner, cela ne vaut pas la peine de vaincre. Soyons pendant la bataille les ennemis de nos ennemis, et apres la victoire leurs freres. --Prends garde! repeta Cimourdain pour la troisieme fois. Gauvain, tu es pour moi plus que mon fils, prends garde! Et il ajouta, pensif: --Dans des temps comme les notres, la pitie peut etre une des formes de la trahison. En entendant parler ces deux hommes, on eut cru entendre le dialogue de l'epee et de la hache. VIII. DOLOROSA Cependant la mere cherchait ses petits. Elle allait devant elle. Comment vivait-elle? Impossible de le dire. Elle ne le savait pas elle-meme. Elle marcha des jours et des nuits; elle mendia, elle mangea de l'herbe, elle coucha a terre, elle dormit en plein air, dans les broussailles, sous les etoiles, quelquefois sous la pluie et la bise. Elle rodait de village en village, de metairie en metairie, s'informant. Elle s'arretait aux seuils. Sa robe etait en haillons. Quelquefois on l'accueillait, quelquefois on la chassait. Quand elle ne pouvait entrer dans les maisons, elle allait dans les bois. Elle ne connaissait pas le pays, elle ignorait tout, excepte Siscoignard et la paroisse d'Aze, elle n'avait point d'itineraire, elle revenait sur ses pas, recommencait une route deja parcourue, faisait du chemin inutile. Elle suivait tantot le pave, tantot l'orniere d'une charrette, tantot les sentiers dans les taillis. A cette vie au hasard, elle avait use ses miserables vetements. Elle avait marche d'abord avec ses souliers, puis avec ses pieds nus, puis avec ses pieds sanglants. Elle allait a travers la guerre, a travers les coups de fusil, sans rien entendre, sans rien voir, sans rien eviter, cherchant ses enfants. Tout etant en revolte, il n'y avait plus de gendarmes, plus de maires, plus d'autorite. Elle n'avait affaire qu'aux passants. Elle leur parlait. Elle demandait: --Avez-vous vu quelque part trois petits enfants? Les passants levaient la tete. --Deux garcons et une fille, disait-elle. Elle continuait: --Rene-Jean, Gros-Alain, Georgette? Vous n'avez pas vu ca? Elle poursuivait: --L'aine a quatre ans et demi, la petite a vingt mois. Elle ajoutait: --Savez-vous ou ils sont? on me les a pris. On la regardait et c'etait tout. Voyant qu'on ne la comprenait pas, elle disait: --C'est qu'ils sont a moi. Voila pourquoi. Les gens passaient leur chemin. Alors elle s'arretait et ne disait plus rien, et se dechirait le sein avec les ongles. Un jour pourtant un paysan l'ecouta. Le bonhomme se mit a reflechir. --Attendez donc, dit-il. Trois enfants? --Oui. --Deux garcons?... --Et une fille. --C'est ca que vous cherchez? --Oui. --J'ai oui parler d'un seigneur qui avait pris trois petits enfants et qui les avait avec lui. --Ou est cet homme? cria-t-elle. Ou sont-ils? Le paysan repondit: --Allez a la Tourgue. --Est-ce que c'est la que je trouverai mes enfants? --Peut-etre bien que oui. --Vous dites?... --La Tourgue. --Qu'est-ce que c'est que la Tourgue? --C'est un endroit. --Est-ce un village? un chateau? une metairie? --Je n'y suis jamais alle. --Est-ce loin? --Ce n'est pas pres. --De quel cote? --Du cote de Fougeres. --Par ou y va-t-on? --Vous etes a Vantortes, dit le paysan, vous laisserez Ernee a gauche et Coxelles a droite, vous passerez par Lorchamp et vous traverserez le Leroux. Et le paysan leva sa main vers l'occident. --Toujours droit devant vous en allant du cote ou le soleil se couche. Avant que le paysan eut baisse son bras, elle etait en marche. Le paysan lui cria: --Mais prenez garde. On se bat par la. Elle ne se retourna point pour lui repondre, et continua d'aller en avant. IX. UNE BASTILLE DE PROVINCE i LA TOURGUE Le voyageur qui, il y a quarante ans, entre dans la foret de Fougeres du cote de Laignelet, en ressortait du cote de Parigne, faisait, sur la lisiere de cette profonde futaie, une rencontre sinistre. En debouchant du hallier, il avait brusquement devant lui la Tourgue. Non la Tourgue vivante, mais la Tourgue morte. La Tourgue lezardee, sabordee, balafree, demantelee. La ruine est a l'edifice ce que le fantome est a l'homme. Pas de plus lugubre vision que la Tourgue. Ce qu'on avait sous les yeux, c'etait une haute tour ronde, toute seule au coin du bois comme un malfaiteur. Cette tour, droite sur un bloc de roche a pic, avait presque l'aspect romain tant elle etait correcte et solide, et tant dans cette masse robuste l'idee de la puissance etait melee a l'idee de la chute. Romaine, elle l'etait meme un peu, car elle etait romane. Commencee au neuvieme siecle, elle avait ete achevee au douzieme, apres la troisieme croisade. Les impostes a oreillons de ses baies disaient son age. On approchait, on gravissait l'escarpement, on apercevait une breche, on se risquait a entrer, on etait dedans, c'etait vide. C'etait quelque chose comme l'interieur d'un clairon de pierre pose debout sur le sol. Du haut en bas, aucun diaphragme; pas de toit, pas de plafonds, pas de planchers, des arrachements de voutes et de cheminees, des embrasures a fauconneaux, a des hauteurs diverses, des cordons de corbeaux de granit et quelques poutres transversales marquant les etages; sur les poutres les fientes des oiseaux de nuit, la muraille colossale, quinze pieds d'epaisseur a la base et douze au sommet, ca et la des crevasses et des trous qui avaient ete des portes, par ou l'on entrevoyait des escaliers dans l'interieur tenebreux du mur. Le passant qui penetrait la le soir entendait crier les hulottes, les tette-chevres, les bihoreaux et les crapauds-volants, et voyait sous ses pieds des ronces, des pierres, des reptiles, et sur sa tete, a travers une rondeur noire qui etait le haut de la tour et qui semblait la bouche d'un puits enorme, les etoiles. C'etait la tradition du pays qu'aux etages superieurs de cette tour il y avait des portes secretes faites, comme les portes des tombeaux des rois de Juda, d'une grosse pierre tournant sur pivot, s'ouvrant, puis se refermant, et s'effacant dans la muraille; mode architecturale rapportee des croisades avec l'ogive. Quand ces portes etaient closes, il etait impossible de les retrouver, tant elles etaient bien melees aux autres pierres du mur. On voit encore aujourd'hui de ces portes-la dans les mysterieuses cites de l'Anti-Liban, echappees au tremblement des douze villes sous Tibere. ii. LA BRECHE La breche par ou l'on entrait dans la ruine etait une trouee de mine. Pour un connaisseur, familier avec Errard, Sardi et Pagan, cette mine avait ete savamment faite. La chambre a feu en bonnet de pretre etait proportionnee a la puissance du donjon qu'elle avait a eventrer. Elle avait du contenir au moins deux quintaux de poudre. On y arrivait par un canal serpentant qui vaut mieux que le canal droit; l'ecroulement produit par la mine montrait a nu dans le dechirement de la pierre le saucisson, qui avait le diametre voulu d'un oeuf de poule. L'explosion avait fait a la muraille une blessure profonde par ou les assiegeants avaient du pouvoir entrer. Cette tour avait evidemment soutenu, a diverses epoques, de vrais sieges en regle; elle etait criblee de mitrailles; et ces mitrailles n'etaient pas toutes du meme temps; chaque projectile a sa facon de marquer un rempart; et tous avaient laisse a ce donjon leur balafre, depuis les boulets de pierre du quatorzieme siecle jusqu'aux boulets de fer du dix-huitieme. La breche donnait entree dans ce qui avait du etre le rez-de-chaussee. Vis-a-vis de la breche, dans le mur de la tour, s'ouvrait le guichet d'une crypte taillee dans le roc et se prolongeant dans les fondations de la tour jusque sous la salle du rez-de-chaussee. Cette crypte, aux trois quarts comblee, a ete deblayee en 1855 par les soins de M. Auguste Le Prevost, l'antiquaire de Bernay. iii. L'OUBLIETTE Cette crypte etait l'oubliette. Tout donjon avait la sienne. Cette crypte, comme beaucoup de caves penales des memes epoques, avait deux etages. Le premier etage, ou l'on penetrait par le guichet, etait une chambre voutee assez vaste, de plain-pied avec la salle du rez-de-chaussee. On voyait sur la paroi de cette chambre deux sillons paralleles et verticaux qui allaient d'un mur a l'autre en passant par la voute ou ils etaient profondement empreints, et qui donnaient l'idee de deux ornieres. C'etaient deux ornieres en effet. Ces deux sillons avaient ete creuses par deux roues. Jadis, aux temps feodaux, c'etait dans cette chambre que se faisait l'ecartelement, par un procede moins tapageur que les quatre chevaux. Il y avait la deux roues, si fortes et si grandes qu'elles touchaient les murs et la voute. On attachait a chacune de ces roues un bras et une jambe du patient, puis on faisait tourner les deux roues en sens inverse, ce qui arrachait l'homme. Il fallait de l'effort; de la les ornieres creusees dans la pierre que les roues effleuraient. On peut voir encore aujourd'hui une chambre de ce genre a Vianden. Au-dessous de cette chambre il y en avait une autre. C'etait l'oubliette veritable. On n'y entrait point par une porte, on y penetrait par un trou; le patient, nu, etait descendu, au moyen d'une corde sous les aisselles, dans la chambre d'en bas par un soupirail pratique au milieu du dallage de la chambre d'en haut. S'il s'obstinait a vivre, on lui jetait sa nourriture par ce trou. On voit encore aujourd'hui un trou de ce genre a Bouillon. Par ce trou il venait du vent. La chambre d'en bas, creusee sous la salle du rez-de-chaussee, etait plutot un puits qu'une chambre. Elle aboutissait a de l'eau, et un souffle glacial l'emplissait. Ce vent qui faisait mourir le prisonnier d'en bas faisait vivre le prisonnier d'en haut. Il rendait la prison respirable. Le prisonnier d'en haut, a tatons sous sa voute, ne recevait d'air que par ce trou. Du reste, qui y entrait, ou qui y tombait, n'en sortait plus. C'etait au prisonnier a s'en garer dans l'obscurite. Un faux pas pouvait du patient d'en haut faire le patient d'en bas. Cela le regardait. S'il tenait a la vie, ce trou etait son danger; s'il s'ennuyait, ce trou etait sa ressource. L'etage superieur etait le cachot, l'etage inferieur etait le tombeau. Superposition ressemblante a la societe d'alors. C'est la ce que nos aieux appelaient "un cul-de-basse-fosse". La chose ayant disparu, le nom pour nous n'a plus de sens. Grace a la revolution, nous entendons prononcer ces mots-la avec indifference. Du dehors de la tour, au-dessus de la breche qui en etait, il y a quarante ans, l'entree unique, on apercevait une embrasure plus large que les autres meurtrieres, a laquelle pendait un grillage de fer descelle et defonce. iv. LE PONT-CHATELET A cette tour, et du cote oppose a la breche, se rattachait un pont de pierre de trois arches peu endommagees. Le pont avait porte un corps de logis dont il restait quelques troncons. Ce corps de logis, ou etaient visibles les marques d'un incendie, n'avait plus que sa charpente noircie, sorte d'ossature a travers laquelle passait le jour, et qui se dressait aupres de la tour, comme un squelette a cote d'un fantome. Cette ruine est aujourd'hui tout a fait demolie, et il n'en reste aucune trace. Ce qu'ont fait beaucoup de siecles et beaucoup de rois, il suffit d'un jour et d'un paysan pour le defaire. _La Tourgue_, abreviation paysanne, signifie la Tour-Gauvain, de meme que _la Jupelle_ signifie la Jupelliere, et que ce nom d'un bossu chef de bande, _Pinson-le-Tort_, signifie Pinson-le-Tortu. La Tourgue, qui il y a quarante ans etait une ruine et qui aujourd'hui est une ombre, etait en 1793 une forteresse. C'etait la vieille bastille des Gauvain, gardant a l'occident l'entree de la foret de Fougeres, foret qui, elle-meme, est a peine un bois maintenant. On avait construit cette citadelle sur un de ces gros blocs de schiste qui abondent entre Mayenne et Dinan, et qui sont partout epars parmi les halliers et les bruyeres, comme si les titans s'etaient jete des paves a la tete. La tour etait toute la forteresse; sous la tour le rocher, au pied du rocher un de ces cours d'eau que le mois de janvier change en torrents et que le mois de juin met a sec. Simplifiee a ce point, cette forteresse etait, au moyen-age, a peu pres imprenable. Le pont l'affaiblissait. Les Gauvain gothiques l'avaient batie sans pont. On y abordait par une de ces passerelles branlantes qu'un coup de hache suffisait a rompre. Tant que les Gauvain furent vicomtes, elle leur plut ainsi, et ils s'en contenterent; mais quand ils furent marquis, et quand ils quitterent la caverne pour la cour, ils jeterent trois arches sur le torrent, et ils se firent accessibles du cote de la plaine de meme qu'ils s'etaient faits accessibles du cote du roi. Les marquis au dix-septieme siecle et les marquises au dix-huitieme, ne tenaient plus a etre imprenables. Copier Versailles remplaca ceci: continuer les aieux. En face de la tour, du cote occidental, il y avait un plateau assez eleve allant aboutir aux plaines; ce plateau venait presque toucher la tour, et n'en etait separe que par un ravin tres creux ou coulait le cours d'eau qui est un affluent du Couesnon. Le pont, trait d'union entre la forteresse et le plateau, fut fait haut sur piles; et sur ces piles on construisit, comme a Chenonceaux, un edifice en style Mansard, plus logeable que la tour. Mais les moeurs etaient encore tres rudes; les seigneurs garderent la coutume d'habiter les chambres du donjon pareilles a des cachots. Quant au batiment sur le pont, qui etait une sorte de petit chatelet, on y pratiqua un long couloir qui servait d'entree et qu'on appela la salle des gardes; au-dessus de cette salle des gardes, qui etait une sorte d'entresol, on mit une bibliotheque, au-dessus de la bibliotheque un grenier. De longues fenetres a petites vitres en verre de Boheme, des pilastres entre les fenetres, des medaillons sculptes dans le mur; trois etages; en bas, des pertuisanes Et des mousquets; au milieu, des livres; en haut, des sacs d'avoine; tout Cela etait un peu sauvage et fort noble. La tour a cote etait farouche. Elle dominait cette batisse coquette de toute sa hauteur lugubre. De la plate-forme on pouvait foudroyer le pont. Les deux edifices, l'un abrupt, l'autre poli, se choquaient plus qu'ils ne s'accostaient. Les deux styles n'etaient point d'accord; bien que deux demi-cercles semblent devoir etre identiques, rien ne ressemble moins a un plein-cintre roman qu'une archivolte classique. Cette tour digne des forets etait une etrange voisine pour ce pont digne de Versailles. Qu'on se figure Alain Barbe-Torte donnant le bras a Louis XIV. L'ensemble terrifiait. Des deux majestes melees sortait on ne sait quoi de feroce. Au point de vue militaire, le pont, insistons-y, livrait presque la tour. Il l'embellissait et la desarmait; en gagnant de l'ornement elle avait perdu de la force. Le pont la mettait de plain pied avec le plateau. Toujours inexpugnable du cote de la foret, elle etait maintenant vulnerable du cote de la plaine. Autrefois elle commandait le plateau, a present le plateau la commandait. Un ennemi installe la serait vite maitre du pont. La bibliotheque et le grenier etaient pour l'assiegeant, et contre la forteresse. Une bibliotheque et un grenier se ressemblent en ceci que les livres et la paille sont du combustible. Pour un assiegeant qui utilise l'incendie, bruler Homere ou bruler une botte de foin, pourvu que cela brule, c'est la meme chose. Les francais l'ont prouve aux allemands en brulant la bibliotheque de Heidelberg, et les allemands l'ont prouve aux francais en brulant la bibliotheque de Strasbourg. Ce pont, ajoute a la Tourgue, etait donc strategiquement une faute; mais au dix-septieme siecle, sous Colbert et Louvois, les princes Gauvain, pas plus que les princes de Rohan ou les princes de la Tremoille, ne se croyaient desormais assiegeables. Pourtant les constructeurs du pont avaient pris quelques precautions. Premierement, ils avaient prevu l'incendie; au-dessous des trois fenetres du cote aval, ils avaient accroche transversalement, a des crampons qu'on voyait encore il y a un demi-siecle, une forte echelle de sauvetage ayant pour longueur la hauteur des deux premiers etages du pont, hauteur qui depassait celle de trois etages ordinaires; deuxiemement, ils avaient prevu l'assaut; ils avaient isole le pont de la tour au moyen d'une lourde et basse porte de fer; cette porte etait cintree; on la fermait avec une grosse clef qui etait dans une cachette connue du maitre seul, et, une fois fermee, cette porte pouvait defier le belier, et presque braver le boulet. Il fallait passer par le pont pour arriver a cette porte, et passer par cette porte pour penetrer dans la tour. Pas d'autre entree. v. LA PORTE DE FER Le deuxieme etage du chatelet du pont, sureleve a cause des piles, correspondait avec le deuxieme etage de la tour; c'est a cette hauteur que, pour plus de surete, avait ete placee la porte de fer. La porte de fer s'ouvrait du cote du pont sur la bibliotheque et du cote de la tour sur une grande salle voutee avec pilier au centre. Cette salle, on vient de le dire, etait le second etage du donjon. Elle etait ronde comme la tour; de longues meurtrieres, donnant sur la campagne, l'eclairaient. La muraille, toute sauvage, etait nue, et rien n'en cachait les pierres, d'ailleurs tres symetriquement ajustees. On arrivait a cette salle par un escalier en colimacon pratique dans la muraille, chose toute simple quand les murs ont quinze pieds d'epaisseur. Au moyen-age on prenait une ville rue par rue, une rue maison par maison, une maison chambre par chambre. On assiegeait une forteresse etage par etage. La Tourgue etait sous ce rapport fort savamment disposee et tres reveche et tres difficile. On montait d'un etage a l'autre par un escalier en spirale d'un abord malaise; les portes etaient de biais et n'avaient pas hauteur d'homme, et il fallait baisser la tete pour y passer; or, tete baissee c'est tete assommee; et, a chaque porte, l'assiege attendait l'assiegeant. Il y avait au-dessous de la salle ronde a pilier deux chambres pareilles, qui etaient le premier etage et le rez-de-chaussee, et au-dessus trois; sur ces six chambres superposees la tour se fermait par un couvercle de pierre qui etait la plate-forme, et ou l'on arrivait par une etroite guerite. Les quinze pieds d'epaisseur de muraille qu'on avait du percer pour y placer la porte de fer, et au milieu desquels elle etait scellee, l'emboitaient dans une longue voussure; de sorte que la porte, quand elle etait fermee, etait, tant du cote de la tour que du cote du pont, sous un porche de six ou sept pieds de profondeur; quand elle etait ouverte, ces deux porches se confondaient et faisaient la voute d'entree. Sous le porche du cote du pont s'ouvrait dans l'epaisseur du mur le guichet bas d'une vis-de-Saint-Gilles qui menait au couloir du premier etage sous la bibliotheque; c'etait encore la une difficulte pour l'assiegeant. Le chatelet sur le pont n'offrait a son extremite du cote du plateau qu'un mur a pic, et le pont etait coupe la. Un pont-levis, applique contre une porte basse, le mettait en communication avec le plateau, et ce pont-levis, qui, a cause de la hauteur du plateau, ne s'abaissait jamais qu'en plan incline, donnait dans le long couloir dit salle des gardes. Une fois maitre de ce couloir, l'assiegeant, pour arriver a la porte de fer, etait force d'enlever de vive force l'escalier en vis-de-Saint-Gilles qui montait au deuxieme etage. vi. LA BIBLIOTHEQUE Quant a la bibliotheque, c'etait une salle oblongue ayant la largeur et la longueur du pont, et une porte unique, la porte de fer. Une fausse porte battante, capitonnee de drap vert, et qu'il suffisait de pousser, masquait a l'interieur la voussure d'entree de la tour. Le mur de la bibliotheque etait du haut en bas, et du plancher au plafond, revetu d'armoires vitrees dans le beau gout de menuiserie du dix-septieme siecle. Six grandes fenetres, trois de chaque cote, une au-dessus de chaque arche, eclairaient cette bibliotheque. Par ces fenetres, du dehors et du haut du plateau, on en voyait l'interieur. Dans les entre-deux de ces fenetres se dressaient sur des gaines de chene sculpte six bustes de marbre, Hermolaues de Byzance, Athenee, grammairien naucratique, Suidas, Casaubon, Clovis, roi de France, et son chancelier Anachalus, lequel, du reste n'etait pas plus chancelier que Clovis n'etait roi. Il y avait dans cette bibliotheque des livres quelconques. Un est reste celebre. C'etait un vieil in-quarto avec estampes, portant pour titre en grosses lettres SAINT-BARTHELEMY, et pour sous-titre _Evangile selon saint Barthelemy, precede d'une dissertation de Pantoenus, philosophe chretien, sur la question de savoir si cet evangile doit etre repute apocryphe et si saint Barthelemy est le meme que Nathanael_. Ce livre, considere comme exemplaire unique, etait sur un pupitre au milieu de la bibliotheque. Au dernier siecle, on le venait voir par curiosite. vii. LE GRENIER Quant au grenier, qui avait, comme la bibliotheque, la forme oblongue du pont, c'etait simplement le dessous de la charpente du toit. Cela faisait une grande halle encombree de paille et de foin, et eclairee par six mansardes. Pas d'autre ornement qu'une figure de saint Barnabe sculptee sur la porte et au-dessous ce vers: _Barnabus sanctus falcem jubet ire per herbam_. Ainsi une haute et large tour, a six etages, percee ca et la de quelques meurtrieres, ayant pour entree et pour issue unique une porte de fer donnant sur un pont-chatelet ferme par un pont-levis; derriere la tour, la foret; devant la tour un plateau de bruyeres, plus haut que le pont, plus bas que la tour; sous le pont, entre la tour et le plateau, un ravin profond, etroit, plein de broussailles, torrent en hiver, ruisseau au printemps, fosse pierreux l'ete, voila ce que c'etait que la Tour-Gauvain, dite la Tourgue. X. LES OTAGES Juillet s'ecoula, aout vint, un souffle heroique et feroce passait sur la France, deux spectres venaient de traverser l'horizon, Marat un couteau au flanc, Charlotte Corday sans tete, tout devenait formidable. Quant a la Vendee, battue dans la grande strategie, elle se refugiait dans la petite, plus redoutable, nous l'avons dit; cette guerre etait maintenant une immense bataille, dechiquetee dans les bois; les desastres de la grosse armee, dite catholique et royale, commencaient; un decret envoyait en Vendee l'armee de Mayence; huit mille vendeens etaient morts a Ancenis; les vendeens etaient repousses de Nantes, debusques de Montaigu, expulses de Thouars, chasses de Noirmoutier, culbutes hors de Cholet, de Mortagne et de Saumur; ils evacuaient Parthenay; ils abandonnaient Clisson; ils lachaient pied a Chatillon; ils perdaient un drapeau a Saint-Hilaire; ils etaient battus a Pornic, aux Sables, a Fontenay, a Doue, au Chateau-d'Eau, aux Ponts-de-Ce; ils etaient en echec a Lucon, en retraite a la Chataigneraye, en deroute a la Roche-sur-Yon; mais, d'une part, ils menacaient la Rochelle, et d'autre part, dans les eaux de Guernesey, une flotte anglaise, aux ordres du general Craig, portant, meles aux meilleurs officiers de la marine francaise, plusieurs regiments anglais, n'attendait qu'un signal du marquis de Lantenac pour debarquer. Ce debarquement pouvait redonner la victoire a la revolte royaliste. Pitt etait d'ailleurs un malfaiteur d'etat; dans la politique il y a la trahison de meme que dans la panoplie il y a le poignard; Pitt poignardait notre pays et trahissait le sien; c'est trahir son pays que de le deshonorer; l'Angleterre, sous lui et par lui, faisait la guerre punique. Elle espionnait, fraudait, mentait. Braconniere et faussaire, rien ne lui repugnait; elle descendait jusqu'aux minuties de la haine. Elle faisait accaparer le suif, qui coutait cinq francs la livre; on saisissait a Lille, sur un anglais, une lettre de Prigent, agent de Pitt en Vendee, ou on lisait ces lignes: "Je vous prie de ne pas epargner l'argent. Nous esperons que les assassinats se feront avec prudence, les pretres deguises et les femmes sont les personnes les plus propres a cette operation. Envoyez soixante mille livres a Rouen et cinquante mille livres a Caen." Cette lettre fut lue par Barere a la Convention le 1er aout. A ces perfidies ripostaient les sauvageries de Parrein et plus tard les atrocites de Carrier. Les republicains de Metz et les republicains du Midi demandaient a marcher contre les rebelles. Un decret ordonnait la formation de vingt-quatre compagnies de pionniers pour incendier les haies et les clotures du Bocage. Crise inouie. La guerre ne cessait sur un point que pour recommencer sur l'autre. Pas de grace! pas de prisonniers! etait le cri des deux partis. L'histoire etait pleine d'une ombre terrible. Dans ce mois d'aout la Tourgue etait assiegee. Un soir, pendant le lever des etoiles, dans le calme d'un crepuscule caniculaire, pas une feuille ne remuant dans la foret, pas une herbe ne frissonnant dans la plaine, a travers le silence de la nuit tombante, un son de trompe se fit entendre. Ce son de trompe venait du haut de la tour. A ce son de trompe repondit un coup de clairon qui venait d'en bas. Au haut de la tour il y avait un homme arme; en bas, dans l'ombre, il y avait un camp. On distinguait confusement dans l'obscurite autour de la Tour-Gauvain un fourmillement de formes noires. Ce fourmillement etait un bivouac. Quelques feux commencaient a s'y allumer sous les arbres de la foret et parmi les bruyeres du plateau, et piquaient ca et la de points lumineux les tenebres, comme si la terre voulait s'etoiler en meme temps que le ciel. Sombres etoiles que celles de la guerre! Le bivouac du cote du plateau se prolongeait jusqu'aux plaines et du cote de la foret s'enfoncait dans le hallier. La Tourgue etait bloquee. L'etendue du bivouac des assiegeants indiquait une troupe nombreuse. Le camp serrait la forteresse etroitement, et venait du cote de la tour jusqu'au rocher et du cote du pont jusqu'au ravin. Il y eut un deuxieme bruit de trompe que suivit un deuxieme coup de clairon. Cette trompe interrogeait et ce clairon repondait. Cette trompe, c'etait la tour qui demandait au camp: Peut-on vous parler? et ce clairon, c'etait le camp qui repondait: Oui. A cette epoque, les vendeens n'etant pas consideres par la Convention comme belligerants, et defense etant faite par decret d'echanger avec les "brigands" des parlementaires, on suppleait comme on pouvait aux communications que le droit des gens autorise dans la guerre ordinaire et interdit dans la guerre civile. De la, dans l'occasion, une certaine entente entre la trompe paysanne et le clairon militaire. Le premier appel n'etait qu'une entree en matiere, le second appel posait la question: Voulez-vous ecouter? Si, a ce second appel, le clairon se taisait, refus; si le clairon repondait, consentement. Cela signifiait: Treve de quelques instants. Le clairon ayant repondu au deuxieme appel, l'homme qui etait au haut de la tour parla, et l'on entendit ceci: "--Hommes qui m'ecoutez, je suis Gouge-le-Bruant, surnomme Brise-Bleu, parce que j'ai extermine beaucoup des votres, et surnomme aussi l'Imanus, parce que j'en tuerai encore plus que je n'en ai tue; j'ai eu le doigt coupe d'un coup de sabre sur le canon de mon fusil a l'attaque de Granville, et vous avez fait guillotiner a Laval mon pere et ma mere et ma soeur Jacqueline, agee de dix-huit ans. Voila ce que je suis. "Je vous parle au nom de monseigneur le marquis Gauvain de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince breton, seigneur des sept forets, mon maitre. "Sachez d'abord que monseigneur le marquis, avant de s'enfermer dans cette tour ou vous le tenez bloque, a distribue la guerre entre six chefs, ses lieutenants; il a donne a Deliere le pays entre la route de Brest et la route d'Entree; a Treton le pays entre la Roe et Laval; a Jacquet, dit Taillefer, la lisiere du Haut-Maine; a Gaulier, dit Grand-Pierre, Chateau-Gontier; a Lecomte, Craon; Fougeres, a monsieur Dubois-Guy; et toute la Mayenne a monsieur de Rochambeau; de sorte que rien n'est fini pour vous par la prise de cette forteresse, et que, lors meme que monseigneur le marquis mourrait, la Vendee de Dieu et du roi ne mourra pas. "Ce que j'en dis, sachez cela, est pour vous avertir. Monseigneur est la, a mes cotes. Je suis la bouche par ou passent ses paroles. Hommes qui nous assiegez, faites silence. "Voici ce qu'il importe que vous entendiez: "N'oubliez pas que la guerre que vous nous faites n'est point juste. Nous sommes des gens qui habitons notre pays, et nous combattons honnetement, et nous sommes simples et purs sous la volonte de Dieu comme l'herbe sous la rosee. C'est la republique qui nous a attaques; elle est venue nous troubler dans nos campagnes, et elle a brule nos maisons et nos recoltes et mitraille nos metairies, et nos femmes et nos enfants ont ete obliges de s'enfuir pieds nus dans les bois pendant que la fauvette d'hiver chantait encore. "Vous qui etes ici et qui m'entendez, vous nous avez traques dans la foret, et vous nous cernez dans cette tour; vous avez tue ou disperse ceux qui s'etaient joints a nous; vous avez du canon; vous avez reuni a votre colonne les garnisons et postes de Mortain, de Barenton, de Teilleul, de Landivy, d'Evran, de Tinteniac et de Vitre, ce qui fait que vous etes quatre mille cinq cents soldats qui nous attaquez; et nous, nous sommes dix-neuf hommes qui nous defendons. "Nous avons des vivres et des munitions. "Vous avez reussi a pratiquer une mine et a faire sauter un morceau de notre rocher et un morceau de notre mur. "Cela a fait un trou au pied de la tour, et ce trou est une breche par laquelle vous pouvez entrer, bien qu'elle ne soit pas a ciel ouvert et que la tour, toujours forte et debout, fasse voute au-dessus d'elle. "Maintenant vous preparez l'assaut. "Et nous, d'abord monseigneur le marquis, qui est prince de Bretagne et prieur seculier de l'abbaye de Sainte-Marie de Lantenac, ou une messe de tous les jours a ete fondee par la reine Jeanne, ensuite les autres defenseurs de la tour, dont est monsieur l'abbe Turmeau, en guerre Grand-Francoeur, mon camarade Guinoiseau, qui est capitaine du Camp-Vert, mon camarade Chante-en-Hiver, qui est capitaine du camp de l'Avoine, mon camarade la Musette, qui est capitaine du camp des Fourmis, et moi, paysan, qui suis ne au bourg de Daon, ou coule le ruisseau Moriandre, nous tous, nous avons une chose a vous dire. "Hommes qui etes au bas de cette tour, ecoutez. "Nous avons en nos mains trois prisonniers, qui sont trois enfants. Ces enfants ont ete adoptes par un de vos bataillons, et ils sont a vous. Nous vous offrons de vous rendre ces trois enfants. "A une condition. "C'est que nous aurons la sortie libre. "Si vous refusez, ecoutez bien, vous ne pouvez attaquer que de deux facons, par la breche, du cote de la foret, ou par le pont, du cote du plateau. Le batiment sur le pont a trois etages; dans l'etage d'en bas, moi l'Imanus, moi qui vous parle, j'ai fait mettre six tonnes de goudron et cent fascines de bruyeres seches; dans l'etage d'en haut, il y a de la paille; dans l'etage du milieu, il y a des livres et des papiers; la porte de fer qui communique du pont avec la tour est fermee, et monseigneur en a la clef sur lui; moi, j'ai fait sous la porte un trou, et par ce trou passe une meche soufree dont un bout est dans une des tonnes de goudron et l'autre bout a la portee de ma main, dans l'interieur de la tour; j'y mettrai le feu quand bon me semblera. Si vous refusez de nous laisser sortir, les trois enfants seront places dans le deuxieme etage du pont, entre l'etage ou aboutit la meche soufree et ou est le goudron, et l'etage ou est la paille, et la porte de fer sera refermee sur eux. Si vous attaquez par le pont, ce sera vous qui incendierez le batiment; si vous attaquez a la fois par la breche et par le pont, le feu sera mis a la fois par vous et par nous; et, dans tous les cas, les trois enfants periront. "A present, acceptez ou refusez. "Si vous acceptez, nous sortons. "Si vous refusez, les enfants meurent. "J'ai dit." L'homme qui parlait du haut de la tour se tut. Une voix d'en bas cria: --Nous refusons. Cette voix etait breve et severe. Une autre voix moins dure, ferme pourtant, ajouta: --Nous vous donnons vingt-quatre heures pour vous rendre a discretion. Il y eut un silence, et la meme voix continua: --Demain, a pareille heure, si vous n'etes pas rendus, nous donnons l'assaut. Et la premiere voix reprit: --Et alors pas de quartier. A cette voix farouche, une autre voix repondit du haut de la tour. On vit entre deux creneaux se pencher une haute silhouette dans laquelle on put, a la lueur des etoiles, reconnaitre la redoutable figure du marquis de Lantenac, et cette figure d'ou un regard tombait dans l'ombre et semblait chercher quelqu'un, cria: --Tiens, c'est toi, pretre! --Oui, c'est moi, traitre! repondit la rude voix d'en bas. XI. AFFREUX COMME L'ANTIQUE La voix implacable en effet etait la voix de Cimourdain; la voix plus jeune et moins absolue etait celle de Gauvain. Le marquis de Lantenac, en reconnaissant l'abbe Cimourdain, ne s'etait pas trompe. En peu de semaines, dans ce pays que la guerre civile faisait sanglant, Cimourdain, on le sait, etait devenu fameux; pas de notoriete plus lugubre que la sienne; on disait: Marat a Paris, Chalier a Lyon, Cimourdain en Vendee. On fletrissait l'abbe Cimourdain de tout le respect qu'on avait eu pour lui autrefois; c'est la l'effet de l'habit de pretre retourne. Cimourdain faisait horreur. Les severes sont des infortunes; qui voit leurs actes les condamne, qui verrait leur conscience les absoudrait peut-etre. Un Lycurgue qui n'est pas explique semble un Tibere. Quoi qu'il en fut, deux hommes, le marquis de Lantenac et l'abbe Cimourdain, etaient egaux dans la balance de haine; la malediction des royalistes sur Cimourdain faisait contre-poids a l'execration des republicains pour Lantenac. Chacun de ces deux hommes etait, pour le camp oppose, le monstre; a tel point qu'il se produisit ce fait singulier que, tandis que Prieur de la Marne a Granville mettait a prix la tete de Lantenac, Charette a Noirmoutier mettait a prix la tete de Cimourdain. Disons-le, ces deux hommes, le marquis et le pretre, etaient jusqu'a un certain point le meme homme. Le masque de bronze de la guerre civile a deux profils, l'un tourne vers le passe, l'autre tourne vers l'avenir, mais aussi tragiques l'un que l'autre. Lantenac etait le premier de ces profils, Cimourdain etait le second; seulement l'amer rictus de Lantenac etait couvert d'ombre et de nuit, et sur le front fatal de Cimourdain il y avait une lueur d'aurore. Cependant la Tourgue assiegee avait un repit. Grace a l'intervention de Gauvain, on vient de le voir, une sorte de treve de vingt-quatre heures avait ete convenue. L'Imanus, du reste, etait bien renseigne, et, par suite des requisitions de Cimourdain, Gauvain avait maintenant sous ses ordres quatre mille cinq cents hommes, tant garde nationale que troupe de ligne, avec lesquels il cernait Lantenac dans la Tourgue, et il avait pu braquer contre la forteresse douze pieces de canon, six du cote de la tour, sur la lisiere de la foret, en batterie enterree, et six du cote du pont, sur le plateau, en batterie haute. Il avait pu faire jouer la mine, et la breche etait ouverte au pied de la tour. Ainsi, sitot les vingt-quatre heures de treve expirees, la lutte allait s'engager dans les conditions que voici: Sur le plateau et dans la foret, on etait quatre mille cinq cents. Dans la tour, dix-neuf. Les noms de ces dix-neuf assieges peuvent etre retrouves par l'histoire dans les affiches de mise hors la loi. Nous les rencontrerons peut-etre. Pour commander a ces quatre mille cinq cents hommes qui etaient presque une armee, Cimourdain aurait voulu que Gauvain se laissat faire adjudant general. Gauvain avait refuse, et avait dit:--Quand Lantenac sera pris, nous verrons. Je n'ai encore rien merite. Ces grands commandements avec d'humbles grades etaient d'ailleurs dans les moeurs republicaines. Bonaparte, plus tard, fut en meme temps chef d'escadron d'artillerie et general en chef de l'armee d'Italie. La Tour-Gauvain avait une destinee etrange: un Gauvain l'attaquait, un Gauvain la defendait. De la, une certaine reserve dans l'attaque, mais non dans la defense, car M. de Lantenac etait de ceux qui ne menagent rien, et d'ailleurs il avait surtout habite Versailles et n'avait aucune superstition pour la Tourgue, qu'il connaissait a peine. Il etait venu s'y refugier, n'ayant plus d'autre asile, voila tout; mais il l'eut demolie sans scrupule. Gauvain etait plus respectueux. Le point faible de la forteresse etait le pont; mais dans la bibliotheque, qui etait sur le pont, il y avait les archives de la famille; si l'assaut etait donne la, l'incendie du pont etait inevitable; il semblait a Gauvain que bruler les archives, c'etait attaquer ses peres. La Tourgue etait le manoir de famille des Gauvain; c'est de cette tour que mouvaient tous leurs fiefs de Bretagne, de meme que tous les fiefs de France mouvaient de la tour du Louvre: les souvenirs domestiques des Gauvain etaient la; lui-meme, il y etait ne; les fatalites tortueuses de la vie l'amenaient a attaquer, homme, cette muraille venerable qui l'avait protege enfant. Serait-il impie envers cette demeure jusqu'a la mettre en cendres? Peut-etre son propre berceau, a lui Gauvain, etait-il dans quelque coin du grenier de la bibliotheque. Certaines reflexions sont des emotions. Gauvain, en presence de l'antique maison de famille, se sentait emu. C'est pourquoi il avait epargne le pont. Il s'etait borne a rendre toute sortie ou toute evasion impossible par cette issue et a tenir le pont en respect par une batterie, et il avait choisi pour l'attaque le cote oppose. De la, la mine et la sape au pied de la tour. Cimourdain l'avait laisse faire; il se le reprochait; car son aprete froncait le sourcil devant toutes ces vieilleries gothiques, et il ne voulait pas plus l'indulgence pour les edifices que pour les hommes. Menager un chateau, c'etait un commencement de clemence. Or la clemence etait le cote faible de Gauvain. Cimourdain, on le sait, le surveillait et l'arretait sur cette pente, a ses yeux funeste. Pourtant lui-meme, et en ne se l'avouant qu'avec une sorte de colere, il n'avait pas revu la Tourgue sans un secret tressaillement; il se sentait attendri devant cette salle studieuse ou etaient les premiers livres qu'il eut fait lire a Gauvain; il avait ete cure du village voisin, Parigne; il avait, lui Cimourdain, habite les combles du chatelet du pont; c'est dans la bibliotheque qu'il tenait entre ses genoux le petit Gauvain epelant l'alphabet; c'est entre ces vieux quatre murs-la qu'il avait vu son eleve bien-aime, le fils de son ame, grandir comme homme et croitre comme esprit. Cette bibliotheque, ce chatelet, ces murs pleins de ses benedictions sur l'enfant, allait-il les foudroyer et les bruler? Il leur faisait grace. Non sans remords. Il avait laisse Gauvain entamer le siege sur le point oppose. La Tourgue avait son cote sauvage, la tour, et son cote civilise, la bibliotheque. Cimourdain avait permis a Gauvain de ne battre en breche que le cote sauvage. Du reste, attaquee par un Gauvain, defendue par un Gauvain, cette vieille demeure revenait, en pleine revolution francaise, a ses habitudes feodales. Les guerres entre parents sont toute l'histoire du moyen-age; les Eteocles et les Polynices sont gothiques aussi bien que grecs, et Hamlet fait dans Elseneur ce qu'Oreste a fait dans Argos. XII. LE SAUVETAGE S'EBAUCHE Toute la nuit se passa de part et d'autre en preparatifs. Sitot le sombre pourparler qu'on vient d'entendre termine, le premier soin de Gauvain fut d'appeler son lieutenant. Guechamp, qu'il faut un peu connaitre, etait un homme de second plan, honnete, intrepide, mediocre, meilleur soldat que chef, rigoureusement intelligent jusqu'au point ou c'est le devoir de ne plus comprendre, jamais attendri, inaccessible a la corruption, quelle qu'elle fut, aussi bien a la venalite qui corrompt la conscience qu'a la pitie qui corrompt la justice. Il avait sur l'ame et sur le coeur ces deux abat-jour, la discipline et la consigne, comme un cheval a ses garde-vue sur les deux yeux, et il marchait devant lui dans l'espace que cela lui laissait libre. Son pas etait droit, mais sa route etait etroite. Du reste, homme sur; rigide dans le commandement, exact dans l'obeissance. Gauvain adressa vivement la parole a Guechamp. --Guechamp, une echelle. --Mon commandant, nous n'en avons pas. --Il faut en avoir une. --Pour escalade? --Non. Pour sauvetage. Guechamp reflechit et repondit: --Je comprends. Mais pour ce que vous voulez, il la faut tres haute. --D'au moins trois etages. --Oui, mon commandant, c'est a peu pres la hauteur. Et il faut depasser cette hauteur, car il faut etre sur de reussir. --Sans doute. --Comment se fait-il que vous n'ayez pas d'echelle? --Mon commandant, vous n'avez pas juge a propos d'assieger la Tourgue par le plateau; vous vous etes contente de la bloquer de ce cote-la; vous avez voulu attaquer, non par le pont, mais par la tour. On ne s'est plus occupe que de la mine, et l'on a renonce a l'escalade. C'est pourquoi nous n'avons pas d'echelles. --Faites-en faire une sur-le-champ. --Une echelle de trois etages ne s'improvise pas. --Faites ajouter bout a bout plusieurs echelles courtes. --Il faut en avoir. --Trouvez-en. --On n'en trouvera pas. Partout les paysans detruisent les echelles, de meme qu'ils demontent les charrettes et qu'ils coupent les ponts. --Ils veulent paralyser la republique, c'est vrai. --Ils veulent que nous ne puissions ni trainer un charroi, ni passer une riviere, ni escalader un mur. --Il me faut une echelle, pourtant. --J'y songe, mon commandant, il y a a Javene, pres de Fougeres, une grande charpenterie. On peut en avoir une la. --Il n'y a pas une minute a perdre. --Quand voulez-vous avoir l'echelle? --Demain, a pareille heure, au plus tard. --Je vais envoyer a Javene un expres a franc-etrier. Il portera l'ordre de requisition. Il y a a Javene un poste de cavalerie qui fournira l'escorte. L'echelle pourra etre ici demain avant le coucher du soleil. --C'est bien, cela suffira, dit Gauvain, faites vite. Allez. Dix minutes apres, Guechamp revint et dit a Gauvain: --Mon commandant, l'expres est parti pour Javene. Gauvain monta sur le plateau et demeura longtemps l'oeil fixe sur le pont-chatelet qui etait en travers du ravin. Le pignon du chatelet, sans autre baie que la basse entree fermee par le pont-levis dresse, faisait face a l'escarpement du ravin. Pour arriver du plateau au pied des piles du pont, il fallait descendre le long de cet escarpement, ce qui n'etait pas impossible, de broussaille en broussaille. Mais une fois dans le fosse, l'assaillant serait expose a tous les projectiles pouvant pleuvoir des trois etages. Gauvain acheva de se convaincre qu'au point ou le siege en etait, la veritable attaque etait par la breche de la tour. Il prit toutes ses mesures pour qu'aucune fuite ne fut possible; il completa l'etroit blocus de la Tourgue; il resserra les mailles de ses bataillons de facon que rien ne put passer au travers. Gauvain et Cimourdain se partagerent l'investissement de la forteresse; Gauvain se reserva le cote de la foret et donna a Cimourdain le cote du plateau. Il fut convenu que, tandis que Gauvain, seconde par Guechamp, conduirait l'assaut par la sape, Cimourdain, toutes les meches de la batterie haute allumees, observerait le pont et le ravin. XIII. CE QUE FAIT LE MARQUIS Pendant qu'au dehors tout s'appretait pour l'attaque, au dedans tout s'appretait pour la resistance. Ce n'est pas sans une reelle analogie qu'une tour se nomme une douve, et l'on frappe quelquefois une tour d'un coup de mine comme une douve d'un coup de poincon. La muraille se perce comme une bonde. C'est ce qui etait arrive a la Tourgue. Le puissant coup de poincon donne par deux ou trois quintaux de poudre avait troue de part en part le mur enorme. Ce trou partait du pied de la tour, traversait la muraille dans sa plus grande epaisseur et venait aboutir en arcade informe dans le rez-de-chaussee de la forteresse. Du dehors, les assiegeants, afin de rendre ce trou praticable a l'assaut, l'avaient elargi et faconne a coups de canon. Le rez-de-chaussee ou penetrait cette breche etait une grande salle ronde toute nue, avec pilier central portant la clef de voute. Cette salle, qui etait la plus vaste de tout le donjon, n'avait pas moins de quarante pieds de diametre. Chacun des etages de la tour se composait d'une chambre pareille, mais moins large, avec des logettes dans les embrasures des meurtrieres. La salle du rez-de-chaussee n'avait pas de meurtrieres, pas de soupiraux, pas de lucarnes; juste autant de jour et d'air qu'une tombe. La porte des oubliettes, faite de plus de fer que de bois, etait dans la salle du rez-de-chaussee. Une autre porte de cette salle ouvrait sur un escalier qui conduisait aux chambres superieures. Tous les escaliers etaient pratiques dans l'epaisseur du mur. C'est dans cette salle basse que les assiegeants avaient chance d'arriver par la breche qu'ils avaient faite. Cette salle prise, il leur restait la tour a prendre. On n'avait jamais respire dans cette salle basse. Nul n'y passait vingt-quatre heures sans etre asphyxie. Maintenant, grace a la breche, on y pouvait vivre. C'est pourquoi les assieges ne fermerent pas la breche. D'ailleurs, a quoi bon? Le canon l'eut rouverte. Ils piquerent dans le mur une torchere de fer, y planterent une torche, et cela eclaira le rez-de-chaussee. Maintenant comment s'y defendre? Murer le trou etait facile, mais inutile. Une retirade valait mieux. Une retirade, c'est un retranchement a angle rentrant, sorte de barricade chevronnee qui permet de faire converger les feux sur les assaillants, et qui, en laissant a l'exterieur la breche ouverte, la bouche a l'interieur. Les materiaux ne leur manquaient pas; ils construisirent une retirade, avec fissures pour le passage des canons de fusil. L'angle de la retirade s'appuyait au pilier central; les deux ailes touchaient le mur des deux cotes. Cela fait, on disposa dans les bons endroits des fougasses. Le marquis dirigeait tout. Inspirateur, ordonnateur, guide et maitre, ame terrible. Lantenac etait de cette race d'hommes de guerre du dix-huitieme siecle qui, a quatre-vingts ans, sauvaient des villes. Il ressemblait a ce comte d'Alberg qui, presque centenaire, chassa de Riga le roi de Pologne. --Courage, amis! disait le marquis, au commencement de ce siecle, en 1715, a Bender, Charles XII, enferme dans une maison, a tenu tete, avec trois cents suedois, a vingt mille turcs. On barricada les deux etages d'en bas, on fortifia les chambres, on crenela les alcoves, on contrebuta les portes avec des solives enfoncees a coups de maillet, qui faisaient comme des arcs-boutants; seulement on dut laisser libre l'escalier en spirale qui communiquait a tous les etages, car il fallait pouvoir y circuler; et l'entraver pour l'assiegeant, c'eut ete l'entraver pour l'assiege. La defense des places a toujours ainsi un cote faible. Le marquis, infatigable, robuste comme un jeune homme, soulevant des poutres, portant des pierres, donnait l'exemple, mettait la main a la besogne, commandait, aidait, fraternisait, riait avec ce clan feroce, toujours le seigneur pourtant, haut, familier, elegant, farouche. Il ne fallait pas lui repliquer. Il disait: _Si une moitie de vous se revoltait, je la ferais fusiller par l'autre, et je defendrais la place avec le reste_. Ces choses-la font qu'on adore un chef. XIV. CE QUE FAIT L'IMANUS Pendant que le marquis s'occupait de la breche et de la tour, l'Imanus s'occupait du pont. Des le commencement du siege, l'echelle de sauvetage suspendue transversalement en dehors et au-dessous des fenetres du deuxieme etage, avait ete retiree par ordre du marquis, et placee par l'Imanus dans la salle de la bibliotheque. C'est peut-etre a cette echelle-la que Gauvain voulait suppleer. Les fenetres du premier etage entre-sol, dit salle des gardes, etaient defendues par une triple armature de barreaux de fer scelles dans la pierre, et l'on ne pouvait ni entrer ni sortir par la. Il n'y avait point de barreaux aux fenetres de la bibliotheque, mais elles etaient tres hautes. L'Imanus se fit accompagner de trois hommes, comme lui capables de tout et resolus a tout. Ces hommes etaient Hoisnard, dit Branche-d'Or, et les deux freres Pique-en-Bois. L'Imanus prit une lanterne sourde, ouvrit la porte de fer, et visita minutieusement les trois etages du chatelet du pont. Hoisnard Branche-d'Or etait aussi implacable que l'Imanus, ayant eu un frere tue par les republicains. L'Imanus examina l'etage d'en haut, regorgeant de foin et de paille, et l'etage d'en bas, dans lequel il fit apporter quelques pots a feu, qu'il ajouta aux tonnes de goudron; il fit mettre le tas de fascines de bruyeres en contact avec les tonnes de goudron, et il s'assura du bon etat de la meche soufree dont une extremite etait dans le pont et l'autre dans la tour. Il repandit sur le plancher, sous les tonnes et sous les fascines, une mare de goudron ou il immergea le bout de la meche soufree; puis il fit placer dans la salle de la bibliotheque, entre le rez-de-chaussee ou etait le goudron et le grenier ou etait la paille, les trois berceaux ou etaient Rene-Jean, Gros-Alain et Georgette, plonges dans un profond sommeil. On apporta les berceaux tres doucement pour ne point reveiller les petits. C'etaient de simples petites creches de campagne, sorte de corbeilles d'osier tres basses qu'on pose a terre, ce qui permet a l'enfant de sortir du berceau seul et sans aide. Pres de chaque berceau, l'Imanus fit placer une ecuelle de soupe avec une cuiller de bois. L'echelle de sauvetage decrochee de ses crampons avait ete deposee sur le plancher, contre le mur; l'Imanus fit ranger les trois berceaux bout a bout le long de l'autre mur en regard de l'echelle. Puis, pensant que des courants d'air pouvaient etre utiles, il ouvrit toutes grandes les six fenetres de la bibliotheque. C'etait une nuit d'ete, bleue et tiede. Il envoya les freres Pique-en-Bois ouvrir les fenetres de l'etage inferieur et de l'etage superieur. Il avait remarque, sur la facade orientale de l'edifice, un grand vieux lierre desseche, couleur d'amadou, qui couvrait tout un cote du pont du haut en bas et encadrait les fenetres des trois etages. Il pensa que ce lierre ne nuirait pas. L'Imanus jeta partout un dernier coup d'oeil; apres quoi, ces quatre hommes sortirent du chatelet et rentrerent dans le donjon. L'Imanus referma la lourde porte de fer a double tour, considera attentivement la serrure enorme et terrible, et examina, avec un signe de tete satisfait, la meche soufree qui passait par le trou pratique par lui, et etait desormais la seule communication entre la tour et le pont. Cette meche partait de la chambre ronde, passait sous la porte de fer, entrait sous la voussure, descendait l'escalier du rez-de-chaussee du pont, serpentait sur les degres en spirale, rampait sur le plancher du couloir entre-sol, et allait aboutir a la mare de goudron sous le tas de fascines seches. L'Imanus avait calcule qu'il fallait environ un quart d'heure pour que cette meche, allumee dans l'interieur de la tour, mit le feu a la mare de goudron sous la bibliotheque. Tous ces arrangements pris, et toutes ces inspections faites, il rapporta la clef de la porte de fer au marquis de Lantenac, qui la mit dans sa poche. Il importait de surveiller tous les mouvements des assiegeants. L'Imanus alla se poster en vedette, sa trompe de bouvier a la ceinture, dans la guerite de la plate-forme, au haut de la tour. Tout en observant, un oeil sur la foret, un oeil sur le plateau, il avait pres de lui, dans l'embrasure de la lucarne de la guerite, une poire a poudre, un sac de toile plein de balles de calibre, et de vieux journaux qu'il dechirait, et il faisait des cartouches. Quand le soleil parut, il eclaira dans la foret huit bataillons, le sabre au cote, la giberne au dos, la bayonnette au fusil, prets a l'assaut; sur le plateau, une batterie de canons, avec caissons, gargousses et boites a mitraille; dans la forteresse, dix-neuf hommes chargeant des tromblons, des mousquets, des pistolets et des espingoles; et dans les trois berceaux trois enfants endormis. LIVRE TROISIEME LE MASSACRE DE SAINT-BARTHELEMY i Les enfants se reveillerent. Ce fut d'abord la petite. Un reveil d'enfants, c'est une ouverture de fleurs; il semble qu'un parfum sorte de ces fraiches ames. Georgette, celle de vingt mois, la derniere nee des trois, qui tetait encore en mai, souleva sa petite tete, se dressa sur son seant, regarda ses pieds, et se mit a jaser. Un rayon du matin etait sur son berceau; il eut ete difficile de dire quel etait le plus rose, du pied de Georgette ou de l'aurore. Les deux autres dormaient encore; c'est plus lourd, les hommes; Georgette, gaie et calme, jasait. Rene-Jean etait brun, Gros-Alain etait chatain, Georgette etait blonde. Ces nuances des cheveux, d'accord dans l'enfance avec l'age, peuvent changer plus tard. Rene-Jean avait l'air d'un petit Hercule; il dormait sur le ventre, avec ses deux poings dans ses yeux. Gros-Alain avait les deux jambes hors de son petit lit. Tous trois etaient en haillons; les vetements que leur avait donnes le bataillon du Bonnet-Rouge s'en etaient alles en loques; ce qu'ils avaient sur eux n'etait meme pas une chemise; les deux garcons etaient presque nus, Georgette etait affublee d'une guenille qui avait ete une jupe et qui n'etait plus guere qu'une brassiere. Qui avait soin de ces enfants? On n'eut pu le dire. Pas de mere. Ces sauvages paysans combattants, qui les trainaient avec eux de foret en foret, leur donnaient leur part de soupe. Voila tout. Les petits s'en tiraient comme ils pouvaient. Ils avaient tout le monde pour maitre et personne pour pere. Mais les haillons des enfants, c'est plein de lumiere. Ils etaient charmants. Georgette jasait. Ce qu'un oiseau chante, un enfant le jase. C'est le meme hymne. Hymne indistinct, balbutie, profond. L'enfant a de plus que l'oiseau la sombre destinee humaine devant lui. De la la tristesse des hommes qui ecoutent, melee a la joie du petit qui chante. Le cantique le plus sublime qu'on puisse entendre sur la terre, c'est le begaiement de l'ame humaine sur les levres de l'enfance. Ce chuchotement confus d'une pensee qui n'est encore qu'un instinct contient on ne sait quel appel inconscient a la justice eternelle; peut-etre est-ce une protestation sur le seuil avant d'entrer; protestation humble et poignante; cette ignorance souriant a l'infini compromet toute la creation dans le sort qui sera fait a l'etre faible et desarme. Le malheur, s'il arrive, sera un abus de confiance. Le murmure de l'enfant, c'est plus et moins que la parole; ce ne sont pas des notes, et c'est un chant; ce ne sont pas des syllabes, et c'est un langage; ce murmure a eu son commencement dans le ciel et n'aura pas sa fin sur la terre; il est d'avant la naissance, et il continue; c'est une suite. Ce begaiement se compose de ce que l'enfant disait quand il etait ange et de ce qu'il dira quand il sera homme; le berceau a un Hier de meme que la tombe a un Demain; ce demain et cet hier amalgament dans ce gazouillement obscur leur double inconnu; et rien ne prouve Dieu, l'eternite, la responsabilite, la dualite du destin, comme cette ombre formidable dans cette ame rose. Ce que balbutiait Georgette ne l'attristait pas, car tout son doux visage etait un sourire. Sa bouche souriait, ses yeux souriaient, les fossettes de ses joues souriaient. Il se degageait de ce sourire une mysterieuse acceptation du matin. L'ame a foi dans le rayon. Le ciel etait bleu, il faisait chaud, il faisait beau. La frele creature, sans rien savoir, sans rien connaitre, sans rien comprendre, mollement noyee dans la reverie qui ne pense pas, se sentait en surete dans cette nature, dans ces arbres honnetes, dans cette verdure sincere, dans cette campagne pure et paisible, dans ces bruits de nids, de sources, de mouches, de feuilles, au-dessus desquels resplendissait l'immense innocence du soleil. Apres Georgette, Rene-Jean, l'aine, le grand, qui avait quatre ans passes, se reveilla. Il se leva debout, enjamba virilement son berceau, apercut son ecuelle, trouva cela tout simple, s'assit par terre et commenca a manger sa soupe. La jaserie de Georgette n'avait pas eveille Gros-Alain, mais au bruit de la cuiller dans l'ecuelle, il se retourna en sursaut, et ouvrit les yeux. Gros-Alain etait celui de trois ans. Il vit son ecuelle, il n'avait que le bras a etendre, il la prit, et, sans sortir de son lit, son ecuelle sur ses genoux, sa cuiller au poing, il fit comme Rene-Jean, il se mit a manger. Georgette ne les entendait pas, et les ondulations de sa voix semblaient moduler le bercement d'un reve. Ses yeux grands ouverts regardaient en haut, et etaient divins; quel que soit le plafond ou la voute qu'un enfant a au-dessus de sa tete, ce qui se reflete dans ses yeux, c'est le ciel. Quand Rene-Jean eut fini, il gratta avec la cuiller le fond de l'ecuelle, soupira, et dit avec dignite:--J'ai mange ma soupe. Ceci tira Georgette de sa reverie. --Poupoupe, dit-elle. Et voyant que Rene-Jean avait mange et que Gros-Alain mangeait, elle prit l'ecuelle de soupe qui etait a cote d'elle, et mangea, non sans porter sa cuiller beaucoup plus souvent a son oreille qu'a sa bouche. De temps en temps elle renoncait a la civilisation et mangeait avec ses doigts. Gros-Alain, apres avoir, comme son frere, gratte le fond de l'ecuelle, etait alle le rejoindre et courait derriere lui. ii. Tout a coup on entendit au dehors, en bas, du cote de la foret, un bruit de clairon, sorte de fanfare hautaine et severe. A ce bruit de clairon repondit du haut de la tour un son de trompe. Cette fois, c'etait le clairon qui appelait et la trompe qui donnait la replique. Il y eut un deuxieme coup de clairon que suivit un deuxieme son de trompe. Puis, de la lisiere de la foret, s'eleva une voix lointaine, mais precise, qui cria distinctement ceci: --Brigands! sommation. Si vous n'etes pas rendus a discretion au coucher du soleil, nous attaquons. Une voix, qui ressemblait a un grondement, repondit de la plate-forme de la tour: --Attaquez. La voix d'en bas reprit: --Un coup de canon sera tire, comme dernier avertissement, une demi-heure avant l'assaut. Et la voix d'en haut repeta: --Attaquez. Ces voix n'arrivaient pas jusqu'aux enfants, mais le clairon et la trompe portaient plus haut et plus loin, et Georgette, au premier coup de clairon, dressa le cou, et cessa de manger; au son de trompe, elle posa sa cuiller dans son ecuelle; au deuxieme coup de clairon, elle leva le petit index de sa main droite, et l'abaissant et le relevant tour a tour, marqua les cadences de la fanfare, que vint prolonger le deuxieme son de trompe; quand la trompe et le clairon se turent, elle demeura pensive le doigt en l'air, et murmura a demi-voix:--Misique. Nous pensons qu'elle voulait dire "musique". Les deux aines, Rene-Jean et Gros-Alain, n'avaient pas fait attention a la trompe et au clairon; ils etaient absorbes par autre chose; un cloporte etait en train de traverser la bibliotheque. Gros-Alain l'apercut et cria: --Une bete. Rene-Jean accourut. Gros-Alain reprit: --Ca pique. --Ne lui fais pas de mal, dit Rene-Jean. Et tous deux se mirent a regarder ce passant. Cependant Georgette avait fini sa soupe; elle chercha des yeux ses freres. Rene-Jean et Gros-Alain etaient dans l'embrasure d'une fenetre, accroupis et graves au-dessus du cloporte; ils se touchaient du front et melaient leurs cheveux; ils retenaient leur respiration, emerveilles, et consideraient la bete, qui s'etait arretee et ne bougeait plus, peu contente de tant d'admiration. Georgette, voyant ses freres en contemplation, voulut savoir ce que c'etait. Il n'etait pas aise d'arriver jusqu'a eux, elle l'entreprit pourtant; le trajet etait herisse de difficultes; il y avait des choses par terre, des tabourets renverses, des tas de paperasses, des caisses d'emballage declouees et vides, des bahuts, des monceaux quelconques autour desquels il fallait cheminer, tout un archipel d'ecueils; Georgette s'y hasarda. Elle commenca par sortir de son berceau, premier travail; puis elle s'engagea dans les recifs, serpenta dans les detroits, poussa un tabouret, rampa entre deux coffres, passa par-dessus une liasse de papiers, grimpant d'un cote, roulant de l'autre, montrant avec douceur sa pauvre petite nudite, et parvint ainsi a ce qu'un marin appellerait la mer libre, c'est-a-dire a un assez large espace de plancher qui n'etait plus obstrue et ou il n'y avait plus de perils; alors elle s'elanca, traversa cet espace qui etait tout le diametre de la salle, a quatre pattes, avec une vitesse de chat, et arriva pres de la fenetre; la il y avait un obstacle redoutable; la grande echelle gisante le long du mur venait aboutir a cette fenetre, et l'extremite de l'echelle depassait un peu le coin de l'embrasure; cela faisait entre Georgette et ses freres une sorte de cap a franchir; elle s'arreta et medita; son monologue interieur termine, elle prit son parti; elle empoigna resolument de ses doigts roses un des echelons, lesquels etaient verticaux et non horizontaux, l'echelle etant couchee sur un de ses montants; elle essaya de se lever sur ses pieds et retomba; elle recommenca deux fois, elle echoua; a la troisieme fois, elle reussit; alors, droite et debout, s'appuyant successivement a chacun des echelons, elle se mit a marcher le long de l'echelle; arrivee a l'extremite, le point d'appui lui manquait, elle trebucha, mais saisissant de ses petites mains le bout du montant qui etait enorme, elle se redressa, doubla le promontoire, regarda Rene-Jean et Gros-Alain, et rit. iii. En ce moment-la, Rene-Jean, satisfait du resultat de ses observations sur le cloporte, relevait la tete et disait: --C'est une femelle. Le rire de Georgette fit rire Rene-Jean, et le rire de Rene-Jean fit rire Gros-Alain. Georgette opera sa jonction avec ses freres, et cela fit un petit cenacle assis par terre. Mais le cloporte avait disparu. Il avait profite du rire de Georgette pour se fourrer dans un trou du plancher. D'autres evenements suivirent le cloporte. D'abord des hirondelles passerent. Leurs nids etaient probablement sous le rebord du toit. Elles vinrent voler tout pres de la fenetre, un peu inquietes des enfants, decrivant de grands cercles dans l'air, et poussant leur doux cri du printemps. Cela fit lever les yeux aux trois enfants et le cloporte fut oublie. Georgette braqua son doigt sur les hirondelles et cria:--Cocos! Rene-Jean la reprimanda. --Mamoiselle, on ne dit pas des cocos, on dit des oseaux. --Zozo, dit Georgette. Et tous les trois regarderent les hirondelles. Puis une abeille entra. Rien ne ressemble a une ame comme une abeille. Elle va de fleur en fleur comme une ame d'etoile en etoile, et elle rapporte le miel comme l'ame rapporte la lumiere. Celle-ci fit grand bruit en entrant, elle bourdonnait a voix haute, et elle avait l'air de dire: J'arrive, je viens de voir les roses, maintenant je viens voir les enfants. Qu'est-ce qui se passe ici? Une abeille, c'est une menagere, et cela gronde en chantant. Tant que l'abeille fut la, les trois petits ne la quitterent pas des yeux. L'abeille explora toute la bibliotheque, fureta les recoins, voleta ayant l'air d'etre chez elle et dans une ruche, et roda, ailee et melodieuse, d'armoire en armoire, regardant a travers les vitres les titres des livres, comme si elle eut ete un esprit. Sa visite faite, elle partit. --Elle va dans sa maison, dit Rene-Jean. --C'est une bete, dit Gros-Alain. --Non, repartit Rene-Jean, c'est une mouche. --Muche, dit Georgette. La-dessus, Gros-Alain, qui venait de trouver a terre une ficelle a l'extremite de laquelle il y avait un noeud, prit entre son pouce et son index le bout oppose au noeud, fit de la ficelle une sorte de moulinet, et la regarda tourner avec une attention profonde. De son cote, Georgette, redevenue quadrupede et ayant repris son va-et-vient capricieux sur le plancher, avait decouvert un venerable fauteuil de tapisserie mange des vers dont le crin sortait par plusieurs trous. Elle s'etait arretee a ce fauteuil. Elle elargissait les trous et tirait le crin avec recueillement. Brusquement, elle leva un doigt, ce qui voulait dire: Ecoutez. Les deux freres tournerent la tete. Un fracas vague et lointain s'entendait au dehors; c'etait probablement le camp d'attaque qui executait quelque mouvement strategique dans la foret; des chevaux hennissaient, des tambours battaient, des caissons roulaient, des chaines s'entre-heurtaient, des sonneries militaires s'appelaient et se repondaient, confusion de bruits farouches qui en se melant devenaient une sorte d'harmonie; les enfants ecoutaient, charmes. --C'est le mondieu qui fait ca, dit Rene-Jean. iv. Le bruit cessa. Rene-Jean etait demeure reveur. Comment les idees se decomposent-elles et se recomposent-elles dans ces petits cerveaux-la? Quel est le remuement mysterieux de ces memoires si troubles et si courtes encore? Il se fit dans cette douce tete pensive un melange du mondieu, de la priere, des mains jointes, d'on ne sait quel tendre sourire qu'on avait sur soi autrefois, et qu'on n'avait plus, et Rene-Jean chuchota a demi-voix: Maman. --Maman, dit Gros-Alain. --Mman, dit Georgette. Et puis Rene-Jean se mit a sauter. Ce que voyant, Gros-Alain sauta. Gros-Alain reproduisait tous les mouvements et tous les gestes de Rene-Jean; Georgette moins. Trois ans, cela copie quatre ans; mais vingt mois, cela garde son independance. Georgette resta assise, disant de temps en temps un mot. Georgette ne faisait pas de phrases. C'etait une penseuse; elle parlait par apophtegmes. Elle etait monosyllabique. Au bout de quelque temps neanmoins, l'exemple la gagna, et elle finit par tacher de faire comme ses freres, et ces trois petites paires de pieds nus se mirent a danser, a courir et a chanceler, dans la poussiere du vieux parquet de chene poli, sous le grave regard des bustes de marbre auxquels Georgette jetait de temps en temps de cote un oeil inquiet, en Murmurant: --Les momommes! Dans le langage de Georgette, un "momomme", c'etait tout ce qui ressemblait a un homme et pourtant n'en etait pas un. Les etres n'apparaissent a l'enfant que meles aux fantomes. Georgette, marchant moins qu'elle n'oscillait, suivait ses freres, mais plus volontiers a quatre pattes. Subitement, Rene-Jean, s'etant approche d'une croisee, leva la tete, puis la baissa, et alla se refugier derriere le coin du mur de l'embrasure de la fenetre. Il venait d'apercevoir quelqu'un qui le regardait. C'etait un soldat bleu du campement du plateau qui, profitant de la treve et l'enfreignant peut-etre un peu, s'etait hasarde jusqu'a venir au bord de l'escarpement du ravin d'ou l'on decouvrait l'interieur de la bibliotheque. Voyant Rene-Jean se refugier, Gros-Alain se refugia; il se blottit a cote de Rene-Jean, et Georgette vint se cacher derriere eux. Ils demeurerent la en silence, immobiles, et Georgette mit son doigt sur ses levres. Au bout de quelques instants, Rene-Jean se risqua a avancer la tete; le soldat y etait encore. Rene-Jean rentra sa tete vivement; et les trois petits n'oserent plus souffler. Cela dura assez longtemps. Enfin cette peur ennuya Georgette, elle eut de l'audace, elle regarda. Le soldat s'en etait alle. Ils se remirent a courir et a jouer. Gros-Alain, bien qu'imitateur et admirateur de Rene-Jean, avait une specialite, les trouvailles. Son frere et sa soeur le virent tout a coup caracoler eperdument en tirant apres lui un petit chariot a quatre roues qu'il avait deterre je ne sais ou. Cette voiture a poupee etait la depuis des annees dans la poussiere, oubliee, faisant bon voisinage avec les livres des genies et les bustes des sages. C'etait peut-etre un des hochets avec lesquels avait joue Gauvain enfant. Gros-Alain avait fait de sa ficelle un fouet qu'il faisait claquer; il etait tres fier. Tels sont les inventeurs. Quand on ne decouvre pas l'Amerique, on decouvre une petite charrette. C'est toujours cela. Mais il fallut partager. Rene-Jean voulut s'atteler a la voiture et Georgette voulut monter dedans. Elle essaya de s'y asseoir. Rene-Jean fut le cheval. Gros-Alain fut le cocher. Mais le cocher ne savait pas son metier, le cheval le lui apprit. Rene-Jean cria a Gros-Alain: --Dis: Hu! --Hu! repeta Gros-Alain. La voiture versa. Georgette roula. Cela crie, les anges, Georgette cria. Puis elle eut une vague envie de pleurer. --Mamoiselle, dit Rene-Jean, vous etes trop grande. --J'ai grande, dit Georgette. Et sa grandeur la consola de sa chute. La corniche d'entablement au-dessous des fenetres etait fort large; la poussiere des champs envolee du plateau de bruyere avait fini par s'y amasser, les pluies avaient refait de la terre avec cette poussiere, le vent y avait apporte des graines, si bien qu'une ronce avait profite de ce peu de terre pour pousser la. Cette ronce etait de l'espece vivace dite _murier de renard_. On etait en aout, la ronce etait couverte de mures, et une branche de la ronce entrait par une fenetre. Cette branche pendait presque jusqu'a terre. Gros-Alain, apres avoir decouvert la ficelle, apres avoir decouvert la charrette, decouvrit cette ronce. Il s'en approcha. Il cueillit une mure et la mangea. --J'ai faim, dit Rene-Jean. Et Georgette, galopant sur ses genoux et sur ses mains, arriva. A eux trois ils pillerent la branche et mangerent toutes les mures. Ils s'en griserent et s'en barbouillerent, et, tout vermeils de cette pourpre de la ronce, ces trois petits seraphins finirent par etre trois petits faunes, ce qui eut choque Dante et charme Virgile. Ils riaient aux eclats. De temps en temps la ronce leur piquait les doigts. Rien pour rien. Georgette tendit a Rene-Jean son doigt ou perlait une petite goutte de sang et dit en montrant la ronce: Pique. Gros-Alain, pique aussi, regarda la ronce avec defiance et dit: --C'est une bete. --Non, repondit Rene-Jean, c'est un baton. --Un baton, c'est mechant, reprit Gros-Alain. Georgette, cette fois encore, eut envie de pleurer, mais elle se mit a rire. v. Cependant Rene-Jean, jaloux peut-etre des decouvertes de son frere cadet Gros-Alain, avait concu un grand projet. Depuis quelque temps, tout en cueillant des mures et en se piquant les doigts, ses yeux se tournaient frequemment du cote du lutrin-pupitre monte sur pivot et isole comme un monument au milieu de la bibliotheque. C'est sur ce lutrin que s'etalait le celebre volume _Saint-Barthelemy_. C'etait vraiment un in-quarto magnifique et memorable. Ce _Saint-Barthelemy_ avait ete publie a Cologne par le fameux editeur de la Bible de 1682, Bloeuw, en latin Coesius. Il avait ete fabrique par des presses a boites et a nerfs de boeuf; il etait imprime, non sur papier de Hollande, mais sur ce beau papier arabe, si admire par Edrisi, qui est en soie et coton et toujours blanc; la reliure etait de cuir dore et les fermoirs etaient d'argent; les gardes etaient de ce parchemin que les parcheminiers de Paris faisaient serment d'acheter a la salle Saint-Mathurin "et point ailleurs". Ce volume etait plein de gravures sur bois et sur cuivre et de figures geographiques de beaucoup de pays; il etait precede d'une protestation des imprimeurs, papetiers et libraires contre l'edit de 1633 qui frappait d'un impot "les cuirs, les bieres, le pied fourche, le poisson de mer et le papier"; et au verso du frontispice on lisait une dedicace adressee aux Gryphes, qui sont a Lyon ce que les Elzevirs sont a Amsterdam. De tout cela, il resultait un exemplaire illustre, presque aussi rare que l'_Apostol_ de Moscou. Ce livre etait beau; c'est pourquoi Rene-Jean le regardait, trop peut-etre. Le volume etait precisement ouvert a une grande estampe representant saint Barthelemy portant sa peau sur son bras. Cette estampe se voyait d'en bas. Quand toutes les mures furent mangees, Rene-Jean la considera avec un regard d'amour terrible, et Georgette, dont l'oeil suivait la direction des yeux de son frere, apercut l'estampe et dit:--Gimage. Ce mot sembla determiner Rene-Jean. Alors, a la grande stupeur de Gros-Alain, il fit une chose extraordinaire. Une grosse chaise de chene etait dans un angle de la bibliotheque; Rene-Jean marcha a cette chaise, la saisit, et la traina a lui tout seul jusqu'au pupitre. Puis, quand la chaise toucha le pupitre, il monta dessus et posa ses deux poings sur le livre. Parvenu a ce sommet, il sentit le besoin d'etre magnifique; il prit la "gimage" par le coin d'en haut et la dechira soigneusement; cette dechirure de saint Barthelemy se fit de travers, mais ce ne fut pas la faute de Rene-Jean; il laissa dans le livre tout le cote gauche avec un oeil et un peu de l'aureole du vieil evangeliste apocryphe, et offrit a Georgette l'autre moitie du saint et toute sa peau. Georgette recut le saint et dit: --Momomme. --Et moi! cria Gros-Alain. Il en est de la premiere page arrachee comme du premier sang verse. Cela decide le carnage. Rene-Jean tourna le feuillet; derriere le saint il y avait le commentateur, Pantoenus; Rene-Jean decerna Pantoenus a Gros-Alain. Cependant Georgette dechira son grand morceau en deux petits, puis les deux petits en quatre; si bien que l'histoire pourrait dire que saint Barthelemy, apres avoir ete ecorche en Armenie, fut ecartele en Bretagne. vi. L'ecartelement termine, Georgette tendit la main a Rene-Jean et dit: --Encore! Apres le saint et le commentateur venaient, portraits rebarbatifs, les glossateurs. Le premier en date etait Gavantus; Rene-Jean l'arracha et mit dans la main de Georgette Gavantus. Tous les glossateurs de saint Barthelemy y passerent. Donner est une superiorite. Rene-Jean ne se reserva rien. Gros-Alain et Georgette le contemplaient; cela lui suffisait; il se contenta de l'admiration de son public. Rene-Jean, inepuisable et magnanime, offrit a Gros-Alain Fabricio Pignatelli et a Georgette le pere Stilting; il offrit a Gros-Alain Alphonse Tostat et a Georgette _Cornelius a Lapide_; Gros-Alain eut Henri Hammond, et Georgette eut le pere Roberti, augmente d'une vue de la ville de Douai, ou il naquit en 1619. Gros-Alain recut la protestation des papetiers et Georgette obtint la dedicace aux Gryphes. Il y avait aussi des cartes. Rene-Jean les distribua. Il donna l'Ethiopie a Gros-Alain et la Lycaonie a Georgette. Cela fait, il jeta le livre a terre. Ce fut un moment effrayant. Gros-Alain et Georgette virent, avec une extase melee d'epouvante, Rene-Jean froncer ses sourcils, roidir ses jarrets, crisper ses poings et pousser hors du lutrin l'in-quarto massif. Un bouquin majestueux qui perd contenance, c'est tragique. Le lourd volume desarconne pendit un moment, hesita, se balanca, puis s'ecroula, et, rompu, froisse, lacere, deboite dans sa reliure, disloque dans ses fermoirs, s'aplatit lamentablement sur le plancher. Heureusement il ne tomba point sur eux. Ils furent eblouis, point ecrases. Toutes les aventures des conquerants ne finissent pas aussi bien. Comme toutes les gloires, cela fit un grand bruit et un nuage de poussiere. Ayant terrasse le livre, Rene-Jean descendit de la chaise. Il y eut un instant de silence et de terreur, la victoire a ses effrois. Les trois enfants se prirent les mains et se tinrent a distance, considerant le vaste volume demantele. Mais apres un peu de reverie, Gros-Alain s'approcha energiquement et lui donna un coup de pied. Ce fut fini. L'appetit de la destruction existe. Rene-Jean donna son coup de pied, Georgette donna son coup de pied, ce qui la fit tomber par terre, mais assise; elle en profita pour se jeter sur Saint-Barthelemy; tout prestige disparut; Rene-Jean se precipita, Gros-Alain se rua, et joyeux, eperdus, triomphants, impitoyables, dechirant les estampes, balafrant les feuillets, arrachant les signets, egratignant la reliure, decollant le cuir dore, declouant les clous des coins d'argent, cassant le parchemin, dechiquetant le texte auguste, travaillant des pieds, des mains, des ongles, des dents, roses, riants, feroces, les trois anges de proie s'abattirent sur l'evangeliste sans defense. Ils aneantirent l'Armenie, la Judee, le Benevent ou sont les reliques du saint, Nathanael, qui est peut-etre le meme que Barthelemy, le pape Gelase, qui declara apocryphe l'evangile Barthelemy-Nathanael, toutes les figures, toutes les cartes, et l'execution inexorable du vieux livre les absorba tellement qu'une souris passa sans qu'ils y prissent garde. Ce fut une extermination. Tailler en pieces l'histoire, la legende, la science, les miracles vrais ou faux, le latin d'eglise, les superstitions, les fanatismes, les mysteres, dechirer toute une religion du haut en bas, c'est un travail pour trois geants, et meme pour trois enfants; les heures s'ecoulerent dans ce labeur, mais ils en vinrent a bout; rien ne resta de Saint-Barthelemy. Quand ce fut fini, quand la derniere page fut detachee, quand la derniere estampe fut par terre, quand il ne resta plus du livre que des troncons de texte et d'images dans un squelette de reliure, Rene-Jean se dressa debout, regarda le plancher jonche de toutes ces feuilles eparses, et battit des mains. Gros-Alain battit des mains. Georgette prit a terre une de ces feuilles, se leva, s'appuya contre la fenetre qui lui venait au menton et se mit a dechiqueter par la croisee la grande page en petits morceaux. Ce que voyant, Rene-Jean et Gros-Alain en firent autant. Ils ramasserent et dechirerent, ramasserent encore et dechirerent encore, par la croisee comme Georgette; et, page a page, emiette par ces petits doigts acharnes, presque tout l'antique livre s'envola dans le vent. Georgette, pensive, regarda ces essaims de petits papiers blancs se disperser a tous les souffles de l'air, et dit: --Papillons. Et le massacre se termina par un evanouissement dans l'azur. vii. Telle fut la deuxieme mise a mort de saint Barthelemy qui avait ete deja une premiere fois martyr l'an 49 de Jesus-Christ. Cependant le soir venait, la chaleur augmentait, la sieste etait dans l'air, les yeux de Georgette devenaient vagues, Rene-Jean alla a son berceau, en tira le sac de paille qui lui tenait lieu de matelas, le traina jusqu'a la fenetre, s'allongea dessus et dit:--Couchons-nous. Gros-Alain mit sa tete sur Rene-Jean, Georgette mit sa tete sur Gros-Alain, et les trois malfaiteurs s'endormirent. Les souffles tiedes entraient par les fenetres ouvertes; des parfums de fleurs sauvages, envoles des ravins et des collines, erraient meles aux haleines du soir; l'espace etait calme et misericordieux, tout rayonnait, tout s'apaisait, tout aimait tout; le soleil donnait a la creation cette caresse, la lumiere; on percevait par tous les pores l'harmonie qui se degage de la douceur colossale des choses; il y avait de la maternite dans l'infini; la creation est un prodige en plein epanouissement, elle complete son enormite par sa bonte; il semblait que l'on sentit quelqu'un d'invisible prendre ces mysterieuses precautions qui dans le redoutable conflit des etres protegent les chetifs contre les forts; en meme temps, c'etait beau; la splendeur egalait la mansuetude. Le paysage, ineffablement assoupi, avait cette moire magnifique que font sur les prairies et sur les rivieres les deplacements de l'ombre et de la clarte; les fumees montaient vers les nuages, comme des reveries vers des visions; des vols d'oiseaux tourbillonnaient au-dessus de la Tourgue; les hirondelles regardaient par les croisees, et avaient l'air de venir voir si les enfants dormaient bien. Ils etaient gracieusement groupes l'un sur l'autre, immobiles, demi-nus dans des poses d'amours; ils etaient adorables et purs, a eux trois ils n'avaient pas neuf ans, ils faisaient des songes de paradis qui se refletaient sur leurs bouches en vagues sourires, Dieu leur parlait peut-etre a l'oreille, ils etaient ceux que toutes les langues humaines appellent les faibles et les benis, ils etaient les innocents venerables; tout faisait silence comme si le souffle de leurs douces poitrines etait l'affaire de l'univers et etait ecoute de la creation entiere, les feuilles ne bruissaient pas, les herbes ne frissonnaient pas; il semblait que le vaste monde etoile retint sa respiration pour ne point troubler ces trois humbles dormeurs angeliques, et rien n'etait sublime comme l'immense respect de la nature autour de cette petitesse. Le soleil allait se coucher et touchait presque a l'horizon. Tout a coup, dans cette paix profonde, eclata un eclair qui sortit de la foret, puis un bruit farouche. On venait de tirer un coup de canon. Les echos s'emparerent de ce bruit et en firent un fracas. Le grondement prolonge de colline en colline fut monstrueux. Il reveilla Georgette. Elle souleva un peu sa tete, dressa son petit doigt, ecouta et dit: --Poum! Le bruit cessa, tout rentra dans le silence, Georgette remit sa tete sur Gros-Alain, et se rendormit. LIVRE QUATRIEME LA MERE I. LA MORT PASSE Ce soir-la, la mere, qu'on a vue cheminant presque au hasard, avait marche toute la journee. C'etait, du reste, son histoire de tous les jours; aller devant elle et ne jamais s'arreter. Car ses sommeils d'accablement dans le premier coin venu n'etaient pas plus du repos que ce qu'elle mangeait ca et la, comme les oiseaux picorent, n'etait de la nourriture. Elle mangeait et dormait juste autant qu'il fallait pour ne pas tomber morte. C'etait dans une grange abandonnee qu'elle avait passe la nuit precedente; les guerres civiles font de ces masures-la; elle avait trouve dans un champ desert quatre murs, une porte ouverte, un peu de paille sous un reste de toit, et elle s'etait couchee sur cette paille et sous ce toit, sentant a travers la paille le glissement des rats et voyant a travers le toit le lever des astres. Elle avait dormi quelques heures; puis s'etait reveillee au milieu de la nuit, et remise en route afin de faire le plus de chemin possible avant la grande chaleur du jour. Pour qui voyage a pied l'ete, minuit est plus clement que midi. Elle suivait de son mieux l'itineraire sommaire que lui avait indique le paysan de Vantortes; elle allait le plus possible au couchant. Qui eut ete pres d'elle l'eut entendue dire sans cesse a demi-voix:--La Tourgue.--Avec les noms de ses trois enfants, elle ne savait plus guere que ce mot-la. Tout en marchant, elle songeait. Elle pensait aux aventures qu'elle avait traversees; elle pensait a tout ce qu'elle avait souffert, a tout ce qu'elle avait accepte; aux rencontres, aux indignites, aux conditions faites, aux marches proposes et subis, tantot pour un asile, tantot pour un morceau de pain, tantot simplement pour obtenir qu'on lui montrat sa route. Une femme miserable est plus malheureuse qu'un homme miserable, parce qu'elle est instrument de plaisir. Affreuse marche errante! Du reste tout lui etait bien egal pourvu qu'elle retrouvat ses enfants. Sa premiere rencontre, ce jour-la, avait ete un village sur la route; l'aube paraissait a peine; tout etait encore baigne du sombre de la nuit; pourtant quelques portes etaient deja entre-baillees dans la grande rue du village, et des tetes curieuses sortaient des fenetres. Les habitants avaient l'agitation d'une ruche inquietee. Cela tenait a un bruit de roues et de ferrailles qu'on avait entendu. Sur la place, devant l'eglise, un groupe ahuri, les yeux en l'air, regardait quelque chose descendre par la route vers le village du haut d'une colline. C'etait un chariot a quatre roues traine par cinq chevaux atteles de chaines. Sur le chariot on distinguait un entassement qui ressemblait a un monceau de longues solives au milieu desquelles il y avait on ne sait quoi d'informe; c'etait recouvert d'une grande bache, qui avait l'air d'un linceul. Dix hommes a cheval marchaient en avant du chariot et dix autres en arriere. Ces hommes avaient des chapeaux a trois cornes et l'on voyait se dresser au-dessus de leurs epaules des pointes qui paraissaient etre des sabres nus. Tout ce cortege, avancant lentement, se decoupait en vive noirceur sur l'horizon. Le chariot semblait noir, l'attelage semblait noir, les cavaliers semblaient noirs. Le matin blemissait derriere. Cela entra dans le village et se dirigea vers la place. Il s'etait fait un peu de jour pendant la descente de ce chariot et l'on put voir distinctement le cortege, qui paraissait une marche d'ombres, car il n'en sortait pas une parole. Les cavaliers etaient des gendarmes. Ils avaient en effet le sabre nu. La bache etait noire. La miserable mere errante entra de son cote dans le village et s'approcha de l'attroupement des paysans au moment ou arrivaient sur la place cette voiture et ces gendarmes. Dans l'attroupement, des voix chuchotaient des questions et des reponses. --Qu'est-ce que c'est que ca? --C'est la guillotine qui passe. --D'ou vient-elle? --De Fougeres. --Ou va-t-elle? --Je ne sais pas. On dit qu'elle va a un chateau du cote de Parigne. --A Parigne! --Qu'elle aille ou elle voudra, pourvu qu'elle ne s'arrete pas ici! Cette grande charrette avec son chargement voile d'une sorte de suaire, cet attelage, ces gendarmes, le bruit de ces chaines, le silence de ces hommes, l'heure crepusculaire, tout cet ensemble etait spectral. Ce groupe traversa la place et sortit du village; le village etait dans un fond entre une montee et une descente; au bout d'un quart d'heure, les paysans, restes la comme petrifies, virent reparaitre la lugubre procession au sommet de la colline qui etait a l'occident. Les ornieres cahotaient les grosses roues, les chaines de l'attelage grelottaient au vent du matin, les sabres brillaient; le soleil se levait, la route tourna, tout disparut. C'etait le moment meme ou Georgette, dans la salle de la bibliotheque, se reveillait a cote de ses freres encore endormis, et disait bonjour a ses pieds roses. II. LA MORT PARLE La mere avait regarde cette chose obscure passer, mais n'avait pas compris ni cherche a comprendre, ayant devant les yeux une autre vision, ses enfants perdus dans les tenebres. Elle sortit du village, elle aussi, peu apres le cortege qui venait de defiler, et suivit la meme route, a quelque distance en arriere de la deuxieme escouade de gendarmes. Subitement le mot "guillotine" lui revint; "guillotine", pensa-t-elle; cette sauvage, Michelle Flechard, ne savait pas ce que c'etait; mais l'instinct avertit; elle eut, sans pouvoir dire pourquoi, un fremissement, il lui sembla horrible de marcher derriere cela, et elle prit a gauche, quitta la route, et s'engagea sous des arbres qui etaient la foret de Fougeres. Apres avoir rode quelque temps, elle apercut un clocher et des toits, c'etait un des villages de la lisiere du bois, elle y alla. Elle avait faim. Ce village etait un de ceux ou les republicains avaient etabli des postes militaires. Elle penetra jusqu'a la place de la mairie. Dans ce village-la aussi il y avait emoi et anxiete. Un rassemblement se pressait devant un perron de quelques marches qui etait l'entree de la mairie. Sur ce perron on apercevait un homme escorte de soldats qui tenait a la main un grand placard deploye. Cet homme avait a sa droite un tambour et a sa gauche un afficheur portant un pot a colle et un pinceau. Sur le balcon au-dessus de la porte le maire etait debout, ayant son echarpe tricolore melee a ses habits de paysan. L'homme au placard etait un crieur public. Il avait son baudrier de tournee auquel etait suspendue une petite sacoche, ce qui indiquait qu'il allait de village en village, et qu'il avait quelque chose a crier dans tout le pays. Au moment ou Michelle Flechard approcha, il venait de deployer le placard, et il en commencait la lecture. Il dit d'une voix haute: --"Republique francaise. Une et indivisible." Le tambour fit un roulement. Il y eut dans le rassemblement une sorte d'ondulation. Quelques-uns oterent leurs bonnets; d'autres renfoncerent leurs chapeaux. Dans ce temps-la et dans ce pays-la, on pouvait presque reconnaitre l'opinion a la coiffure; les chapeaux etaient royalistes, les bonnets etaient republicains. Les murmures de voix confuses cesserent, on ecouta, le crieur lut: --"... En vertu des ordres a nous donnes et des pouvoirs a nous delegues par le comite de salut public..." Il y eut un deuxieme roulement de tambour. Le crieur poursuivit: --"... Et en execution du decret de la Convention nationale qui met hors la loi les rebelles pris les armes a la main, et qui frappe de la peine capitale quiconque leur donnera asile ou les fera evader..." Un paysan demanda bas a son voisin: --Qu'est-ce que c'est que ca, la peine capitale? Le voisin repondit: --Je ne sais pas. Le crieur agita le placard: --"... Vu l'article 17 de la loi du 30 avril qui donne tout pouvoir aux delegues et aux subdelegues contre les rebelles. "Sont mis hors la loi..." Il fit une pause et reprit: --"... Les individus designes sous les noms et surnoms qui suivent..." Tout l'attroupement preta l'oreille. La voix du crieur devint tonnante. Il dit: --"... Lantenac, brigand." --C'est monseigneur, murmura un paysan. Et l'on entendit dans la foule ce chuchotement: C'est monseigneur. Le crieur reprit: --"... Lantenac, ci-devant marquis, brigand.--L'Imanus, brigand..." Deux paysans se regarderent de cote. --C'est Gouge-le-Bruant. --Oui, c'est Brise-Bleu. Le crieur continuait de lire la liste: --"... Grand-Francoeur, brigand..." Le rassemblement murmura: --C'est un pretre. --Oui, monsieur l'abbe Turmeau. --Oui, quelque part, du cote du bois de la Chapelle, il est cure. --Et brigand, dit un homme a bonnet. Le crieur lut: --"... Boisnouveau, brigand.--Les deux freres Pique-en-bois, brigands. --Houzard, brigand..." --C'est monsieur de Quelen, dit un paysan. --"Panier, brigand..." --C'est monsieur Sepher. --"... Place-nette, brigand..." --C'est monsieur Jamois. Le crieur poursuivait sa lecture sans s'occuper de ces commentaires. --"... Guinoiseau, brigand.--Chatenay, dit Robi, brigand..." Un paysan chuchota: --Guinoiseau est le meme que le Blond, Chatenay est de Saint-Ouen. --"... Hoisnard, brigand", reprit le crieur. Et l'on entendit dans la foule: --Il est de Ruille. --Oui, c'est Branche-d'Or. --Il a eu son frere tue a l'attaque de Pontorson. --Oui, Hoisnard-Malonniere. --Un beau jeune homme de dix-neuf ans. --Attention, dit le crieur. Voici la fin de la liste:--"... Belle-Vigne, brigand.--La Musette, brigand.--Sabre-tout, brigand.--Brin-d'Amour, brigand..." Un garcon poussa le coude d'une fille. La fille sourit. Le crieur continua: --"... Chante-en-hiver, brigand.--Le Chat, brigand..." Un paysan dit: --C'est Moulard. --"... Tabouze, brigand..." Un paysan dit: --C'est Gauffre. --Ils sont deux, les Gauffre, ajouta une femme. --Tous des bons, grommela un gars. Le crieur secoua l'affiche et le tambour battit un ban. Le crieur reprit sa lecture: --"... Les susnommes, en quelque lieu qu'ils soient saisis, et apres l'identite constatee, seront immediatement mis a mort." Il y eut un mouvement. Le crieur poursuivit: --"... Quiconque leur donnera asile ou aidera a leur evasion sera traduit en cour martiale, et mis a mort. Signe..." Le silence devint profond. --"... Signe: le delegue du Comite de salut public, CIMOURDAIN." --Un pretre, dit un paysan. --L'ancien cure de Parigne, dit un autre. Un bourgeois ajouta: --Turmeau et Cimourdain. Un pretre blanc et un pretre bleu. --Tous deux noirs, dit un autre bourgeois. Le maire, qui etait sur le balcon, souleva son chapeau, et cria: --Vive la republique! Un roulement de tambour annonca que le crieur n'avait pas fini. En effet il fit un signe de la main. --Attention, dit-il. Voici les quatre dernieres lignes de l'affiche du gouvernement. Elles sont signees du chef de la colonne d'expedition des Cotes-du-Nord, qui est le commandant Gauvain. --Ecoutez! dirent les voix de la foule. Et le crieur lut: --"Sous peine de mort..." Tous se turent. --"... Defense est faite, en execution de l'ordre ci-dessus, de porter aide et secours aux dix-neuf rebelles susnommes qui sont a cette heure investis et cernes dans la Tourgue." --Hein? dit une voix. C'etait une voix de femme. C'etait la voix de la mere. III. BOURDONNEMENT DE PAYSANS Michelle Flechard etait melee a la foule. Elle n'avait rien ecoute, mais ce qu'on n'ecoute pas, on l'entend. Elle avait entendu ce mot, la Tourgue. Elle dressait la tete. --Hein? repeta-t-elle, la Tourgue? On la regarda. Elle avait l'air egare. Elle etait en haillons. Des voix murmurerent:--Ca a l'air d'une brigande. Une paysanne qui portait des galettes de sarrasin dans un panier s'approcha et lui dit tout bas: --Taisez-vous. Michelle Flechard considera cette femme avec stupeur. De nouveau, elle ne comprenait plus. Ce nom, la Tourgue, avait passe comme un eclair, et la nuit se refaisait. Est-ce qu'elle n'avait pas le droit de s'informer? Qu'est-ce qu'on avait donc a la regarder ainsi? Cependant le tambour avait battu un dernier ban, l'afficheur avait colle l'affiche, le maire etait rentre dans la mairie, le crieur etait parti pour quelque autre village, et l'attroupement se dispersait. Un groupe etait reste devant l'affiche. Michelle Flechard alla a ce groupe. On commentait les noms des hommes mis hors la loi. Il y avait la des paysans et des bourgeois; c'est-a-dire des blancs et des bleus. Un paysan disait: --C'est egal, ils ne tiennent pas tout le monde. Dix-neuf, ca n'est que dix-neuf. Ils ne tiennent pas Priou, ils ne tiennent pas Benjamin Moulins, ils ne tiennent pas Goupil, de la paroisse d'Andouille. --Ni Lorieul, de Monjean, dit un autre. D'autres ajouterent: --Ni Brice-Denys. --Ni Francois Dudouet. --Oui, celui de Laval. --Ni Huet, de Launey-Villiers. --Ni Gregis. --Ni Pilon. --Ni Filleul. --Ni Menicent. --Ni Gueharree. --Ni les trois freres Logerais. --Ni monsieur Lechandelier de Pierreville. --Imbeciles! dit un vieux severe a cheveux blancs. Ils ont tout, s'ils ont Lantenac. --Ils ne l'ont pas encore, murmura un des jeunes. Le vieillard repliqua: --Lantenac pris, l'ame est prise. Lantenac mort, la Vendee est tuee. --Qu'est-ce que c'est donc que ce Lantenac? demanda un bourgeois. Un bourgeois repondit: --C'est un ci-devant. Et un autre reprit: --C'est un de ceux qui fusillent les femmes. Michelle Flechard entendit, et dit: --C'est vrai. On se retourna. Et elle ajouta: --Puisqu'on m'a fusillee. Le mot etait singulier; il fit l'effet d'une vivante qui se dit morte. On se mit a l'examiner, un peu de travers. Elle etait inquietante a voir en effet; tressaillant de tout, effaree, frissonnante, ayant une anxiete fauve, et si effrayee qu'elle etait effrayante. Il y a dans le desespoir de la femme on ne sait quoi de faible qui est terrible. On croit voir un etre suspendu a l'extremite du sort. Mais les paysans prennent la chose plus en gros. L'un d'eux grommela: --Ca pourrait bien etre une espionne. --Taisez-vous donc, et allez-vous-en, lui dit tout bas la bonne femme qui lui avait deja parle. Michelle Flechard repondit: --Je ne fais pas de mal. Je cherche mes enfants. La bonne femme regarda ceux qui regardaient Michelle Flechard, se toucha le front du doigt en clignant de l'oeil, et dit: --C'est une innocente. Puis elle la prit a part, et lui donna une galette de sarrasin. Michelle Flechard, sans remercier, mordit avidement dans la galette. --Oui, dirent les paysans, elle mange comme une bete, c'est une innocente. Et le reste du rassemblement se dissipa. Tous s'en allerent l'un apres l'autre. Quand Michelle Flechard eut mange, elle dit a la paysanne: --C'est bon, j'ai mange. Maintenant, la Tourgue? --Voila que ca la reprend! s'ecria la paysanne. --Il faut que j'aille a la Tourgue. Dites-moi le chemin de la Tourgue. --Jamais! dit la paysanne. Pour vous faire tuer, n'est-ce pas? D'ailleurs, je ne sais pas. Ah ca, vous etes donc vraiment folle? Ecoutez, pauvre femme, vous avez l'air fatiguee. Voulez-vous vous reposer chez moi? --Je ne me repose pas, dit la mere. --Elle a les pieds tout ecorches, murmura la paysanne. Michelle Flechard reprit: --Puisque je vous dis qu'on m'a vole mes enfants. Une petite fille et deux petits garcons. Je viens du carnichot qui est dans la foret. On peut parler de moi a Tellmarch-le-Caimand. Et puis a l'homme que j'ai rencontre dans le champ la-bas. C'est le caimand qui m'a guerie. Il parait que j'avais quelque chose de casse. Tout cela, ce sont des choses qui sont arrivees. Il y a encore le sergent Radoub. On peut lui parler. Il dira. Puisque c'est lui qui nous a rencontres dans un bois. Trois. Je vous dis trois enfants. Meme que l'aine s'appelle Rene-Jean. Je puis prouver tout cela. L'autre s'appelle Gros-Alain, et l'autre s'appelle Georgette. Mon mari est mort. On l'a tue. Il etait metayer a Siscoignard. Vous avez l'air d'une bonne femme. Enseignez-moi mon chemin. Je ne suis pas une folle, je suis une mere. J'ai perdu mes enfants. Je les cherche. Voila tout. Je ne sais pas au juste d'ou je viens. J'ai dormi cette nuit-ci sur de la paille dans une grange. La Tourgue, voila ou je vais. Je ne suis pas une voleuse. Vous voyez bien que je dis la verite. On devrait m'aider a retrouver mes enfants. Je ne suis pas du pays. J'ai ete fusillee, mais je ne sais pas ou. La paysanne hocha la tete et dit: --Ecoutez, la passante. Dans des temps de revolution, il ne faut pas dire des choses qu'on ne comprend pas. Ca peut vous faire arreter. --Mais la Tourgue! cria la mere. Madame, pour l'amour de l'enfant Jesus et de la sainte bonne Vierge du paradis, je vous en prie, madame, je vous en supplie, je vous en conjure, dites-moi par ou l'on va pour aller a la Tourgue! La paysanne se mit en colere. --Je ne le sais pas! et je le saurais que je ne le dirais pas! Ce sont la de mauvais endroits. On ne va pas la. --J'y vais pourtant, dit la mere. Et elle se remit en route. La paysanne la regarda s'eloigner et grommela: --Il faut cependant qu'elle mange. Elle courut apres Michelle Flechard et lui mit une galette de ble noir dans la main. --Voila pour votre souper. Michelle Flechard prit le pain de sarrasin, ne repondit pas, ne tourna pas la tete, et continua de marcher. Elle sortit du village. Comme elle atteignait les dernieres maisons, elle rencontra trois petits enfants deguenilles et pieds nus, qui passaient. Elle s'approcha d'eux et dit: --Ceux-ci, c'est deux filles et un garcon. Et voyant qu'ils regardaient son pain, elle le leur donna. Les enfants prirent le pain et eurent peur. Elle s'enfonca dans la foret. IV. UNE MEPRISE Cependant, ce jour-la meme, avant que l'aube parut, dans l'obscurite indistincte de la foret, il s'etait passe, sur le troncon de chemin qui va de Javene a Lecousse, ceci: Tout est chemin creux dans le Bocage, et, entre toute, la route de Javene a Parigne par Lecousse est tres encaissee. De plus, tortueuse. C'est plutot un ravin qu'un chemin. Cette route vient de Vitre et a eu l'honneur de cahoter le carrosse de madame de Sevigne. Elle est comme muree a droite et a gauche par les haies. Pas de lieu meilleur pour une embuscade. Ce matin-la, une heure avant que Michelle Flechard, sur un autre point de la foret, arrivat dans ce premier village ou elle avait eu la sepulcrale apparition de la charrette escortee de gendarmes, il y avait dans les halliers que la route de Javene traverse au sortir du pont sur le Couesnon, un pele-mele d'hommes invisibles. Les branches cachaient tout. Ces hommes etaient des paysans, tous vetus du grigo, sayon de poil que portaient les rois de Bretagne au sixieme siecle et les paysans au dix-huitieme. Ces hommes etaient armes, les uns de fusils, les autres de cognees. Ceux qui avaient des cognees venaient de preparer dans une clairiere une sorte de bucher de fagots secs et de rondins auquel on n'avait plus qu'a mettre le feu. Ceux qui avaient des fusils etaient groupes des deux cotes du chemin dans une posture d'attente. Qui eut pu voir a travers les feuilles eut apercu partout des doigts sur des detentes et des canons de carabine braques dans les embrasures que font les entrecroisements des branchages. Ces gens etaient a l'affut. Tous les fusils convergeaient sur la route, que le point du jour blanchissait. Dans ce crepuscule des voix basses dialoguaient. --Es-tu sur de ca? --Dame, on le dit. --Elle va passer? --On dit qu'elle est dans le pays. --Il ne faut pas qu'elle en sorte. --Il faut la bruler. --Nous sommes trois villages venus pour cela. --Oui, mais l'escorte? --On tuera l'escorte. --Mais est-ce que c'est par cette route-ci qu'elle passe? --On le dit. --C'est donc alors qu'elle viendrait de Vitre? --Pourquoi pas? --Mais c'est qu'on disait qu'elle venait de Fougeres. --Qu'elle vienne de Fougeres ou de Vitre, elle vient du diable. --Oui. --Et il faut qu'elle y retourne. --Oui. --C'est donc a Parigne qu'elle irait? --Il parait. --Elle n'ira pas. --Non. --Non, non, non! --Attention. Il devenait utile de se taire en effet, car il commencait a faire un peu jour. Tout a coup les hommes embusques retinrent leur respiration; on entendit un bruit de roues et de chevaux. Ils regarderent a travers les branches et distinguerent confusement dans le chemin creux une longue charrette, une escorte a cheval, quelque chose sur la charrette; cela venait a eux. --La voila! dit celui qui paraissait le chef. --Oui, dit un des guetteurs, avec l'escorte. --Combien d'hommes d'escorte? --Douze. --On disait qu'ils etaient vingt. --Douze ou vingt, tuons tout. --Attendons qu'ils soient en pleine portee. Peu apres, a un tournant du chemin, la charrette et l'escorte apparurent. --Vive le roi! cria le chef paysan. Cent coups de fusil partirent a la fois. Quand la fumee se dissipa, l'escorte aussi etait dissipee. Sept cavaliers etaient tombes, cinq s'etaient enfuis. Les paysans coururent a la charrette. --Tiens, s'ecria le chef, ce n'est pas la guillotine. C'est une echelle. La charrette avait en effet pour tout chargement une longue echelle. Les deux chevaux s'etaient abattus, blesses; le charretier avait ete tue, mais pas expres. --C'est egal, dit le chef, une echelle escortee est suspecte. Cela allait du cote de Parigne. C'etait pour l'escalade de la Tourgue, bien sur. --Brulons l'echelle, crierent les paysans. Et ils brulerent l'echelle. Quant a la funebre charrette qu'ils attendaient, elle suivait une autre route, et elle etait deja a deux lieues plus loin, dans ce village ou Michelle Flechard la vit passer au soleil levant. V. VOX IN DESERTO Michelle Flechard, en quittant les trois enfants auxquels elle avait donne son pain, s'etait mise a marcher au hasard a travers le bois. Puisqu'on ne voulait pas lui montrer son chemin, il fallait bien qu'elle le trouvat toute seule. Par instants elle s'asseyait, et elle se relevait, et elle s'asseyait encore. Elle avait cette fatigue lugubre qu'on a d'abord dans les muscles, puis qui passe dans les os; fatigue d'esclave. Elle etait esclave en effet. Esclave de ses enfants perdus. Il fallait les retrouver; chaque minute ecoulee pouvait etre leur perte; qui a un tel devoir n'a plus de droit; reprendre haleine lui etait interdit. Mais elle etait bien lasse. A ce degre d'epuisement, un pas de plus est une question. Le pourra-t-on faire? Elle marchait depuis le matin; elle n'avait plus rencontre de village, ni meme de maison. Elle prit d'abord le sentier qu'il fallait, puis celui qu'il ne fallait pas, et elle finit par se perdre au milieu des branches pareilles les unes aux autres. Approchait-elle du but? Touchait-elle au terme de sa passion? Elle etait dans la voie douloureuse, et elle sentait l'accablement de la derniere station. Allait-elle tomber sur la route et expirer la? A un certain moment, avancer encore lui sembla impossible, le soleil declinait, la foret etait obscure, les sentiers s'etaient effaces sous l'herbe, et elle ne sut plus que devenir. Elle n'avait plus que Dieu. Elle se mit a appeler, personne ne repondit. Elle regarda autour d'elle, elle vit une claire-voie dans les branches, elle se dirigea de ce cote-la, et brusquement se trouva hors du bois. Elle avait devant elle un vallon etroit comme une tranchee, au fond duquel coulait dans les pierres un clair filet d'eau. Elle s'apercut alors qu'elle avait une soif ardente. Elle alla a cette eau, s'agenouilla, et but. Elle profita de ce qu'elle etait a genoux pour faire sa priere. En se relevant, elle chercha a s'orienter. Elle enjamba le ruisseau. Au dela du petit vallon se prolongeait a perte de vue un vaste plateau couvert de broussailles courtes, qui, a partir du ruisseau, montait en plan incline et emplissait tout l'horizon. La foret etait une solitude, ce plateau etait un desert. Dans la foret, derriere chaque buisson on pouvait rencontrer quelqu'un; sur le plateau, aussi loin que le regard pouvait s'etendre, on ne voyait rien. Quelques oiseaux qui avaient l'air de fuir volaient dans les bruyeres. Alors, en presence de cet abandon immense, sentant flechir ses genoux, et comme devenue insensee, la mere eperdue jeta a la solitude ce cri etrange: --Y a-t-il quelqu'un ici? Et elle attendit la reponse. On repondit. Une voix sourde et profonde eclata, cette voix venait du fond de l'horizon, elle se repercuta d'echo en echo; cela ressemblait a un coup de tonnerre a moins que ce ne fut un coup de canon; et il semblait que cette voix repliquait a la question de la mere et qu'elle disait: Oui. Puis le silence se fit. La mere se dressa, ranimee; il y avait quelqu'un. Il lui paraissait qu'elle avait maintenant a qui parler; elle venait de boire et de prier; les forces lui revenaient, elle se mit a gravir le plateau du cote ou elle avait entendu l'enorme voix lointaine. Tout a coup elle vit sortir de l'extreme horizon une haute tour. Cette tour etait seule dans ce sauvage paysage; un rayon du soleil couchant l'empourprait. Elle etait a plus d'une lieue de distance. Derriere cette tour se perdait dans la brume une grande verdure diffuse qui etait la foret de Fougeres. Cette tour lui apparaissait sur le meme point de l'horizon d'ou etait venu ce grondement qui lui avait semble un appel. Etait-ce cette tour qui avait fait ce bruit? Michelle Flechard etait arrivee sur le sommet du plateau; elle n'avait plus devant elle que de la plaine. Elle marcha vers la tour. VI. SITUATION Le moment etait venu. L'inexorable tenait l'impitoyable. Cimourdain avait Lantenac dans sa main. Le vieux royaliste rebelle etait pris au gite; evidemment il ne pouvait echapper; et Cimourdain entendait que le marquis fut decapite chez lui, sur place, sur ses terres, et en quelque sorte dans sa maison, afin que la demeure feodale vit tomber la tete de l'homme feodal, et que l'exemple fut memorable. C'est pourquoi il avait envoye chercher a Fougeres la guillotine. On vient de la voir en route. Tuer Lantenac, c'etait tuer la Vendee; tuer la Vendee, c'etait sauver la France. Cimourdain n'hesitait pas. Cet homme etait a l'aise dans la ferocite du devoir. Le marquis semblait perdu; de ce cote Cimourdain etait tranquille, mais il etait inquiet d'un autre cote. La lutte serait certainement affreuse; Gauvain la dirigerait, et voudrait s'y meler peut-etre; il y avait du soldat dans ce jeune chef; il etait homme a se jeter dans ce pugilat; pourvu qu'il n'y fut pas tue? Gauvain! son enfant! l'unique affection qu'il eut sur la terre! Gauvain avait eu du bonheur jusque-la, mais le bonheur se lasse. Cimourdain tremblait. Sa destinee avait cela d'etrange qu'il etait entre deux Gauvain, l'un dont il voulait la mort, l'autre dont il voulait la vie. Le coup de canon qui avait secoue Georgette dans son berceau et appele la mere du fond des solitudes n'avait pas fait que cela. Soit hasard, soit intention du pointeur, le boulet, qui n'etait pourtant qu'un boulet d'avertissement, avait frappe, creve et arrache a demi l'armature de barreaux de fer qui masquait et fermait la grande meurtriere du premier etage de la tour. Les assieges n'avaient pas eu le temps de reparer cette avarie. Les assieges s'etaient vantes. Ils avaient tres peu de munitions. Leur situation, insistons-y, etait plus critique encore que les assiegeants ne le supposaient. S'ils avaient eu assez de poudre, ils auraient fait sauter la Tourgue, eux et l'ennemi dedans; c'etait leur reve; mais toutes leurs reserves etaient epuisees. A peine avaient-ils trente coups a tirer par homme. Ils avaient beaucoup de fusils, d'espingoles et de pistolets, et peu de cartouches. Ils avaient charge toutes les armes afin de pouvoir faire un feu continu; mais combien de temps durerait ce feu? Il fallait a la fois le nourrir et le menager. La etait la difficulte. Heureusement--bonheur sinistre--la lutte serait surtout d'homme a homme, et a l'arme blanche; au sabre et au poignard. On se colleterait plus qu'on ne se fusillerait. On se hacherait; c'etait la leur esperance. L'interieur de la tour semblait inexpugnable. Dans la salle basse ou aboutissait le trou de breche, etait la retirade, cette barricade savamment construite par Lantenac, qui obstruait l'entree. En arriere de la retirade, une longue table etait couverte d'armes chargees, tromblons, carabines et mousquetons, et de sabres, de haches et de poignards. N'ayant pu utiliser pour faire sauter la tour le cachot-crypte des oubliettes qui communiquait avec la salle basse, le marquis avait fait fermer la porte de ce caveau. Au-dessus de la salle basse etait la chambre ronde du premier etage a laquelle on n'arrivait que par une vis-de-Saint-Gilles tres etroite; cette chambre, meublee, comme la salle basse,d'une table couverte d'armes toutes pretes et sur lesquelles on n'avait qu'a mettre la main, etait eclairee par la grande meurtriere dont un boulet venait de defoncer le grillage; au-dessus de cette chambre, l'escalier en spirale menait a la chambre ronde du second etage ou etait la porte de fer donnant sur le pont-chatelet. Cette chambre du second s'appelait indistinctement _la chambre de la porte de fer_ ou _la chambre des miroirs_, a cause de beaucoup de petits miroirs, accroches a cru sur la pierre nue a de vieux clous rouilles, bizarre recherche melee a la sauvagerie. Les chambres d'en haut ne pouvant etre utilement defendues, cette chambre des miroirs etait ce que Mannesson-Mallet, le legislateur des places fortes, appelle "le dernier poste ou les assieges font une capitulation". Il s'agissait, nous l'avons dit deja, d'empecher les assiegeants d'arriver la. Cette chambre ronde du second etage etait eclairee par des meurtrieres; pourtant une torche y brulait. Cette torche, plantee dans une torchere de fer pareille a celle de la salle basse, avait ete allumee par l'Imanus, qui avait place tout a cote l'extremite de la meche soufree. Soins horribles. Au fond de la salle basse, sur un long treteau, il y avait a manger, comme dans une caverne homerique; de grands plats de riz, du fur, qui est une bouillie de ble noir, de la godnivelle, qui est un hachis de veau, des rondeaux de houichepote, pate de farine et de fruits cuits a l'eau, de la badree, des pots de cidre. Buvait et mangeait qui voulait. Le coup de canon les mit tous en arret. On n'avait plus qu'une demi-heure devant soi. L'Imanus, du haut de la tour, surveillait l'approche des assiegeants. Lantenac avait commande de ne pas tirer et de les laisser arriver. Il avait dit: --Ils sont quatre mille cinq cents. Tuer dehors est inutile. Ne tuez que dedans. Dedans, l'egalite se refait. Et il avait ajoute en riant:--Egalite, Fraternite. Il etait convenu que lorsque l'ennemi commencerait son mouvement, l'Imanus, avec sa trompe, avertirait. Tous, en silence, postes derriere la retirade, ou sur les marches des escaliers, attendaient, une main sur leur mousquet, l'autre sur leur rosaire. La situation se precisait, et etait ceci: Pour les assaillants, une breche a gravir, une barricade a forcer, trois salles superposees a prendre de haute lutte l'une apres l'autre, deux escaliers tournants a emporter marche par marche, sous une nuee de mitraille; pour les assieges, mourir. VII. PRELIMINAIRES Gauvain de son cote mettait en ordre l'attaque. Il donnait ses dernieres instructions a Cimourdain, qui, on s'en souvient, devait, sans prendre part a l'action, garder le plateau, et a Guechamp qui devait rester en observation avec le gros de l'armee dans le camp de la foret. Il etait entendu que ni la batterie basse du bois ni la batterie haute du plateau ne tireraient, a moins qu'il n'y eut sortie ou tentative d'evasion. Gauvain se reservait le commandement de la colonne de breche. C'est la ce qui troublait Cimourdain. Le soleil venait de se coucher. Une tour en rase campagne ressemble a un navire en pleine mer. Elle doit etre attaquee de la meme facon. C'est plutot un abordage qu'un assaut. Pas de canon. Rien d'inutile. A quoi bon canonner des murs de quinze pieds d'epaisseur? Un trou dans le sabord, les uns qui le forcent, les autres qui le barrent, des haches, des couteaux, des pistolets, les poings et les dents. Telle est l'aventure. Gauvain sentait qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'enlever la Tourgue. Une attaque ou l'on se voit le blanc des yeux, rien de plus meurtrier. Il connaissait le redoutable interieur de la tour, y ayant ete enfant. Il songeait profondement. Cependant, a quelques pas de lui, son lieutenant, Guechamp, une longue-vue a la main, examinait l'horizon du cote de Parigne. Tout a coup Guechamp s'ecria: --Ah! enfin! Cette exclamation tira Gauvain de sa reverie. --Qu'y a-t-il, Guechamp? --Mon commandant, il y a que voici l'echelle. --L'echelle de sauvetage? --Oui. --Comment? nous ne l'avions pas encore? --Non, commandant. Et j'etais inquiet. L'expres que j'avais envoye a Javene etait revenu. --Je le sais. --Il avait annonce qu'il avait trouve a la charpenterie de Javene l'echelle de la dimension voulue, qu'il l'avait requisitionnee, qu'il avait fait mettre l'echelle sur une charrette, qu'il avait requis une escorte de douze cavaliers, et qu'il avait vu partir pour Parigne la charrette, l'escorte et l'echelle. Sur quoi, il etait revenu a franc etrier. --Et nous avait fait ce rapport. Et il avait ajoute que la charrette, etant bien attelee et partie vers deux heures du matin, serait ici avant le coucher du soleil. Je sais tout cela. Eh bien? --Eh bien, mon commandant, le soleil vient de se coucher et la charrette qui apporte l'echelle n'est pas encore arrivee. --Est-ce possible? Mais il faut pourtant que nous attaquions. L'heure est venue. Si nous tardions, les assieges croiraient que nous reculons. --Mon commandant, on peut attaquer. --Mais l'echelle de sauvetage est necessaire. --Sans doute. --Mais nous ne l'avons pas. --Nous l'avons. --Comment? --C'est ce qui m'a fait dire: Ah! enfin! La charrette n'arrivait pas; j'ai pris ma longue-vue, et j'ai examine la route de Parigne a la Tourgue, et, mon commandant, je suis content. La charrette est la-bas avec l'escorte. Elle descend une cote. Vous pouvez la voir. Gauvain prit la longue-vue et regarda. --En effet. La voici. Il ne fait plus assez de jour pour tout distinguer. Mais on voit l'escorte, c'est bien cela. Seulement l'escorte me parait plus nombreuse que vous ne le disiez, Guechamp. --Et a moi aussi. --Ils sont a environ un quart de lieue. --Mon commandant, l'echelle de sauvetage sera ici dans un quart d'heure. --On peut attaquer. C'etait bien une charrette en effet qui arrivait, mais ce n'etait pas celle qu'ils croyaient. Gauvain, en se retournant, vit derriere lui le sergent Radoub, droit, les yeux baisses, dans l'attitude du salut militaire. --Qu'est-ce, sergent Radoub? --Citoyen commandant, nous, les hommes du bataillon du Bonnet-Rouge, nous avons une grace a vous demander. --Laquelle? --De nous faire tuer. --Ah! dit Gauvain. --Voulez-vous avoir cette bonte? --Mais ... c'est selon, dit Gauvain. --Voici, commandant. Depuis l'affaire de Dol, vous nous menagez. Nous sommes encore douze. --Eh bien? --Ca nous humilie. --Vous etes la reserve. --Nous aimons mieux etre l'avant-garde. --Mais j'ai besoin de vous pour decider le succes a la fin d'une action. Je vous conserve. --Trop. --C'est egal. Vous etes dans la colonne. Vous marchez. --Derriere. C'est le droit de Paris de marcher devant. --J'y penserai, sergent Radoub. --Pensez-y aujourd'hui, mon commandant. Voici une occasion. Il va y avoir un rude croc-en-jambe a donner ou a recevoir. Ce sera dru. La Tourgue brulera les doigts de ceux qui y toucheront. Nous demandons la faveur d'en etre. Le sergent s'interrompit, se tordit la moustache, et reprit d'une voix Alteree: --Et puis, voyez-vous, mon commandant, dans cette tour, il y a nos momes. Nous avons la nos enfants, les enfants du bataillon, nos trois enfants. Cette affreuse face de Gribouille-mon-cul-te-baise, le nomme Brise-Bleu, le nomme Imanus, ce Gouge-le-Bruant, ce Bouge-le-Gruand, ce Fouge-le-Truand, ce tonnerre de Dieu d'homme du diable, menace nos enfants. Nos enfants, nos mioches, mon commandant! Quand tous les tremblements s'en meleraient, nous ne voulons pas qu'il leur arrive malheur. Entendez-vous ca, autorite? Nous ne le voulons pas. Tantot, j'ai profite de ce qu'on ne se battait pas, et je suis monte sur le plateau, et je les ai regardes par une fenetre, oui, ils sont vraiment la, on peut les voir du bord du ravin, et je les ai vus, et je leur ai fait peur, a ces amours. Mon commandant, s'il tombe un seul cheveu de leurs petites caboches de cherubins, je le jure, mille noms de noms de tout ce qu'il y a de sacre, moi le sergent Radoub, je m'en prends a la carcasse du Pere Eternel. Et voici ce que dit le bataillon: nous voulons que les momes soient sauves, ou etre tous tues. C'est notre droit, ventraboumine! oui, tous tues. Et maintenant, salut et respect. Gauvain tendit la main a Radoub, et dit: --Vous etes des braves. Vous serez de la colonne d'attaque. Je vous partage en deux. Je mets six de vous a l'avant-garde, afin qu'on avance, et j'en mets six a l'arriere-garde, afin qu'on ne recule pas. --Est-ce toujours moi qui commande les douze? --Certes. --Alors, mon commandant, merci. Car je suis de l'avant-garde. Radoub refit le salut militaire et regagna le rang. Gauvain tira sa montre, dit quelques mots a l'oreille de Guechamp, et la colonne d'attaque commenca a se former. VIII. LE VERBE ET LE RUGISSEMENT Cependant Cimourdain, qui n'avait pas encore gagne son poste du plateau, et qui etait a cote de Gauvain, s'approcha d'un clairon. --Sonne a la trompe, lui dit-il. Le clairon sonna, la trompe repondit. Un son de clairon et un son de trompe s'echangerent encore. --Qu'est-ce que c'est? demanda Gauvain a Guechamp. Que veut Cimourdain? Cimourdain s'etait avance vers la tour, un mouchoir blanc a la main. Il eleva la voix. --Hommes qui etes dans la tour, me connaissez-vous? Une voix, la voix de l'Imanus, repliqua du haut de la tour: --Oui. Les deux voix alors se parlerent et se repondirent et l'on entendit ceci: --Je suis l'envoye de la republique. --Tu es l'ancien cure de Parigne. --Je suis le delegue du comite du salut public. --Tu es un pretre. --Je suis le representant de la loi. --Tu es un renegat. --Je suis le commissaire de la revolution. --Tu es un apostat. --Je suis Cimourdain. --Tu es le demon. --Vous me connaissez? --Nous t'execrons. --Seriez-vous contents de me tenir en votre pouvoir? --Nous sommes ici dix-huit qui donnerions nos tetes pour avoir la tienne. --Eh bien, je viens me livrer a vous. On entendit au haut de la tour un eclat de rire sauvage et ce cri: --Viens! Il y avait dans le camp un profond silence d'attente. Cimourdain reprit: --A une condition. --Laquelle? --Ecoutez. --Parle. --Vous me haissez? --Oui. --Moi, je vous aime. Je suis votre frere. La voix du haut de la tour repondit: --Oui, Cain. Cimourdain repartit avec une inflexion singuliere, qui etait a la fois haute et douce: --Insultez, mais ecoutez. Je viens ici en parlementaire. Oui, vous etes mes freres. Vous etes de pauvres hommes egares. Je suis votre ami. Je suis la lumiere et je parle a l'ignorance. La lumiere contient toujours de la fraternite. D'ailleurs, est-ce que nous n'avons pas tous la meme mere, la patrie? Eh bien, ecoutez-moi. Vous saurez plus tard, ou vos enfants sauront, ou les enfants de vos enfants sauront que tout ce qui se fait en ce moment se fait par l'accomplissement des lois d'en haut, et que ce qu'il y a dans la revolution, c'est Dieu. En attendant le moment ou toutes les consciences, meme les votres, comprendront, et ou tous les fanatismes, meme les notres, s'evanouiront, en attendant que cette grande clarte soit faite, personne n'aura-t-il pitie de vos tenebres? Je viens a vous, je vous offre ma tete; je fais plus, je vous tends la main. Je vous demande la grace de me perdre pour vous sauver. J'ai pleins pouvoirs, et ce que je dis, je le puis. C'est un instant supreme; je fais un dernier effort. Oui, celui qui vous parle est un citoyen, et dans ce citoyen, oui, il y a un pretre. Le citoyen vous combat, mais le pretre vous supplie. Ecoutez-moi. Beaucoup d'entre vous ont des femmes et des enfants. Je prends la defense de vos enfants et de vos femmes. Je prends leur defense contre vous. O mes freres... --Va, preche! ricana l'Imanus. Cimourdain continua: --Mes freres, ne laissez pas sonner l'heure execrable. On va ici s'entr'egorger. Beaucoup d'entre nous qui sommes ici devant vous ne verront pas le soleil de demain; oui, beaucoup d'entre nous periront, et vous, vous tous, vous allez mourir. Faites-vous grace a vous-memes. Pourquoi verser tout ce sang quand c'est inutile? Pourquoi tuer tant d'hommes quand deux suffisent? --Deux? dit l'Imanus. --Oui. Deux. --Qui? --Lantenac et moi. Et Cimourdain eleva la voix: --Deux hommes sont de trop, Lantenac pour nous, moi pour vous. Voici ce que je vous offre, et vous aurez tous la vie sauve: donnez-nous Lantenac, et prenez-moi. Lantenac sera guillotine, et vous ferez de moi ce que vous voudrez. --Pretre, hurla l'Imanus, si nous t'avions, nous te brulerions a petit feu. --J'y consens, dit Cimourdain. Et il reprit: --Vous, les condamnes qui etes dans cette tour, vous pouvez tous dans une heure etre vivants et libres. Je vous apporte le salut. Acceptez-vous? L'Imanus eclata. --Tu n'es pas seulement scelerat, tu es fou. Ah ca, pourquoi viens-tu nous deranger? Qui est-ce qui te prie de venir nous parler? Nous, livrer monseigneur! Qu'est-ce que tu veux? --Sa tete. Et je vous offre... --Ta peau. Car nous t'ecorcherions comme un chien, cure Cimourdain. Eh bien, non, ta peau ne vaut pas sa tete. Va-t'en. --Cela va etre horrible. Une derniere fois, reflechissez. La nuit venait pendant ces paroles sombres qu'on entendait au dedans de la tour comme au dehors. Le marquis de Lantenac se taisait et laissait faire. Les chefs ont de ces sinistres egoismes. C'est un des droits de la responsabilite. L'Imanus jeta sa voix par-dessus Cimourdain, et cria: --Hommes qui nous attaquez, nous vous avons dit nos propositions, elles sont faites, et nous n'avons rien a y changer. Acceptez-les, sinon, malheur! Consentez-vous? Nous vous rendrons les trois enfants qui sont la, et vous nous donnerez la sortie libre et la vie sauve, a tous. --A tous, oui, repondit Cimourdain, excepte un. --Lequel? --Lantenac. --Monseigneur! Livrer monseigneur! Jamais. --Il nous faut Lantenac. --Jamais. --Nous ne pouvons traiter qu'a cette condition. --Alors commencez. Le silence se fit. L'Imanus, apres avoir sonne avec sa trompe le coup de signal, redescendit; le marquis mit l'epee a la main; les dix-neuf assieges se grouperent en silence dans la salle basse, en arriere de la retirade, et se mirent a genoux; ils entendaient le pas mesure de la colonne d'attaque qui avancait vers la tour dans l'obscurite; ce bruit se rapprochait; tout a coup ils le sentirent tout pres d'eux, a la bouche meme de la breche. Alors tous, agenouilles, epaulerent a travers les fentes de la retirade leurs fusils et leurs espingoles, et l'un d'eux, Grand-Francoeur, qui etait le pretre Turmeau, se leva, et, un sabre nu dans la main droite, un crucifix dans la main gauche, dit d'une voix grave: --Au nom du Pere, du Fils et du Saint-Esprit! Tous firent feu a la fois, et la lutte s'engagea. IX. TITANS CONTRE GEANTS Cela fut en effet epouvantable. Ce corps a corps depassa tout ce qu'on avait pu rever. Pour trouver quelque chose de pareil, il faudrait remonter aux grands duels d'Eschyle ou aux antiques tueries feodales; a ces "_attaques a armes courtes_" qui ont dure jusqu'au dix-septieme siecle, quand on penetrait dans les places fortes par les fausses brayes; assauts tragiques, ou, dit le vieux sergent de la province d'Alentejo, "les fourneaux ayant fait leur effet, les assiegeants s'avanceront portant des planches couvertes de lames de fer-blanc, armes de rondaches et de mantelets, et fournis de quantite de grenades, faisant abandonner les retranchements ou retirades a ceux de la place, et s'en rendront maitres, poussant vigoureusement les assieges". Le lieu d'attaque etait horrible; c'etait une de ces breches qu'on appelle en langue du metier _breches sans voute_, c'est-a-dire, on se le rappelle, une crevasse traversant le mur de part en part et non une fracture evasee a ciel ouvert. La poudre avait agi comme une vrille. L'effet de la mine avait ete si violent que la tour avait ete fendue par l'explosion a plus de quarante pieds au-dessus du fourneau, mais ce n'etait qu'une lezarde, et la dechirure praticable qui servait de breche et donnait entree dans la salle basse ressemblait plutot au coup de lance qui perce qu'au coup de hache qui entaille. C'etait une ponction au flanc de la tour, une longue fracture penetrante, quelque chose comme un puits couche a terre, un couloir serpentant et montant comme un intestin a travers une muraille de quinze pieds d'epaisseur, on ne sait quel informe cylindre encombre d'obstacles, de pieges, d'explosions, ou l'on se heurtait le front aux granits, les pieds aux gravats, les yeux aux tenebres. Les assaillants avaient devant eux ce porche noir, bouche de gouffre ayant pour machoires, en bas et en haut, toutes les pierres de la muraille dechiquetee; une gueule de requin n'a pas plus de dents que cet arrachement effroyable. Il fallait entrer dans ce trou, et en sortir. Dedans eclatait la mitraille, dehors se dressait la retirade. Dehors, c'est-a-dire dans la salle basse du rez-de-chaussee. Les rencontres de sapeurs dans les galeries couvertes quand la contre-mine vient couper la mine, les boucheries a la hache sous les entre-ponts des vaisseaux qui s'abordent dans les batailles navales, ont seules cette ferocite. Se battre au fond d'une fosse, c'est le dernier degre de l'horreur. Il est affreux de s'entre-tuer avec un plafond sur la tete. Au moment ou le premier flot des assiegeants entra, toute la retirade se couvrit d'eclairs, et ce fut quelque chose comme la foudre eclatant sous terre. Le tonnerre assaillant repliqua au tonnerre embusque. Les detonations se riposterent; le cri de Gauvain s'eleva: Foncons! Puis le cri de Lantenac: Faites ferme contre l'ennemi! Puis le cri de l'Imanus: A moi les Mainiaux! Puis des cliquetis, sabres contre sabres, et, coup sur coup, d'effroyables decharges tuant tout. La torche accrochee au mur eclairait vaguement toute cette epouvante. Impossible de rien distinguer; on etait dans une noirceur rougeatre; qui entrait la etait subitement sourd et aveugle, sourd du bruit, aveugle de la fumee. Les hommes mis hors de combat gisaient parmi les decombres, on marchait sur des cadavres, on ecrasait des plaies, on broyait des membres casses d'ou sortaient des hurlements, on avait les pieds mordus par des mourants. Par instants, il y avait des silences plus hideux que le bruit. On se colletait, on entendait l'effrayant souffle des bouches, puis des grincements, des rales, des imprecations, et le tonnerre recommencait. Un ruisseau de sang sortait de la tour par la breche, et se repandait dans l'ombre. Cette flaque sombre fumait dehors dans l'herbe. On eut dit que c'etait la tour elle-meme qui saignait et que la geante etait blessee. Chose surprenante, cela ne faisait presque pas de bruit dehors. La nuit etait tres noire, et dans la plaine et dans la foret il y avait autour de la forteresse attaquee une sorte de paix funebre. Dedans c'etait l'enfer, dehors c'etait le sepulcre. Ce choc d'hommes s'exterminant dans les tenebres, ces mousqueteries, ces clameurs, ces rages, tout ce tumulte expirait sous la masse des murs et des voutes, l'air manquait au bruit, et au carnage s'ajoutait l'etouffement. Hors de la tour, cela s'entendait a peine. Les petits enfants dormaient pendant ce temps-la. L'acharnement augmentait. La retirade tenait bon. Rien de plus malaise a forcer que ce genre de barricade en chevron rentrant. Si les assieges avaient contre eux le nombre, ils avaient pour eux la position. La colonne d'attaque perdait beaucoup de monde. Alignee et allongee dehors au pied de la tour, elle s'enfoncait lentement dans l'ouverture de la breche, et se raccourcissait, comme une couleuvre qui entre dans son trou. Gauvain, qui avait des imprudences de jeune chef, etait dans la salle basse au plus fort de la melee, avec toute la mitraille autour de lui. Ajoutons qu'il avait la confiance de l'homme qui n'a jamais ete blesse. Comme il se retournait pour donner un ordre, une lueur de mousqueterie eclaira un visage tout pres de lui. --Cimourdain! s'ecria-t-il, qu'est-ce que vous venez faire ici? C'etait Cimourdain en effet. Cimourdain repondit: --Je viens etre pres de toi. --Mais vous allez vous faire tuer! --He bien, toi, qu'est-ce que tu fais donc? --Mais je suis necessaire ici. Vous pas. --Puisque tu y es, il faut que j'y sois. --Non, mon maitre. --Si, mon enfant! Et Cimourdain resta pres de Gauvain. Les morts s'entassaient sur les paves de la salle basse. Bien que la retirade ne fut pas forcee encore, le nombre evidemment devait finir par vaincre. Les assaillants etaient a l'abri; dix assiegeants tombaient contre un assiege, mais les assiegeants se renouvelaient. Les assiegeants croissaient et les assieges decroissaient. Les dix-neuf assieges etaient tous derriere la retirade, l'attaque etant la. Ils avaient des morts et des blesses. Quinze tout au plus combattaient encore. Un des plus farouches, Chante-en-hiver, avait ete affreusement mutile. C'etait un breton trapu et crepu, de l'espece petite et vivace. Il avait un oeil creve et la machoire brisee. Il pouvait encore marcher. Il se traina dans l'escalier en spirale, et monta dans la chambre du premier etage, esperant pouvoir la prier et mourir. Il s'etait adosse au mur pres de la meurtriere pour tacher de respirer un peu. En bas la boucherie devant la retirade etait de plus en plus horrible. Dans une intermittence, entre deux decharges, Cimourdain eleva la voix: --Assieges! cria-t-il. Pourquoi faire couler le sang plus longtemps? Vous etes pris. Rendez-vous. Songez que nous sommes quatre mille cinq cents contre dix-neuf, c'est-a-dire plus de deux cents contre un. Rendez-vous. --Cessons ce marivaudage, repondit le marquis de Lantenac. Et vingt balles riposterent a Cimourdain. La retirade ne montait pas jusqu'a la voute; cela permettait aux assieges de tirer par-dessus, mais cela permettait aux assiegeants de l'escalader. --L'assaut a la retirade! cria Gauvain. Y a-t-il quelqu'un de bonne volonte pour escalader la retirade? --Moi, dit le sergent Radoub. X. RADOUB Ici les assaillants eurent une stupeur. Radoub etait entre par le trou de breche, a la tete de la colonne d'attaque, lui sixieme, et sur ces six hommes du bataillon parisien, quatre etaient deja tombes. Apres qu'il eut jete ce cri: Moi! on le vit, non avancer, mais reculer, et, baisse, courbe, rampant presque entre les jambes des combattants, regagner l'ouverture de la breche, et sortir. Etait-ce une fuite? Un tel homme fuir? Qu'est-ce que cela voulait dire? Arrive hors de la breche, Radoub, encore aveugle par la fumee, se frotta les yeux comme pour en oter l'horreur et la nuit, et, a la lueur des etoiles, regarda la muraille de la tour. Il fit ce signe de tete satisfait qui veut dire: Je ne m'etais pas trompe. Radoub avait remarque que la lezarde profonde de l'explosion de la mine montait au-dessus de la breche jusqu'a cette meurtriere du premier etage dont un boulet avait defonce et disloque l'armature de fer. Le reseau des barreaux rompus pendait a demi arrache, et un homme pouvait passer. Un homme pouvait passer, mais un homme pouvait-il monter? Par la lezarde, oui, a la condition d'etre un chat. C'est ce qu'etait Radoub. Il etait de cette race que Pindare appelle "les athletes agiles". On peut etre vieux soldat et homme jeune; Radoub, qui avait ete garde-francaise, n'avait pas quarante ans. C'etait un Hercule leste. Radoub posa a terre son mousqueton, ota sa buffleterie, quitta son habit et sa veste, et ne garda que ses deux pistolets qu'il mit dans la ceinture de son pantalon et son sabre nu qu'il prit entre ses dents. La crosse des deux pistolets passait au-dessus de sa ceinture. Ainsi allege de l'inutile, et suivi des yeux dans l'obscurite par tous ceux de la colonne d'attaque qui n'etaient pas encore entres dans la breche, il se mit a gravir les pierres de la lezarde du mur comme les marches d'un escalier. N'avoir pas de souliers lui fut utile; rien ne grimpe comme un pied nu; il crispait ses orteils dans les trous des pierres. Il se hissait avec ses poings et s'affermissait avec ses genoux. La montee etait rude. C'etait quelque chose comme une ascension le long des dents d'une scie. --Heureusement, pensait-il, qu'il n'y a personne dans la chambre du premier etage, car on ne me laisserait pas escalader ainsi. Il n'avait pas moins de quarante pieds a gravir de cette facon. A mesure qu'il montait, un peu gene par les pommeaux saillants de ses pistolets, la lezarde allait se retrecissant, et l'ascension devenait de plus en plus difficile. Le risque de la chute augmentait en meme temps que la profondeur du precipice. Enfin il parvint au rebord de la meurtriere; il ecarta le grillage tordu et descelle, il avait largement de quoi passer; il se souleva d'un effort puissant, appuya son genou sur la corniche du rebord, saisit d'une main un troncon de barreau a droite, de l'autre main un troncon a gauche, et se dressa jusqu'a mi-corps devant l'embrasure de la meurtriere, le sabre aux dents, suspendu par ses deux poings sur l'abime. Il n'avait plus qu'une enjambee a faire pour sauter dans la salle du premier etage. Mais une face apparut dans la meurtriere. Radoub vit brusquement devant lui dans l'ombre quelque chose d'effroyable; un oeil creve, une machoire fracassee, un masque sanglant. Ce masque, qui n'avait plus qu'une prunelle, le regardait. Ce masque avait deux mains; ces deux mains sortirent de l'ombre et s'avancerent vers Radoub; l'une, d'une seule poignee, lui prit ses deux pistolets dans sa ceinture, l'autre lui ota son sabre des dents. Radoub etait desarme. Son genou glissait sur le plan incline de la corniche, ses deux poings crispes aux troncons du grillage suffisaient a peine a le soutenir, et il avait derriere lui quarante pieds de precipice. Ce masque et ces mains, c'etait Chante-en-hiver. Chante-en-hiver, suffoque par la fumee qui montait d'en bas, avait reussi a entrer dans l'embrasure de la meurtriere, la l'air exterieur l'avait ranime, la fraicheur de la nuit avait fige son sang, et il avait repris un peu de force; tout a coup il avait vu surgir au dehors devant l'ouverture le torse de Radoub; alors, Radoub ayant les mains cramponnees aux barreaux et n'ayant que le choix de se laisser tomber ou de se laisser desarmer, Chante-en-hiver, epouvantable et tranquille, lui avait cueilli ses pistolets a sa ceinture et son sabre entre les dents. Un duel inoui commenca. Le duel du desarme et du blesse. Evidemment, le vainqueur c'etait le mourant. Une balle suffisait pour jeter Radoub dans le gouffre beant sous ses pieds. Par bonheur pour Radoub, Chante-en-hiver, ayant les deux pistolets dans une seule main, ne put en tirer un et fut force de se servir du sabre. Il porta un coup de pointe a l'epaule de Radoub. Ce coup de sabre blessa Radoub et le sauva. Radoub, sans armes, mais ayant toute sa force, dedaigna sa blessure qui d'ailleurs n'avait pas entame l'os, fit un soubresaut en avant, lacha les barreaux et bondit dans l'embrasure. La il se trouva face a face avec Chante-en-hiver, qui avait jete le sabre derriere lui et qui tenait les deux pistolets dans ses deux poings. Chante-en-hiver, dresse sur ses genoux, ajusta Radoub presque a bout portant, mais son bras affaibli tremblait, et il ne tira pas tout de suite. Radoub profita de ce repit pour eclater de rire. --Dis donc, cria-t-il, Vilain-a-voir! est-ce que tu crois me faire peur avec ta gueule en boeuf a la mode? Sapristi, comme on t'a delabre le minois! Chante-en-hiver le visait. Radoub continua: --Ce n'est pas pour dire, mais tu as eu la gargoine joliment chiffonnee par la mitraille. Mon pauvre garcon, Bellone t'a fracasse la physionomie. Allons, allons, crache ton petit coup de pistolet, mon bonhomme. Le coup partit et passa si pres de la tete qu'il arracha a Radoub la moitie de l'oreille. Chante-en-hiver eleva l'autre bras arme du second pistolet, mais Radoub ne lui laissa pas le temps de viser. --J'ai assez d'une oreille de moins, cria-t-il. Tu m'as blesse deux fois. A moi la belle! Et il se rua sur Chante-en-hiver, lui rejeta le bras en l'air, fit partir le coup qui alla n'importe ou, et lui saisit et lui mania sa machoire disloquee. Chante-en-hiver poussa un rugissement et s'evanouit. Radoub l'enjamba et le laissa dans l'embrasure. --Maintenant que je t'ai fait savoir mon ultimatum, dit-il, ne bouge plus. Reste la, mechant traine-a-terre. Tu penses bien que je ne vais pas a present m'amuser a te massacrer. Rampe a ton aise sur le sol, concitoyen de mes savates. Meurs, c'est toujours ca de fait. C'est tout a l'heure que tu vas savoir que ton cure ne te disait que des betises. Va-t'en dans le grand mystere, paysan. Et il sauta dans la salle du premier etage. --On n'y voit goutte, grommela-t-il. Chante-en-hiver s'agitait convulsivement et hurlait a travers l'agonie. Radoub se retourna. --Silence! fais-moi le plaisir de te taire, citoyen sans le savoir. Je ne me mele plus de ton affaire. Je meprise de t'achever. Fiche-moi la paix. Et, inquiet, il fourra son poing dans ses cheveux, tout en considerant Chante-en-hiver. --Ah ca, qu'est-ce que je vais faire? C'est bon tout ca, mais me voila desarme. J'avais deux coups a tirer. Tu me les as gaspilles, animal! Et avec ca une fumee qui vous fait aux yeux un mal de chien! Et rencontrant son oreille dechiree: --Aie! dit-il. Et il reprit: --Te voila bien avance de m'avoir confisque une oreille! Au fait, j'aime mieux avoir ca de moins qu'autre chose, ca n'est guere qu'un ornement. Tu m'as aussi egratigne a l'epaule, mais ce n'est rien. Expire, villageois, je te pardonne. Il ecouta. Le bruit dans la salle basse etait effrayant. Le combat etait plus forcene que jamais. --Ca va bien en bas. C'est egal, ils gueulent vive le roi. Ils crevent noblement. Ses pieds cognerent son sabre a terre. Il le ramassa, et il dit a Chante-en-hiver qui ne bougeait plus et qui etait peut-etre mort: --Vois-tu, homme des bois, pour ce que je voulais faire, mon sabre ou zut, c'est la meme chose. Je le reprends par amitie. Mais il me fallait mes pistolets. Que le diable t'emporte, sauvage! Ah ca, qu'est-ce que je vais faire? Je ne suis bon a rien ici. Il avanca dans la salle tachant de voir et de s'orienter. Tout a coup dans la penombre, derriere le pilier du milieu, il apercut une longue table, et sur cette table quelque chose qui brillait vaguement. Il tata. C'etaient des tromblons, des pistolets, des carabines, une rangee d'armes a feu disposees en ordre et semblant n'attendre que des mains pour les saisir; c'etait la reserve de combat preparee par les assieges pour la deuxieme phase de l'assaut; tout un arsenal. --Un buffet! s'ecria Radoub. Et il se jeta dessus, ebloui. Alors il devint formidable. La porte de l'escalier communiquant aux etages d'en haut et d'en bas etait visible, toute grande ouverte, a cote de la table chargee d'armes. Radoub laissa tomber son sabre, prit dans ses deux mains deux pistolets a deux coups et les dechargea a la fois au hasard sous la porte dans la spirale de l'escalier, puis il saisit une espingole et la dechargea, puis il empoigna un tromblon gorge de chevrotines et le dechargea. Le tromblon, vomissant quinze balles, sembla un coup de mitraille. Alors Radoub, reprenant haleine, cria d'une voix tonnante dans l'escalier: Vive Paris! Et s'emparant d'un deuxieme tromblon plus gros que le premier, il le braqua sous la voute tortueuse de la vis-de-Saint-Gilles, et attendit. Le desarroi dans la salle basse fut indescriptible. Ces etonnements imprevus desagregent la resistance. Deux des balles de la triple decharge de Radoub avaient porte; l'une avait tue Houzard, qui etait M. de Quelen. --Ils sont en haut! cria le marquis. Ce cri determina l'abandon de la retirade, une volee d'oiseaux n'est pas plus vite en deroute, et ce fut a qui se precipiterait dans l'escalier. Le marquis encourageait cette fuite. --Faites vite, disait-il. Le courage est d'echapper. Montons tous au deuxieme etage! La nous recommencerons. Il quitta la retirade le dernier. Cette bravoure le sauva. Radoub, embusque au haut du premier etage de l'escalier, le doigt sur la detente du tromblon, guettait la deroute. Les premiers qui apparurent au tournant de la spirale recurent la decharge en pleine face, et tomberent foudroyes. Si le marquis en eut ete, il etait mort. Avant que Radoub eut eu le temps de saisir une nouvelle arme, les autres passerent, le marquis apres tous, et plus lent que les autres. Ils croyaient la chambre du premier pleine d'assiegeants, ils ne s'y arreterent pas, et gagnerent la salle du second etage, la chambre des miroirs. C'est la qu'etait la porte de fer, c'est la qu'etait la meche soufree, c'est la qu'il fallait capituler ou mourir. Gauvain, aussi surpris qu'eux-memes des detonations de l'escalier et ne s'expliquant pas le secours qui lui arrivait, en avait profite sans chercher a comprendre, avait saute, lui et les siens, par-dessus la retirade, et avait pousse les assieges l'epee aux reins jusqu'au premier etage. La il trouva Radoub. Radoub commenca par le salut militaire et dit: --Une minute, mon commandant. C'est moi qui ai fait ca. Je me suis souvenu de Dol. J'ai fait comme vous. J'ai pris l'ennemi entre deux feux. --Bon eleve, dit Gauvain en souriant. Quand on est un certain temps dans l'obscurite, les yeux finissent par se faire a l'ombre comme ceux des oiseaux de nuit; Gauvain s'apercut que Radoub etait tout en sang. --Mais tu es blesse, camarade! --Ne faites pas attention, mon commandant. Qu'est-ce que c'est que ca, une oreille de plus ou de moins? J'ai aussi un coup de sabre, je m'en fiche. Quand on casse un carreau, on s'y coupe toujours un peu. D'ailleurs il n'y a pas que de mon sang. On fit une sorte de halte dans la salle du premier etage, conquise par Radoub. On apporta une lanterne. Cimourdain rejoignit Gauvain. Ils delibererent. Il y avait lieu a reflechir en effet. Les assiegeants n'etaient pas dans le secret des assieges; ils ignoraient leur penurie de munitions; ils ne savaient pas que les defenseurs de la place etaient a court de poudre; le deuxieme etage etait le dernier poste de resistance; les assiegeants pouvaient croire l'escalier mine. Ce qui etait certain, c'est que l'ennemi ne pouvait echapper. Ceux qui n'etaient pas morts etaient la comme sous clef. Lantenac etait dans la souriciere. Avec cette certitude, on pouvait se donner un peu le temps de chercher le meilleur denoument possible. On avait deja bien des morts. Il fallait tacher de ne pas perdre trop de monde dans ce dernier assaut. Le risque de cette supreme attaque serait grand. Il y aurait probablement un rude premier feu a essuyer. Le combat etait interrompu. Les assiegeants, maitres du rez-de-chaussee et du premier etage, attendaient, pour continuer, le commandement du chef. Gauvain et Cimourdain tenaient conseil. Radoub assistait en silence a leur deliberation. Il hasarda un nouveau salut militaire, timide. --Mon commandant? --Qu'est-ce, Radoub? --Ai-je droit a une petite recompense? --Certes. Demande ce que tu voudras. --Je demande a monter le premier. On ne pouvait le lui refuser. D'ailleurs il l'eut fait sans permission. XI. LES DESESPERES Pendant qu'on deliberait au premier etage, on se barricadait au second. Le succes est une fureur, la defaite est une rage. Les deux etages allaient se heurter eperdument. Toucher a la victoire, c'est une ivresse. En bas il y avait l'esperance, qui serait la plus grande des forces humaines si le desespoir n'existait pas. Le desespoir etait en haut. Un desespoir calme, froid, sinistre. En arrivant a cette salle de refuge, au dela de laquelle il n'y avait rien pour eux, le premier soin des assieges fut de barrer l'entree. Fermer la porte etait inutile, encombrer l'escalier valait mieux. En pareil cas, un obstacle a travers lequel on peut voir et combattre vaut mieux qu'une porte fermee. La torche plantee dans la torchere du mur par l'Imanus pres de la meche soufree les eclairait. Il y avait dans cette salle du second un de ces gros et lourds coffres de chene ou l'on serrait les vetements et le linge avant l'invention des meubles a tiroirs. Ils trainerent ce coffre et le dresserent debout sous la porte de l'escalier. Il s'y emboitait solidement et bouchait l'entree. Il ne laissait d'ouvert, pres de la voute, qu'un espace etroit, pouvant laisser passer un homme, excellent pour tuer les assaillants un a un. Il etait douteux qu'on s'y risquat. L'entree obstruee leur donnait un repit. Ils se compterent. Les dix-neuf n'etaient plus que sept, dont l'Imanus. Excepte l'Imanus et le marquis, tous etaient blesses. Les cinq qui etaient blesses, mais tres vivants, car, dans la chaleur du combat, toute blessure qui n'est pas mortelle vous laisse aller et venir, etaient Chatenay, dit Robi, Guinoiseau, Hoisnard Branche-d'Or, Brin-d'Amour et Grand-Francoeur. Tout le reste etait mort. Ils n'avaient plus de munitions. Les gibernes etaient epuisees. Ils compterent les cartouches. Combien, a eux sept, avaient-ils de coups a tirer? Quatre. On etait arrive a ce moment ou il n'y a plus qu'a tomber. On etait accule a l'escarpement, beant et terrible. Il etait difficile d'etre plus pres du bord. Cependant l'attaque venait de recommencer; mais lente et d'autant plus sure. On entendait les coups de crosse des assiegeants sondant l'escalier marche a marche. Nul moyen de fuir. Par la bibliotheque? Il y avait la sur le plateau six canons braques, meche allumee. Par les chambres d'en haut? A quoi bon? elles aboutissaient a la plate-forme. La on trouvait la ressource de se jeter du haut en bas de la tour. Les sept survivants de cette bande epique se voyaient inexorablement enfermes et saisis par cette epaisse muraille qui les protegeait et qui les livrait. Ils n'etaient pas encore pris; mais ils etaient deja prisonniers. Le marquis eleva la voix: --Mes amis, tout est fini. Et apres un silence, il ajouta: --Grand-Francoeur redevient l'abbe Turmeau. Tous s'agenouillerent, le rosaire a la main. Les coups de crosse des assaillants se rapprochaient. Grand-Francoeur, tout sanglant d'une balle qui lui avait effleure le crane et arrache le cuir chevelu, dressa de la main droite son crucifix. Le marquis, sceptique au fond, mit un genou en terre. --Que chacun, dit Grand-Francoeur, confesse ses fautes a haute voix. Monseigneur, parlez. Le marquis repondit: --J'ai tue. --J'ai tue, dit Hoisnard. --J'ai tue, dit Guinoiseau. --J'ai tue, dit Brin-d'Amour. --J'ai tue, dit Chatenay. --J'ai tue, dit l'Imanus. Et Grand-Francoeur reprit: --Au nom de la tres sainte Trinite, je vous absous. Que vos ames aillent en paix. --Ainsi soit-il, repondirent toutes les voix. Le marquis se releva. --Maintenant, dit-il, mourons. --Et tuons, dit l'Imanus. Les coups de crosse commencaient a ebranler le coffre qui barrait la porte. --Pensez a Dieu, dit le pretre. La terre n'existe plus pour vous. --Oui, reprit le marquis, nous sommes dans la tombe. Tous courberent le front et se frapperent la poitrine. Le marquis seul et le pretre etaient debout. Les yeux etaient fixes a terre, le pretre priait, les paysans priaient, le marquis songeait. Le coffre, battu comme par des marteaux, sonnait lugubrement. En ce moment une voix vive et forte, eclatant brusquement derriere eux, cria: --Je vous l'avais bien dit, monseigneur! Toutes les tetes se retournerent, stupefaites. Un trou venait de s'ouvrir dans le mur. Une pierre, parfaitement rejointoyee avec les autres, mais non cimentee, et ayant un piton en haut et un piton en bas, venait de pivoter sur elle-meme a la facon des tourniquets, et en tournant avait ouvert la muraille. La pierre ayant evolue sur son axe, l'ouverture etait double et offrait deux passages, l'un a droite, l'autre a gauche, etroits, mais suffisants Pour laisser passer un homme. Au dela de cette porte inattendue on apercevait les premieres marches d'un escalier en spirale. Une face d'homme apparaissait a l'ouverture. Le marquis reconnut Halmalo. XII. SAUVEUR --C'est toi, Halmalo? --Moi, monseigneur. Vous voyez bien que les pierres qui tournent, cela existe, et qu'on peut sortir d'ici. J'arrive a temps, mais faites vite. Dans dix minutes, vous serez en pleine foret. --Dieu est grand, dit le pretre. --Sauvez-vous, monseigneur, crierent toutes les voix. --Vous tous d'abord, dit le marquis. --Vous le premier, monseigneur, dit l'abbe Turmeau. --Moi le dernier. Et le marquis reprit d'une voix severe: --Pas de combat de generosite. Nous n'avons pas le temps d'etre magnanimes. Vous etes blesses. Je vous ordonne de vivre et de fuir. Vite! et profitez de cette issue. Merci, Halmalo. --Monsieur le marquis, dit l'abbe Turmeau, nous allons nous separer? --En bas, sans doute. On ne s'echappe jamais qu'un a un. --Monseigneur nous assigne-t-il un rendez-vous? --Oui. Une clairiere dans la foret. La Pierre-Gauvaine. Connaissez-vous l'endroit? --Nous le connaissons tous. --J'y serai demain, a midi. Que tous ceux qui pourront marcher s'y trouvent. --On y sera. --Et nous recommencerons la guerre, dit le marquis. Cependant Halmalo, en pesant sur la pierre tournante, venait de s'apercevoir qu'elle ne bougeait plus. L'ouverture ne pouvait plus se clore. --Monseigneur, dit-il, depechons-nous, la pierre resiste a present. J'ai pu ouvrir le passage, mais je ne pourrai le fermer. La pierre, en effet, apres une longue desuetude, etait comme ankylosee dans sa charniere. Impossible desormais de lui imprimer un mouvement. --Monseigneur, reprit Halmalo, j'esperais refermer le passage, et que les bleus, quand ils entreraient, ne trouveraient plus personne, et n'y comprendraient rien, et vous croiraient en alles en fumee. Mais voila la pierre qui ne veut pas. L'ennemi verra la sortie ouverte et pourra poursuivre. Au moins ne perdons pas une minute. Vite, tous dans l'escalier. L'Imanus posa la main sur l'epaule de Halmalo: --Camarade, combien de temps faut-il pour qu'on sorte par cette passe et qu'on soit en surete dans la foret? --Personne n'est blesse grievement? demanda Halmalo. Ils repondirent:--Personne. --En ce cas, un quart d'heure suffit. --Ainsi, repartit l'Imanus, si l'ennemi n'entrait ici que dans un quart d'heure? --Il pourrait nous poursuivre, il ne nous atteindrait pas. --Mais, dit le marquis, ils seront ici dans cinq minutes, ce vieux coffre n'est pas pour les gener longtemps. Quelques coups de crosse en viendront a bout. Un quart d'heure! Qui est-ce qui les arretera un quart d'heure? --Moi, dit l'Imanus. --Toi, Gouge-le-Bruant? --Moi, monseigneur. Ecoutez. Sur six, vous etes cinq blesses. Moi je n'ai pas une egratignure. --Ni moi, dit le marquis. --Vous etes le chef, monseigneur. Je suis le soldat. Le chef et le soldat, c'est deux. --Je le sais, nous avons chacun un devoir different. --Non, monseigneur, nous avons, vous et moi, le meme devoir, qui est de vous sauver. L'Imanus se tourna vers ses camarades. --Camarades, il s'agit de tenir en echec l'ennemi et de retarder la poursuite le plus possible. Ecoutez. J'ai toute ma force, je n'ai pas perdu une goutte de sang; n'etant pas blesse, je durerai plus longtemps qu'un autre. Partez tous. Laissez-moi vos armes. J'en ferai bon usage. Je me charge d'arreter l'ennemi une bonne demi-heure. Combien y a-t-il de pistolets charges? --Quatre. --Mettez-les a terre. On fit ce qu'il voulait. --C'est bien. Je reste. Ils trouveront a qui parler. Maintenant, vite, allez-vous-en. Les situations a pic suppriment les remerciements. A peine prit-on le temps de lui serrer la main. --A bientot, lui dit le marquis. --Non, monseigneur. J'espere que non. Pas a bientot; car je vais mourir. Tous s'engagerent l'un apres l'autre dans l'etroit escalier, les blesses d'abord. Pendant qu'ils descendaient, le marquis prit le crayon de son carnet de poche, et ecrivit quelques mots sur la pierre qui ne pouvait plus tourner et qui laissait le passage beant. --Venez, monseigneur, il n'y a plus que vous, dit Halmalo. Et Halmalo commenca a descendre. Le marquis le suivit. L'Imanus resta seul. XIII. BOURREAU Les quatre pistolets avaient ete poses sur les dalles, car cette salle n'avait pas de plancher. L'Imanus en prit deux, un dans chaque main. Il s'avanca obliquement vers l'entree de l'escalier que le coffre obstruait et masquait. Les assaillants craignaient evidemment quelque surprise, une de ces explosions finales qui sont la catastrophe du vainqueur en meme temps que celle du vaincu. Autant la premiere attaque avait ete impetueuse, autant la derniere etait lente et prudente. Ils n'avaient pas pu, ils n'avaient pas voulu peut-etre, enfoncer violemment le coffre; ils en avaient demoli le fond a coups de crosse, et troue le couvercle a coups de bayonnette, et par ces trous ils tachaient de voir dans la salle avant de se risquer a y penetrer. La lueur des lanternes dont ils eclairaient l'escalier passait a travers ces trous. L'Imanus apercut a un de ces trous une de ces prunelles qui regardaient. Il ajusta brusquement a ce trou le canon d'un de ses pistolets et pressa la detente. Le coup partit, et l'Imanus, joyeux, entendit un cri horrible. La balle avait creve l'oeil et traverse la tete, et le soldat qui regardait venait de tomber dans l'escalier a la renverse. Les assaillants avaient entame assez largement le bas du couvercle en deux endroits, et y avaient pratique deux especes de meurtrieres, l'Imanus profita de l'une de ces entailles, y passa le bras, et lacha au hasard dans le tas des assiegeants son deuxieme coup de pistolet. La balle ricocha probablement, car on entendit plusieurs cris, comme si trois ou quatre etaient tues ou blesses, et il se fit dans l'escalier un grand tumulte d'hommes qui lachent pied et qui reculent. L'Imanus jeta les deux pistolets qu'il venait de decharger, et prit les deux qui restaient, puis, les deux pistolets a ses deux poings, il regarda par les trous du coffre. Il constata le premier effet produit. Les assaillants avaient redescendu l'escalier. Des mourants se tordaient sur les marches; le tournant de la spirale ne laissait voir que trois ou quatre degres. L'Imanus attendit. --C'est du temps de gagne, pensait-il. Cependant il vit un homme, a plat ventre, monter en rampant les marches de l'escalier, et en meme temps, plus bas, une tete de soldat apparut derriere le pilier central de la spirale. L'Imanus visa cette tete et tira. Il y eut un cri, le soldat tomba, et l'Imanus fit passer de sa main gauche dans sa main droite le dernier pistolet charge qui lui restait. En ce moment-la il sentit une affreuse douleur, et ce fut lui qui, a son tour, jeta un hurlement. Un sabre lui fouillait les entrailles. Un poing, le poing de l'homme qui rampait, venait de passer a travers la deuxieme meurtriere du bas du coffre, et ce poing avait plonge un sabre dans le ventre de l'Imanus. La blessure etait effroyable. Le ventre etait fendu de part en part. L'Imanus ne tomba pas. Il grinca des dents, et dit: C'est bon! Puis chancelant et se trainant, il recula jusqu'a la torche qui brulait a cote de la porte de fer, il posa son pistolet a terre et empoigna la torche, et, soutenant de la main gauche ses intestins qui sortaient, de la main droite il abaissa la torche et mit le feu a la meche soufree. Le feu prit, la meche flamba. L'Imanus lacha la torche, qui continua de bruler a terre, ressaisit son pistolet, et, tombe sur la dalle, mais se soulevant encore, attisa la meche du peu de souffle qui lui restait. La flamme courut, passa sous la porte de fer et gagna le pont-chatelet. Alors, voyant cette execrable reussite, plus satisfait peut-etre de son crime que de sa vertu, cet homme qui venait d'etre un heros et qui n'etait plus qu'un assassin, et qui allait mourir, sourit. --Ils se souviendront de moi, murmura-t-il. Je venge, sur leurs petits, notre petit a nous, le roi qui est au Temple. XIV. L'IMANUS AUSSI S'EVADE En cet instant-la, un grand bruit se fit, le coffre violemment pousse s'effondra, et livra passage a un homme qui se rua dans la salle, le sabre a la main. --C'est moi, Radoub. Qui en veut? Ca m'ennuie d'attendre. Je me risque. C'est egal, je viens toujours d'en eventrer un. Maintenant je vous attaque tous. Qu'on me suive ou qu'on ne me suive pas, me voila. Combien etes-vous? C'etait Radoub, en effet, et il etait seul. Apres le massacre que l'Imanus venait de faire dans l'escalier, Gauvain, redoutant quelque fougasse masquee, avait fait replier ses hommes et se concertait avec Cimourdain. Radoub, le sabre a la main sur le seuil, dans cette obscurite ou la torche presque eteinte jetait a peine une lueur, repeta sa question: --Je suis un. Combien etes-vous? N'entendant rien, il avanca. Un de ces jets de clarte qu'exhalent par instants les foyers agonisants et qu'on pourrait appeler des sanglots de lumiere, jaillit de la torche et illumina toute la salle. Radoub avisa un des petits miroirs accroches au mur, s'en approcha, regarda sa face ensanglantee et son oreille pendante, et dit: --Demantibulage hideux. Puis il se retourna, stupefait de voir la salle vide. --Il n'y a personne! s'ecria-t-il. Zero d'effectif. Il apercut la pierre qui avait tourne, l'ouverture et l'escalier. --Ah! je comprends. Clef des champs. Venez donc tous! camarades, venez! ils s'en sont alles. Ils ont file, fuse, fouine, fichu le camp. Cette cruche de vieille tour etait felee. Voici le trou par ou ils ont passe, canailles! Comment veut-on qu'on vienne a bout de Pitt et Cobourg avec des farces comme ca! C'est le bon Dieu du diable qui est venu a leur secours! Il n'y a plus personne! Un coup de pistolet partit, une balle lui effleura le coude et s'aplatit contre le mur. --Mais si! il y a quelqu'un. Qui est-ce qui a la bonte de me faire cette politesse? --Moi, dit une voix. Radoub avanca la tete et distingua dans le clair-obscur quelque chose qui etait l'Imanus. --Ah! cria-t-il. J'en tiens un. Les autres se sont echappes, mais toi, tu n'echapperas pas. --Crois-tu? repondit l'Imanus. Radoub fit un pas et s'arreta. --He, l'homme qui es par terre, qui es-tu? --Je suis celui qui est par terre et qui se moque de ceux qui sont debout. --Qu'est-ce que tu as dans ta main droite? --Un pistolet. --Et dans ta main gauche? --Mes boyaux. --Je te fais prisonnier. --Je t'en defie. Et l'Imanus, se penchant sur la meche en combustion, soufflant son dernier soupir sur l'incendie, expira. Quelques instants apres, Gauvain et Cimourdain, et tous, etaient dans la salle. Tous virent l'ouverture. On fouilla les recoins, on sonda l'escalier; il aboutissait a une sortie dans le ravin. On constata l'evasion. On secoua l'Imanus, il etait mort. Gauvain, une lanterne a la main, examina la pierre qui avait donne issue aux assieges; il avait entendu parler de cette pierre tournante, mais lui aussi tenait cette legende pour une fable. Tout en considerant la pierre, il apercut quelque chose qui etait ecrit au crayon; il approcha la lanterne et lut ceci: --_Au revoir, monsieur le vicomte._-- LANTENAC. Guechamp avait rejoint Gauvain. La poursuite etait evidemment inutile, la fuite etait consommee et complete, les evades avaient pour eux tout le pays, le buisson, le ravin, le taillis, l'habitant; ils etaient sans doute deja bien loin; nul moyen de les retrouver; et la foret de Fougeres tout entiere etait une immense cachette. Que faire? Tout etait a recommencer. Gauvain et Guechamp echangeaient leurs desappointements et leurs conjectures. Cimourdain ecoutait, grave, sans dire une parole. --A propos, Guechamp, dit Gauvain, et l'echelle? --Commandant, elle n'est pas arrivee. --Mais pourtant nous avons vu venir une voiture escortee par des gendarmes. Guechamp repondit: --Elle n'apportait pas l'echelle. --Qu'est-ce donc qu'elle apportait? --La guillotine, dit Cimourdain. XV. NE PAS METTRE DANS LA MEME POCHE UNE MONTRE ET UNE CLEF Le marquis de Lantenac n'etait pas si loin qu'ils le croyaient. Il n'en etait pas moins entierement en surete et hors de leur atteinte. Il avait suivi Halmalo. L'escalier par ou Halmalo et lui etaient descendus, a la suite des autres fugitifs, se terminait tout pres du ravin et des arches du pont par un etroit couloir voute. Ce couloir s'ouvrait sur une profonde fissure naturelle du sol qui d'un cote aboutissait au ravin, et de l'autre a la foret. Cette fissure, absolument derobee aux regards, serpentait sous des vegetations impenetrables. Impossible de reprendre la un homme. Un evade, une fois parvenu dans cette fissure, n'avait plus qu'a faire une fuite de couleuvre, et etait introuvable. L'entree du couloir secret de l'escalier etait tellement obstruee de ronces que les constructeurs du passage souterrain avaient considere comme inutile de la fermer autrement. Le marquis n'avait plus maintenant qu'a s'en aller. Il n'avait pas a s'inquieter d'un deguisement. Depuis son arrivee en Bretagne, il n'avait pas quitte ses habits de paysan, se jugeant plus grand seigneur ainsi. Il s'etait borne a oter son epee, dont il avait deboucle et jete le ceinturon. Quand Halmalo et le marquis deboucherent du couloir dans la fissure, les cinq autres, Guinoiseau, Hoisnard Branche-d'Or, Brin-d'Amour, Chatenay et l'abbe Turmeau, n'y etaient deja plus. --Ils n'ont pas ete longtemps a prendre leur volee, dit Halmalo. --Fais comme eux, dit le marquis. --Monseigneur veut que je le quitte? --Sans doute. Je te l'ai dit deja. On ne s'evade bien que seul. Ou un passe, deux ne passent pas. Ensemble nous appellerions l'attention. Tu me ferais prendre et je te ferais prendre. --Monseigneur connait le pays? --Oui. --Monseigneur maintient le rendez-vous a la Pierre-Gauvaine? --Demain. A midi. --J'y serai. Nous y serons. Halmalo s'interrompit. --Ah! monseigneur, quand je pense que nous avons ete en pleine mer, que nous etions seuls, que je voulais vous tuer, que vous etiez mon seigneur, que vous pouviez me le dire, et que vous ne me l'avez pas dit! Quel homme vous etes! Le marquis reprit: --L'Angleterre. Il n'y a plus d'autre ressource. Il faut que dans quinze jours les Anglais soient en France. --J'aurai bien des comptes a rendre a monseigneur. J'ai fait ses commissions. --Nous parlerons de tout cela demain. --A demain, monseigneur. --A propos, as-tu faim? --Peut-etre, monseigneur. J'etais si presse d'arriver que je ne sais pas si j'ai mange aujourd'hui. Le marquis tira de sa poche une tablette de chocolat, la cassa en deux, en donna une moitie a Halmalo et se mit a manger l'autre. --Monseigneur, dit Halmalo, a votre droite, c'est le ravin; a votre gauche, c'est la foret. --C'est bien. Laisse-moi. Va de ton cote. Halmalo obeit. Il s'enfonca dans l'obscurite. On entendit un bruit de broussailles froissees, puis plus rien. Au bout de quelques secondes il eut ete impossible de ressaisir sa trace. Cette terre du Bocage, herissee et inextricable, etait l'auxiliaire du fugitif. On ne disparaissait pas, on s'evanouissait. C'est cette facilite des dispersions rapides qui faisait hesiter nos armees devant cette Vendee toujours reculante, et devant ses combattants si formidablement fuyards. Le marquis demeura immobile. Il etait de ces hommes qui s'efforcent de ne rien eprouver; mais il ne put se soustraire a l'emotion de respirer l'air libre apres avoir respire tant de sang et de carnage. Se sentir completement sauve apres avoir ete completement perdu; apres la tombe, vue de si pres, prendre possession de la pleine securite; sortir de la mort et rentrer dans la vie, c'etait la, meme pour un homme comme Lantenac, une secousse; et, bien qu'il en eut deja traverse de pareilles, il ne put soustraire son ame imperturbable a un ebranlement de quelques instants. Il s'avoua a lui-meme qu'il etait content. Il dompta vite ce mouvement qui ressemblait presque a de la joie. Il tira sa montre, et la fit sonner. Quelle heure etait-il? A son grand etonnement, il n'etait que dix heures. Quand on vient de subir une de ces peripeties de la vie humaine ou tout a ete mis en question, on est toujours stupefait que des minutes si pleines ne soient pas plus longues que les autres. Le coup de canon d'avertissement avait ete tire un peu avant le coucher du soleil, et la Tourgue avait ete abordee par la colonne d'attaque une demi-heure apres, entre sept et huit heures, a la nuit tombante. Ainsi, ce colossal combat, commence a huit heures, etait fini a dix. Toute cette epopee avait dure cent vingt minutes. Quelquefois une rapidite d'eclair est melee aux catastrophes. Les evenements ont de ces raccourcis surprenants. En y reflechissant, c'est le contraire qui eut pu etonner; une resistance de deux heures d'un si petit nombre contre un si grand nombre etait extraordinaire, et certes elle n'avait pas ete courte, ni tout de suite finie, cette bataille de dix-neuf contre quatre mille. Cependant il etait temps de s'en aller, Halmalo devait etre loin, et le marquis jugea qu'il n'etait pas necessaire de rester la plus longtemps. Il remit sa montre dans sa veste, non dans la meme poche, car il venait de remarquer qu'elle y etait en contact avec la clef de la porte de fer que lui avait rapportee l'Imanus, et que le verre de sa montre pouvait se briser contre cette clef; et il se disposa a gagner a son tour la foret. Comme il allait prendre a gauche, il lui sembla qu'une sorte de rayon vague penetrait jusqu'a lui. Il se retourna, et, a travers les broussailles nettement decoupees sur un fond rouge et devenues tout a coup visibles dans leurs moindres details, il apercut une grande lueur dans le ravin. Il y marcha, puis se ravisa, trouvant inutile de s'exposer a cette clarte; quelle qu'elle fut, ce n'etait pas son affaire apres tout; il reprit la direction que lui avait montree Halmalo et fit quelques pas vers la foret. Tout a coup, profondement enfoui et cache sous les ronces, il entendit sur sa tete un cri terrible; ce cri semblait partir du rebord meme du plateau au-dessus du ravin. Le marquis leva les yeux, et s'arreta. LIVRE CINQUIEME IN DAEMONE DEUS I. TROUVES, MAIS PERDUS Au moment ou Michelle Flechard avait apercu la tour rougie par le soleil couchant, elle en etait a plus d'une lieue. Elle qui pouvait a peine faire un pas, elle n'avait point hesite devant cette lieue a faire. Les femmes sont faibles, mais les meres sont fortes. Elle avait marche. Le soleil s'etait couche; le crepuscule etait venu, puis l'obscurite profonde; elle avait entendu, marchant toujours, sonner au loin, a un clocher qu'on ne voyait pas, huit heures, puis neuf heures. Ce clocher etait probablement celui de Parigne. De temps en temps elle s'arretait pour ecouter des especes de coups sourds, qui etaient peut-etre un des fracas vagues de la nuit. Elle avancait droit devant elle, cassant les ajoncs et les landes aigues sous ses pieds sanglants. Elle etait guidee par une faible clarte qui se degageait du donjon lointain, le faisait saillir, et donnait dans l'ombre a cette tour un rayonnement mysterieux. Cette clarte devenait plus vive quand Les coups devenaient plus distincts, puis elle s'effacait. Le vaste plateau ou cheminait Michelle Flechard n'etait qu'herbe et bruyere, sans une maison ni un arbre; il s'elevait insensiblement, et, a perte de vue, appuyait sa longue ligne droite et dure sur le sombre horizon etoile. Ce qui la soutint dans cette montee, c'est qu'elle avait toujours la tour sous les yeux. Elle la voyait grandir lentement. Les detonations etouffees et les lueurs pales qui sortaient de la tour avaient, nous venons de le dire, des intermittences; elles s'interrompaient, puis reprenaient, proposant on ne sait quelle poignante enigme a la miserable mere en detresse. Brusquement elles cesserent; tout s'eteignit, bruit et clarte; il y eut un moment de plein silence, une sorte de paix lugubre se fit. C'est en cet instant-la que Michelle Flechard arriva au bord du plateau. Elle apercut a ses pieds un ravin dont le fond se perdait dans une bleme epaisseur de nuit; a quelque distance, sur le haut du plateau, un enchevetrement de roues, de talus et d'embrasures qui etait une batterie de canons, et devant elle, confusement eclaire par les meches allumees de la batterie, un enorme edifice qui semblait bati avec des tenebres plus noires que toutes les autres tenebres qui l'entouraient. Cet edifice se composait d'un pont dont les arches plongeaient dans le ravin, et d'une sorte de chateau qui s'elevait sur le pont, et le chateau et le pont s'appuyaient a une haute rondeur obscure, qui etait la tour vers laquelle cette mere avait marche de si loin. On voyait des clartes aller et venir aux lucarnes de la tour, et, a une rumeur qui en sortait, on la devinait pleine d'une foule d'hommes dont quelques silhouettes debordaient en haut jusque sur la plate-forme. Il y avait pres de la batterie un campement dont Michelle Flechard distinguait les vedettes, mais, dans l'obscurite et dans les broussailles, elle n'en avait pas ete apercue. Elle etait parvenue au bord du plateau, si pres du pont qu'il lui semblait presque qu'elle y pouvait toucher avec la main. La profondeur du ravin l'en separait. Elle distinguait dans l'ombre les trois etages du chateau du pont. Elle resta un temps quelconque, car les mesures du temps s'effacaient dans son esprit, absorbee et muette devant ce ravin beant et cette batisse tenebreuse. Qu'etait-ce que cela? Que se passait-il la? Etait-ce la Tourgue? Elle avait le vertige d'on ne sait quelle attente qui ressemblait a l'arrivee et au depart. Elle se demandait pourquoi elle etait la. Elle regardait, elle ecoutait. Subitement elle ne vit plus rien. Un voile de fumee venait de monter entre elle et ce qu'elle regardait. Une acre cuisson lui fit fermer les yeux. A peine avait-elle clos les paupieres qu'elles s'empourprerent et devinrent lumineuses. Elle les rouvrit. Ce n'etait plus la nuit qu'elle avait devant elle, c'etait le jour; mais une espece de jour funeste, le jour qui sort du feu. Elle avait sous les yeux un commencement d'incendie. La fumee de noire etait devenue ecarlate, et une grande flamme etait dedans; cette flamme apparaissait, puis disparaissait, avec ces torsions farouches qu'ont les eclairs et les serpents. Cette flamme sortait comme une langue de quelque chose qui ressemblait a une gueule et qui etait une fenetre pleine de feu. Cette fenetre, grillee de barreaux de fer deja rouges, etait une des croisees de l'etage inferieur du chateau construit sur le pont. De tout l'edifice on n'apercevait que cette fenetre. La fumee couvrait tout, meme le plateau, et l'on ne distinguait que le bord du ravin, noir sur la flamme vermeille. Michelle Flechard, etonnee, regardait. La fumee est nuage, le nuage est reve; elle ne savait plus ce qu'elle voyait. Devait-elle fuir? Devait-elle rester? Elle se sentait presque hors du reel. Un souffle de vent passa et fendit le rideau de fumee, et dans la dechirure la tragique bastille, soudainement demasquee, se dressa visible tout entiere, donjon, pont, chatelet, eblouissante, horrible, avec la magnifique dorure de l'incendie, reverbere sur elle de haut en bas. Michelle Flechard put tout voir dans la nettete sinistre du feu. L'etage inferieur du chateau bati sur le pont brulait. Au-dessus on distinguait les deux autres etages encore intacts, mais comme portes par une corbeille de flammes. Du rebord du plateau, ou etait Michelle Flechard, on en voyait vaguement l'interieur a travers des interpositions de feu et de fumee. Toutes les fenetres etaient ouvertes. Par les fenetres du second etage qui etaient tres grandes, Michelle Flechard apercevait, le long des murs, des armoires qui lui semblaient pleines de livres, et, devant une des croisees, a terre, dans la penombre, un petit groupe confus, quelque chose qui avait l'aspect indistinct et amoncele d'un nid ou d'une couvee, et qui lui faisait l'effet de remuer par moments. Elle regardait cela. Qu'etait-ce que ce petit groupe d'ombre? A de certains instants, il lui venait a l'esprit que cela ressemblait a des formes vivantes, elle avait la fievre, elle n'avait pas mange depuis le matin, elle avait marche sans relache, elle etait extenuee, elle se sentait dans une sorte d'hallucination dont elle se defiait instinctivement; pourtant ses yeux de plus en plus fixes ne pouvaient se detacher de cet obscur entassement d'objets quelconques, inanimes probablement, et en apparence inertes, qui gisait la sur le parquet de cette salle superposee a l'incendie. Tout a coup le feu, comme s'il avait une volonte, allongea d'en bas un de ses jets vers le grand lierre mort qui couvrait precisement cette facade que Michelle Flechard regardait. On eut dit que la flamme venait de decouvrir ce reseau de branches seches; une etincelle s'en empara avidement, et se mit a monter le long des sarments avec l'agilite affreuse des trainees de poudre. En un clin d'oeil, la flamme atteignit le second etage. Alors, d'en haut, elle eclaira l'interieur du premier. Une vive lueur mit subitement en relief trois petits etres endormis. C'etait un petit tas charmant, bras et jambes meles, paupieres fermees, blondes tetes souriantes. La mere reconnut ses enfants. Elle jeta un cri effrayant. Ce cri de l'inexprimable angoisse n'est donne qu'aux meres. Rien n'est plus farouche et rien n'est plus touchant. Quand une femme le jette, on croit entendre une louve; quand une louve le pousse, on croit entendre une femme. Ce cri de Michelle Flechard fut un hurlement. Hecube aboya, dit Homere. C'etait ce cri que le marquis de Lantenac venait d'entendre. On a vu qu'il s'etait arrete. Le marquis etait entre l'issue du passage par ou Halmalo l'avait fait echapper, et le ravin. A travers les broussailles entre-croisees sur lui, il vit le pont en flammes, la Tourgue rouge de la reverberation, et, par l'ecartement de deux branches, il apercut au-dessus de sa tete, de l'autre cote, sur le rebord du plateau, vis-a-vis du chateau brulant et dans le plein jour de l'incendie, une figure hagarde et lamentable, une femme penchee sur le ravin. C'etait de cette femme qu'etait venu ce cri. Cette figure, ce n'etait plus Michelle Flechard, c'etait Gorgone. Les miserables sont les formidables. La paysanne s'etait transfiguree en Eumenide. Cette villageoise quelconque, vulgaire, ignorante, inconsciente, venait de prendre brusquement les proportions epiques du desespoir. Les grandes douleurs sont une dilatation gigantesque de l'ame; cette mere, c'etait la maternite; tout ce qui resume l'humanite est surhumain; elle se dressait la, au bord de ce ravin, devant cet embrasement, devant ce crime, comme une puissance sepulcrale; elle avait le cri de la bete et le geste de la deesse; sa face, d'ou tombaient des imprecations, semblait un masque de flamboiement. Rien de souverain comme l'eclair de ses yeux noyes de larmes; son regard foudroyait l'incendie. Le marquis ecoutait. Cela tombait sur sa tete; il entendait on ne sait quoi d'inarticule et de dechirant, plutot des sanglots que des paroles. --Ah! mon Dieu! mes enfants! Ce sont mes enfants! Au secours! au feu! au feu! au feu! Mais vous etes donc des bandits! Est-ce qu'il n'y a personne la? Mais mes enfants vont bruler! Ah! voila une chose! Georgette! mes enfants! Gros-Alain, Rene-Jean! Mais qu'est-ce que cela veut dire? Qui donc a mis mes enfants la? Ils dorment. Je suis folle! C'est une chose impossible. Au secours! Cependant un grand mouvement se faisait dans la Tourgue et sur le plateau. Tout le camp accourait autour du feu qui venait d'eclater. Les assiegeants, apres avoir eu affaire a la mitraille, avaient affaire a l'incendie. Gauvain, Cimourdain, Guechamp donnaient des ordres. Que faire? Il y avait a peine quelques seaux d'eau a puiser dans le maigre ruisseau du ravin. L'angoisse allait croissant. Tout le rebord du plateau etait couvert de visages effares qui regardaient. Ce qu'on voyait etait effroyable. On regardait, et l'on n'y pouvait rien. La flamme, par le lierre qui avait pris feu, avait gagne l'etage d'en haut. La elle avait trouve le grenier plein de paille et elle s'y etait precipitee. Tout le grenier brulait maintenant. La flamme dansait; la joie de la flamme, chose lugubre. Il semblait qu'un souffle scelerat attisait ce bucher. On eut dit que l'epouvantable Imanus tout entier etait la change en tourbillon d'etincelles, vivant de la vie meurtriere du feu, et que cette ame monstre s'etait faite incendie. L'etage de la bibliotheque n'etait pas encore atteint, la hauteur de son plafond et l'epaisseur de ses murs retardaient l'instant ou il prendrait feu, mais cette minute fatale approchait; il etait leche par l'incendie du premier etage et caresse par celui du troisieme. L'affreux baiser de la mort l'effleurait. En bas une cave de lave, en haut une voute de braise; qu'un trou se fit au plancher, c'etait l'ecroulement dans la cendre rouge; qu'un trou se fit au plafond, c'etait l'ensevelissement sous les charbons ardents. Rene-Jean, Gros-Alain et Georgette ne s'etaient pas encore reveilles, ils dormaient du sommeil profond et simple de l'enfance, et, a travers les plis de flamme et de fumee qui tour a tour couvraient et decouvraient les fenetres, on les apercevait dans cette grotte de feu, au fond d'une lueur de meteore, paisibles, gracieux, immobiles, comme trois enfants-Jesus confiants endormis dans un enfer; et un tigre eut pleure de voir ces roses dans cette fournaise et ces berceaux dans ce tombeau. Cependant la mere se tordait les bras: --Au feu! je crie au feu! on est donc des sourds qu'on ne vient pas! on me brule mes enfants! arrivez donc, vous les hommes qui etes la. Voila des jours et des jours que je marche, et c'est comme ca que je les retrouve! Au feu! Au secours! des anges! dire que ce sont des anges! Qu'est-ce qu'ils ont fait, ces innocents-la! moi on m'a fusillee, eux on les brule! Qui est-ce donc qui fait ces choses-la! Au secours! sauvez mes enfants! est-ce que vous ne m'entendez pas? Une chienne, on aurait pitie d'une chienne! Mes enfants! Mes enfants! ils dorment! Ah! Georgette! je vois son petit ventre a cet amour! Rene-Jean! Gros-Alain! c'est comme cela qu'ils s'appellent. Vous voyez bien que je suis leur mere. Ce qui se passe dans ce temps-ci est abominable. J'ai marche des jours et des nuits. Meme que j'ai parle ce matin a une femme. Au secours! au secours! au feu! On est donc des monstres! C'est une horreur! l'aine n'a pas cinq ans, la petite n'a pas deux ans. Je vois leurs petites jambes nues. Ils dorment, bonne sainte Vierge! la main du ciel me les rend et la main de l'enfer me les reprend. Dire que j'ai tant marche! Mes enfants que j'ai nourris de mon lait! moi qui me croyais malheureuse de ne pas les retrouver! Ayez pitie de moi! Je veux mes enfants, il me faut mes enfants! C'est pourtant vrai qu'ils sont la dans le feu! Voyez mes pauvres pieds comme ils sont tout en sang. Au secours! Ce n'est pas possible qu'il y ait des hommes sur la terre et qu'on laisse ces pauvres petits mourir comme cela! au secours! a l'assassin! Des choses comme on n'en voit pas de pareilles. Ah! les brigands! Qu'est-ce que c'est que cette affreuse maison-la? On me les a voles pour me les tuer! Jesus misere! Je veux mes enfants. Oh! je ne sais pas ce que je ferais! Je ne veux pas qu'ils meurent! au secours! au secours! au secours! Oh! s'ils devaient mourir comme cela, je tuerais Dieu! En meme temps que la supplication terrible de la mere, des voix s'elevaient sur le plateau et dans le ravin: --Une echelle! --On n'a pas d'echelle! --De l'eau! --On n'a pas d'eau! --La-haut, dans la tour, au second etage, il y a une porte! --Elle est en fer. --Enfoncez-la! --On ne peut pas. Et la mere redoublait ses appels desesperes: --Au feu! au secours! Mais depechez-vous donc! Alors, tuez-moi! Mes enfants! mes enfants! Ah! l'horrible feu! qu'on les en ote, ou qu'on m'y jette! Dans les intervalles de ces clameurs on entendait le petillement tranquille de l'incendie. Le marquis tata sa poche et y toucha la clef de la porte de fer. Alors, se courbant sous la voute par laquelle il s'etait evade, il rentra dans le passage d'ou il venait de sortir. II. DE LA PORTE DE PIERRE A LA PORTE DE FER Toute une armee eperdue autour d'un sauvetage impossible; quatre mille hommes ne pouvant secourir trois enfants; telle etait la situation. On n'avait pas d'echelle en effet; l'echelle envoyee de Javene n'etait pas arrivee; l'embrasement s'elargissait comme un cratere qui s'ouvre; essayer de l'eteindre avec le ruisseau du ravin presque a sec etait derisoire; autant jeter un verre d'eau sur un volcan. Cimourdain, Guechamp et Radoub etaient descendus dans le ravin; Gauvain etait remonte dans la salle du deuxieme etage de la Tourgue ou etaient la pierre tournante, l'issue secrete et la porte de fer de la bibliotheque. C'est la qu'avait ete la meche soufree allumee par l'Imanus; c'etait de la que l'incendie etait parti. Gauvain avait amene avec lui vingt sapeurs. Enfoncer la porte de fer, il n'y avait plus que cette ressource. Elle etait effroyablement bien fermee. On commenca par des coups de hache. Les haches casserent. Un sapeur dit: --L'acier est du verre sur ce fer-la. La porte etait en effet de fer battu, et faite de doubles lames boulonnees ayant chacune trois pouces d'epaisseur. On prit des barres de fer et l'on essaya des pesees sous la porte. Les barres de fer casserent. --Comme des allumettes, dit le sapeur. Gauvain, sombre, murmura: --Il n'y a qu'un boulet qui ouvrirait cette porte. Il faudrait pouvoir monter ici une piece de canon. --Et encore! dit le sapeur. Il y eut un moment d'accablement. Tous ces bras impuissants s'arreterent. Muets, vaincus, consternes, ces hommes consideraient l'horrible porte inebranlable. Une reverberation rouge passait par-dessous. Derriere, l'incendie croissait. L'affreux cadavre de l'Imanus etait la, sinistre victorieux. Encore quelques minutes peut-etre, et tout allait s'effondrer. Que faire? Il n'y avait plus d'esperance. Gauvain exaspere s'ecria, l'oeil fixe sur la pierre tournante du mur et sur l'issue ouverte de l'evasion: --C'est pourtant par la que le marquis de Lantenac s'en est alle! --Et qu'il revient, dit une voix. Et une tete blanche se dessina dans l'encadrement de pierre de l'issue secrete. C'etait le marquis. Depuis bien des annees Gauvain ne l'avait pas vu de si pres. Il recula. Tous ceux qui etaient la resterent dans l'attitude ou ils etaient, petrifies. Le marquis avait une grosse clef a la main, il refoula d'un regard altier quelques-uns des sapeurs qui etaient devant lui, marcha droit a la porte de fer, se courba sous la voute et mit la clef dans la serrure. La serrure grinca, la porte s'ouvrit, on vit un gouffre de flamme, le marquis y entra. Il y entra d'un pied ferme, la tete haute. Tous le suivaient des yeux, frissonnants. A peine le marquis eut-il fait quelques pas dans la salle incendiee que le parquet mine par le feu et ebranle par son talon s'effondra derriere lui et mit entre lui et la porte un precipice. Le marquis ne tourna pas la tete et continua d'avancer. Il disparut dans la fumee. On ne vit plus rien. Avait-il pu aller plus loin? Une nouvelle fondriere de feu s'etait-elle ouverte sous lui? N'avait-il reussi qu'a se perdre lui-meme? On ne pouvait rien dire. On n'avait devant soi qu'une muraille de fumee et de flamme. Le marquis etait au dela, mort ou vivant. III. OU L'ON VOIT SE REVEILLER LES ENFANTS QU'ON A VUS SE RENDORMIR Cependant les enfants avaient fini par ouvrir les yeux. L'incendie, qui n'etait pas encore entre dans la salle de la bibliotheque, jetait au plafond un reflet rose. Les enfants ne connaissaient pas cette espece d'aurore-la. Ils la regarderent. Georgette la contempla. Toutes les splendeurs de l'incendie se deployaient; l'hydre noire et le dragon ecarlate apparaissaient dans la fumee difforme, superbement sombre et vermeille. De longues flammeches s'envolaient au loin et rayaient l'ombre, et l'on eut dit des cometes combattantes, courant les unes apres les autres. Le feu est une prodigalite; les brasiers sont pleins d'ecrins qu'ils sement au vent; ce n'est pas pour rien que le charbon est identique au diamant. Il s'etait fait au mur du troisieme etage des crevasses par ou la braise versait dans le ravin des cascades de pierreries; les tas de paille et d'avoine qui brulaient dans le grenier commencaient a ruisseler parles fenetres en avalanches de poudre d'or, et les avoines devenaient des amethystes, et les brins de paille devenaient des escarboucles. --Joli! dit Georgette. Ils s'etaient dresses tous les trois. --Ah! cria la mere, ils se reveillent! Rene-Jean se leva, alors Gros-Alain se leva, alors Georgette se leva. Rene-Jean etira ses bras, alla vers la croisee et dit: --J'ai chaud. --Ai chaud, repeta Georgette. La mere les appela. --Mes enfants! Rene! Alain! Georgette! Les enfants regardaient autour d'eux. Ils cherchaient a comprendre. Ou les hommes sont terrifies, les enfants sont curieux. Qui s'etonne aisement s'effraye difficilement; l'ignorance contient de l'intrepidite. Les enfants ont si peu droit a l'enfer que, s'ils le voyaient, ils l'admireraient. La mere repeta: --Rene! Alain! Georgette! Rene-Jean tourna la tete; cette voix le tira de sa distraction; les enfants ont la memoire courte, mais ils ont le souvenir rapide; tout le passe est pour eux hier; Rene-Jean vit sa mere, trouva cela tout simple, et, entoure comme il l'etait de choses etranges, sentant un vague besoin d'appui, il cria: --Maman! --Maman! dit Gros-Alain. --M'man! dit Georgette. Et elle tendit ses petits bras. Et la mere hurla:--Mes enfants! Tous les trois vinrent au bord de la fenetre; par bonheur, l'embrasement n'etait pas de ce cote-la. --J'ai trop chaud, dit Rene-Jean. Il ajouta: --Ca brule. Et il chercha des yeux sa mere. --Viens donc, maman! --Don, m'man, repeta Georgette. La mere echevelee, dechiree, saignante, s'etait laisse rouler de broussaille en broussaille dans le ravin. Cimourdain y etait avec Guechamp, aussi impuissants en bas que Gauvain en haut. Les soldats, desesperes d'etre inutiles, fourmillaient autour d'eux. La chaleur etait insupportable, personne ne la sentait. On considerait l'escarpement du pont, la hauteur des arches, l'elevation des etages, les fenetres inaccessibles, et la necessite d'agir vite. Trois etages a franchir. Nul moyen d'arriver la. Radoub, blesse, un coup de sabre a l'epaule, une oreille arrachee, ruisselant de sueur et de sang, etait accouru; il vit Michelle Flechard. --Tiens, dit-il, la fusillee, vous etes donc ressuscitee! --Mes enfants! dit la mere. --C'est juste, repondit Radoub; nous n'avons pas le temps de nous occuper des revenants. Et il se mit a escalader le pont, essai inutile, il enfonca ses ongles dans la pierre, il grimpa quelques instants; mais les assises etaient lisses, pas une cassure, pas un relief, la muraille etait aussi correctement rejointoyee qu'une muraille neuve, et Radoub retomba. L'incendie continuait, epouvantable; on apercevait, dans l'encadrement de la croisee toute rouge, les trois tetes blondes. Radoub, alors, montra le poing au ciel, comme s'il y cherchait quelqu'un du regard, et dit: C'est donc ca une conduite, bon Dieu! La mere embrassait a genoux les piles du pont en criant: Grace! De sourds craquements se melaient aux petillements du brasier. Les vitres des armoires de la bibliotheque se felaient, et tombaient avec bruit. Il etait evident que la charpente cedait. Aucune force humaine n'y pouvait rien. Encore un moment et tout allait s'abimer. On n'attendait plus que la catastrophe. On entendait les petites voix repeter: Maman! maman! On etait au paroxysme de l'effroi. Tout a coup, a la fenetre voisine de celle ou etaient les enfants, sur le fond pourpre du flamboiement, une haute figure apparut. Toutes les tetes se leverent, tous les yeux devinrent fixes. Un homme etait la-haut, un homme etait dans la salle de la bibliotheque, un homme etait dans la fournaise. Cette figure se decoupait en noir sur la flamme, mais elle avait des cheveux blancs. On reconnut le marquis de Lantenac. Il disparut, puis il reparut. L'effrayant vieillard se dressa a la fenetre maniant une enorme echelle. C'etait l'echelle de sauvetage deposee dans la bibliotheque qu'il etait alle chercher le long du mur et qu'il avait trainee jusqu'a la fenetre. Il la saisit par une extremite, et, avec l'agilite magistrale d'un athlete, il la fit glisser hors de la croisee, sur le rebord de l'appui exterieur jusqu'au fond du ravin. Radoub, en bas, eperdu, tendit les mains, recut l'echelle, la serra dans ses bras, et cria: --Vive la Republique! Le marquis repondit:--Vive le Roi! Et Radoub grommela:--Tu peux bien crier tout ce que tu voudras, et dire des betises si tu veux, tu es le bon Dieu. L'echelle etait posee; la communication etait etablie entre la salle incendiee et la terre; vingt hommes accoururent, Radoub en tete, et en un clin d'oeil ils s'etagerent du haut en bas, adosses aux echelons, comme les macons qui montent et qui descendent des pierres. Cela fit sur l'echelle de bois une echelle humaine. Radoub, au faite de l'echelle, touchait a la fenetre. Il etait, lui, tourne vers l'incendie. La petite armee, eparse dans les bruyeres et sur les pentes, se pressait, bouleversee de toutes les emotions a la fois, sur le plateau, dans le ravin, sur la plate-forme de la tour. Le marquis disparut encore, puis reparut, apportant un enfant. Il y eut un immense battement de mains. C'etait le premier que le marquis avait saisi au hasard. C'etait Gros-Alain. Gros-Alain criait:--J'ai peur. Le marquis donna Gros-Alain a Radoub, qui le passa derriere lui et au-dessous de lui a un soldat qui le passa a un autre, et, pendant que Gros-Alain, tres effraye et criant, arrivait ainsi de bras en bras jusqu'au bas de l'echelle, le marquis, un moment absent, revint a la fenetre avec Rene-Jean qui resistait et pleurait, et qui battit Radoub au moment ou le marquis le passa au sergent. Le marquis rentra dans la salle pleine de flammes. Georgette etait restee seule. Il alla a elle. Elle sourit. Cet homme de granit sentit quelque chose d'humide lui venir aux yeux. Il demanda:--Comment t'appelles-tu? --Orgette, dit-elle. Il la prit dans ses bras, elle souriait toujours, et au moment ou il la remettait a Radoub, cette conscience si haute et si obscure eut l'eblouissement de l'innocence, le vieillard donna a l'enfant un baiser. --C'est la petite mome! dirent les soldats; et Georgette, a son tour, descendit de bras en bras jusqu'a terre parmi des cris d'adoration. On battait des mains, on trepignait; les vieux grenadiers sanglotaient, et elle leur souriait. La mere etait au pied de l'echelle, haletante, insensee, ivre de tout cet inattendu, jetee sans transition de l'enfer dans le paradis. L'exces de joie meurtrit le coeur a sa facon. Elle tendait les bras, elle recut d'abord Gros-Alain, ensuite Rene-Jean, ensuite Georgette, elle les couvrit pele-mele de baisers, puis elle eclata de rire et tomba evanouie. Un grand cri s'eleva: --Tous sont sauves! Tous etaient sauves, en effet, excepte le vieillard. Mais personne n'y songeait, pas meme lui peut-etre. Il resta quelques instants reveur au bord de la fenetre, comme s'il voulait laisser au gouffre de flamme le temps de prendre un parti. Puis sans se hater, lentement, fierement, il enjamba l'appui de la croisee, et, sans se retourner, droit, debout, adosse aux echelons, ayant derriere lui l'incendie, faisant face au precipice, il se mit a descendre l'echelle en silence avec une majeste de fantome. Ceux qui etaient sur l'echelle se precipiterent en bas, tous les assistants tressaillirent, il se fit autour de cet homme qui arrivait d'en haut un recul d'horreur sacre comme autour d'une vision. Lui, cependant, s'enfoncait gravement dans l'ombre qu'il avait devant lui; pendant qu'ils reculaient, il s'approchait d'eux; sa paleur de marbre n'avait pas un pli, son regard de spectre n'avait pas un eclair; a chaque pas qu'il faisait vers ces hommes dont les prunelles effarees se fixaient sur lui dans les tenebres, il semblait plus grand, l'echelle tremblait et sonnait sous son pied lugubre, et l'on eut dit la statue du commandeur redescendant dans le sepulcre. Quand le marquis fut en bas, quand il eut atteint le dernier echelon et pose son pied a terre, une main s'abattit sur son collet. Il se retourna. --Je t'arrete, dit Cimourdain. --Je t'approuve, dit Lantenac. LIVRE SIXIEME C'EST APRES LA VICTOIRE QU'A LIEU LE COMBAT I. LANTENAC PRIS C'etait dans le sepulcre en effet que le marquis etait redescendu. On l'emmena. La crypte-oubliette du rez-de-chaussee de la Tourgue fut immediatement rouverte sous l'oeil severe de Cimourdain; on y mit une lampe, une cruche d'eau et un pain de soldat, on y jeta une botte de paille, et, moins d'un quart d'heure apres la minute ou la main du pretre avait saisi le marquis, la porte du cachot se refermait sur Lantenac. Cela fait, Cimourdain alla trouver Gauvain; en ce moment-la l'eglise lointaine de Parigne sonnait onze heures du soir; Cimourdain dit a Gauvain: --Je vais convoquer la cour martiale. Tu n'en seras pas. Tu es Gauvain et Lantenac est Gauvain. Tu es trop proche parent pour etre juge, et je blame Egalite d'avoir juge Capet. La cour martiale sera composee de trois juges, un officier, le capitaine, Guechamp, un sous-officier, le sergent Radoub, et moi, qui presiderai. Rien de tout cela ne te regarde plus. Nous nous conformerons au decret de la Convention; nous nous bornerons a constater l'identite du ci-devant marquis de Lantenac. Demain la cour martiale, apres-demain la guillotine. La Vendee est morte. Gauvain ne repliqua pas une parole, et Cimourdain, preoccupe de la chose supreme qui lui restait a faire, le quitta. Cimourdain avait des heures a designer et des emplacements a choisir. Il avait comme Lequinio a Granville, comme Tallien a Bordeaux, comme Chalier a Lyon, comme Saint-Just a Strasbourg, l'habitude, reputee de bon exemple, d'assister de sa personne aux executions; le juge venant voir travailler le bourreau; usage emprunte par la Terreur de 93 aux parlements de France et a l'inquisition d'Espagne. Gauvain aussi etait preoccupe. Un vent froid soufflait de la foret. Gauvain, laissant Guechamp donner les ordres necessaires, alla a sa tente qui etait dans le pre de la lisiere du bois, au pied de la Tourgue, et y prit son manteau a capuchon, dont il s'enveloppa. Ce manteau etait borde de ce simple galon qui, selon la mode republicaine, sobre d'ornements, designait le commandant en chef. Il se mit a marcher dans ce pre sanglant ou l'assaut avait commence. Il etait la seul. L'incendie continuait, desormais dedaigne; Radoub etait pres des enfants et de la mere, presque aussi maternel qu'elle; le chatelet du pont achevait de bruler, les sapeurs faisaient la part du feu, on creusait des fosses, on enterrait les morts, on pansait les blesses, on avait demoli la retirade, on desencombrait de cadavres les chambres et les escaliers, on nettoyait le lieu du carnage, on balayait le tas d'ordures terrible de la victoire, les soldats faisaient, avec la rapidite militaire, ce qu'on pourrait appeler le menage de la bataille finie. Gauvain ne voyait rien de tout cela. A peine jetait-il un regard, a travers sa reverie, au poste de la breche double sur l'ordre de Cimourdain. Cette breche, il la distinguait dans l'obscurite, a environ deux cents pas du coin de la prairie ou il s'etait comme refugie. Il voyait cette ouverture noire. C'etait par la que l'attaque avait commence, il y avait trois heures de cela; c'etait par la que lui Gauvain avait penetre dans la tour; c'etait la le rez-de-chaussee ou etait la retirade; c'etait dans ce rez-de-haussee que s'ouvrait la porte du cachot ou etait le marquis. Ce poste de la breche gardait ce cachot. En meme temps que son regard apercevait vaguement cette breche, son oreille entendait confusement revenir, comme un glas qui tinte, ces paroles: Demain la cour martiale, apres-demain la guillotine. L'incendie, qu'on avait isole et sur lequel les sapeurs lancaient toute l'eau qu'on avait pu se procurer, ne s'eteignait pas sans resistance et jetait des flammes intermittentes; on entendait par instants craquer les plafonds et se precipiter l'un sur l'autre les etages croulants; alors des tourbillons d'etincelles s'envolaient comme d'une torche secouee, une clarte d'eclair faisait visible l'extreme horizon, et l'ombre de la Tourgue, subitement gigantesque, s'allongeait jusqu'a la foret. Gauvain allait et venait a pas lents dans cette ombre et devant la breche de l'assaut. Par moments il croisait ses deux mains derriere sa tete recouverte de son capuchon de guerre. Il songeait. II. GAUVAIN PENSIF Sa reverie etait insondable. Un changement a vue inoui venait de se faire. Le marquis de Lantenac s'etait transfigure. Gauvain avait ete temoin de cette transfiguration. Jamais il n'aurait cru que de telles choses pussent resulter d'une complication d'incidents, quels qu'ils fussent. Jamais il n'aurait, meme en reve, imagine qu'il put arriver rien de pareil. L'imprevu, cet on ne sait quoi de hautain qui joue avec l'homme, avait saisi Gauvain et le tenait. Gauvain avait devant lui l'impossible devenu reel, visible, palpable, inevitable, inexorable. Que pensait-il de cela, lui, Gauvain? Il ne s'agissait pas de tergiverser; il fallait conclure. Une question lui etait posee; il ne pouvait prendre la fuite devant elle. Posee par qui? Par les evenements. Et pas seulement par les evenements. Car lorsque les evenements, qui sont variables, nous font une question, la justice, qui est immuable, nous somme de repondre. Derriere le nuage, qui nous jette son ombre, il y a l'etoile, qui nous jette sa clarte. Nous ne pouvons pas plus nous soustraire a la clarte qu'a l'ombre. Gauvain subissait un interrogatoire. Il comparaissait devant quelqu'un. Devant quelqu'un de redoutable. Sa conscience. Gauvain sentait tout vaciller en lui. Ses resolutions les plus solides, ses promesses les plus fermement faites, ses decisions les plus irrevocables, tout cela chancelait dans les profondeurs de sa volonte. Il y a des tremblements d'ame. Plus il reflechissait a ce qu'il venait de voir, plus il etait bouleverse. Gauvain, republicain, croyait etre, et etait, dans l'absolu. Un absolu superieur venait de se reveler. Au-dessus de l'absolu revolutionnaire, il y a l'absolu humain. Ce qui se passait ne pouvait etre elude; le fait etait grave; Gauvain faisait partie de ce fait; il en etait; il ne pouvait s'en retirer; et, bien que Cimourdain lui eut dit:--"Cela ne te regarde plus,"--il sentait en lui quelque chose comme ce qu'eprouve l'arbre au moment ou on l'arrache de sa racine. Tout homme a une base; un ebranlement a cette base cause un trouble profond; Gauvain sentait ce trouble. Il pressait sa tete dans ses deux mains, comme pour en faire jaillir la verite. Preciser une telle situation n'etait pas facile; simplifier le complexe, rien de plus malaise; il avait devant lui de redoutables chiffres dont il fallait faire le total; faire l'addition de la destinee, quel vertige! Il l'essayait; il tachait de se rendre compte; il s'efforcait de rassembler ses idees, de discipliner les resistances qu'il sentait en lui, et de recapituler les faits. Il se les exposait a lui-meme. A qui n'est-il pas arrive de se faire un rapport, et de s'interroger, dans une circonstance supreme, sur l'itineraire a suivre, soit pour avancer, soit pour reculer? Gauvain venait d'assister a un prodige. En meme temps que le combat terrestre, il y avait eu un combat celeste. Le combat du bien contre le mal. Un coeur effrayant venait d'etre vaincu. Etant donne l'homme avec tout ce qui est mauvais en lui, la violence, l'erreur, l'aveuglement, l'opiniatrete malsaine, l'orgueil, l'egoisme, Gauvain venait de voir un miracle. La victoire de l'humanite sur l'homme. L'humanite avait vaincu l'inhumain. Et par quel moyen? de quelle facon? comment avait-elle terrasse un colosse de colere et de haine? quelles armes avait-elle employees? quelle machine de guerre? Le berceau. Un eblouissement venait de passer sur Gauvain. En pleine guerre sociale, en pleine conflagration de toutes les inimities et de toutes les vengeances, au moment le plus obscur et le plus furieux du tumulte, a l'heure ou le crime donnait toute sa flamme et la haine toutes ses tenebres, a cet instant des luttes ou tout devient projectile, ou la melee est si funebre qu'on ne sait plus ou est le juste, ou est l'honnete, ou est le vrai; brusquement, l'Inconnu, l'avertisseur mysterieux des ames, venait de faire resplendir, au-dessus des clartes et des noirceurs humaines, la grande lueur eternelle. Au-dessus du sombre duel entre le faux et le relatif, dans les profondeurs, la face de la verite avait tout a coup apparu. Subitement la force des faibles etait intervenue. On avait vu trois pauvres etres, a peine nes, inconscients, abandonnes, souriants, ayant contre eux la guerre civile, le talion, l'affreuse logique des represailles, le meurtre, le carnage, le fratricide, la rage, la rancune, toutes les gorgones, triompher; on avait vu l'avortement et la defaite d'un infame incendie, charge de commettre un crime; on avait vu les premeditations atroces deconcertees et dejouees; on avait vu l'antique ferocite feodale, le vieux dedain inexorable, la pretendue experience des necessites de la guerre, la raison d'etat, tous les arrogants partis-pris de la vieillesse farouche, s'evanouir devant le bleu regard de ceux qui n'ont pas vecu; et c'est tout simple, car celui qui n'a pas vecu encore n'a pas fait le mal, il est la justice, il est la verite, il est la blancheur, et les immenses anges du ciel sont dans les petits enfants. Spectacle utile; conseil; lecon; les combattants frenetiques de la guerre sans merci avaient soudainement vu, en face de tous les forfaits, de tous les attentats, de tous les fanatismes, de l'assassinat, de la vengeance attisant les buchers, de la mort arrivant une torche a la main, au-dessus de l'enorme legion des crimes, se dresser cette toute-puissance, l'innocence. Et l'innocence avait vaincu. Et l'on pouvait dire: Non, la guerre civile n'existe pas, la barbarie n'existe pas, la haine n'existe pas, le crime n'existe pas, les tenebres n'existent pas; pour dissiper ces spectres, il suffit de cette aurore, l'enfance. Jamais, dans aucun combat, Satan n'avait ete plus visible, ni Dieu. Ce combat avait eu pour arene une conscience. La conscience de Lantenac. Maintenant il recommencait, plus acharne et plus decisif encore peut-etre, dans une autre conscience. La conscience de Gauvain. Quel champ de bataille que l'homme! Nous sommes livres a ces dieux, a ces monstres, a ces geants, nos pensees. Souvent ces belligerants terribles foulent aux pieds notre ame. Gauvain meditait. Le marquis de Lantenac, cerne, bloque, condamne, mis hors la loi, serre, comme la bete dans le cirque, comme le clou dans la tenaille, enferme dans son gite devenu sa prison, etreint de toutes parts par une muraille de fer et de feu, etait parvenu a se derober. Il avait fait ce miracle d'echapper. Il avait reussi ce chef-d'oeuvre, le plus difficile de tous dans une telle guerre, la fuite. Il avait repris possession de la foret pour s'y retrancher, du pays pour y combattre, de l'ombre pour y disparaitre. Il etait redevenu le redoutable allant et venant, l'errant sinistre, le capitaine des invisibles, le chef des hommes souterrains, le maitre des bois. Gauvain avait la victoire, mais Lantenac avait la liberte. Lantenac desormais avait la securite, la course illimitee devant lui, le choix inepuisable des asiles. Il etait insaisissable, introuvable, inaccessible. Le lion avait ete pris au piege, et il en etait sorti. Eh bien, il y etait rentre. Le marquis de Lantenac avait volontairement, spontanement de sa pleine preference, quitte la foret, l'ombre, la securite, la liberte, pour rentrer dans le plus effroyable peril, intrepidement, une premiere fois, Gauvain l'avait vu, en se precipitant dans l'incendie au risque de s'y engouffrer, une deuxieme fois, en descendant cette echelle qui le rendait a ses ennemis, et qui, echelle de sauvetage pour les autres, etait pour lui echelle de perdition. Et pourquoi avait-il fait cela? Pour sauver trois enfants. Et maintenant qu'allait-on en faire de cet homme? Le guillotiner. Ainsi, cet homme, pour trois enfants, les siens? non; de sa famille? non; de sa caste? non; pour trois petits pauvres, les premiers venus, des enfants trouves, des inconnus, des deguenilles, des va-nu-pieds, ce gentilhomme, ce prince, ce vieillard, sauve, delivre, vainqueur, car l'evasion est un triomphe, avait tout risque, tout compromis, tout remis en question, et, hautainement, en meme temps qu'il rendait les enfants, il avait apporte sa tete, et cette tete, jusqu'alors terrible, maintenant auguste, il l'avait offerte. Et qu'allait-on faire? L'accepter. Le marquis de Lantenac avait eu le choix entre la vie d'autrui et la sienne; dans cette option superbe, il avait choisi sa mort. Et on allait la lui accorder. On allait le tuer. Quel salaire de l'heroisme! Repondre a un acte genereux par un acte sauvage! Donner ce dessous a la revolution! Quel rapetissement pour la republique! Tandis que l'homme des prejuges et des servitudes, subitement transforme, rentrait dans l'humanite, eux, les hommes de la delivrance et de l'affranchissement, ils resteraient dans la guerre civile, dans la routine du sang, dans le fratricide! Et la haute loi divine de pardon, d'abnegation, de redemption, de sacrifice, existerait pour les combattants de l'erreur, et n'existerait pas pour les soldats de la verite! Quoi! ne pas lutter de magnanimite! se resigner a cette defaite, etant les plus forts, d'etre les plus faibles, etant les victorieux, d'etre les meurtriers, et de faire dire qu'il y a, du cote de la monarchie, ceux qui sauvent les enfants, et du cote de la republique, ceux qui tuent les vieillards! On verrait ce grand soldat, cet octogenaire puissant, ce combattant desarme, vole plutot que pris, saisi en pleine bonne action, garrotte avec sa permission, ayant encore au front la sueur d'un devouement grandiose, monter les marches de l'echafaud comme on monte les degres d'une apotheose! Et l'on mettrait sous le couperet cette tete, autour de laquelle voleraient suppliantes les trois ames des petits anges sauves! et, devant ce supplice infamant pour les bourreaux, on verrait le sourire sur la face de cet homme, et sur la face de la republique la rougeur! Et cela s'accomplirait en presence de Gauvain, chef! Et pouvant l'empecher, il s'abstiendrait! Et il se contenterait de ce conge altier,--_cela ne te regarde plus!_--Et il ne se dirait point qu'en pareil cas, abdication, c'est complicite! Et il ne s'apercevrait pas que, dans une action si enorme, entre celui qui fait et celui qui laisse faire, celui qui laisse faire est le pire, etant le lache! Mais cette mort, ne l'avait-il pas promise? lui, Gauvain, l'homme clement, n'avait-il pas declare que Lantenac faisait exception a la clemence, et qu'il livrerait Lantenac a Cimourdain? Cette tete, il la devait. Eh bien, il la payait. Voila tout. Mais etait-ce bien la meme tete? Jusqu'ici Gauvain n'avait vu dans Lantenac que le combattant barbare, le fanatique de royaute et de feodalite, le massacreur de prisonniers, l'assassin dechaine par la guerre, l'homme sanglant. Cet homme-la, il ne le craignait pas; ce proscripteur, il le proscrirait; cet implacable le trouverait implacable. Rien de plus simple, le chemin etait trace et lugubrement facile a suivre, tout etait prevu, on tuera celui qui tue, on etait dans la ligne droite de l'horreur. Inopinement, cette ligne droite s'etait rompue, un tournant imprevu revelait un horizon nouveau, une metamorphose avait eu lieu. Un Lantenac inattendu entrait en scene. Un heros sortait du monstre; plus qu'un heros, un homme. Plus qu'une ame, un coeur. Ce n'etait plus un tueur que Gauvain avait devant lui, mais un sauveur. Gauvain etait terrasse par un flot de clarte celeste. Lantenac venait de le frapper d'un coup de foudre de bonte. Et Lantenac transfigure ne transfigurerait pas Gauvain! Quoi! ce coup de lumiere serait sans contre-coup! L'homme du passe irait en avant, et l'homme de l'avenir en arriere! L'homme des barbaries et des superstitions ouvrirait des ailes subites, et planerait, et regarderait ramper sous lui, dans de la fange et dans de la nuit, l'homme de l'ideal! Gauvain resterait a plat ventre dans la vieille orniere feroce, tandis que Lantenac irait dans le sublime courir les aventures! Autre chose encore. Et la famille! Ce sang qu'il allait repandre,--car le laisser verser, c'est le verser soi-meme,--est-ce que ce n'etait pas son sang, a lui Gauvain? Son grand-pere etait mort, mais son grand-oncle vivait; et ce grand-oncle, c'etait le marquis de Lantenac. Est-ce que celui des deux freres qui etait dans le tombeau ne se dresserait pas pour empecher l'autre d'y entrer? Est-ce qu'il n'ordonnerait pas a son petit-fils de respecter desormais cette couronne de cheveux blancs, soeur de sa propre aureole? Est-ce qu'il n'y avait pas la, entre Gauvain et Lantenac, le regard indigne d'un spectre? Est-ce donc que la revolution avait pour but de denaturer l'homme? Est-ce pour briser la famille, est-ce pour etouffer l'humanite, qu'elle etait faite? Loin de la. C'est pour affirmer ces realites supremes, et non pour les nier, que 89 avait surgi. Renverser les bastilles, c'est delivrer l'humanite; abolir la feodalite, c'est fonder la famille. L'auteur etant le point de depart de l'autorite, et l'autorite etant incluse dans l'auteur, il n'y a point d'autre autorite que la paternite; de la la legitimite de la reine-abeille qui cree son peuple, et qui, etant mere, est reine; de la l'absurdite du roi-homme, qui, n'etant pas le pere, ne peut etre le maitre; de la la suppression du roi; de la la republique. Qu'est-ce que tout cela? C'est la famille, c'est l'humanite, c'est la revolution. La revolution, c'est l'avenement des peuples; et, au fond, le Peuple, c'est l'Homme. Il s'agissait de savoir si, quand Lantenac venait de rentrer dans l'humanite, Gauvain, allait, lui, rentrer dans la famille. Il s'agissait de savoir si l'oncle et le neveu allaient se rejoindre dans la lumiere superieure, ou bien si a un progres de l'oncle repondrait un recul du neveu. La question, dans ce debat pathetique de Gauvain avec sa conscience, arrivait a se poser ainsi, et la solution semblait se degager d'elle-meme: sauver Lantenac. Oui, mais la France? Ici le vertigineux probleme changeait de face brusquement. Quoi! la France etait aux abois! la France etait livree, ouverte, demantelee! elle n'avait plus de fosse, l'Allemagne passait le Rhin; elle n'avait plus de muraille, l'Italie enjambait les Alpes et l'Espagne les Pyrenees. Il lui restait le grand abime, l'Ocean. Elle avait pour elle le gouffre. Elle pouvait s'y adosser, et, geante, appuyee a toute la mer, combattre toute la terre. Situation, apres tout, inexpugnable. Eh bien non, cette situation allait lui manquer. Cet Ocean n'etait plus a elle. Dans cet Ocean, il y avait l'Angleterre. L'Angleterre, il est vrai, ne savait comment passer. Eh bien, un homme allait lui jeter le pont, un homme allait lui tendre la main, un homme allait dire a Pitt, a Craig, a Cornwallis, a Dundas, aux pirates: venez! un homme allait crier: Angleterre, prends la France! Et cet homme etait le marquis de Lantenac. Cet homme, on le tenait. Apres trois mois de chasse, de poursuite, d'acharnement, on l'avait enfin saisi. La main de la revolution venait de s'abattre sur le maudit; le poing crispe de 93 avait pris le meurtrier royaliste au collet; par un de ces effets de la premeditation mysterieuse qui se mele d'en haut aux choses humaines, c'etait dans son propre cachot de famille que ce parricide attendait maintenant son chatiment; l'homme feodal etait dans l'oubliette feodale; les pierres de son chateau se dressaient contre lui et se fermaient sur lui, et celui qui voulait livrer son pays etait livre par sa maison. Dieu avait visiblement edifie tout cela; l'heure juste avait sonne; la revolution avait fait prisonnier cet ennemi public; il ne pouvait plus combattre, il ne pouvait plus lutter, il ne pouvait plus nuire; dans cette Vendee ou il y avait tant de bras, il etait le seul cerveau; lui fini, la guerre civile etait finie; on l'avait; denouement tragique et heureux; apres tant de massacres et de carnages, il etait la, l'homme qui avait tue, et c'etait son tour de mourir. Et il se trouverait quelqu'un pour le sauver! Cimourdain, c'est-a-dire 93, tenait Lantenac, c'est-a-dire la monarchie, et il se trouverait quelqu'un pour oter de cette serre de bronze cette proie! Lantenac, l'homme en qui se concentrait cette gerbe de fleaux qu'on nomme le passe, le marquis de Lantenac etait dans la tombe, la lourde porte eternelle s'etait refermee sur lui, et quelqu'un viendrait, du dehors, tirer le verrou! ce malfaiteur social etait mort, et avec lui la revolte, la lutte fratricide, la guerre bestiale, et quelqu'un le ressusciterait! Oh! comme cette tete de mort rirait! Comme ce spectre dirait: c'est bon, me voila vivant, imbeciles! Comme il se remettrait a son oeuvre hideuse! Comme Lantenac se replongerait, implacable et joyeux, dans le gouffre de haine et de guerre! comme on reverrait, des le lendemain, les maisons brulees, les prisonniers massacres, les blesses acheves, les femmes fusillees! Et apres tout, cette action qui fascinait Gauvain, Gauvain ne se l'exagerait-il pas? Trois enfants etaient perdus; Lantenac les avait sauves. Mais qui donc les avait perdus? N'etait-ce pas Lantenac? Qui avait mis ces berceaux dans cet incendie? N'etait-ce pas l'Imanus? Qu'etait-ce que l'Imanus? Le lieutenant du marquis. Le responsable, c'est le chef. Donc l'incendiaire et l'assassin, c'etait Lantenac. Qu'avait-il donc fait de si admirable? Il n'avait point persiste, rien de plus. Apres avoir construit le crime, il avait recule devant. Il s'etait fait horreur a lui-meme. Le cri de la mere avait reveille en lui ce fond de vieille pitie humaine, sorte de depot de la vie universelle, qui est dans toutes les ames, meme les plus fatales. A ce cri, il etait revenu sur ses pas. De la nuit ou il s'enfoncait, il avait retrograde vers le jour. Apres avoir fait le crime, il l'avait defait. Tout son merite etait ceci: n'avoir pas ete un monstre jusqu'au bout. Et pour si peu, lui rendre tout! lui rendre l'espace, les champs, les plaines, l'air, le jour, lui rendre la foret dont il userait pour le banditisme, lui rendre la liberte dont il userait pour la servitude, lui rendre la vie dont il userait pour la mort! Quant a essayer de s'entendre avec lui, quant a vouloir traiter avec cette ame altiere, quant a lui proposer sa delivrance sous condition, quant a lui demander s'il consentirait, moyennant la vie sauve, a s'abstenir desormais de toute hostilite et de toute revolte; quelle faute ce serait qu'une telle offre, quel avantage on lui donnerait, a quel dedain on se heurterait, comme il souffletterait la question par la reponse! comme il dirait: Gardez les hontes pour vous. Tuez-moi! Rien a faire en effet avec cet homme, que le tuer ou le delivrer. Cet homme etait a pic: il etait toujours pret a s'envoler ou a se sacrifier; il etait a lui-meme son aigle et son precipice. Ame etrange. Le tuer? quelle anxiete! le delivrer? quelle responsabilite! Lantenac sauve, tout serait a recommencer avec la Vendee comme avec l'hydre tant que la tete n'est pas coupee. En un clin d'oeil, et avec une course de meteore, toute la flamme, eteinte par la disparition de cet homme, se rallumerait. Lantenac ne se reposerait pas tant qu'il n'aurait point realise ce plan execrable, poser, comme un couvercle de tombe, la monarchie sur la republique et l'Angleterre sur la France. Sauver Lantenac, c'etait sacrifier la France; la vie de Lantenac, c'etait la mort d'une foule d'etres innocents, hommes, femmes, enfants, repris par la guerre domestique; c'etait le debarquement des Anglais, le recul de la revolution, les villes saccagees, le peuple dechire, la Bretagne sanglante, la proie rendue a la griffe. Et Gauvain, au milieu de toutes sortes de lueurs incertaines et de clartes en sens contraires, voyait vaguement s'ebaucher dans sa reverie et se poser devant lui ce probleme: la mise en liberte du tigre. Et puis, la question reparaissait sous son premier aspect; la pierre de Sisyphe, qui n'est pas autre chose que la querelle de l'homme avec lui-meme, retombait: Lantenac, etait-ce donc le tigre? Peut-etre l'avait-il ete; mais l'etait-il encore? Gauvain subissait ces spirales vertigineuses de l'esprit revenant sur lui-meme, qui font la pensee pareille a la couleuvre. Decidement, meme apres examen, pouvait-on nier le devouement de Lantenac, son abnegation stoique, son desinteressement superbe? Quoi! en presence de toutes les gueules de la guerre civile ouvertes, attester l'humanite! quoi! dans le conflit des verites inferieures, apporter la verite superieure! quoi! Prouver qu'au-dessus des royautes, au-dessus des revolutions, au-dessus des questions terrestres, il y a l'immense attendrissement de l'ame humaine, la protection due aux faibles par les forts, le salut du a ceux qui sont perdus par ceux qui sont sauves, la paternite due a tous les enfants par tous les vieillards! Prouver ces choses magnifiques, et les prouver par le don de sa tete! Quoi! etre un general et renoncer a la strategie, a la bataille, a la revanche! Quoi! etre un royaliste, prendre une balance, mettre dans un plateau le roi de France, une monarchie de quinze siecles, les vieilles lois a retablir, l'antique societe a restaurer, et dans l'autre, trois petits paysans quelconques, et trouver le roi, le trone, le sceptre et les quinze siecles de monarchie legers, peses a ce poids de trois innocences! quoi! tout cela ne serait rien! quoi! celui qui a fait cela resterait le tigre et devrait etre traite en bete fauve! non! non! non! ce n'etait pas un monstre l'homme qui venait d'illuminer de la clarte d'une action divine le precipice des guerres civiles! le porte-glaive s'etait metamorphose en porte-lumiere. L'infernal Satan etait redevenu le Lucifer celeste. Lantenac s'etait rachete de toutes ses barbaries par un acte de sacrifice; en se perdant materiellement il s'etait sauve moralement; il s'etait refait innocent; il avait signe sa propre grace. Est-ce que le droit de se pardonner a soi-meme n'existe pas? Desormais il etait venerable. Lantenac venait d'etre extraordinaire. C'etait maintenant le tour de Gauvain. Gauvain etait charge de lui donner la replique. La lutte des passions bonnes et des passions mauvaises faisait en ce moment sur le monde le chaos; Lantenac, dominant ce chaos, venait d'en degager l'humanite; c'etait a Gauvain maintenant d'en degager la famille. Qu'allait-il faire? Gauvain allait-il tromper la confiance de Dieu? Non. Et il balbutiait en lui-meme:--Sauvons Lantenac. Alors c'est bien. Va, fais les affaires des Anglais. Deserte. Passe a l'ennemi. Sauve Lantenac et trahis la France. Et il fremissait. Ta solution n'en est pas une, o songeur!--Gauvain voyait dans l'ombre le sinistre sourire du sphinx. Cette situation etait une sorte de carrefour redoutable ou les verites combattantes venaient aboutir et se confronter, et ou se regardaient fixement les trois idees supremes de l'homme, l'humanite, la famille, la patrie. Chacune de ces voix prenait a son tour la parole, et chacune a son tour disait vrai. Comment choisir? chacune a son tour semblait trouver le joint de sagesse et de justice, et disait: Fais cela. Etait-ce cela qu'il fallait faire? Oui. Non. Le raisonnement disait une chose; le sentiment en disait une autre; les deux conseils etaient contraires. Le raisonnement n'est que la raison; le sentiment est souvent la conscience; l'un vient de l'homme, l'autre de plus haut. C'est ce qui fait que le sentiment a moins de clarte et plus de puissance. Quelle force pourtant dans la raison severe! Gauvain hesitait. Perplexites farouches. Deux abimes s'ouvraient devant Gauvain. Perdre le marquis? ou le sauver? Il fallait se precipiter dans l'un ou dans l'autre. Lequel de ces deux gouffres etait le devoir? III. LE CAPUCHON DU CHEF C'est au devoir en effet qu'on avait affaire. Le devoir se dressait; sinistre devant Cimourdain, formidable devant Gauvain. Simple devant l'un; multiple, divers, tortueux, devant l'autre. Minuit sonna, puis une heure du matin. Gauvain s'etait, sans s'en apercevoir, insensiblement rapproche de l'entree de la breche. L'incendie ne jetait plus qu'une reverberation diffuse et s'eteignait. Le plateau, de l'autre cote de la tour, en avait le reflet, et devenait visible par instants, puis s'eclipsait, quand la fumee couvrait le feu. Cette lueur, ravivee par soubresauts et coupee d'obscurites subites, disproportionnait les objets et donnait aux sentinelles du camp des aspects de larves. Gauvain, a travers sa meditation, considerait vaguement ces effacements de la fumee par le flamboiement et du flamboiement par la fumee. Ces apparitions et ces disparitions de la clarte devant ses yeux avaient on ne sait quelle analogie avec les apparitions et les disparitions de la verite dans son esprit. Soudain, entre deux tourbillons de fumee une flammeche envolee du brasier decroissant eclaira vivement le sommet du plateau et y fit saillir la silhouette vermeille d'une charrette. Gauvain regarda cette charrette; elle etait entouree de cavaliers qui avaient des chapeaux de gendarme. Il lui sembla que c'etait la charrette que la longue-vue de Guechamp lui avait fait voir a l'horizon, quelques heures auparavant, au moment ou le soleil se couchait. Des hommes etaient sur la charrette et avaient l'air occupes a la decharger. Ce qu'ils retiraient de la charrette paraissait pesant, et rendait par moments un son de ferraille; il eut ete difficile de dire ce que c'etait; cela ressemblait a des charpentes; deux d'entre eux descendirent et poserent a terre une caisse qui, a en juger par sa forme, devait contenir un objet triangulaire. La flammeche s'eteignit, tout rentra dans les tenebres; Gauvain, l'oeil fixe, demeura pensif devant ce qu'il y avait la dans l'obscurite. Des lanternes s'etaient allumees, on allait et venait sur le plateau, mais les formes qui se mouvaient etaient confuses, et d'ailleurs Gauvain d'en bas, et de l'autre cote du ravin, ne pouvait voir que ce qui etait tout a fait sur le bord du plateau. Des voix parlaient, mais on ne percevait pas les paroles. Ca et la, des chocs sonnaient sur du bois. On entendait aussi on ne sait quel grincement metallique pareil au bruit d'une faulx qu'on aiguise. Deux heures sonnerent. Gauvain lentement, et comme quelqu'un qui ferait volontiers deux pas en avant et trois pas en arriere, se dirigea vers la breche. A son approche, reconnaissant dans la penombre le manteau et le capuchon galonne du commandant, la sentinelle presenta les armes. Gauvain penetra dans la salle du rez-de-chaussee, transformee en corps de garde. Une lanterne etait pendue a la voute. Elle eclairait juste assez pour qu'on put traverser la salle sans marcher sur les hommes du poste, gisant a terre sur de la paille, et la plupart endormis. Ils etaient couches la; ils s'y etaient battus quelques heures auparavant; la mitraille, eparse sous eux en grains de fer et de plomb, et mal balayee, les genait un peu pour dormir; mais ils etaient fatigues, et ils se reposaient. Cette salle avait ete le lieu horrible; la on avait attaque; la on avait rugi, hurle, grince, frappe, tue, expire; beaucoup des leurs etaient tombes morts sur ce pave ou ils se couchaient assoupis; cette paille qui servait a leur sommeil buvait le sang de leurs camarades; maintenant c'etait fini, le sang etait etanche, les sabres etaient essuyes, les morts etaient morts; eux ils dormaient paisibles. Telle est la guerre. Et puis, demain, tout le monde aura le meme sommeil. A l'entree de Gauvain, quelques-uns de ces hommes assoupis se leverent, entre autres l'officier qui commandait le poste. Gauvain lui designa la porte du cachot: --Ouvrez-moi, dit-il. Les verrous furent tires, la porte s'ouvrit. Gauvain entra dans le cachot. La porte se referma derriere lui. LIVRE SEPTIEME FEODALITE ET REVOLUTION I. L'ANCETRE Une lampe etait posee sur la dalle de la crypte, a cote du soupirail carre de l'oubliette. On apercevait aussi sur la dalle la cruche pleine d'eau, le pain de munition et la botte de paille. La crypte etant taillee dans le roc, le prisonnier qui eut eu la fantaisie de mettre le feu a la paille eut perdu sa peine; aucun risque d'incendie pour la prison, certitude d'asphyxie pour le prisonnier. A l'instant ou la porte tourna sur ses gonds, le marquis marchait dans son cachot; va-et-vient machinal propre a tous les fauves mis en cage. Au bruit que fit la porte en s'ouvrant puis en se refermant, il leva la tete, et la lampe qui etait a terre entre Gauvain et le marquis eclaira ces deux hommes en plein visage. Ils se regarderent, et ce regard etait tel qu'il les fit tous deux immobiles. Le marquis eclata de rire et s'ecria: --Bonjour, monsieur. Voila pas mal d'annees que je n'ai eu la bonne fortune de vous rencontrer. Vous me faites la grace de venir me voir. Je vous remercie. Je ne demande pas mieux que de causer un peu. Je commencais a m'ennuyer. Vos amis perdent le temps, des constatations d'identite, des cours martiales, c'est long toutes ces manieres-la. J'irais plus vite en besogne. Je suis ici chez moi. Donnez-vous la peine d'entrer. Eh bien, qu'est-ce que vous dites de tout ce qui se passe? C'est original, n'est-ce pas? Il y avait une fois un roi et une reine; le roi, c'etait le roi; la reine, c'etait la France. On a tranche la tete au roi et marie la reine a Robespierre; ce monsieur et cette dame ont eu une fille qu'on nomme la guillotine, et avec laquelle il parait que je ferai connaissance demain matin. J'en serai charme. Comme de vous voir. Venez-vous pour cela? Avez-vous monte en grade? Seriez-vous le bourreau? Si c'est une simple visite d'amitie, j'en suis touche. Monsieur le vicomte, vous ne savez peut-etre plus ce que c'est qu'un gentilhomme. Eh bien, en voila un; c'est moi. Regardez ca. C'est curieux; ca croit en Dieu, ca croit a la tradition, ca croit a la famille, ca croit a ses aieux, ca croit a l'exemple de son pere, a la fidelite, a la loyaute, au devoir envers son prince, au respect des vieilles lois, a la vertu, a la justice; et ca vous ferait fusiller avec plaisir. Ayez, je vous prie, la bonte de vous asseoir. Sur le pave, c'est vrai; car il n'y a pas de fauteuil dans ce salon; mais qui vit dans la boue peut s'asseoir par terre. Je ne dis pas cela pour vous offenser, car ce que nous appelons la boue, vous l'appelez la nation. Vous n'exigez sans doute pas que je crie Liberte, Egalite, Fraternite? Ceci est une ancienne chambre de ma maison; jadis les seigneurs y mettaient les manants; maintenant les manants y mettent les seigneurs. Ces niaiseries-la se nomment une revolution. Il parait qu'on me coupera le cou d'ici a trente-six heures. Je n'y vois pas d'inconvenient. Par exemple, si l'on etait poli, on m'aurait envoye ma tabatiere, qui est la-haut dans la chambre des miroirs, ou vous avez joue tout enfant et ou je vous ai fait sauter sur mes genoux. Monsieur, je vais vous apprendre une chose, vous vous appelez Gauvain, et, chose bizarre, vous avez du sang noble dans les veines, pardieu, le meme sang que le mien, et ce sang qui fait de moi un homme d'honneur fait de vous un gueusard. Telles sont les particularites. Vous me direz que ce n'est pas votre faute. Ni la mienne. Parbleu, on est un malfaiteur sans le savoir. Cela tient a l'air qu'on respire; dans des temps comme les notres, on n'est pas responsable de ce qu'on fait, la revolution est coquine pour tout le monde; et tous vos grands criminels sont de grands innocents. Quelles buses! A commencer par vous. Souffrez que je vous admire. Oui, j'admire un garcon tel que vous, qui, homme de qualite, bien situe dans l'etat, ayant un grand sang a repandre pour les grandes causes, vicomte de cette Tour-Gauvain, prince de Bretagne, pouvant etre duc par droit et pair de France par heritage, ce qui est a peu pres tout ce que peut desirer ici-bas un homme de bon sens, s'amuse, etant ce qu'il est, a etre ce que vous etes, si bien qu'il fait a ses ennemis l'effet d'un scelerat et a ses amis l'effet d'un imbecile. A propos, faites mes compliments a monsieur l'abbe Cimourdain. Le marquis parlait a son aise, paisiblement, sans rien souligner, avec sa voix de bonne compagnie, avec son oeil clair et tranquille, les deux mains dans ses goussets. Il s'interrompit, respira longuement, et reprit: --Je ne vous cache pas que j'ai fait ce que j'ai pu pour vous tuer. Tel que vous me voyez, j'ai trois fois, moi-meme, en personne, pointe un canon sur vous. Procede discourtois, je l'avoue; mais ce serait faire fond sur une mauvaise maxime que de s'imaginer qu'en guerre l'ennemi cherche a nous etre agreable. Car nous sommes en guerre, monsieur mon neveu. Tout est a feu et a sang. C'est pourtant vrai qu'on a tue le roi. Joli siecle. Il s'arreta encore, puis poursuivit: --Quand on pense que rien de tout cela ne serait arrive si l'on avait pendu Voltaire et mis Rousseau aux galeres! Ah! les gens d'esprit, quel fleau! Ah ca, qu'est-ce que vous lui reprochez a cette monarchie? c'est vrai, on envoyait l'abbe Pucelle a son abbaye de Corbigny, en lui laissant le choix de la voiture et tout le temps qu'il voudrait pour faire le chemin; et quant a votre monsieur Titon, qui avait ete, s'il vous plait, un fort debauche, et qui allait chez les filles avant d'aller aux miracles du diacre Paris, on le transferait du chateau de Vincennes au chateau de Ham en Picardie, qui est, j'en conviens, un assez vilain endroit. Voila les griefs; je m'en souviens; j'ai crie aussi dans mon temps; j'ai ete aussi bete que vous. Le marquis tata sa poche comme s'il y cherchait sa tabatiere, et continua: --Mais pas aussi mechant. On parlait pour parler. Il y avait aussi la mutinerie des enquetes et des requetes; et puis ces messieurs les philosophes sont venus, on a brule les ecrits au lieu de bruler les auteurs, les cabales de la cour s'en sont melees; il y a eu tous ces benets, Turgot, Quesnay, Malesherbes, les physiocrates, et caetera, et le grabuge a commence. Tout est venu des ecrivailleurs et des rimailleurs. L'Encyclopedie! Diderot! d'Alembert! Ah! les mechants belitres! Un homme bien ne comme ce roi de Prusse, avoir donne la-dedans! Moi, j'eusse supprime tous les gratteurs de papier. Ah! nous etions des justiciers, nous autres. On peut voir ici, sur le mur, la marque des roues d'ecartelement. Nous ne plaisantions pas. Non, non, point d'ecrivassiers! Tant qu'il y aura des Arouet, il y aura des Marat. Tant qu'il y aura des grimauds qui griffonnent, il y aura des gredins qui assassinent; tant qu'il y aura de l'encre, il y aura de la noirceur; tant que la patte de l'homme tiendra la plume de l'oie, les sottises frivoles engendreront les sottises atroces. Les livres font les crimes. Le mot chimere a deux sens, il signifie reve, et il signifie monstre. Comme on se paye de billevesees! Qu'est-ce que vous nous chantez avec nos droits? Droits de l'homme! droits du peuple! Cela est-il assez creux, assez stupide, assez imaginaire, assez vide de sens! Moi, quand je dis: Havoise, soeur de Conan II, apporta le comte de Bretagne a Hoel, comte de Nantes et de Cornouailles, qui laissa le trone a Alain Fergant, oncle de Berthe, qui epousa Alain le Noir, seigneur de la Roche-sur-Yon, et en eut Conan le Petit, aieul de Guy ou Gauvain de Thouars, notre ancetre, je dis une chose claire, et voila un droit. Mais vos droles, vos marauds, vos croquants, qu'appellent-ils leurs droits? Le deicide et le regicide. Si ce n'est pas hideux! Ah! les maroufles! J'en suis fache pour vous, monsieur; mais vous etes de ce fier sang de Bretagne; vous et moi, nous avons Gauvain de Thouars pour grand-pere; nous avons encore pour aieul ce grand duc de Montbazon qui fut pair de France et honore du collier des ordres, qui attaqua le faubourg de Tours et fut blesse au combat d'Arques, et qui mourut grand-veneur de France en sa maison de Couzieres en Touraine, age de quatre-vingt-six ans. Je pourrais vous parler encore du duc de Laudunois, fils de la dame de la Garnache, de Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, et de Henri de Lenoncourt, et de Francoise de Laval-Boisdauphin. Mais a quoi bon? Monsieur a l'honneur d'etre un idiot, et il tient a etre l'egal de mon palefrenier. Sachez ceci, j'etais deja un vieil homme que vous etiez encore un marmot. Je vous ai mouche, morveux, et je vous moucherai encore. En grandissant, vous avez trouve moyen de vous rapetisser. Depuis que nous ne nous sommes vus, nous sommes alles chacun de notre cote, moi du cote de l'honnetete, vous du cote oppose. Ah! je ne sais pas comment tout cela finira; mais messieurs vos amis sont de fiers miserables. Ah! oui, c'est beau, j'en tombe d'accord, les progres sont superbes, on a supprime dans l'armee la peine de la chopine d'eau infligee trois jours consecutifs au soldat ivrogne; on a le maximum, la Convention, l'eveque Gobel, monsieur Chaumette et monsieur Hebert, et l'on extermine en masse tout le passe, depuis la Bastille jusqu'a l'almanach. On remplace les saints par les legumes. Soit, messieurs les citoyens, soyez les maitres, regnez, prenez vos aises, donnez-vous-en, ne vous genez pas. Tout cela n'empechera point que la religion ne soit la religion, que la royaute n'emplisse quinze cents ans de notre histoire, et que la vieille seigneurie francaise, meme decapitee, ne soit plus haute que vous. Quant a vos chicanes sur le droit historique des races royales, nous en haussons les epaules. Chilperic, au fond, n'etait qu'un moine appele Daniel; ce fut Rainfroy qui inventa Chilperic pour ennuyer Charles Martel; nous savons ces choses-la aussi bien que vous. Ce n'est pas la question. La question est ceci: etre un grand royaume; etre la vieille France, etre ce pays d'arrangement magnifique, ou l'on considere premierement la personne sacree des monarques, seigneurs absolus de l'etat, puis les princes, puis les officiers de la couronne, pour les armes sur terre et sur mer, pour l'artillerie, direction et surintendance des finances. Ensuite il y a la justice souveraine et subalterne, suivie du maniement des gabelles et recettes generales, et enfin la police du royaume dans ses trois ordres. Voila qui etait beau et noblement ordonne; vous l'avez detruit. Vous avez detruit les provinces, comme de lamentables ignorants que vous etes, sans meme vous douter de ce que c'etait que les provinces. Le genie de la France est compose du genie meme du continent, et chacune des provinces de France representait une vertu de l'Europe; la franchise de l'Allemagne etait en Picardie, la generosite de la Suede en Champagne, l'industrie de la Hollande en Bourgogne, l'activite de la Pologne en Languedoc, la gravite de l'Espagne en Gascogne, la sagesse de l'Italie en Provence, la subtilite de la Grece en Normandie, la fidelite de la Suisse en Dauphine. Vous ne saviez rien de tout cela; vous avez casse, brise, fracasse, demoli, et vous avez ete tranquillement des betes brutes. Ah! vous ne voulez plus avoir de nobles! Eh bien, vous n'en aurez plus. Faites-en votre deuil. Vous n'aurez plus de paladins, vous n'aurez plus de heros. Bonsoir les grandeurs anciennes. Trouvez-moi un d'Assas a present! Vous avez tous peur pour votre peau. Vous n'aurez plus les chevaliers de Fontenoy qui saluaient avant de tuer, vous n'aurez plus les combattants en bas de soie du siege de Lerida; vous n'aurez plus de ces fieres journees militaires ou les panaches passaient comme des meteores; vous etes un peuple fini; vous subirez ce viol, l'invasion; si Alaric II revient, il ne trouvera plus en face de lui Clovis; si Abderame revient, il ne trouvera plus en face de lui Charles Martel; si les Saxons reviennent, ils ne trouveront plus devant eux Pepin; vous n'aurez plus Agnadel, Rocroy, Lens, Staffarde, Nerwinde, Steinkerque, la Marsaille, Raucoux, Lawfeld, Mahon; vous n'aurez plus Marignan avec Francois Ier; vous n'aurez plus Bouvines avec Philippe-Auguste faisant prisonnier, d'une main, Renaud, comte de Boulogne, et de l'autre, Ferrand, comte de Flandre. Vous aurez Azincourt, mais vous n'aurez plus pour s'y faire tuer, enveloppe de son drapeau, le sieur de Bacqueville, le grand porte-oriflamme! Allez! Allez! faites! Soyez les hommes nouveaux. Devenez petits! Le marquis fit un moment silence, et repartit: --Mais laissez-nous grands. Tuez les rois, tuez les nobles, tuez les pretres, abattez, ruinez, massacrez, foulez tout aux pieds, mettez les maximes antiques sous le talon de vos bottes, pietinez le trone, trepignez l'autel, ecrasez Dieu, dansez dessus! c'est votre affaire. Vous etes des traitres et des laches, incapables de devouement et de sacrifice. J'ai dit. Maintenant faites-moi guillotiner, monsieur le vicomte. J'ai l'honneur d'etre votre tres humble. Et il ajouta: --Ah! je vous dis vos verites! Qu'est-ce que cela me fait? Je suis mort. --Vous etes libre, dit Gauvain. Et Gauvain s'avanca vers le marquis, defit son manteau de commandant, le lui jeta sur les epaules, et lui rabattit le capuchon sur les yeux. Tous deux etaient de meme taille. --Eh bien, qu'est-ce que tu fais? dit le marquis. Gauvain eleva la voix et cria: --Lieutenant, ouvrez-moi. La porte s'ouvrit. Gauvain cria: --Vous aurez soin de refermer la porte derriere moi. Et il poussa dehors le marquis stupefait. La salle basse, transformee en corps de garde, avait, on s'en souvient, pour tout eclairage, une lanterne de corne qui faisait tout voir trouble, et donnait plus de nuit que de jour. Dans cette lueur confuse, ceux des soldats qui ne dormaient pas virent marcher au milieu d'eux, se dirigeant vers la sortie, un homme de haute stature ayant le manteau et le capuchon galonne de commandant en chef; ils firent le salut militaire, et l'homme passa. Le marquis, lentement, traversa le corps de garde, traversa la breche, non sans s'y heurter la tete plus d'une fois, et sortit. La sentinelle, croyant voir Gauvain, lui presenta les armes. Quand il fut dehors, ayant sous ses pieds l'herbe des champs, a deux cents pas de la foret, et devant lui l'espace, la nuit, la liberte, la vie, il s'arreta et demeura un moment immobile comme un homme qui s'est laisse faire, qui a cede a la surprise, et qui, ayant profite d'une porte ouverte, cherche s'il a bien ou mal agi, hesite avant d'aller plus loin, et donne audience a une derniere pensee. Apres quelques secondes de reverie attentive, il leva sa main droite, fit claquer son medius contre son pouce et dit: Ma foi! Et il s'en alla. II. LA COUR MARTIALE La porte du cachot s'etait refermee. Gauvain etait dedans. Tout alors dans les cours martiales etait a peu pres discretionnaire. Dumas, a l'Assemblee legislative, avait esquisse une ebauche de legislation militaire, retravaillee plus tard par Talot au conseil des Cinq-Cents, mais le code definitif des conseils de guerre n'a ete redige que sous l'empire. C'est de l'empire que date, par parenthese, l'obligation imposee aux tribunaux militaires de ne recueillir les votes qu'en commencant par le grade inferieur. Sous la revolution cette loi n'existait pas. En 1793, le president d'un tribunal militaire etait presque a lui seul tout le tribunal; il choisissait les membres, classait l'ordre des grades, reglait le mode du vote; il etait le maitre en meme temps que le juge. Cimourdain avait designe, pour pretoire de la cour martiale, cette salle meme du rez-de-chaussee ou avait ete la retirade et ou etait maintenant le corps de garde. Il tenait a tout abreger, le chemin de la prison au tribunal et le trajet du tribunal a l'echafaud. A midi, conformement a ses ordres, la cour etait en seance avec l'apparat que voici: trois chaises de paille, une table de sapin, deux chandelles allumees, un tabouret devant la table. Les chaises etaient pour les juges et le tabouret pour l'accuse. Aux deux bouts de la table il y avait deux autres tabourets, l'un pour le commissaire-auditeur qui etait un fourrier, l'autre pour le greffier qui etait un caporal. Il y avait sur la table un baton de cire rouge, le sceau de la Republique en cuivre, deux ecritoires, des dossiers de papier blanc, et deux affiches imprimees, etalees toutes grandes ouvertes, contenant l'une, la mise hors la loi, l'autre, le decret de la Convention. La chaise du milieu etait adossee a un faisceau de drapeaux tricolores; dans ces temps de rude simplicite, un decor etait vite pose, et il fallait peu de temps pour changer un corps de garde en cour de justice. La chaise du milieu, destinee au president, faisait face a la porte du cachot. Pour public, les soldats. Deux gendarmes gardaient la sellette. Cimourdain etait assis sur la chaise du milieu, ayant a sa droite le capitaine Guechamp, premier juge, et a sa gauche le sergent Radoub, deuxieme juge. Il avait sur la tete son chapeau a panache tricolore, a son cote son sabre, dans sa ceinture ses deux pistolets. Sa balafre, qui etait d'un rouge vif, ajoutait a son air farouche. Radoub avait fini par se faire panser. Il avait autour de la tete un mouchoir sur lequel s'elargissait lentement une plaque de sang. A midi, l'audience n'etait pas encore ouverte, une estafette, dont on entendait dehors piaffer le cheval, etait debout pres de la table du tribunal. Cimourdain ecrivait. Il ecrivait ceci: "Citoyens membres du Comite de salut public. "Lantenac est pris. Il sera execute demain." Il data et signa, plia et cacheta la depeche, et la remit a l'estafette, qui partit. Cela fait, Cimourdain dit d'une voix haute: --Ouvrez le cachot. Les deux gendarmes tirerent les verrous, ouvrirent le cachot, et y entrerent. Cimourdain leva la tete, croisa les bras, regarda la porte, et cria: --Amenez le prisonnier. Un homme apparut entre les deux gendarmes, sous le cintre de la porte ouverte. C'etait Gauvain. Cimourdain eut un tressaillement. --Gauvain! s'ecria-t-il. Et il reprit: --Je demande le prisonnier. --C'est moi, dit Gauvain. --Toi? --Moi. --Et Lantenac? --Il est libre. --Libre! --Oui. --Evade? --Evade. Cimourdain balbutia avec un tremblement: --En effet, ce chateau est a lui, il en connait toutes les issues, l'oubliette communique peut-etre a quelque sortie, j'aurais du y songer, il aura trouve moyen de s'enfuir, il n'aura eu besoin pour cela de l'aide de personne. --Il a ete aide, dit Gauvain. --A s'evader? --A s'evader. --Qui l'a aide? --Moi. --Toi! --Moi. --Tu reves! --Je suis entre dans le cachot, j'etais seul avec le prisonnier, j'ai ote mon manteau, je le lui ai mis sur le dos, je lui ai rabattu le capuchon sur le visage, il est sorti a ma place et je suis reste a la sienne. Me voici. --Tu n'as pas fait cela! --Je l'ai fait. --C'est impossible. --C'est reel. --Amenez-moi Lantenac! --Il n'est plus ici. Les soldats, lui voyant le manteau de commandant, l'ont pris pour moi et l'ont laisse passer. Il faisait encore nuit. --Tu es fou. --Je dis ce qui est. Il y eut un silence. Cimourdain begaya: --Alors tu merites... --La mort, dit Gauvain. Cimourdain etait pale comme une tete coupee. Il etait immobile comme un homme sur qui vient de tomber la foudre. Il semblait ne plus respirer. Une grosse goutte de sueur perla sur son front. Il raffermit sa voix et dit: --Gendarmes, faites asseoir l'accuse. Gauvain se placa sur le tabouret. Cimourdain reprit: --Gendarmes, tirez vos sabres. C'etait la formule usitee quand l'accuse etait sous le poids d'une sentence capitale. Les gendarmes tirerent leurs sabres. La voix de Cimourdain avait repris son accent ordinaire. --Accuse, dit-il, levez-vous. Il ne tutoyait plus Gauvain. III. LES VOTES Gauvain se leva. --Comment vous nommez-vous? demanda Cimourdain. Gauvain repondit: --Gauvain. Cimourdain continua l'interrogatoire. --Qui etes-vous? --Je suis commandant en chef de la colonne expeditionnaire des Cotes-du-Nord. --Etes-vous parent ou allie de l'homme evade? --Je suis son petit-neveu. --Vous connaissez le decret de la Convention? --J'en vois l'affiche sur votre table. --Qu'avez-vous a dire sur ce decret? --Que je l'ai contresigne, que j'en ai ordonne l'execution, et que c'est moi qui ai fait faire cette affiche au bas de laquelle est mon nom. --Faites choix d'un defenseur. --Je me defendrai moi-meme. --Vous avez la parole. Cimourdain etait redevenu impassible. Seulement son impassibilite ressemblait moins au calme d'un homme qu'a la tranquillite d'un rocher. Gauvain demeura un moment silencieux et comme recueilli. Cimourdain reprit: --Qu'avez-vous a dire pour votre defense? Gauvain leva lentement la tete, ne regarda personne, et repondit: --Ceci: une chose m'a empeche d'en voir une autre; une bonne action, vue de trop pres, m'a cache cent actions criminelles; d'un cote un vieillard, de l'autre des enfants, tout cela s'est mis entre moi et le devoir. J'ai oublie les villages incendies, les champs ravages, les prisonniers massacres, les blesses acheves, les femmes fusillees, j'ai oublie la France livree a l'Angleterre; j'ai mis en liberte le meurtrier de la patrie. Je suis coupable. En parlant ainsi, je semble parler contre moi; c'est une erreur. Je parle pour moi. Quand le coupable reconnait sa faute, il sauve la seule chose qui vaille la peine d'etre sauvee, l'honneur. --Est-ce la, repartit Cimourdain, tout ce que vous avez a dire pour votre defense? --J'ajoute qu'etant le chef, je devais l'exemple, et qu'a votre tour, etant les juges, vous le devez. --Quel exemple demandez-vous? --Ma mort. --Vous la trouvez juste? --Et necessaire. --Asseyez-vous. Le fourrier, commissaire-auditeur, se leva et donna lecture, premierement, de l'arrete qui mettait hors la loi le ci-devant marquis de Lantenac; deuxiemement, du decret de la Convention edictant la peine capitale contre quiconque favoriserait l'evasion d'un rebelle prisonnier. Il termina par les quelques lignes imprimees au bas du decret, intimant defense "de porter aide et secours" au rebelle susnomme "sous peine de mort", et signees: _le commandant en chef de la colonne expeditionnaire_, GAUVAIN. Ces lectures faites, le commissaire-auditeur se rassit. Cimourdain croisa les bras et dit: --Accuse, soyez attentif. Public, ecoutez, regardez, et taisez-vous. Vous avez devant vous la loi. Il va etre procede au vote. La sentence sera rendue a la majorite simple. Chaque juge opinera a son tour, a haute voix, en presence de l'accuse, la justice n'ayant rien a cacher. Cimourdain continua: --La parole est au premier juge. Parlez, capitaine Guechamp. Le capitaine Guechamp ne semblait voir ni Cimourdain, ni Gauvain. Ses paupieres abaissees cachaient ses yeux immobiles fixes sur l'affiche du decret et la considerant comme on considererait un gouffre. Il dit: --La loi est formelle. Un juge est plus et moins qu'un homme; il est moins qu'un homme, car il n'a pas de coeur; il est plus qu'un homme, car il a le glaive. L'an 414 de Rome, Manlius fit mourir son fils pour le crime d'avoir vaincu sans son ordre. La discipline violee voulait une expiation. Ici, c'est la loi qui a ete violee; et la loi est plus haute encore que la discipline. Par suite d'un acces de pitie, la patrie est remise en danger. La pitie peut avoir les proportions d'un crime. Le commandant Gauvain a fait evader le rebelle Lantenac. Gauvain est coupable. Je vote la mort. --Ecrivez, greffier, dit Cimourdain. Le greffier ecrivit: "Capitaine Guechamp: la mort." Gauvain eleva la voix. --Guechamp, dit-il, vous avez bien vote, et je vous remercie. Cimourdain reprit: --La parole est au deuxieme juge. Parlez, sergent Radoub. Radoub se leva, se tourna vers Gauvain et fit a l'accuse le salut militaire. Puis il s'ecria: --Si c'est ca, alors, guillotinez-moi, car j'en donne ici ma nom de Dieu de parole d'honneur la plus sacree, je voudrais avoir fait, d'abord ce qu'a fait le vieux, et ensuite ce qu'a fait mon commandant. Quand j'ai vu cet individu de quatre-vingts ans se jeter dans le feu pour en tirer les trois mioches, j'ai dit: Bonhomme, tu es un brave homme! Et quand j'apprends que c'est mon commandant qui a sauve ce vieux de votre bete de guillotine, mille noms de noms, je dis: Mon commandant, vous devriez etre mon general, et vous etes un vrai homme, et moi, tonnerre! je vous donnerais la croix de Saint-Louis, s'il y avait encore des croix, s'il y avait encore des saints, et s'il y avait encore des louis! Ah ca! est-ce qu'on va etre des imbeciles, a present? Si c'est pour des choses comme ca qu'on a gagne la bataille de Jemmapes, la bataille de Valmy, la bataille de Fleurus et la bataille de Wattignies, alors il faut le dire. Comment! voila le commandant Gauvain qui depuis quatre mois mene toutes ces bourriques de royalistes tambour battant, et qui sauve la republique a coups de sabre, et qui a fait la chose de Dol ou il fallait joliment de l'esprit, et, quand vous avez cet homme-la, vous tachez de ne plus l'avoir! et, au lieu d'en faire votre general, vous voulez lui couper le cou! je dis que c'est a se jeter la tete la premiere par-dessus le parapet du Pont-Neuf, et que vous-meme, citoyen Gauvain, mon commandant, si, au lieu d'etre mon general, vous etiez mon caporal, je vous dirais que vous avez dit de fichues betises tout a l'heure. Le vieux a bien fait de sauver les enfants, vous avez bien fait de sauver le vieux, et si l'on guillotine les gens parce qu'ils ont fait de bonnes actions, alors va-t'en a tous les diables, je ne sais plus du tout de quoi il est question. Il n'y a plus de raison pour qu'on s'arrete. C'est pas vrai, n'est-ce pas, tout ca? Je me pince pour savoir si je suis eveille. Je ne comprends pas. Il fallait donc que le vieux laisse bruler les momes tout vifs, il fallait donc que mon commandant laisse couper le cou au vieux. Tenez, oui, guillotinez-moi. J'aime autant ca. Une supposition, les mioches seraient morts, le bataillon du Bonnet-Rouge etait deshonore. Est-ce que c'est ca qu'on voulait? Alors mangeons-nous les uns les autres. Je me connais en politique aussi bien que vous qui etes la, j'etais du club de la section des Piques. Sapristi! nous nous abrutissons a la fin! Je resume ma facon de voir. Je n'aime pas les choses qui ont l'inconvenient de faire qu'on ne sait plus du tout ou on en est. Pourquoi diable nous faisons-nous tuer? Pour qu'on nous tue notre chef! Pas de ca, Lisette. Je veux mon chef! Il me faut mon chef! Je l'aime encore mieux aujourd'hui qu'hier. L'envoyer a la guillotine, mais vous me faites rire! Tout ca, nous n'en voulons pas. J'ai ecoute. On dira tout ce qu'on voudra. D'abord, pas possible. Et Radoub se rassit. Sa blessure s'etait rouverte. Un filet de sang qui sortait du bandeau coulait le long de son cou, de l'endroit ou avait ete son oreille. Cimourdain se tourna vers Radoub. --Vous votez pour que l'accuse soit absous? --Je vote, dit Radoub, pour qu'on le fasse general. --Je vous demande si vous votez pour qu'il soit acquitte. --Je vote pour qu'on le fasse le premier de la republique. --Sergent Radoub, votez-vous pour que le commandant Gauvain soit acquitte, oui ou non? --Je vote pour qu'on me coupe la tete a sa place. --Acquittement, dit Cimourdain. Ecrivez, greffier. Le greffier ecrivit: "Sergent Radoub: acquittement." Puis le greffier dit: --Une voix pour la mort. Une voix pour l'acquittement. Partage. C'etait a Cimourdain de voter. Il se leva. Il ota son chapeau et le posa sur la table. Il n'etait plus pale ni livide. Sa face etait couleur de terre. Tous ceux qui etaient la eussent ete couches dans des suaires que le silence n'eut pas ete plus profond. Cimourdain dit d'une voix grave, lente et ferme: --Accuse Gauvain, la cause est entendue. Au nom de la republique, la cour martiale, a la majorite de deux voix contre une.... Il s'interrompit, il eut comme un temps d'arret; hesitait-il devant la mort? hesitait-il devant la vie? toutes les poitrines etaient haletantes. Cimourdain continua: --... Vous condamne a la peine de mort. Son visage exprimait la torture du triomphe sinistre. Quand Jacob dans les tenebres se fit benir par l'ange qu'il avait terrasse, il devait avoir ce sourire effrayant. Ce ne fut qu'une lueur, et cela passa. Cimourdain redevint de marbre, se rassit, remit son chapeau sur sa tete, et ajouta: --Gauvain, vous serez execute demain, au lever du soleil. Gauvain se leva, salua et dit: --Je remercie la cour. --Emmenez le condamne, dit Cimourdain. Cimourdain fit un signe, la porte du cachot se rouvrit, Gauvain y entra, le cachot se referma. Les deux gendarmes resterent en faction des deux cotes de la porte, le sabre nu. On emporta Radoub, qui venait de tomber sans connaissance. IV. APRES CIMOURDAIN JUGE, CIMOURDAIN MAITRE Un camp, c'est un guepier. En temps de revolution surtout. L'aiguillon civique, qui est dans le soldat, sort volontiers et vite, et ne se gene pas pour piquer le chef apres avoir chasse l'ennemi. La vaillante troupe qui avait pris la Tourgue eut des bourdonnements varies, d'abord contre le commandant Gauvain quand on apprit l'evasion de Lantenac. Lorsqu'on vit Gauvain sortir du cachot ou l'on croyait tenir Lantenac, ce fut comme une commotion electrique, et en moins d'une minute tout le corps fut informe. Un murmure eclata dans la petite armee, ce premier murmure fut:--Ils sont en train de juger Gauvain. Mais c'est pour la frime. Fiez-vous donc aux ci-devant et aux calotins! Nous venons de voir un vicomte qui sauve un marquis, et nous allons voir un pretre qui absout un noble!--Quand on sut la condamnation de Gauvain, il y eut un deuxieme murmure:--Voila qui est fort! notre chef, notre brave chef, notre jeune commandant, un heros! C'est un vicomte, eh bien, il n'en a que plus de merite a etre republicain! Comment! lui, le liberateur de Pontorson, de Villedieu, de Pont-au-Beau! le vainqueur de Dol et de la Tourgue! celui par qui nous sommes invincibles! celui qui est l'epee de la republique dans la Vendee! l'homme qui depuis cinq mois tient tete aux chouans et repare toutes les sottises de Lechelle et des autres! ce Cimourdain ose le condamner a mort! pourquoi? parce qu'il a sauve un vieillard qui avait sauve trois enfants! un pretre tuer un soldat!-- Ainsi grondait le camp victorieux et mecontent. Une sombre colere entourait Cimourdain. Quatre mille hommes contre un seul, il semble que ce soit une force; ce n'en est pas une. Ces quatre mille hommes etaient une foule, et Cimourdain etait une volonte. On savait que Cimourdain froncait aisement le sourcil, et il n'en fallait pas davantage pour tenir l'armee en respect. Dans ces temps severes, il suffisait que l'ombre du Comite de salut public fut derriere un homme pour faire cet homme redoutable et pour faire aboutir l'imprecation au chuchotement et le chuchotement au silence. Avant comme apres les murmures, Cimourdain restait l'arbitre du sort de Gauvain comme du sort de tous. On savait qu'il n'y avait rien a lui demander et qu'il n'obeirait qu'a sa conscience, voix surhumaine entendue de lui seul. Tout dependait de lui. Ce qu'il avait fait comme juge martial, seul, il pouvait le defaire comme delegue civil. Seul il pouvait faire grace. Il avait pleins pouvoirs; d'un signe il pouvait mettre Gauvain en liberte; il etait le maitre de la vie et de la mort; il commandait a la guillotine. En ce moment tragique, il etait l'homme supreme. On ne pouvait qu'attendre. La nuit vint. V. LE CACHOT La salle de justice etait redevenue corps de garde; le poste etait double comme la veille; deux factionnaires gardaient la porte du cachot fermee. Vers minuit, un homme, qui tenait une lanterne a la main, traversa le corps de garde, se fit reconnaitre et se fit ouvrir le cachot. C'etait Cimourdain. Il entra et la porte resta entr'ouverte derriere lui. Le cachot etait tenebreux et silencieux. Cimourdain fit un pas dans cette obscurite, posa la lanterne a terre, et s'arreta. On entendait dans l'ombre la respiration egale d'un homme endormi. Cimourdain ecouta, pensif, ce bruit paisible. Gauvain etait au fond du cachot, sur la botte de paille. C'etait son souffle qu'on entendait. Il dormait profondement. Cimourdain s'avanca avec le moins de bruit possible, vint tout pres et se mit a regarder Gauvain; une mere regardant son nourrisson dormir n'aurait pas un plus tendre et plus inexprimable regard. Ce regard etait plus fort peut-etre que Cimourdain; Cimourdain appuya, comme font quelquefois les enfants, ses deux poings sur ses yeux, et demeura un moment immobile. Puis il s'agenouilla, souleva doucement la main de Gauvain et posa ses levres dessus. Gauvain fit un mouvement. Il ouvrit les yeux, avec le vague etonnement du reveil en sursaut. La lanterne eclairait faiblement la cave. Il reconnut Cimourdain. --Tiens, dit-il, c'est vous, mon maitre. Et il ajouta: --Je revais que la mort me baisait la main. Cimourdain eut cette secousse que nous donne parfois la brusque invasion d'un flot de pensees; quelquefois ce flot est si haut et si orageux qu'il semble qu'il va eteindre l'ame. Rien ne sortit du profond coeur de Cimourdain. Il ne put dire que:--Gauvain! Et tous deux se regarderent; Cimourdain avec des yeux pleins de ces flammes qui brulent les larmes, Gauvain avec son plus doux sourire. Gauvain se souleva sur son coude et dit: --Cette balafre que je vois sur votre visage, c'est le coup de sabre que vous avez recu pour moi. Hier encore vous etiez dans cette melee a cote de moi et a cause de moi. Si la providence ne vous avait pas mis pres de mon berceau, ou serais-je aujourd'hui? dans les tenebres. Si j'ai la notion du devoir, c'est de vous qu'elle me vient. J'etais ne noue. Les prejuges sont des ligatures, vous m'avez ote ces bandelettes, vous avez remis ma croissance en liberte, et de ce qui n'etait deja plus qu'une momie, vous avez refait un enfant. Dans l'avorton probable vous avez mis une conscience. Sans vous, j'aurais grandi petit. J'existe par vous. Je n'etais qu'un seigneur, vous avez fait de moi un citoyen; je n'etais qu'un citoyen, vous avez fait de moi un esprit; vous m'avez fait propre, comme homme, a la vie terrestre, et, comme ame, a la vie celeste. Vous m'avez donne, pour aller dans la realite humaine, la clef de verite, et, pour aller au dela, la clef de lumiere. O mon maitre, je vous remercie. C'est vous qui m'avez cree. Cimourdain s'assit sur la paille a cote de Gauvain et lui dit: --Je viens souper avec toi. Gauvain rompit le pain noir, et le lui presenta. Cimourdain en prit un morceau; puis Gauvain lui tendit la cruche d'eau. --Bois le premier, dit Cimourdain. Gauvain but et passa la cruche a Cimourdain qui but apres lui. Gauvain n'avait bu qu'une gorgee; Cimourdain but a longs traits. Dans ce souper, Gauvain mangeait et Cimourdain buvait. Signe du calme de l'un et de la fievre de l'autre. On ne sait quelle serenite terrible etait dans ce cachot. Ces deux hommes causaient. Gauvain disait: --Les grandes choses s'ebauchent. Ce que la revolution fait en ce moment est mysterieux. Derriere l'oeuvre visible il y a l'oeuvre invisible. L'une cache l'autre. L'oeuvre visible est farouche, l'oeuvre invisible est sublime. En cet instant je distingue tout tres nettement. C'est etrange et beau. Il a bien fallu se servir des materiaux du passe. De la cet extraordinaire 93. Sous un echafaudage de barbarie se construit un temple de civilisation. --Oui, repondit Cimourdain. De ce provisoire sortira le definitif. Le definitif, c'est-a-dire le droit et le devoir paralleles, l'impot proportionnel et progressif, le service militaire obligatoire, le nivellement, aucune deviation, et, au-dessus de tous et de tout, cette ligne droite, la loi. La republique de l'absolu. --Je prefere, dit Gauvain, la republique de l'ideal. Il s'interrompit, puis continua: --O mon maitre, dans tout ce que vous venez de dire, ou placez-vous le devouement, le sacrifice, l'abnegation, l'entrelacement magnanime des bienveillances, l'amour? Mettre tout en equilibre, c'est bien; mettre tout en harmonie, c'est mieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre. Votre republique dose, mesure et regle l'homme; la mienne l'emporte en plein azur; c'est la difference qu'il y a entre un theoreme et un aigle. --Tu te perds dans le nuage. --Et vous dans le calcul. --Il y a du reve dans l'harmonie. --Il y en a aussi dans l'algebre. --Je voudrais l'homme fait par Euclide. --Et moi, dit Gauvain, je l'aimerais mieux fait par Homere. Le sourire severe de Cimourdain s'arreta sur Gauvain comme pour tenir cette ame en arret. --Poesie. Defie-toi des poetes. --Oui, je connais ce mot. Defie-toi des souffles, defie-toi des rayons, defie-toi des parfums, defie-toi des fleurs, defie-toi des constellations. --Rien de tout cela ne donne a manger. --Qu'en savez-vous? l'idee aussi est nourriture. Penser, c'est manger. --Pas d'abstraction. La republique c'est deux et deux font quatre. Quand j'ai donne a chacun ce qui lui revient.... --Il vous reste a donner a chacun ce qui ne lui revient pas. --Qu'entends-tu par la? --J'entends l'immense concession reciproque que chacun doit a tous et que tous doivent a chacun, et qui est toute la vie sociale. --Hors du droit strict, il n'y a rien. --Il y a tout. --Je ne vois que la justice. --Moi, je regarde plus haut. --Qu'y a-t-il donc au-dessus de la justice? --L'equite. Par moments ils s'arretaient comme si des lueurs passaient. Cimourdain reprit: --Precise, je t'en defie. --Soit. Vous voulez le service militaire obligatoire. Contre qui? contre d'autres hommes. Moi, je ne veux pas de service militaire. Je veux la paix. Vous voulez les miserables secourus, moi je veux la misere supprimee. Vous voulez l'impot proportionnel. Je ne veux point d'impot du tout. Je veux la depense commune reduite a sa plus simple expression et payee par la plus-value sociale. --Qu'entends-tu par la? --Ceci: d'abord supprimez les parasitismes; le parasitisme du pretre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. Ensuite, tirez parti de vos richesses; vous jetez l'engrais a l'egout, jetez-le au sillon. Les trois quarts du sol sont en friche, defrichez la France, supprimez les vaines patures; partagez les terres communales. Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, a cette heure, ne donne a ses paysans que quatre jours de viande par an; bien cultivee, elle nourrirait trois cent millions d'hommes, toute l'Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dedaignee. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d'eau, tous les effluves magnetiques. Le globe a un reseau veineux souterrain; il y a dans ce reseau une circulation prodigieuse d'eau, d'huile, de feu; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Reflechissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marees. Qu'est-ce que l'ocean? une enorme force perdue. Comme la terre est bete! ne pas employer l'ocean! --Te voila en plein songe. --C'est-a-dire en pleine realite. Gauvain reprit: --Et la femme? qu'en faites-vous? Cimourdain repondit: --Ce qu'elle est. La servante de l'homme. --Oui. A une condition. --Laquelle? --C'est que l'homme sera le serviteur de la femme. --Y penses-tu? s'ecria Cimourdain, l'homme serviteur! jamais. L'homme est maitre. Je n'admets qu'une royaute, celle du foyer. L'homme chez lui est roi. --Oui. A une condition. --Laquelle? --C'est que la femme y sera reine. --C'est-a-dire que tu veux pour l'homme et pour la femme.... --L'egalite. --L'egalite! y songes-tu? les deux etres sont divers. --J'ai dit l'egalite. Je n'ai pas dit l'identite. Il y eut encore une pause, comme une sorte de treve entre ces deux esprits echangeant des eclairs. Cimourdain la rompit. --Et l'enfant! a qui le donnes-tu? --D'abord au pere qui l'engendre, puis a la mere qui l'enfante, puis au maitre qui l'eleve, puis a la cite qui le virilise, puis a la patrie qui est la mere supreme, puis a l'humanite qui est la grande aieule. --Tu ne parles pas de Dieu. --Chacun de ces degres, pere, mere, maitre, cite, patrie, humanite, est un des echelons de l'echelle qui monte a Dieu. Cimourdain se taisait, Gauvain poursuivit: --Quand on est au haut de l'echelle, on est arrive a Dieu. Dieu s'ouvre; on n'a plus qu'a entrer. Cimourdain fit le geste d'un homme qui en rappelle un autre. --Gauvain, reviens sur la terre. Nous voulons realiser le possible. --Commencez par ne pas le rendre impossible. --Le possible se realise toujours. --Pas toujours. Si l'on rudoie l'utopie, on la tue. Rien n'est plus sans defense que l'oeuf. --Il faut pourtant saisir l'utopie, lui imposer le joug du reel, et l'encadrer dans le fait. L'idee abstraite doit se transformer en idee concrete; ce qu'elle perd en beaute, elle le regagne en utilite; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi; et, quand le droit s'est fait loi, il est absolu. C'est la ce que j'appelle le possible. --Le possible est plus que cela. --Ah! te revoila dans le reve. --Le possible est un oiseau mysterieux toujours planant au-dessus de l'homme. --Il faut le prendre. --Vivant. Gauvain continua: --Ma pensee est: Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l'homme reculat, il lui aurait mis un oeil derriere la tete. Regardons toujours du cote de l'aurore, de l'eclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel a l'arbre nouveau. Chaque siecle fera son oeuvre, aujourd'hui civique, demain humaine. Aujourd'hui la question du droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond c'est le meme mot. L'homme ne vit pas pour n'etre point paye; Dieu en donnant la vie contracte une dette; le droit, c'est le salaire inne; le salaire, c'est le droit acquis. Gauvain parlait avec le recueillement d'un prophete. Cimourdain ecoutait. Les roles etaient intervertis, et maintenant il semblait que c'etait l'eleve qui etait le maitre. Cimourdain murmura: --Tu vas vite. --C'est que je suis peut-etre un peu presse, dit Gauvain en souriant. Et il reprit: --O mon maitre, voici la difference entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l'ecole. Vous revez l'homme soldat, je reve l'homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une republique de glaives, je fonde.... Il s'interrompit: --Je fonderais une republique d'esprits. Cimourdain regarda le pave du cachot, et dit: --Et en attendant que veux-tu? --Ce qui est. --Tu absous donc le moment present? --Oui. --Pourquoi? --Parce que c'est une tempete. Une tempete sait toujours ce qu'elle fait. Pour un chene foudroye, que de forets assainies! La civilisation avait une peste, ce grand vent l'en delivre. Il ne choisit pas assez peut-etre. Peut-il faire autrement? Il est charge d'un si rude balayage! Devant l'horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle. Gauvain continua: --D'ailleurs, que m'importe la tempete, si j'ai la boussole, et que me font les evenements, si j'ai ma conscience! Et il ajouta de cette voix basse qui est aussi la voix solennelle: --Il y a quelqu'un qu'il faut toujours laisser faire. --Qui? demanda Cimourdain. Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tete. Cimourdain suivit du regard la direction de ce doigt leve, et, a travers la voute du cachot, il lui sembla voir le ciel etoile. Ils se turent encore. Cimourdain reprit: --Societe plus grande que nature. Je te le dis, ce n'est plus le possible, c'est le reve. --C'est le but. Autrement, a quoi bon la societe? Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaiti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu'un paradis bete. Mais non, point d'enfer. Soyons la societe humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n'ajoutez rien a la nature, pourquoi sortir de la nature? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l'abeille. Restez la bete ouvriere au lieu d'etre l'intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose a la nature, vous serez necessairement plus grand qu'elle; ajouter, c'est augmenter; augmenter, c'est grandir. La societe, c'est la nature sublimee. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilieres, les monuments, les arts, la poesie, les heros, les genies. Porter des fardeaux eternels, ce n'est pas la loi de l'homme. Non, non, non, plus de parias, plus d'esclaves, plus de forcats, plus de damnes! Je veux que chacun des attributs de l'homme soit un symbole de civilisation et un patron de progres; je veux la liberte devant l'esprit, l'egalite devant le coeur, la fraternite devant l'ame. Non! plus de joug! l'homme est fait, non pour trainer des chaines, mais pour ouvrir des ailes. Plus d'homme reptile. Je veux la transfiguration de la larve en lepidoptere; je veux que le ver de terre se change en une fleur vivante, et s'envole. Je veux.... Il s'arreta. Son oeil devint eclatant. Ses levres remuaient. Il cessa de parler. La porte etait restee ouverte. Quelque chose des rumeurs du dehors penetrait dans le cachot. On entendait de vagues clairons, c'etait probablement la diane; puis des crosses de fusil sonnant a terre, c'etaient les sentinelles qu'on relevait; puis, assez pres de la tour, autant qu'on en pouvait juger dans l'obscurite, un mouvement pareil a un remuement de planches et de madriers, avec des bruits sourds et intermittents qui ressemblaient a des coups de marteau. Cimourdain, pale, ecoutait. Gauvain n'entendait pas. Sa reverie etait de plus en plus profonde. Il semblait qu'il ne respirat plus, tant il etait attentif a ce qu'il voyait sous la voute visionnaire de son cerveau. Il avait de doux tressaillements. La clarte d'aurore qu'il avait dans la prunelle grandissait. Un certain temps se passa ainsi. Cimourdain lui demanda: --A quoi penses-tu? --A l'avenir, dit Gauvain. Et il retomba dans sa meditation. Cimourdain se leva du lit de paille ou ils etaient assis tous les deux. Gauvain ne s'en apercut pas. Cimourdain, couvant du regard le jeune homme pensif, recula lentement jusqu'a la porte, et sortit Le cachot se referma. VI. CEPENDANT LE SOLEIL SE LEVE Le jour ne tarda pas a poindre a l'horizon. En meme temps que le jour, une chose etrange, immobile, surprenante, et que les oiseaux du ciel ne connaissaient pas, apparut sur le plateau de la Tourgue au-dessus de la foret de Fougeres. Cela avait ete mis la dans la nuit. C'etait dresse, plutot que bati. De loin sur l'horizon c'etait une silhouette faite de lignes droites et dures ayant l'aspect d'une lettre hebraique ou d'un de ces hieroglyphes d'Egypte qui faisaient partie de l'alphabet de l'antique enigme. Au premier abord, l'idee que cette chose eveillait etait l'idee de l'inutile. Elle etait la parmi les bruyeres en fleur. On se demandait a quoi cela pouvait servir. Puis on sentait venir un frisson. C'etait une sorte de treteau ayant pour pieds quatre poteaux. A un bout du treteau, deux hautes solives, debout et droites, reliees a leur sommet par une traverse, elevaient et tenaient suspendu un triangle qui semblait noir sur l'azur du matin. A l'autre bout du treteau, il y avait une echelle. Entre les deux solives, en bas, au-dessous du triangle, on distinguait une sorte de panneau compose de deux sections mobiles qui, en s'ajustant l'une a l'autre, offraient au regard un trou rond a peu pres de la dimension du cou d'un homme. La section superieure du panneau glissait dans une rainure, de facon a pouvoir se hausser ou s'abaisser. Pour l'instant, les deux croissants qui en se rejoignant formaient le collier etaient ecartes. On apercevait au pied des deux piliers portant le triangle une planche pouvant tourner sur charniere et ayant l'aspect d'une bascule. A cote de cette planche il y avait un panier long, et entre les deux piliers, en avant, et a l'extremite du treteau, un panier carre. C'etait peint en rouge. Tout etait en bois, excepte le triangle qui etait en fer. On sentait que cela avait ete construit par des hommes, tant c'etait laid, mesquin et petit; et cela aurait merite d'etre apporte la par des genies, tant c'etait formidable. Cette batisse difforme, c'etait la guillotine. En face, a quelques pas, dans le ravin, il y avait un autre monstre, la Tourgue. Un monstre de pierre faisant pendant au monstre de bois. Et, disons-le, quand l'homme a touche au bois et a la pierre, le bois et la pierre ne sont plus ni bois ni pierre, et prennent quelque chose de l'homme. Un edifice est un dogme, une machine est une idee. La Tourgue etait cette resultante fatale du passe qui s'appelait la Bastille a Paris, la Tour de Londres en Angleterre, le Spielberg en Allemagne, l'Escurial en Espagne, le Kremlin a Moscou, le chateau Saint-Ange a Rome. Dans la Tourgue etaient condenses quinze cents ans, le moyen age, le vasselage, la glebe, la feodalite; dans la guillotine une annee, 93; et ces douze mois faisaient contre-poids a ces quinze siecles. La Tourgue, c'etait la monarchie; la guillotine, c'etait la revolution. Confrontation tragique. D'un cote, la dette; de l'autre, l'echeance. D'un cote, l'inextricable complication gothique, le serf, le seigneur, l'esclave, le maitre, la roture, la noblesse, le code multiple ramifie en coutumes, le juge et le pretre coalises, les ligatures innombrables, le fisc, les gabelles, la mainmorte, les capitations, les exceptions, les prerogatives, les prejuges, les fanatismes, le privilege royal de banqueroute, le sceptre, le trone, le bon plaisir, le droit divin; de l'autre, cette chose simple, un couperet. D'un cote, le noeud; de l'autre, la hache. La Tourgue avait ete longtemps seule dans ce desert. Elle etait la avec ses machicoulis d'ou avaient ruissele l'huile bouillante, la poix enflammee et le plomb fondu, avec ses oubliettes pavees d'ossements, avec sa chambre aux ecartelements, avec la tragedie enorme dont elle etait remplie; elle avait domine de sa figure funeste cette foret, elle avait eu dans cette ombre quinze siecles de tranquillite farouche, elle avait ete dans ce pays l'unique puissance, l'unique respect et l'unique effroi; elle avait regne; elle avait ete, sans partage, la barbarie; et tout a coup elle voyait se dresser devant elle et contre elle, quelque chose,--plus que quelque chose,--quelqu'un d'aussi horrible qu'elle, la guillotine. La pierre semble quelquefois avoir des yeux etranges. Une statue observe, une tour guette, une facade d'edifice contemple. La Tourgue avait l'air d'examiner la guillotine. Elle avait l'air de s'interroger. Qu'etait-ce que cela? Il semblait que cela etait sorti de terre. Et cela en etait sorti en effet. Dans la terre fatale avait germe l'arbre sinistre. De cette terre, arrosee de tant de sueurs, de tant de sang, de cette terre ou avaient ete creusees tant de fosses, tant de tombes, tant de cavernes, tant d'embuches, de cette terre ou avaient pourri toutes les especes de morts faits par toutes les especes de tyrannies, de cette terre superposee a tant d'abimes, et ou avaient ete enfouis tant de forfaits, semences affreuses, de cette terre profonde, etait sortie, au jour marque, cette inconnue, cette vengeresse, cette feroce machine porte-glaive,et 93 avait dit au vieux monde:--Me voila. Et la guillotine avait le droit de dire au donjon:--Je suis ta fille. Et en meme temps le donjon, car ces choses fatales vivent d'une vie obscure, se sentait tue par elle. La Tourgue, devant la redoutable apparition, avait on ne sait quoi d'effare. On eut dit qu'elle avait peur. La monstrueuse masse de granit etait majestueuse et infame, cette planche avec son triangle etait pire. La toute-puissante dechue avait l'horreur de la toute-puissante nouvelle. L'histoire criminelle considerait l'histoire justiciere. La violence d'autrefois se comparait a la violence d'a-present; l'antique forteresse, l'antique prison, l'antique seigneurie, ou avaient hurle les patients demembres, la construction de guerre et de meurtre, hors de service et hors de combat, violee, demantelee, decouronnee, tas de pierres valant un tas de cendres, hideuse, magnifique et morte, toute pleine du vertige des siecles effrayants, regardait passer la terrible heure vivante. Hier fremissait devant Aujourd'hui, la vieille ferocite constatait et subissait la nouvelle epouvante, ce qui n'etait plus que le neant ouvrait des yeux d'ombre devant ce qui etait la terreur, et le fantome regardait le spectre. La nature est impitoyable; elle ne consent pas a retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et ses rayons devant l'abomination humaine; elle accable l'homme du contraste de la beaute divine avec la laideur sociale; elle ne lui fait grace ni d'une aile de papillon ni d'un chant d'oiseau; il faut qu'en plein meurtre, en pleine vengeance, en pleine barbarie, il subisse le regard des choses sacrees; il ne peut se soustraire a l'immense reproche de la douceur universelle et a l'implacable serenite de l'azur. Il faut que la difformite des lois humaines se montre toute nue au milieu de l'eblouissement eternel. L'homme brise et broie, l'homme sterilise, l'homme tue; l'ete reste l'ete, le lys reste le lys, l'astre reste l'astre. Ce matin-la, jamais le ciel frais du jour levant n'avait ete plus charmant. Un vent tiede remuait les bruyeres, les vapeurs rampaient mollement dans les branchages, la foret de Fougeres, toute penetree de l'haleine qui sort des sources, fumait dans l'aube comme une vaste cassolette pleine d'encens; le bleu du firmament, la blancheur des nuees, la claire transparence des eaux, la verdure, cette gamme harmonieuse qui va de l'aigue-marine a l'emeraude, les groupes d'arbres fraternels, les nappes d'herbes, les plaines profondes, tout avait cette purete qui est l'eternel conseil de la nature a l'homme. Au milieu de tout cela s'etalait l'affreuse impudeur humaine; au milieu de tout cela apparaissaient la forteresse et l'echafaud, la guerre et le supplice, les deux figures de l'age sanguinaire et de la minute sanglante; la chouette de la nuit du passe et la chauve-souris du crepuscule de l'avenir. En presence de la creation fleurie, embaumee, aimante et charmante, le ciel splendide inondait d'aurore la Tourgue et la guillotine, et semblait dire aux hommes: Regardez ce que je fais et ce que vous faites. Tels sont les formidables usages que le soleil fait de sa lumiere. Ce spectacle avait des spectateurs. Les quatre mille hommes de la petite armee expeditionnaire etaient ranges en ordre de combat sur le plateau. Ils entouraient la guillotine de trois cotes, de facon a tracer autour d'elle, en plan geometral, la figure d'un E; la batterie placee au centre de la plus grande ligne faisait le cran de l'E. La machine rouge etait comme enfermee dans ces trois fronts de bataille, sorte de muraille de soldats repliee des deux cotes jusqu'aux bords de l'escarpement du plateau; le quatrieme cote, le cote ouvert, etait le ravin meme, et regardait la Tourgue. Cela faisait une place en carre long, au milieu de laquelle etait l'echafaud. A mesure que le jour montait, l'ombre portee de la guillotine decroissait sur l'herbe. Les artilleurs etaient a leurs pieces, meches allumees. Une douce fumee bleue s'elevait du ravin; c'etait l'incendie du pont qui achevait d'expirer. Cette fumee estompait sans la voiler la Tourgue dont la haute plate-forme dominait tout l'horizon. Entre cette plate-forme et la guillotine il n'y avait que l'intervalle du ravin. De l'une a l'autre on pouvait se parler. Sur cette plate-forme avaient ete transportees la table du tribunal et la chaise ombragee de drapeaux tricolores. Le jour se levait derriere la Tourgue et faisait saillir en noir la masse de la forteresse et, a son sommet, sur la chaise du tribunal et sous le faisceau de drapeaux, la figure d'un homme assis, immobile et les bras croises. Cet homme etait Cimourdain. Il avait, comme la veille, son costume de delegue civil, sur la tete le chapeau a panache tricolore, le sabre au cote et les pistolets a la ceinture. Il se taisait. Tous se taisaient. Les soldats avaient le fusil au pied et baissaient les yeux. Ils se touchaient du coude, mais ne se parlaient pas. Ils songeaient confusement a cette guerre, a tant de combats, aux fusillades des haies si vaillamment affrontees, aux citadelles prises, aux batailles gagnees, aux victoires, et il leur semblait maintenant que toute cette gloire leur tournait en honte. Une sombre attente serrait toutes les poitrines. On voyait sur l'estrade de la guillotine le bourreau qui allait et venait. La clarte grandissante du matin emplissait majestueusement le ciel. Soudain on entendit ce bruit voile que font les tambours couverts d'un crepe. Ce roulement funebre approcha; les rangs s'ouvrirent, et un cortege entra dans le carre, et se dirigea vers l'echafaud. D'abord, les tambours noirs, puis une compagnie de grenadiers, l'arme basse, puis un peloton de gendarmes, le sabre nu, puis le condamne,--Gauvain. Gauvain marchait librement. Il n'avait de cordes ni aux pieds ni aux mains. Il etait en petit uniforme; il avait son epee. Derriere lui venait un autre peloton de gendarmes. Gauvain avait encore sur le visage cette joie pensive qui l'avait illumine au moment ou il avait dit a Cimourdain: Je pense a l'avenir. Rien n'etait ineffable et sublime comme ce sourire continue. En arrivant sur le lieu triste, son premier regard fut pour le haut de la tour. Il dedaigna la guillotine. Il savait que Cimourdain se ferait un devoir d'assister a l'execution. Il le chercha des yeux sur la plate-forme. Il l'y trouva. Cimourdain etait bleme et froid. Ceux qui etaient pres de lui n'entendaient pas son souffle. Quand il apercut Gauvain, il n'eut pas un tressaillement. Gauvain cependant s'avancait vers l'echafaud. Tout en marchant, il regardait Cimourdain et Cimourdain le regardait. Il semblait que Cimourdain s'appuyat sur ce regard. Gauvain arriva au pied de l'echafaud. Il y monta. L'officier qui commandait les grenadiers l'y suivit. Il defit son epee et la remit a l'officier; il ota sa cravate et la remit au bourreau. Il ressemblait a une vision. Jamais il n'avait apparu plus beau. Sa chevelure brune flottait au vent; on ne coupait pas les cheveux alors. Son cou blanc faisait songer a une femme, et son oeil heroique et souverain faisait songer a un archange. Il etait sur l'echafaud, reveur. Ce lieu-la aussi est un sommet. Gauvain y etait debout, superbe et tranquille. Le soleil, l'enveloppant, le mettait comme dans une gloire. Il fallait pourtant lier le patient. Le bourreau vint, une corde a la main. En ce moment-la, quand ils virent leur jeune capitaine si decidement engage sous le couteau, les soldats n'y tinrent plus; le coeur de ces gens de guerre eclata. On entendit cette chose enorme, le sanglot d'une armee. Une clameur s'eleva. Grace! grace! Quelques-uns tomberent a genoux; d'autres jetaient leurs fusils et levaient les bras vers la plate-forme ou etait Cimourdain. Un grenadier cria en montrant la guillotine: --Recoit-on des remplacants pour ca? Me voici.--Tous repetaient frenetiquement: Grace! grace! et des lions qui auraient entendu cela eussent ete emus ou effrayes, car les larmes des soldats sont terribles. Le bourreau s'arreta, ne sachant plus que faire. Alors une voix breve et basse, et que tous pourtant entendirent, tant elle etait sinistre, cria du haut de la tour: --Force a la loi! On reconnut l'accent inexorable. Cimourdain avait parle. L'armee frissonna. Le bourreau n'hesita plus. Il s'approcha tenant sa corde. --Attendez, dit Gauvain. Il se tourna vers Cimourdain, lui fit, de sa main droite encore libre, un geste d'adieu, puis se laissa lier. Quand il fut lie, il dit au bourreau: --Pardon. Un moment encore. Et il cria: --Vive la Republique! On le coucha sur la bascule. Cette tete charmante et fiere s'emboita dans l'infame collier. Le bourreau lui releva doucement les cheveux, puis pressa le ressort; le triangle se detacha et glissa lentement d'abord, puis rapidement; on entendit un coup hideux... Au meme instant on en entendit un autre. Au coup de hache repondit un coup de pistolet. Cimourdain venait de saisir un des pistolets qu'il avait a sa ceinture, et, au moment ou la tete de Gauvain roulait dans le panier, Cimourdain se traversait le coeur d'une balle. Un flot de sang lui sortit de la bouche, il tomba mort. Et ces deux ames, soeurs tragiques, s'envolerent ensemble, l'ombre de l'une melee a la lumiere de l'autre. End of the Project Gutenberg EBook of Quatrevingt-Treize, by Victor Hugo *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK QUATREVINGT-TREIZE *** This file should be named 7quat10.txt or 7quat10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7quat11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7quat10a.txt Produced by Stan Goodman, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. 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If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! 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